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LA CONJURATION
DU TERTIAIRE
Une lecture de
Philippe Muray
FRANÇOIS-EMMANUËL BOUCHER
La conjuration du Tertiaire
Une lecture de Philippe Muray
Collection dirigée par François-Emmanuël Boucher
et Maxime Prévost
Prise dans son sens le plus large, la littérature constitue depuis ses origines
le lieu de dépôt et d’archivage des mythes. Avec la modernité, elle devient
aussi productrice de nouvelles mythologies, expression des aspirations et
des angoisses collectives qui constituent l’imaginaire contemporain.
Cette collection vise à cartographier l’imaginaire actuel à travers l­ ’analyse
des œuvres de représentation qui le définissent par leur survie, leur
dialogue avec la tradition ou, parfois, leur radicale nouveauté.
La conjuration du Tertiaire
Une lecture de Philippe Muray
François-Emmanuël Boucher
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du
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Maquette de couverture : Laurie Pary
Mise en pages : Diane Trottier
ISBN 978-2-7637-2601-4
PDF 9782763726021
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Dépôt légal 1er trimestre 2015
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Table des matières
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
La lutte contre le programme de reductio ad modernum. . . . . . . . . . . . . . . .
Qu’est-ce que le Tertiaire ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les paramètres fuyants de l’échantillonnage
ou le Tertiaire comme grand récit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le Tertiaire de Philippe Muray. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
4
6
15
23
CHAPITRE 1
Un nouveau réactionnaire en régime de démocratie festive . . . . . . . . . . . 31
L’héritage d’une tradition littéraire hétérogène. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vers une poétique du désaccord intégral ou la querelle
des nouveaux réactionnaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le réactionnaire face à l’histoire des idées : le cas de Berlin
et de Sternhell . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La valeur heuristique du péché originel comme moteur
de la distanciation littéraire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La sacralisation de la dissidence, l’origine du vouloir-guérir
et de la dixneuviémité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
31
42
57
79
95
CHAPITRE 2
Les dessous de l’optimisme sexuel à l’âge d’or de l’indistinction
des genres, de la contraception et de la pornographie
planétaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121
Le Tertiaire et la révolution des mœurs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’indistinction sexuelle, la féminisation des mœurs
et la déchéance de l’érotisme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Décrire le sexuel, les audaces de la tradition réaliste et l’effritement
de la censure institutionnelle au Tertiaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les dessous de la Brigade mondaine, les premiers soubassements
du grief, Pierre-Paul Rubens et la pornographie officielle. . . . . . . . . . . .
121
149
170
207
VIII
La conjuration du Tertiaire – Une lecture de Philippe Muray
CHAPITRE 3
Vie et devenir de l’artiste transgressif à l’apogée de la
désillusion politique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235
Anticonformisme et espaces culturels comme creuset
du nouveau militantisme normalisé. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235
La production souterraine de la littérature alimentaire, les tribulations
du Best et les deux visages de Janus ghostwriter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 256
La littérature comme saccageuse de pastorale : l’esthétique
du non-recevable, la Nouvelle Droite et Catherine Millet . . . . . . . . . . . 278
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 295
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 301
Introduction
e but de ce livre est de comprendre la signification des discours d’un
L
auteur qui cherche à faire surgir, sous une complexité plurielle,
« notre société et la métamorphose anthropologique dont elle est la
proie1 » depuis la fin des années 1960. Dans une grande partie de son
œuvre, du moins dans celle des trente dernières années avant sa mort qui
est survenue en 2006, Philippe Muray s’est voué de manière quasi sacerdotale, pour ne pas dire obsessionnelle, à maudire « le délirant, l’effrayant,
l’abominable, l’invivable, l’irrespirable ordre nouveau2 » dans lequel il a
vécu, exerçant tout son discernement et sa fureur poétique à honnir cet
ordre et à le ridiculiser. Dans chaque texte, chronique, pamphlet, exorcisme, roman, conjuration, poème, il excella à le rendre, si possible,
encore plus détestable et odieux. Que ce soit par ses positions esthétiques
ou par la manière dont il analyse les transformations sociales qui sévissent
sur la France moderne, de ce qu’il écrit sur la libération sexuelle, l’indistinction des genres, le droit à la différence, le tourisme planétaire, la
démocratisation de l’art, la société festive, les « mutins de Panurge », les
artistes déjantés, la mondialisation, la pornographie, etc., Muray écrit et
pense de manière à produire une distance, un désaccord, une rupture
radicale avec ce qu’il perçoit comme le propre de l’ordre actuel et de ses
représentations dominantes, ensemble de modes, de discours, de
croyances et de pratiques qui justifieraient les mœurs actuelles en leur
prêtant un sens et une justification. Sa verve a une visée unique : affirmer
son appartenance à une autre collectivité, à un espace mental opposé, à
une Weltanschauung imperméable à ce monde posé sans appel comme
avilissant et dégradé.
1. Philippe Muray, Moderne contre Moderne, p. 236.
2. Philippe Muray, p. 257.
2
La conjuration du Tertiaire – Une lecture de Philippe Muray
C’est l’origine, la forme, la logique et la dynamique discursive de
cette opposition qui se trouvent au centre de la présente étude. La question à laquelle je m’attarde en profondeur dans les pages qui suivent n’est
pas de savoir qui est Philippe Muray en termes biographiques, même si je
ferai parfois référence ici et là à certains éléments de sa vie, mais de
comprendre et d’analyser ses filiations avec la préhistoire des mouvements réactionnaires propres à une certaine modernité européenne de
manière à montrer en quoi il les poursuit et surtout comment il se détache
de ses prédécesseurs pour construire un nouvel argumentaire et une
nouvelle esthétique qui s’opposeraient justement au monde tel qu’il va et
tel qu’il le décrit. Je souligne d’entrée de jeu que je regarde les idées de
Philippe Muray, de même que ses arguments, ses haines, ses désaccords,
ses croyances, si ce ne sont ses fantasmes, ses phobies et son évolution,
beaucoup plus comme symptomatiques de son époque et d’un ensemble
de réflexions possibles dont l’origine et la dynamique ont une histoire
discursive, que comme l’émanation d’une seule subjectivité isolée, dotée
d’une originalité singulière, provenant d’une personne qui aurait évolué,
en vase clos, dans un univers parallèle, en complète étanchéité avec les
autres discours qui circulent à son époque. Cette remarque est de mise,
car l’un des buts recherchés de ce livre est de faire apparaître le modus
operandi de ces nouveaux discours antagoniques dont l’œuvre de Philippe
Muray serait, en quelque sorte, exemplaire, pour ne pas dire un cas
d’école, délivrant un échantillonnage discursif hautement coloré et
abrasif, mais aussi, par certains côtés, typique de cette hargne à l’égard de
ce qui est présenté comme bienséant, souhaitable, juste ou, tout simplement, normal, par une doxa qui, répète-t-on, en mènerait large depuis
près d’un demi-siècle dans la société française, et dont les prescriptions
axiologiques serviraient justement de repoussoir aux analyses muraysiennes. Afin de minimiser les malentendus, je précise immédiatement
que ce discours antagonique n’affirme pas seulement un refus de l’ordre
du monde tel qu’il irait, mais construit en même temps ce monde qu’il
encourage aussitôt à détester, en lui donnant forme et consistance, à
coups de bilans, d’inventaires, de constats et de diagnostics, dévoilant
ainsi des travers insoupçonnés, des arrière-fonds macabres, des particularités délétères plus détestables les unes que les autres, le tout conduisant à
une espèce de dialectique retorse où l’aggravation des symptômes repérés
produit invariablement l’intensification de la discorde. Il ne s’agit donc
pas ici de défendre l’auteur de L’Opium des lettres contre ses nombreux
détracteurs, ni de sacraliser sa personne comme l’un « des très rares résistants » (Baudrillard) à cet ordre maudit, ou, encore, de hisser au faîte de
la gloire la lucidité indomptable des passages les plus farouches de son
Introduction
3
œuvre tardive qui, sans égards, font l’éloge de la religion catholique3.
Autant la transformation que les discours de Philippe Muray sont indissociables de l’évolution de la société française des dernières décennies du
xxe siècle. Son œuvre participe à un type de production livresque, littéraire, philosophique, essayiste qui se pose comme l’adversaire juré à
l’ordre du monde tel que cesdits discours le présentent et tel qu’ils
établissent sa dite apparition à partir des années 1960.
La particularité de Philippe Muray cependant, caractéristique qu’il
faudra sans cesse souligner en cours de route, est la nature proprement
littéraire de cette opposition qui, pour des raisons qui sont endogènes à
une poétique particulière, finit par détonner du lot des discours les plus
courants, les plus simplistes et les plus teintés politiquement. Il reste que
le parcours de Philippe Muray est loin d’être exceptionnel, hors norme,
atypique, comme le voudrait le fantasme combien romantique d’interpréter un auteur, quelque peu original soit-il, comme l’émanation d’une
inspiration créative imperméable à l’ordre du monde dans lequel il évolue
et qui finit par donner forme à sa pensée. Par son œuvre, son évolution,
ses haines et ses hantises, Philippe Muray fournit un échantillonnage
modèle qui appartient à une tradition littéraire dont il retrace lui-même
l’histoire dans ses livres avec la conscience lucide et affirmée de la dépasser
afin de faire apparaître cette métamorphose culturelle dont il demeure,
paradoxalement, une incarnation exemplaire indépendamment du fait
qu’il conçoive son écriture comme une forme de libération face à cet
ordre dont il se sent prisonnier.
Telquelien convaincu à la fin des années 1970, disciple enjoué et
chéri de Philippe Sollers et de Jacques Henric, Muray poursuit sa trajectoire en publiant au début des années 1980 dans les revues Infini et Art
Press. À la même époque, il fréquente aussi les nouveaux philosophes avec
lesquels il tisse des liens étroits qui durent près d’une décennie. Comme
Glucksmann et Bernard-Henri Lévy, Muray réfléchit alors, pour un
moment du moins, sur la fameuse origine du totalitarisme avant de
retourner au roman, un roman transitif cette fois-ci (Postérité), publié chez
Grasset grâce à de solides appuis de la part de Bernard-Henri Lévy
(BHL). À la fin des années 1980, on le retrouve ghostwriter de romans
pornographiques (Brigade mondaine) et nègre pour une multitude de petits
3. Voir, pour ce type de discours dithyrambique, le collectif Philippe Muray publié en 2011
au Cerf, le livre de Maxence Caron, Philippe Muray, la femme et Dieu, toujours en 2011, ou
encore celui de Xavier Walter, Actualité du doute. Actualité de la foi. Alain Finkielkraut, Philippe
Muray, Benoît XVI, paru cette fois en 2007.
4
La conjuration du Tertiaire – Une lecture de Philippe Muray
journaux où il se lie de plus en plus d’amitié avec Michel Desgranges (Les
Belles Lettres). Au tournant de 1990, Muray devient collaborateur, avec
Edward Limonov, Gabriel Matzneff, Marc-Édouard Nabe et bien
d’autres, à l’Idiot international, ce qui lui permet de donner libre cours à sa
hargne pamphlétaire contre le nouvel ordre mondial et de devenir
momentanément détracteur de tous les « gibiers de potence » qui lancent
des « fatwas » contre le régime de Slobodan Milosevic, attitude qui ne
passe pas inaperçue à l’extrême droite et qui fait bientôt de lui un écrivain
admiré par Alain de Benoist et le Groupement de recherche et d’études
pour la civilisation européenne (G.R.E.C.E.), annonçant du même coup,
comme je le montrerai plus loin, la rupture définitive avec son passé
telquelien qui se réalisera au moment où débute la querelle entre Art Press
et la revue Krisis sur l’art contemporain (1996). Avec l’an 2000, il s’invente
contempteur de la nouvelle culture « jeune », de l’empire du Pénal, de
l’égalisation à outrance et de l’indistinction sexuelle, allant même jusqu’à
écrire un pamphlet sur le 11 septembre 2001. Apôtre convaincu de la Fin
de l’histoire, adversaire inlassable de la rebellocratie, admirateur de Benoît
XVI, désigné et jugé nouveau réactionnaire par l’« ayatollah Lindenberg », Muray trouve un ultime hommage du côté des Jean Clair, Jean
Baudrillard, Alain Finkielkraut, Michel Houellebecq et Fabrice Luchini.
Électron libre, esprit indépendant et solitaire, Muray fut partout où il
fallait être, mais jamais très longtemps ; il ne rata pas un combat, même
si, chaque fois, il le fit en s’adonnant à une multitude de genres, toujours
à l’intérieur de ses propres paramètres qui caractérisent, comme je le
montrerai plus loin, sa poétique du décloisonnement, de l’écart burlesque,
de la boursoufflure radicale et de la distanciation néo-rabelaisienne.
La lutte contre le programme de reductio ad modernum
L’œuvre de Philippe Muray dessine une réalité qui serait sans
commune mesure avec le passé historique ou, encore, avec la vie humaine
telle qu’elle se définissait autrefois dans un passé encore récent. Tout est
à revoir, à redire, à repenser compte tenu de cette transformation en
profondeur des mœurs et de la création d’existences inédites dont les
similitudes avec le passé demeurent difficilement perceptibles pour
quiconque s’attarde à comprendre le moindrement la société moderne.
Muray le dit à chacun de ses textes au point d’en faire un leitmotiv auprès
duquel les autres sujets deviennent insignifiants : « La question de la métaphysique (“Pourquoi y a-t-il de l’étant plutôt que rien”) pâlit devant une
interrogation beaucoup plus catastrophique, c’est-à-dire contemporaine,
qui pourrait se formuler vulgairement, et dans tous les domaines, par
Introduction
5
quelque chose du genre : “Qu’est-ce que c’est que ce merdier ?” C’est la
nouvelle question des questions parce que c’est une question directement
liée aux conditions présentes d’existence4. » Il s’est produit un tel bouleversement que le présent est devenu méconnaissable même pour les
esprits les plus futés, les plus perspicaces, les plus cultivés. Ce topos d’un
monde postdiluvien comme réalité présente a une importance magistrale
dans les discours que j’étudie dans ce livre, car il forme l’un des rares
axiomes sur lequel il semble exister un très vague consensus. Le passé
n’est plus reconnaissable dans le présent. En près de cinq décennies,
l’homme, la femme, la famille, les grands-parents, les enfants, les jeunes,
le travail, les loisirs, l’école, l’art, l’État, la culture, l’économie, la compréhension de la vie, les pratiques sexuelles, la relation avec la mort, tout est
différent, inouï, inconcevable pour un être ayant vécu il y a à peine trois
générations. Fin de la paysannerie, fin de la bourgeoisie, fin du prolétariat, fin de l’État-nation, fin de l’État-providence, fin du capitalisme traditionnel, fin de la culture, fin de l’art, fin de l’instruction, fin des familles,
fin des rôles traditionnels, fin du rôle de la mère, fin des démarcations
sexuelles, fin de l’intellectuel, fin des idéologies, fin des écosystèmes, fin de
l’agriculture, fin de l’autorité, fin des symboles légitimes, fin des valeurs
communes, etc. : une rupture s’est produite, une cassure, un cataclysme,
une révolution, une mutation dont on mesurerait encore très mal, dixit le
topos, toutes les conséquences et, surtout, l’ampleur exacte du phénomène. Muray voue sa carrière littéraire entière à nommer cedit changement, essayant de le tourner et de le retourner sous toutes ses coutures
afin de l’examiner avec l’espoir de ne jamais diluer ni sa complexité
immanente ni le caractère protéiforme de cette invraisemblable transmutation anthropologique qui a lieu sous ses yeux et dont il cherche à rendre
compte dans la multitude de ses œuvres.
Ce topos postdiluvien possède dans la doxa actuelle plusieurs appellations qui utilisent les préfixes post ou néo afin de souligner le mieux possible
la fameuse brisure temporelle que cedit changement aurait opéré vis-àvis d’un ordre préexistant, brisure dont les dénominations nouvelles
chercheraient à incarner la plus juste expression : société post-industrielle, société post-coloniale, société post-étatique, société post-matrimoniale, la post-histoire, le post-communisme, le post-exotisme, le
post-féminisme, le néo-communautarisme, le néo-fascisme, le néomarxisme, le néo-patriarcat, le néo-libéralisme, le néo-capitalisme, etc.
L’œuvre de Philippe Muray fournirait le portrait à la fois brutal et
4. Philippe Muray, Moderne contre Moderne, p. 41-42.
6
La conjuration du Tertiaire – Une lecture de Philippe Muray
comique de cette société postdiluvienne que je nomme à présent la
société du Tertiaire afin de me distancer des néologismes les plus
communs qui sont souvent très polémiques (« pourquoi pas mon post au
lieu de ton néo ? »), mais aussi de manière à les englober le plus possible
autour d’un concept clé, le Tertiaire, que je pose d’abord comme un
concept heuristique qui me sert de paradigme pour décrire ce dont parle
Philippe Muray dans ses textes. Le but recherché est de dégager à la fois
les thèmes propres à cette époque (qu’est-ce que le Tertiaire ?, qu’est-ce
que le paradigme Tertiaire ?) et les arguments types qui donnent une
vraisemblance à la représentation de ce moment historique insolite, sans
reprendre dans mon analyse les propres concepts que Philippe Muray
utilise dans ses livres pour décrier les mœurs de ses contemporains5.
Encore une fois, il ne s’agit pas de braquer Philippe Muray contre son
époque et de décrier avec lui les pathologies inévitables que subissent les
démocraties occidentales au moment de la post-histoire, mais d’expliquer
l’origine et la dynamique des arguments utilisés et d’exemplifier les
phénomènes qu’il définit comme du jamais vu.
Qu’est-ce que le Tertiaire ?
« Il voit quelque chose se révéler dans la société moderne et il est
beaucoup plus intelligent que tous les sociologues, Muray, en occurrence
parce qu’il voit ce basculement dans le monde du Tertiaire. Les emplois
industriels disparaissent, le Tertiaire fait la loi, le monde des services – et
des services de plus en plus singuliers, bizarres, stupides – qui prolifère
absolument, Muray le dit merveilleusement6. » Souvent défini de manière
très restrictive par l’analyse économique classique, le Tertiaire indique
d’abord, avec un certain flou référentiel, la fin de la période de la grande
industrialisation de la France et des autres pays un peu partout en Europe
de l’Ouest et en Amérique du Nord, de même que la mise en place de la
société des services, du libre-échange, du crédit, de la consommation
accessible, etc., allant parfois jusqu’à embrasser tout ce que cette restructuration économique implique comme changements de mœurs et comme
réalité sociale inédite. C’est dans ce sens élargi qui fait du Tertiaire un
5.Dans L’Invention de Philippe Muray, Alexandre de Vitry, qui a au moins la volonté d’analyser
l’œuvre de Muray et non seulement de la louanger comme cela se fait trop souvent
ailleurs, semble cependant incapable de se libérer des concepts muraysiens (ocsoc, la fin
de l’histoire, Homo festivus) qu’il utilise, sans distance, à même son analyse.
6. Alain Finkielkraut, Répliques, émission du samedi 1er mai 2010, « Le rire libérateur de
Philippe Muray », en compagnie de Fabrice Luchini.
Introduction
7
supraconcept que j’y fais référence dans ce livre. Il englobe non seulement les mutations économiques, mais aussi les transformations des
mœurs qui accompagnent ces changements depuis les années 1960, car
c’est justement là que commencerait cette grande mutation sociale,
économique, pour ne pas dire anthropologique. Les années 1960, Mai
68, 1966, 1965, 1963, la fin des années 1960, le début : le deuxième topos
à l’œuvre dans les discours que j’analyse est celui de la périodisation de
cet épisode diluvien. Rien n’est moins certain que la date exacte du
départ, la journée où a commencé le grand déluge, même s’il semble
régner là-dessus un accord encore très vague sur un moment toujours
incertain où tout aurait débuté, moment qui possède en lui-même son
pouvoir d’embrayeur pour des raisons toujours débattues et pas encore
clairement définies, ce qui ne change rien au fait que ce fut à partir de ce
moment-là que commença la mutation, espèce de big bang qui s’abattit
soudainement sur le monde occidental et qui n’épargna pas une seule
partie de la France. Je nomme ce topos, topos de la périodisation du
Tertiaire, que je ramène à deux dates, 1968 et 2006, de manière à faire
coïncider cette ère avec les grandes lignes de la vie de Philippe Muray.
1968, c’est la révolution étudiante à Paris, c’est l’assassinat de Martin
Luther King (le 4 avril), mais c’est aussi la première publication « telquelienne » de Muray ; 2006, c’est sa mort, mais c’est aussi la début de la crise
financière, la déroute de l’American International Group (AIG), l’ébranlement du crédit, la crise européenne, l’effondrement de la titrisation
(Roger Guesnerie), la montée du nouveau national-populisme (PierreAndré Taguieff), le chômage endémique qui commence à s’étendre sur
une partie de l’Europe, la fin de la fête, de l’époque festive, du tout à la
rigolade, annonçant ainsi le lent crépuscule du métro, dodo, boulot, faute
d’argent, de stabilité et de travail. Je souligne encore une fois l’arbitraire
de ces dates lorsqu’elles sont prises dans le menu détail. Dans l’un de ses
derniers cours au collège de France, Antoine Compagnon étudie 1966,
Annus mirabilis, comme le moment de l’explosion initiale. La Seconde Révolution française d’Henri Mendras débute en 1965 qu’il érige illico en date
magique. À la fin de sa vie, Bourdieu parlait d’une « réaction thermidorienne » aux politiques de la gauche qu’il datait vaguement au lendemain
de l’épisode de Mai 68. Serge Audier, Kristin Ross et François Hourmant
font référence aussi à Mai 68 comme date à partir de laquelle les choses
changèrent à un rythme continu7. Tout aurait été chamboulé, dit pour sa
7. Serge Audier, La Pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle ; Kristin
Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures ; François Hourmant, Le Désenchantement des clercs. Figures de
l’intellectuel dans l’après-Mai 68.
8
La conjuration du Tertiaire – Une lecture de Philippe Muray
part François Bon, au milieu de l’année 1969. À partir d’une fine analyse
des transformations des goûts musicaux, il justifie le choix de cette date
où se construit le World Trade Center à New York de la façon suivante :
c’est « l’été où Neil Armstrong marche sur la Lune, l’été de Woodstock et
du retour des Rolling Stones à la scène, c’est le tunnel par quoi soudain
débouche au grand jour la définitive mutation qui accouche de notre
monde dans sa configuration d’aujourd’hui et porte encore les lambeaux
de la transition, des pans aigus et non lissés, une naissance lourde de tous
ses excès potentiels8 ». « Cette extraordinaire mutation, écrivait déjà
Mendras, a duré moins de trente ans et marque une révolution historique
à l’échelle des siècles et même des millénaires9. » J’aurais pu écrire 19602010 pour faire preuve de largesse, question aussi de saisir le tout avec
exactitude dans un demi-siècle bien compté. J’aurais aussi bien pu faire
commencer le tout le 12 avril 1961 lorsque, dans le Voshkod, Iouri Gagarine devient le premier homme en orbite dans l’espace, ou le 20 février
1962 avec John Glenn pour activer en partant une forme de chauvinisme
américain. 1968-2008 aurait aussi été possible pour débuter avec le printemps de Prague et avec l’épisode de Mai pour toutefois finir avec la
déroute finale des sub-primes, les premières grandes crises sur l’avenir de
l’Union européenne et la mort de Soljenitsyne.
Après la mort de Dieu, les années 1960 annoncent la mort du sujet,
si ce n’est la mort de l’homme, la mort de l’humanisme, la mort de la
littérature référentielle, la découverte du langage autotélique, la préséance
du concept sur la conscience et celle de la structure sur le sujet. Saussure,
Bakhtine, Propp, Jakobson. C’est l’explosion des sciences humaines, leur
diffusion à grande échelle qui va de pair paradoxalement avec la mise en
place de discours de plus en plus ésotériques : « Marxisme, psychanalyse,
linguistique… “Nouveau roman”…, Structuralisme… se rappelle
Philippe Sollers dans son roman Femmes. Éruptions des savoirs locaux…
Épidémies de décortications… Virtuosité dans le démontage microscopique… Eczémas de radiographies… […] Le plus clair dans tout ça,
c’était une formidable entreprise de destruction du “Sujet”, tel était l’ennemi… Comme autrefois le cléricalisme…10 » Les années 1960, c’est
aussi la fin de la guerre d’Algérie, les horreurs de la guerre du Vietnam,
le boom de la publicité, l’arrivée de la restauration rapide dans le monde
libre, un téléviseur pour chaque foyer et la réforme menée par le concile
8. François Bon, Rock’n roll. Un portrait de Led Zeppelin, p. 249-250.
9. Henri Mendras, La Seconde Révolution française, p. 34.
10. Philippe Sollers, Femmes, p. 116.
Introduction
9
Vatican II, question de dépoussiérer la doctrine pour se mettre en phase
avec la mutation qui débute. Au même moment où Satan devient une
métaphore, Marx et Sade sont alors publiés en livre de poche. 1966,
apprend-on dans le cours Annus mirabilis, c’est l’époque de la mini-jupe
(Mary Quant), de la contraception orale, de la contre-culture, du structuralisme en sciences humaines (on n’y échappe pas), de la mort d’André
Breton, du déclassement de Sartre, le moment où débute la « consommation culturelle de masse d’une jeunesse triomphante » (Antoine Compagnon). Les années 1960, on ne le dira jamais assez, c’est aussi beaucoup
la libération sexuelle, la suppression de la censure au cinéma, le nu dans
les magazines, la pornographie à grande diffusion (Sade, Fannie Hill, etc.),
le rock and roll, les Rolling Stones, Led Zeppelin, la drogue, la femme au
travail, libre enfin de disposer à sa guise d’un compte de banque et de ses
propres organes génitaux. « Une série de changements marquant l’histoire occidentale depuis la fin des années soixante sont évoqués ici [dans
ce livre, La Modernisation de la sexualité] : la naissance d’une culture “jeune”,
la disponibilité des antibiotiques permettant un traitement efficace des
maladies vénériennes, la nouvelle technologie contraceptive résultant de
l’invention de la pilule, la place grandissante prise dans l’espace public
par les débats relatifs aux pratiques sexuelles, notamment suite aux
enquêtes sexuelles inaugurées par Kinsey, la décriminalisation de certains
comportements11. » Même si personne n’est d’accord sur les dates exactes
de la mutation, on s’entend généralement pour dire que de grands changements ont lieu à peu près à cette période. Les dates peuvent déborder
en amont ou en aval, ce qu’il faut comprendre est qu’elles n’ont pas de
signification en elles-mêmes ; c’est l’enchaînement des récits que l’on fait
à partir de ces dernières qui permet au topos de la périodisation du
Tertiaire de circonscrire dans la durée l’époque des bouleversements et,
de là, d’émettre des hypothèses particulières qui donneraient forme et
cohésion à l’ensemble.
À l’instar du début, la fin exacte de cette période, j’y reviendrai plus
loin, semble aussi malaisée à déterminer. Mendras termine sa révolution
en 1984, posant alors que le gros de la mutation avait pris son envol. Dans
ses moments sombres, Philippe Muray croyait que cette mutation était la
dernière promise à l’humanité et que ce serait la tyrannie du Tertiaire
jusqu’à l’extinction du Soleil ! Le topos de la périodisation indique seulement que cette période a été subsumée à l’intérieur du calendrier
11. Régine Beauthier et Barbara Truffin, « Avant-propos », dans La Modernisation de la sexualité, p. 13.
10
La conjuration du Tertiaire – Une lecture de Philippe Muray
­ istorique avec quelques dates fétiches et quelques événements clés à la
h
manière des grandes époques ultérieures : la Réforme, les Lumières, le
romantisme, le décadentisme, etc., avec un débat, dans les règles de l’art,
sur les bornes exactes entre lesquelles elle serait contenue. Il serait toujours
possible d’étudier le tout sur la longue durée ou de se contenter d’un cycle
court avec une chronologie arrêtée. On pourrait aussi jouer sur les dates
et faire le cuistre afin de repérer de lointains ancêtres ou des moments
saugrenus où pourrait se lire rétrospectivement le futur en germe et en
devenir. Quand commencent exactement et se terminent les Lumières ?
Quel être assez futé peut donner la date précise à laquelle débuta la
Renaissance ? Qui même est certain de ce que signifient ces grandes
périodes historiques ? Les terminus ad quo et ad quem fonctionnent comme
des repères, aussi flous soient-ils, qui indiquent que le monde a changé et
qu’il serait bête et ridicule de ne pas prendre note de ces bouleversements, indépendamment du fait qu’il semble impossible d’établir des
dates avec certitude.
Le 14 décembre 1967, écrit Michel Houellebecq dans Les Particules élémentaires, l’Assemblée nationale adopta en première lecture la loi Neuwirth sur
la légalisation de la Contraception ; quoique non encore remboursée par la
Sécurité sociale, la pilule était désormais en vente libre dans les pharmacies.
C’est à partir de ce moment que de larges couches de la population eurent
accès à la libération sexuelle, auparavant réservée aux cadres supérieurs, professions libérales et artistes – ainsi qu’à certains patrons de PME. Il est piquant
de constater que cette libération sexuelle a parfois été présentée sous la forme
d’un rêve communautaire, alors qu’il s’agissait en réalité d’un nouveau
palier dans la montée de l’individualisme12.
Ce passage énonce en condensé tous les problèmes que posent les discours
sur le Tertiaire : quand débute-t-il exactement, quelle est sa cause principale identifiable, à qui profite-t-il en particulier et, surtout, quelle est la
véritable signification du changement observé une fois que l’on commence
à se dessiller les yeux et à jeter le doute sur les croyances les plus courantes ?
Aussi vague qu’il paraisse, ce topos de la périodisation trace ainsi le cadre
d’un moment de l’histoire sur lequel il irait de soi de se poser des questions, de mettre en place des hypothèses ou des cadres herméneutiques
pour y répondre de manière à découvrir, derrière les propos plats et
erronés de la doxa malavisée, les véritables mutations qui ont été mises en
branle et qui, jusqu’alors, étaient méconnues du vulgaire. Le 14 décembre
1967 ; c’est à partir de ce moment qu’elle débuta ; cette libération… a parfois été
présentée sous la forme d’un rêve ; il s’agissait en réalité d’un nouveau palier : réfléchir
12. Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, p. 144.
Introduction
11
sur le Tertiaire, c’est trouver une cohérence interne à cette période, un
dessein, un programme, des récits, des débats, au moyen de topoï qui
tentent de fixer sa nature, de recenser les croyances qui lui sont intrinsèques et, par là, inexistantes à une autre époque. L’explorateur du
Tertiaire doit avoir recours à toute sa créativité pour donner des noms à
ces bouleversements et, surtout, ne pas tomber sous le charme des explications erronées qui conviennent aux bonnes gens inaptes à comprendre
l’ampleur de la métamorphose. Comme on le verra dans les discours les
plus réfractaires aux changements mentionnés, l’énonciation de la nature
et des conséquences des transformations prend souvent les allures d’une
révélation, comme si celui qui dévoile l’exacte signification des changements en cours avait accès à un savoir ésotérique inaccessible à la multitude. À maints endroits, les discours de Philippe Muray (comme ceux de
Michel Houellebecq, soit dit en passant, mais ils ne sont pas les seuls) se
caractérisent par ce désir d’accentuer l’écart avec les interprétations
courantes dans le sens non pas où ils nieraient telle ou telle transformation, mais où ils souligneraient la contradiction indépassable entre ledit
changement présenté (la libération sexuelle dans la citation de Houellebecq)
et ses répercussions véritables (l’affermissement de l’individualisme et, par
devant, l’accroissement de la solitude). Ainsi, une fois érigé en période
historique, le Tertiaire reste à être décrit et interprété dans le détail.
Même si un très vague consensus s’accorde à le voir débuter au cours des
années 1960 et à le voir s’essouffler à la fin de la première décennie de
l’année 2000, d’interminables désaccords règnent toujours autant sur la
nature de ces transformations que sur leurs valeurs et sur leurs innombrables répercussions produites sur les mœurs et la société.
Dans son maître ouvrage, La Seconde Révolution française (1965-1984),
publié en 1988, Henri Mendras, par exemple, retenait trois grands
moments qui avaient chambardé les croyances et les façons de vivre de tous
les Français lors du dernier demi-millénaire. Ces transformations qui
avaient eu lieu sur une période historique repérable avaient, en quelques
décennies seulement, rendu caduc tout un ensemble de symboles, d’idées,
de pratiques, de règles et de principes qui avaient pourtant servi de fondements indiscutables à la société qui l’avait précédée. Mendras représente
l’histoire au moyen de gigantesques blocs quasi monolithiques à l’intérieur
desquels se développe une civilisation avec ses propres règles et sa logique
appropriée, sans jamais toutefois avoir conscience qu’une révolution
­(politique, économique, religieuse, technique, etc. ; cela n’est jamais très
clair) peut de manière brutale, et surtout imprévisible, la métamorphoser
de fond en comble à tout instant. Le caractère éphémère de ces grandes
civilisations ressort toujours de ses analyses compte tenu de la contingence
12
La conjuration du Tertiaire – Une lecture de Philippe Muray
des valeurs qui façonnent les organisations sociales sujettes, au même titre
que les mœurs, à la plus complète obsolescence. « Les troubles qui ont duré
du siège de La Rochelle (1627) à la Fronde (1653), en détruisant les restes
de la société féodale et les institutions parlementaires, ont permis l’avènement de la France classique et monarchique de l’Ancien Régime. La Révolution de 1789 et l’Empire (1814) ont détruit l’Ancien Régime et ont mis en
place les principes et les institutions de la France moderne, industrielle,
bourgeoise et républicaine. Les vingt années que nous venons de vivre ont
balayé les fondements de cette France moderne pour laisser place à une
société neuve13. » Dans l’introduction de son livre, Mendras insiste beaucoup sur le fait que cette transformation est en train de se produire directement devant lui, ce qui rend le déchiffrement difficile, faute d’une
distance adéquate qui permettrait de voir le tout avec perspective. Il s’agit
« d’une société neuve dont nous distinguons mal l’architecture, encombrée
des ruines de l’ancienne et des échafaudages temporaires de son édification14 ». Cette révolution à peine terminée laisse néanmoins entrevoir des
changements inouïs dans les mœurs de ses contemporains. Pour celui qui a
connu la civilisation précédente, les changements sont tout simplement
spectaculaires. Sept facteurs, selon Mendras, expliqueraient cette mutation
radicale, sept facteurs qu’il ne hiérarchise pas systématiquement dans son
livre, mais qu’il regarde plutôt comme un tout organique en raison à la fois
de la dynamique interne propre à chacun de ceux-ci et, qui plus est, en
raison des interactions incessantes que ces derniers auraient eues les uns
avec les autres, décuplant ainsi la puissance du mouvement à l’origine de
cette gigantesque révolution. Pour Mendras, les sept facteurs s’analysent
ainsi : a) expansion démographique et économique des Trente Glorieuses
et du baby-boom, qui produit un enrichissement sans précédent de la
nation, portant la croissance à des sommets historiques ; b) disparition des
deux classes historiques devenues « dominantes » depuis la Révolution
française (la bourgeoisie rentière et la paysannerie), ce qui donne lieu à
l’apparition de la figure du cadre intermédiaire et des employés du
Tertiaire ; c) déclin irréversible de l’industrialisation de la France qui va de
pair avec la disparition de la classe ouvrière, transformant du même coup
les syndicats en intermédiaires en milieu de travail, perdant ainsi leur aura
et leur rôle d’avant-garde organisée d’une révolution prolétarienne ;
d) étalement de la ville et formation de la banlieue (« zones semi-urbanisées, ni ville ni campagne ») indissociable de la destruction de la vie campa-
13. Henri Mendras, La Seconde Révolution française, p. 11.
14. Henri Mendras, p. 13.