Michaël Perruchoud

Transcription

Michaël Perruchoud
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INÉDIT
LE COURRIER
LUNDI 27 JANVIER 2014
LITTÉRATURE SUISSE
La Guérite
MICHAËL PERRUCHOUD
’autre Frimeur fait claquer ses talons, faut le voir, il bombe le torse comme
personne, il attire les regards et il en est fier; pourtant on ne connaît pas mille
façons de se tenir droit: position des pieds, ligne des épaules, port du menton,
et si l’on ne souffre pas d’une scoliose, d’une fracture mal soignée ou qu’on n’a
pas grandi de guingois dans une chambre trop basse, on se tient droit, bien droit,
comme il se doit sous les drapeaux, mais lui, même ma mère l’avait dit, lui, il présente
bien, l’air de dire, il présente mieux que les autres et toi, mon fils, tu auras toujours
quelque chose de débraillé. Je charrie encore des airs de garnement aux yeux de ma
mère, j’ai beau m’être amendé mille fois, ramener bien sagement ma solde à la maison
et lui avoir offert une petite-fille, elle me regarde comme si j’étais un cancre incorrigible.
Mes efforts ne servent à rien, les efforts, la belle affaire, j’en ai fait, depuis qu’on m’a viré
de l’école, des efforts! Ses yeux brillants, tous ces regrets qui lui vieillissent le visage… Elle
n’est jamais bien loin des larmes quand elle me regarde, ma mère; trop souvent déçue,
mais trop faible pour ne pas être attendrie, après tout ce que tu nous as fait voir; je n’en
finirai jamais de remonter la pente sans lui faire oublier tout ce que je leur ai fait voir. Faut
croire qu’elle aime ça, me regarder avec son beau visage triste, faut croire qu’elle y
trouve son compte quand elle me réprimande gentiment, exactement comme elle
savait faire entre deux torgnoles de mon père, parce que mon père, il ne me mettait pas
des moitiés de baffe, il avait l’air, comme ça, serein, tranquille, mais quand je cherchais,
paf, je ramassais. Et c’est ma mère qui pleurait pour moi. Les mères adorent souffrir
pour leur progéniture, comme des lointaines répliques de l’accouchement, cette heure
glorieuse de leur vie qui fait de nous à jamais des agités insignifiants.
Fait chaud. Faut pourtant rester la peau lisse et sèche. Ne pas boire, sinon la
sueur couvre tout, surtout durant le tour de midi. Et puis bien penser à pisser deux
heures avant en se secouant jusqu’à la dernière goutte, dit Piotr. Piotr, il sera en
permission dans trois minutes, une fois que l’autre Frimeur aura assez fait durer son bon
plaisir. Il se pavane sous le soleil, tu penses, pourtant, ce n’est pas foule à cette heure, mais
il y a deux nymphettes dans le public qui gloussent en le regardant, pas même belles,
adolescentes boutonneuses, mal maquillées, mais le cul joliment moulé dans leurs
shorts, tu palperais sans te faire prier, alors il pose bien droit sous ses galons, faut pas
croire, c’est facile pour lui, il arrive droit de la salle de repos, il ne risque pas de se claquer
un muscle, immobile trois minutes et c’est réglé; il peut retourner s’asseoir, reprendre
sa belle vie de galonné, jouer aux cartes avec les gros lards de l’état-major, poker, mais
pas les mêmes sommes que nous, je serais en caleçon avant le premier tour de cartes si
je me pointais à leur table. Comme s’ils acceptaient les sous-fifres... Faut les
comprendre; à quoi serviraient les privilèges si on en laissait profiter les autres?
Bon, qu’il se tire, il ne va pas les embrasser les gamines, il ne va pas les besogner
au grand jour. Il ne peut pas. Pas le droit. Pas le droit de faire un mouvement vers elles,
malgré ses privilèges. Alors qu’il se tire, qu’on puisse se poster devant les guérites et que
Piotr rentre chez lui s’occuper de sa copine, toute jeune, plus jeune que lui, tout en
rousseur et en fesses; je n’arrive pas à lui penser la gueule, mais la texture de peau et les
fesses, j’imagine bien, elle doit gémir avec des riens de pudeur qu’elle oublie quand on
l’allonge. Un veinard, ce Piotr. C’est tout neuf, leur histoire, alors forcément, son sexe est
encore un peu comme un sceptre, elle le lui cajole. Attention, je lui ai dit, plus elle t’aura
apprivoisé, plus tu seras un corps étranger, quand elle te connaîtra mieux, elle
deviendra méfiante, faut pas croire, c’est à l’inconnu qu’elles donnent tout, les femmes,
au loup qui sort du bois, au beau mâle indomptable; mais après la grande ivresse,
l’amour, ça devient vite procédures et compagnie, tu reproduis toujours les mêmes
gestes, les mêmes positions, tu sais ce qu’il faut faire et comment montent les soupirs,
ça paraît confortable mais c’est la mort, c’est mou, tout mou, mou de partout, ça
impose des préférences, des circonstances, des interdits; et tu découvres que le corps de
L
biblio
bio
APD
Le Garçon qui ne voulait pas sortir du bain
Ed. Faim de siècle/Cousu Mouche, 2013.
Les Six rendez-vous d’Owen Saïd Markko
Ed. Faim de siècle/Cousu Mouche, 2008.
Bartali sans ses clopes
Ed. L’Age d’Homme, 2008.
La Pute et l’insomniaque
Ed. L’Age d’Homme, 2007.
Passagère
Ed. L’Age d’Homme, 2004.
Le Martyre du Pape Kevin
Ed. Faim de siècle/Cousu Mouche, 2004.
Poil au temps
Ed. L’Age d’Homme, 2002.
Non-lieu
Ed. Faim de siècle, 2000.
Crécelle et ses brigands
Ed. Faim de siècle, 1998.
photo CHARLY RAPPO
Né en 1974 à Genève, Michaël Perruchoud est
romancier, chansonnier, cofondateur du site
littéraire www.cousumouche.com, qui publie
en libre accès depuis 2002 des nouvelles,
feuilletons, chroniques, pièces de théâtre et
BD (Perruchoud signe notamment les
scénarios de Bébert au bistro, strips de son
ami québécois Sébastien G. Couture). Le site
s’est associé avec l’éditeur fribourgeois Faim
de siècle et publie à l’enseigne Faim de
siècle/Cousu Mouche de nombreux auteurs de
Suisse romande.
En tant qu’auteur, Michaël Perruchoud est
actif dans les genres du roman, du théâtre et
de la chanson. Il chante ainsi au sein du Duo
d’eXtrêmes Suisses, dont les textes satiriques
dénoncent avec humour la xénophobie, la
haine raciale et le dénigrement des plus
défavorisés. Il est également le chanteur du
groupe Ostap Bender, dont il signe les textes
et la plupart des musiques – le deuxième
album du groupe sortira ce printemps.
«Si ses romans surprennent par leur diversité
– de ton, d’univers –, tous sont marqués par
une plume libre et gourmande, tantôt lyrique
tantôt caustique, où l’humour alterne avec de
belles envolées poétiques», écrivions-nous sur
Culturactif.ch.
Nous publions ici le début de La Guérite,
nouveau roman à paraître fin 2014. D’ici là,
Michaël Perruchoud publiera ce printemps un
premier recueil de poèmes chez L’Age
d’Homme, Monde décomposé refuse qu’on
dépoussière.
ta femme est codé et que la baise ressemble au permis de conduire avec les priorités, les
sens interdits et les excès de vitesse.
Qu’il profite du bon temps, Piotr, qu’il profite des petits cris de bienvenue tant
qu’il est temps. Il ne croit pas à mon tableau, c’est normal, les cris de bienvenue, c’est de
l’ivresse, tu perds un peu la tête, tu te dis que c’est ton assurance d’être aimé, que tu la
tiens, qu’elle ne te quittera jamais tant que tu la mettras dans cet état; mais ce n’est pas
toi qui la mets dans cet état, c’est elle qui décide que tu la mets dans cet état; et elle en
ressort vite fait, et alors tu découvres dans ses yeux que t’es mal fringué et que tu pues
la bière. Au début, tu n’as pas de forme figée, tu es comme évanescent, un flou
artistique, pas un homme normal, quotidien, non, un être vaguement supérieur avec
amour marqué dessus, ce n’est qu’après qu’elle te découvre une apparence et des
odeurs, et ça, c’est jamais en ta faveur.
Je sais bien que Piotr ne peut pas comprendre, que tu ne veux rien savoir quand
t’es au plumard aussi souvent que t’en as envie. Tu profites et c’est tout, qu’est-ce que
tu veux de plus, c’est la vie qui dit carré d’as! Carré d’as. Je n’ai toujours pas répondu à
Nicolaï. Manque de pognon. C’est difficile à expliquer aux copains, le manque de
pognon. Et pire encore quand ils jouent au poker. Je déteste les entendre jouer sans
moi. Je ne dors pas, j’imagine les donnes. Quand je ne joue pas, je gagne toujours.
Toujours. Il n’a pas encore assez traîné, l’autre Frimeur? Les filles ne le regardent même
plus, ça devrait le décider, allez, grouille-toi, je sens déjà la sueur qui se forme; plein
soleil, belle journée dirait Lynna. Oui, mon amour, belle journée de perdue.
Il claque des talons. Enfin. Il a claqué des talons. Piotr et Vova s’en vont à sa suite,
les épaules bien hautes, à bientôt les gars. Piotr va baiser sans discontinuer pendant
trois jours. Vova reste ici, je crois, mais je m’en fous un peu; Vova ne joue pas au poker,
Vova a des idées dont il ne discute pas, Vova a de l’alcool plein son armoire qu’il ne
partage pas, surtout avec ceux qui n’ont rien à partager, les traîne-misère comme moi,
les pas drôles affublés d’une famille qui ont tout le temps l’œil à leur budget… Bon, faut
reconnaître qu’il est réglo, pas de risques durant les tours de garde, pas comme avec
Samuel; je me retrouve trop souvent avec Samuel. Mal à l’aise. On ne compte pas pareil.
Non. Je rectifie. Je compte juste. C’est lui qui ne compte pas pareil. Trois et quatre, je
recule, coin de l’œil, ça y est, il est en retard, pas beaucoup, à peine un soupir, mais les
soupirs font taches sur la photo et plus tard, avec les cars de touristes, il y en aura des
photos, faudra mieux se synchroniser; suffirait qu’il y ait dans la foule la femme d’un haut
fonctionnaire qui s’ennuie au bureau, et bonjour le pataquès. Je n’ai plus l’âge de me faire
engueuler parce que je ne recule pas en rythme. Reculer. Je déteste ces quatre pas en
arrière jusqu’à la guérite, je les trouve humiliants. Les soldats qui pensent à reculer, ça
fait les armées qui capitulent.
Soldat, moi? Faut pas se raconter d’histoires, soldat d’opérette, pour la parade, la
tapisserie, soldat pour les touristes. Mon boulot ne serait pas plus prestigieux que la
fanfare ou les majorettes, s’il n’y avait pas l’uniforme. Ah, l’uniforme! Faut voir les gens
comme ça leur parle. Mon père était fier lorsqu’ils sont venus me voir, et ma mère m’a
trouvé beau, c’est bien la première fois de ma vie que je lui ai fait plaisir, parce que
même le jour où je lui ai présenté Lynna... Du pâté. Tout à l’heure, je ne me rappelais plus.
J’ai raccroché et je ne me souvenais plus. Qu’est que ce que j’ai pu oublier? Il y avait
quatre trucs sur sa liste. J’aurais quand même dû noter. Bon, du pâté, c’est sûr... Du
pâté, des choux, du pâté, des choux, on va tout droit vers un banquet princier. Du pâté,
des choux. Ma mère disait: tu ne vas pas épouser cette greluche, elle ne sait même pas
cuisiner. Et je pensais bien haut que le plus important, c’était comme elle me regardait,
comme elle posait la paume de sa main sur mon ventre avec l’air de ressentir le dessin
de mes muscles tout au fond d’elle, mais maintenant, la cuisine, je comprends mieux,
on ne peut pas savoir à l’avance, les mères devraient être plus explicites, mais elles
disent juste: elle ne sait même pas cuisiner, cette greluche! Alors tu l’épouses, la
greluche, parce que ça fait marâtre jalouse, les remarques de ta mère, et que tu sais ce
qui est bon pour toi; des choux, du pâté, du miel et… C’est idiot, il y en avait quatre. Bien
sûr, je suis encore capable de retenir une liste de quatre mots sans l’écrire, chérie, non
pas besoin que tu répètes, non, je te dis, occupe-toi de remplir le cahier de coloriages
avec Rosa, couve-la comme il se doit et considère-moi comme un homme, merde! Je n’ai
pas encore de ventre et je bande droit, qu’est-ce qu’il te faut de plus? C’est ça, moi aussi,
je t’embrasse. Du pâté, des choux, du miel… Inutile. Ça me reviendra plus tard.
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Cette rubrique a été lancée dans le cadre de la Commission
consultative de mise en valeur du livre à Genève. Avec le soutien
de l’Association [chlitterature.ch], de la Fondation Pittard
de l’Andelyn, de la Ville de Genève (département de la Culture)
et de la République et canton de Genève.