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es grands singes, qui partagent avec
nous une communauté d’origine portée par la génétique,
nous apportent cette leçon : comprendre l’émergence de
l’homme n’est plus dans les gènes, plus dans la classification, c’est comprendre comment les chimpanzés sont
devenus chimpanzés et nous les Hommes sont devenus
Hommes, parce que les chimpanzés ne sont pas nos ancêtres, ils sont nos frères. L’accumulation des mutations
génétiques n’est pas la seule raison. Depuis six millions
d’années nous savons maintenant, nous les grands singes,
que nous ne pouvons survivre qu’en innovant, qu’en
ayant des cultures, qu’en utilisant des outils, qu’en ayant
des systèmes sociaux extrêmement complexes. Ceci ne
diminue pas l’Homme.
O
ur genes tell us that we have the same origins as other large primates. For this reason, if we want to understand how the human race emerged, we
need to stop worrying about genotypes and taxons and think instead about how
chimpanzees became chimpanzees and humans became humans, because chimpanzees are not our ancestors but our brothers. In other words, the accumulation
of genetic mutations is not the only explanation. We now know that if we have survived for the past six million years, it is because we have succeeded in innovating,
in developing cultures, using tools and forming extremely complex social systems.
None of which diminishes humanity.
Picq
S
ouvent on présente le cerveau comme
étant une sorte de boule avec des zones cérébrales qui
sont telles une mosaïque de régions, chacune qui serait
spécialisée pour une fonction. En fait, ce n’est pas du tout
le cas. Sans arrêt une zone peut prendre en charge de nouvelles fonctions. Et si les synapses ne sont pas sollicitées il
y a un retour en arrière. Tout cela est dynamique. La plasticité cérébrale est donc absolument fondamentale puisqu’elle entraîne des remaniements de structures et de
fonctions perpétuels, relatifs à l’apprentissage et à l’expérience vécue. La conséquence de cette plasticité cérébrale
est que nous avons tous des cerveaux différents.
Par exemple : on demande à des sujets (quatre hommes et
quatre femmes) de faire un calcul mental, tous répondent
aussi bien et obtiennent les mêmes scores. Pour faire le
même calcul mental certains activent plutôt des régions
antérieures, d’autres des régions plutôt postérieures. Tout
un panel de stratégies utilisées pour faire ce calcul mental
se répartit donc entre les individus. Le résultat montre que
la variabilité de l’utilisation du cerveau entre les individus
d’un même sexe dépasse finalement la variabilité possible
qu’on pourrait trouver entre les sexes.
T
he brain is frequently presented as a sort of globe covered in a mosaic
of regions, each specializing in a particular function. However, this is a highly misleading picture, as a brain area can take on new functions at any time – and just as
easily relinquish them if the synapses are underused. It is a dynamic process. Brain
plasticity is therefore absolutely crucial, as it allows changes to structures and functions to occur in response to learning and experience. The consequence of this brain
plasticity is that no two brains are alike.
For instance, a group of subjects (four men and four women) are asked to do some
mental arithmetic. They all give equally good answers and score the same marks.
But while some of them will have activated anterior regions to perform the calculation, others will have activated posterior ones, and they will have used a whole
range of different strategies. These results show that inter-individual variability in
brain use is actually greater than inter-gender variability.
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izzolati est le découvreur à Parme des
neurones miroirs. Avec son équipe il a utilisé des caméras
à positon sur des gens qui, expérimentalement, ont été
mis en situation où on les désolidarisait du groupe. La
caméra à positon permettait de voir à l’œil nu l’amygdale
rhinencéphale passer au rouge, ce qui veut dire que c’était
la zone du cerveau qui consommait le plus d’énergie pour
résoudre ce problème. Si on avait pris une image de
caméra à positon au moment où je portais un casque alors
que tout le monde avait un calot, on aurait pu voir que
mon énergie était épuisée par cette simple maladresse
relationnelle. Je n’étais pas dans le groupe et probablement je devais consommer dix fois plus d’énergie que les
autres et mon amygdale devait flamber. Le fait est que si
ça se répète, si ça dure trop longtemps, celui qui n’est pas
dans le groupe est complètement épuisé et stressé à la fin
de la journée. On distingue donc que l’un des premiers
bénéfices de l’obéissance est une économie biologique. Il
est plus facile d’obéir : le bénéfice immédiat est le bienêtre, le bénéfice biologique est l’absence de stress, le fait
de faire comme les autres. Tout à l’heure je parlerai des
bénéfices psychologiques, culturels, mais aussi morbides
et tragiques de l’obéissance. Mais à ce stade de mon développement le bénéfice est émotionnel.
I
t was the Parma-based researcher Rizzolati who discovered mirror neurons. He and his team used positron cameras to acquire images of people placed in
an experimental situation where they were isolated from the rest of their group.The
positron camera allowed the scientists to watch as the subjects’ rhinencephalic
amygdala turned red, showing that this was the brain area that was consuming the
most energy. If a positron camera filmed me wearing a baseball cap while everyone
else had a skullcap on it, too, would show that all my energy was being sapped by
my awareness of this social blunder. The painful realization that I was not part of
the group would lead me to consume up to ten times more energy than the others
and my amygdala would, of course, be red-hot. If this sort of situation is repeated,
or if it goes on for any length of time, by the end of the day, the person who does
not belong to the group is completely exhausted and totally stressed. One of the
first benefits of obedience, of behaving the same way as everyone else, is therefore
biological – the absence of stress. It is easier to obey, as we are immediately rewarded by a feeling of wellbeing. I will talk about the cultural and psychological benefits of obedience, as well as the pathological and tragic consequences, a little later.
But at this stage in my development, the benefit is purely emotional.
Cyrulnik
C
e qui fait l’unité de toutes les morales,
quel qu’en soit le type – morale chrétienne, musulmane,
athée, laïque, religieuse, ou tout simplement philosophique – c’est fondamentalement qu’elles recherchent le
Bien de l’homme. Le souverain Bien comme on l’appelait
dans l’Antiquité. C’est-à-dire ce qui donne sens à ma vie,
ce qui me donne une plénitude, qui fait que même dans
la sobriété ou dans la nudité la plus grande, je trouve une
sorte de plénitude au vide, comme dans un jardin zen ou
à l’anglaise. Tout à coup apparaît de ce vide ou de cette
sobriété, quelque chose qui fait sens pour moi et qui me
satisfait, qui me remplit l’âme comme dit Rousseau dans
la « Profession de foi du vicaire savoyard ». Nous recherchons au fond une sorte de plénitude.
Mattei
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here is a common thread running through all our moral codes, be they
Christian, Muslim, atheist, secular, religious or quite simply philosophical. It is the
quest for the good of humanity the sovereign good, as the Ancients called it. In other
words, that which lends a sense of fullness and meaning to our lives. There is a sort
of plenitude to be found in emptiness, even in the sobriety and bareness of, say, a
Zen Buddhist garden or a landscape designed by Capability Brown. Suddenly, something emerges from this emptiness or sobriety which has meaning for me and which
satisfies me filling my soul, as Rousseau put it in the “Profession of Faith of a
Savoyard Vicar”.At the end of the day, we are all looking for some sort of plenitude.
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oilà pourquoi Panurge est un grand
homme et pourquoi on ne peut pas échapper au panurgisme. Surtout intellectuel. Parce que ce panurgisme intellectuel nous permet de nous rencontrer, de partager de
l’affection, de lire, de partager des récits, d’aller au
cinéma. Donc il faut que Panurge existe, non seulement
pour les catastrophes sociales mais aussi pour la vie quotidienne. On peut très bien aller trop loin et arriver dans
une sorte d’obéissance morbide.
Paul Valéry disait : « deux grands dangers menacent
l’homme. Le premier, c’est le désordre et le deuxième,
c’est l’ordre ». Il est vrai que sans obéissance on serait dans
le chaos, dont tous les hommes politiques nous rabattent
les oreilles. L’obéissance est un excellent tranquillisant
individuel qui nous permet probablement de mettre en
place un ordre social, avec le risque de la pétrification ou
de la tragédie sociale.
T
his is why Panurge is a great man and why we cannot escape Panurgism and in particular from an intellectual point of view. This is because intellectual
Panurgism enables us to meet up, show affection to each other, read, exchange stories, and go to the cinema. Panurge must therefore exist, not only to avoid social
catastrophes but also for daily life. We can very well go too far and end up with a
kind of morbid obedience
Paul Valéry used to say: “Man is faced with two great dangers. The first is disorder
and second is order”. It is true that without obedience there would be chaos (as the
politicians will never let us forget). Obedience is an excellent individual tranquilizer
that probably enables us to implement social order, at the risk of petrification or
social tragedy.
Cyrulnik
L
e hasard ou Dieu, font bien les choses. Je
vais montrer un peu comment naît l’émergence du sens et
non pas de la morale, ce qui serait trop vague, trop général et trop scolaire. La naissance de la philosophie, la naissance de la pensée, ou tout simplement l’émergence de la
pensée, a été étudiée non par Aristote mais par Platon, son
maître. Platon définit l’émergence de « l’épisthémée »,
l’émergence du savoir c’est-à-dire de la philosophie, dans
un texte fameux qui s’appelle le Théétète. Le jeune
Théétète, un géomètre de seize ou dix-sept ans, s’étonne
de ce que lui dit Socrate, ne voyant pas où il veut en venir.
Et Socrate de lui répondre qu’il a trouvé le mot juste. La
science, épisthémée en grec ce qui a donné épistémologie,
naît de l’étonnement. Autrement dit : la science est ce qui
vous a réveillé de votre sommeil dogmatique et vous a tiré
ou émergé de votre torpeur.
La science naît de l’étonnement, et vient du même mot
tonnerre en grec. Iris est le nom de l’arc-en-ciel chez les
Grecs, voilà pourquoi l’arc-en-ciel est irisé. La légende dit
que Iris est une déesse, fille de Tomas, à la fois le dieu du
tonnerre et Zeus évidemment. Cela signifie que la science,
ou la philosophie, ou la pensée humaine, naît de l’étonnement ; c’est-à-dire de l’ébranlement que l’esprit humain
ressent devant le fait que les choses soient ce qu’elles sont.
F
ortune, or God, has lent a benevolent hand. I am going to attempt in
some small way to demonstrate the birth of the emergence of consciousness, but
not morality, which would be too vague, too general and too scholarly. The birth of
philosophy, the birth of thought, or simply the emergence of thought, was studied
not by Aristotle but by Plato, his master. Plato defined the emergence of « epistemy», the emergence of knowledge that is, philosophical investigation, in a famous
text called Theaetetus. Young Theaetetus, a sixteen- or seventeen-year old mathematician, was taken aback by what Socrates said to him, as he did not see his point.
And Socrates replied that he had made his point. Science, ‘epistemy’ in Greek, which
gives us ‘epistemology’, is born of wonder or astonishment. In other words: Science
is that which awakes you from your dogmatic sleep and pulls you out of your torpor.
All science begins with astonishment, and comes from the same word ‘thunder’ in
Greek. Iris is the name for rainbow in Greece, which is why the rainbow is rainbowcolored. Legend has it that Iris is a Goddess, daughter of Thaumas, both the God of
thunder and Zeus of course. This means that science, or philosophy, or human
thought, is born of astonishment; that is, the turbulence that the human spirit feels
when faced with the fact that things are what they are.
Mattei
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a réponse classique à la question de
l’émergence de l’Homme est la Genèse pour la majorité
des Occidentaux. Autrement dit : un monde créé en l’état.
Une autre caractéristique des cosmologies ou cosmogonies, je confonds ces termes volontairement, est que nous
sommes dans un monde qui est stable ou cyclique, qui
revient toujours au même état. C’est une compréhension
de ce que nous sommes dans une histoire linéaire, de
laquelle va sortir l’émergence. En d’autres termes : comment est-on parti de cette première molécule, cette première forme de vie, jusqu’à l’Homme et toutes les autres
espèces, parce que l’Homme n’est pas l’aboutissement
mais un aboutissement parmi des millions.
T
he traditional response to the question of the emergence of Man is
Genesis for the majority of the Western World: In other words, a world created ‘as
is’.Another characteristic of the cosmologies or cosmogonies, and I use these words
interchangeably for a reason, is that we are in world that is stable or cyclical, and
that always returns to the same state. This is an understanding that we are in a
linear history, from which will come emergence. In other terms: How did we begin
with this first molecule, this first form of life, up to Man and all other forms of life,
because Man is not an end in himself but an end among millions.
Picq
A
utres exemples de plasticité cérébrale à
l’âge adulte, physiologiques si l’on peut dire. Premièrement chez des chauffeurs de taxi, les régions du cerveau
qui contrôlent l’orientation dans l’espace sont plus épaisses que chez des personnes qui ne passent pas leur temps
à essayer de se repérer. Cette épaisseur des zones impliquées dans l’orientation dans l’espace dépend du nombre
d’années de conduite des chauffeurs de taxis. Là aussi,
tout l’apprentissage et l’entraînement se traduisent dans
la réalité matérielle des connexions dans le cerveau.
Deuxièmement l’expérience des jongleurs montre la
réversibilité des processus. On a pris des sujets naïfs qui ne
savaient pas jongler avec trois balles, on leur a appris et
au bout de trois mois ils s’en tirent honorablement. Les
régions du cortex cérébral qui contrôlent la vision et la
coordination motrice se sont épaissies. Par la suite, si les
sujets cessent de s’entraîner ils vont perdre leur habileté
motrice et on observe une régression des zones qui
étaient auparavant mobilisées.
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ther examples of cerebral plasticity in adults, physiological if you like:
First of all, in the brains of taxi drivers, the areas that control direction in space are
thicker than those in the brains of people who do not spend their time trying to find
their way around. The thickness of the areas involved in spatial direction depends
on the number of years the taxi driver has spent driving. Here as well, all learning
and training are in reality connections within the brain.
Secondly, the experience of jugglers shows the reversibility of processes. We solicited untrained subjects who did not know how to juggle with three balls, we trained
them and at the end of three months they performed admirably. The areas of the
cerebral cortex that control vision and motor coordination thickened. Subsequently,
if the subjects stopped training they lost their motor skills and we observed a regression in the areas that were previously mobilized.
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et exposé posera des problèmes collectifs dans le cadre de l’émergence, et particulièrement celui
du mystère qui nous oblige à l’obéissance. En effet, que se
passerait-il dans une société sans obéissance ? Pourrait-on
concevoir une société comme telle ? Que nous coûte
l’obéissance ?
Pour répondre à ces interrogations je pose l’hypothèse
d’une société sans obéissance. Il n’y aurait que des rapports de force, c’est-à-dire des rapports de soumission et
non pas d’obéissance. Le plus fort physiquement, mentalement ou spirituellement, dominerait l’autre et imposerait sa force. L’obéissance et la soumission diffèrent. Dans
les rapports de soumission, si vous êtes plus fort que moi
je serais obligé de m’écraser, de me soumettre. Je vous en
voudrais et à la première défaillance je ne vous raterai pas.
Dans l’obéissance il y a quelque chose de sacré. C’est-àdire qu’éventuellement, je peux être fier d’obéir parce
que ceci garde le lien.
Mais l’obéissance devient sacrée à partir du moment où
l’on établit que dans les rapports de personne à personne,
la domination de l’un sur l’autre génère une souffrance.
On introduit un tiers et ainsi on se coordonne pour réaliser une tâche. L’introduction d’un tiers métamorphose
l’obéissance pour réaliser un projet social, spirituel, de
couple, de groupe. C’est pour réaliser un projet que
l’obéissance va nous donner la victoire, alors que dans le
premier cas de figure, la soumission est un échec : j’ai été
vaincu. Ces deux concepts sont presque contraires.
T
his exposé examines collective problems within the framework of
emergence and in particular that of the mystery that drives us to obedience. Indeed,
what would happen in a society without obedience? Can we even conceive of such
a society? What does obedience cost us?
To respond to these questions, I will put forth the hypothesis of a society without
obedience. This is the law of the survival of the fittest, that is, the relationship between men is one of submission and not obedience. The physically, mentally or spiritually strongest person dominates and imposes his strength. Obedience and submission are different. In a submissive relationship, if you stronger than I am, I must
give in and bow before your strength. I would resent this and would take advantage of the first sign of weakness. There is something sacred in obedience. That is, I
can be proud to obey because this maintains the collective link.
But obedience becomes sacred from the moment that it is established that in a relationship between two people, the domination of one over the other generates suffering. We introduce a third person and in this way we coordinate ourselves to perform a task. The introduction of a third party harnesses obedience to perform a
social, spiritual, marital or group project. It is to carry out a project that obedience
leads us to victory, whereas in the first case, submission was a failure: I was conquered. These two concepts are almost opposites.
Cyrulnik
I
l existe donc une indignité générale de
cette pensée humaine, qui s’accorde pourtant à ellemême toute la dignité. D’où la nécessité de comprendre
d’où vient la dignité de l’œuvre d’art, la dignité de la création, la dignité de la science, la dignité de la philosophie,
pourrait-on ajouter. Ou, plus simplement, d’où vient la
dignité humaine. Je réponds qu’elle vient exactement de
son contraire c’est-à-dire de l’indignité, comme l’Etre qui
vient du néant, ou la connaissance qui vient de l’ignorance. D’ailleurs Héraclite, philosophe présocratique,
remarquait déjà que les hommes ne connaîtraient pas la
justice s’ils n’avaient pas connu l’injustice. Autrement dit :
les hommes ne demanderaient pas quelque chose qui
s’appelle la justice, si l’expérience quotidienne permanente et persistante de l’humanité n’était pas l’expérience
de l’injustice.
T
here is thus a general indignity in this human way of thinking, which
nonetheless accords itself all the dignity. From whence the necessity to understand
the provenance of dignity in a work of art, the dignity in creation, the dignity in creation, the dignity in science, and we could add, the dignity in philosophy. More simply put, the provenance of human dignity. I say that it comes from its opposite, that
is, indignity, as Being comes from nothingness and knowledge comes from ignorance. Moreover, Heraclitus, pre-Socratic philosopher, already noted that Man would
not know justice if he did not know injustice. In other words: men would not ask
for something called justice, if the permanent daily and persistent experience of
man was not one of injustice.
Mattei
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oilà ce qu’est la question de l’émergence de l’homme pour moi : un questionnement
constant, renouvelé par les sciences. Un enchantement du
monde absolument extraordinaire qui nous oblige à
regarder le monde différemment. Vous ne pourrez plus
jamais dire que descendre du singe est une honte. La
honte est d’éliminer les singes qui partagent avec nous
une communauté d’origine. Découvrir ce que font ces
grands singes c’est la chance ultime que nous avons de
comprendre ce que nous sommes. Et comprendre ce que
nous sommes c’est aussi la chance ultime de comprendre
pourquoi les chimpanzés sont devenus chimpanzés, comment ils ont évolué aussi.
Quand vous dites l’Homme descend du singe vous considérez qu’ils sont une étape archaïque, quand on dit
l’Homme descend du singe on se demande pourquoi le
singe n’a pas évolué. Il faut bien comprendre que toutes
les espèces qui sont autour de nous aujourd’hui sont aussi
récentes que nous. La question de l’émergence de
l’Homme n’est pas qu’une affaire de fossiles. Les fossiles
sont des jalons. On a pu avancer parce qu’on a fait des
aller-retours constants entre la nature d’aujourd’hui et la
nature d’hier. Les fossiles seront toujours incomplets. On
finira toujours par les trouver, ils sont dans les sédiments.
Mais ces grands singes qui sont autour de nous, dans
20 ans ils auront disparu à jamais.
A la question de l’émergence de l’Homme nous n’aurons
plus que nos mythes pour nous consoler parce que nous
aurons éliminé à jamais cette chance de comprendre ce que
nous sommes. Le décryptage du génome du chimpanzé
publié dans une revue internationale (Nature) a montré
que le chimpanzé est un proche parent de l’homme.
T
his is for me the question of the emergence of man: An ongoing interrogation, renewed by science. An absolutely extraordinary enchantment of the
world that forces us to view the world differently. We can no longer say that being
descended from the ape is shameful.The shame is in eliminating the apes that share
a community of origin with us. Discovering what these big monkeys do is the ultimate opportunity for us to discover who we are. And understanding who we are is
also the ultimate opportunity to understand how apes became chimpanzees and
also how they evolved.
When we say Man is descended from the ape, we are implying that they were an
archaic step; when we say that Man is descended from the ape we wonder why the
ape has not evolved. We must understand that all the species around us today are
as recent as we are. The issue of the emergence of Man is not a question of fossils.
Fossils are milestones. We were able to develop because we constantly went back
and forth between the nature of today and the nature of yesterday. Fossils will
always be incomplete. We will always find them, they are in sediment. But the big
monkeys that are still among us, in 20 years they will have disappeared forever.
With respect to the emergence of Man we will only have our myths to console us
because we will have forever eliminated the opportunity to understand who we are.
The decryption of the chimpanzee genome published in an international review
(Nature) has demonstrated that the chimpanzee is a close relative of man.
Picq
N
os conceptions sur le fonctionnement
du cerveau ont été complètement révolutionnées par les
nouvelles techniques d’approche. Maintenant une majorité de neurobiologistes se sont ralliés à la théorie de
l’émergence, formulée dans les années 2001, particulièrement par Francisco Varela. Cette théorie insiste principalement sur l’aspect dynamique du fonctionnement du cerveau avec deux points très importants. D’une part, que le
cerveau fonctionne en mobilisant des réseaux de neurones qui évoluent dans le temps et dans l’espace. C’est cette
mobilisation dans le temps et dans l’espace, très large
dans le cerveau, qui permet l’intégration des informations
puis l’émergence du sens. D’autre part, la localisation des
fonctions n’est jamais fixée dans le cerveau de façon
immuable à cause des facultés extraordinaires de plasticité du cerveau.
Vidal
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ur conception of how the brain works has been completely revolutionized by new techniques in approach. The majority of neurobiologists have now rallied around the theory of emergence formulated in the early years of this century,
in particular by Francisco Varela. This theory deals mainly with the dynamic operation of the brain with two very important points. On the one hand, it claims that the
brain functions by mobilizing networks of neurons that evolve over time and in
space. It is this mobilization over time and in space, copious in the brain, that
enables the integration of information and thus the emergence of consciousness.
On the other hand, the location of functions is never immutable in the brain due to
the extraordinary plasticity of the brain.
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par la recherche de signes de reconnaissance qui n’existent pas, qui sont des créations de représentations. Rien
n’a été dit. Tout s’est passé dans un signal qui a provoqué
l’émergence de ce travail de solidarité. Donc un mécanisme de représentation verbale va venir donner des raisons après un travail totalement arbitraire et le travail de
la parole interviendra ensuite pour trouver une raison à
quelque chose qui est totalement arbitraire.
e commencerai l’exposé en reprenant de
vieilles expérimentations. Je parlerai des neurones miroirs
et de l’empathie pour démarrer le processus et poser le
problème de l’émergence de ce curieux bénéfice que nous
apporte l’obéissance.
La première expérience date de 1950 et fut réalisée par
Asch, qui est un des premiers psychologues expérimentaux. Dans une salle d’attente des compères sont assis. Le
cobaye arrive ne sachant pas qu’il va être observé. De la
fumée sort d’un soupirail. Le cobaye voit la fumée puis
regarde les autres pour, sous leur regard, adapter sa
réponse comportementale. Les autres qui sont des compères continuent à lire, ils ne bougent pas. Alors l’homme
reste assis et accepte la pression de conformité préverbale,
uniquement comportementale. Puis la fumée augmente,
devenant de plus en plus âcre, sombre et sent le brûlé. Il
faut une très, très grosse fumée pour que l’homme se désolidarise du groupe et ait le culot de quitter la salle d’attente. Donc la pression de conformité préverbale, le fait
d’être ensemble modifie nos décisions comportementales.
La deuxième expérimentation est de Serge Moscovici. Il
donne rendez-vous à des cobayes dans un grand hangar
où il leur distribue au hasard des macarons jaunes et des
macarons bleus. Les gens se baladent dans la salle en
attendant l’expérimentation qu’on ne leur a pas encore
expliquée. A un moment Moscovici arrive et dit qu’il est
obligé de partir. Il leur demande s’ils acceptent de revenir
la semaine suivante et les invite à conserver leurs macarons. La semaine d’après les cobayes reviennent, remettent les mêmes macarons et se promènent dans le hangar.
Après un certain temps, Moscovici doit de nouveau partir
et leur demande encore de revenir la semaine suivante.
Cette fois à leur retour ils ont toujours leurs macarons
mais subissent aussi un questionnaire et un entretien. Au
questionnaire presque tous les gens répondent qu’ils ont
cherché à différencier les macarons jaunes et les macarons
bleus. Un mécanisme de solidarité s’est développé entre
les macarons de même couleur, pourtant totalement distribués au hasard. Ce mécanisme de solidarité s’est réalisé
I
will begin this exposé with the examination of old experiments. I will
speak of mirror neurons and empathy to start the process and put forth the issue
of the emergence of the curious benefit that obedience brings us.
The first experiment dates from 1950 and was performed by Asch, one of the first
experimental psychologists.The confederates are seated in a waiting room.The subject arrives not knowing that he is going to be observed. The subject sees smoke
and looks at the others to adapt his behavioral response according to their reactions. The others continue to read without reacting. The man remains seated and
accepts the preverbal pressure to conform with respect to his behavior. Then the
smoke intensifies, becomes increasingly acrid, dark and it smells as though something is burning. The room becomes very smoky before the man finds the courage
to break away from the group and leave the waiting room. This is the pressure of
preverbal conformity; being in a group modifies our behavioral decisions.
The second experiment was performed by Serge Moscovici. He gathered a group of
subject in a large hangar where he randomly distributed yellow and blue badges.
The subjects walk around the room waiting for the experiment that has not yet been
explained to them. Moscovici arrives and tells them that he must leave. He asks
them if they are willing to come back the following week and tells them to keep
their badges. The next week the subjects return, put on the same badges and mingle. After awhile, Moscovici must leave and asks them once again to return the next
week. This time when they return, they still have the same badges but also have a
questionnaire and are interviewed. In the questionnaire almost everyone said that
they made a distinction between the yellow badges and the blue badges. A solidarity mechanism developed between those with badges with the same color, which
were randomly distributed. This solidarity mechanism was developed through the
search for signs of recognition that did not exist that were purely representative
creations. Nothing was articulated. Everything took place via a signal that the emergence of this solidarity experiment provoked. Therefore, the verbal representation
mechanism provided a justification following a total random exercise and speech
followed to rationalize a phenomenon that was completely arbitrary.
Cyrulnik
U
n monde est toujours parfaitement
sphérique. Le monde est plein quand il est clos. Et pour
reprendre une phrase d’Henri Michaux : « il traduit enfin
le monde celui qui voulait s’en évader. Qui peut s’en évader ? Le monde est clos ». « Il » : peut-être l’artiste, peutêtre le poète… La vie est fermée, d’un côté par la naissance et de l’autre par la mort. Le monde est clos et sa
clôture, comme les gouttes d’eau de l’arc-en-ciel, se
manifeste dans cet arc-en-ciel magistral et magnifique
qu’est justement l’œuvre d’art. Parfaitement close.
A
world is always spherical. The world is solid and it enclosed. According to Henri Michaux : “He who wants to escape the world translates it. Who can
escape it? The world is closed”. “He” is perhaps an artist, perhaps a poet… Life is
closed, on one side by birth and on the other side by death. The world is enclosed
and its enclosure, like drops of water in a rainbow, is manifested in this majestic and
magnificent rainbow which is itself the work of art. Perfectly enclosed.
Mattei
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Q
u’est-ce qu’un singe ?
Premièrement les singes c’est : les extrémités terminées
par cinq doigts. Avant d’aller plus loin, insistons sur l’importance de la distinction entre structures et fonctions
pour éviter toute confusion. Les cinq doigts sont apparus
il y a au moins 350 millions d’années, ce en fait donc une
structure archaïque. Mais, sur cette structure ancienne, la
fonction de la main, elle, est extrêmement évoluée. Le
premier doigt de la main et du pied, que nous avons
perdu, est préhensible et permet d’attraper les branches.
Le tout est terminé par des ongles. Les singes ont tous des
ongles
Deuxièmement, les singes c’est surtout : une ressemblance
extraordinaire au niveau de la tête. Ils ont en effet la
caractéristique d’avoir un crâne qui est très allongé et le
cerveau qui est au dessus de la face. La tête s’est ramassée
d’avant en arrière, entre le nez et l’occiput, et s’est étirée
en hauteur avec un cerveau très développé. Ce dernier
sert : d’une part, à vivre dans un environnement difficile,
parce que les singes vivent dans un environnement à trois
dimensions dans lequel la vision est assez limitée; d’autre
part surtout, à vivre avec les autres. Il y a l’environnement
physique et l’environnement social, et les singes possèdent des systèmes sociaux extrêmement complexes.
Troisièmement, les singes c’est aussi : des yeux juste de
part et d’autre de la racine du nez. Les yeux rapprochés
permettent de voir les reliefs. Un chien, par exemple, ne
pourrait pas écrire non seulement il n’a pas la bonne patte
mais il n’a pas la bonne vision. Nous voyons très bien de
près et en trois couleurs. Ceci est extrêmement agréable
parce que lorsque vous êtes dans les forêts voir en trois
couleurs permet non seulement l’art, mais aussi de bien
voir les fruits, les feuilles… Voir les reliefs est également
très agréable quand vous passez d’un tronc d’arbre à l’autre pour apprécier à quelle vitesse se rapproche le tronc
d’arbre.
Quatrièmement, les singes c’est : le milieu du visage dépourvu de poils. Nous avons perdu les vibrisses. Nous nous reconnaissons par les visages. Les singes se reconnaissent par la
mémoire des visages et par des mimiques. Le nerf facial est
dédié aux mimiques. Enfin, les singes ont trente-deux dents
et les singes rient aussi.
W
hat is an ape?
First of all apes have: Arms and legs ending in five fingers or toes. Before going further, let us dwell on the importance of the distinction between structure and function to avoid confusion. The five fingers appeared at least 350 million years ago, so
is thus an archaic structure. But on this ancient structure, the function of the hand
is highly evolved. The first finger of the hand and the foot, that we have lost, is prehensile and is used to grab branches. At the end of all of this are nails. All apes have
nails.
Second of all, apes have in particular: an extraordinary resemblance with respect to
the head and skull. Indeed, they have a skull that is elongated and a brain above
the face. The head is rounded from front to back, between the nose and the occipital, and rises at the crown with a highly developed brain. The brain is used to: On
the one hand, live in a difficult environment, because apes live in a three-dimensional environment in which vision is limited; and on the other hand, in particular, to
live with others. There is the physical and social environment, and apes have highly
complex social systems.
Thirdly, apes also have: Eyes on either side of the bridge of the nose. Eyes set close
together can see in perspective. Dogs, for example, cannot write because not only
do they not have the right kind of hands, they do not have the right kind of sight.
We see very well close up and in three colors. This is very fortunate because when
you are in the forest, being able to see in three colors enables not only art, but also
the ability to see fruit and leaves, for instance. Seeing in perspective is also useful
when swinging from one tree trunk to another to see how fast the other tree trunk
is approaching.
Fourthly, monkeys have: A hair-free middle part of the face. We have lost the whiskers. We recognize each other through our facial features. Monkeys recognize each
other by memorizing faces and through mimicry. The facial nerve is dedicated to
mimicry. Last but not least, monkeys have thirty-two teeth and laugh.
Picq
N
ous nous intéresserons ici à la notion
d’émergence de l’émergence, c’est-à-dire finalement à la
construction du cerveau. Tout commence à partir de la
fécondation. Lorsqu’il y a fusion entre un ovule et un spermatozoïde, une cellule naît et se multiplie. Ensuite, les multiplications continuent et apparaît progressivement un phénomène de différenciation des cellules. Elles
acquièrent des spécialisations : certaines vont
……
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H
ere we are going to discuss the emergence of emergence, that is finally
the construction of the brain. Everything begins with fertilization.When there is fusion
between the sperm and the egg, a cell is born and multiplies. Then, this multiplying
continues and a phenomenon of cellular differentiation appears progressively. These
cell groups acquire specializations : Some will become muscle, others viscera, skeleton
or the nervous system, which we are going to discuss in further detail today.
The nervous system is formed at around two or three weeks when
the embryo is about 2mm long. On the dorsal part of the embryo
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……
devenir du muscle, d’autres des viscères, du
squelette ou du système nerveux, sur lequel nous nous
attarderons plus particulièrement aujourd’hui.
Le système nerveux se forme à la période de deux ou trois
semaines, l’embryon fait alors 2 mm. Sur la partie dorsale
de l’embryon des cellules vont converger et progressivement former une petite plaque, qui va s’invaginer pour
former une gouttière neurale. Ensuite les bords de cette
gouttière se ferment et on aboutit à la formation du tube
neural, qui est donc l’ancêtre du système nerveux.
Sur un tube neural embryonnaire de vingt-cinq jours, on
distingue la partie caudale qui donnera la moelle épinière
et les parties antérieures qui donneront le cerveau. A quarante jours on peut voir qu’il existe des phénomènes de
boursouflure. Des vésicules et des courbures se forment
dans le tube neural antérieur. Ceci continue vers cinquante jours. Et à cent jours on a quelque chose qui commence à ressembler à un système nerveux, c’est-à-dire
qu’un certain nombre de structures sont présentes, et surtout qu’apparaissent les « embryons » (ou un peu plus que
cela) des hémisphères cérébraux. Autrement dit : le cortex
EMERGENCE
cérébral, qui occupe en l’occurrence les deux tiers de l’ensemble du cerveau humain, connaît une telle extension en surface lors de sa fabrication, qu’il est obligé de se plisser. En
conséquence on voit se former des circonvolutions dues au
fait que la boîte crânienne n’est pas extensible et nécessaire
pour loger cette masse cérébrale.
……
the cells converge and little by little form a small plate that will
invaginate to form a neural groove. Then the sides of this groove close to form the
neural tube, thus forming the beginning of the central nervous system.
On an embryonic neural tube at day twenty-five, we can see the caudal portion which
will be the spinal cord and the front parts that will become the brain. At forty days
we can see the bulges.Vesicles and curves form in the anterior neural tube.This continues for up to 100 days. At 100 days, we see something resembling a nervous system, that is, a certain number of structures are present, and in particular the rudiments (or a bit more) of the cerebral hemispheres. In other words, the cerebral cortex,
which occupies in this case two-thirds of the entire human brain, expands surfacewise during its development and so it must fold in on itself. As a result, circumvolutions form to accommodate this cerebral mass as the skull cannot expand.
Vidal
L
orsque Thalès dit que tout est eau, c’est
que véritablement la vie a émergé à partir de l’eau, et non
à partir des molécules d’eau qu’on ne connaît pas encore.
Dans cette idée réside un « principe aquatique » et en
même temps un principe de pureté, d’où toutes les choses
vont émerger. Ceci explique la symbolique du baptême
dans la plupart des civilisations, et particulièrement juives
et chrétiennes. On immerge l’enfant dans les eaux baptismales et ensuite on l’émerge ; quand on le fait émerger,
je vous le rappelle dans la pensée chrétienne, on lui donne
un prénom, une identité. Le nom véritable dans le christianisme n’est pas le nom de famille mais le prénom. Jean,
Pierre : comme les noms des papes. Ou les noms des
auteurs médiévaux à l’époque on ignore le nom de famille
de Saint-Thomas. Idem chez les artistes. Léonard vient de
la ville de Vinci, mais son prénom, son nom véritable est
Léonard. Il lui a été donné quand il a immergé dans l’eau
et qu’il a ensuite émergé. La notion d’émergence au
niveau le plus élémentaire, au niveau le plus empirique,
c’est-à-dire l’émergence en dehors de l’eau, implique la
conquête d’une identité, d’une humanité et donc la
conquête d’une civilisation. Car en émergeant dans le
monde qui est le mien, c’est-à-dire le monde humain, je
vais conquérir la parole. Et qui dit parole, c’est là le sens
de mon sujet, implique la recherche du sens.
W
hen Thalès says that all is water, this means that life literally emerged
from water, and not from water molecules, which we do not yet know. An “aquatic
principle” resides in this idea, as well as a purity concept, from which things will
emerge. This explains the symbolism of baptism that exists in most civilizations, in
particular in Judaism and Christianity. The child is immersed in the baptismal water
and he then emerges from the water; let me remind you that in Christian thought,
when the child emerges, a first name is given to the child, that is, an identity. The
real name in Christianity is not the family name but the first name. John or Peter :
like a Pope’s name. Or the names of medieval authors: At the time we did not know
the family name of Saint-Thomas. The same holds true for artists. Leonard comes
from the town of de Vinci, but his first name, his real name, is Leonard. This name
was given to him when he was immersed in water and then emerged. The concept
of emergence at the most basic level, the most empiric level, that is emergence from
water, implies the conquest of an identity, of a humanity and thus the conquest of
a civilization. Because by emerging in the world that is mine, that is the human
world, I will conquer speech. And when we speak of speech, which is the point of
my subject, we are talking about the quest for meaning.
Cyrulnik
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D
ans un film, Traudel Junge raconte comment elle était rentrée dans le bunker au moment de
l’écroulement du nazisme alors que l’armée soviétique s’approchait de plus en plus. Dès son arrivée dans le bunker elle
avait tout de suite ressenti un sentiment de sécurité. Elle dit
qu’il lui a fallu vingt ou trente ans pour commencer à oser
se décentrer du groupe et critiquer la théorie nazie. Là je
m’approche un peu de l’obéissance en tant que force politique. Beaucoup de gens devaient être heureux de se soumettre, heureux de réciter la même chose, et surtout de ne
pas trop penser. Même si certains, au contraire, trouvaient
dans un monde intime un autre espace de pensée qui était
presque une forme de résistance intellectuelle. Même si le
comportement était encore difficile. C’est pourquoi je
trouve impensables toutes ces explications sur le totalitarisme que l’on voit dans le cinéma, dans les romans, les
essais, et qui disent que Hitler était paranoïaque. A ce
moment-là, on attribue à un seul homme le fait d’avoir
embarqué non seulement un système européen, mais le
monde entier. De telles explications arrêtent la pensée en
empêchant de comprendre pourquoi tant d’hommes intelligents ont suivi ce mouvement avec bonheur, du moins
dans les années montantes avant l’écroulement. J’ai discuté
avec beaucoup de gens, il y a eu une extase à suivre ce bonheur et cette théorie absurde.
L’autre explication qu’on entend souvent est que Hitler
avait beaucoup de charisme. Beaucoup de gens racontaient effectivement que dès que Hitler apparaissait les
gens s’évanouissaient, le cœur s’accélérait, une émotion
extrême s’emparait d’eux. Mais j’ai vu la même chose avec
Michael Jackson ! J’étais place de la Concorde, et tout
d’un coup j’ai entendu des cris, j’ai vu des jeunes gens se
mettre à courir, des filles tomber en extase. Puis Michael
Jackson est arrivé en voiture avec des vitres fumées. Donc
ce n’était pas le charisme de Michael Jackson qui avait
provoqué cela, mais le pouvoir que ce petit groupe avait
donné à l’idée de Michael Jackson.
Pour en revenir à Hitler, tel qu’il apparaît dans une très
belle biographie de Yann Kershaw, on le découvre surcouvé, sur-aimé, entouré d’affection par sa mère et par sa
grande sœur. Il fut transformé par cet excès d’affection en
nourrisson géant, au point qu’il n’osait pas quitter sa mère
tellement il était comme un coq en pâte. Il n’avait rien à
faire. Et quand il devint étudiant il ne savait rien faire.
Mettez ce garçon de vingt ans chez les Inuits dans le grand
Nord du Canada ou de la Norvège, ou chez les Africains,
chez les Peuls… Dans ces cultures-là le garçon de cet âge
qui a du charisme est celui qui est capable de chasser, de
dormir dans la neige ou de porter le canot.
Cela signifie que si Hitler a eu du charisme au point de
provoquer des palpitations, des malaises ou des syncopes
auprès de ces gens qui l’adoraient, c’est parce qu’il était
leur porte-parole. Il était le représentant d’image qui mettait en scène ce que le groupe social espérait. Les gens se
soumettaient avec délice au pouvoir qu’ils avaient attribué à l’homme qui les représentait. Donc c’est un ensemble fonctionnel qui a donné ce pouvoir délirant à cet homme. Et cette société qui était
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I
n a film, Traudel Junge relates how she entered a bunker at the time
Nazism was crumbling and while the Soviet army was advancing. As soon as she
arrived in the bunker, she immediately felt a sense of security. She says it took her
20 or 30 years before she dared pull away from the group and criticize the Nazi
theory. Here we come a bit closer to the idea of obedience as a political force. Many
people must have been happy to submit, happy to repeat the same thing as everyone else, and in particular happy not to be obliged to think too much. Even though
some people, on the contrary, found for themselves a private world, another space
for thought that was almost a form of intellectual resistance, behavior remained difficult. This is why I find unthinkable all the explanations of totalitarianism that we
find in the cinema, books, and the essays that say that Hitler was paranoid. At that
time, we credit a single person with having dominated not only a European system,
but the entire world. Such explanations inhibit thought by preventing an understanding of why so many intelligent men willingly followed this movement, at least in
the years leading up to its downfall. I have discussed this with many people; there
was a type of hysteria in pursuing happiness and this absurd theory in this way.
The other theory that we often hear is that Hitler was very charismatic. Many people relate how as soon as Hitler appeared, people fainted, heartbeats accelerated,
and extreme emotion took over. But I have seen the same thing with Michael Jackson! I was at Place de la Concorde, when I suddenly heard screams, and saw people
start to run, and girls falling over hysterically. Then Michael Jackson arrived in a car
with smoky windows. So it was not Michael Jackson’s charisma that provoked this
hysteria, but the power that this small group gave to the idea of Michael Jackson.
To come back to Hitler, as he is portrayed in a very well-written biography by Yann
Kershaw we find him over-protected, over-loved, smothered by affection by his
mother and his big sister. He was transformed by this excess of affection into a giant
baby, to the point that he was so spoiled he could no longer leave his mother. There
was nothing to be done. And when he became a student he couldn’t do anything.
Place a boy 20 years old with the Inuits in Northern Canada or Norway, or with the
Africans or Peuls …In these cultures a boy with charisma at this age is capable of
hunting, sleeping in the snow or carrying a canoe.
This means that if Hitler was charismatic to the point of provoking palpitations, fainting and hysteria with the adoring people who surrounded him, it is because he was
their spokesperson. He represented the image that was the backdrop for what the social group was searching for. People subjec-
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probablement la plus avancée, ou certainement une des plus avancées du monde à cette époque, a
créé un système coupé du réel. Autrement dit : un système
délirant logique. Logique : parce qu’il y avait une administration parfaitement bien organisée, une répartition des
tâches. Les machines administratives marchaient, l’industrie
marchait. Tout était organisé. Il y avait des fêtes, il y avait
des penseurs, il y avait des livres…Le tout pour donner le
pouvoir à un homme qui les représentait. C’était aussi une
pathologie délirante, parce qu’elle était coupée du réel.
EMERGENCE
……
ted themselves willingly to the power with which they empowered the man that represented them. It is therefore a functional whole that gave this
incredible power to this man. And this society, which was probably the most advanced, or certainly one of the most advanced in the world at the time, created a system cut off from reality. In other words: a logical delusional belief system. Why logical? Because a well-organized administration was in place, with a division of tasks.
The administrative machinery worked, the industry worked. Everything was organized. There were parties, there were thinkers, there were books …All this to give
power to a man who represented them. This is also a delusional pathology, because
it was cut off from reality.
Mattei
L
amarck fut le premier, entre 1805 et 1809,
à se demander si cette relation de ressemblance ne signifiait pas autre chose, si c’était une généalogie. De là se
forge l’idée que l’Homme descend du singe. Lamarck,
génie de son temps, comprend que nous sommes dans un
monde qui change tout le temps. Les évènements sur cette
Terre, la nature, font que ce monde changera d’une
manière ou d’une autre et que nous devons bouger par
rapport à lui. Sans oublier que nos propres actions sur le
monde… Lamarck avance ce qu’on appelle le transformisme, qui désigne le processus qui conditionne l’émergence de l’Homme au sein du monde en changement. La
vie est apparue avec des particules mais elle a tendance à
se perfectionner. Cette pensée sera celle de gens comme
Newton, ou Voltaire d’une certaine manière puisqu’il était
déiste. L’Homme apparaît comme un aboutissement cosmologique, ce que l’on appelle l’hominisation (un concept
que j’ai eu du mal à faire éliminer des manuels scolaires…).
L
amarck was the first, between 1805 and 1809, to ask whether this
resemblance did not mean something else, that is, perhaps it was genealogy-based.
From this came the idea that man descended from the ape. Lamarck, a genius in his
time, understood that we are in an ever-changing world. Events on Earth, and
nature, mean that the world will change in one way or another and that we must
change in tandem. Not to mention our own actions on the world… Lamarck espoused what he called transformism, which designated the process that conditions the
emergence of Man within a changing world. Life appeared with particles but tends
to evolve towards perfection. This idea will become that of Newton, and Voltaire in
a way because he was a deist. Man appears as a cosmological completion, what we
call hominization (a concept that I had much trouble eliminating from scholarly
manuals).
Picq
M
aintenant il n’y a plus de service militaire, mais ceux qui l’ont fait savent à quel point il est difficile de se désolidariser du groupe. Quand j’ai défendu la
France, on était réveillé à coups de sifflets vers 5 h 20 et à
5 h 30 il y avait l’appel. On se retrouvait et je ne comprenais pas pourquoi les autres savaient comment il fallait
s’habiller. S’il fallait mettre un calot ou un casque. Donc il
m’est arrivé souvent de me présenter à l’appel avec un
calot alors que tous les autres avaient un casque ; ou au
contraire j’arrivais seul avec le casque et tous les autres
avaient un calot. Vous ne pouvez pas savoir à quel point
cette bêtise là est affreusement gênante. J’étais en dehors
Cyrulnik
du groupe : tout le monde allait me regarder, tout le
monde allait voir que j’étais le sous-homme. Je n’étais pas
soumis à la loi du groupe et émotionnellement j’étais très
mal à l’aise.
M
ilitary service no longer exists, but those who did serve know how difficult it is to break away from the group. When I defended France, we were awakened with whistle blows around 5h20 and at 5h30 there was muster. We gathered
together and I did not understand how the others knew how they were supposed
to dress: Whether we were supposed to put on a cap or a helmet. I therefore found
myself standing at muster with a cap when everyone else was wearing a helmet; or
sometimes I would arrive with the helmet and the others would be wearing a cap.
You cannot imagine how disturbing it was to make such a mistake. I was outside of
the group: Everybody was going to look at me, everyone was going to see that I was
sub-human. I had not submitted to the law of the group and emotionally I was
extremely uncomfortable.
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EMERGENCE
T
oute la connaissance procède d’émergences successives, dont la première est donc celle de
l’Etre à partir du néant, ou du monde à partir de rien. La
seconde, traitée par les biologistes, est l’émergence de la
vie à partir de la matière ; problème classique depuis Darwin et même avant. La troisième émergence, sujet des
anthropologues, est celle de l’Homme à partir de la vie, à
partir du singe pour reprendre l’expression classique là
aussi depuis Darwin. Et la quatrième émergence, qui nous
intéresse plus particulièrement ici, est celle de la pensée à
partir de la vie.
Elle commence par poser des problèmes moraux coïncidant avec l’état fœtal, lorsque je suis embryon, lorsque je
suis multicellulaire et pas encore pensant. D’où la justification, en tous cas pour certains, de l’avortement. Dans ce
cas là, un bloc de cellules n’est pas encore un Homme puisque l’Homme se définit, et pas uniquement chez Pascal,
par la pensée. La difficulté est donc de savoir comment
cette pensée, en tant que pensée humaine, donne sens à
ce qui est, à l’Etre, à la vie, à l’Humanité, à l’Histoire, au
Temps… Il faut se demander comment cette pensée
émerge. On pourrait évidemment, sur un plan strictement
empirique, rappeler simplement que nous avons tous
émergé du ventre de notre mère, d’un utérus primordial.
Nous avons émergé surtout, non pas ex nihilo, mais à partir de deux individus – le père et la mère – qui ont créé à
l’issue de je ne sais quelle mathématique ou je ne sais
quelle multiplication, un troisième être qui n’était pas
prévu. Car la plupart du temps nous ne sommes pas prévus, on appelle même ça parfois des « accidents de
l’Histoire ». Selon les philosophes généralistes, de Platon à
Heidegger, l’Etre apparaît à partir du néant.
A
ll knowledge comes from a series of emergences, of which the first is
Being from Nothingness or the world from nothing. The second, long examined by
biologists, is the emergence of life from matter; the long-standing debate that exists
since Darwin and even before. The third stage of emergence, which is a subject for
the anthropologists, is that of Man from life, descended from the ape, also a concept
familiar to us since Darwin. And the fourth stage of emergence, that which interests
us here, is that of thought from life.
It begins by bringing up the moral issues evoked by the fetal state; when I am an
embryo, when I am multi-cellular and not yet a thinking being. This is the justification, for some people at least, for abortion. In this case, a block of cells is not yet
Man because Man is defined, and not only for Pascal, by thought. The difficulty is
therefore to understand how this thought, as human thought, gives sense to that
which is, to Being, to life, to Humanity, to History and to Time. We must ask ourselves how this thought emerged. We could of course on a strictly empirical level,
repeat that we all come from our mother’s womb, from a primordial uterus.We have
emerged, in particular, not ex nihilo, but from two individuals – the father and the
mother – who created, from I do not know which mathematical formula or multiplication, a third being who is not planned. Because for the most part we are not
planned, we even call this at times “accidents of History”.According to general philosophers, from Plato to Heidegger, Being appears from Nothingness.
Mattei
C
omment l’Homme a-t-il essayé de répondre à cette question de l’émergence de l’Homme ? Toutes
les cosmologies ont cette tendance à concevoir le monde
de la même façon, en partant de tout ce qui est autour de
nous (plantes, animaux, végétaux), des catégories que les
Hommes de toute la Terre identifient parfaitement. Dans
le monde entier il existe des visions du monde extrêmement rationnelles. Et parmi ces centaines de cosmologies,
que ce soit notre Genèse à nous ou le Chant de piste des
aborigènes, il y a la même structure : à la base un monde
qui est celui de l’utérus. On pense à Aristote, à Platon. Le
cosmos est conçu ainsi : dans ce monde toutes les catégories qui nous entourent sont mélangées, c’est le chaos. Puis
intervient une rupture, un acte majeur, violent : la naissance. On sort de l’utérus pour rentrer dans l’enfance,
dans le mythe. Toutes les cosmologies sont basées sur la
même structure ; les récits diffèrent, les références se distinguent mais le discours reste équivalent.
Picq
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H
ow did Man attempt to respond to this issue of the emergence of Man?
All cosmologies have a tendency to conceive of the world in the same way, based
on that which surrounds us (plants, animals, vegetable), categories that all Men all
over the World identify perfectly. The world over, there exist extremely rational
visions of the world. And from among hundreds of cosmologies, whether we take
our Genesis or the Songline of the aboriginals, there is the same structure: at the
base is a world which is that of the uterus.This puts us in mind of Aristotle and Plato.
The cosmos is conceived thusly: in this world all categories that surround us are
mixed, there is chaos. Then there is a rupture, a major, violent event: birth. We exit
the uterus to enter childhood, in the myth. All cosmologies are based on the same
structure; the stories differ, the references are different but the rhetoric is the same.
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EMERGENCE
J
acqueline Nadel a fait une observation
très mignonne au CNRS. Elle offre des chapeaux mexicains
à des enfants de trois ans en moyenne, puis elle les filme.
Les enfants font les pitres, jouent avec les chapeaux mexicains parce que c’est un objet saillant. Jacqueline Nadel
passe devant un enfant et donne un coup sur le chapeau
mexicain qui part en arrière. L’enfant dont le chapeau
glisse envoie les mains en arrière, et l’enfant dont le chapeau n’a pas été touché envoie aussi les mains en arrière.
C’est vraiment une synchronisation comportementale qui
nous permet d’être ensemble. Se profile donc l’idée d’une
préparation émotionnelle biologique comportementale à
l’obéissance. Peut-être que le fait d’obéir nous apporte
quand même un bénéfice de ce type.
René Zazzo, lui, a l’idée suivante : passer un film à des
enfants à partir de sept ans qui peuvent faire des récits
parce que désormais il y a des connexions entre le cerveau
de la mémoire et le lobe préfrontal qui permet l’anticipation. Il prend une série d’enfants de sept à dix ans et les
filme seuls. Puis il montre le film dans une télévision et
s’assied à côté de l’enfant. Il lui dit : « tu te rappelles,
quand tu étais à cette table ? On t’a apporté un jus de
fruit et puis après on a bien joué ensemble ». L’enfant voit
le film, se rappelle qu’il était seul. Mais sous la sollicitation
de Zazzo, le professeur, l’enfant répond qu’ils ont bien
joué alors qu’il a sous les yeux l’image qui lui prouve qu’il
se rappelle bien qu’il était seul. Mais puisque le gentil
Cyrulnik
EMERGENCE
psychologue lui dit que « on a joué ensemble », l’enfant
invente un récit et se met à théoriser quelque chose qui
n’est pas dans sa mémoire. Et ceci explique la catastrophe
d’Outreau, où les enfants répondaient comme le souhaitaient les policiers, les psychologues, les juges qui les interrogeaient.
J
acqueline Nadel made a very charming observation at the CNRS. She
gave Mexican sombreros to children of approximately three years old, then filmed
them.The children horse around, and play with the sombreros because they are very
attractive and playful objects. Jacqueline Nadel stands in front of a child and knocks
the child’s sombrero off backwards. The child whose sombrero is slipping off raises
his hands backwards, and the child whose sombrero has not been touched also raises his hands backwards. This is really a behavioral synchronization that enables us
to be together. In this way, therefore, the idea of an behavioral biological emotional preparation to obedience is profiled. Perhaps the very act of obeying provides
us with this type of benefit.
René Zazzo had another idea: To film children seven years old and older who could
tell stories because now they have connections between the brain and the memory
and the prefrontal lobe that allows for anticipation. He takes a group of children of
between seven and ten years and films them alone. He then shows the film on a
television and sits next to the child. He says to the child: “Do you remember when
you were at this table? Someone brought you a glass of juice and then we played
together.” The child watches the film and remembers that he was alone. But at
Zazzo, the professor’s prodding, the child responds that they did indeed play together whereas he has in front of him the image reminding him that he was alone.
But because the nice psychologist tells him that “we played together”, the child
invents a story and starts to theorize about something that he does not actually
remember. This explains the Outreau affair, where the children told the police, psychologists and judges interrogating them what they wanted to hear.
L
e problème évidemment est qu’une
émergence ne rend jamais compte d’elle-même, c’est-àdire de sa propre apparition. L’émergence ne peut pas
prendre conscience qu’elle émerge. Au moment où la
source sort de la terre elle ne sait pas encore qu’elle est
Loire. De la même manière lorsque vous émergez de l’utérus de votre mère, vous ne savez pas encore ni que vous
émergez de l’utérus de votre mère, ni qui vous êtes, ni que
le monde existe. Vous venez au monde comme on dit dans
la plupart des langues, et particulièrement en français.
Mais vous ne savez pas que vous venez au monde, d’où la
grande idée de Freud d’avoir montré que ce qui définit
essentiellement l’être humain est l’amnésie infantile des
premières années, à savoir l’existence d’un blocage total.
Remarquons donc que toute émergence est un mystère, du
fait de l’ignorance de son émergence. Hormis pour certains
poètes qui pensent avoir une mémoire intra-utérine ou
infra-utérine. Pasolini disait par exemple dans ces textes
poétiques, parfaitement se souvenir de ce qui se passait
dans le ventre de sa mère à partir du troisième ou du quatrième mois …
T
he problem is of course that emergence is never aware of itself, that is,
of its own appearance. Emergence cannot realize that it has emerged. When the
spring comes out of the earth, it does not yet know that it is the Loire. In the same
way that you emerge from the uterus of your Mother, you do not yet know are emerging from your mother’s uterus, nor that you are, nor that the world exists.You come
into the world as we say in most languages, particularly in English. But you do not
know that you are coming into the world, which leads us to Freud’s famous idea
where he shows that what essentially defines the human being is infantile amnesia in the first years, that is, total blockage. Note therefore that all emergence is a
mystery, due to the ignorance of its emergence. With the exception of a number of
poets who believe in an intra-uterine or infra-uterine existence. Pasolini said for
example in certain poetic texts that he remembers everything that happened in his
mother’s stomach after the third or fourth month…
Mattei
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O
n le savait depuis longtemps les Hommes
et les chimpanzés ont un patrimoine génétique identique à
99 %, mais là on a séquencé l’ensemble du génome. Cela
veut dire que les chimpanzés sont beaucoup plus proches
des nous que les autres singes et qu’il va falloir changer de
paradigme, de représentation de l’évolution. L’Homme descend du singe : c’est terminé. Depuis 20 ans, la biologie
moléculaire qui étudie, compare et classe les molécules,
montre que les chimpanzés sont nos frères. Et je pèse mes
mots, ce n’est pas une provocation. Si vous avez des frères
et des sœurs ce sont les personnes qui vous ressemblent le
plus au monde parce que c’est avec eux et avec elles que
vous partagez le plus de matériel génétique. Ensuite ce
seront vos cousins parce que vous partagez cette fois-ci
beaucoup de matériel génétique qui vient cette fois de vos
grands-parents. Cela veut dire que si les chimpanzés sont les
plus proches de nous dans la nature aujourd’hui, ils sont nos
frères en termes de parenté. Ces caractères que nous partageons encore avec eux aujourd’hui nous viennent d’un
parent commun, que l’on appelle le dernier ancêtre commun. C’est-à-dire que nous partageons un ancêtre récent,
qui se situe autour de cinq-six millions d’années.
99 % de génome commun, même plus, cela dépend des
Picq
systèmes génétiques. 99,4 % pour certains systèmes génétiques, d’ailleurs pour des gènes codants. Pas plus de 200 000
gènes mais 99 % de 25 à 30 000 gènes. A partir de là se pose
la question de l’émergence. Comment a émergé la lignée
humaine alors que nous sommes si proches génétiquement,
avec si peu de différence ?
W
e have known for a long time that the genetic makeup for Man and
chimpanzees is 99% the same, but now we have sequenced the entire genome. This
means that chimpanzees are much more closely related to us than other monkeys
and that we must change the paradigm, that is, the representation of evolution. Man
descends from the ape: End of story. Over the past 20 years, molecular biology has
studied, compared and categorized molecules, and shows that the chimpanzee is our
brother. And I am weighing my words carefully, this is not a provocation. If you have
brothers and sisters who are people that look the most like you in the world this is
because it is with them that you share the most genetic material. Next come your
cousins because this time you share much genetic material that comes from your shared grand-parents. This means that if chimpanzees are closest to us in the animal
world today, they are our brothers in relationship terms. These characteristics that we
share with them today come from a shared parent that we call the last shared ancestor. This means that we share a recent ancestor, about five/six million years ago.
99% of shared genome, or even more, this depends on the genetic system. 99.4%
for certain genetic systems, and moreover just for gene encoding. There are no more
than 200,000 genes but 99% of 25 to 30,000 genes. This brings us back to the issue
of emergence. How did the human line emerge, when we are so close genetically,
with so little difference?
L
’idée est finalement que s’arracher au
groupe est une grande difficulté biologique émotionnelle
et à coup sûr personnelle. Cela coûte probablement énormément sur le plan social. Ceci explique peut-être aussi
pourquoi Panurge joue un rôle si important, non seulement dans les phénomènes comportementaux des sociétés
mais aussi dans les phénomènes théoriques. J’ai toujours
été frappé de voir à quel point toutes les théories même
les plus absurdes ont trouvé leurs défenseurs et peut-être
même que plus une théorie est absurde, plus elle aura de
défenseurs. Il est très agréable et bénéfique de ne pas
avoir à faire le travail de pensée, qui est aussi un travail
émotionnel. On a parlé de la nécessité de l’affectivité dans
l’empathie. Je ne peux apprendre à me décentrer de moi
que si quelqu’un me sécurise, si j’ai autour de moi des
parents, une famille, une culture qui me sécurisent. Je vais
acquérir le plaisir de me décentrer de moi et explorer le
monde des choses et le monde des gens. Or ce processus
de décentrement de soi n’est possible que s’il y a une base
de sécurité. J’apporte ainsi un argument supplémentaire,
car se désolidariser du groupe c’est perdre sa base de sécurité. On a intérêt à continuer à réciter des théories même
si on croit au fond de nous qu’elles sont absurdes. Sur le
plan théorique on a donc un bénéfice tragique à se soumettre aux idées des autres.
Cyrulnik
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S
o the idea is that in the end, breaking away from the group is a great
emotional biological and personal trauma.There are probably also great social costs.
This also explains why Panurge plays such an important role, not only in behavioral
phenomena, but also in theoretical phenomena. I have also been struck by to what
extent all theories, even the most absurd, have found defenders and it even seems
as though the more absurd the theory is, the more defenders it has. It is very pleasant and beneficial to not have to perform an exercise in thought, which is also an
emotional exercise. We have spoken of the necessary of affiliation in empathy. I can
only learn to stop being completely self-absorbed if someone makes me feel secure,
if I am surrounded by parents, a family, and a culture that makes me feel secure. I
will acquire the faculty to take myself out of myself and explore the world of objects
and the world of people. Because this process of exteriorization is only possible if
there is a base of security. I am thus putting forth an additional hypothesis, because
separating from the group means losing this security base. It is therefore useful to
continue to put forth theories even if we believe deep down that they are absurd.
On a theoretical level, we therefore have a tragic advantage in subjecting ourselves
to the ideas of others.
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J
’aborderai maintenant les abus d’obéissance, les délires ou les crimes d’obéissance. Aux moments
sans obéissance, apparaît l’idée que l’obéissance permet
d’éviter les rapports de violence et de soumission. Mais ce
système peut très vite s’emballer, au point de mener au
délire logique. C’est-à-dire que nous donnons à l’autre le
pouvoir de nous soumettre avec délice. Cela explique
beaucoup aussi la nécessité de mettre en images les discours. Ici les artistes ont aussi un rôle de complices. L’imagerie nazie était l’équivalent d’un discours. L’ordre
régnait. Il y avait les hommes d’un côté, les femmes de
l’autre, des grandes allées, des oriflammes. Je citerai une
phrase : « il arrive, les phares s’allument, il entre dans la
lumière, il monte les escaliers, les tambours roulent, les
drapeaux claquent, nous pleurons » : Brasillach, Les sept
couleurs. Il peut être aussi bien question de Hitler que de
tas d’autres gens aujourd’hui qui procèdent exactement à
la même mise en scène. Les mises en scènes d’images précèdent les mots, et sont déjà des discours comportementaux ; le programme politique y est déjà inscrit avant la
parole. Les gens sont émus, ils pleurent, c’est un grand
moment d’émotion. Au contraire dans l’imagerie communiste, il y avait le « petit père des peuples » qui faisait des
petits signes. Le peuple lui envoyait des signaux affectueux et beaucoup de gens ont été rendus heureux par cet
autre discours.
On voit que dans le réel il y avait la mise en scène : l’opérette communiste était charmante comme l’opéra nazi a
rendu heureux énormément de gens. Le réel était ailleurs
et c’est probablement ces processus d’obéissance culturelle, d’obéissance délicieuse, qui ont donné une cohérence au monde et qui ont permis cette soumission intellectuelle de la part de gens intelligents, d’artistes,
d’écrivains, de philosophes… On dit que Heidegger aurait
participé à ce genre d’évènements alors qu’on ne peut pas
dire que c’était un débile mental !
C’est le problème du « on ». La soumission à une représentation d’images ou de mots, si on la partage, assure un
liant affectif. Si on partage la même croyance, si on aime
le même homme politique, si on est ému par le même film,
la même image : on est frères, on habite dans le même
monde, on va s’aimer. On voit donc que l’obéissance a une
fonction de préservation du lien d’attachement et que
cesser d’obéir c’est risquer de perdre celui ou celle qu’on
aime. Et que beaucoup de gens obéissent ainsi pour ne pas
perdre et garder le lien d’attachement. Il faut alors raisonner en terme d’économie. Où mon bénéfice se situe-t-il ?
On entre dans une autre rationalité, affective. Je ne
contrôle pas : j’ai besoin d’aimer et d’être aimé.
I
am now going to discuss the abuse of obedience, delusions or crimes
of obedience. At times of non-obedience, the idea appears that obedience enables
us to live without violence and submission. But this system can quickly get carried
way, to the point of logical delusions. That is, we give the power to the other person to submit ourselves with pleasure. This goes a long way in explaining the necessity of putting speech into images. Here, artists also have a role in complicity. The
Nazi imagery was the equivalent of a speech. Order reigned. Men were on one side,
women on the other, large avenues, banners. I repeat a phrase: “He comes, the beacons light up, he enters in the light, he climbs the stairs, the drums drum, the flags
snap, we weep” : Brasillach, Les sept couleurs (The Seven Colors). This could very
well be Hitler or a number of other people today who proceed with the same backdrops. Backdrops of images precede words, and already represent a behavioral rhetoric; the political program here is already in keeping with the rhetoric. The people
are moved, they cry, it is an emotional moment. In Communist imagery, however,
there was the “small father of the people” who gave small signs. People sent him
affectionate signals and many people were made happy by this other rhetoric.
We see that in reality there was the backdrop: The Communist operetta was very
charming just as the Nazi opera gave many people pleasure. The real was elsewhere
and it is probably these processes of cultural obedience, delicious obedience, that
gave coherence to the world and that enabled this intellectual submission on the
party of intelligent people, artists, writers, philosophers, etc. They say that Heidegger participated in this type of event and he was far from being a stupid man!
This is a problem of « us ». Submission to a representation of images or words, if
you share it, ensures an affectionate link. If we share the same belief, if we like the
same political man, if we are moved by the same film, the same image: We are brothers, we live in the same world and we are going to love each other. We therefore
see that obedience has a preservation function with respect to that which binds us
and that no longer obeying means losing that which we love or who we love. And
that many people obey in this way so as not to lose the attachment, to hold on to
it. Where is the advantage for me? We enter into another affective rationality. I do
not have control over this: I need to love and be loved.
Cyrulnik
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I
l y a donc dans l’émergence une sorte de
rupture dans un sommeil initial, ou dans une obscurité initiale, qui fait que tout d’un coup quelque chose apparaît.
La merveille des merveilles, c’est qu’il y ait quelque chose.
N’importe quoi mais quelque chose. Ce peut être un paysage, un dessin de Botticelli, le sourire d’une femme, etc.,
mais à chaque fois il y a une émergence de beauté qui fait
que le monde prend un sens. D’où la rupture de la
connaissance. Penser c’est faire émerger un processus
interrogatif, une question qui rompt avec l’obscurité antérieure et qui procure un arrachement, une sorte d’arrachement métaphysique du néant. Avant je n’étais pas, ou
ma pensée n’était pas. Et tout d’un coup quelque chose,
dans une sorte de donation, vient. Par exemple, l’émergence d’un tableau à partir d’un simple trait.
T
here is therefore in emergence a sort of rupture in the initial sleep, or
an initial obscurity, which means that all of a sudden, something appears. Wonder
of wonders, now there is something. Not just anything but something. It could be a
landscape, a Botticelli drawing, a woman’s smile, etc., but each time there is an
emergence of beauty that gives meaning to the world. From whence the break in
knowledge. Thinking means the emergence of an interrogative process, a question
that makes a break with anterior obscurity and that procures a rupture, a sort of
metaphysical rupture from nothingness. Before I was nothing, or my thought was
nothing. And all of a sudden something, in a sort of donation, arrives. For example,
the emergence of a tableau from a simple line.
Mattei
L
a création, si on en donne une définition
très simple, est la création du sens avant toute création,
qu’elle soit religieuse pour les croyants, artistique pour les
artistes, philosophique ou scientifique pour les scientifiques ou les philosophes. L’auteur qui l’a peut être le mieux
saisi, et a ainsi ouvert la voie de la modernité, est Frédéric
Nietzsche. Dans un texte très fameux du « Gai savoir »,
Nietzsche fait remarquer au paragraphe 125, qui s’appelle
justement L’insensé, que ce qui définit le monde moderne
est que Dieu est mort. En effet l’Insensé est une sorte de
fou anonyme que Nietzsche ne se donne pas la peine de
décrire davantage, et qui va en plein jour une lumière allumée à la main. Allusion bien connue à l’épisode de Diogène à l’époque de Platon : « je cherche un homme, je
cherche un homme ». Or l’Insensé, lui, ne cherche pas un
homme, il cherche Dieu. L’Insensé est celui qui a perdu
tout sens, entendez toute orientation. Il ne sait plus où
sont le haut, le bas, la droite, la gauche, l’avant et le derrière, où est le vrai, où est le faux ; où est le bien, où est le
mal. L’Insensé nous dit que nous avons tué Dieu et que
nous ne le savons même pas.
Tous les spécialistes de Nietzsche savent que derrière cet
apologue symbolique, Nietzsche montre simplement que
le monde moderne n’est plus sensé. Avoir perdu Dieu
signifie pour Nietzsche avoir perdu le sens de la vie, de
l’existence, le sens de l’Histoire, de l’amour, de tout.
Comme dit Georges Steiner : « Le sens du sens », titre d’un
de ces essais les plus remarquables. Autrement dit : même
la notion de sens n’a plus de sens pour nous. Il faut prendre le mot sens dans l’équivocité du mot français, à savoir
le sens-direction et le sens-signification. Donc le sensdirection n’a plus de sens-signification. Nous vivons dans
une époque insensée dit Nietzsche autour de 1880-1882,
tout simplement parce que nous ne savons plus vers quoi
nous tourner. Et dans le paragraphe 125 du « Gai savoir »,
Nietzsche insiste sur le fait que depuis la révolution copernicienne – à savoir que ce n’est plus la terre le centre du
monde mais le soleil et que l’Homme lui-même n’est plus
le centre du monde en dépit de l’humanisme triomphant
de la Renaissance – nous ne savons plus où nous tourner. Il
établit des comparaisons strictement physiques en disant il
n’y a plus de haut, de bas, de devant, de derrière ; il n’y a
plus de passé, plus de présent : nous avons perdu le sens.
C
reation, to give a very simple example, is the creation of meaning
before all creation, whether religious for the believers, artistic for artists, philosophical or scientific for scientists or philosophers. The author who has best understood
this, and therefore opened the door to modernity, is Frédéric Nietzsche. In a famous
text by Gai savoir, Nietzsche noted in section 125, called as it happens L’insensé (The
One Without Sense), that which defines the modern world is that God is dead. In
fact, Insensé is a sort of anonymous crazy person that Nietzsche does not bother to
describe further, who walks around in the middle of the day with a light in his hand.
This is a well-known allusion to the episode of Diogenês in Plato’s time: “I am looking for a man, I am looking for a man”. Because the Insensé himself is not looking
for a man, he is looking for a God.The Insensé is he who has lost all sense, and direction. He no longer knows up from down or left from right, front from back, truth from
fallacy; what is good, what is bad. The Insensé tells us that we have killed God and
that we do not yet know it.
All Nietzsche specialists know that behind this symbolic apologue, Nietzsche is simply showing that the modern world no longer has sense. To Nietzsche, having lost
God means losing the sense of life, of existence, of love, of everything. As says Georges Steiner : “sense has a sense”, title of one of his most remarkable essays. In other
words, even the concept of sense no longer has sense for us. We must take the word
‘sense’ from the perspective of ‘sense of direction’ and the ‘sense as meaning’. Therefore the sense of direction no longer has any meaning. We live an era without
direction says 1880/1882, simply because we no longer know where to turn. And in
section 125 of Gai savoir, Nietzsche insists on the fact that since the Copernican
revolution, that is, the earth is no longer the centre of the world, but the sun, and
Man himself is no longer the center of the world despite humanism triumphing
during the Renaissance - we no longer know where to turn. It establishes strictly
physical comparisons by saying that there is no longer up, down, in front of, or in
back of; there is no longer a past, no present: we have lost our sense of direction.
Mattei
Image et Science 2006
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