La sexualité du Moyen Âge au XIXe siècle
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La sexualité du Moyen Âge au XIXe siècle
I / La sexualité du Moyen Âge au XIXe siècle Histoires de la sexualité ? Les sources Les recherches historiques sur la sexualité ont débuté dans les années cinquante avec le développement de la démographie historique. Des techniques spécifiques permettent de saisir les comportements démographiques : naissances légitimes et illégitimes, conceptions prénuptiales, écarts entre les naissances, âges au mariage, remariages, etc. Ces données ne révèlent pas les secrets d’alcôve, mais elles apportent le cadrage statistique préliminaire à toute étude de la sexualité. Car, pour qui désire surprendre les pratiques de l’intime, les sources sont extrêmement limitées. Au cours des dix premiers siècles de notre ère, elles sont quasi inexistantes dans l’Occident médiéval, seuls les textes scripturaux des Pères de l’Église sont disponibles. Cependant, pour les IX-XIe siècles, l’étude des pénitentiels (manuels prescrivant les peines relatives aux différents péchés) se révèle extrêmement riche pour la connaissance des pratiques sexuelles des fidèles de l’Église. C’est leur étude qui a permis à JeanLouis Flandrin de poser les jalons d’une histoire de la sexualité des humbles, paysans et villageois. Au cours des siècles suivants, les sources textuelles et iconographiques, laïques et religieuses, se multiplient ; les manuels de confessions et les sommes théologiques, remplaçant les primitives tarifications des pénitentiels, témoignent du christianisme ordinaire, tandis que les textes canoniques précisent la doctrine de l’Église. Les littérateurs et folkloristes décrivent les mœurs de leurs contemporains. Les médecins de l’âme et du corps abreuvent de conseils les déficients sexuels, tandis que les magistrats rendent compte des procès intentés aux contrevenants de la morale sexuelle. À partir du XIXe siècle, s’adjoint une imposante production statistique : prostitution, déviances en tout genre, tout est dénombré. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, on ne se contente plus de répertorier les individus déviants, on comptabilise et qualifie les actes sexuels au travers de grandes enquêtes statistiques (chapitre IV). La diversification des sources autorise une approche multidimensionnelle des comportements sexuels, mais n’en garantit pas l’objectivité, d’autant que les principaux protagonistes, personnes ordinaires, n’ont pas témoigné de cette intimité. Ainsi, entre les anathèmes proférés par les Pères de l’Église, les suavités des poésies galantes ou les polissonneries des chansons populaires, la vision n’est pas univoque, mais, masculine, elle reste profondément misogyne. Mépris des femmes ou peur des femmes ? Misogynie ou gynophobie ? Selon Alain Corbin, la peur de la femme s’accroît au cours du temps et « la condition de l’infériorité sexuelle masculine hante la vision savante de la femme » [1991] *. Les historiens et la sexualité L’histoire de la sexualité est l’histoire de l’intime, du caché, du non-dit, et les chercheurs doivent faire preuve d’imagination afin de combler des sources lacunaires. Ils interprètent les données disponibles à travers des filtres personnels : « À propos de l’amour et de la sexualité, l’historien, je pense, parle bien davantage de lui-même que lorsqu’il traite de la diplomatie de Gladstone ou du grand domaine carolingien » [Duby, 1991]. Avec la multiplication d’études monographiques utilisant les méthodes de l’anthropologie, on a aujourd’hui une vision plus précise, mais aussi plus complexe, des comportements sexuels de nos ancêtres. Certes, les pratiques sexuelles ont varié dans le temps, mais de façon discontinue et sans aucune synchronisation entre les groupes sociaux, les régions, le milieu urbain ou rural. Ce véritable kaléidoscope des sexualités récuse quelque peu les grandes mises en perspective historiques des années 1970. Un courant émanant des historiens quantitativistes privilégiait la thèse d’une érotisation croissante de la société au cours des siècles ; les historiens des mentalités lui opposèrent celle d’une répression accrue de la sexualité au cours de l’époque moderne (XVIe-XIXe siècle). Querelle acharnée où, parmi les principaux protagonistes, Edward Shorter, tenant de la première * Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’ouvrage. thèse, soutient qu’une révolution sexuelle s’amorce à la fin du XVIIIe siècle avec la naissance de la famille moderne, tandis que Jean-Louis Flandrin, défenseur de l’hypothèse répressive, dénonce la seule prise en compte des indices démographiques pour rendre compte de la vie sexuelle. Après les écrits du philosophe Michel Foucault [1976], le débat s’amplifie. Analysant les discours sur la sexualité, « les technologies du sexe », il récuse l’hypothèse répressive, et propose une lecture nouvelle : de la codification de la chair par la pastorale chrétienne aux stratégies coercitives et comptables du XIXe siècle, plus qu’une loi de l’interdit qui s’appliquerait à l’ensemble du corps social, se profilerait un véritable « dispositif de sexualité » producteur, sinon inventeur, de sexualité. Depuis le début des années 1980, les recherches historiques sur la sexualité sont en mutation. Des chercheuses ont féminisé la mise en perspective d’une histoire de la sexualité jusqu’alors exclusivement masculine, et le temps des grandes entreprises explicatives semble ajourné. Un grand nombre d’historiens se cantonnent aux monographies. D’autres privilégient un angle d’approche : la prostitution, la pudeur, la violence, l’homosexualité, la tendresse, le plaisir, etc. Les cadres démographiques Dessinant, sur le long terme, des évolutions de comportements sexuels, la fiabilité de certains indicateurs démographiques apparaît incontestable. Ainsi, dans une société qui ne tolère la sexualité qu’à l’intérieur du cadre matrimonial, le premier indicateur de la spécificité de la vie sexuelle est l’âge au mariage. Dans le haut Moyen Âge, les unions sont précoces et les écarts d’âge entre conjoints faibles. Dès la fin du Moyen Âge (XIVe-XVe siècle), les écarts d’âge entre époux se creusent. Si les jeunes filles sont mariées jeunes, avant 16 ans, les garçons doivent attendre de s’installer pour fonder une famille et sont souvent âgés de plus de 25 ans le jour de leurs noces. Par la suite, l’âge moyen au mariage ne cesse de s’élever, surtout pour les filles, il passe de 19,1 ans à la fin du XVIe siècle à 23,4 ans au milieu du XVII e . Dans le Bassin parisien, sous le règne de Louis XIV, il atteint 26,6 ans pour les époux et 24,5 ans pour les épouses. Dans certaines villes, l’engagement matrimonial est encore plus tardif : 29 et 27 ans. Au cours du XIXe siècle, l’âge au mariage s’abaisse : les hommes convolent en moyenne à 28,4 ans et les femmes à 25,8 ans dans la génération 1826-1830 ; à 26,2 ans et 23,1 ans dans la génération 1901-1905. Les historiens sont divisés sur l’interprétation des pourcentages de naissances hors mariage. Les tenants du courant quantitativiste les brandissent comme preuve de la liberté croissante de la sexualité, tandis que, leur reprochant de ne pas tenir compte des comportements contraceptifs, leurs opposants récusent cette analyse. Le pourcentage de naissances illégitimes, très faible jusqu’à la première moitié du XVIIIe siècle, ne dépasse pas 1 % de l’ensemble des naissances. À partir de 1750, cette proportion progresse rapidement : en 1790-1791, on en comptabilise 3,3 %, en 1851-1860, 7,4 %, en 1911-1913, 8,7 %. La croissance du nombre de naissances hors mariage est surtout notable dans les villes, refuge des filles « abandonnées et déshonorées ». À la veille de la Révolution, les naissances illégitimes représentent 8 % à 12 % des naissances urbaines. À Paris, en y incluant les enfants abandonnés venant de province, cette proportion atteint 30 % [Lebrun, 1988]. Au début du XIXe siècle, ce taux varie de 16,2 % dans les petites villes à 22,5 % dans les grandes villes — non compris Paris [Segalen et Fine, 1988]. Une grande partie de ces naissances illégitimes est imputable au développement du concubinage, phénomène qui échappe aux mesures démographiques, réalisées à partir des statistiques de l’état civil. En l’absence de pratiques anticonceptionnelles, les conceptions prénuptiales, c’est-à-dire survenues moins de huit mois après le mariage, peuvent donner une estimation de la sexualité avant le mariage. Mais cet indicateur, comme révélateur de la sexualité préconjugale, pose le problème de la définition de l’union licite, car dans certaines régions l’engagement coutumier garantit l’union des corps et légitime son fruit, la grossesse. C’est le cas de l’Angleterre où l’on observe un taux de 20 % de conceptions prénuptiales dans les années 1650-1749 et 40 % dans la seconde moitié du XVIIIe siècle [Matthews-Grieco, in Duby et Perrot, 1991]. En revanche, dans la France rurale du Nord, la forte croissance de la proportion de conceptions prénuptiales qui passe de 4 % au début du XVIIIe siècle à 20 % dans la seconde moitié du siècle, atteste d’une relative liberté prise avec l’institution matrimoniale [Segalen et Fine, 1988]. L’analyse de la fécondité permet de cerner la pratique de la contraception. Les démographes ont constaté la diminution du nombre moyen d’enfants par famille, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, en France, bien avant les autres pays européens. Cette baisse se poursuit tout au long du XIXe siècle et les femmes nées en 1900 ne donneront naissance qu’à deux enfants en moyenne. Cette chute prodigieuse de la fécondité n’a été rendue possible que par une maîtrise drastique des conceptions, donc Manières d’habiter, manières d’aimer Quelle que soit l’époque, le logement populaire est exigu. Dans le Paris ouvrier, voire employé, des années 1950, chaque soir on dépliait les lits-cages dans la cuisine pour dormir. Dans le passé, cette promiscuité n’est pas l’apanage des plus défavorisés. À Lyon, au XVIII e siècle, près de la moitié des logements d’artisans ou d’ouvriers sont constitués d’une unique pièce [Flandrin, 1976]. Au Moyen Âge, le lit clos des paysans bretons accueille pour la nuit toute la maisonnée, « quant aux riches, leurs vastes demeures encombrées de domestiques et de visiteurs les empêchent de vivre dans l’intimité de leurs femmes et de leurs enfants » [ibid.]. Cette promiscuité en compagnie d’une domesticité méprisée et devant laquelle on n’a rien à cacher, a fortiori son corps et ses ébats amoureux, diffère de l’entassement des familles plus pauvres, même si dans les deux cas l’Église s’insurge contre de tels usages « qui donnent lieu à d’horribles péchés ». La recherche de l’intimité et l’émergence du sentiment de pudeur se manifestent au XVIIIe siècle et deviennent des normes sociales au XIXe siècle. Mais à l’époque où la notion d’intimité n’existait pas, ce rapprochement obligé des corps, souvent harassés par un dur labeur, offrait-il une « chaleureuse intimité », comme semble le suggérer Flandrin ? De la chaleur certes, mais était-elle propice ou préjudiciable aux ébats et à l’éducation sexuelle ? Au XIX e siècle, le domaine privé, c’est la maison [Perrot, in Ariès et Duby, 1987], mais seul l’intérieur bourgeois offre les conditions de l’intimité garante d’une sexualité conjugale. Dans le monde rural, « la maison-bâtiment est un instrument de travail plus qu’un “intérieur” et les ébats amoureux se déplacent à l’“extérieur”. Les occasions de se rouler dans les foins, de faire la culbute tout en gardant les troupeaux, sont nombreuses. Autant d’escapades, plaisirs champêtres impossibles dans les villes, où “des familles de huit et dix personnes s’entassaient dans ces charniers, sans même avoir un lit souvent, les hommes, les femmes, les enfants en tas, se pourrissant les uns les autres, comme les fruits gâtés, livrés dès la petite enfance à l’instinctive luxure par la plus monstrueuse des promiscuités” » [Zola, L’Argent]. Ainsi, les classes laborieuses vivant dans l’insalubrité apparaissent sexuellement désordonnées. une sexualité contrôlée. Pratique d’abord citadine et aristocratique, elle s’est répandue jusque dans les campagnes et a touché toutes les catégories sociales.