HÉBRON, Cité fantôme - Peace Watch Switzerland

Transcription

HÉBRON, Cité fantôme - Peace Watch Switzerland
Récit N° 6
HÉBRON, Cité fantôme
Dans le cadre de notre programme, nous faisons ce qu'on appelle des “visites d'emplacements”, chez
les collègues d'autres localités. C'est ainsi qu'un matin, j'ai pris la direction d'Hébron, au sud de
Jérusalem, pour aller voir le groupe EAPPI qui y est actif. A la suite d'une erreur de ma part, je n'ai pas
pris le bus direct, prévu pour les Palestiniens, mais un bus israélien, et je me suis retrouvé au milieu de
militaires et de juifs orthodoxes. On me regardait de coin, surtout que j'ai demandé avec insistance, en
anglais, si ce bus à destination de Kiryat Arba m'amènerait aussi à Hébron (eux savaient, par
conséquent, que j'allais chez les Palestiniens, ce que je n'ai compris que plus tard). Donc arrivé au
terminus, je descends et me dirige vers une épicerie. Je mange un yoghourt et me renseigne. C'est loin,
Hébron? Non, me répond le jeune qui me sert, c'est pas loin, mais c'est dangereux! - Et pourquoi
dangereux? - C'est dangereux d'y aller tout seul, allez-y plutôt demain, il y aura beaucoup de soldats!
(parce que ce sera vendredi, jour de la prière musulmane, et l'armée sera sur pied de guerre) - Alors je
préfère aller aujourd'hui, lui ai-je dit en prenant congé.
Sur cette demie-heure de marche, je fais deux constatations. Alors que les routes réservées aux
Israéliens sont nickel, larges et bien signalisées, celle-ci est très mal entretenue, étroite et mal
fréquentée, j'ai vu au moins un vingtaine de véhicules blindés, et dès l'entrée de la ville, les soldats
assurent une présence massive, qui me hérisse.
Parmi d'autres affrontements sanglants, Hébron a été la scène d'un horrible massacre perpétré le 25
février 1994 par un homme seul (ou, selon certaines sources1, à deux), Baruch Goldstein2: pendant la
prière du vendredi, il pénétra dans la mosquée d'Ibrahim (Abraham) en uniforme, les gardes le
laissèrent entrer, il lança une grenade et ouvrit le feu sur les hommes agenouillés, en tuant 29, et en
blessant 125. Quand il fut à bout de munitions, il fut maîtrisé et battu à mort par des survivants. Dans
les troubles qui s'ensuivirent, l'armée tua encore 19 Palestiniens3. L'émotion qui suivit fut considérable:
toute la classe politique déclara le meurtrier fou et le condamna. Sauf son parti, le Kach, dont les
parlementaires avaient été exclus de la Knesset (parlement) pour racisme outrancier.
A Hébron se trouve la grotte des patriarches (Makpela), où seraient enterrés Abraham et Sarah, Isaac,
Jacob et leurs épouses. Au lieu de s'entendre avec les musulmans et les chrétiens pour garantir la visite
de ces lieux à tout le monde, les Israéliens ont coupé la mosquée d'Ibrahim en deux parties inégales, et
contrôlent tous les mouvements4. Les coéquipiers EAPPI d'Hébron m'ont expliqué qu'il y avait un lien
étroit entre les événements tragiques de 1994 et la poursuite des affrontements dans la ville.
Ce qui suit n'est pas de ma plume. Je ne fais que résumer une publication intitulée Ghost Town – Ville
fantôme – La politique de séparation d'Israël et d'éviction forcée des Palestiniens du centre
d'Hébron. Cette publication est entièrement rédigée par des membres du personnel de la grande ONG
1
2
3
4
Sur un moteur de recherche, cf. Hébron, massacre de 1994.
B. Goldstein, né à New York, émigra en Israël, fit son service militaire, puis exerça la médecine à Kiryat Arba, colonie
de peuplement israélienne. Les services secrets et les responsables musulmans avaient signalé qu'il représentait un
danger. Après sa mort, son parti, Kach, le déclara martyr, et sa tombe devint un lieu de pèlerinage pour ses condisciples.
D'autres sources parlent de plus de 60 morts en tout, avec 300 blessés.
On trouve les noms de Kiryat Arba, Hébron, grotte de Makpela dans le chapitre 23 de la Genèse. De là à admettre qu'un
groupe sectaire, fondamentaliste et abritant même un tel assassin s'arroge des droits exclusifs sur des lieux (peut-être)
historiques, il y a un pas infranchissable, contraire à tous les principes éthiques. Les trois religions monothéistes
reconnaissent en Abraham leur patriarche, et personne ne peut se l'approprier.
B'Tselem, Centre israélien d'information pour les Droits humains dans les Territoires occupés, avec
lesquels il arrive à EAPPI de collaborer. Je n'ai fait qu'ajouter des notes pour faciliter la compréhension.
Hébron est la seule ville palestinienne de Cisjordanie où il y a une colonie de peuplement en plein
centre. Pendant des années, l'armée a appliqué une politique de séparation et de discrimination entre les
colons israéliens et la majorité palestinienne5. Arguant de la protection des quelques centaines de
colons qui vivent au cœur de la ville, l'armée restreint sévèrement les mouvements de dizaines de
milliers de résidents palestiniens. Ces restrictions ont mené à la destruction de la principale artère
commerciale et à l'abandon massif de ce quartier par ses habitants.
Magasin fermé à la rue Shouhada. Photo Martin Hauschild
5
Le recensement de 1997 signale 130'000 habitants, dont 130'000 musulmans, 530 israélites et 3 chrétiens.
Des centaines de magasins ont été fermés, des milliers de personnes ont été laissées sans ressources.
Tous les magasins de l'ancienne artère principale, rue Shouhada, ont été fermés sur ordre militaire, et le
passage interdit aux Palestiniens. Des centaines de familles ont reçu l'ordre d'abandonner leur
logement. Le centre de la ville est devenu une cité fantôme, où seuls les Israéliens ont le droit de se
déplacer librement.
La politique de séparation extrême d'Israël dépasse de loin ses besoins sécuritaires, et sert à favoriser
l'expansion de la colonie juive, en bannissant les résidents palestiniens du quartier. Israël doit protéger
les colons israéliens jusqu'à ce qu'ils aient été éloignés d'Hébron. Cependant, elle doit le faire sans
rendre la vie impossible aux Palestiniens qui y vivent. Israël doit autoriser les Palestiniens à emprunter
les rues et à retourner dans leurs magasins scellés6. Les forces de sécurité doivent appliquer la loi à la
lettre pour les colons, et empêcher l'expansion de leur colonie.
Au moins 1'014 logements palestiniens, c.à.d. 42% des appartements du centre d'Hébron, ont été
abandonnés par leurs occupants. 65% de ces appartements ont été vidés pendant la deuxième intifada7.
Des commerces palestiniens qui étaient situés dans le Centre, 1'829 (77%) sont maintenant fermés;
62% (1'141) ont été clos pendant la seconde intifada, au moins 440 sur ordre militaire.
Entre 2000 et 2007, les Palestiniens d'Hébron ont tué 5 civils israéliens, dont un bébé, et 17 soldats.
Pendant le même temps, les forces de sécurité8 ont tué au moins 88 Palestiniens , dont 46 (y compris 9
mineurs) ne prenaient pas part aux hostilités.
Les colons établis à Hébron9 attaquent les Palestiniens pour ainsi tous les jours. Les forces de l'ordre
israéliennes s'abstiennent systématiquement de protéger les Palestiniens et d'appliquer la loi aux colons.
Témoignage d'un soldat: “Au cours de mon service à Hébron, nous avons observé beaucoup
d'attaques de colons, et nous ne pouvions rien faire. Ils vous disent: 'Comme soldats, vous êtes ici pour
protéger les colons, vous êtes des combattants, et non des policiers.' De toutes façons, nous ne
pouvions faire façon des enfants de colons israéliens10. La police non plus n'a pas le droit de les
toucher, quand ils ont moins de douze ans.”
Une jeune Palestinenne apporte elle aussi son témoignage. “Notre maison est comme une cage. Elle
est entièrement protégée par un treillis, y compris l'entrée. Mon grand-père l'a équipée ainsi pour nous
protéger, après que les colons aient cassé toutes nos fenêtres. Notre maison ressemble à une île
entourée par une mer de soldats et de colons, dans une ambiance violente.”
Fin de la citation du document de B'Tselem. Commentaire superflu.11
6
avec une barre de fer soudée sur les portes en métal.
Qui a commencé en 2000, avec l'expédition d'Ariel Sharon dans la mosquée al Aqsa.
8
On ne dit plus Tsahal, mais IDF (Israeli Defense Forces), que beaucoup traduisent IOF, O pour occupation.
9
Ils sont parmi les plus agressifs qu'on puisse imaginer. Dans un film tourné par un Suédois cette année, l'un d'eux
vocifère contre un officier: “tuez les arabes, tuez-les tous!”
10
Qui s'en prennent régulièrement aux enfants et aux adultes palestiniens, les invectivant, leur lançant des pierres, leur
crachant dessus. Il y a nombre de documents vidéo et photos sur ce sujet lamentable.
11
Pour en savoir plus, consultez le site: www.btselem.org
et celui de l'Association pour les droits civils en Israël: www. acri.org.il
7
Vivant dans cette ambiance délétère, les habitants d'Hébron ont besoin de détente. Un tel moment nous
a été donné le même soir. L'équipe EAPPI a été invitée par les volontaires CPT12 pour le repas du soir.
Après avoir joui de la convivialité, nous avons été invités à monter sur le toit de l'immeuble où ils
habitent, sur la tristement fameuse rue Shuhada, et avons pu admirer Hébron by night. Nos oreilles ont
été guidées par des miaulements lamentables vers une espèce de puits muré, au fond duquel un chaton
était tombé. Nous l'avons retiré de sa fâcheuse posture en y descendant à l'aide d'une longue échelle,
trouvée chez les voisins palestiniens, et l'avons ramené au logis des volontaires EAPPI. Laver quatre
fois à l'eau tiède – chat échaudé craint l'eau froide - ce chat d'une saleté repoussante et affamé, le
caresser, le nourrir et l'entendre ronronner, après avoir été désinfecté ses blessures, nous a procuré un
moment ressemblant à l'intimité familiale.
Jérusalem, le 16 septembre, Théo Buss
Reflétant des opinions privées, ce récit ne peut être repris, en partie ou en entier, sans accord avec
le sussigné.
12
Organisation internationale active dans plusieurs pays, le Christian Peacemaking Team a cet avantage que ses
volontaires s'engagent pour une période plus longue que nous, par exemple deux ans.