La théorie des cuillères

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La théorie des cuillères
La théorie des cuillères
Texte original : The Spoon Theory by CHRISTINE MISERANDINO :
www.butyoudontlooksick.com/the_spoon_theory
Par Christine Miserandino
(traduction & résumé Marie-Louise Hagen-Perrenoud)
La théorie des cuillères résume bien ce qu'on ressent quand on est atteint d'une
maladie chronique invalidante et invisible, comme le lupus.
Ceci est un résumé. Vous trouverez le texte original en anglais sur :
Butyoudontlooksick.com
Je partageais un plat de frites avec ma meilleure amie à la cafétéria du collège.
Comme n’importe quelle fille de notre âge, nous passions beaucoup de temps à
parler de musique, de garçons, enfin… de n’importe quoi. Nous ne parlions jamais
sérieusement et nous nous amusions beaucoup.
Alors que j’allais prendre mes médicaments, mon amie me regarda d’une drôle de
façon et à brûle-pourpoint me demanda, comment c’était de vivre avec le lupus.
J'étais perplexe, pas seulement parce qu’elle me posait cette question par
surprise, mais aussi parce que je croyais qu’elle savait tout sur le lupus. Elle
m’avait accompagnée chez les médecins, m’avait vue marcher avec une canne,
m’évanouir dans la cuisine, pleurer de douleur… Qu’y avait-il de plus à savoir ?
Je lui parlai des pilules, de la faiblesse… Mais elle insista, insatisfaite de mes
réponses. J’étais un peu surprise, puisque, étant ma « coloc » au collège et mon
amie depuis des années, elle connaissait bien la définition médicale du lupus.
Je vis alors ce regard que tout malade connaît bien : le visage de la curiosité
envers quelque chose qu’aucune personne en bonne santé ne peut vraiment
comprendre.
Elle me demanda comment c’était, non pas physiquement, mais d’être moi, d’être
malade.
J’essayai de trouver les bons mots. Comment répondre à une question à laquelle
je ne fus jamais capable de répondre pour moi-même ? Comment expliquer
clairement les différentes émotions d'une personne malade ?
J’aurais pu laisser tomber, faire une blague comme d’habitude et changer de sujet,
mais je me souviens avoir pensé : Si je n’essaie pas de lui expliquer, comment
puis-je espérer qu’elle comprenne ? Si je ne peux expliquer ça à ma meilleure
amie, comment pourrais-je expliquer mon monde à quiconque ? Je devais au
moins essayer.
Je ramassai rapidement toutes les cuillères sur notre table puis sur plusieurs
autres également ! Je la regardai dans les yeux et lui dis : « Voilà, tu as le lupus ! »
Elle me regarda, légèrement confuse, comme n’importe qui le serait en se faisant
remettre un bouquet de cuillères. Les cuillères de métal froid cliquetèrent dans
mes mains quand je les regroupai et les mis dans les siennes.
La théorie des cuillères était née.
Je lui expliquai la différence entre être malade et être en bonne santé. Être
malade, c’est avoir à faire des choix et devoir porter une attention minutieuse à
une multitude de choses. Les gens en bonne santé ont le luxe d’une vie sans choix
imposés ; un cadeau que la plupart des gens prennent pour acquis, tellement
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évident que cela ne les effleure même pas.
La plupart des gens, surtout les jeunes, commencent leur journée avec une
quantité illimitée de possibilités et de l’énergie pour faire tout ce qu’ils désirent.
Pour la plupart, ils n’ont pas à s’inquiéter des effets de leurs actions.
Pour m’expliquer, j'utilisai donc ces cuillères. Je voulais quelque chose qu’elle
pourrait physiquement tenir entre ses mains et que je pourrais alors lui retirer,
puisque les gens qui sont malades sentent une « perte » de la vie qu’ils ont
connue auparavant. Si j'avais le contrôle des cuillères, alors elle pourrait connaître
ce que c’est que d’avoir un lupus.
Elle ne comprit pas ce que je faisais, mais imaginant que je faisais une blague
comme c’est mon habitude quand on aborde un sujet délicat et toujours partante
pour une partie de plaisir, elle prit les cuillères. Elle ne pouvait pas se douter à quel
point je deviendrais sérieuse…
Je lui dis de compter ses cuillères. Elle me demanda pourquoi et je lui expliquai :
« Quand tu es en bonne santé, tu as un stock illimité de cuillères. Mais quand tu
dois planifier ta journée, tu dois savoir exactement combien tu en as en stock. Ça
ne garantit pas que tu n’en perdes pas en cours de route, mais au moins, ça t’aide
à connaître ton point de départ. » Elle compta douze cuillères. Elle rit et dit qu’elle
en voulait plus. Je refusai. Je sus tout de suite que ce petit jeu fonctionnerait
quand je vis son air déçu, alors que nous n'avions même pas commencé. Moi, je
désire plus de cuillères depuis des années, sans jamais trouver le moyen
d’augmenter ma réserve; alors, pourquoi en aurait-elle plus ?
Je lui dis aussi qu’elle devait toujours être attentive au nombre de cuillères qu’elle
avait et de ne surtout pas en laisser s’échapper une, parce qu’elle ne devait jamais
oublier qu’elle avait le lupus.
Je lui demandai de lister les tâches de sa journée, incluant les plus simples.
Comme elle jacassait à propos de tâches quotidiennes ou de trucs amusants à
faire, je la rendis attentive au fait que chaque action lui coûterait une cuillère.
Quand elle sauta sur « se préparer pour aller travailler », comme première tâche
du matin, je lui coupai la parole et je lui pris une cuillère. Je lui sautai pratiquement
à la gorge: « Non ! Tu ne peux pas simplement te lever ! Tu dois difficilement ouvrir
tes yeux, et alors réaliser que tu es en retard. Tu as mal dormi cette nuit. Tu sors
péniblement du lit et tu dois te préparer quelque chose à manger avant de faire
quoi que ce soit d’autre, parce que si tu ne le fais pas, tu ne peux pas prendre tes
médicaments, et si tu ne prends pas tes médicaments, tu perds toutes tes
cuillères, non seulement pour aujourd’hui mais aussi pour demain. » Je lui pris
encore une cuillère et elle réalisa qu’elle n’avait même pas encore pu s’habiller.
Prendre sa douche lui coûta une autre cuillère, juste pour pouvoir se laver les
cheveux et s'épiler. Lever les bras si haut et se pencher, juste après le lever,
pourraient en fait coûter plus d’une cuillère, mais je me dis que c’était assez ; je ne
voulais pas l’épouvanter si vite.
S’habiller coûta une autre cuillère. Je l'arrêtai et je décomposai chaque tâche pour
lui montrer comment chaque détail nécessite réflexion. Je dois penser aux
vêtements que je peux physiquement porter : si mes mains me font mal ce jour-là,
les boutons sont hors de question ; à cause des variations de température, je dois
presque toujours porter une camisole et une veste, etc.
Si je suis très blême, j’ai besoin de plus de temps pour être présentable… Et alors,
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je dois prendre en compte cinq minutes de déprime, parce que je me sens mal, car
tout cela m’a pris deux heures.
Je pense qu’elle commença à comprendre quand elle réalisa qu’elle n’était —
théoriquement — même pas encore allée travailler et qu’il ne lui restait que six
cuillères !
Je lui expliquai qu’elle devait choisir judicieusement ses activités pour le reste de
sa journée, parce qu’une fois toutes les cuillères parties, elles sont parties pour de
bon. « Parfois, tu peux emprunter sur les cuillères du lendemain, mais pense alors
à la difficulté de traverser le jour suivant sans ces cuillères ! ».
Je dus aussi lui expliquer qu’une personne malade doit toujours vivre avec la
menace que le lendemain pourrait être la journée où un rhume, une infection ou
tout autre danger arrive. Alors, vous ne voulez pas avoir un niveau trop bas de
cuillères, puisque vous ne pouvez jamais savoir quand vous en aurez vraiment
besoin. Je ne voulais pas la déprimer, mais je voulais être réaliste, et
malheureusement, être prête pour le pire fait partie de mon quotidien.
Nous continuâmes la journée, et elle apprit que sauter le déjeuner lui coûterait une
cuillère, tout autant que de se tenir debout dans le métro, ou même d'être trop
longtemps devant l'ordinateur. Elle fut forcée à faire des choix et à penser
différemment. Par exemple, elle dut choisir de ne pas faire de courses, pour
pouvoir dîner ce soir-là.
Si elle cuisinait, elle n’aurait plus assez d’énergie pour laver la vaisselle. Si elle
sortait pour dîner au resto ou chez une amie, elle risquait d’être trop fatiguée pour
conduire sans danger jusqu’à la maison ensuite. J’expliquai également, sans
l’ajouter dans le petit jeu, qu'une nausée l'empêcherait éventuellement de cuisiner.
Alors elle décida de faire une soupe : c’est facile.
Je dis alors: « Il est seulement 19 heures, tu as le reste de la soirée, mais il ne te
reste qu'une seule cuillère. Alors, tu peux peut-être faire quelque chose d’amusant
ou nettoyer l’appartement, ou bien d’autres tâches, mais tu ne peux pas tout
faire. »
Je la vois rarement émotive, alors quand je la vis bouleversée, je sus que, peutêtre, j’avais réussi à lui faire comprendre ce que c’était que d’être malade. Je ne
voulais pas lui faire de peine, mais en même temps j’étais heureuse de penser
qu’enfin quelqu’un me comprenait probablement un peu.
Elle avait les larmes aux yeux et me demanda doucement: « Christine, comment
fais-tu ? Fais-tu vraiment cela tous les jours ? » J’expliquai que certains jours sont
pires que d’autres, certains jours j’ai plus de cuillères que d’autres. Mais je ne peux
jamais faire partir la maladie et je ne peux pas l'oublier, je dois toujours y penser.
Je lui donnai une cuillère que je gardais en réserve. Je lui dis simplement: « J’ai
appris à vivre ma vie avec une cuillère de réserve, je dois toujours être
prévoyante ».
C’est dur… La chose la plus dure que j’eus à faire est d’apprendre à ralentir et ne
pas tout faire. Je me bats contre cela chaque jour. Je déteste me sentir mise de
côté, devoir choisir de rester à la maison ou de ne pas faire ce que je veux.
Je voulais qu’elle sente cette frustration. Je voulais qu’elle comprenne que tout ce
que tous les autres font est si facile, mais pour moi, ce sont des centaines de
petites tâches en une. Je dois penser à la météo, à ma réserve d’énergie ce jour-là
et à mes plans pour toute la journée avant de faire quoi que ce soit.
Alors que les autres peuvent simplement agir, moi, je dois attaquer et planifier
comme si c’était la stratégie de toute une guerre.
C’est cette façon de vivre qui fait la différence entre être malade et être en bonne
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santé. Quand on est en bonne santé, on ne doit pas tout planifier. Cette liberté me
manque ! Ne jamais avoir à compter mes cuillères me manque !
Nous étions émues et je sentis qu’elle était triste. Peut-être avait-elle finalement
compris. Peut-être aussi avait-elle réalisé qu’elle ne pourrait jamais ni vraiment ni
honnêtement dire qu’elle comprenait. Mais au moins désormais, elle ne se fâchera
plus quand je n’irai pas au resto avec elle certains soirs, ou quand je n’arriverai
pas à me rendre chez elle et qu’elle devra se rendre chez moi.
En quittant la cafétéria, je la pris dans mes bras et je lui dis: « Ne t’inquiète pas, je
le vois comme une bénédiction. Je suis obligée de bien réfléchir à ce que je fais.
Sais-tu combien de cuillères les gens gaspillent chaque jour ? Moi, je ne peux pas
gaspiller les miennes et j’ai pourtant choisi de passer du temps avec toi. »
Depuis cette soirée, j’utilise souvent la théorie des cuillères pour expliquer ma vie.
En fait, ma famille et mes amis se réfèrent aux cuillères tout le temps. C’est
devenu un code pour ce que je peux ou ne peux pas faire.
Lorsque les gens comprennent la théorie des cuillères, non seulement ils réalisent
ce que je vis au quotidien, mais ils vivent également leur vie différemment. Je
pense que la théorie des cuillères n’est pas seulement utile pour comprendre le
lupus, mais pour n’importe qui vivant avec un handicap ou une maladie chronique.
Je donne une partie de moi, dans tous les sens du mot, quand je fais quoi que ce
soit. C’est devenu une blague entre moi et mon entourage. Je leur dis qu’ils
devraient être flattés quand je passe du temps avec eux, puisqu’ils ont reçu une de
mes cuillères.
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