Le chercheur en sciences sociales comme acteur du procès€?

Transcription

Le chercheur en sciences sociales comme acteur du procès€?
Justice
Le chercheur dans
le prétoire
Droit et Société 44/45-2000
(p. 159-175)
Le chercheur en sciences
sociales comme acteur du
procès ?
Liora Israël *, Guillaume Mouralis **
Résumé
Les auteurs
La place du chercheur en sciences sociales dans le processus judiciaire
apparaît problématique. Tel est le constat qui a justifié la tenue d’une table ronde dont les principaux éléments sont restitués dans cet article. En
s’interrogeant sur l’impact du témoignage historique sur la Justice, en
proposant une analyse critique de l’expertise dans le cadre judiciaire, en
soulignant combien « le concept d’action publique est étranger à la justice », les participants à cette table ronde font apparaître les incompatibilités entre la logique judiciaire et celle des sciences sociales en les situant
sur plusieurs plans : le statut problématique de l’expertise tient précisément à sa position à la croisée des deux logiques ; aux approches scientifiques et judiciaires, largement antagonistes, le prétoire laisse libre cours
à un autre usage des faits sociaux (et du passé) de nature mémorielle.
Liora Israël
Ancienne élève de l’École normale supérieure de Cachan,
prépare une thèse, sous la direction de Jacques Commaille, sur
la Résistance judiciaire et plus
généralement sur la sociohistoire des professionnels du
droit dans leur rapport au politique depuis la Seconde Guerre
mondiale.
Parmi ses publications :
— « Les mises en scène d’une
justice quotidienne », Droit et
Société, 42/43, 1999.
Action publique – Expertise – Justice – Sciences sociales.
Summary
The Social Scientist as Part of the Trial
The position of the social scientist in the judicial procedure appears
problematic. Such a comment justifies the convening of a round table of
which the principal elements are reported in this article. By questioning
the impact of the historical testimony in court, proposing a critical analysis of expert evidence in the judicial setting, and highlighting how « the
concept of public policy is foreign to justice », the participants of this
round table reveal the incompatibilities existing between judicial logic and
that of the social sciences on several fronts. The problematic status of expert evidence depends precisely on its position at the intersection of two
opposing logics : the scientific and judicial approaches. The courtroom
also permits the expression of another use of social facts (and of the past)
which is memorial in nature.
Expert evidence – Justice – Public action – Social science.
159
Guillaume Mouralis
Professeur agrégé d’histoire,
prépare une thèse, sous la direction de Henry Rousso, sur « Les
usages du passé en France et en
Allemagne. Étude comparée des
procès de la “seconde épuration” et des procès de l’exRDA ».
Parmi ses publications :
— « Edmond Michelet, la justice
et la guerre d’Algérie », intervention au colloque Edmond Michelet, homme d’État (à paraître).
* École Normale Supérieure,
Département Sciences Sociales,
61 avenue du Président Wilson,
F-94235 Cachan cedex.
<[email protected]>
** Institut d’Histoire du Temps
Présent (IHTP),
École Normale Supérieure,
61 avenue du Président Wilson,
F-94235 Cachan cedex.
<g. [email protected]>
L. Israël, G. Mouralis
Le chercheur en sciences
sociales comme acteur du
procès ?
1. Historien, directeur de
l’Institut d’histoire du temps
présent (IHTP).
2. Historien, membre de l’IHTP.
3. Sociologue, membre du
Groupe d’analyse des politiques
publiques (GAPP).
4. Le débat que nous présentons
ici a eu lieu le 16 juin 1999 à
l’École normale supérieure de
Cachan (ENS Cachan). Il faisait
suite à un premier débat qui
avait eu lieu le 16 décembre
1998 dans la même institution,
dans le cadre d’un colloque intitulé « Les sciences sociales et
l’action », organisé conjointement par l’IDHE (Institutions et
dynamiques historiques de
l’économie), l’IHTP, le GAPP et le
GRID (Groupe de recherche sur
le risque, l’information et la décision).
5. Dans le cadre du DEA
« Action publique et sociétés
contemporaines » de l’ENS Cachan.
6. Voir Jean-Paul JEAN, « La judiciarisation des questions de société », Après-demain, octobre
1997 ; Jacques COMMAILLE, Laurence DUMOULIN et Cécile ROBERT
(sous la dir.), La juridicisation du
politique. Leçons scientifiques,
Paris, LGDJ, coll. « Droit et Société. Recherches et Travaux »,
2000.
7. Ce qui a été le cas de Michel
Setbon lors du procès du sang
contaminé, alors que Marc Olivier Baruch et Henry Rousso ont
été cités comme témoins, ce qui
est différent (voir infra).
Introduction
Le chercheur en sciences sociales peut-il être entendu dans
l’enceinte judiciaire, et si oui, à quel titre ? C’est la question à laquelle ont tenté de répondre, instruits par leur propre expérience,
Henry Rousso 1, Marc Olivier Baruch 2 et Michel Setbon 3, au cours
de la table ronde dont nous nous proposons de rendre compte 4.
Lors d’une première confrontation qui s’intitulait « Le chercheur
face à la demande de justice », Marc Olivier Baruch et Michel Setbon avaient déjà présenté leurs analyses rétrospectives de cette
expérience, le premier suite à son témoignage lors du procès de
Maurice Papon devant la cour d’appel de Gironde et le second
dans le cadre du rôle qu’il avait tenu dans le procès du sang
contaminé. Dès alors était apparue une opposition forte entre ces
deux chercheurs : l’historien, peu satisfait d’avoir dû déposer en
tant que témoin, considérait néanmoins son intervention comme
légitime au vu des problèmes posés par un procès qui, du fait de
l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, eut lieu si longtemps après les faits ; alors que le sociologue insistait davantage
sur l’incompatibilité entre la démarche judiciaire qui cherche à individualiser les responsabilités et l’analyse sociologique de type
systémique, et plus généralement sur l’impact négatif de la pénalisation sur l’action publique.
Cette première confrontation avait suscité l’intérêt de nombre
d’auditeurs, qui par ailleurs furent frustrés de ne pas disposer de
temps de discussion. C’est pourquoi une deuxième « séance » fut
organisée quelques mois plus tard 5, ce nouveau débat réunissant
les deux chercheurs cités plus haut ainsi que Henry Rousso, directeur de l’IHTP, qui fut lui aussi cité à comparaître au procès Papon
et refusa d’y témoigner. Les communications de ces trois chercheurs, dont nous nous proposons de rendre compte avant de les
discuter, s’articulent autour de plusieurs questions qui concernent
à la fois la définition de la mission du chercheur et la place de la
Justice dans notre société, alors que de nombreux analystes évoquent une « juridicisation » croissante de celle-ci 6. En effet, deux
problématiques se dégagent de cette confrontation : premièrement, dans quelles conditions le chercheur en sciences sociales
est-il légitime dans l’enceinte judiciaire (comme expert, comme
témoin ?) ; deuxièmement, dans quelle mesure le discours scientifique est-il compatible avec celui de l’institution judiciaire, qui
cherche à mettre en évidence des responsabilités univoques et individualisées ? On retrouvait ainsi dans ce débat les interrogations
déjà relevées par Jean-Clément Martin lors du procès Touvier :
« L’occasion du procès Touvier aura mis les historiens face aux
conclusions proprement historiques du tribunal ; ils ont été cités
comme experts 7, avant d’en être les observateurs attentifs... et
étonnés lorsque l’incrimination ne retint qu’une partie des “faits”
160
indéniables de l’activité de Touvier, afin que celui-ci puisse être
poursuivi 8. » À l’occasion de ces trois procès, le débat surgit donc,
conséquence de la rencontre problématique de « deux démarches
pragmatiques et à vocation d’universalisme 9 », à savoir d’un côté
l’histoire ou la sociologie et de l’autre la Justice.
C’est en effet l’accrochage problématique entre les formes de
justice propres aux sciences sociales et celles de l’institution judiciaire qui apparaît au cœur de ce débat, et qui interroge à la fois la
fonction sociale et les places respectives des institutions concernées. On rejoint par là un questionnement plus général inauguré
par l’historien des concepts Reinhart Koselleck, qui réfléchissait
sur les formes de justice intrinsèques à l’histoire des historiens,
dont on pourrait déceler cinq formes types (la réponse hérodotéenne, le modèle thucydidéen, le modèle augustinien, l’histoire
absurde et, en reprenant Schiller, « l’histoire mondiale [comme]
jugement du monde ») 10. De l’inadéquation entre les formes de
justice intrinsèques aux sciences sociales et les formes de la Justice (au sens de ses dispositifs pratiques ou de ses outils
d’analyse) surgit donc le paradoxe du chercheur dans le prétoire,
dont la légitimité sociale semble justifier la place, sans que son
discours évite le double risque de se faire instrumentaliser ou interpréter selon des registres qu’il récuse.
Droit et Société 44/45-2000
I. Éléments du débat
I.1. Ce qu’on dit à la Justice et ce qu’elle peut en
dire (intervention de Marc Olivier Baruch)
Procès Papon, affaire du sang contaminé, cas du préfet Bonnet : ces trois affaires renvoient au rapport de la justice pénale à
l’État, la question fondamentale étant chaque fois de penser la
part de l’individu par rapport au collectif, dans le cadre d’une administration. Quel est donc le lien entre la responsabilité administrative et la responsabilité (individuelle) pénale ?
Marc Olivier Baruch a été appelé à la barre en tant que témoin
lors du procès de Maurice Papon à Bordeaux, après avoir achevé
en 1996 une thèse portant sur l’administration française entre
1940 et 1944 11. L’exemple de cette comparution pose un problème fondamental : l’historien peut-il être un témoin, alors que,
dans le cadre de la procédure pénale, cette fonction correspond
soit au cas d’une personne ayant assisté à l’acte, soit au cas particulier du témoin de moralité ? Face à cette alternative, il apparaît
que la position de l’historien est finalement plus proche de celle
de l’expert, même si la question du type de serment (différent selon que l’on est témoin ou expert) se pose alors.
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8. Jean-Clément MARTIN, « La
démarche historique face à la
vérité judiciaire. Juges et historiens », Droit et Société, 38,
1998, p. 13.
9. Ibid., p. 19.
10. Reinhart KOSELLECK,
L’expérience de l’histoire, Paris,
Gallimard/Seuil, coll. « Hautes
Études », 1997, p. 161-181.
11. Marc Olivier BARUCH, Servir
l’État français. L’administration
en France de 1940 à 1944, Paris,
Fayard, 1997.
L. Israël, G. Mouralis
Le chercheur en sciences
sociales comme acteur du
procès ?
12. Baptisé « Livre bleu », ce
rapport rédigé en 1984 par
Jacques DELARUE, André GOURON
et Roger BELLION fut retiré du
dossier après l’annulation de la
première instruction. Publié par
Jean-Marc Varaut, il fut, sous
cette forme, à nouveau versé au
dossier.
Le témoin historien l’est donc un peu « faute de mieux » :
alors que le travail d’expertise produit un rapport écrit et discuté,
voire même peut susciter une contre-expertise, l’historien-témoin
reste cantonné dans l’oralité.
Pour le procès Papon, une expertise relative au fonctionnement d’une administration préfectorale sous l’Occupation avait été
demandée à un groupe d’experts ayant vécu la période, dont faisaient partie l’ancien policier résistant Jacques Delarue (lui aussi
cité comme témoin) et un ancien membre de l’administration préfectorale. Leur rapport avait été annulé pour des raisons de procédure, mais néanmoins publié par Maître Varaut, avocat de Maurice
Papon 12, et il aurait, selon Marc Olivier Baruch, sans doute mérité
une contre-expertise...
Comment résoudre ce problème ? Faudrait-il constituer une
liste d’historiens agréés devant les tribunaux, comme pour les autres experts ? Que faire dans le prétoire une fois qu’on y est en
tant qu’historien ?
Il est vraisemblable que l’on peut être entendu sur un certain
nombre de points mais pas sur d’autres. Par exemple, M.O. Baruch
a été cité comme historien et non comme fonctionnaire, même s’il
a revendiqué cette double compétence. Il considère avoir fait un
véritable cours d’histoire lors de son audition, notamment en revenant sur la chronologie précise de Vichy, la question posée étant
celle de la marge de manœuvre des fonctionnaires pendant la période. Après coup, il pense ne pas avoir été entendu lorsqu’il s’est
exprimé sur des problèmes administratifs relativement techniques, et notamment sur la différence, évidemment sensible en
l’espèce, entre délégation de signature et délégation de pouvoir.
Alors qu’elle constitue une des bases du fonctionnement d’un organisme d’État, cette question semblait mal connue des parties –
notamment de la Cour. M.O. Baruch n’a pas été entendu autant
qu’il aurait pu l’être, lui semble-t-il, lorsqu’il a insisté sur le fait
que, selon lui, la logique de la collaboration était plus forte que la
logique proprement antisémite.
L’autre difficulté à laquelle il a été confronté renvoie à la publication concomitante de sa thèse : en effet, dès que l’on est publié, il y a un risque d’instrumentalisation de ses propres écrits
(par les avocats, la Cour, la presse, la demande sociale de mémoire...), qui peuvent être repris en fonction de leurs objectifs
spécifiques.
Deux exemples illustrent bien ces problèmes :
— le « crime de bureau » : cette question était au cœur de la plaidoirie de Maître Zaoui et renvoie au principe, posé à Nuremberg,
d’« organisation criminelle » (l’association à une organisation criminelle constituant une participation au crime). Dans ce cadre, une
logique individualisante n’est pas possible : on est bien dans une
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chaîne de responsabilités. En même temps, ce type d’approche
n’est pas fondé en droit dans le cadre d’une cour d’assises ;
— par rapport à la jurisprudence du crime contre l’humanité, le
problème est réel de voir le juge « dire l’histoire » ou même la
bonne méthode historique (cf. le procès Aubrac/Chauvy, Chauvy
ayant été condamné pour ne pas avoir bien employé la méthode
historique 13).
Les conséquences de ce procès semblent paradoxales. Si certains, comme Marek Halter 14, considèrent qu’il a contribué à
brouiller la compréhension de la période, la version neuve du discours officiel (celle contenue dans l’intervention de Jacques Chirac
en juillet 1995, qui allait dans le sens de l’idée d’une continuité) 15
ne semble pas universellement acceptée. Il est intéressant de
prendre en compte la réponse du ministère de l’Intérieur à l’avocat
de Maurice Papon qui lui demandait de substituer la responsabilité
civile de l’État à celle de Maurice Papon 16 : on en revient à la question de savoir si Vichy était ou non la France. Cela laisse également
une fois de plus ouverte la question du type de sanctions, dans la
mesure où la simple sanction administrative a une faible visibilité
sociale et semble souvent insuffisante face à de tels enjeux.
Dès lors, deux types de développements sont possibles, qui
concernent l’évolution importante des rapports entre politiqueadministratif-société : pourquoi cette pénalisation de l’État (et plus
généralement de l’action publique) dans la société française ;
comment inventer des formes de responsabilités administratives
plus évidentes ?
Cela pose aussi plus largement la question de savoir ce qu’est la
science du point de vue de la Justice, d’une part, parce que les mises en forme de la société par la justice et par les sciences sociales
sont potentiellement concurrentes (même si la seconde a pu influencer la première), d’autre part, pour relativiser l’opposition expert/témoin (ce sont dans les deux cas des postures « relatives »).
I.2. Retour sur l’expertise historienne
(intervention de Henry Rousso)
Quelle doit être l’attitude du chercheur face à une demande
judiciaire ?
Aujourd’hui, il est possible de mettre à distance les réflexions
contemporaines du procès Papon, sachant qu’à l’époque l’expertise était beaucoup moins questionnée. Henry Rousso n’a véritablement compris qu’après-coup la pleine signification de son refus
même s’il n’est toujours pas totalement convaincu d’avoir eu raison. Il faut donc effectivement se poser la question de « l’expertise
historique ».
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Droit et Société 44/45-2000
13. Sur cette question, voir
l’article de Yan THOMAS, « La vérité, le temps, le juge et
l’historien », Le Débat, 102,
1998, p. 17-36.
14. Marek HALTER, « Le désastre
du procès Papon », Libération,
29 décembre 1997.
15. Des extraits du discours de
Jacques Chirac du 16 juillet
1995 (à l’occasion de l’anniversaire de la rafle du « Vel d’Hiv »)
sont repris dans Le Monde du 21
octobre 1997.
16. Voir plusieurs articles de
Jean-Michel DUMAY parus dans
Le Monde : « Une partie civile
veut que l’État reconnaisse sa
“responsabilité” dans l’affaire
Papon » (7 janvier 2000) ; « La
responsabilité de l’État dans la
déportation des juifs soumise
au tribunal administratif » (7
mars 2000) ; « La réponse cinglante de M. Chevènement à la
“provocation” de M. Papon » (26
août 1998) ; « Maître Varaut
demande que l’État prenne en
charge les dommages-intérêts
auxquels a été condamné Maurice Papon » (21 juillet 1998).
L. Israël, G. Mouralis
Le chercheur en sciences
sociales comme acteur du
procès ?
C’est par la presse qu’Henry Rousso a appris qu’il était cité à
comparaître par Maurice Papon. Étant tenu par la procédure, il a
d’abord pensé ne pouvoir s’y soustraire. Il lui a fallu négocier sa
non-comparution (dans un contexte où l’avocat général avait été le
premier à citer des historiens à comparaître, avant que Maître Varaut, l’avocat de Maurice Papon, ne lui emboîte le pas). Henry
Rousso a donc écrit une lettre à la Cour pour justifier sa position 17. Maître Varaut ayant demandé au Président qu’il use de son
pouvoir de contrainte, ce dernier a prononcé un sursis à statuer et
la décision officielle (positive) n’a été prise que quelques jours
seulement avant la fin du procès.
Le rappel de ce contexte permet en définitive de comprendre
qu’il n’est pas ici question de choix individuel pur, mais qu’il faut
tenir compte du pouvoir de contrainte propre à la Justice.
Le contexte
17. Lettre reproduite dans Eric
CONAN, Le procès Papon. Un
journal d’audience, Paris, Gallimard, 1998, p. 22-23.
18. Voir, par exemple, le rapport
de la commission dirigée par
René RÉMOND (à la demande de
Mgr Decourtray), Paul Touvier et
l’Église, Paris, Fayard, 1992.
19. Voir sur la guerre d’Algérie :
Raphaëlle BACQUE, « La guerre
d’Algérie n’est plus une “guerre
sans nom” », Le Monde, 11 juin
1999 ; et concernant le génocide
arménien : « Le Sénat refuse
d’examiner la loi reconnaissant
le génocide arménien », Le
Monde, 22 mars 2000 (loi pourtant adoptée à l’unanimité par
l’Assemblée nationale le 29 mai
1998).
20. Voir Annette WIEVIORKA,
L’ère du témoin, Paris, Plon,
1999, p. 82.
La comparution d’historiens devant une juridiction pénale est
une situation inédite en France, apparue à l’occasion du procès
Touvier. Il est à noter qu’aucun historien n’avait été associé au
procès Barbie. Comment expliquer cette innovation ?
L’attente d’une vérité incontestable à l’égard du passé explique
qu’on fasse spontanément appel à des historiens, par exemple
pour contrer les « thèses » négationnistes. Le recours à des comités d’experts 18 apparaît être un autre symptôme de cette attente,
même si ces derniers ne sont pas nouveaux puisqu’il y en eut par
exemple après la Première Guerre mondiale en France, mais aussi
en Suisse, en Allemagne, aux USA...
Une autre dimension importante du problème tient à ce qu’on
juge légitime le fait de légiférer sur le passé. Là aussi, deux exemples peuvent venir à l’esprit : d’une part, la loi reconnaissant le
génocide arménien et, d’autre part, la proclamation par laquelle le
gouvernement a reconnu la « guerre » d’Algérie. Dans les deux cas,
la loi est utilisée pour interpréter rétrospectivement un événement
passé 19. Le procès Papon s’inscrit bien dans ce processus de
(re)qualification du passé.
L’imprescriptibilité, singularité radicale des procès pour crimes contre l’humanité, rend presque nécessaire l’intervention des
historiens (compte tenu de la césure entre le temps des faits et
celui du jugement), ce qui ne veut pas dire qu’elle est légitime. Au
procès Eichmann, qui a initié la plupart des procès de ce type 20,
un historien, Salo Baron, avait déjà été convoqué à la barre pour
évoquer l’antisémitisme à travers l’histoire. Quelques historiens y
avaient par ailleurs témoigné en tant que victimes ou comme témoins directs.
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En définitive, les procès actuels pour crime contre l’humanité
traduisent bien un changement du rapport de notre société au
passé.
Droit et Société 44/45-2000
La nature de l’expertise
Les problèmes soulevés par l’expertise historique ne sont
qu’un aspect particulier de la question générale posée par l’expertise judiciaire : beaucoup de disciplines scientifiques sont confrontées à ces questions 21. Au procès Papon, il ne s’agissait pas à proprement parler d’expertise, puisqu’en général une expertise est
demandée au moment de l’instruction, ce qui change tout (accès
au dossier, examen des documents). Dans le cas précis du procès
Papon, la plupart des historiens ont été entendus comme témoins
devant la cour d’assises, même si deux d’entre eux avaient déjà été
sollicités dans le cadre de la première instruction (Jacques Delarue
et Michel Bergès 22).
Alors qu’un expert rend un rapport écrit qui vient compléter
l’argumentaire juridique préexistant, au procès Papon, au
contraire, les témoins-historiens « en majesté » ont été mis en vedette.
Tandis que l’expertise judiciaire est strictement encadrée sur
le plan juridique, dans le procès Papon, le témoin-historien semblait pourtant adopter plus ou moins implicitement la posture de
l’expert. Cette ambiguïté renvoie dès lors à un problème fondamental : que signifie « témoigner de son savoir » ?
Pour y répondre, il faut s’interroger sur la nature de l’expertise 23. On peut opérer une distinction entre les expertises qui portent sur l’établissement des faits et celles qui portent sur l’auteur
de l’infraction (expertise psychiatrique par exemple). L’expertise
historique n’entre ni dans un cadre ni dans l’autre. En tant que
témoin, l’historien n’a pas accès au dossier : cette disposition paradoxale ne permet pas à son témoignage d’entrer dans le premier
cadre évoqué ci-dessus. Il n’entre pas plus dans le second cadre,
puisqu’il ne lui a pas été demandé de dire quelque chose sur la
psychologie de Papon, mais sur son comportement (d’autant que,
suivant une règle implicite, plus ou moins bien respectée d’ailleurs, les témoins ne devaient pas prononcer le nom de l’accusé, le
contenu de « l’expertise » ne portant pas directement sur lui).
L’historien apparaît donc chargé de dire le « contexte ».
Qu’est-ce que cela signifie ? Quels sont les liens entre cette question et celle de l’« imprescriptibilité » ? Une des caractéristiques de
ce type de procès tient en effet au fait que les membres de la
Cour, dans leur majorité, n’ont pas vécu la période, ce qui assigne
une responsabilité écrasante à l’historien.
Les historiens cités ont été les suivants, avec chacun un champ
de compétences spécifique : Robert O. Paxton et Henri Amouroux
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21. Voir Frédéric CHAUVAUD et
Laurence DUMOULIN, Experts et
expertises judiciaires en France
1791-1944, Université de Poitiers / GIP Mission de recherche
droit et justice, octobre 1999.
22. Jacques Delarue est commissaire divisionnaire honoraire, membre du Groupe
d’étude de la collaboration au
Comité d’histoire de la
Deuxième Guerre mondiale.
Michel Bergès est professeur de
sciences politiques à l’Université
de Bordeaux IV.
23. On pourra se reporter à
l’article de Pierrette PONCELA,
« Droit pénal : les experts sont
formels », Pouvoirs, 55, 1990,
p. 95-106.
L. Israël, G. Mouralis
Le chercheur en sciences
sociales comme acteur du
procès ?
ont été chargés d’évoquer le contexte général de l’Occupation, puis
Jean-Pierre Azéma est venu parler de la Révolution nationale, Philippe Burrin de la Collaboration d’État, Marc Olivier Baruch de
l’administration et, enfin, René Rémond de l’antisémitisme (ce
dernier avait quelques réticences à venir témoigner sur cette question, considérant que ce n’était pas sa spécialité). Il est à noter enfin qu’aucun exposé sur la puissance occupante n’a été sollicité
par les parties 24.
En définitive, cette problématique aboutit à deux grandes
questions : est-ce qu’un contexte existe en soi, peut-on ne pas
avoir en tête une question préalable 25 ? Pour y répondre, il faut
souligner que la question préalable n’appartient pas à l’expert. De
plus, tout raisonnement juridique se fonde sur une qualification a
priori des faits (même si elle peut être problématique, comme ce
fut le cas à Nuremberg où il y eut des imputations rétrospectives),
sans parler de la part de « subjectivité » de l’historien sur certaines questions, par exemple la « résistance » d’un fonctionnaire en
1943-1944. Autre problème : les historiens qui ont témoigné en
bloc au début du procès n’ont jamais été rappelés par la suite,
alors que le procès a parfois buté sur des questions historiques
qui ont été dès lors débattues comme de simples faits d’opinion
(ce fut déjà le cas au procès Touvier). Le problème ne se serait certainement pas posé de la même manière si les historiens étaient
intervenus lors de l’instruction.
Comment faire, enfin, une démonstration qui aille du particulier au général pour finalement revenir au particulier ?
La fonction de l’expertise
24. Eberhard Jäckel, cité comme
témoin, n’est pas venu témoigner (voir infra).
25. Ces questions sont développées plus amplement par Henry
ROUSSO dans La hantise du passé, Paris, Textuel, 1998.
La présentation du contexte a sans doute été importante pour
le jury. Il reste néanmoins que ses membres n’ont pas vécu à cette
époque. On peut avoir le sentiment que l’expertise des historiens a
plus ressemblé à une expertise psychiatrique qu’à une expertise
technique, puisqu’elle a servi finalement à évaluer... les intentions
de Papon (ce fut probablement aussi le cas au procès Touvier).
Le risque d’instrumentalisation des historiens a été permanent : la Justice, notamment l’avocat général et les parties civiles,
avaient toute latitude pour exploiter les connaissances des historiens (à l’instar de Serge Klarsfeld). Ce procès a permis de jouer
sur la légitimité de l’historien : la présence de celui-ci fondait en
effet le caractère supposé « historique » du procès (à travers ses
prétentions « pédagogique », « mémorielle », etc.).
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Droit et Société 44/45-2000
I.3. La justice et le concept d’action publique
(intervention de Michel Setbon)
Lors du colloque « Les sciences sociales et l’action 26 », Michel
Setbon avait conclu que, pour lui, la question de la légitimité de sa
présence sur la scène judiciaire ne s’était pas posée en tant que
telle dans la mesure où son intervention était justifiée par trois
facteurs : l’existence d’une recherche déjà réalisée sur le sujet, son
extériorité par rapport au champ concerné, le fait enfin de s’être
intéressé au problème avant que la Justice ne s’en saisisse. Ce qu’il
retirait de cette expérience concernait davantage la mise en évidence d’une opposition radicale entre logique judiciaire et logique
scientifique, la première cherchant des coupables ou des responsables tandis que la seconde visait à comprendre et à expliquer le
phénomène, en l’occurrence les contaminations post-transfusionnelles par le virus du SIDA entre 1981 et 1985 en France.
Michel Setbon fut confronté à la scène judiciaire une première
fois en 1993 lorsqu’il fut cité comme témoin lors du procès en appel qui suivit le procès en correctionnelle de Michel Garretta 27,
Jean-Pierre Allain 28, Jacques Roux 29 et Robert Netter 30. Appelé à
témoigner pour présenter les conclusions de son livre récemment
publié, le sociologue ressentit une totale incompréhension, comme
si on ne parlait pas le même langage de part et d’autre de la barre,
la Cour voulant avant tout savoir si les trois inculpés étaient coupables. Parallèlement à ce « premier procès » du sang contaminé,
étaient menées deux instructions ; la première allait conduire à la
comparution de trois anciens ministres devant la Cour de justice
de la République, alors que la seconde concernait la mise en examen pour empoisonnement ou homicide involontaire de conseillers ministériels, de transfuseurs et de membres de la Direction
générale de la Santé. C’est dans le cadre de cette seconde instruction que Michel Setbon fut sollicité pour réaliser une expertise versée au dossier. C’est cette expertise qui conduisit Laurent Fabius à
demander sa comparution comme témoin lors du procès devant la
Haute Cour de justice. C’est donc pour rendre compte d’une recherche conduite entre 1989 et 1992 31 que Michel Setbon intervint finalement sept ans plus tard devant la Cour de justice de la
République.
L’approche explicative et causale du phénomène – celle de
l’expert – aboutit à des conclusions totalement différentes des
conclusions judiciaires, en refusant une approche individuelle de
la culpabilité. En effet, pour la Justice, la faute résidait dans
l’introduction considérée comme trop tardive des tests de dépistage par les pouvoirs publics (1985). Pour M. Setbon, la cause est à
chercher bien en amont, dans la non-application de la circulaire de
juin 1983, qui seule permet d’expliquer le nombre très important
167
26. Colloque qui s’est tenu le 16
décembre 1998 à l’ENS Cachan.
27. Ex-directeur du Centre national de transfusion sanguine
(CNTS).
28. Ex-médecin chef du CNTS.
29. Ex-directeur général de la
Santé.
30. Ex-directeur du Laboratoire
national de la santé (il fut le seul
à être relaxé).
31. Publiée notamment dans un
livre paru en 1993 : Michel
SETBON, Pouvoirs contre sida. De
la transfusion sanguine au dépistage : décisions et pratiques
en France, Grande-Bretagne et
Suède, Paris, Seuil, 1993. Sur le
débat évoqué ici, on pourra
également se reporter à la Tribune publiée par Michel SETBON
dans Le Monde daté du 6 mai
1993 : « Quand punir n’explique
rien ».
L. Israël, G. Mouralis
Le chercheur en sciences
sociales comme acteur du
procès ?
de contaminés en France, par comparaison avec d’autres pays
comme la Grande-Bretagne (où l’introduction du test prit pourtant
deux mois de plus) ou la Suède. La spécificité française tient au
fait que, jusqu’à la mise en place du test de dépistage, aucun barrage ne fut mis en place pour écarter les donneurs à risque.
En 1999, lors du procès des anciens ministres devant la Cour
de justice de la République, M. Setbon put présenter de façon détaillée, en reprenant l’ensemble de sa démarche, le rapport d’expertise qu’il avait réalisé à la demande de Laurent Fabius. Dans
son analyse, le chercheur insistait sur les causes multiples (très
peu de gens étaient convaincus de l’importance de cette pathologie, le risque induit par les transfusions sanguines était largement
sous évalué...) qui permettaient de réfuter l’approche judiciaire
centrée sur la culpabilité individuelle. Pour Michel Setbon, il fallait
faire apparaître l’inadéquation radicale entre le fait que la Justice a
besoin de faits précis pour incriminer les actes des personnes
qu’elle juge, en particulier en s’appuyant sur des chronologies très
précises, et la nature floue de la connaissance médicale ou sanitaire : on peut parler d’augmentation progressive de la certitude,
mais pas de passage brutal de l’ignorance au savoir (comme le
supposait le tribunal en reprochant aux ministres un écart de trois
mois, considéré comme « inutile », entre la connaissance supposée
du mécanisme de contamination et la décision politique). Cette
approche, déconcertante pour les membres de la Cour, semblait
leur faire découvrir une autre façon d’envisager la question. Le
phénomène mis en lumière par Michel Setbon – l’importance cruciale de la mauvaise sélection des donneurs depuis 1983 – n’avait
pas été pris en compte par la justice jusqu’à présent, comme en
témoigna la surprise des magistrats de la Cour de justice de la République. Le procureur évoqua alors une « déroute collective du
corps médical ».
La problématique se déplaça ainsi vers une deuxième question : les ministres étaient-ils responsables de la non-application
des circulaires ? En effet, la circulaire de 1983 n’avait pas été prise
en compte par les professionnels médicaux dans le contexte
d’incertitude scientifique de l’époque. Il fallut alors faire comprendre à la Cour qu’une circulaire technique comme celle de
1983 ne relevait à l’évidence ni de l’initiative ni du suivi des Premier ministre, ministre de la Santé ou ministre des Affaires sociales, mettant ainsi en évidence le fait que les circulaires, « parent
pauvre » de l’arsenal réglementaire au sein de l’administration,
sont rarement appliquées. Là aussi, la mise en évidence de ce phénomène ne manqua pas de susciter des réactions d’étonnement à
l’audience.
En ce qui concerne les relations entre Justice et sciences sociales, on peut, à l’aune de cette expérience, tirer quelques conclusions. Malgré certains progrès récents (lors du procès du sang
168
contaminé, l’approche de Michel Setbon a été relayée par les médias), le fossé reste grand entre la demande judiciaire et les avancées des sciences sociales :
— Le concept d’action publique est totalement étranger à la logique judiciaire : l’action publique est de nature fondamentalement
incertaine, d’autant que l’attitude des acteurs est toujours une inconnue. Cette dimension n’est pas prise en compte par la justice
pénale qui individualise l’action.
— Le passage de l’incertitude à la certitude scientifique est très
difficile à déterminer. À quel moment en effet une connaissance
scientifique devient-elle « certaine » ? La Justice avait lors de ces
procès une représentation simplifiée voire naïve de la science et de
son application en santé publique, incapable d’intégrer l’incertitude résiduelle forte propre à l’action publique dans ces domaines, que ce soit à propos de la mise en évidence des dangers liés
aux transfusions ou en ce qui concerne l’utilisation du test de dépistage. Ce n’est pas parce qu’un test existe que cela suffit à déterminer sa mise en œuvre dans la politique d’un pays, il y a des
exigences politiques et techniques qui font qu’une telle mise en
œuvre a des conséquences qu’il faut pouvoir évaluer. La prise en
compte des temps de latence inhérents à l’évolution de la connaissance scientifique ainsi que des conséquences qu’il était nécessaire de mesurer fait qu’il n’est pas pertinent d’expliquer la situation française – caractérisée par un grand nombre de contaminations relativement à d’autres pays industrialisés – par des prises
de décision trop tardives. Par contre, l’analyse sociologique a permis de mettre en évidence le retard pris en France dans la sélection des donneurs, laquelle était possible immédiatement, sans
coût, ce qui aurait permis d’éviter la majorité des contaminations.
Deux aspects importants furent ainsi négligés par la Justice :
quelle place accorder à la réticence (l’ignorance ?) des médecins à
l’égard de la sélection des donneurs, cette question ayant d’abord
été considérée comme peu ou pas importante ? Ici, la Justice ne
peut pas trancher. Et quelle place accorder à la comparaison entre
les différents pays ? Nombreux sont ceux où il y a eu autant de
victimes sans qu’il y ait de procès, notamment aux États-Unis.
La justice se réfère à des normes pour juger des individus qui
les transgressent. Or, en santé publique, l’action s’inscrit dans le
phénomène général de l’action publique qui est de nature politique et où les responsables doivent sans cesse innover pour faire
face à des problèmes inédits. Le débat est le suivant : soit on refuse l’incertitude inhérente à l’action publique (et l’on vise le risque zéro, ce qui revient à paralyser toute action, le danger étant de
pénaliser l’action publique en matière de santé et de considérer
comme criminels ceux qui ont mal agi aussi bien que ceux qui ont
bien agi, mais trop tardivement, érigeant en crime les effets d’un
mauvais choix), soit on l’accepte et on repense l’action publique en
169
Droit et Société 44/45-2000
L. Israël, G. Mouralis
Le chercheur en sciences
sociales comme acteur du
procès ?
l’intégrant, de manière à ce qu’elle soit aussi peu coûteuse que
possible. C’est ce qu’a finalement admis la Cour de justice de la
République en reprenant à son compte, jusque dans le verdict, la
question centrale de la mauvaise sélection des donneurs par le
corps médical. De plus, elle n’a pas jugé que le retard des pouvoirs
publics était un élément important (sur ce point, un procès ultérieur doit d’ailleurs avoir lieu).
II. Commentaires du débat
II.1. Les leçons du débat pour les intervenants
32. Voir Robert O. PAXTON, La
France de Vichy 1940-1944, édition revue et mise à jour, Paris,
Seuil, coll. « L’Univers historique », 1997 (1re éd. 1972).
33. Voir, par exemple, Philippe
BURRIN, La France à l’heure allemande, Paris, Seuil, coll.
« Points. Histoire », 1997.
Lors de la discussion, les intervenants sont revenus sur un
certain nombre de points (le plus souvent au sujet du procès Papon) que nous récapitulons brièvement :
— Dans un procès comme le procès Papon, une sorte de « vertu de
naïveté » est mise en avant puisqu’on exige des « témoins »
(comme des jurés) la non-connaissance du dossier. Il faut par ailleurs tenir compte de l’intériorisation par les magistrats d’une
connaissance historique préexistante. On peut penser qu’elle coïncide avec l’approche de Robert O. Paxton 32 dans la mesure où
c’est celle-ci qui a prévalu (jusque dans le verdict). En général, elle
ne prend pas en compte les progrès de la connaissance historique.
Ainsi, le point de vue de Philippe Burrin 33, beaucoup plus problématique, n’a pas été retenu par la cour d’assises. En somme, la
Justice ne veut entendre que ce qu’elle connaît déjà, mais énoncé
par des historiens.
— Dans le procès Papon, on retrouve la question de la responsabilité : individuelle en principe, mais aussi collective dans la mesure
où l’action de Papon s’inscrit dans une chaîne de responsabilités
(partie intégrante du fonctionnement de l’État). Le fossé se creuse
de plus en plus entre l’individu et ce qu’il représente (ou symbolise).
— Dans le cas de Maurice Papon, implicitement, ce qu’il n’a pas
fait le charge autant que ce qu’il a fait (on retrouve là une problématique apparue dans les procès relatifs au sang contaminé), ce
qui renvoie au processus de criminalisation des « non-comportements » des (hauts) fonctionnaires. Cela dépasse de loin la vieille
notion de « non-assistance à personne en danger ». Ce procès
s’inscrit ainsi dans un mouvement plus général de pénalisation de
l’action publique.
— La Justice met en œuvre une pratique « positiviste » de
l’histoire. Dans le procès Papon, l’absence de comparaison avec
des cas similaires ne permet pas de dégager des lois générales.
170
Droit et Société 44/45-2000
II.2. Les leçons du débat pour ses auditeurs
Il existe une parenté entre des procès contemporains mais apparemment sans lien les uns avec les autres. L’affaire du sang
contaminé comme le procès Papon illustrent le processus en cours
de pénalisation de l’action publique : désormais, en effet, les fonctionnaires doivent répondre individuellement de leurs actes. La
responsabilité des fonctionnaires relève de moins en moins du
droit administratif, invoqué surtout par la défense mais souvent
ignoré en tant que tel par les magistrats des juridictions pénales.
Plus généralement, ces procès traduisent certaines mutations
contemporaines du droit pénal lui-même, en particulier dans le
domaine de la responsabilité 34 : comme l’a souligné Mireille Delmas-Marty, la notion de « risque » tend à se substituer à celle de
faute, ce qui pourrait conduire à paralyser l’action publique dont
la nature est foncièrement « incertaine », d’autant que le « risque
zéro » est hors de portée. De la même manière, la « dangerosité »
semble se substituer à la culpabilité. Ainsi, dans le procès du sang
contaminé devant la Cour de justice de la République, il a été reproché aux ministres d’avoir agi trop tard (et d’avoir ainsi pris des
risques). Lors du procès Papon, le ministère public reprochait à
l’accusé tout autant son inaction que ses actes positifs. Lors des
débats, il développait fréquemment la thèse d’une « passivité
complice 35 ».
II.3. Incompatibilités entre la logique judiciaire
et celle des sciences sociales
Deux divergences de fond sont apparues entre la logique judiciaire et celle des sciences sociales.
D’une part, l’approche individuelle de la responsabilité en
droit pénal ne permet pas de penser l’action publique dans la mesure où celle-ci s’inscrit nécessairement dans une chaîne de responsabilités dont l’articulation des « maillons » obéit à une certaine complexité. Ce qui explique que les analyses de Marc Olivier
Baruch au procès Papon sur la question des « délégations de signatures » soient restées sans écho. De même, lorsque Michel Setbon soulignait au procès du sang contaminé que les « circulaires »
ministérielles étaient généralement peu appliquées, cela provoquait la surprise des magistrats. Dans les deux cas, les magistrats
semblent méconnaître la logique bureaucratique, son mode
d’organisation et les relations complexes entre les divers niveaux.
Il est clair que le principe selon lequel « nul n’est responsable que
de ses propres actes » est une garantie essentielle au regard des
libertés individuelles, mais il faut constater qu’il rend faiblement
compte des mécanismes de l’action publique.
171
34. Voir Mireille DELMAS-MARTY,
Vers un droit commun de
l’humanité, Paris, Textuel, 1996,
p. 19-22. Nous renvoyons également à l’étude de Paul RICOEUR,
« Le concept de responsabilité.
Essai d’analyse sémantique »,
Esprit, 11, novembre 1994 (reprise dans Le juste, Paris, éd.
Esprit, coll. « Philosophie »,
1995, p. 41-70).
35. Voir Le Monde des 3 février
et 10 mars 1998. Si Henri
Desclaux ne fait pas de cette
thèse le cœur de son réquisitoire, il souligne néanmoins
dans celui-ci « l’indifférence
criminelle » et « l’inertie volontaire » de Maurice Papon (Le
Monde, 21 mars 1998).
L. Israël, G. Mouralis
Le chercheur en sciences
sociales comme acteur du
procès ?
36. Alban BENSA a souligné la
valeur heuristique de la démarche micro-historique dans : « De
la micro-histoire vers une anthropologie critique », in Jacques REVEL (sous la dir.), Jeux
d’échelles. La micro-analyse à
l’expérience, Paris, Gallimard/
Seuil, coll. « Hautes Études »,
1996, notamment p. 40-48. Un
exemple éclairant de cette démarche est fourni par l’étude de
Christopher R. BROWNING (Des
hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police
allemande et la Solution finale
en Pologne, traduit de l’anglais
par Élie Barnavi, préface de
P. Vidal-Naquet, Paris, Les Belles
Lettres, coll. « 10/18 », 1994)
qui a mené son enquête à partir
des « interrogatoires judiciaires,
conduits dans les années 1960,
de quelque 125 hommes du bataillon » (Préface de l’auteur,
p. 4).
37. L’historien Eberhard Jäckel,
cité comme témoin par les parties civiles, s’est « fait excuser »
pour raisons médicales. Voir
« La liste des témoins », SudOuest, 16 octobre 1997. Par ailleurs, l’impossible audition de
Rolf Holfort au procès Papon a
encore renforcé cette tendance.
Ce procureur de Cologne, qui
avait participé à des procès de
responsables allemands de Bordeaux sous l’Occupation, a finalement renoncé à venir témoigner, suite aux pressions de
la défense et à des menaces
anonymes. Voir Le Monde des
16 février, 18 février et 6 mars
1998.
38. Jean-Noël JEANNENEY, « Un
monstre dans le prétoire :
l’anachronisme », Le Monde,
22 janvier 1999, p. 13.
D’autre part, l’approche judiciaire tend à faire abstraction du
contexte : individualisation, qualification des faits et délimitation
précise de la saisine d’une juridiction conduisent à évacuer le
contexte, c’est-à-dire les conditions sociales et le cadre collectif de
l’action. Lorsque le contexte est réintroduit dans les procès pour
crimes contre l’humanité, il est volontairement déconnecté des
faits jugés. Les historiens cités au procès Papon devaient évoquer
un contexte général avec pour consigne implicite de ne pas se référer à l’accusé. Or qu’est-ce qu’un contexte « en soi » ? Comme le
suggère l’étymologie, cela n’a proprement pas de sens.
Bien que le biais judiciaire se prête particulièrement bien à
une démarche de type micro-historique (fondée sur des études de
cas très localisés dans le temps et dans l’espace), celle-ci ne peut
être adoptée dans un procès parce qu’elle suppose précisément
une réflexion sur les « contextes emboîtés » depuis l’échelle la
plus locale jusqu’aux échelles nationale voire internationale 36. Le
prisme judiciaire interdit la mise en relation des faits jugés avec
d’autres faits – analogues ou non – qui ne font pas partie de la saisine de la Cour (cela est d’ailleurs une garantie sur le plan des libertés individuelles). Dans le procès Papon, aucune approche
comparée des administrations préfectorales n’a été esquissée,
tandis que le contexte international a été passablement délaissé,
alors que la situation de la préfecture régionale de la Gironde en
zone occupée (jusqu’en 1942) exigeait un éclairage sur le rôle de la
puissance occupante 37.
Le risque majeur d’une telle approche est celui de l’anachronisme : la justice privilégie implicitement les comparaisons
dans le temps, entre aujourd’hui et hier, plutôt que dans l’espace,
entre hier ici et hier là-bas. Au cours du procès du sang contaminé,
Jean-Noël Jeanneney a bien montré comment l’acte d’accusation
lui-même proposait une lecture anachronique des faits 38. L’effort
de « compréhension » de l’objet d’étude, avec sa dimension empathique, est en définitive étranger à la logique judiciaire, qui est
avant tout une logique du jugement articulée à une norme matérialisée par le droit.
De manière générale, les sciences sociales et la justice se distinguent par leur mode de questionnement, leur méthode, leur régime temporel et leur fonction sociale.
Les questions judiciaires sont d’abord des questions de droit,
comme l’a souligné notamment Yann Thomas. Ceci entraîne un
certain nombre de conséquences quant à l’approche judiciaire des
faits sociaux. Celle-ci valorise par exemple la part intentionnelle de
l’action individuelle, une dimension souvent difficile à cerner,
voire peu pertinente, du point de vue des sciences sociales. Ainsi,
lors du procès Papon, une partie non négligeable des débats a porté sur la question juridique de l’intention criminelle, étroitement
liée à celle de la connaissance de la Solution finale par l’accusé au
172
moment des faits 39. Cette question d’ordre « psycho-cognitif »
peut sembler insoluble du point de vue de l’histoire qui ne saurait
« sonder les reins et les cœurs ».
Tandis que, du point de vue méthodologique, la Justice et les
sciences sociales (notamment l’histoire) relèvent d’un même
« paradigme indiciaire », pour reprendre la formule de Carlo Ginzburg 40, leurs objectifs respectifs ne sont pas les mêmes. Sans revenir sur la distinction classique juger/comprendre 41, soulignons
leurs fonctions sociales divergentes. La Justice, en particulier, a
une fonction régulatrice, ses décisions sont contraignantes sur le
plan matériel. Elle dispose d’un pouvoir de contrainte jusque sur
le corps de l’accusé. L’émoi suscité par la mise en liberté de Maurice Papon au début de son procès révèle a contrario la charge
symbolique attachée à ce pouvoir. Les sciences sociales, au
contraire, ont pour visée première, en principe, la connaissance
des phénomènes sociaux, même si le chercheur remplit aussi
d’autres fonctions 42.
Soulignons enfin que la Justice et les sciences sociales ne relèvent pas du même régime de temporalité. Le travail judiciaire est
tributaire du temps juridique qui se caractérise par un certain degré de permanence et de répétitivité 43 ; le récit judiciaire relève du
temps « court », celui de l’événement ponctuel et localisé. Les
sciences sociales, l’histoire en particulier, ne sont pas soumises
évidemment à un tel questionnement « itératif » et leur objet peut
ressortir à des « couches » temporelles différentes (temps court,
moyen ou long).
II.4. L’expertise à la croisée des deux logiques
Ces réflexions sur les incompatibilités entre Justice et sciences
sociales sont en grande partie nées d’un débat sur la légitimité
d’une collaboration du chercheur avec l’institution judiciaire.
Revenons d’abord à la définition juridique de l’expertise : elle
est précise et contraignante. Malgré les différences entre expertise
et témoignage des historiens (serment, étape de la procédure, oralité), ces deux postures relèveraient de l’expertise au sens large,
dans la mesure où les compétences d’un spécialiste sont requises
dans les deux cas. Il reste que cette catégorie fondée sur l’hétéronomie du questionnement 44 est un peu floue, étant donné que la
frontière entre autonomie et hétéronomie n’est pas si tranchée.
Quels sont les critères qui attestent que le chercheur a élaboré son
questionnement de manière « autonome » ?
Il faudrait en outre faire la distinction entre une expertise qui
s’insère dans un processus ayant des conséquences pratiques (expertise politique ou judiciaire) et une expertise qui échappe à de
telles responsabilités, au moins directement (public history). Dans
173
Droit et Société 44/45-2000
39. Dans son verdict, la Cour n’a
finalement pas retenu la complicité d’assassinat qui supposait une préméditation et, par
conséquent, la connaissance de
l’entreprise génocidaire.
40. Carlo GINZBURG, « Traces.
Racines d’un paradigme indiciaire », in ID., Mythes, emblèmes, traces, Paris, Flammarion,
coll. « Nouvelle bibliothèque
scientifique », 1989 (1re éd.
1986), p. 139-180.
41. Voir Marc BLOCH, Apologie
pour l’histoire ou Métier
d’historien, Paris, Armand Colin,
coll. « Références », 1997 (1re éd.
1949), p. 125.
42. Pour Gérard NOIRIEL, les activités du chercheur se déploient
entre trois pôles : le savoir, le
pouvoir et la mémoire ; voir Sur
la « crise » de l’histoire, Paris,
Belin, coll. « Socio-histoire »,
1996.
43. Reinhart KOSELLECK parle de
temps « itératif » : voir
L’expérience de l’histoire, Paris,
Gallimard/Seuil, coll. « Hautes
Études », 1997, p. 173-180.
44. Voir Gérard NOIRIEL, Sur la
« crise » de l’histoire, op. cit.
L. Israël, G. Mouralis
Le chercheur en sciences
sociales comme acteur du
procès ?
le premier cas en effet, la responsabilité de l’expert est lourde,
beaucoup trop pour certains (comme Henry Rousso).
Cela dit, en dernière analyse, c’est la justice qui tranche, elle
maîtrise l’ensemble du processus. Enfermées dans l’expertise, les
sciences sociales sont en position auxiliaire. Les magistrats choisissent en effet la question, le moment, les modalités et, en partie,
les intéressés. Cette position de pouvoir peut les conduire à
contester le discours des sciences sociales. Ainsi, dans le procès
Papon, l’avocat général (Marc Robert) n’a pas hésité à contrer Michel Bergès sur le terrain de la méthode. L’historien, en effet,
s’était montré très critique vis-à-vis de l’acte d’accusation, truffé
selon lui d’« erreurs » et de « confusions », par exemple entre les
documents originaux et les « minutes ». À l’audience du 19 janvier
1998, Marc Robert entend démontrer que Michel Bergès « ne
connaît pas [le] dossier 45 ». Plus généralement, la tentation est
grande pour la justice de se transformer en instance de consécration du savoir : dans le procès qui a opposé Jean-Luc Einaudi à
Maurice Papon en février 1999, le tribunal correctionnel de Paris a
reconnu dans son jugement « le sérieux et la qualité de [la] recherche » d’Einaudi 46. Cette reconnaissance « judiciaire » est d’autant
plus intéressante que celui-ci, parce qu’il n’est pas historien de
formation, ne jouit pas d’une grande considération pour ses travaux dans la corporation historienne.
II.5. La mémoire collective, un autre usage du
passé au cœur de ces procès ?
45. Voir Le Monde, 21 janvier
1998, p. 10.
46. Voir Le Monde, 28-29 mai
1999.
47. Pour Maurice HALBWACHS, à
la différence de l’histoire qui
s’intéresse aux différences et
aux discontinuités, la mémoire
collective privilégie les « ressemblances » et les « régularités »,
en particulier dans le temps : cf.
La mémoire collective, édition
critique établie par Gérard
Namer, Paris, Albin Michel, 1997
(1re éd. 1950), p. 139.
On peut considérer que ces procès sont le lieu de trois usages
du passé : judiciaire/historique ou sociologique/mémoriel. Comment articuler l’usage mémoriel aux deux premiers ? Si cet usage
obéit à une logique proche de celle de l’usage judiciaire, sa fonction sociale n’est pourtant pas la même : la mémoire collective
joue un rôle avant tout identitaire 47. Elle est productrice de cohésion et d’adhésion. Elle participe activement à la définition et à la
délimitation des groupes à l’intérieur de l’espace social. Dans de
tels procès, la mémoire du groupe des victimes en particulier
(« représentées » par les parties civiles) est porteuse d’une charge
symbolique extrêmement forte. Elle n’est cependant pas homogène et univoque dans la mesure où elle est parcourue de tensions
internes et se trouve en situation de « concurrence » avec d’autres
mémoires. La contamination entre les usages judiciaire et mémoriel du passé vient de ce que la Justice est devenue un instrument
de la mémoire dans l’actuelle « économie de la reconnaissance ».
En effet, « la revendication de plus en plus fréquente d’un statut
de victime […] exprime virtuellement une aspiration à une résolu-
174
tion juridique des conflits, un espoir de voir l’attente de reconnaissance honorée par l’intermédiaire d’un tribunal 48 ».
Dans le prétoire, le chercheur est pris entre une logique judiciaire et des logiques mémorielles qui agissent aussi bien à
l’intérieur du procès qu’à l’extérieur (compte tenu de l’amplification médiatique). Cette position est d’autant plus inconfortable
que la parole de l’expert (ou du témoin) orientée en principe vers
la connaissance est sollicitée par l’une des parties en présence qui
la juge susceptible de servir sa cause. Or, chacune des parties (défense, ministère public et parties civiles) est dépositaire d’une certaine mémoire collective dont la visée est la reconnaissance du
groupe. Qu’il le veuille ou non, le chercheur ne peut échapper
complètement à la logique du « combat » judiciaire qui obéit certes à des règles précises, mais où chacun fait feu de tout bois (ou
presque) pour défendre sa cause.
Droit et Société 44/45-2000
*
*
*
La confrontation des expériences « judiciaires » des trois chercheurs, outre les pistes de réflexion qu’elle ouvre, a le mérite de
préciser les rapports respectifs de la Justice et des sciences sociales aux phénomènes sociaux compte tenu de leurs modes de questionnement, de leur méthodologie, de leurs objectifs et de leur
fonction sociale propres. Ce retour réflexif des chercheurs sur
leurs pratiques, s’il contribue à éclairer des logiques largement incompatibles, n’épuise pas pour autant la question problématique
de la légitimité de leur présence dans le prétoire.
48. Jean-Michel CHAUMONT, La
concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance,
Paris, La Découverte, 1997,
p. 325.
175