"Elephant" : méditation sur un cauchemar américain Dans une

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"Elephant" : méditation sur un cauchemar américain Dans une
"Elephant" : méditation sur un cauchemar américain
Dans une évocation poétique du massacre de Columbine High School en 1999, Gus Van Sant
suit plusieurs élèves d'un lycée américain, dans une mise en scène à la fois fluide et répétitive,
qui suggère sans jamais les souligner les indices d'un mal-être adolescent.
LE MONDE | 19.05.2003 à 12h39
Vue de haut, une voiture zigzague dans une rue d'un quartier résidentiel à l'américaine, heurte
des véhicules stationnés, stoppe maladroitement. Calmement mais fermement, l'adolescent
aux cheveux décolorés et au T-shirt jaune vif convainc son père, ivre mort, de lui abandonner
le volant. Il se gare devant son lycée. Un autre garçon déambule dans le parc, demande à un
couple l'autorisation de les prendre en photo. Sur un terrain de sport, des élèves s'entraînent au
football américain, une jeune fille mal dans sa peau traverse le champ, un garçon enfile un
sweat-shirt rouge, parcourt les couloirs du bâtiment scolaire à la rencontre de son amie. Ils
s'appellent John, Elias, Michelle, Nathan, Carrie... Leur prénom s'inscrit sur l'écran à mesure
qu'ils apparaissent.
Ils ne sont pas, pas encore, les personnages du film - certains le deviendront un peu,
beaucoup, pas du tout. Mais déjà, ils sont là, présents. Question de cadre, de lumière, de
fluidité des mouvements de la caméra accordée à ceux qu'elle filme. On assiste à de petites
scènes dans le lycée, une vacherie d'élève au souffre-douleur de la classe, la conversation
entre trois minettes, Elias qui développe ses photos au labo, un débat laborieux de la Gay
Straight Alliance.
Les signes extérieurs, Gus Van Sant les guette lui aussi, en même temps qu'il les met en
scène. Ni documentaire, ni manipulatrice, sa caméra accompagne des trajets, des
conversations de tous les jours, à la Watt High School. Rien de naturaliste dans cette
description mais, patiemment, la construction d'un espace mental, d'un lieu de réflexion à
l'image du monde réel, pour produire les conditions d'évocation d'une catastrophe. La
catastrophe sera le massacre perpétré par deux élèves, armés jusqu'aux dents, contre leurs
condisciples et les enseignants. Le film dure 80 minutes, il faut une bonne demi-heure avant
que l'irruption des deux gosses en tenue camouflage, et leur avertissement à John - "Ne
reviens pas, il va y avoir du grabuge" - rappellent le sujet du film.
BRÈVE PHASE DE VIOLENCE
Il faudra encore dix minutes pour qu'on perçoive, assourdis, les premiers coups de feu, un
quart d'heure pour qu'un brusque claquement de culasse enclenche la brève et brutale phase de
violence. Comme dans un cauchemar - avec le réalisme et l'évidence logique d'un cauchemar
-, celle-ci est filmée d'une manière éminemment subtile et élégante. Cette finesse de touche
même exige du spectateur qu'il se demande alors ce qu'il est en train de regarder, comment il
est en train de regarder des gosses en assassiner d'autres, ce qu'il attend de ce spectacle. C'est
l'honneur du cinéaste d'avoir su composer ainsi cette partie indispensable de son film. Mais ce
n'est pas l'essentiel.
L'essentiel est avant, dans l'élaboration du monde d'Elephant. Les vastes mouvements de
caméra accompagnant l'un après l'autre les élèves du lycée, les trajets en plans-séquences au
long des couloirs, dans la cantine, dans les classes ou au labo photo, les jeux sur les couleurs,
l'utilisation de la Sonate au clair de lune sur la bande-son comme des ralentis dans la bandeimage (qui jouent un rôle voisin, de cliché déréalisant, de suspension du réalisme par
l'évidence du procédé) tissent un univers complexe et poétique, saturé de micro-informations
sur le monde adolescent aux Etats-Unis aujourd'hui dans les classes moyennes, sans que rien
ne vienne jamais relier ni systématiser ces indices.
Un geste, une formule, un vêtement, une harmonie de teinte : ce sont comme les notes avec
lesquelles le cinéaste de My Own Private Idaho composerait ce morceau de musique visuelle
qu'est son onzième long métrage. Le monde d'Elephant semble alors un grand dessin, mais
voici que le cinéaste lui donne une épaisseur, une profondeur, en reprenant les mêmes
situations, mais perçues d'un autre point de vue. Deux fois, trois fois, on assiste aux mêmes
rencontres, aux mêmes trajets, l'espace se densifie, ce qui pourrait n'être qu'un procédé
artificiel devient une logique poétique, un système de rimes et d'assonances qui fait éclore le
film.
Il va falloir parler du "sujet" d'Elephant. Il va falloir le comparer à Bowling for Columbine, le
film de Michael Moore qui s'inspirait du même fait divers, la tuerie du lycée de Columbine le
20 avril 1999 à Littleton (Colorado). D'accord. Mais avant, il importe de dire l'étonnante
beauté du film, sa puissance de suggestion avec les plus minimes outils narratifs et figuratifs,
son sens du mouvement, du rythme, de la distance dans l'espace et dans le temps. Pour ces
raisons-là, voici un candidat évident à la Palme d'or, s'il est vrai que celle-ci est destinée à
récompenser une grande œuvre d'art. Mais quel que soit, dimanche prochain, le palmarès,
Elephant est une grande œuvre d'art. Il l'est, bien sûr, parce que sa beauté formelle n'a rien de
décoratif ni d'ajouté, elle est au principe même du projet de cinéma, et de la possibilité pour
celui-ci de traiter avec ses moyens, ceux d'un artiste, la question des tueries dans les
établissements scolaires américains.
Pas plus que vous et moi, Gus Van Sant ne sait pourquoi des gosses achètent par
correspondance des fusils d'assaut et s'en servent pour flinguer leurs camarades. Tout ce qu'il
peut faire, mais c'est considérable, est de disposer de la manière la plus suggestive, la plus
problématique possible, le maximum d'éléments pertinents.
CONSTRUCTION SANS FIN
Aucune prétention journalistique ici, mais un montage, une installation (au sens que l'art
contemporain donne à ce mot) qui, grâce à la beauté de la mise en scène, questionne le rapport
à leur corps des adolescentes, les jeux vidéo guerriers qu'affectionnent les garçons, les
rapports entre générations, la nourriture, l'imaginaire enfantin ou héroïque, les imageries
totalitaires, l'accès libre aux armes, l'excès de facilités matérielles, certaines occurrences
contemporaines du vide social et affectif, la frustration sexuelle, l'état des couples, des
maisons, des bureaux, le cool institué en valeur de base... Encore cette liste est-elle réductrice.
La réussite d'Elephant consiste à élaborer cette construction sans fin, où tous les indices se
réfractent et se recombinent, pour offrir à la réflexion de chacun, par les moyens propres de
l'art, la possibilité d'une méditation - y compris avec la dimension spirituelle, sinon religieuse,
de ce terme.
Sur le même thème, on opposera la volonté d'expliquer et de dénoncer de Michael Moore à
cette méditation poétique et ouverte. On aura tort. Par des voies très différentes, mais
nullement antinomiques, les deux cinéastes affrontent les mêmes interrogations, et font écho à
la même révolte.
Jean-Michel Frodon
Film américain de Gus Van Sant. Avec Alex Frost, Eric Deulen, John Robinson, Elias
McConnell, Kristen Hicks, Bennie Dixon. (1 h 21.)