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AVIS D’EXPERT Sociétés en difficulté La Loi de Sauvegarde est-elle déjà vouée à l’échec ? Droit La législation appliquée depuis janvier s’appuie sur une notion de créanciers qui risque d’entraîner des traitements différenciés. Explications. 8 la dette bancaire. Acteurs devenus incontournables, ils imposent leur modèle économique à la société lors des discussions. Dans ce contexte, on déplorera en particulier, le fait que le législateur français ait ignoré ce phénomène et se soit notamment attaché à appréhender les créanciers au regard de leur statuts (établissements de crédit – principaux fournisseurs) et non au regard de la nature des créances détenues. Cette distinction n’est-elle pas source de nouvelles difficultés et de déséquilibres qui inciteront d’autant plus les créanciers à se tourner vers d’autres législations? Une notion de créancier mal définie En effet, l’une des nouveautés saluées comme une innovation majeure de la Loi de Sauvegarde est la création des comités de créanciers. Celle-ci découle de la pratique du droit américain et a pour objectif d’accroître la participation des banques et des principaux co-contractants du débiteur dans la mise en œuvre du plan de sauvegarde. Elle permet ainsi de créer un lieu structuré, encadré par des règles de fonctionnement strictes, au sein duquel pourront se dérouler les discussions relatives à la survie de l’entreprise. La Loi de Sauvegarde favorise, en outre, le processus décisionnel dans la mesure où les décisions sont prises par la majorité représentant au moins les deux tiers du montant des créances, et s’imposent à tous les membres des comités. Toutefois, le nouvel article L. 626-30 du Code de commerce ne connaît que deux catégories de créanciers, à savoir les « établissements de crédits » et les « principaux fournisseurs de biens ou de services » , ignorant de la sorte une partie des créanciers dont la part dans le financement des sociétés tend pourtant à devenir de plus en plus importante. Ainsi, les autres créanciers restent soumis aux dispositions de droit commun. Or, selon les dispositions du Décret, les établissements de crédit sont ceux mentionnés à l’article L. 511-1 du Code monétaire et financier, à savoir les établissements bancaires réglementés, les institutions mentionnées à l’article L. 518-1 du même code3, et les établissements intervenant en libre établissement ou en libre CAPITAL FINANCE • 20 février 2006 • N° 786 © Percier Publications - la photocopie non autorisée est un délit Promulguée en 2005 et inspirée en partie des procédures du Chapter 11 américain, la Loi de Sauvegarde des Entreprises1 (« Loi de Sauvegarde ») est entrée en vigueur le 1er janvier 2006, peu après la parution de son décret d’application (le « Décret »)2. L’ambition de ce texte est de changer les mentalités et les comportements, en incitant les dirigeants à prendre l’initiative des démarches avant d’être en cessation des paiements, par le biais de nouvelles procédures allégées (la procédure de conciliation et la procédure de sauvegarde). Mais cette loi qui, conformément à la tradition française, continue de privilégier, au fond, la pérennité de l’entreprise plutôt que le désintéressement des créanciers, tiendra-t-elle le choc de la concurrence des autres droits de procédure collective de l’Union européenne ? En effet, l’utilisation croissante des dispositions du Règlement (CE) n° 1346/2000 relatif aux procédures d’insolvabilité (le « Règlement 2000 » ) permet un degré inusité de forum shopping en matière de procédure collective. Ainsi, un débiteur aura la faculté, lorsqu’il existe des liens de rattachement avec plusieurs juridictions, d’ouvrir la procédure dans un pays au sein duquel la législation lui sera la plus favorable. La tentation du forum shopping n’est donc que le résultat de l’une des tendances clefs des dernières décennies : l’internationalisation croissante du monde de l’entreprise. Réservé aux très grandes entreprises il y a quelques décennies, ce phénomène est devenu banal et concerne aujourd’hui même les PME. Inévitablement, cette internationalisation se répercute sur les procédures collectives. Assez peu visible jusqu’à présent, cette mondialisation de la difficulté de l’entreprise émerge aujourd’hui sur le devant de la scène. Au cours des deux ou trois dernières années, bien des entreprises françaises ont pu constater que leurs créanciers obligataires étaient, souvent en majorité, des intervenants étrangers spécialisés dans l’investissement dans des entreprises en difficultés. L’expérience montre que lors de restructurations importantes, ces mêmes intervenants contrôlent parfois, indirectement, des parties significatives de AVIS D’EXPERT prestations de services. Les titulaires de créances financières autres que lesdits « établissements de crédit » n’auront donc pas l’opportunité de participer à ces comités. Ainsi, les Fonds Communs de Créances (« FCC »), auprès desquels les banques se refinancent, les fonds de retournement, auxquels les banques cèdent les créances douteuses, et les titulaires de la dette obligataire seront donc consultés séparément sur les mesures qui les concernent, le cas échéant dans le cadre de la tenue d’assemblées d’obligataires. La Loi de Sauvegarde ne semble toutefois pas apporter de réponse quant à la portée du vote des obligataires ou des autres créanciers « privés de comité ». L’article L. 626-31 du Code de commerce se limite à énoncer: « Lorsque le projet de plan a été adopté par les comités conformément aux dispositions de l’article L. 626-36, le tribunal s’assure que les intérêts de tous les créanciers sont suffisamment protégés. » © Percier Publications - la photocopie non autorisée est un délit Un traitement des créanciers différencié En pratique, les conséquences de cette discrimination sont potentiellement significatives : en effet, alors que les comités peuvent faire preuve de créativité et, en particulier, envisager un échange de dette contre des actions, le Tribunal de commerce ne peut qu’imposer des délais aux créanciers extérieurs à ces comités (sur dix ans, au maximum). Ainsi, le statut du créancier peut influer sur la valeur même de la créance que celui-ci détient. La Loi de Sauvegarde, qui a souvent été décrite comme un « Chapter 11 » à la française, ne suit pas du tout, en la matière, la ligne directrice de cette législation, qui permet, en pratique aux créanciers de se substituer aux actionnaires d’une entreprise défaillante. Ceci résulte du fait que la Loi de Sauvegarde s’obstine à considérer que l’intérêt des créanciers s’oppose à la pérennité de l’entreprise, vision antique dans un monde où ces derniers sont souvent les meilleures sources de fonds propres pour leurs partenaires. Il s’ensuit, comme nous l’avons vu, qu’en fonction de leur statut, les créanciers auront non seulement un droit d’expression différent (quand bien même ils détiendraient une créance identique), mais ils pourront, en outre, voir des créances identiques traitées fort différemment. Le recours possible au forum shopping Face à un tel risque, contraire aux principes fondamentaux des procédures collectives, inévitablement, les créanciers « privés de comité » vont CAPITAL FINANCE • 20 février 2006 • N° 786 chercher la parade. A cet égard, le Règlement 2000 permet, dans certains cas, à ces mêmes créanciers d’obtenir l’ouverture d’une procédure collective dans une autre juridiction, plus favorable à leurs intérêts, dès lors qu’ils démontrent que l’entreprise y a le « centre de ses intérêts principaux ». Une notion que certaines juridictions, par ailleurs favorables aux créanciers, ont tendance à interpréter de façon extensive. En la matière, le Règlement 2000 dispose que la première juridiction saisie qui se déclare compétente lie les autres. Une véritable incitation pour des créanciers à demander l’ouverture de procédure collective d’entreprises françaises le plus vite possible auprès de juridictions étrangères, chaque fois que ces entreprises y ont une activité suffisamment importante pour satisfaire la juridiction saisie, et ce, d’autant plus que la Loi de Sauvegarde tend à contenir les droits de certains créanciers. Ce risque n’est pas théorique, les tribunaux français ayant récemment reconnu l’application de la loi anglaise dans le cadre de procédures visant les filiales françaises de sociétés britanniques, lesquelles constituaient le centre des intérêts principaux de celles-ci (Affaire ISA Daysitek – Cour d’Appel de Versailles, 4 septembre 2003 ; Affaire MG Rover – Tribunal de Commerce de Nanterre, 19 mai 2005). Rien, a priori , ne s’oppose à ce que des sociétés françaises, qui ne seraient pas détenues par un holding étranger, subissent le même sors dès lors où un tribunal étranger considérerait que les décisions de gestion de ces sociétés se prennent dans son ressort. A court terme, les entreprises auront donc intérêt à déclencher une procédure de sauvegarde au plus tôt. A ce titre, le succès des nouvelles dispositions de la Loi de Sauvegarde devra passer par un changement des comportements, les dirigeants de sociétés en difficulté attendant souvent trop longtemps avant de mettre en place les mesures appropriées. A long terme, il n’est pas exclu que le législateur soit contraint d’adopter une nouvelle loi de sauvegarde, moins hostile aux créanciers, afin de réduire l’intérêt que ceux-ci auront inévitablement à solliciter certaines juridictions étrangères et de favoriser l’apport d’argent frais. ■ David Chijner, avocat associé, Alexandre Brugière, avocat, Fried Frank Harris Shriver & Jacobson 9