La Bague - Numilog

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La Bague - Numilog
La Bague
I l était amoureux, Pablo Pablito, définitivement amou-
reux, douloureusement amoureux des grands yeux noirs,
de la longue tresse qui descendait jusqu’au creux des reins.
Mais à quoi ça pouvait bien lui servir d’être amoureux,
avec les pesos qu’il n’avait pas ?
Aux grands yeux noirs, il faut des robes chères pour
aller dans des restaurants luxueux où règne la pénombre,
où des bougies parfumées brûlent sur la table à la nappe
immaculée, où des serveurs invisibles apportent des mets
rares nommés en français. Au moment du dessert,
lorsque l’heure devient tendre, le trio de musiciens mexicains descend de l’estrade. Accompagné par les guitares
roucoulantes, le chanteur gominé susurre Dolor y Pe rdon !
Pablo Pablito savait que c’était comme ça dans le
monde réel, parce qu’il le voyait quand il rentrait à la nuit
tombée et qu’il s’arrêtait au croisement de la douxième et
de la quatrième rue, devant la boutique d’électroménager.
À travers la vitre sale, oublieux du fracas des moteurs et de
la stridence des klaxons, il regardait avec deux ou trois
autres Asi es la vida ou Me llaman Lolita.
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C h ro n i q u e s d e l’ El d o r a d o
Le temps de se saluer, de partager une cigarette et ça
commençait, la beauté, le luxe, la volupté surtout. Les
jeunes gens, bruns et bien rasés, parlaient dans les cheveux
des blondes et tout se terminait dans un grand lit blanc à
la couette surpiquée. La veste bien coupée reposait sur le
dossier contourné de la chaise et on pouvait deviner le
lourd portefeuille dans la poche intérieure.
Après, on repartageait une cigarette, on se disait à
demain, et chacun repartait de son côté. Pablo vérifiait si
son chargement était bien amarré, il remontait sur son
VTT et tendait les mollets. Derrière, la carriole pesait
lourd. C’est que ça grimpait dur pour aller chez lui, vers
le sud, tout en haut des montagnes, pas loin de la dernière
crête que sautaient les avions volant vers d’autres
horizons.
Jusqu’à Vera Cruz, de rares réverbères éclairaient
encore son chemin. Après Las Nieves, il n’y avait plus rien,
qu’une vague sente qui serpentait entre les broussailles
pour monter à Tres Huecos, le domaine de Don Eliecer
Garcia Gaitan, le père de Maria de los Angeles, le roi du
carton, l’empereur du crochet et du chiffon qui quadrillait
avec sa famille et ses vassaux une grande partie de la ville,
d’Usme à Bosa.
Pablo Pablito passa en danseuse entre deux hautes
murailles de papier à recycler. Il prit à droite une dernière
côte. Tout au bout, en bordure du maquis, il avait sa
cahute adossée au rocher. Il rangea le VTT et la carriole
sous un auvent de bâches plastique. Il déchargea rapidement, habitué à l’obscurité. D’un côté le verre, de l’autre
l’aluminium, les mains protégées par des gros gants de
chantier.
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L a Ba g u e
Quand ce fut fini, il mit un cadenas à la roue arrière et
flatta d’une main cajoleuse la selle évasée. Il en avait rêvé
si longtemps, d’un de ces vélos comme on voit dans les
émissions sportives sur Fox Sport America, brillant, avec
plein d’accessoires. Mais une vie tout entière de canettes et
de bouteilles n’y aurait pas suffi.
Donc, un dimanche matin, il y a quelque temps déjà, il
s’était décidé.
Il était descendu sur la Ciclovia, à la hauteur de l’université et avait attendu. Au bout de dix minutes, il l’avait
vu arriver, lentement, en faisant des zigs et des zags,
comme pour se faire admirer. Noir, avec des filets rouges,
et plusieurs plateaux, et encore plus de vitesses. Il avait un
guidon double, tourné vers l’arrière pour la promenade, et
vers l’avant pour les efforts violents. Ses gros pneus
sculptés pourraient supporter n’importe quel chemin,
même les plus défoncés, même ceux de la montagne de
Tres Huecos. C’était celui-là qu’il lui fallait.
Il s’était mis au milieu de la piste cyclable, les bras en
croix. Le jeune homme à la figure boutonneuse, un étudiant sûrement, avait freiné brutalement. Pablo avait
sorti son cutter, l’avait posé sur le cou de l’ex-cycliste, à
côté d’une veine palpitante. Les autres promeneurs, sur
leur vélo ou leurs patins à roulettes, faisaient un écart
pour les éviter. Il lui avait laissé le maillot jaune avec Cerveza Costeña écrit dessus, mais avait pris le casque profilé
en matériaux composites avec le petit rétroviseur intégré,
fixé par une très légère barre en titane à hauteur de l’œil
gauche. Il allait le laisser partir quand il s’était ravisé. Il
l’avait rappelé et lui avait aussi pris les chaussures spé97
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ciales, noires et moulées, si pratiques pour coincer dans
le cale-pied.
Quand il était remonté à Tres Huecos, tout le monde
s’était moqué de lui, en disant que le Tour de France, c’était pas ici, c’était là-bas, très loin, de l’autre côté de
l’océan, chez les gringos, pas très machos, un peu pédés.
Ce n’était pas grave, il savait bien que ce n’était que de la
jalousie. Mais ce qui lui avait fait mal, c’est quand il avait
vu Maria de los Angeles tourner ostensiblement le dos en
disant très fort que ce n’était pas un vélo pourri qui allait
l’impressionner et qu’elle préférait les voitures. Alors, il
avait appuyé plus fort sur les pédales et une fois chez lui,
il avait pleuré, sans trop savoir pourquoi.
Depuis, les choses se sont un peu arrangées. Il a fabriqué un système ingénieux pour accrocher sa carriole au
VTT. Comme ça, il va plus loin et plus vite. Il se fait parfois de bonnes journées, quand il a de la chance, surtout
le vendredi, s’il va jusqu’à l’université catholique pour la
sortie des classes.
Il a aussi essayé d’oublier Maria de los Angeles. Alors,
quand il a quelques pesos en trop, il ne s’arrête pas pour
regarder Asi es la vida, mais il va jusqu’à Los Martires au
bordel de la Mona Ana Maria, et la vie continue.
Dans sa cahute, il a gratté une allumette et a allumé la
lampe à pétrole. La lumière fumeuse a fait fuir les bestioles. Il a réchauffé le riz et bu une bière. Après, sur sa
pipe à eau, il s’est fait un petit mélange de tabac et de
basuco. Il n’entendait même plus les avions qui passaient
un peu plus haut dans le ciel, pour sauter la crête.
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