Des Mondes à la dérive

Transcription

Des Mondes à la dérive
Stéphane François
Des Mondes à la dérive :
réflexions sur les liens
entre l’ésotérisme et l’extrême droite
Éditions de La Hutte
BP 8 - 81340 Valence d’Albigeois
Site Web : www.editionsdelahutte.com
Adresse e-mail : [email protected]
Du même auteur
La Musique europaïenne. Ethnographie politique d’une subculture de droite
L’Harmattan, 2006
Le Néo-paganisme. Une vision du monde en plein essor
Éditions de la Hutte, 2012
Les Néo-paganismes et la Nouvelle Droite (1980-2006). Pour une autre approche,
Archè, 2008
Le Nazisme revisité. L’occultisme contre l’histoire
Berg International, 2008
En collaboration avec Emmanuel Kreis, Le Complot cosmique. Théorie du complot,
ovnis, théosophie et extrémistes politiques, Archè, 2010
L’Ésotérisme, la « Tradition » et l’initiation. Essai de définition
Grammata, 2011
La Nouvelle Droite et la “Tradition”, Archè, 2011
L’écologie politique : une vision du monde réactionnaire ? Réflexions sur le
positionnement idéologique de quelques valeurs
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À la droite de l’acacia. La Franc-maçonnerie au prisme des sciences sociales, Éditions
de la Hutte, 2012
Couverture : © 2012 Éditions de La Hutte
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Des Mondes à la dérive : © 2012 Éditions de La Hutte
EAN : 9782916123714
Chapitre II
Paranoïa et milieux radicaux
La théorie du complot est devenue une constante importante des milieux radicaux, tant de gauche que de droite,
depuis le début des années deux mille. Nous utilisons le mot
« radical » car les discours conspirationnistes ou complotistes
(les deux néologismes étant acceptés) ne sont pas le propre
de milieux extrémistes de droite : tous font de l’« Autre »,
émanation de l’altérité, une figure, une représentation, de
l’« ennemi »1. Un ennemi omniprésent dans ce chapitre.
Du fait de cette représentation particulière, nous élargirons
ici notre démarche. En effet, nous verrons que cette vision du
monde est commune à des milieux radicaux forts éloignés
politiquement, dont l’un des points communs est une forme
1. Sur l’« Autre » en tant qu’« ennemi absolu », cf. le dossier « L’ennemi » du n° 5
de Raisons politiques. Études de pensée politique, février 2002, en particulier
l’« Éditorial » de Sandrine Lefranc & Marc Sadoun, pp. 3-7.
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de paranoïa2 . Celle-ci est contagieuse et créatrice de porosités doctrinales : si les milieux conspirationnistes d’extrême
gauche et ceux d’extrême droite sont éloignés et s’opposent,
il n’en existe pas moins des lieux de convergence situés dans
les sphères de la contre-culture. Toutefois, nous devons garder
à l’esprit que ces sous-ensembles, s’ils peuvent communiquer, restent quand même des ensembles distincts ayant des
différences, voire des divergences, textuelles et génériques. Il
ne faut donc pas les réduire, de les essentialiser comme le fait
Pierre-André Taguieff 3.
Les discours qui nous intéressent s’inscrivent globalement
dans une conception paranoïaque-critique du monde, ainsi
que dans une forme de pensée mythique, bricolée4, ayant
des liens vers une interprétation paranoïaque-clinique. Une
conception qui est fort à la mode actuellement5, dans notre
époque à la fois saturée d’information et sujette à une « crise
de sens »6, au point que le sociologue George Marcus parle à
2. Parmi les autres points communs, nous trouvons un refus du « système »,
un hypercriticisme (présent dans le négationnisme), ainsi qu’un antisionisme/
antisémitisme.
3. Cf. Evgenia Paparouni, « La notion de “théorie du complot”. Plaidoyer pour
une méthodologie empirique », in Emmanuelle Danblon et Loïc Nicolas (dir.), Les
Rhétoriques de la conspiration, Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 101.
4. Cf. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, op. cit.
5. Véronique Campion-Vincent, La Société parano. Théorie du complot, menaces
et incertitudes, Paris, Payot, 2005, p. 16.
6. Cf. Marc Augé, Le Sens des autres. Actualité de l’anthropologie, Paris, Fayard,
1994, pp. 186-187.
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Paranoïa et milieux radicaux
ce sujet de « mode de pensée sociale »7. Comme l’a montré
la sociologue Nathalie Heinich, elle est parfois aussi présente
dans le milieu de la sociologie universitaire8. Cette vision
du monde, née d’une crise de repère et d’une hyper-rationalisation, voire d’un hyper-criticisme, est banalisée, comme
nous le verrons ultérieurement, par une culture populaire de
type « paranoïde », qui s’est largement développée grâce à
la révolution Internet. Ce médium va être en effet un outil
indispensable au développement de ce type de discours, de
cet imaginaire9 : les publications à connotation paranoïaque/
conspirationniste étaient jusqu’à présent confidentielles, très
peu lues. Internet, en dématérialisant les supports, a permis
une diffusion accrue de ces thèses, au travers notamment de
la démultiplication de ces sites : une personne peut animer
plusieurs sites, voire monopoliser plusieurs forums sous différents avatars, comme cela est souvent le cas dans les milieux
extrémistes.
Le succès de la théorie du complot
La thématique du complot est récurrente dans l’histoire
des idées : on la retrouve à la fin du xixe siècle, dans les années
7. George Marcus, Paranoia within Reason: A Casebook on Conspiracy as
Explanation, Chicago, University of Chigago Press, 1999, p. 1.
8. Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Paris, Klincksieck, 2009, pp. 27-36.
9. Cf. Pierre-André Taguieff, L’Imaginaire du complot mondial, op. cit.
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trente, dans les années soixante à la suite du Matin des magiciens et de Planète... Comme un serpent de mer, elle réapparaît régulièrement. Mais il vrai que depuis le début des années
deux milles, cette thématique explose, alors qu’elle avait disparu entre les années quatre-vingts et le milieu des années
quatre-vingt-dix. Elle va resurgir notamment dans les milieux
ufologiques et New Age, en particulier à la suite du succès au
début des années deux mille du Livre Jaune n° 5 de Jan Van
Helsing10, un best seller de la littérature conspirationniste.
Ces thèmes conspirationnistes connaissent donc un succès
croissant sur Internet. La « vérité est ailleurs » selon le slogan
d’une série télévisée. En effet, la théorie du complot, dans un
sens paranoïaque-critique, a été très largement vulgarisée par
la série télévisée à succès X-Files11. Cette dernière, à très grand
succès et multi-récompensée, tant en Europe qu’en Amérique
du Nord, a très largement vulgarisée la théorie du complot.
Elle fut le premier feuilleton télévisé à faire de la thématique
paranoïaque conspirationniste sa base scénaristique, permettant au téléspectateur de se poser la question : « Et s’il n’avait
pas tort ? »12 Dans celle-ci donc, le personnage principal, Fox
Mulder, un agent du FBI, enquête sur l’implication du gouvernement fédéral américain, de l’ONU, de l’UNESCO et
10. Jan van Helsing, Livre jaune nº 5, Tourrette sur Loup, Éditions Félix, 2001.
11. En français « Aux frontières du réel ».
12. Cf. Philip Knight (ed.), Conspiracy Nation. The Politics of Paranoia in Postwar
America, New York, New York University Press, 2002.
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d’une organisation dont on ne connaîtra jamais le nom, dans
la colonisation de la Terre par des extraterrestres. Ce thème,
d’abord marginal et dilué au grès d’épisodes traitant du paranormal, devient au fil des neuf saisons récurrent puis central.
Il sera d’ailleurs au cœur du premier fi lm tiré de cette série.
Néanmoins, Cette thématique est aussi présente dans la paralittérature de science-fiction, en particulier chez Phillip K.
Dick13. Ce genre est très lu dans certains milieux radicaux
comme les conspirationnistes, la nébuleuse New Age ou l’extrême gauche. De fait, cette nouvelle phase conspirationniste
est intéressante par son aspect polymorphe et polyculturel :
on le retrouve dans les milieux ufologiques, New Age, dans les
milieux extrémiste de droite, chez les fous de Dieu, mais aussi
dans la scène rap (Rockin’Squat et Keny Arkana pour ne citer
que des exemples français) et à l’extrême gauche. Le conspirationnisme s’est démocratisé, s’est diffusé et surtout dilué dans
les différents segments de la société…
L’hypercriticisme domine cette nouvelle phase : les partisans de l’interprétation paranoïaque-clinique du monde
tendent à voir des manifestations du « complot » partout14.
13. Voir l’analyse de l’Empire américano-soviétique dans SIVA de K. Dick par
rapport aux thèses élaborées sur le condominium URSS-USA. Phillip K. Dick,
SIVA, Paris, Gallimard, 2006.
14. C’est le cas par exemple de l’activisme des hackers, en particulier, de celui
d’un Julian Assange, qui cherche à rendre entièrement transparente une société
qu’ils supposent ne pas l’être. Pourquoi diffuser des documents, si ce n’est pour
empêcher le maintien d’un secret (raisons réelles de la guerre en Irak, persistance
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Ainsi, la présence, ou l’absence de preuve, peut être un signe,
un indice : « En conséquence, n’importe quel fait (ou absence
de fait) peut subir une importation au sein de l’explication
conspirationniste, et donc servir à en confirmer la validité.
L’indice justifie l’explication autant que celle-ci est justifiée
par lui.15 » Il faut garder à l’esprit qu’en paralittérature « tout
signifie, au service d’une norme que jamais le texte ne remet
durablement en question, et cela de façon inlassablement
répétitive »16.
La principale difficulté de ce type de recherches est de définir des frontières entre : 1/des paranoïaques qui élaborent des
théories du complot ou des théoriciens qui sombrent dans la
paranoïa ; 2/l’amateur de théories conspirationnistes et celui
qui y croit réellement ; 3/différentes formes de paranoïa : le
délire paranoïaque pur, c’est-à-dire la folie, et le discours de
type croyance permettant la compréhension d’un monde
incompris. De plus, il existe des possibilités interactionnistes,
en particulier lors de théorie du complot, quand la réalité
entretient la paranoïa. C’est le cas, par exemple, du 11 sepde la « raison d’État », etc.) Ils appliquent la ritournelle de Jacques Dutronc : « On
nous cache tout, on nous dit rien ». Le conspirationnisme dans cette variante est
un hypercriticisme. Seulement, une société entièrement transparente est totalitaire.
Il s’agit d’une « société disciplinaire » (Michel Foucault) ou d’une « société de
surveillance » (Gilles Deleuze). C’est une concrétisation du panoptique de Bentham.
15. Emmanuelle Danblon et Loïc Nicolas, « Modernité et “théories du complot” :
un défi épistémologique », in Emmanuelle Danblon et Loïc Nicolas (dir.), Les
Rhétoriques de la conspiration, op. cit., p. 19.
16. Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature, Paris, Seuil, 1992, p. 115.
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tembre… En outre, de ce fait, des délires apparus chez certains
auteurs qui souffrent réellement de paranoïa peuvent se diffuser, par un phénomène de contagion17, dans des milieux
éloignés mais perméables à ce genre de théories, comme les
milieux d’amateurs d’« histoire secrète » ou d’OVNIS. Le
paranoïaque est très perméable à la théorie du complot. Il faut
aussi tenir compte de la volonté de dissimulation de la part
des auteurs étudiés. Comme l’écrit Wiktor Stoczkowski :
« En esquissant les règles méthodologiques de la lecture entre
les lignes, Leo Strauss18 observa que les énoncés occultés ne
sont pas nécessairement implicites et qu’ils se manifestent
fréquemment au travers d’équivoques, d’ironies, de contradictions délibérément entretenues, d’allusions sibyllines, de
définitions excessivement alambiquées, de remarques précises
dissimulées parmi d’insignifiantes notes de bas de page ou au
milieux de longues et ennuyeuses descriptions qui n’éveillent
guère l’attention d’un lecteur pressé. Si l’on cherche à les déceler, on ne peut faire l’économie d’une analyse minutieuse,
pour chaque auteur, de la totalité de ses énoncés explicites et
de l’ensemble de leur configuration.19 »
Enfin, il faut garder à l’esprit que « les visions conspirationnistes sont indissociables d’une rhétorique de la dénonciation
17. Dan Sperber, La Contagion des idées, op. cit.
18. Leo Strauss fut le premier à en proposer quelques règles d’analyse. Cf. Leo
Strauss, Persecution and the Art of Writing, New York, The Free Press, 1952.
19. Wiktor Stoczkowski, « Rires d’ethnologues », art. cit., pp. 101-102.
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dont le premier caractère observable est un “style paranoïde”,
comme si l’obsession du complot allait de pair avec un délire
d’interprétation, susceptible d’être lui-même le symptôme
d’une structure psychique paranoïaque. Le paranoïaque élimine l’incertitude, systématise la méfiance et généralise le
soupçon, pour se construire une vision cohérente, du moins
à ses yeux, de ce qui se passe dans son monde ou dans le
monde20 ». Enfin, le conspirationnisme est aussi très ambivalent, entre archaïsme et modernité, entre inquiétude et rassurance, entre hypercriticisme et crédulité, entre scientificité et
marginalité.
Définitions
Le radicalisme politique, de gauche comme de droite, peut
être défini comme le refus des règles de la démocratie parlementaire, dont le jeu des partis. Les « milieux radicaux »
comprennent les extrémismes politiques ainsi que les subcultures. Comme nous l’avons vu précédemment, celles-ci sont
des expressions de l’underground. Ce dernier se manifeste
aussi par une radicalité politique (engagement ou désengagement radical) et/ou artistique associé à un très bon niveau
culturel (autodidacte ou non) et à une volonté de subvertir21.
20. Pierre-André Taguieff, La Foire aux illuminés, op. cit., p. 102.
21. Le livre de Julian Assange, Underground, Paris, Éditions des Équateurs, 2011,
en est un bon exemple.
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Table des matières
Introduction .......................................................................
De l’étude scientifique de l’ésotérisme en politique ....
Paranoïa et milieux radicaux ...........................................
Notes pour servir à une nouvelle approche de l’extrême droite ........................................................................
Bibliographie ......................................................................
maquette réalisée par
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