Justice au Singulier: Vous aurez ma haine

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Justice au Singulier: Vous aurez ma haine
Justice au Singulier: Vous aurez ma
haine !
Philippe BILGER
Je crains d’être forcément bas mais puis-je avouer que si Antoine Leiris
avait le 16 novembre diffusé, en expliquant pourquoi, « vous aurez ma
haine », j’y aurais vu, plutôt qu’une dégradation de la morale et de
l’humain, le sursaut d’une humanité qui, pour continuer à exister et à se
battre, avait besoin de faire ce cadeau amer aux criminels.Et peut-être le
livre n’aurait-il pas été publié ?
Antoine Leiris est un journaliste parisien devenu veuf à la suite de
l’assassinat de son épouse Hélène au Bataclan le 13 novembre 2015. Il est le
père de Melvil qui est né le 11 juin 2014.
Trois jours après ce crime qui l’a brisé et ce massacre qui a laissé tant de
personnes et de familles endeuillées, Antoine Leiris postait sur Facebook un
message « qui a fait le tour du monde ».
Puis, au début du mois d’avril, il a publié « un bref récit… journal des
douze jours suivant le drame » sous le titre « Vous n’aurez pas ma haine ».
J’ai conscience qu’en m’aventurant sur ce terrain douloureux et intime,
d’aucuns vont vertement me contester, me considérer comme un être sans
délicatesse, à l’âme étriquée. La tragédie qui l’a frappé est incommensurable
et il y a de quoi hurler sa peine face à ce désastre d’un couple amputé et
d’un petit enfant privé de sa mère. On peut la hurler de mille manières et
lui a décidé dès le 16 novembre d’en offrir l’exposition à une multitude
avant qu’un livre nous fasse connaître ses états d’âme et sa détresse pendant
ces douze jours, jusqu’au 25 novembre.
C’est Antoine Leiris qui donc, dans l’urgence, a résolu de montrer ce qu’il a
ressenti dans ses tréfonds et de permettre ainsi aux curiosités dignes ou
vulgaires d’être satisfaites. Alors que tout pouvait demeurer enclos
précieusement dans son quant-à-soi et qu’à l’évidence, au-delà du 25
novembre, ses émotions et son chagrin sont redevenus secrets.
Pour avoir la force de sortir si rapidement de soi et du sombre soudain de
son destin pour l’enseignement de tous, il faut avoir beaucoup de courage. Ou
une personnalité capable de théoriser sur l’innommable qui l’a atteinte. Tout
le monde n’en serait pas capable, n’en aurait pas envie et jugerait même
cette précipitation dans la révélation incongrue, presque choquante.
Des proches expliquent ainsi l’écho planétaire : « Antoine n’est pas
quelqu’un que les médias ont choisi. Les gens l’ont choisi ». Ce qui est sans
doute vrai pour Facebook ne l’est pas probablement pas pour la promotion
exceptionnelle du livre : le journaliste Leiris n’est pas oublié par les
journalistes (Le Monde, Le Figaro, Le Parisien). Avec une page dans le JDD et
une belle photographie de lui triste et alangui.
Si on va au-delà de « la déclaration éperdue à sa femme » sur son message
Facebook, ce qui a suscité une adhésion et une compréhension largement
partagées a trait à sa formule choc : « Vous n’aurez pas ma haine ». Pour,
« de l’intérieur », apporter « de la nuance(…)contre on va zigouiller tous
les barbus(…)ils sont très méchants ».
Attitude noble, grandiose dans sa générosité, presque surnaturelle dans cette
aptitude à s’éloigner vite de sa terrifiante tragédie familiale pour prévenir
les réactions extrêmes, les généralités abusives et la « haine ».
Mais de quelle haine s’agit-il ? S’il est question de ne pas vouer aux
gémonies l’ensemble des musulmans et la part de l’islam qui ne fait pas de la
religion le moyen d’un impérialisme politique meurtrier, cet avertissement va
de soi et nous sommes encore capables de distinguer l’exception et la règle,
le pire et l’acceptable, les assassins de ceux qui n’en sont pas et
commencent enfin, et de plus en plus, à manifester leur opposition à ces
crimes odieux.
Mais, comme je n’ose pas penser qu’Antoine Leiris est dans ce registre, je
suppose que son « vous n’aurez pas ma haine » s’adresse aux assassins de son
épouse et de tant de victimes au Bataclan.
Au risque de surprendre, je suis persuadé que notre monde raffole, après un
consensus contre l’horreur et le caractère inexpiable des crimes, de la
retombée dans un humanisme serein, à la tonalité se voulant objective et
distanciée. D’où la haine serait expulsée. Même la plus compréhensible, la
plus naturelle.
Après l’incandescence du feu, la rationalité et la mesure de l’eau ?
Mais la haine, ce sentiment perçu comme affreusement négatif, est un puissant
stimulant, un ressort empli d’avenir quand le présent atroce rend trop
nostalgique du passé. N’avoir que la haine, ce n’est pas rien, quand les
criminels se sont effacés de la vie par eux-mêmes, que la vengeance privée
est inadmissible en démocratie et qu’on ne sait comment trouver une issue
dans les quatre murs de son malheur.
D’ailleurs quelle autre disposition psychologique adopter à l’encontre des
assassins ? Le mépris, la colère, la révolte ? Evidemment pas la pitié ni
l’indifférence ! Pas si facile d’échapper à la haine !
D’ailleurs, vais-je trop loin quand je perçois dans ce « vous n’aurez pas ma
haine » une résistance, un refus qui relèvent moins de la sincérité que de
l’ostentation. Parce qu’à l’évidence seul un effort impérieux sur soi est
susceptible d’engendrer une si surprenante retenue et une volonté
tragiquement narcissique, le désir d’en faire part aux autres. Comme une
subtile affectation qui vous sépare, vous distingue, vous élève ?
Nous ne saurons jamais ce qu’éprouvent les survivants, les familles pleurant
les disparus, ces incarnations sans doute plus ordinaires, moins sublimes de
la douleur et du ressentiment, face à la démarche d’Antoine Leiris, à son
message du 16 novembre et à son livre forcément impudique.
Et à son « vous n’aurez pas ma haine » qui a fait le tour du monde sans
probablement consoler personne.
Je crains d’être forcément bas mais puis-je avouer que si Antoine Leiris
avait le 16 novembre diffusé, en expliquant pourquoi, « vous aurez ma
haine », j’y aurais vu, plutôt qu’une dégradation de la morale et de
l’humain, le sursaut d’une humanité qui, pour continuer à exister et à se
battre, avait besoin de faire ce cadeau amer aux criminels.
Et peut-être le livre n’aurait-il pas été publié ?
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Justice au Singulier: Vous aurez ma haine !