La barbe bleue
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La barbe bleue
La barbe bleue On a tout dit des contes et chaque explication contenait une part de vérité, une part seulement car les contes « disent autre chose que ce qu’ils disent ». C’est pour cela qu’il fallait réécrire la Barbe bleue ! L e professeur d’histoire de l’art leur avait donné rendez-vous par courriel : « Le Louvre/ 15 h/2e étage/Sully/salle 60/Ingres. » Il retrouva ses étudiantes devant La Grande Odalisque. Solène était fascinée par la jeune femme nue, lascive, allongée sur le lit. Elle regardait ce corps comme une unique ligne qui se courbait, s’incurvait, s’arrondissait, s’allongeait… Le visage de l’esclave ressemblait à un masque. Solène s’essuya les yeux. Un seul bien lui restait de l’enfance : pouvoir encore pleurer ! Mais elle taisait obstinément ce qui faisait couler ses larmes. fétichiste : Angélique marquise des anges. La chemise à jabot largement échancrée laisse deviner les froufrous a ff r i o l a n t s d u s o u t i e n - g o rg e pigeonnant libérant deux fiers oiseaux blancs. Le beau Serge a chaussé ses éternels mocassins marron à glands. Il sent l’eau de Cologne et le spray buccal. Il malaxe dans sa poche une petite annonce du Nouvel Observateur roulée en boule dont il connaît le texte par cœur : « Jolie étudiante, 19 ans, timide, un peu soumise, s’offrirait à homme délicat 40-50 ans. EK 01/96/04/69/69. » L’homme irritera ses seins et ses cuisses en frottant sur elle ses joues bleuies par une barbe de cinq jours. Il la vouvoiera comme à son habitude. La pauvrette en éprouvera une peur encore plus intense. « Trop poli pour être honnête ! », aurait dit sa grandmère, laquelle lui racontait, par ailleurs, maintes histoires de loups dévoreurs se jetant sur toutes les blondinettes ou brunettes belles à croquer qui préféraient emprunter « le chemin des aiguilles plutôt que celui des épingles ». Solène est arrivée maintenant devant la porte. Elle tourne la clef, comme la « Chastement allongée sur le couvre-lit tigré, résignée à son sort subalterne de femme, elle attendra la traque finale où le guetteur, un peu chasseur, finit toujours par capturer sa proie. » Serge avait épousé Brigitte pour lui faire plaisir, il avait été longtemps fidèle par paresse. Il y avait gagné un lumbago et perdu sa libido. Depuis deux mois, dans sa garçonnière, l’homme jouissait de plaisirs tarifés avec une prostituée dont il s’était entiché. Il rentrait toujours dîner en famille et disait à sa femme : « Je t’aime mon bébé ! » Sa situation professionnelle et ses substantielles primes d’objectifs lui permettaient de jongler entre sentiments éteints et étreintes brûlantes. Solène serre dans sa main la petite clef qui lui est discrètement parvenue par colis postal. Elle marche à grands pas, comme à son habitude, faisant claquer sur le bitume les talons de ses cuissardes moulantes jusqu’à mi-cuisse. Ultra sexy. Limite Solène se repasse le mauvais film qu’elle joue chaque semaine afin de pouvoir payer sa chambre mansardée et ses vêtements soldés. Pendant l’acte sexuel, elle désertera son corps pour ne plus sentir le poids de l’homme. Ses oreilles ne s’habituaient pas aux mots obscènes qu’il l’obligeait à proférer. Elle pensait alors à la méchante fille du conte vomissant crapauds et serpents. Il exigeait l’épilation intégrale. Il voulait aussi lui pincer les carotides. Elle avait pu, jusqu’à présent, calmer ses obsessions d’asphyxie érotique. Chastement allongée sur le couvre-lit tigré, bien éveillée, résignée à son sort subalterne de femme, la naïve obstinée attendra la traque finale où le guetteur, un peu chasseur, finit toujours par capturer sa proie. femme de Barbe bleue, tremblante, ouvrit un soir la porte du cabinet secret. La belle s’allonge nue sur le lit, le grand miroir mural lui renvoie l’image d’une nymphette aux jambes interminables. La jeune fille revoit la mystérieuse Grande Odalisque, figure de rêve à l’épine dorsale trop longue… Serge, tapi dans l’ombre, serre entre ses mains une cordelette et un large ruban adhésif… Lorsque Solène commença à étouffer, elle comprit qu’elle ne verrait plus jamais « le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie… » Il arrive parfois que les jeux pervers de l’amour et les jeux d’écriture ■ finissent mal. La Bacchante, XIXe siècle, huile sur toile (1,13 x 1,79 m) de Félix Trutat (1824-1848). © musée des beaux-arts de Dijon / photo François Jay Texte original publié dans « Bourgogne Magazine » n°9. • art de vivre en Bourgogne - Bourgogne Magazine • 45