Entretien avec Kim Thuy 20 juillet 2012DusaillantFIN

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Entretien avec Kim Thuy 20 juillet 2012DusaillantFIN
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Habiller le vécu de mots et d’images: le projet de Kim Thúy
Entretien avec Kim Thúy, 20 juillet 2012 (Toronto, Canada)
Valérie Dusaillant-Fernandes, Université de Waterloo
Issue de la diaspora vietnamienne, Kim Thúy a quitté le Vietnam à l’âge de dix
ans fuyant la dictature communiste sur un bateau qui l’a conduite vers le Canada, plus
précisément vers Granby au Québec. Adulte, c’est avec beaucoup de travail et de
détermination qu’elle a exercé les professions d’avocate, d’interprète et de restauratrice.
En 2007, après la fermeture des portes de « Ru de Nam », son restaurant à Montréal, Kim
Thúy s’est accordé un moment de répit, des mois d’écriture. L’année 2009 marque alors
un autre tournant de sa vie de réfugiée puisque paraît Ru, son premier roman, aux
Éditions Libre Expression. Très vite le succès de l’ouvrage est retentissant. Encensée par
les critiques française et québécoise, Kim Thúy reçoit de nombreuses récompenses : le
prix RTL Lire au Salon du livre de Paris, le prix du Gouverneur général et le prix du
Grand public La Presse au Canada en 2010 ainsi que le Grand prix littéraire Archambault
en 2011. Très récemment, j’ai pu la rencontrer au Congrès 2012 des Sciences humaines à
l’université Wilfrid Laurier en Ontario où elle avait été invitée pour parler de son
expérience. De là, nous avons échangé quelques courriels puis avons convenu de nous
rencontrer dans un hôtel charmant de Toronto où elle était de passage. Profondément
attachée à la fois à sa terre d’accueil et à sa terre natale, Kim Thúy relaie la voix de
milliers d’autres Vietnamiens restés silencieux depuis toutes ces années. Telle la
couturière qu’elle était, l’auteure habille ses souvenirs de mots puisés çà et là au fil des
années pour que l’expérience vécue puisse se transmettre aux futures générations. Un
beau projet en soi.
Valérie Dusaillant-Fernandes : Ru est incontestablement un succès littéraire. Les
nombreux prix obtenus et les ventes le confirment. A quoi, selon vous, attribuez-vous cet
engouement pour votre ouvrage ?
Kim Thúy : Il est très accessible parce que les phrases ont été construites de façon très
simple. Et puis c’est un livre qui parle de sensations plus que de connaissances, donc
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évidemment il y a plein de gens qui ne l’aiment pas. Je crois que si on se laisse bercer par
les sensations, alors dans ce cas-là Ru plaît énormément. Mon éditeur l’a très bien décrit,
je crois, enfin moi j’aime beaucoup sa description : ce n’est pas un livre à lire, mais un
livre à vivre. C’est probablement pour cette raison qu’il couvre un lectorat plus large que
si c’était vraiment littéraire. Même des lecteurs qui ne lisent pas ou qui n’ont pas
l’habitude de lire réussissent à lire Ru tout simplement parce que c’est presque une langue
épurée probablement. Je lis très mal le vietnamien et quand je lis un roman vietnamien, je
ne réussis pas encore tout à fait à ressentir le livre, alors que les poèmes vietnamiens me
parlent énormément. Il y a une certaine épuration de la phrase, pour faire en sorte qu’il ne
reste que l’essentiel, que les images. Donc même quand on ne maîtrise pas bien la langue
vietnamienne, comme dans mon cas, on est capable de comprendre le poème. Cela exige
beaucoup moins de compréhension intellectuelle que de compréhension sensorielle. Les
phrases sont très simples pour évoquer une émotion, même celle-ci est parfois très
compliquée à vivre.
V. D-F. : C’est aussi une question de style personnel.
K. T. : Oui probablement, car j’aime aussi les livres qui se construisent de cette manièrelà, c’est-à-dire des livres où on donne plus d’importance aux choix de mots qu’à l’histoire
même. Je ne suis pas du tout lectrice de suspense, par exemple, de romans policiers ou de
science-fiction. C’est une question de personnalité. Je suis dans les détails du quotidien.
V. D-F. : Etes-vous hantée par les souvenirs de votre fuite en bateau ?
K. T. : Je pense qu’aucun d’entre nous n’est hanté par la traversée ou par les expériences
que l’on a eues. Je crois sincèrement qu’on se sent tous très bénis d’avoir survécu, mais
même plus que ça, d’avoir eu cette expérience-là. Je crois que si on n’avait pas vécu cette
expérience, on ne serait pas les personnes que nous sommes aujourd’hui. Je repense à
l’exemple que j’ai donné au Congrès. Il est vrai que je suis née très faible, avec toutes
sortes de maladies, d’allergies, et après la traversée, je suis devenue une personne
beaucoup plus forte. Je n’ai plus aucune de ces allergies, je ne perds plus connaissance,
alors que quand j’étais petite, je perdais beaucoup connaissance et je pleurais souvent.
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V. D-F. : Est-ce alors une sorte de résilience ?
K. T. : Mais résilience, j’ai l’impression que c’est conscient, que c’est volontaire la
résilience, je ne sais pas, je me trompe peut-être. Comment est-ce qu’on définit le mot
résilience ? Dans ma tête, c’est toujours quelqu’un qui a une volonté, alors que moi je
n’avais pas la volonté de devenir plus forte, c’était naturel. Oui, c’est venu avant même
que je sois capable de réfléchir.
V. D-F. : Vous reste-t-il des souvenirs précis de ce passage-là de votre existence, de ce
départ forcé du Vietnam, de votre enfance au Vietnam ?
K. T. : Oui, tout à fait. Les souvenirs reviennent mais de façon positive et tellement
intégrés dans le quotidien. Depuis que j’ai mes enfants, je leur parle beaucoup. Je leur dis
« Ah tu sais quand j’avais dix ans, on venait d’arriver et tes oncles avaient six-sept ans et
faisaient déjà la vaisselle à la maison » par exemple. Une autre fois, quand mes enfants
étaient bébés et qu’ils ne mangeaient pas, ma belle-mère s’inquiétait, j’ai dit « vous
savez, ce n’est pas grave, on peut vivre quatre jours sans manger ». Le corps va toujours
s’adapter pour survivre. J’ai cette confiance-là aussi de dire que la vie va faire en sorte
que les choses vont s’arranger. J’ai beaucoup d’images et je crois que Ru justement
pourrait être un livre illustré parce que c’est une juxtaposition d’images. J’ai un ami qui a
acheté les droits pour en faire un film et au départ je lui ai dit « tu crois que c’est possible
d’en faire un film ? » ; il m’a répondu « mais tu écris déjà en images. On a aussi les
couleurs, l’ambiance ». Des images qui sont les miennes, mais qui sont faussées parce
que j’avais dix ans à l’époque. D’autres sont des images très claires. Je peux vous décrire
ou vous dessiner le couvercle d’un fût qu’on avait réussi à acheter pour conserver l’eau.
Un jour ma mère a décidé de faire des dumplings avec de la farine et donc elle a roulé la
pâte sur ce couvercle qui était jaune, je peux aussi vous décrire comment ma mère était
assise sur la terre rouge. Tout cela m’a construite.
V. D-F. : C’est vrai. Je ne ressens pas chez vous que vous avez vécu cette expérience
comme négative et pourtant vos personnages dans Ru se retrouvent dans une cale,
serrés, entassés les uns sur les autres.
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K. T. : C’est du vécu. Ce n’était pas juste nous. Pour beaucoup de bateaux, si l’on
regarde les images de l’époque, c’était comme ça. J’étais là dans un de ces bateaux. J’ai
parlé de cette sensation de ce moment-là, mais dans mon cas, mon corps ne ressentait
rien. Tout était en pause. Tout était tellement anesthésié. Une anesthésie généralisée, je
crois que même ma tête s’est engourdie pour ne plus compter les minutes. Si on est trop
lucide, on a peur. Le seul moment de lucidité c’était quand je suis allée sur le pont, je
pense dans les derniers jours1, quand mon père a eu accès à la cabine du capitaine. Nous,
les enfants, nous avons pu monter dans cette petite cabine. C’était la première fois que je
voyais ma tante qui était sur le bateau, mais je ne savais pas où exactement. On s’était
perdues de vue et je pense que j’ai pleuré. Je l’ai prise dans mes bras et c’était très
inhabituel chez les Vietnamiens de s’enlacer. Elle m’a dit « non ne pleure pas, il faut
arrêter de pleurer. C’est bien maintenant, tu es dans la cabine ». On ne voit pas ce qu’on
est en train de vivre. On a toujours vu le côté positif des choses
V. D-F. : Des années après vous êtes retournée au Vietnam. Comment était ce retour
dans votre pays natal ?
K. T. : La première fois que je suis retournée c’était avec ma maman. On n’avait pas
voyagé parce que le pays était encore assez fermé. C’était la première qu’on retournait
après vingt ans. On a rendu visite à la famille. Pour les Vietnamiens, on ne voyage jamais
seul, on rend visite à sa famille. On ne voyage pas pour le plaisir, ou s’il y a plaisir il se
trouve dans la rencontre de l’autre. On est allées manger chez l’un, chez l’autre. On s’est
tous rassemblés autour d’une table à manger des pomelos. C’était la saison. Le deuxième
retour c’était avec mon mari qui est Québécois. Je lui ai présenté le Vietnam et il y avait
plein de choses à lui montrer comme les multiples variétés de goyaves, la tradition de
manger une soupe le matin. Je découvrais aussi ce pays-là à travers les yeux d’un
occidental. Si j’avais été avec un autre Vietnamien, on ne se serait pas posé de questions.
Il a fallu que j’explique à mon mari toutes les traditions, la culture, certains gestes. Par
exemple, pourquoi les Vietnamiens ne soutiennent pas le regard.
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V. D-F. : Vous avez dévoilé dans A toi que vous auriez aimé faire certaines activités dans
votre enfance, comme celle de vous « asseoir en amazone sur un deux-roues » (117) et
qu’avec le départ forcé vous n’avez pas pu les accomplir. Est-ce du regret ?
K. T. : C’est plutôt que j’ai toujours voulu faire cela, mais je n’ai pas eu la chance de le
faire, j’étais trop petite. La même chose au Vietnam quand on devait s’habiller avec des
couleurs foncées ; c’était surtout réservé aux paysans. Comme on était une famille un peu
plus riche, on s’habillait en blanc. Je me souviens d’avoir toujours rêvé de porter un
pantalon noir que les marchandes portaient dans la rue. Des pantalons avec des élastiques
tout simples avec un tissu résistant, mais comme c’était noir, on ne pouvait pas en porter.
J’ai toujours eu envie de le porter et cela était interdit pour les petits chez nous ; c’était le
blanc. Mes camarades de classe en avaient. Ma mère en avait aussi, mais pour les donner
aux bonnes. On est partis du Vietnam, donc c’est vrai, je n’ai pas eu la chance d’en
porter. Tout dernièrement, ma mère est retournée et m’a demandé ce que je voulais. Je lui
ai dit de me ramener un des ces pantalons noirs. J’en ai porté un au Salon de Paris. Ce ne
sont pas des regrets, mais des désirs inassouvis d’enfance. On a tellement couru après la
vie, qu’on oublie et cela revient quand on retourne, quand l’occasion se présente.
V. D-F. : À propos de Ru, vous dites qu’il s’agit d’un roman. Cependant quand vous
racontez votre histoire personnelle dans les colloques ou autres interventions publiques,
beaucoup d’événements et de souvenirs proviennent de votre expérience personnelle.
Pourquoi ne pas avoir choisi le terme de roman autobiographique pour caractériser
votre ouvrage ? Il y a quand même une partie de vous caché derrière les traits de votre
personnage.
K. T. : Je n’ai pas essayé de me cacher, je pense que j’ai essayé d’être juste. En fait, j’ai
réussi à convaincre mon éditeur de ne rien écrire pour définir le genre du livre. Je me suis
donnée la liberté de jouer avec les mots, de vraiment donner beaucoup de place aux mots.
Parfois le mot est tellement beau qu’il peut sublimer un détail de l’histoire. Le but n’était
pas d’être fidèle à la mémoire que j’ai d’un événement. Il y avait un souvenir, une
histoire que je voulais raconter. Mais quand on s’assoit pour écrire, on remanie l’histoire
pour qu’elle soit agréable à lire et puis en écrivant, il y a des mots qui dépassent notre
intention première et là l’histoire s’amplifie par elle-même. Si j’avais fait une
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autobiographie, je n’aurais pas osé aller aussi loin, de délirer parfois ou d’oublier
certaines parties de l’histoire. Si c’était une autobiographie, elle serait incomplète car je
n’ai pas écrit sur toutes les sœurs de ma mère par exemple.
D’autre part, ma Tante Six – et là je vais enlever toute la magie du livre probablement
en racontant la vraie histoire qui m’a inspirée – n’a jamais écrit des professions sur des
feuilles de papier insérées dans une boîte. Ce n’est jamais arrivé. Toutefois, un soir qu’on
se promenait dans Princeton (son mari était en train de faire son « Ph.D. » à Princeton et
moi j’étais à Princeton pour des cours d’anglais), elle m’a parlé de toutes ces professions
qu’elle aurait aimé faire. Elle rêvait d’être journaliste, professeur de littérature française
alors qu’elle était secrétaire dans une bibliothèque à Princeton. Mais dans sa tête, elle
était très rêveuse. Grâce à elle, j’ai réalisé qu’il était possible de faire un autre métier.
C’est elle qui m’a donné cette idée-là. En fait, pour les petits papiers, cela vient de ma
mère qui me disait que quand elle était jeune, elle mettait une idée, un beau mot ou une
belle phrase sur un petit papier et le mettait dans un pot de sa chambre. Quand je suis
allée au secondaire, c’est elle qui m’a suggéré de faire cela, de mettre des petits papiers
dans un pot pour les ressortir un jour. Je ne l’ai pas fait, c’était plutôt le cahier de notes
pour moi. J’ai donc combiné ces deux idées pour le roman, mais pas volontairement.
Toutes les images et témoignages me sont revenus. La fiction permet d’affabuler. En fait,
c’est ma Tante Six qui est très contente car les gens croient que cette idée vient d’elle
(rires).
V. D-F. : Vous aimez l’écriture fragmentée, rythmée par de brefs chapitres. On le voit
dans Ru, mais aussi dans A toi, qui se compose d’une conversation cadencée de courriels
échangés entre vous et Pascal Janovjak (auteur suisse rencontré à Monaco). Qu’est-ce
qui vous attire dans la fragmentation textuelle ? Vous aimez passer d’une chose à une
autre grâce à ce type d’écriture.
K. T. : Je parlerai de bulles… mais dans ma tête, ce livre est venu d’un seul souffle. Pour
moi, ce n’est pas fragmenté dans le sens où c’est comme une chaîne et ce sont peut-être
des perles que j’enfile l’une après l’autre. En fait, au départ le texte était d’une seule
pièce, ce n’était pas divisé. Mon éditeur m’a demandé de séparer mon texte. Mais j’ai eu
du mal. Le journal Le Monde a passé une heure avec moi pour essayer de voir comment
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j’ai déstructuré le texte, mais c’est difficile à expliquer car ce n’est pas une chose que je
voulais au départ. C’est mon éditeur qui m’a dit que ce serait beaucoup plus simple pour
le lecteur si je pouvais le séparer en petites histoires ou en petites perles. Avec le temps,
j’ai réussi à le faire.
V. D-F. : Un genre comme le journal intime qui s’écrit au jour le jour vous attire-t-il ?
Avez-vous des carnets ou des cahiers dans lesquels vous y apposez vos pensées, vos
réflexions, vos angoisses, vos doutes ?
K. T. : Je n’ai pas de carnet intime avec des dates. Je note ce que je trouve beau,
notamment des belles phrases. Ce sont plus des carnets de notes sur les autres que sur
moi. Quand j’ai commencé à prendre des notes, c’était au commencement de Ru. Si je
prends des notes dans le livre que je suis en train de lire, c’est parce que je suis en train
d’écrire mon prochain livre. J’aime beaucoup aussi écrire des lettres.
J’ai un correspondant allemand comme je l’ai mentionné dans A toi. On s’est écrit des
lettres avant l’arrivée d’internet. On s’écrivait une fois par mois. Je me suis peut-être
formée en faisant cela. Il fallait que je lui raconte une histoire, rendre un événement banal
intéressant. C’est la première fois que je fais le lien avec vous et probablement que cela
était ma pratique. Comme je ne le voyais pas, l’Allemagne paraissait au bout du monde,
chaque lettre était comme une bouteille que je jetais à la mer. C’était un confident. Parler
à quelqu’un que l’on ne voit pas, c’est comme parler dans un confessionnal. Cela permet
de fonctionnaliser un peu, de sublimer l’histoire. Je suis sûre que lui faisait la même
chose. C’était en anglais, mais la structure était là.
V. D-F. : Vous avez déclaré dans un entretien accordé à Marie Chaudey en 2010 que les
valeurs que vous transmettiez à vos enfants, à savoir « l’esprit du partage et le respect
des aînés » (1), restaient très vietnamiennes. Dans votre démarche scripturale, on ressent
ce partage des connaissances et ce respect des autres. Ainsi, vous tenez à informer le
lecteur sur les différentes pratiques culturelles de votre culture d’origine. Par exemple,
dans Ru, la narratrice explique qu’« il suffit de toucher la tête d’un Vietnamien pour
l’insulter » (104). Dans A toi, vous affirmez que « Les Vietnamiens n’ont pas cette grâce
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quand ils dansent, car ils ne dansent que rarement, voire pas du tout » (11). Est-ce qu’il y
a du pédagogue en vous ?
K. T. : Peut-être. La compréhension de l’autre est importante pour moi. L’humain est
beau dans sa différence. J’ai cette chance d’avoir ces deux cultures, d’être capable
d’expliquer la tradition vietnamienne aux lecteurs qui viennent d’ailleurs. Quand on a
deux cultures, on voit cette différence. Si j’avais toujours vécu avec des Vietnamiens, je
n’aurais jamais su que toucher la tête de quelqu’un, ce n’était rien ; c’est même
affectueux. Je trouve cela très beau d’avoir ce regard et de pouvoir faire des
comparaisons. Je ne crois pas que la culture vietnamienne soit meilleure que les autres, je
veux simplement partager mes connaissances. J’aime offrir un moment de découverte.
V. D-F. : En ce qui concerne le respect des autres, vous affichez clairement votre
profonde admiration pour ces femmes vietnamiennes qui « ont porté le Vietnam sur le
dos pendant que leurs maris et leurs fils portaient les armes sur le leur » (Ru, 47).
Pourquoi vous faites-vous la porte-parole de toutes ces femmes courageuses et tenaces
devant l’adversité que l’Histoire semble avoir oubliées ?
K. T. : J’aimerais pouvoir être la porte-parole, mais je pense que je n’ai pas ce statut. Je
suis plutôt une admiratrice ou quelqu’un qui a une grande gratitude envers elles. Au
début, je ne savais pas que Ru allait devenir un livre, donc loin de moi d’être une porteparole. Mon désir premier était de les vénérer. J’ai rencontré ces femmes au dos courbé
quand je suis retournée adulte au Vietnam. J’ai regardé ces femmes avec les yeux d’une
occidentale. Avant, cela faisait partie du quotidien, je ne les voyais pas. Il fallait que je
sois occidentale pour voir le Vietnam avec cet œil-là. Sans mon regard occidental, je
n’aurais jamais compris la culture orientale, tout du moins pas de cette manière-là. Si
j’avais été une Vietnamienne, jamais sortie du pays, je n’aurais pas pu écrire Ru comme
je l’ai fait. Je vous dirais que je vois le Vietnam comme Marguerite Duras voit le
Vietnam, de l’autre côté. C’est grâce à Marguerite Duras, en 1984, que j’ai vu le Vietnam
autrement, c’est-à-dire autrement que par le regard de mes parents. Leur Vietnam était
sombre, sans beauté. Par exemple, je n’aurais jamais qualifié le Mékong de fleuve
extraordinaire alors que quand on vient d’ailleurs, ou que l’on a vu autre chose, alors ce
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fleuve apparaît puissant. Cette boue rouge, si dense, fait partie du décor quotidien si on
n’a pas cette distance.
V. D-F. : En fait, cette partie « occidentale » en vous, vous ouvre les yeux sur votre
propre culture.
K. T. : Oui, tout à fait. Et puis, grâce aux yeux orientaux, je peux voir la culture
occidentale. J’étais invitée au Salon du livre de Gatineau. J’ai osé imposer une demande :
je voulais absolument aller dans un foyer pour personnes âgées. Ils m’ont répondu que le
but d’un salon était de faire venir les gens. Alors j’ai répondu que l’on pouvait amener le
salon aux personnes qui n’avaient pas la mobilité. Je savais que ce n’était pas mon
lectorat. Ce qui était important pour moi c’était d’aller leur parler, de dire merci aux
aînés. C’est ma culture orientale qui m’a poussée à faire cela. Toutes ces femmes du
foyer qui ont bravé le froid, qui ont mis au monde des enfants à huit, douze ou quatorze
ans, ou qui ont pelé des pommes de terre pour leur grande famille, ont forgé le Québec. Je
me devais de leur dire merci.
V. D-F. : J’aimerais à présent évoquer la place de l’humour dans votre processus de
création. Quelle est l’importance de la légèreté dans vos écrits ? Est-ce pour vous une
arme ou une façade ? Une manière ludique de se détourner du sérieux du récit ? Prenons
par exemple le passage avec l’assouplissant Bounce, vous réalisez que votre chez-soi « se
résum[e] à cette odeur ordinaire, simple, banale » du quotidien nord-américain et que
l’odeur du Bounce vous a donné votre « premier mal du pays » (Ru, 117).
K. T. : Le passage du Bounce dans Ru paraît léger, mais c’est un passage marquant pour
moi, très intime, très vrai. Cela m’a rappelé lorsque nous étions pauvres. Donc, c’est
plutôt un moment très triste. Nos vêtements sentaient l’humidité, la moisissure. Je trainais
cette odeur-là. Cela m’a donné un nez. Des années plus tard, à Hanoï, à sentir l’odeur du
Bounce sur mon ami, j’ai réalisé ce qu’était la nostalgie, celle du Québec. Je réalisais que
c’était là mon pays. Je peux dire maintenant « Chez nous c’est au Québec ». Grâce à ce
passage, un vieux Vietnamien m’a écrit et il m’a dit qu’il m’enviait beaucoup. Parti plus
vieux du Vietnam, il ne pouvait pas se permettre de s’ancrer ailleurs, sinon il aurait trahi
son pays natal, son passé.
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V. D-F. : Ce côté humoristique, léger, vient de votre personnalité occidentale ?
K. T. : Oui, tout à fait. Mais je vous dirais que c’est aussi grâce à mon père qui a ce gènelà. Il est vraiment très drôle, toujours heureux.
V. D-F. : Vous révélez dans A toi que vous avez « une soif d’apprendre à vivre » (79),
que c’est un besoin vital. Or, la mort semble traverser vos textes. Dans Ru, votre héroïne
An Tinh frôle la mort lorsqu’elle quitte le Vietnam. Dans A toi, vous avouez que vous
pouvez mourir maintenant « car la vie a déjà été trop clémente » envers vous (96).
Toujours dans A toi, vous vous rendez compte que votre fils aurait pu mourir écrasé par
une voiture (96). Alors cette soif d’apprendre à vivre, n’est-elle pas pour conjurer la
mort qui peut nous saisir à tout moment ?
K. T. : Les Vietnamiens n’ont pas le même rapport avec la mort que les occidentaux.
Pour nous, c’est naturel. On accepte le destin, on ne décide pas de notre mort. Ici, on a un
contrôle ; comme je l’ai écrit, la science nous permet de nous donner cette fausse illusion
de décider de notre mort. Il n’y a pas de peur vers la mort, elle fait partie du quotidien.
Elle nous entoure. Une femme qui entend que son mari est mort à la guerre, c’est le
destin pour elle. Quand j’étais petite, le mari d’une amie de ma mère, qui était pilote
militaire pendant la guerre, est mort. Tout le monde l’a su, même les plus jeunes. On nous
a expliqué les circonstances de sa mort tout simplement. La mort est toujours présente.
Au Vietnam, on expose le corps du défunt dans la maison et donc on a l’impression que
les morts ne sont jamais partis. Pendant que l’on est là, il faut vivre, profiter de chaque
jour.
V. D-F. : La famille semble prendre une place importante dans vos ouvrages, notamment
la mère. Celle d’An Tịnh dans Ru est particulièrement exigeante et insensible aux besoins
des ses enfants. Par exemple, elle laisser pleurer sa fille des heures durant « sous la
banquette arrière de la voiture » sous un soleil éclatant (62). En fait, la relation mèrefille est placée sous le signe de l’incommunicabilité ; voilà sans doute la raison pour
laquelle An Tịnh se tourne vers son oncle. Pourquoi avoir élaboré le portrait d’une mère
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aussi distante, alors que vous paraissez vous-mêmes être une mère aimante et
attentionnée?
K. T. : Le rôle des parents au Vietnam est très différent de celui d’ici. Les parents ne sont
pas là pour être des amis ou pour jouer avec les enfants, ils sont là pour les élever, tout
particulièrement la mère. Quand les enfants tournent mal, c’est de sa faute. Dans le cas de
ma mère, c’est tout simplement une femme très forte qui a eu malheureusement une
petite fille très, très faible. Elle était beaucoup à l’écoute de mes besoins et elle
connaissait mes faiblesses. Dès lors, elle a dû me construire pour que je puisse
fonctionner dans la société sans elle. Elle m’a préparée à devenir adulte.
V. D-F. : D’un point de vue occidental, ce n’est pas acceptable de laisser un enfant
pleurer des heures sur une banquette arrière sous un soleil tapant.
K. T. : Dans ma tète c’était des heures effectivement. C’est une question de culture. La
méthode vietnamienne est de former le caractère pour que vous ayez tous les outils
nécessaires pour plus tard. Quand on recevait une claque, on devait dire « merci » car on
recevait une leçon de la part de nos parents. Dans un conte vietnamien, un jeune garçon
reçoit des châtiments corporels toute sa jeunesse, il ne pleure jamais et pourtant
adolescent, il se met à pleurer pour la première fois. Son père lui demande pourquoi et le
jeune homme lui répond que c’est parce que ses coups deviennent moins forts, laissant
entendre que le père vieillit. Le jeune homme sent qu’il va perdre son père
prochainement. Il pleure pour cette raison. Ce conte-là ne se traduit pas du tout dans la
culture occidentale. Alors qu’un Vietnamien saisit tout de suite la morale de l’histoire.
On remercie le parent dès le début des leçons données.
V. D-F. : Ne pensez-vous pas que cette représentation de la mère dans Ru se rapproche
de celle d’Amy Chua, mère asiatique très stricte, qui a fait parler d’elle lors de la
publication de son livre Battle Hymn of the Tiger Mother ?
K. T. : Oui, j’en ai parlé à la radio justement. Les enfants s’épanouissent de cette
manière-là. J’adhère complètement, même si je ne suis pas aussi dure avec mes propres
enfants. On ne considère pas nos enfants fragiles. Quand un enfant n’est pas beau, par
exemple, il faut faire avec et construire son identité avec autre chose pour qu’il devienne
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fort. C’est important de garder cette lucidité. Il faut se regarder dans le miroir, accepter et
aller de l’avant. Ne pas se considérer comme faible, ne pas tomber dans la dépression.
Dire à un enfant qu’il n’est pas beau, c’est pour le rendre plus fort.
V. D-F. : Dans A toi, vous révélez qu’un professeur de création littéraire vous a
« fortement conseillé de changer de faculté parce qu’il [vous] avait donné zéro en
maîtrise de la langue et zéro en participation » (75). Or, vingt ans plus tard, lorsque vous
répondez à Pascal Janovjak, vous écrivez ceci sous une plume poétique et musicale :
« Toi, Je sais où est ta place : elle est avec les rondeurs des o et des a, entre les
roucoulements des r ou sur la pente des accents aigus et graves, parce que ta voix se
révèle dans les murmures des espaces blancs et sous les accents circonflexes les jours de
pluie » (65).
K. T. : Vous êtes la première à me faire remarquer ce passage que j’aime beaucoup.
Pascal Janovjak est un vrai lettré et moi, pas vraiment. Il se questionne beaucoup plus que
moi. Je dis ce que je pense spontanément. Pascal vit avec les lettres, moi je papillonne.
Pascal n’aurait jamais pensé à décortiquer les lettres comme cela. Chaque fois que
j’apprends de nouveaux mots, c’est une félicité. Je vois les lettres comme des dessins. La
forme des mots est importante pour moi.
V. D-F. : Aujourd’hui faites-vous un pied de nez à ce professeur ou le remerciez-vous de
vous avoir fait travailler avec acharnement pendant de longues années pour arriver au
niveau où vous êtes maintenant ?
K. T. : Je le remercie profondément bien sûr ! Personne n’a eu le courage de me donner
un 0 avant lui. On n’a pas envie de regarder un élève dans les yeux et de lui dire « écoute,
t’es nul ». On n’aime pas être le mauvais messager, utiliser les crayons rouges. Quand on
est jeune, on pense que les profs prennent un plaisir à le faire. Là, je reviens sur la culture
vietnamienne : on nous corrige pour que l’on devienne meilleur. Il a eu le courage d’être
très clair.
V. D-F. : Vous sillonnez le Canada et le monde entier depuis la parution de Ru, il y a
maintenant deux ans et demi. On l’a vu avec A toi, les rencontres humaines, dont celle
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avec Pascal Janovjak ou celle avec cette homme « qui a eu quatre vie, [celui qui] est de
ceux qui ont connu les camps de concentration de la Seconde Guerre » (A toi, 111),
déclenchent l’acte d’écrire. Qu’est-ce que vous apportent ces nombreux voyages et
surtout le partage/les échanges avec les autres ?
K. T. : Grâce aux rencontres avec les lecteurs, les professeurs, les journalistes, j’apprends
sur Ru, je saisis son contenu. Je comprends sa construction. Je ne savais pas, par exemple,
que j’avais abordé la question de l’identité. Les autres m’aident à comprendre ou à faire
mon portrait. C’est comme si tout à coup je me vois dans un miroir. J’ai reçu énormément
de toutes ces rencontres. Grâce à Ru, j’ai eu la chance d’aller vers les enfants, les
étudiants de CEGEP et d’écoles secondaires qui ont choisi cet ouvrage comme lecture
obligatoire. Les élèves d’écoles avec une forte majorité d’immigrants peuvent rêver. Ils
me posent des questions du genre « tu crois que je peux devenir avocate ? », « est-ce que
je peux écrire moi ici ? ». Je suis contente de leur dire que c’est possible, j’en suis la
preuve vivante. Je remercie le ciel de me donner l’occasion de faire cela. C’est le seul
moment où je redonne un peu de tout ce que j’ai reçu.
V. D-F. : Vous citez les textes de Jean Genêt et Jean Echenoz dans A toi, et je sais aussi
que vous appréciez Milan Kundera. Que recherchez-vous dans la lecture d’autres
écrivains ?
K. T. : Je recherche la beauté des mots, la musicalité des phrases, les images, les
métaphores, les idées. Dans une phrase, en huit mots on peut dire tellement.
V. D-F. : Quels sont vos prochains projets d’écriture ?
K. T. : Je suis en train d’écrire le prochain ouvrage.
V. D-F. : Est-ce sur vous ?
K. T. : Oui et non. J’ai une plume, une voix, j’écris.
Bibliographie
Chaudey, Marie. « Kim Thuy raconte sa renaissance ». La Vie www.lavie.fr. 28 janvier
2010, consulté le 15 juin 2012.
Voix plurielles 9.2 (2012)
177
Demers, Maxime. « Ru au grand écran ». Journal de Montréal. 27 avril 2011, [en ligne],
consulté le 21 février 2012.
Thúy, Kim et Pascal Janovjak. À toi. Montréal : Libre Expression, 2011.
---. Ru. Montréal : Libre Expression, 2009.
Note
1
Le bateau est finalement arrivé en Malaisie après quatre jours de traversée.