A Béziers et dans le sud de la France
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A Béziers et dans le sud de la France
1 Le feu du samedi saint en Alsace Freddy RAPHAEL - André BONCOURT Transmis par notre Frère :. Jacques N:. La période pascale a été longtemps marquée par une tension, pouvant dégénérer en violence et en pogromes, entre l'Église et les Juifs. Dés le 9e siècle, il était d'usage à Toulouse qu'un Juif se présentât, à Pâques, devant la porte de la Cathédrale, où l'évêque lui donnait un soufflet. Cette coutume, qui devait venger l'injure faite par les Juifs à Jésus lors de la Passion, provoqua en 1018 une scène dramatique. Un chroniqueur du temps, Adhémar de Chabannes raconte : "Aymeri, vicomte de Rochechouart, ayant fait un voyage à Toulouse accompagné de Hugues, son chapelain, celui-ci fut chargé de la cérémonie de donner un soufflet à un Juif, à la fête de Pâques, comme il en avait toujours été d'usage. Le coup fut si violent qu'il fit tomber par terre la cervelle et les yeux du Juif, qui expira sur-le-champ. La "synagogue" de Toulouse enleva de la cathédrale de Saint-Étienne le corps du défunt pour l'inhumer dans son cimetière" (1). Cet usage inhumain fut remplacé au commencement du 12ème siècle par un leude ou péage que payaient les Juifs versaient aux chanoines de Saint-Saturnin depuis la Toussaint jusqu'à la fin de novembre, et une redevance de 44 livres à la cathédrale de Saint-Étienne, somme qui était employée pour le cierge pascal (2). A Béziers et dans le sud de la France Israël LÉVI mentionne également une coutume suivie à Béziers : "le jour des Rameaux, l'évêque montait en chaire et faisait un discours au peuple pour l'exhorter à tirer vengeance des Juifs, qui avaient crucifié Jésus-Christ. Il donnait ensuite la bénédiction à ses auditeurs avec la permission d'attaquer ces peuples et d'abattre leurs maisons à coups de pierres, ce que les habitants, animés par le discours du prélat, exécutaient toujours avec tant d'animosité et de fureur qu'il ne manquait jamais d'y avoir du sang répandu. L'attaque, dans laquelle il n'était permis d'employer que des pierres, commençait à la dernière heure du samedi avant les Rameaux et continuait jusqu'à la dernière heure du samedi d'après Pâques" L'usage ne fut aboli qu'en 1161 par Guillaume, évêque de Béziers, "honteux sans doute de ce que ses prédécesseurs avaient autorisé une coutume qui, pour être ancienne, n'en était pas moins blâmable, remit un acte authentique entre les mains du vicomte Raymond Trencavel, avec menace d'excommunier tous les clercs qui inquiéteraient dorénavant les Juifs et promesse de ne plus soutenir les laïques. Il reçut pour cela la somme de 200 sols melgoriens des Juifs de Béziers, qui s'engagèrent, de plus, à payer tous les ans, le jour des Rameaux, 4 livres de monnaie de Melgueil, pour être employés aux ornements de la cathédrale." 2 L'Ordinaire de St. Vincent de Chalon-sur-Saône rapporte que le Dimanche des Rameaux (3) "le clergé et le peuple lapidaient les Juifs parce qu'ils avaient lapidé Jésus-Christ". Et jusqu'au 18ème siècle, lorsque la procession des Rameaux passait par la Rue des Juifs, où plus aucun d'entre eux ne résidait, les enfants lançaient des pierres contre les portes. De leur côté, certaines communautés juives élaborèrent une liturgie spécifique dénonçant l'opprobre, valorisant la souffrance et témoignant de leur espérance dans le salut. C'est ainsi que les communautés du Comtat Venaissin dénommèrent le Vendredi Saint Yom Ha-Hésger (le Jour de l'Enfermement), et introduisirent des prières supplémentaires dans la liturgie transformant l'isolement et le mépris en signes d'élection. Cecil Roth (4) a traduit l'une d'elles : "Comme une princesse recluse dans son palais, comme une belle jeune fille qui se dérobe aux regards, elle offre sa prière à Dieu — Lui dont le souffle anime toutes choses. Dresse Toi et sois à nos côtés, en cette fête de Printemps, jusqu'à ce que notre esclavage ait pris fin". Cecil Roth mentionne également un manuscrit catalan du 15ème siècle qui introduit à Pâques, avant la prière de Nishmath, un poème pour ce jour où les Gentils disent "voici le temps pour jeter des pierres" (Ecclésiaste 3:5) : "l'Ame de ceux qui sont déportés, enchaînés dans l'esclavage d'Edom (la chrétienté) et d'Ismaël (l'islam), élèvera son chant, le jour où les ennemis assoiffés de vengeance s'apprêteront à lapider les pierres portant les noms des fils d'Israël" (Exode 28:21). "L'âme de ceux qui sont forts au plus profond de l'oppression et comprennent l'œuvre de Dieu élèvera son chant lorsque l'ennemi montera une embuscade et les attendra le sixième jour (le Vendredi Saint) et ils se prépareront ..." (Exode 16:5). Dans toute l'Europe, la semaine pascale a été, il y a peu d'années encore, l'occasion de nombreuses manifestations rituelles par lesquelles s'exprimait l'agressivité, symbolique ou non, des chrétiens vis-à-vis de Judas et des juifs en général. Le trait le plus constant de la "Période des Ténèbres", c'est-à-dire des trois jours précédant le dimanche de Pâques, c'est peut-être le vacarme, qui est souvent explicitement associé à l'idée d'un châtiment infligé au Juif. En voici quelques exemples, puisés dans le Manuel de Folkore de Van Gennep. En Roussillon comme en Cerdagne, on frappait avec des bâtons sur les stalles et le pavé des églises, dans le but de "tuer les juifs" ; de même, on allumait douze cierges, qu'on nommait les "Douze juifs", et on les "tuait" en les éteignant. A Vernet-les-Bains, à la fin du siècle dernier, un observateur vit les ouvriers des mines de fer, armés de pioches et de marteaux, les enfants 3 et les boutiquiers de petits maillets de bois, frapper les murs intérieurs de l'église "pour massacrer les juifs et venger ainsi la mort de Jésus-Christ". Dans une autre localité pyrénéenne, c'est toute la population qui, armée de bâtons, défilait pour frapper des fers de chevaux cloués sur la porte de l'église, "pour fustiger les juifs". En Franche-Comté, pendant l'office du Jeudi saint, le prêtre jetait son livre au sol, ce qui était le signal pour les fidèles de frapper bancs et chaises, pour "tuer les juifs". Ailleurs encore, c'est la crécelle elle-même qui était nommée "le Juif" (5). La "crémation de Judas" en Alsace Parmi les coutumes de la période pascale relatives aux Juifs. l'une des plus riches parait être celle du bûcher du Samedi saint, cérémonie qu'on retrouve en Alsace sous la dénomination de "Jud verbrenne", ou "de Judas verbrenne" ("brûler le Juif", ou la "crémation de Judas"). Voici comment elle se déroulait à Hohatzenheim, il y a quelques années. Le Vendredi saint, les enfants du village ramassaient du bois qu'ils entassaient sur la partie non bénite du cimetière, contre l'église, face à l'est. Ils faisaient également la tournée du village avec une charrette, et dans chaque ferme on leur donnait un fagot : le bûcher était impressionnant. On y jetait aussi les ossements, ordures ou vieilles couronnes mortuaires, que l'on avait ramassés sur le cimetière pendant l'année, et que l'on avait entassés à cet effet. Le feu était allumé le samedi matin, avant le lever du soleil. Le curé enflammait un morceau d'amadou avec deux pierres de silex ; le feu était communiqué à du charbon de bois, puis au bûcher ; ce sont les enfants qui l'entretenaient. Par la suite, les cendres étaient répandues sur les tombes. Le cierge pascal était allumé à un tison provenant de ce bûcher. Les plus jeunes des enfants (7-8 ans) croyaient que l'on allait réellement brûler le Juif, censé être enfermé dans une caisse. Juste avant d'allumer le feu, le curé disait : "Il faut aller chercher la clé de la caisse". Les petits couraient chez le maire, qui ne l'avait pas. Lorsqu'ils revenaient, le feu brûlait déjà. Depuis 1945 environ, on "brûle le Juif" devant l'église, à l'ouest, pour des raisons de commodité (il y a plus de place). Aujourd'hui, le cierge pascal est allumé avec des allumettes, le soir du Samedi saint, avant la veillée pascale. Telle qu'elle est pratiquée à Hohatzenheim, cette coutume comporte des éléments locaux, dont nous ne retrouvons la mention nulle part ailleurs : il en est ainsi de la caisse et de sa clé. Mais il s'avère également qu'on a abandonné dans ce village d'autres éléments, qui ont été conservés dans d'autres localités, ou dont une description ancienne conserve le souvenir. Ainsi, à Wiwersheim, un bonhomme de paille était promené le Vendredi saint par les enfants dans le village, puis brûlé le lendemain vers quatre heures du matin, devant l'église. Le bûcher était 4 béni par le prêtre. Les enfants avaient revêtu de vieux habits, ce qui donnait à la cérémonie un côté burlesque et provoquait l'hilarité des gens rassemblés sur le parvis. A Littenheim on brûlait également un mannequin, qui représentait "le Juif". A Mulhouse, c'est une poupée de deux mètres de haut qui était brûlée ; elle était faite de vieux chiffons, par les femmes (6). On jetait dans ces bûchers des objets très divers : de vieilles croix en bois (à Breitenau, on précise qu'elle ne peuvent être détruites qu'en cette occasion), le buis qui avait été consacré aux Rameaux l'année précédente (Dingsheim), des vieilleries diverses encombrant greniers et caves (à Mulhouse, ceux qui n'apportaient rien "se faisaient mal voir" (6), les restes de cercueil (Guebwiller), les tampons d'ouate ayant servi à essuyer les enfants lors de leur baptême (7), les vieilles planches du clocher (Roppenzweiller), les restes de cierge, les vieux vêtements et ornements d'église, les chemises abîmées des enfants de choeur (Ribeauvillé (8), ainsi que le coton utilisé pour les extrêmes-onctions (Masevaux (9). Dans la plupart des cas, on ne se contente pas d'allumer le cierge pascal à ce bûcher, puis d'en répandre les cendres sur le cimetière, comme à Hohatzenheim. Dans la vallée de la Thuir, chaque habitant prend un tison pour le rapporter à la maison ; il sera placé dans le jardin, et recouvert de terre. L'année suivante, il sera repris pour former, avec une nouvelle bûche, un bûcher nouveau (10). A Ribeauvillé, les enfants plaçent les tisons dans l'étable, pour éloigner le mal (11), ailleurs, on les place dans le foyer, dans le potager (12). L'usage des tisons en Allemagne Frazer a relevé en Allemagne quantité de coutumes concernant l'usage de ces tisons : "Il était d'usage ce jour-là (le Samedi saint), dans les pays catholiques, d'éteindre toutes les lumières dans les églises, puis d'allumer un nouveau feu, quelquefois au moyen d'un silex et de l'acier, quelquefois au moyen d'un verre ardent. C'est à ce feu qu'on allume le grand cierge pascal, qui sert alors à allumer toutes les lumières éteintes dans l'église. Dans mainte partie de l'Allemagne, on allumait aussi un feu de joie avec le nouveau feu, en quelque endroit en plein air près de l'église." On le consacre, et les gens apportent des morceaux de bois de chêne, de noyer et de hêtre, qu'ils carbonisent dans le feu, puis emportent chez eux, où ils brillent alors certains de ces tisons dans un feu nouvellement allumé, en priant Dieu de préserver la maison de l'incendie, de la foudre et de la grêle. Chaque demeure reçoit ainsi le "feu nouveau". On garde certains de ces tisons pendant toute l'année, et on les place sur le foyer pendant les gros orages, pour empêcher la foudre de frapper la maison, ou bien on les 5 insère dans le toit, dans la même intention. On en place d'autres dans les champs, les jardins et les prés, en priant Dieu de les préserver de la nielle et de la grêle ... On touche aussi la charrue avec ces morceaux de bois carbonisés. On mêle avec la semence, lors des semailles, les cendres du feu de Pâques, en même temps que les cendres des palmes consacrées. On brûle quelquefois une effigie en bois appelée Judas dans le feu consacré, et même là où cet usage a été aboli, le feu de joie lui-même porte quelquefois la nom de "crémation de Judas" (13). Extension de cette coutume en Europe L'aire d'extension de cette coutume en Europe paraît à première vue relativement vaste : on la retrouve en Lorraine, même francophone, en Suisse, en Corse, en Grande-Bretagne, en Tchécoslovaquie. En voici encore deux brèves descriptions, parmi les plus intéressantes : "Dans le pays messin, anciennement, le feu de l'âtre devait être entretenu jour et nuit jusqu'au Vendredi saint après-midi. Ce jour-là, on le laissait s'éteindre, on nettoyait l'âtre à fond, et on ramonait la cheminée. Le Samedi saint, avant l'office, les enfants apportaient les "paumes" (palmes) de l'année précédente, et en formaient un tas devant l'entrée du cimetière ou de l'église ; le prêtre allumait ce bûcher, dit "lo fu de Judas", et y allumait le feu nouveau. Le nom de Judas était d'ailleurs appliqué aussi à l'un des crécelleurs que ses camarades pourchassaient le dimanche des Rameaux dans l'église et au dehors. Ce raccord des deux dates sacrées est intéressant, et paraît spécial au pays messin" (14)." (Tchécoslovaquie) le Jeudi saint à midi, pour la première fois, les enfants munis de leurs crécelles vont en cortège annoncer l'angélus, et ils le feront trois fois par jour jusqu'au Samedi saint à midi. Souvent ils accompagnent le fracas de leurs crécelles de différents couplets. L'une de ces formules dit : "Les juifs infidèles sont noirs, comme les chiens. Judas infidèle, pourquoi as-tu livré ton maître aux Juifs ? En punition, tu brûles maintenant en enfer, tu y demeures avec le diable". Le Samedi saint, de bonne heure le matin, on va assister au brûlement des huiles sacrées, qu'on appelle "crémation de Judas", et chacun emporte quelques charbons, qu'on cache dans la toiture des maisons : la foudre n'y tombera jamais. En maints endroits, on fait bénir ce jour du bois dont on fait de petites croix, et le dimanche ou le lundi de Pâques, on les plante aux coins des champs pour protéger la récolte" (15). Une coutume germanique archaïque ? Quoi qu'il en soit de cette dispersion de la coutume dans diverses régions d'Europe, il reste que la "crémation de Judas" dans un bûcher du samedi saint était pratiquée surtout dans les pays germaniques. Est-ce suffisant pour lui supposer une origine germanique païenne ? Si l'on en croit L. Pfleger, la bénédiction du feu du Samedi saint est attestée pour la première fois dans les provinces germaniques au ville siècle. Elle y aurait remplacé une cérémonie archaïque, celle des 6 "Notfeuer" ou "Willfire", feux d'alarme ou feux sauvages. Lorsqu'une épidémie décimait les hommes ou les troupeaux, on éteignait tous les feux domestiques. Puis, avant le lever du soleil, en présence de toute la communauté réunie, deux jeunes gens construisaient un bûcher qu'ils enflammaient en frottant du bois de chêne ou d'aulne. Tout le bétail défilait et traversait le bûcher ; on dansait autour du feu, on y jetait des offrandes. Puis, chaque chef de famille rentrait chez lui, muni d'un tison avec lequel il rallumait son foyer, et qu'il déposait ensuite dans l'étable (16). Sans nier des analogies intéressantes entre ces "Notfeuer" et le feu du Samedi saint, il parait cependant difficile d'affirmer qu'il y a un lien de descendance directe de l'un à l'autre ; ces anciens feux germaniques étaient allumés lors de chaque grande épidémie ; or, le "bûcher du Juif" est allumé annuellement, à date fixe. Le point de vue de Van Gennep sur l'origine de cette coutume est, comme à son habitude, extrêmement nuancé et prudent. II y voit tout d'abord l'influence d'un rite d'origine hébraïque, qui aurait survécu "avec sa prescription historique primitive puisque, même dans le rite romain recodifié, on doit obtenir ce feu avec un silex, tout au plus depuis le Moyen-âge avec une lentille de verre, jamais avec une allumette" (17). Van Gennep note la fréquence d'apparition de ces feux dans les pays germaniques : "Il se peut, mais la preuve devrait en être donnée, que ces feux de Judas soient un souvenir atténué ou une imitation des grands feux et bûchers de Pâques (Osterfeuer) qui ont été relevés dans toute l'Allemagne septentrionale et centrale" (18). Mais en conclusion, il se refuse à y voir une coutume d'origine germanique et païenne : "Les premiers mythographes germaniques ont fabriqué à leur propos une déesse "Ostara" d'où seraient venus les noms de Pâques (Ostern, Easter, etc.). Les critiques modernes ont éliminé la déesse, mais persisté à regarder les feux et bûchers de Pâques comme germaniques, préchrétiens, et des ethnologues comparateurs comme Mannhardt et Frazer ont adopté leur point de vue. Rien, sur le sol français, ne permet de l'admettre, même pas les données lorraines et alsaciennes, et je dirai même rhénanes, où la semaine de Pâques est dite Schwarze Woche (semaine noire) ou Judaswoche (semaine de Judas)" (19). La question de savoir si l'origine de cette coutume est proprement germanique ou non, offre finalement un intérêt limité. Il est clair en effet que la "crémation de Judas" est plus particulièrement liée aux croyances et coutumes populaires germaniques, puisque c'est dans ces régions surtout qu'elle s'est implantée et perpétuée. Il est non moins vrai que l'aire culturelle germanique ne constitue pas un isolat, et que le bûcher du samedi saint, avec ses caractéristiques essentielles, se retrouve en 7 d'autres points d'Europe. Mieux vaut donc, pour tenter d'éclairer certains de ces aspects, les replacer dans leur véritable contexte, qui est celui d'une culture rurale européenne et séculaire. De même, se demander si cette coutume est chrétienne, ou pré-chrétienne, conduit à une impasse : comme nous le verrons plus loin, de nombreux éléments y sont "païens", c'est-à-dire ruraux, paysans et autochtones, et ne doivent rien au christianisme ; mais comment nier qu'ils sont combinés à des notions proprement chrétiennes ? Le problème de l'origine perd d'ailleurs beaucoup de son acuité si l'on songe que, dans le dédale des influences celtes, germaniques, slaves ou méditerranéennes, il est bien rare qu'on puisse retrouver avec précision, dix ou vingt siècles plus tard, toutes les filiations, tous les héritages Mort et résurrection Nous ne nous attarderons pas sur les significations chrétiennes de la cérémonie du feu du Samedi saint. Rappelons brièvement que le cierge pascal qui y est allumé symbolise la mort et la résurrection du Christ, le passage de l'Ancien Testament au Nouveau, de l'obscurité à la lumière, de la mort à la vie, avec cette idée obstinée que c'est des ténèbres que jaillit la lumière, que la mort est nécessaire pour qu'il puisse y avoir résurrection, ou encore, sur le plan éthique, que le mal est nécessaire à l'éclosion du bien. Ce thème est intéressant à un double point de vue. Il contribue à expliquer pourquoi on "brûle le Juif" le Samedi saint. Par ailleurs, il est en parfaite concordance avec l'une des conceptions majeures de la culture rurale traditionnelle : les morts sont le réservoir de toute vie. Pourquoi en effet fait-on intervenir Judas, ou plus généralement, "le Juif", dans cette cérémonie ? Certes, la Pâque chrétienne est dérivée de la Pâque juive ; mais à la célébration de la Sortie d'Égypte, de la libération de la "maison d'esclavage" et de la naissance d'un peuple, qui s'était greffée elle-même sur une fête agricole du renouveau, la Pâque chrétienne a subsitué une signification résolument christologique. Rappelons qu'à l'occasion de ce feu du Samedi saint, comme pendant les trois jours des Ténèbres, voire pendant toute la semaine "noire", le juif est conspué, fustigé, brûlé. Il joue en fait le rôle du bouc émissaire, dont la mise à mal et à mort, délivre la communauté de tout péché comme de tout danger, tout en permettant l'avènement de l'ère nouvelle. Cette cristallisation sur la personne du juif de la haine que tout bon chrétien doit porter au mal et au péché, n'est évidemment pas innocente sur le plan social : elle est l'expression d'un antisémitisme bien réel, conscient ou non. Mais elle connote une autre réalité, elle illustre une autre conception, ancrée peut-être plus profondément encore dans les mentalités : le Juif est le responsable, mais aussi le témoin de la Passion du Christ ; il est donc à la fois la bonne conscience du Chrétien, mais aussi, par sa déchéance même, le garant nécessaire de l'avènement du 8 monde renouvelé. Avant d'être le coupable qu'on châtie, il est l'antithèse indispensable. C'est donc en des termes qui font référence au Christianisme qu'on peut s'expliquer la présence du Juif au bûcher du Samedi saint ; et c'est en chrétiens que les villageois allaient frapper ou brûler le Juif pendant les Jours des Ténèbres. Est-ce suffisant pour affirmer que la "crémation de Judas" est une cérémonie chrétienne, ou dérivée de rites chrétiens, et que le personnage du Juif ne renvoie qu'à une symbolique liée à la veillée pascale ? Certes non, et l'archaïsme de la coutume, attesté notamment par le mode de production du feu, interdit qu'on l'interprète en des termes exclusivement chrétiens. Il est clair que là, comme dans la plupart des cérémonies calendaires populaires, le christianisme a dévié, récupéré ou recouvert des éléments pré-chrétiens. Remarquons à ce propos que la période pascale, centrée sur l'une des fêtes chrétiennes les plus importantes, est particulièrement propre à transformer ou assimiler des coutumes printanières pré-chrétiennes, jusqu'à les rendre méconnaissables ; l'Église a eu davantage de difficulté, pour ce qui concerne la période de Carnaval-Carême, à attribuer un sens nouveau à de vieux rites. Ainsi s'explique le fait que le personnage du Juif n'apparaît dans aucun des bûchers de la période carnavalesque, qui sont pourtant fort nombreux, et se confirme l'idée que la "crémation du Juif" au Samedi saint est bien due à une réinterprétation opérée par le christianisme. Quelle est dans ce cas l'ancienne signification ? Qui frappait-on, qui brûlait-on ? Faut-il d'ailleurs poser la question en ces termes ? Il est peu probable qu'on puisse donner un jour des réponses précises et satisfaisantes à ces questions. Tout au plus pourrons-nous dégager quelques traits qui paraissent caractériser ce bûcher du samedi saint, et qui font référence à un système plus ancien que le christianisme, qui a perduré malgré I'Eglise jusqu'à une époque récente. Mais auparavant, et pour en terminer avec le contexte chrétien de cette cérémonie, il nous reste à évoquer un point qui peut paraître fort curieux. Le feu du Samedi saint, souvent allumé par le prêtre, toujours béni par lui, est destiné entre autres à allumer le cierge pascal, dont la lumière symbolise ou connote la résurrection du Christ. Cest donc dans la nuit du samedi au dimanche, ou au mieux dans l'après-midi du samedi, que devrait se dérouler la cérémonie : or, elle a lieu, en règle générale, le samedi matin, au lever du jour, alors qu'on est encore en principe en pleine période des Ténèbres. La seule explication possible à cette anomalie semble résulter de l'archaïsme de la cérémonie. On sait en effet que ce n'est qu'au 4ème siècle que le Vendredi saint, Pâques, l'Ascension et la Pentecôte sont apparus dans le calendrier annuel comme des célébrations distinctes, Pâques n'étant d'ailleurs fixé un dimanche qu'en 325 par le Concile de Nicée (20). Avant cette époque, la Passion, la mort et la résurrection du Christ étaient célébrées au cours d'une seule cérémonie, qui durait toute la nuit et se terminait au matin. Il est possible 9 que ce soit donc par une singulière survivance que le bûcher du Samedi saint est enflammé au matin, au terme de la nuit qui succède à la célébration de la mort du Christ. Une cérémonie riche de significations Le feu du Samedi saint apparaît comme une cérémonie riche de significations, dont beaucoup ne font pas, ou ne font qu'indirectement référence au système chrétien. Ces significations nous paraissent centrées autour de six thèmes principaux. 1. Il s'agit d'une cérémonie annuelle de renouveau, qu'il faut sans doute même considérer comme une véritable fête de nouvel an. Rappelons en effet que Pâques a été autrefois célébré comme le début de l'année (21). Allumé, de manière idéale, à l'équinoxe et à la pleine lune, ce feu nouveau est donc bien celui d'un recommencement de la vie de la nature comme de celle des hommes. Marquant le début de l'année nouvelle, puisqu'il sert à rallumer pour un an tous les foyers, il marque aussi la fin de l'année précédente, puisqu'on y brûle les déchets ramassés depuis un an. 2. Cette célébration intéresse l'ensemble de la communauté. Chaque famille contribue, impérativement, à l'édification du bûcher, et chacune pourra en retirer un brandon. Mais c'est bien le groupe des jeunes gens qui y joue le rôle le plus actif ; et lorsqu'ils font le tour des maisons du village pour y ramasser du bois ou d'autres objets à brûler, c'est un droit qu'ils exercent, non un service qu'ils demandent. 3. Il s'agit aussi d'un rite de purification. Ce feu est destiné à détruire annuellement un ensemble d'objets apparemment très disparates, mais qui présentent une caractéristique commune : ils ont tous été en contact avec le sacré (ornements d'église, planches du clocher ou ouate du baptême, par exemple), ou avec la mort (ossements, débris de croix tombales, coton de l'extrême-onction), ce qui revient au même. Si tous ces objets doivent être détruits, c'est qu'ils ont acquis au contact de la mort ou du sacré, c'est-à-dire des forces de l'au-delà, une double charge : de danger et d'impureté. Dans la plupart des religions, tout contact avec le monde de l'au-delà requiert des rites propitiatoires, faute de quoi on s'expose aux risques les plus graves. 4. Plus positive que la précédente, la fonction de protection apparaît comme l'un des aspects essentiels de ce bûcher, dont les tisons, nous l'avons vu, servent à prémunir les hommes contres les maléfices, les maladies, les dangers naturels. 5. Ces tisons servent aussi à redonner la vie : ce sont eux qui transmettent à chaque foyer le feu nouveau, symbole de toute vie ; mais ce sont eux aussi qui vont fertiliser jardins, vergers et champs. 10 Fonction de purification, fonction de protection, de fertilisation : d'où peut provenir l'étrange pouvoir de ce bûcher et de ses cendres ? 6. Un dernier trait constant dans toutes les variantes de cette célébration, c'est l'emplacement choisi pour l'édification du bûcher, à savoir le cimetière ; et nous avons peut-être là un élément-clé, qui nous permettra de proposer des réponses à la question qui vient d'être posée. Un cycle carnavalesque En effet, choisir le cimetière comme lieu de la cérémonie, cela signifie qu'on y associe les morts. Or, si l'on en croit A. Varagnac (22), le monde des morts, le monde de l'au-delà, constitue un formidable réservoir de puissance et d'énergie. Les cérémonies saisonnières ont précisément pour but de régler les échanges entre la communauté des morts et celle des vivants, afin de capter une partie de cette énergie. Ces échanges sont donc indispensables pour assurer la fertilité des champs comme la fécondité des femmes, et pour attirer sur les vivants la protection de leurs ancêtres. C'est la catégorie des jeunes gens et des jeunes filles qui est, en général, plus particulièrement chargée d'assurer cette fonction de contact avec les morts. Ainsi, l'on a pu dire du Carnaval, fête du mariage et de la mort, que "le rapport avec les êtres souterrains est l'un de ses thèmes majeurs" (23). On sait, pour citer un autre exemple, que la nuit du premier mai est caractérisée, dans le monde germanique, par une montée des morts, qui est mise en rapport avec la croissance des céréales. Dès l'instant où l'on admet cette idée d'un échange ritualisé entre la communauté des vivants et celle des morts, les principaux aspects du bûcher du Samedi saint, tels qu'ils ont été dégagés plus haut, prennent tout leur sens, et forment un ensemble cohérent. Les jeunes gens (au 20ème siècle, ce ne sont plus en général que des enfants) jouent un rôle de médiateurs, rôle à la fois social et religieux, que la communauté leur délègue : aussi leur quête est-elle comminatoire, et on ne saurait leur refuser ce qu'ils demandent. Le bûcher s'élève sur le cimetière, en présence de toute la communauté, car ce sont les morts qui vont communiquer au feu, aux tisons et aux cendres, toutes les vertus grâce auxquelles les vivants protégeront leurs vies et fertiliseront leurs champs. C'est donc bien dans le cycle carnavalesque qu'il faut réintégrer la cérémonie du bûcher du Samedi saint, si l'on veut en conserver les significations profondes. Le Juif incarne, pour la chrétienté médiévale, à la fois le témoin privilégié de sa Passion, qui atteste par sa déchéance même la véracité du message du Christ, et l'ennemi primordial qui s'obstine dans l'erreur, qu'il convient d'éliminer afin de hâter l'apparition d'un monde nouveau : il constitue un obstacle, mais en même temps on ne saurait se passer de lui. 11 Crécelles de Pourim dans la tradition juive Il est significatif que les Juifs, eux-aussi, s'emploient chaque année à combattre par le bruit des marteaux et des crécelles celui qui incarne le mal toujours renaissant, le descendant d'Amalek qui attaqua Israël en chemin (Exode 17). Environ un mois avant Pâques c'est Pourim, la "Fête des Sorts", qui célèbre le renversement du destin assigné : à Suse, la capitale de la Perse, les Juifs furent sauvés grâce à la foi de Mardochée et au courage d'Esther, tandis que leur persécuteur fut pendu haut et court. Toute la communauté s'assemble à la synagogue pour suivre la lecture de la Meguila, le "Livre d'Esther". "Les hommes sont debout derrière leurs pupitres ; les femmes, dans les tribunes à elles réservées ; tous les gamins de la qehila (communauté) sont rangés sous les yeux de leurs parents et tiennent dans leurs mains de superbes marteaux de bois tout frais fabriqués" (24). De chaque côté de l'almémor, du pupitre, on a allumé des bougies tressées, non point pour éclairer la lecture du parchemin, mais pour rehausser l'éclat de la fête, et pour évoquer le triomphe final de la juste cause des enfants d'Israël sur toutes les forces du Mal qui ont tenté de les anéantir. Les enfants suivent avec la plus grande attention la lecture du chantre, et "chaque fois qu'il prononce le nom honni d'Aman, l'ennemi juré du peuple juif, ils se courbent à terre et font pleuvoir sans trêve ni merci, au moins pendant cinq minutes. sur le plancher de la synagogue d'innombrables coups de marteau. Tous ces coups sont censés retomber sur Aman ; c'est un tribut régulier que la jeunesse juive des villages lui paie, chaque année, avec la même monnaie. Et si depuis plus de deux mille deux cents ans qu'on lui inflige cette punition, l'ancien ministre d'Assuérus n'en a pas le dos aplati, il faut convenir que la faute n'en est pas à ses jeunes ennemis, et qu'il a les épaules solides." (25). Toute la communauté chante en choeur ce verset du Livre d'Esther "Et l'on pendit Aman au gibet qu'il avait préparé pour Mardochée". A la fin du 19ème siècle, ces rites populaires furent dénoncés comme un héritage barbare et grossier, au nom de la respectabilité et la bienséance ; on prôna l'imitation du code en usage dans la société majoritaire qu'il convenait de "reproduire". C'est ainsi que fut interdit le charivari qui ponctuait l'évocation d'Aman, l'incarnation de l'ennemi absolu d'Israël. La coutume qui voulait que "tous les enfants aient à la main, soit une machine à double marteau, soit une crécelle, et qu'à chaque fois où le lecteur prononce le nom d'Aman, ils frappent à coups redoublés et fassent un bruit du diable pendant dix minutes" (26). Tout comme les enfants chrétiens, qui à Pâques promènent le bonhomme de paille par les rues du village, sont habillés de vieux oripeaux, les enfants juifs sont déguisés et masqués à Pourim. Et tout comme les 12 crécelleurs vont récolter, en guise de salaire, des gâteaux, des bonbons ou de l'argent, fustigeant ceux qui se dérobent : "Bürger, Bürger, was welle mer esch sage, er han nix im Körbele getrage" ("Bonnes gens, bonnes gens, que voulez-vous qu'on vous dise, vous n'avez rien mis dans notre petit panier"), les enfants juifs vont en bande de maison en maison. A chaque étape, ils présentent en judéo-alsacien de courtes saynètes inspirées de l'histoire d'Esther et de Mardochée, ou de la lutte qui opposa David à Goliath. Lors de leur quête de beignets, ils récitent dans les maisons ce poème qui connaît nombre de variantes : "Güt Pürem, güt Pürem In alli Ecke, Ich well komme lüge Wie die Kichlich schmeke. Schmecke sie güt Wärfe mer eins in de Hüt Län mich net länger chtéjn Denn ich müss a Haus welter géjn. Und in unsere liewe Sorle Soli alles géjn noch Broche." "Bon Pourim, bon Pourim, Gens de toutes parts, Je suis venu voir Si les beignets sont bons. S'ils le sont, jetez-m'en un dans mon chapeau. Ne me faites pas attendre plus longtemps. Car il me faut aller jusqu'à la maison d'à côté. Et que notre chère petite Sarah Soit bénie dans tout ce qu'elle entreprendra." Si Aman ne périt pas, comme Judas, sur le bûcher, il connaît un sort guère plus enviable : lors du "festin" de Pourim ("Pürem Süde"), au cours duquel se réunissent les voisins, les amis, ainsi que des étrangers, on sert obligatoirement de la choucroute garnie et un gros morceau de boeuf fumé qui est désigné comme le "Homen", l' "Aman". Cet usage de Pourim trouvait un écho, dans certaines familles, lors du dernier jour de Pessah (la Pâque juive), où l'on mangeait à nouveau de la viande fumée et de la choucroute - préparée dans un pot spécial - car c'est ce jour-là que, selon la tradition, Aman et ses fils furent pendus. La Pâque juive : le grand nettoyage Si la Pâque juive est avant tout la fête de la délivrance de l'esclavage d'Egypte et de la naissance d'un peuple, c'est aussi, dans la campagne alsacienne, le temps de la régénération. Une agitation fébrile s'empare des maisons juives, où l'on se débarasse des scories qui se sont accumulées durant l'année écoulée. Emportées par une véritable obsession de pureté, les femmes traquent le levain jusque dans les rainures du plancher et les pages des livres de prières. Tout est visité, lavé, nettoyé : les ustensiles de fer et de cuivre passent par le feu et l'eau bouillante mêlée de cendres les armoires, les buffets, les bahuts sont purifiés avec cette même eau et recouverts de cartons frais, souvent de 13 planches neuves réservées à cet usage. On démonte la lampe à sept becs et on la nettoie avec de la poudre provenant de la craie qu'on a écrasée. On enduit les meubles d'huile, et on les frotte énergiquement. L'obsession de la propreté, de la netteté, de l'élimination de tout levain. et, à travers elle. le souci manifeste de purification et de régénération, sont admirablement décrits par D. Stauben : "Depuis le matin jusqu'au soir, ce ne sont que lessives et nettoyages. Casseroles et marmites sont rougies au feu. L'eau brouillante purifie les vases en or et en argent qui serviront pendant la fête... Mais le grand jour approche enfin ! Dès la veille, quelle métamorphose dans l'intérieur ! Admirez ces brillantes assiettes d'étain rangées par douzaines sur les planches, et qui ne serviront que pendant la Pâque seulement. Les cadres des gravures, et notamment celui du Mizrah (tableau qui indique l'Orient), sont resplendissants les rideaux de calicot blanc parent toutes les fenêtres. Le plancher fraîchement lavé est recouvert de sable jaune et rouge" (27). La régénération pascale nécessite l'éradication de toute trace de levain, de la moindre parcelle de ce qui symbolise le monde usé de la matière. La veille de la fête, à la lumière d'une bougie, le père de famille suivi de son épouse et de ses enfants ramasse avec une plume d'oie et un bardeau les dernières miettes de pain. Le lendemain, les enfants juifs vont de maison en maison pour chercher le homets (levain), ainsi que du bois, afin de faire un feu, le hometsfeierle. Ils y brûlent également l'afiqoman (morceau de pain azyme) de l'année précédente, la plume d'oie et le bardeau qui ont servi à traquer les derniers vestiges du levain, et parfois une palme desséchée. Ils se servent de l'Havdaule Kerts (bougie qui est allumée à l'issue du Shabath) pour mettre le feu au bûcher. Les enfants juifs, tout comme leurs camarades chrétiens, jouent un rôle déterminant dans la destruction de ce qui incarne la souillure, mais ils succèdent à la mère, qui s'y est employée des semaines durant, et au père qui est intervenu la veille.A la différence du Feu de Judas, le hometsfeierle a pour but de faire disparaître complètement tout vestige de l'année ancienne ; aussi, les enfants doivent se garder de ramener quoi que ce soit à la maison. Ce sont les paysans chrétiens de l'espace alémanique et germanique qui attribuaient des vertus bénéfiques au pain azyme, et qui conservaient précieusement un morceau de matsa sous la poutre maîtresse de la ferme, afin de la protéger contre la foudre et l'incendie (28). Dans son ouvrage Belehrung der Jüdisch-Deutschen Red- und Schreibart (Königsberg, 1966), Johann Christof Wagenseil mentionne, parmi les "abergläubische und verbotene Mittel" (les remèdes superstitieux et défendus), fabriqués par les Juifs, auxquels les Chrétiens ont recours, "die lang-aufbehaltene Mazzas oder ungesauerte Oster-Kuchen» (les pains azymes ou gâteaux non levés de Pâques longtemps conservés). Renouveau et de fertilité Le mois de Nissan, qui est celui de la Pâque, est, selon la tradition juive (Mishna Roch Hashana, I), l'une des "têtes" de l'année : c'est à partir du 14 premier Nissan que l'on comptait le règne des rois et que l'on fixait le calendrier des fetes religieuses. Dans la campagne alsacienne, cette dimension de renouveau et de fertilité était connotée par la coutume qui voulait que le Schadchen, l'entremetteur, déployât tout son talent pendant Pessah (Pâque) pour organiser les entrevues ("Die Pchau"). Durant la Semaine sainte, il était d'usage dans les villages d'Alsace (la coutume subsiste encore dans quelques-uns d'entre eux tels Drusenheim, Dingsheim et Herrlisheim dans le Bas-Rhin, et diverses communes du Sundgau) que les crécelles remplacent les cloches muettes, "parties pour Rome", pour scander les heures et appeler les fidèles aux offices. Les garçons âgés de treize ans parcouraient les rues en agitant leur instrument de bois (appelés "Ratsch", "Rarre", "Rassel", "Klapper" ou "Pochle", selon leur forme dans le Sundgau), en récitant différents couplets. Voici celui qu'un journaliste des Dernières Nouvelles a recueilli à Drusenheim cette année (1980): "Ihr Bürger, Ihr Bürger, was wollen wir euch sagen. S'Glückle hat fünf geschlagen. Steht auf ; steht auf, steht auf, im Namen Jesu-Christi, weil heut' ein heiliger Tag vorhanden ist. Tagglock', Tagglock', der Tag fängt an zu bleichen, für die Armen, für die Reichen. Heller Tag, über uns wach, beschützt uns Gott und Maria." "Bonnes gens, bonnes gens, que voulez-vous qu'on vous dise, la cloche a sonné cinq heures. Debout, debout, au nom de JésusChrist, parce qu'aujourd'hui un jour saint nous est donné. Carillon de l'aube, carillon de l'aube, le jour commence à poindre, pour les pauvres comme pour les riches. Que ce jour resplendissant veille sur nous, que Dieu et la Vierge Marie nous protègent"." Il arrivait que le cortège de "crécelleurs", ou celui des enfants qui allaient de ferme en ferme pour rassembler des "Hawele for de éwig Jod verbranne" ("des fagots de sarments afin de brûler le Juif éternel"), tombât nez à nez avec celui des enfants juifs rassemblant les restes de pain levé afin d'édifier "S'Hometsfeierle". Cela dégénérait rapidement en une empoignade générale. Aussi, par un accord tacite, les deux bandes prenaient-elles soin de s'éviter. 15 Persistance de la stature maléfique de Judas La stature démoniaque et maléfique de Judas n'a pas disparu de l'imaginaire collectif de l'aire germanique et alémanique. Parmi les sept démons associés de Lucifer, qui, en 1976, ont torturé jusqu'à la mort le corps d'Annelles Michel, jeune étudiante en psychologie de Klingenberg (Diocèse de Würzburg), les prêtres exorcistes ont débusqué, à côté d'Hitler et d'un prêtre qui aurait violé et assassiné une jeune fille au 17ème siècle, Judas. Celui-ci affirmait en dérision que ce n'était pas lui, mais bel et bien St. Pierre qui avait trahi le Christ, ajoutant avec un fort accent de Franconie : "Un der sitzt nu da obe un glotzt nunne" ("Et lui (l'apôtre), il est bien installé là-haut et regarde avec de gros yeux ce qui se passe ici-bas"). Le 28 mars 1978, l'édition Vieux-Thann des Dernières Nouvelles titrait sur deux colonnes : "On a brûlé le Juif" une photo témoignant de la joie des jeunes communiants qui avaient érigé le bûcher, ainsi que la légende soulignaient que "malgré le mauvais temps il y avait beaucoup de monde autour du bûcher". Dans son édition du 1er avril, le même journal insérait un communiqué de l'équipe sacerdotale de la paroisse, qui rappelle que le feu de la veillée pascale signifie que le Christ, vainqueur de la mort, est la lumière du monde, et que "tout ce qu'on en dit d'autre est étranger à la vraie tradition de l'Église, même s'il est vrai que de vieux rites païens ont survécu à la christianisation". Les prêtres, conscients de l'interprétation malveillante que pouvait susciter l'article, ajoutaient : "Mais il y a plus grave encore. Certes, il faut se réjouir de voir remises à jour des traditions à partir desquelles se construit la vie des hommes d'aujourd'hui. Cependant, l'expression "on a brûlé le juif" rappelle une tradition issue d'un passé peu glorieux pour l'humanité et l'Église. Rappeler cette tradition et la remettre à l'honneur, c'est remuer des nostalgies ambiguës, risquer d'entretenir ou de réveiller le mépris, la haine et même un racisme malheureusement toujours présent à l'état latent dans nos mentalités". NOTES 1. Adhémar de Chabannes, in Bouquet, X. p.154. 2. Israël Lévi, Les Juifs de France du milieu du IXe siècle aux Croisades, in Revue des Etudes Juives, t. 52, 1906. p. 161-168. 3. James Parkes, The Jews in the Medieval Community, p. 43. 4. Cecil Roth, The Eastertide Stoning of the Jews, in The Jewish Quarterly Review,. vol. 35. 1944-45, p. 361-370. 16 5. Arnold Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, tome premier. III. p. 1223-1237. 6. Enquête de la Faculté des Sciences Sociales, Légendes en Alsace, 1975, rapport non publié. 7. Paul Sédillot, Le feu du Samedi saint, in Revue des Traditions Populaires, t. XIV, p. 93. 8. A. Van Gennep. op. cit. p.1260. 9. Ibid. p. 1261. 10. Paul Sédillot, op. cit. p. 93. 11. A. Van Gennep, op. cit., p. 1260. 12. Ibid., p. 1261. 13. J. G. Frazer, Le Rameau d'Or, p. 575-6. 14. A. Van Gennep, op. cit.., p. 1259. 15. Rybak Miloslav, Le feu du Samedi-Saint, in Revue des Trad. Pop., tome X, n° I, p. 218. 16. L. Pfleger cité par J.-G. Barth, L'âme alsacienne face au problème de la mort, Strasbourg, 1966, dactylo, p. 34. 17. A. Van Gennep, op. cit., p. 1257. 18. Ibid., p. 1263. 19. Ibid., p. 1258-9. 20. Anthonius Scheer, La veillée pascale. rite de passage ?, in Concilium, 1978, n° 132, p. 68-69. 21. Ibid., p. 74. 22. André Varagnac, Civilisations traditionnelles et genre de vie, Paris, 1948. 23. V. Pâques, Carnaval, fête du mariage et de la mort, in Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, Strasbourg, 1975. p. 278. 24. Daniel Stauben, Scènes de la vie juive en Alsace, Paris, 1860, p. 201. 25. Ibid., p. 204. 26. Alexandre Weill, Braendel, Paris 1860, p.230. D. Stauben, Scènes de la vie juive en Alsace, Paris. 1860. 27. p.102-103. 28. Adolf Wutke, Der Deutsche Votksaherglaube, 4e Edit., Leipzig, 1925, p.400.