Non aux nouveaux programmes de l`école primaire !

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Non aux nouveaux programmes de l`école primaire !
Non aux nouveaux programmes de l'école primaire !
Deux anciens ministres de l'Education
nationale, dans des gouvernements de
droite et de gauche, lancent un appel à
Xavier Darcos pour qu'il renonce au
«populisme scolaire» Par Luc Ferry et Jack
Lang
D'aucuns seront sans doute fort surpris de
trouver nos deux noms réunis au bas d'un
même appel. En dépit de tout ce qui
oppose nos choix politiques et
philosophiques, nous avons pourtant les
mêmes raisons de penser que les
«nouveaux programmes de l'école
primaire», rendus publics à la fin du mois
de février, risquent de nuire gravement à la
santé (déjà bien fragilisée) de notre
système éducatif : l'avenir de nos enfants
vaut bien une trêve dans nos querelles
partisanes. Les parents ne doivent pas être
abusés par les promesses d'un «retour aux
fondamentaux» et d'une exigence accrue,
auxquelles nous adhérons tous : car, sous
ces slogans séduisants mais vagues, c'est
exactement l'inverse que le ministère de
l'Education nationale nous propose
aujourd'hui.
On nous annonce des programmes «plus
ambitieux»,
mais,
sur
l'essentiel,
notamment
la
lecture,
l'écriture,
l'expression orale, on en rabat comme
jamais sur le niveau visé. En fin de CM2,
on se contente désormais d'attendre d'un
élève qu'il soit capable d'«orthographier un
texte simple de dix lignes lors de sa
rédaction ou de sa dictée» alors que les
programmes de 2002 demandaient qu'il
sache rédiger un «récit» au moins deux
fois plus long, mais aussi «noter des
informations», «rédiger une courte
synthèse» des leçons, en respectant, outre
les règles d'orthographe et de syntaxe, des
critères de clarté et de cohérence du
propos. Soyons clairs : savoir tout juste
écrire dix lignes sous la dictée ne suffit pas
pour suivre une classe de 6e ! Plus grave
encore, si possible : malgré les affirmations
qui figurent dans la présentation des
programmes, les horaires de français ne
sont
nullement
augmentés,
mais
considérablement réduits par rapport à
ceux de 2002 ! En 2002, le programme de
français comportait obligatoirement et au
minimum deux heures de lecture et
d'écriture
quotidiennes,
auxquelles
s'ajoutait le temps consacré à l'expression
orale et à l'étude de la langue (grammaire,
conjugaison, vocabulaire). Soit treize
heures. Il n'en reste plus que dix
aujourd'hui ! Du reste, comment Xavier
Darcos peut-il prétendre sans sourciller
diminuer tout à la fois l'horaire
hebdomadaire global (qui passe de 26 à 24
heures en raison de la suppression des
heures du samedi matin), augmenter les
horaires de sport et de maths, créer une
discipline nouvelle (l'histoire de l'art) et,
malgré cela, augmenter l'horaire de
français ? Disons-le posément mais
fermement : il s'agit d'un mensonge.
Paresse intellectuelle
Sur bien d'autres sujets encore, les épaisses
ficelles de la com en arrivent à éclipser
totalement le fond des problèmes. Pour
satisfaire à la démagogie ambiante, on
affirme sans vergogne que «programmes
courts = programmes centrés sur les
fondamentaux», alors qu'il suffit de
réfléchir trois minutes pour comprendre
qu'à l'évidence c'est l'inverse qui est vrai :
plus les programmes sont courts dans le
texte officiel, plus ils sont lourds dans la
classe. Si vous mettez «la Révolution
française» sans autre précision au
programme, il est, au sens propre, sans
limite. Un bon programme, c'est d'abord un
programme qui a le courage de faire des
choix et de les expliciter, ce qui suppose un
peu d'espace. La première condition de
l'efficacité des apprentissages, c'est leur
continuité, leur cohérence, d'un jour à
l'autre, d'une classe à l'autre, d'un maître à
l'autre. Et cela suppose un cadre commun
suffisamment clair, qui ne prête pas à une
infinité d'interprétations. Le contraire
même de ce que l'on découvre ici, dans un
texte qui expédie l'apprentissage de la
lecture et de l'écriture au CP et au CEI en
15 lignes ! Et quelles lignes ! Jugez vousmêmes : «Dès le cours préparatoire les
élèves s'entraînent à déchiffrer et à écrire
seuls les mots déjà connus. Cet
entraînement conduit progressivement
l'élève à lire de manière plus aisée et plus
rapide.» C'est tout pour le CP ! Les
nouveaux programmes se vantent avec
arrogance d'avoir renoncé à expliciter et à
choisir, de sorte que la paresse
intellectuelle et le manque de courage se
parent ici des dehors du gros bons sens
pour lâcher la bride à toutes les lubies
pédagogiques. Ce n'est pas non plus parce
qu'on ajoute le mot «morale» pour bien
donner le sentiment, pas même véridique,
d'un «retour à» que l'on améliore en quoi
que ce soit le contenu des enseignements.
Pis encore, le programme de sciences a été
littéralement laminé pour faire place à de
bien vagues notions d'écologie...
Vide abyssal
Nous avions ensemble, l'un comme
ministre, l'autre comme président du
Conseil national des Programmes, piloté le
vaste chantier de refonte des programmes
de l'école primaire entre 2000 et 2002. Que
ce travail puisse et doive être amélioré,
nous sommes les premiers à en convenir.
Mais qu'on le liquide purement et
simplement pour le remplacer par un vide
abyssal est proprement consternant. Malgré
nos divergences de fond sur d'autres sujets,
nous nous étions accordés sur l'idée que
l'élaboration des programmes devait être
désormais transparente et publique. C'est
dans cette perspective que le soin de
réfléchir aux contenus d'enseignement fut
confié à un groupe de personnalités
reconnues, présidé par Philippe Joutard,
historien et ancien recteur estimé de tous.
Nous voulions ensuite que ces programmes
fussent réellement utiles, non seulement
aux instituteurs chargés de les mettre en
oeuvre, mais aussi - c'est peut-être leur
principale fonction - aux auteurs de
manuels scolaires pour lesquels ils
constituent le cahier des charges.
Jusqu'alors, les programmes de l'école se
contentaient, comme celui qu'on nous
propose à nouveau aujourd'hui, d'être un
catalogue de voeux pieux, du genre : «Au
CM2 l'enfant maîtrise les principales
règles de l'expression écrite, il sait se
comporter avec respect avec autrui...», et
autres déclarations aussi péremptoires
qu'inopérantes. A la place de ces
injonctions creuses, nous souhaitions
indiquer enfin des progressions concrètes,
autant que possible précieuses pour les
maîtres débutants, et rassurantes, car
stables, pour les plus chevronnés. Disonsle franchement, c'était une petite révolution
par rapport à la langue de bois «éducnat»
jusqu'alors en vigueur. Tous deux
préoccupés par la montée de l'illettrisme,
nous étions soucieux que, par-delà la
pluralité des méthodes de lecture (il y a des
centaines de manuels différents sur le
marché de l'édition scolaire !), les
programmes fixent enfin un cadre
commun, solide et intelligible par tous. Le
groupe de Joutard avait fait sur ce point un
travail réellement remarquable et innovant.
Ce sont tous ces efforts qui risquent d'être
anéantis
aujourd'hui.
Imposture
Entre autres choix forts, nous avions limité
volontairement
le
programme
de
grammaire à l'essentiel : en gros, les
marques du pluriel («s» et «ent»), la
conjugaison, les règles les plus utiles de
l'orthographe, le bon usage des «mots de
liaison» et quelques autres éléments de bon
sens. En contrepartie de cet authentique
travail de «réduction aux fondamentaux»,
nous avions imposé explicitement un
temps quotidien incompressible de lecture
et d'écriture de deux heures trente par jour
aux CP et CE1 et de deux heures par jour
du CE2 au CM2, parce que des enquêtes
précises de l'inspection montraient que ce
temps pouvait varier de 1 à 4 selon
l'enseignant ! C'était là une décision aussi
inédite que cruciale. Notre conviction était
que seule la pratique assidue de l'écriture et
de la lecture permet aux enfants de
maîtriser la langue, les exercices abstraits
d'analyse grammaticale devant être
réservés au collège. Les nouveaux
programmes menacent de détruire ces
apports bénéfiques. La vérité est qu'ils s'en
moquent parce que leur seule véritable
visée est un affichage politique qui relève
d'une catégorie relativement nouvelle :
celle du «populisme scolaire», dont on
pourra se faire une première idée au travers
des quelques exemples que nous avons
évoqués et de ceux qui vont suivre.
Comment croire, notamment, comme le
prétend sans rire le dossier de presse
présentant les nouveaux textes, qu'une
réforme des programmes et des horaires,
quelle qu'elle soit, puisse, à elle seule,
permettre de «diviser par trois en cinq ans
le nombre d'élèves qui sortent de l'école
primaire avec de graves difficultés» ?
Même s'ils étaient sublimes, infiniment
supérieurs à ceux de 2002 - ce qui est tout
l'inverse -, une telle affirmation relèverait
de l'illusionnisme. Il n'est pas un spécialiste
du système scolaire pour y croire une
seconde tant il est évident que l'échec
scolaire relève de bien d'autres paramètres.
Un bon programme n'est jamais la
condition suffisante du succès : au mieux,
et c'est déjà beaucoup, il favorise la réussite
du plus grand nombre, quand un mauvais
le handicape sévèrement. En revanche,
l'opération politicienne est transparente :
elle consiste à faire croire à un public
ignorant des textes en vigueur, mais qu'une
sourde angoisse associée au sentiment
diffus que «tout fout le camp» prédispose à
avaler la couleuvre, que les programmes
élaborés en 2002 étaient «modernistes»,
écrits dans un jargon incompréhensible,
bref, «soixante-huitards» (ce qui pour l'un
d'entre nous au moins est un comble !), et
qu'il est temps de restaurer les bonnes
vieilles recettes du temps de nos aïeux.
Succès garanti dans les chaumières. Si
c'était vrai, nous signerions peut-être des
deux mains (encore que l'idéalisation du
passé ne soit jamais un guide sûr), mais
c'est en l'occurrence une imposture. On
laisse entendre, par exemple, que les
actuels programmes d'histoire sont non
chronologiques ou qu'ils ne comportent
aucune référence aux personnages et aux
événements concrets, que la grammaire à
l'ancienne, comme on dit des confitures,
n'est plus enseignée, qu'on ne fait plus de
dictées, de rédactions ni de récitations, etc.,
mais tout cela est faux, archifaux. Cela fait
belle lurette - depuis Chevènement, à vrai
dire que l'enseignement de l'histoire est
redevenu chronologique et, dans nos
documents d'application de 2002, on
trouve toutes les références précises aux
dates, événements et personnages
principaux.
Reniement
On dit encore, comme l'a fait d'ailleurs à
juste titre le président de la République,
que c'est désormais la nation tout entière
qui doit s'intéresser aux contenus
d'enseignement et qu'il ne faut plus les
réserver à d'obscurs experts au jargon
digne des médecins de Molière. Mais de
nouveau la réalité est en contradiction
radicale avec l'affichage démagogique.
S'agissant des nouveaux programmes, nul
ne parvient à savoir, pas même les anciens
ministres de l'Education que nous sommes,
comment et par qui ils ont été rédigés ! Et
pour cause. Les groupes d'experts, présidés
et composés par des personnalités
identifiables et reconnues, ont disparu. Le
Conseil national des Programmes a été
supprimé, et l'Inspection générale ellemême n'a pas été saisie du dossier ! Est-il
raisonnable de laisser de simples
conseillers du ministère ou de l'Elysée
élaborer dans l'opacité la plus totale des
textes voués à régir l'école de la nation
pour dix ans au moins et qui concernent
des millions de familles et de citoyens ?
Prenons un exemple tout à fait concret :
dans les nouveaux programmes, décision a
été prise sans aucune concertation de
diminuer environ par trois le temps
consacré à l'enseignement de l'histoire et de
la géographie afin de faire plus de place au
sport et aux mathématiques : ce choix
lourd de menaces ne peut-il être discuté
publiquement ? Tous les démocrates ne
peuvent que rejeter cette méthode
aberrante.
En 2004, Xavier Darcos, alors ministre
délégué à l'Enseignement scolaire, publiait
avec l'un d'entre nous les programmes
élaborés sous l'égide de Jack Lang : belle
preuve d'ouverture d'esprit et de continuité.
Dans la préface, signée Ferry-Darcos, nous
faisions l'éloge de ce travail et nous lui
donnions notre imprimatur. Pourquoi ce
reniement aujourd'hui sinon pour des
motifs de pure communication, parce que
le «look réac» plaît, hors de toute réflexion,
à un certain électorat. S'il suffisait d'être
réactionnaire pour être génial, cela se
saurait. Nous en appelons donc à
l'honnêteté de Xavier Darcos et à son sens
des responsabilités : il faut cesser de
bouleverser sans cesse élèves, parents et
professeurs à chaque changement de
gouvernement ! Il faut au contraire
préserver ce qui a été fait de bon par le
passé, quelle qu'ait été la majorité de
l'époque. Les professeurs ont plus qu'assez
de ces changements aussi incessants
qu'inutiles. S'il y a quelques points à
modifier, qu'on les modifie en conservant
l'essentiel, mais qu'on ne sacrifie pas
l'intérêt des enfants et des professeurs à des
motifs de pure tactique politicienne.
Luc Ferry
Philosophe et auteur de nombreux
ouvrages, Luc Ferry a été ministre de la
Jeunesse, de l'Education nationale et de la
Recherche, de 2002 à 2004, du
gouvernement Raffarin.
Jack Lang
Député socialiste du Pas-de-Calais, ancien
ministre de la Culture, Jack Lang a été
ministre de l'Education nationale, de 1992
à 1993, du gouvernement Bérégovoy et, de
2000 à 2002, du gouvernement Jospin.
Gilles Anquetil
Le Nouvel Observateur