Mansour texte - Esprits Nomades
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Mansour texte - Esprits Nomades
Joyce Mansour L’ange blasphémateur de la nuit et du sexe Même morte je reviendrai forniquer dans le monde (Joyce Mansour) Joyce Mansour (1928-1986), trône comme une mante religieuse dans les derniers greniers du surréalisme. Amie fidèle d’André Breton, elle aura été cette femme qui ne tenait pas le sexe pour un blasphème, mais un révélateur d’abîmes. Elle célébrait ainsi aussi bien la mort, le hasard et l’humour dévastateur. Étrange éclair dans la nuit du désir assumé et des effrois, Joyce Mansour n’était pas qu’une égérie du surréalisme mais surtout un écrivain considérable et original. Elle a su parler et oser se dénuder dans les mots et les livres. Des trouées de l’âme et bien des dérapages des sens ont conféré à ses écrits cette image sulfureuse. Elle aura aimé lancer crûment ses blasphèmes, célébrer le sexe des femmes et des hommes. Avec une poésie hallucinée, un humour glacial, elle restera comme une des grandes prêtresses du surréalisme, l’une des plus fidèles à ses principes de destruction des tabous, des règles et de la logique. « Cette étrange, fort étrange, demoiselle » aura été un cri d’orgasme jeté aux visages fermés des hommes. Cris (Seghers, 1953) fut son premier recueil, et déjà tout été dit et dans le titre et dans le contenu. Mort et délire poétique tisse sa toile d’araignée noire où elle nous attend, carnassière, souriante, offerte et castratrice à la fois. Elle a bâti un véritable univers onirique et érotique. Elle a écrit des torrents de poésie – seize recueils -, une pièce de théâtre, des nouvelles ou plutôt des contes. Tous seront des « histoires nocives ». Ses amis Henri Michaux et Pierre Alechinsky, dont elle titrera bien des œuvres, avaient su reconnaître ses nuits blanches de mégalomanie créatrice. Elle écrivait en français dans une langue forte et immédiate, ce qui ne faisait que rajouter au scandale. La cérémonie sexuelle prenait valeur chez elle d’acte sacrificiel, souvent violent, avec un arrière-goût de volonté de renverser les idoles nommées dieux. Arborant la luxure en bijou, bijou de famille certes, elle allait dansant et portée par les vents du plaisir, débusquant les rêves inavouables des humains, les vices de notre société figée. Avec son regard de femme, ses désirs de femme. André Breton l’appelait « le poète-femme » et disait « La poésie surréaliste c’est vous » (1961). Gabrielle Rolin la désignait ainsi : Les mots glissent sous sa plume comme les serpents sous les doigts des charmeuses : à chaque ligne sue une goutte de venin. Au fond de toutes ses provocations la neige blanche de son enfance égyptienne et anglaise tissait un voile de pureté, elle la vagabonde dans le territoire des hommes. Les machinations aveugles de tes mains Sur mes seins frissonnants Les mouvements lents de ta langue paralysée Dans mes oreilles pathétiques Toute ma beauté noyée dans tes yeux sans prunelles La mort dans ton ventre qui mange ma cervelle Tout ceci fait de moi une étrange demoiselle. (Cris). Mais ses rêves ne sont pas à mettre sur la place publique, ils se méritent : Ne jamais dire son rêve à qui ne vous aime pas. Joyce Mansour Il faut l’aimer pour entrer dans ses incendies. Aimons-la. La belle égyptienne du harem des rêves Cette jeune femme à la très étrange beauté sombre et exotique, fraîchement débarquée à Paris, aux cheveux de jais volontairement coiffée à l’égyptienne pour étonner, aux lèvres de désirs, aura envoûté l’univers parisien de la fin du surréalisme. Qui était Joyce Mansour, à l’étrange prénom anglais androgyne et lointain, oscillant entre le monde masculin et féminin, somnambule entre deux langues, anglaise et française, patricienne égyptienne et dévouée aux exclus sociaux ou sexuels ? Elle se prétendait sportive de haut niveau et elle fut surtout femme d’alcôve. Femme aux visages multiples, à la fois celui d’une jeune sportive anglaise blonde, et celui de la mystérieuse Égyptienne, vivant profil sorti des peintures anciennes. Tout cela à la fois, sorte de sphinx d’ailleurs, oscillant entre la soif de vivre et la mort invoquée, entre les cris de haine et les râles d’amour, entre l’humour cruel et les appels à la tendresse. Joyce Mansour, était en fait née Joyce Patricia Adès, à Bowden, en Angleterre, le 25 juillet 1928. Elle est morte d’un cancer à Paris le 27 août 1986. Ses parents font partie de cette colonie britannique installée au Caire, depuis plusieurs générations et qui aura mêlé ses traditions anglaises jamais perdues et hautement revendiquées, avec les saveurs de l’Orient. Son père dirige une filature prospère. Après des études en Angleterre et en Suisse, elle retourne en Égypte où elle s'illustre dans la course à pied et dans le saut en hauteur d’après la légende qu’elle édifie. Mariée très jeune, elle se retrouve veuve au bout de six mois, et l’agonie de son premier mari va la marquer durablement, comme la mort de s amère quand elle avait quinze ans. Elle se remarie en 1949 avec Samir Mansour rencontré en 1948, et qui lui provient de la colonie française du Caire. Joyce Mansour partagée entre Le Caire et Paris se jette et se brûle dans la langue française. Ceci lui fait abandonner la langue anglaise, dont seuls quelques-uns de ses poèmes témoigneront encore. Le couple s’établit à Paris en 1954, où vont naître ses deux fils, et très vite Joyce Mansour se plonge dans les activités du groupe surréaliste, bien décimée par les exclusions édictées par le « pape » André Breton. Elle est fascinée par les surréalistes et les fascine. Sa grande affinité, sa plongée complète dans cet univers surréaliste, son amitié profonde et fidèle avec André Breton pendant les deux dernières décennies du poète, ont forgé ses mots, son comportement et sa poésie. Elle dédia à André Breton la plupart de ses recueils de poésie. Mais elle n’était ni sa muse, ni son amante asservie, mais un écrivain puissant et original. Mais il est dépassé le temps de L’amour fou cher à Breton, ce sont les corps furieux qui sont célébrés par Joyce Mansour, avec violence, avec audace. Le corps féminin cesse d’être ce voyage à Cythère, mais une réalité autonome avec ses lois et ses plaisirs et qui sait exiger son dû et bien au-delà. Mais par malchance elle apparaît quand le surréalisme est moribond, et le féminisme pas encore déployé. Aussi sa trace s’est perdue de nos jours. Les « prières d’amour » de Joyce Mansour Je cherche collectionneurs de rêves pour échanges. Joyce Mansour n’a pas simplement parlé en langue surréaliste, elle a avant tout parlé le langage du corps. Langage brut, élémentaire, animal, plein de sueur, de sang, et de sperme. Elle a célébré le blason du plaisir et de la mort : seins, sexe, mains, yeux, ventre, reins, jambes, bouches cannibales, poils, salives… Le corps envahit les mots, parfois il n’est que cadavres ou supplices. Ce qui frappe à la lecture de cette violente prêtresse du sexe est la force et l’énergie de ses mots. Elle semble « être un poignard palpitant dans la nuit et dans la pluie ». Elle est fascinée par la laideur, l’horreur de la décrépitude du vieillissement, les salissures et les sécrétions. Comme si tout cela portait encore plus haut la transgression et l’humiliation. Ses mots se font d’un réalisme provocant, afin de démystifier à jamais le romantisme des chairs et de l’amour. Joyce Mansour a un côté gothique, une fascination du morbide, qui laissent sourdre parfois des échappées presque tendres, en tout cas émouvantes : Femme assise devant une table cassée La mort dans le ventre. Rien dans l’armoire. Fatiguée de tout même de ses souvenirs Elle attend fenêtre ouverte La lumière aux mille visages Qu’est la folie (Cris) Elle est aussi experte en magie noire et certains de ses poèmes sont des cérémonies magiques et tragiques, en tout cas incantatoires. Elle appelle la fièvre, le dérèglement raisonné de tous ses sens, la frénésie, la folie : Fièvre ton sexe est un crabe Fièvre les chats se nourrissent à tes mamelles vertes... (Cris). Joyce Mansour atteint à des vérités profondes par les chemins buissonniers et terribles du sexe, les éclatements de l’orgasme : Tu veux mon ventre pour te nourrir Tu veux mes cheveux pour te rassasier Tu veux mes reins mes seins ma tête rasée Tu veux que je meure lentement lentement Que je murmure en mourant des mots d’enfant. (Cris). Ses amours masculines et féminines sont des traversées de l’empire des sens, des actes impies qui résonnent haut et fort. Elle aime se vautrer dans l’obscénité, pour masquer sans doute un désespoir latent. Et bien de ses tentatives de provocation et d’avilissement sont des chants d’amour bien masqués. De « l’égout du lit », elle tente parfois de s’élever jusqu’au ciel. Elle ne ment jamais, ne cache pas grand-chose, car elle est à jamais protégée de « la sueur du mensonge ». Elle veut rester toujours cette femme, carnivore et esclave à la fois, qui « a le dos cambré par les rêves des hommes ». Violente et se voulant folle incandescente, elle n’aura fait que « grimper le mur effrayant des rêves » à la recherche d’une certaine purification. Elle fait les cent pas du désir entre Éros et Thanatos, entre cris, délires, rires cruels. Elle sait que dans ce territoire du plaisir féminin, mis en mots immédiats, aucun homme n’osera la suivre, et tous sont pris au piège. Sa poésie noire restera comme une stèle iconoclaste. Les vices des hommes Sont mon domaine Leurs plaies mes doux gâteaux J'aime mâcher leurs viles pensées Car leur laideur fait ma beauté. (Cris) Joyce Mansour a une écriture tactile qui donne à voir non comme voyeurisme, mais comme sensation physique des sens. On sent, on mange, on voit en face, on touche aux réels des corps et de leurs liquides, dans la poésie de Mansour. Il y a une immédiateté des transmissions de sensations, une franchise déconcertante sur les nondits. Sans doute un exorcisme contre bien des angoisses. En tout cas elle a inventé une langue du corps. Le monde de Joyce Mansour est édifié entre les forêts chaudes l’érotisme et les palais glacés des rêves. Elle a voulu ouvrir nos têtes à la nuit et aux hallucinations du désir : Car nos désirs d’hier sont nos rêves de demain. (Joyce Mansour) Gil Pressnitzer Choix de textes La nuit je suis le vagabond dans le pays du cerveau Étiré sur la lune en béton Mon âme respire domptée par le vent Et par la grande musique des demi-fous Qui mâchent des pailles en métal lunaire Et qui volent et qui volent et qui tombent sur ma tête A corps perdu Je danse la danse de la vacuité Je danse sur la neige blanche de mégalomanie Tandis que toi derrière ta fenêtre sucrée de rage Tu souilles ton lit de rêves en m'attendant Déchirures, Éditions de Minuit, 1955. Je veux partir Je veux partir sans malle pour le ciel Mon dégoût m’étouffe car ma langue est pure Je veux partir loin des femmes aux mains grasses Qui caressent mes seins nus Et qui crachent leur urine Dans ma soupe Je veux partir sans bruit dans la nuit Je vais hiberner dans les brumes de l’oubli Coiffée par un rat Giflée par le vent Essayant de croire aux mensonges de mon amant. Rapaces (1960) Nous vivions... Nous vivions englués au plafond Suffoqués par les vapeurs rances exhalés de la vie quotidienne Nous vivions rivés aux plus basses profondeurs de la nuit Nos peaux séchées par la fumée des passions Nous tournions autour de pôle lucide de l'insomnie Jumelés par l'angoisse séparés par l'extase Vivant notre mort dans le goulot de la tombe Rapaces (1960) INVITEZ-MOI… Invitez-moi à passer la nuit dans votre bouche Racontez-moi la jeunesse des rivières Pressez ma langue contre votre œil de verre Donnez-moi votre jambe comme nourrice Et puis dormons frère de mon frère Car nos baisers meurent plus vite que la nuit. Déchirures 1965 Éditions de Minuit Laisse-moi t’aimer. J’aime le goût de ton sang épais Je le garde longtemps dans ma bouche sans dents. Son ardeur me brûle la gorge. J’aime ta sueur. J’aime caresser tes aisselles Ruisselantes de joie. Laisse-moi t’aimer Laisse-moi sécher tes yeux fermés Laisse-moi les percer avec ma langue pointue Et remplir leur creux de ma salive triomphante. Laisse-moi t’aveugler. (Cris, 1953) Je ne veux plus Je ne veux plus de votre visage de sage Qui me sourit à travers les voiles vides de l'enfance Je ne veux plus des mains raides de la mort Qui me traînent par les pieds dans les brumes de l'espace Je ne veux plus des yeux mous qui m'enlacent Des cratères qui crachent leurs spermes froids de fantômes Dans mon oreille Je ne veux plus entendre les voix chuchotantes des chimères Je ne veux plus blasphémer toutes les nuits de pleine lune Prenez-moi comme otage comme cierge comme breuvage Je ne veux plus maquiller votre vérité Je ferais le grand écart pour vous impressionner Seigneur. Déchirures, 1955. Vois, je suis dégoûté des hommes. Leurs prières, leurs toisons, Leur foi, leurs façons, J’en ai assez de leurs vertus surabondantes, Court-vêtues J’en ai assez de leurs carcasses. Bénis-moi folle lumière qui éclaire les monts célestes J’aspire à redevenir vide comme l’œil paisible De l’insomnie. J’aspire à redevenir astre. « le surréalisme, même 2 » printemps 1957 Oublie-moi Que mes entrailles respirent l’air frais de ton absence Que mes jambes puissent marcher sans chercher ton ombre Que ma vue devienne vision Que ma vie reprenne haleine Oublie-moi mon Dieu que je souvienne. Cris Je veux me montrer nue à tes yeux chantants. Je veux que tu me voies criant de plaisir. Que mes membres pliés sous un poids trop lourd Te poussent à des actes impies. Que les cheveux lisses de ma tête offerte S'accrochent à tes ongles courbés de fureur. Que tu te tiennes debout aveugle et croyant Regardant de haut mon corps déplumé. Cris J’ai volé l’oiseau jaune Qui vit dans le sexe du diable Il m’apprendra comment séduire Les hommes, les cerfs, les anges aux ailes doubles, Il ôtera ma soif, mes vêtements, mes illusions, Il dormira, Mais moi, mon sommeil court sur les toits Murmurant, gesticulant, faisant l’amour violemment, Avec des chats. Quel phallus Quel phallus sonnera le glas Le jour où je dormirai sous un couvercle de plomb Fondue dans ma peur Comme l’olive dans le bocal Il fera froid métallique et laid Je ne ferai plus l’amour dans une baignoire émaillée Je ne ferai plus l’amour entre parenthèses Ni entre les lèvres javanaises d’un gazon de printemps J’exsuderai la mort comme une moiteur amoureuse Cernée assaillie par des visions d’octobre Je me blottirai dans la boue Faire signe au machiniste (1976), Oui j'ai des droits sur toi Je t'ai vue égorger le coq Je t'ai vue laver tes cheveux dans l'eau souillée des égouts Je t'ai vue soûle de la riche odeur des abattoirs La bouche emplie de viande Les yeux pleins de rêves Marcher sous le regard des hommes épuisés. Cris Bibliographie Histoires nocives Gallimard, " L'imaginaire " Prose & poésie, Œuvre complète, éd. Actes Sud, 1991. Dont les recueils suivants : Cris, 1953 Déchirures, 1955 Rapaces, 1960 Carré blanc, 1965 Les Damnations, illustrations de Matta, 1967 Astres et désastres, poèmes en anglais et en français, illustrations de Pierre Alechinsky, 1969 Phallus et momies, 1969 Anvil Flowers, 1970 Prédelle Alechinsky à la ligne, 1973 Pandemonium, 1976 Faire signe au machiniste, 1977 Sens interdits, 1979 Le Grand Jamais, 1981 Jasmin d'hiver, 1982 Flammes immobiles, 1985 Trous noirs, recueil posthume, 1986 Prose Les Gisants satisfaits, 1958 Jules César, 1958 Le Bleu des fonds - théâtre, 1968 Ça, 1970 Biographie de Marie-Laure Missir, Joyce Mansour, une étrange demoiselle, publiée par Jean-Michel Place 2005