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L’œuvre d’un illustrateur et ses connexions Par Thérèse Willer « Nous en sommes venus peu à peu à comprendre que la création ne se produit pas dans un espace vide et qu’aucun artiste ne saurait exister indépendamment de ses prédécesseurs et de ses modèles, qu’il n’appartient pas moins que le savant à une certaine tradition et que son œuvre va s’intégrer à une structure problématique donnée. Le degré de maîtrise qu’il atteint, dans les limites de ce cadre, et, au moins à certaines périodes, la possibilité de se libérer de ses contraintes font vraisemblablement partie des critères complexes qui servent à mesurer la valeur de cette œuvre 1 . » Les connexions du dessin d’illustration, entre autres avec le champ de l’histoire de l’art, ne font que rarement l’objet d’analyses. Elles sont pourtant particulièrement intéressantes à étudier, notamment chez Tomi Ungerer, où elles se révèlent nombreuses. Friedrich Dürrenmatt, dans sa préface pour Babylon, ne s’y est pas trompé et a souligné, en fin observateur, qu’il « n’imitait personne, mais utilisait beaucoup 2 ». C’est un véritable constat que le dramaturge a dressé, car l’œuvre du dessinateur s’est effectivement nourri à de nombreuses références graphiques et plastiques. Doit-on en chercher la raison dans le parcours même de Tomi Ungerer ? On peut en effet le considérer comme un autodidacte qui s’est formé, pour ainsi dire, sur le terrain, puisqu’il n’a fréquenté que très brièvement, et très sporadiquement, l’École municipale des Arts décoratifs de Strasbourg 3 . Ces connexions, comme chez tout créateur, s’enchevêtrent de manière parfois complexe. Ungerer lui-même fait la différence entre les artistes qu’il a découverts jeune, comme Grünewald ou Doré, et ceux dont il a appris à connaître l’œuvre en tant qu’adulte, tels Bosch, Grandville ou Töpffer 4 . Mais avant d’explorer ces différents champs, il faut s’interroger sur le rôle qu’a pu jouer sur l’œuvre de Tomi Ungerer son père, lui-même un dessinateur amateur de talent. Celui-ci s’exerçait à différentes techniques, comme le crayon, le pastel, l’encre de Chine, le fusain, l’aquarelle, la gravure sur cuivre, l’huile 5 , ou encore celle des silhouettes 6 , et prenait comme sujet de préférence son entourage 7 . Tomi 1 Ernst Kris, Psychoanalytic Explorations in Art, cité par Ernst Hans Joseph Gombrich dans L’Art et l’illusion, Paris, Gallimard, 1996, p. 25. 2 Préface de Babylon, Zurich, Diogenes Verlag, 1979, n. p. 3 Entre 1953 et 1955. 4 Voir Tomi Ungerer, « … und ein Selbstporträt », dans Das Tomi Ungerer Bilder- und Lesebuch, Zurich, Diogenes Verlag, 1979, p. 246. 5 Tomi Ungerer, De père en fils, Strasbourg, La Nuée bleue / DNA, 2002, p. 9. 6 Une technique très en vogue en Allemagne au XIXe siècle. Voir par exemple ibid., p. 58-59. Coll. T. U. n° D99.2004.10.7. Ungerer risque un parallèle avec son propre style : « … Et puis la façon d’allier à l’écriture l’image, sans détours, rapide, en direct, avec un sens perspicace de l’instantané 8 ». Les dessins montrant ses enfants en train de jouer évoquent en effet, par leur sens très vif de l’observation 9 , ceux de son père sur le même sujet 10 (fig.). La filiation est encore plus évidente quand elle s’appuie sur des citations directes du père par le fils, telles qu’on les voit dans certaines illustrations de Tomi Ungerer pour Das grosse Liederbuch 11 . 1. Les héritages de l’enfance Qu’il soit de l’ordre du conscient ou de l’inconscient, un héritage se situe avant tout dans le contexte qui a imprégné les années d’enfance et de jeunesse d’un créateur. Les premières découvertes du jeune Tomi furent avant tout livresques et faisaient partie de la bibliothèque paternelle. Il se souvient et cite pêle-mêle : « Voici les auteurs qui marquèrent le plus mon enfance : Hansi, la Comtesse de Ségur, Karl May, Wilhelm Busch, Samivel, Ludwig Richter, Benjamin Rabier, Grimm et Bechstein pour les contes de fées. Par la suite, les artistes Schongauer, Grünewald et bien d’autres… 12 » Il précise : « Enfant, j’ai été essentiellement impressionné par Mathias Grünewald, Dürer, Schongauer, tout comme Hansi et Schnug, deux dessinateurs alsaciens, plus tard ce furent Goya, Bosch, les dessinateurs japonais (Hokusai, etc.), les vieux numéros du Simplicissimus et Wilhelm Busch 13 . » Ailleurs, il ajoutait encore à ses références Gustave Doré, Heinrich Hoffmann et Les Pieds nickelés 14 (cat. fig.). 1.1. Les artistes alsaciens Les artistes alsaciens figurent au premier plan de ceux que Tomi Ungerer a découverts dans sa jeunesse et ont eu un impact parfois immédiat et ponctuel, parfois durable, sur son œuvre. En font partie des figures très différentes, quoique toutes liées d’une certaine manière à 7 Voir Coll. T. U. n° D99.2004.10.10. De père en fils, op. cit., p. 9. 9 Coll. T. U. n° 99.991.9.1. 10 De père en fils, op. cit., p. 71. Coll. T. U. n° D99.2004.10.14. 11 Voir Stille Nacht, heilige Nacht, dans Das grosse Liederbuch, Zurich, Diogenes Verlag, 1975, p. 174, et De père en fils, op. cit., p. 107. 12 « Pourquoi mes livres », dans 33 Spective, Strasbourg, Anstett, 1990, n. p. 13 Tomi Ungerer’s Bilder- und Lesebuch, op. cit., p. 229. 14 À la guerre comme à la guerre. Dessins et souvenirs d’enfance, Strasbourg, La Nuée bleue / DNA, 1991, p. 87. 8 l’illustration, comme celles de Hansi, d’artistes des années 1900, de Gustave Doré et de Théophile Schuler. Hansi De tous, c’est indéniablement le caricaturiste Hansi 15 qui a le plus influencé le jeune Tomi : « Dès mon plus jeune âge, j’ai été [sic] comme hiver exposé aux livres d’Hansi 16 », rappelle l’artiste. L’influence qu’il a exercée se ressent sur l’œuvre de Tomi Ungerer de manière récurrente, même si les rapports de ce dernier avec son prédécesseur se révèlent particulièrement complexes. Elle est notamment prédominante sur ses dessins d’enfance, ce que lui-même souligne : « Mes dessins d’enfant reflètent un condisciplinage [sic] absolu avec Hansi 17 . » À l’exemple du caricaturiste qui dressa une satire féroce de l’occupant allemand en Alsace entre 1870 et 1918, le jeune Tomi fit de même pendant l’annexion de l’Alsace lors de la Seconde Guerre mondiale. D’une période de l’Histoire à une autre, les sujets se ressemblent et témoignent d’un sens critique similaire : le jeune Tomi reprend quelques types de Hansi, dont font partie entre autres le militaire, l’instituteur, le touriste teuton. À l’âge adulte, l’influence perdure : « Hansi dans ma carrière a été l’une des plus grandes influences tant du côté technique (Liederbuch) que satyrique [sic] 18 . » Le rapprochement entre son œuvre et celle de son prédécesseur est en effet indéniable, tant sur le plan stylistique que thématique. Elle concerne non seulement l’iconographie régionalisante et folklorisante du livre Das grosse Liederbuch (cat. fig.), mais aussi les images cocardières dans certains livres pour enfants comme La Grosse Bête de Monsieur Racine (cat. fig.). Paradoxalement, c’est cet aspect que Tomi Ungerer a dénoncé dans sa virulente préface pour Le Grand Livre de l’oncle Hansi 19 , où il a déclaré avoir été « trompé » par lui 20 , et où il a critiqué ouvertement son « patriotisme unilatéral, aveugle, qui l’a poussé à inculquer la haine dans l’esprit innocent des enfants21 ». Il y a fait en même temps l’éloge de son œuvre satirique22 et de son livre Professor Knatschké 23 (cat. fig.), qui caricature un universitaire du nord de l’Allemagne, « en ligne directe à la fois 15 Jean-Jacques Waltz, dit Hansi. Tomi Ungerer, « L’oncle Hansi mis à bien et à mal », dans Marc Ferro, Georges Klein, Pierre-Marie Tyl, Tomi Ungerer, Le Grand Livre de l’oncle Hansi, Paris, Herscher, 1982, p. 18. Il eut l’occasion de feuilleter différents ouvrages, parmi lesquels L’Histoire de l’Alsace racontée aux petits enfants de France et d’Alsace par l’oncle Hansi, Paris, H. Floury, 1912. 17 Le Grand Livre de l’oncle Hansi, op. cit., p. 18. 18 Voir le manuscrit de la préface du Grand Livre de l’oncle Hansi, archives Coll. T. U. 19 Le Grand Livre de l’oncle Hansi, op. cit., p. 17-20. 20 Ibid., p. 19. 21 Ibid. 22 Manuscrit de la préface du Grand Livre de l’oncle Hansi, archives Coll. T. U. : « Hansi, son talent de paysagiste, d’imagiste, et surtout de satyriste [sic] est indiscutable. » 23 H. Floury, Paris, 1912. 16 du Simplicissimus et de L’Assiette au Beurre, qui mêle à la satire germanique le persiflage gaulois 24 ». Une réelle filiation de Tomi Ungerer avec Hansi est sensible en effet dans ses dessins satiriques, notamment quand il aborde le même terrain d’observation, l’Alsace. C’est au milieu des années 1970, lors de son « retour » dans la région, qu’il a commencé à dresser un portrait mi-figue mi-raisin et plein d’humour de celle-ci à partir de thèmes comme le bilinguisme, l’identité, sa position entre l’Allemagne et la France et son rôle européen. Les artistes alsaciens des années 1900 Les revues du début du e XX siècle La Vie en Alsace et La Revue alsacienne illustrée qui faisaient partie de la bibliothèque paternelle ont fourni à Tomi Ungerer un véritable répertoire d’images. Il y découvrit aussi la plupart des artistes alsaciens des années 1900, comme Charles Spindler, dont il aimait les gravures 25 . C’est le cas également de Henri Loux, dont l’univers, souligne-t-il, était beaucoup plus vaste que les décors folklorisants qui l’ont rendu célèbre 26 . On retrouve son fameux motif du village nocturne enneigé dans une illustration du Grosse Liederbuch : « Douce nuit, sainte nuit » (cat. fig.), imprégnée de cette même lumière bleutée qui donne une impression d’irréalité à la scène. Les revues étaient également illustrées par Léo Schnug 27 ou Joseph Sattler 28 , des artistes dits archaïsants. Très attirés par le Moyen Âge et la Renaissance, comme le furent avant eux les poètes romantiques, ils aimaient restituer une atmosphère de forêts vosgiennes, de châteaux forts médiévaux à mâchicoulis et à tourelles, et de chevaliers en armure. Ungerer se souvient notamment d’une représentation de Léo Schnug d’un soldat faisant le guet sur des murailles enneigées, à côté d’un canon, sans doute l’image qui parut dans un numéro de La Revue alsacienne illustrée en 1912 (cat. fig.). Ces décors architecturaux de fantaisie se retrouvent dans certains livres pour enfants d’Ungerer, Le Géant de Zéralda et Guillaume l’apprenti sorcier par exemple 29 . Tomi Ungerer précise : « Avec Hansi et Doré, c’est définitivement Schnug qui m’a impressionné le plus enfant 30 . » Les images de ce dernier l’ont visiblement poursuivi, car quand il fut commandité pour réaliser des fresques à la Maison Kammerzell en 1994, il s’est tout naturellement inspiré 24 Le Grand Livre de l’oncle Hansi, op. cit., p. 17 : « Le Professeur Knatschké est un classique du genre, absolument ! » 25 « Le petit album de Tomi Ungerer », dans Les Saisons d’Alsace, n° 17, Mille ans d’images en Alsace, hiver 2002/2003, p. 52. 26 1873-1907. Ibid. 27 1878-1933. 28 1867-1931. 29 Voir par exemple Le Géant de Zéralda, Paris, L’École des loisirs, 1988, p. 4-5, et Guillaume l’apprenti sorcier, Paris, L’École des loisirs, 1997, n. p. 30 « Le petit album de Tomi Ungerer », dans Les Saisons d’Alsace, op. cit., p. 53. de celles que Schnug y avait réalisées au tournant du siècle 31 , en mêlant à un répertoire néomédiéval une vision truculente de la fête et du plaisir. En témoigne tout particulièrement un dessin de grand format qui représente des convives paillards joyeusement attablés se livrant à une fête bachique 32 (fig.). De manière générale, Schnug est resté une référence pour son répertoire alsatique : il fait de fréquents emprunts à son iconographie, entre autres à ses personnages du fou médiéval, du lansquenet, du buveur ou du notaire (cat. fig.). Les romantiques alsaciens L’époque du romantisme en Alsace a constitué pour Tomi Ungerer une importante source d’inspiration. Gustave Doré, dont il passe à juste titre pour être un héritier, tient une place à part dans son œuvre. Il découvrit très tôt ses illustrations pour les Contes drolatiques de Balzac 33 dans la bibliothèque paternelle, ainsi que pour Les Fables de La Fontaine34 (cat. fig.) et Les Contes de Perrault 35 , dont les images l’impressionnèrent au point d’inspirer sa propre version illustrée du Petit Chaperon rouge (cat. fig.). À l’instar de Doré, Ungerer a produit un œuvre graphique volumineux, nourri par « cette curiosité sans limites qu’il a sans doute en commun avec Doré 36 », selon les termes de Roland Recht. Mais il existe un autre point commun qui d’un siècle à l’autre unit les deux artistes, c’est le regard qu’ils ont porté sur leur région natale. L’un et l’autre l’ont quittée, gardée en mémoire et utilisée comme un répertoire iconographique, tout en l’idéalisant 37 . Ainsi, les paysages admirés dans leur jeunesse resurgissent tels des leitmotivs dans leur œuvre. Gustave Doré représente une forêt vosgienne mythique, avec des fûts d’arbres gigantesques aux racines sinueuses, dans certaines scènes du Petit Poucet 38 (cat. fig.), et en fait même le décor des illustrations pour les Contes drolatiques, censés pourtant se passer en Touraine. Tomi Ungerer s’en sert à nombreuses reprises pour Das grosse Liederbuch, comme pour la chanson d’après le poème de Goethe Ich ging im Walde so für mich hin (J’allais me promenant dans la forêt) 39 , ayant commenté ainsi l’intensité dramatique de la scène : « […] forêt cathédrale, silence moussu… Et le privilège 31 C’est un projet qui est finalement resté à l’état de cartons. In Strossburi sin ka Junfer mehr ! (À Strasbourg, il n’y a plus de pucelles !), reproduit dans Saisons d’Alsace, n° 126, Plaisirs de table ..., hiver 1994, p. 8-9. 33 Honoré de Balzac, Gustave Doré, Contes drolatiques, Paris, Société générale de Librairie, 1855. Bibliothèque du Musée Tomi Ungerer, donation Tomi Ungerer. 34 Les Fables de La Fontaine, Paris, Pierre-Jules Hetzel, 1867. L’artiste a retenu notamment le dessin illustrant La Mort et le Bûcheron : entretien avec l’auteur, 27 février 2007. 35 Les Contes de Perrault, Paris, Pierre-Jules Hetzel, 1862. 36 « Fabricants d’images », dans Saisons d’Alsace, n° 17, op. cit., p. 30. 37 Voir Jean Valmy-Baisse, Gustave Doré, Paris, Éditions Marcel Seheur, 1930. 38 Les Contes de Perrault, op. cit., pl. II. 39 Das grosse Liederbuch, op. cit., p. 110. Coll. T. U. n° 77.979.17.1643. 32 d’un rayon de soleil, biseauté, quelle mise en scène... 40 » (cat. fig.). L’architecture de la région a également fourni aux deux dessinateurs le répertoire iconographique d’une Alsace rêvée. À l’instar de celles de Victor Hugo, Gustave Doré a dessiné des Burgen en ruine à l’aspect très romantique. Ungerer a fait de même, tout en leur conférant parfois un côté étrange et inquiétant comme dans Als ich bei meinen Schafen wacht’ (Quand je gardais mes moutons) 41 (cat. fig.). L’époque romantique en Alsace a aussi fourni à Tomi Ungerer une source d’inspiration importante avec l’œuvre de Théophile Schuler42 qu’il découvrit dans sa jeunesse dans un article écrit par Hans Haug dans La Vie en Alsace 43 . Il précisera plus tard : « L’illustration de “L’Histoire d’un paysan” nous plonge au cœur de la tradition romantique 44 . » Ungerer reconnaît en Schuler des qualités de dessinateur et d’illustrateur : il a été très impressionné par la série des lithographies illustrant Les Bûcherons et les schlitteurs des Vosges 45 , et plus particulièrement par le « réalisme » de la scène de La Chute de l’ébrancheur 46 (cat. fig.). Son art semble pourtant davantage en filiation avec le « romantisme naturaliste » de l’art de Schuler 47 qu’avec son « réalisme ». L’intérêt pour la vie et la culture de sa province que montre Schuler se retrouve dans certaines scènes du Grosse Liederbuch et dans les esquisses qui ont servi à la genèse du livre (cat. fig.). On peut aussi se poser la question si Ungerer n’avait pas en mémoire Le Premier Livre des petits enfants, un alphabet que Schuler avait illustré avec des figures enfantines, quand il a imaginé en 1975 un abécédaire dont il a mêlé les lettres à des personnages (cat. fig.). Outre Doré et Schuler, les lithographes, qui furent nombreux à l’époque romantique en Alsace, ont constitué pour Tomi Ungerer une précieuse source iconographique. L’œuvre lithographié du Colmarien Jacques Rothmuller 48 , « évocateur inlassable et fervent des ruines 40 « Bemerkungen zu den Illustrationen für das grosse Liederbuch », dans Freut Euch des Lebens, Zurich, Diogenes Verlag, 1975, n. p. 41 Das grosse Liederbuch, op. cit., p. 179. Coll. T. U. n° 77.979.17.1690. 42 1821-1878. 43 « Un romantique alsacien. Théophile Schuler », extrait de La Vie en Alsace, 1928, bibliothèque Musée Tomi Ungerer, donation Tomi Ungerer. Entretien avec Tomi Ungerer et Jocelyne Fritsch, 18 octobre 2002. 44 « Le petit album de Tomi Ungerer », dans Saisons d’Alsace, op. cit., p. 55. Émile Erckmann et Alexandre Chatrian, L’Histoire d’un paysan, illustré par Théophile Schuler, Paris, Pierre-Jules Hetzel, 1872, bibliothèque Musée Tomi Ungerer, donation Tomi Ungerer. 45 Alfred Michiels, Théophile Schuler, Les Bûcherons et schlitteurs des Vosges. Abattage, façonnage, transport et flottage des bois, Strasbourg, E. Simon, 1853. 46 La Chute de l’ébrancheur, 1864, gravure sur bois pour le Magasin pittoresque, [s. f.], Inv. XXIII. 48, Strasbourg, Cabinet des estampes et des dessins. « Je suis resté des heures devant ce dessin de l’ébrancheur, impressionné par le sens du détail, le réalisme de la chute » (« Le petit album de Tomi Ungerer », dans Saisons d’Alsace, op. cit., p. 55). 47 Voir cat. exp. Un romantique alsacien. Théophile Schuler. 1821-1878, Strasbourg, Château des Rohan, 7 avril - 5 juin 1979, Éditions des Musées de Strasbourg, 1979, p. 16. 48 1804-1862. vosgiennes », comme le rappelait Paul Ahnne 49 , et dont l’ouvrage Vues pittoresques des châteaux, des monuments et des sites remarquables de l’Alsace faisait partie de la bibliothèque paternelle, a constitué, selon le propre témoignage du dessinateur, une référence essentielle pour Das grosse Liederbuch 50 , de même que Godefroy Engelmann et Henri Lebert 51 pour leurs représentations de ruines romantiques (cat. fig.). 1.2. L’héritage artistique germanique Les maîtres allemands de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance « Enfant, j’ai été essentiellement impressionné par Mathias Grünewald, Dürer, Schongauer […] 52 . » Tomi Ungerer a découvert les maîtres allemands de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance dans les ouvrages de la bibliothèque paternelle : il cite par exemple un fac-similé du Narrenschiff (La Nef des Fous), dont les bois le fascinaient tout particulièrement 53 (cat. fig.). Le reflet le plus fidèle de ses goûts à l’époque est un album dans lequel il collait des vignettes découpées dans des catalogues de ventes aux enchères de son père 54 . Il contient notamment des reproductions de gravures des e XV et XVI e siècles, par exemple celles de Holzschnittbücher des XV. und XVI. Jahrhunderts (Livres de gravures sur bois des XVI e e XV et siècles). Il constituait pour le jeune dessinateur un véritable répertoire iconographique, dans lequel figurent, entre autres, La Préparation du civet de lièvre, illustrant Ain gainstlich Ausdentung de Geiler de Kaisersberg de 1510, une gravure sur bois de Dürer, une image de lutteurs de Cranach (cat. fig.). On y constate aussi la présence de nombreuses images sur le thème de la mort, dont on sait l’importance qu’il a prise par la suite dans l’œuvre d’Ungerer, telles La Mort qui illustrait l’Adolescentia de Wimpheling en 1500, et L’Image de la Mort, du Sixième Âge du monde dans la chronique de Schedel en 1493. Tomi Ungerer accorde une place privilégiée aux maîtres rhénans de cette période 55 : « J’appartiens vraiment au contexte culturel alémanique au bord du Rhin. Je suis revenu en Alsace et suis allé à Bâle pour voir les Holbein, c’est au fleuve que j’appartiens, et cela appartient au fleuve, jusqu’en bas chez Jérôme Bosch 56 . » La découverte du chef-d’œuvre de l’expressionnisme rhénan, le retable d’Issenheim de Matthias Grünewald au Musée 49 Paul Ahnne, Le Visage romantique de l’Alsace, Strasbourg/Paris, CAP, 1950, p. 34. Communication orale du 31 janvier 2008 ; voir « Le petit album de Tomi Ungerer », dans Saisons d’Alsace, op. cit., p. 50. 51 Également cité par Paul Ahnne, op. cit., p. 203. 52 Jack Rennert, Poster Art, Zurich, Diogenes Verlag, 1971, p. 9. 53 Entretien avec Tomi Ungerer et Jocelyne Fritsch, 18 octobre 2002, et entretien du 27 février 2007. 54 Archives Coll. T. U. 55 Entretien avec Tomi Ungerer, 17 février 2008. 56 « … und ein Selbstporträt », dans Das Tomi Ungerer Bilder- und Lesebuch, op. cit., p. 237-238. 50 d’Unterlinden à Colmar, à l’âge de dix ans, fut pour lui une révélation. Quand il entra, un jour de pluie, dans le musée dont l’entrée se trouvait devant sa station d’autobus 57 , il fut impressionné : « Le retable me fascinait, me racinait de ses visions. Pas le retable dans son ensemble, mais la scène de l’ascension [sic] 58 et celle de la tentation de saint Antoine. Ces deux œuvres se sont infiltrées en moi pour [me] marquer jusqu’à la moelle. Je suis tombé dans ces panneaux pour ne jamais en sortir 59 . » Si le retable occupe visiblement une grande place dans son imaginaire, paradoxalement, il ne resurgit de façon formelle dans son œuvre que de manière anecdotique, comme s’il voulait ainsi prouver son détachement par rapport à son modèle. Réminiscence sans doute de l’un des détails du panneau, un détail de La Rencontre de saint Antoine et saint Paul dans le désert 60 (cat. fig.) figure dans une scène de l’Apprenti sorcier (cat. fig.). En revanche c’est à un pastiche qu’il se livre dans un dessin, intitulé à juste titre Les pires tentations sont toujours les meilleures… (cat. fig.), où il mêle avec humour les thèmes de deux panneaux du retable, La Rencontre et La Tentation de saint Antoine 61 . La réelle influence du retable se situe à un autre niveau. En effet, les démons du retable semblent se réincarner dans la satire qu’Ungerer fait de la société contemporaine. Selon ses propres termes : « Les escogriffes crochus et pestilenciés de Grünewald font place à de belles divorcées, des hommes d’affaires englutinés dans leur importance, une société manipulée par la consommation, propulsée d’automobiles spectaculaires […] 62 . » Parmi les autres maîtres rhénans, c’est Hans Holbein le Jeune qu’il distingue : ses images de la mort, qui fait irruption dans les scènes de la vie quotidienne dans Les Simulachres et historiées faces de la mort (cat. fig.), l’ont impressionné pour un grand nombre de ses représentations sur le sujet (cat. fig.). Il cite aussi Hans Baldung Grien dont il avait découvert dans La Vie en Alsace l’un des plus célèbres thèmes, les sorcières, auquel il s’est référé 63 , notamment dans une série réalisée au début des années 1990, Les Sorcières érotiques (cat. fig.). Avec l’œuvre d’Albert Dürer, il précise en revanche ne pas avoir beaucoup d’affinités, sans doute parce que cet artiste faisait partie de l’enseignement imposé pendant sa scolarité par les occupants de l’Alsace (cat. fig.). Il en apprécie néanmoins la pureté de la ligne, celle 57 À la guerre comme à la guerre, op. cit., p. 74. Il s’agit en réalité de celle de la Résurrection. 59 « Dank des Preisträger Tomi Ungerer », dans Jacob Burckhardt-Preis 1983, Bâle, Johann Wolfgang von Goethe-Stiftung zu Basel, 1983, p. 24. 60 La Rencontre de saint Antoine et saint Paul dans le désert, 1510-1515, huile sur panneau de bois, 265 x 141 cm, Colmar, Musée d’Unterlinden. 61 Colmar, Musée d’Unterlinden. 62 Jacob Burckhardt-Preis 1983, op. cit., p. 26. 63 Voir par exemple l’entretien avec Jocelyne Fritsch et Tomi Ungerer, 18 octobre 2002. 58 précisément à laquelle il aspirait dans ses dessins d’observation de la période canadienne 64 . C’est en effet surtout une véritable leçon graphique que Tomi Ungerer a retenue de ces maîtres anciens : « En parlant de ces artistes-là, je parle inévitablement de mes propres origines d’illustrateur », a-t-il rappelé, à juste titre 65 . Wilhelm Busch, le créateur de Max und Moritz Au même titre que Gustave Doré, Wilhelm Busch 66 mérite une place à part parmi les auteurs qui ont marqué Ungerer dès son enfance. Il considère le dessinateur allemand du XIX e siècle comme une véritable référence : « L’influence de Hansi sur ma formation hartistique [sic] a été de base avec Richter et Busch (des allemands) 67 », écrit-il. Le grand classique de la littérature enfantine, Max und Moritz, créé en 1865 dans la revue Münchener Bilderbogen, a été, comme pour tout jeune Alsacien de l’époque, l’une des premières lectures d’Ungerer (cat. fig.) 68 . Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans son œuvre la trace des « deux sales mômes » dont parlait Cavanna 69 . Ils lui ont inspiré un type d’enfant avec une figure ronde, un nez retroussé et des yeux malicieux, et au comportement facétieux (cat. fig.). Wilhelm Busch a aussi imaginé un certain nombre de fables comme Hans Huckebein der Unglücksrabe (Hans Huckebein, le corbeau de malheur) et Fipps der Affe (Fipps le singe) 70 , dans lesquelles il témoignait de son talent de dessinateur animalier. Il stylisait ses héros, leur donnait un caractère humain tout en leur gardant leur spécificité animale. Tomi Ungerer a repris dans Basil Ratzki, l’histoire d’un rat qui aimait les humains, le même principe graphique. Des histoires en images pour adultes de Busch, souvent empreintes de la notion germanique de Schadenfreude 71 , et dans lesquelles il livrait une fine observation de la société allemande contemporaine, notamment de la bourgeoisie, Ungerer a retenu le côté satirique. Quelques dessins du Grosse Liederbuch 72 se font notamment l’écho de la vision caustique par Busch des femmes dans Die fromme Helene (Hélène la pieuse) 73 . Mais c’est avant tout un style, fondé sur des compositions dynamiques, soulignées d’un trait acéré, qu’Ungerer lui emprunte. La recherche de l’expression du mouvement est une question fondamentale qui a préoccupé 64 Voir à ce sujet cat. exp. Tomi Ungerer. Les années canadiennes, Strasbourg, Musées de Strasbourg, 2010. Saisons d’Alsace, op. cit., p. 51. 66 1832-1908. 67 Le Grand Livre de l’oncle Hansi, op. cit., p. 18. 68 Entretien du 28 février 2008. 69 Charlie, n° 56, septembre 1973, p. 20. 70 1867et 1879. 71 Le terme allemand est intraduisible, mais peut se comprendre par « joie de nuire ». 72 Par exemple, dans Grün, grün, grün sind alle meine Kinder (Verts, verts, verts, sont tous mes habits), p. 42, une femme joue le rôle du chien de chasse pour chercher les canards abattus par le chasseur. 73 1872. 65 les deux artistes 74 (cat. fig.). À bien des égards, sur les plans à la fois thématique et stylistique, Tomi Ungerer a donc été marqué par son prédécesseur, dont il peut sans conteste être considéré aujourd’hui comme l’un des héritiers en matière de dessin satirique. Il lui a d’ailleurs rendu un hommage impertinent dans un dessin intitulé Max und Moritz und die fromme Helene 75 … 2. Le contexte artistique anglo-saxon Sur les héritages culturels et artistiques de l’enfance, qui plongeaient leurs racines dans un contexte français et germanique, est venu se greffer le contexte artistique anglo-saxon, qui a joué un rôle indéniable dans l’évolution de l’œuvre du dessinateur. Formatrices au cours de ses années d’étudiant, ces influences se sont confirmées alors qu’il séjournait à New York. 2.1. Les découvertes au centre culturel américain : cartoons et dessins satiriques Avant même de partir pour New York, au début des années 1950, Tomi Ungerer découvrit au centre culturel américain de Strasbourg le monde anglo-saxon du cartoon et du dessin satirique, peu connu en France à cette époque. Peter Arno, Chas Addams, André François, Ronald Searle, Saul Steinberg, James Thurber, entre autres, en faisaient partie. Parmi ceux-ci, Steinberg a exercé une influence majeure sur lui : « Ungerer, sans Steinberg, dessinateur contemporain que je tiens pour plus grand que Picasso est quasi impensable », déclare sans ambages le dramaturge Friedrich Dürrenmatt dans la préface de Babylon 76 . Le jeune artiste avait été d’emblée fasciné par le talent de son aîné, dont les dessins paraissaient depuis 1941 dans The New Yorker 77 , pour l’expression d’une idée en un dessin : « Saul Steinberg m’a vraiment appris à complètement rationaliser, à distiller une idée, pour parvenir, grâce à une économie du trait maximale, à en exprimer la quintessence 78 . » L’œuvre d’Ungerer porte de manière évidente cette marque, surtout dans ses dessins de l’époque new-yorkaise comme ceux de The Underground Sketchbook 79 et de The Party 80 (cat. fig.). Le trait, linéaire, incisif, 74 Le parallèle a été relevé par Tomi Ungerer lui-même dans le film Deutsche Lebensläufe. Wilhelm Busch, SWR, 2007. 75 « Max et Moritz et la pieuse Hélène », cat. exp. Das Spiel ist aus. Werkschau 1956-1995, Marburg, Jonas Verlag, 1995, p. 152. 76 Babylon, op. cit., n. p. 77 Voir à ce sujet cat. exp. Saul Steinberg. L’écriture visuelle, Strasbourg, Musées de Strasbourg, 2009. 78 « Tomi Ungerer par Tomi Ungerer », dans La Revue des livres pour enfants, n° 171, Autour de Tomi Ungerer, septembre 1996, p. 53. 79 The Underground Sketchbook, New York, The Viking Press, 1964. 80 The Party, New York, Paragraphic Books, Grossman Publishers, 1966. semble avoir été littéralement jeté sur le papier. Outre le style graphique et certaines techniques, les thèmes des deux œuvres peuvent être également mis en parallèle. En effet, Ungerer, comme Steinberg, a fait de son pays d’accueil un sujet d’observation privilégié : c’est ainsi qu’au livre La Découverte de l’Amérique de Steinberg 81 répond, comme en écho, le livre America d’Ungerer 82 . Les deux dessinateurs y ont mis, chacun à leur manière, les grands principes de l’Amérique sur la sellette 83 . James Thurber 84 et Chas Addams ont également fait partie de ces artistes de l’illustration anglo-saxonne qui marquèrent Tomi Ungerer dans ses années de jeunesse 85 . Thurber, collaborateur du New Yorker où ses cartoons étaient publiés régulièrement à partir de 1930, y avait introduit et développé un nouveau thème satirique, la répartition des rôles entre l’homme et la femme au sein du couple. Est-ce un hasard si Ungerer l’a également abordé dans ses dessins des années 1960, notamment dans The Underground Sketchbook et dans Adam und Eva (cat. fig.) ? Il était aussi impressionné par ses fables en images, qui critiquaient avec un sens de l’humour très particulier la société. Il cite plus précisément The Last Flower. A Parable in Pictures (La dernière fleur. Une parabole en images), parue en 1939 86 (fig.), qui raconte la fin du monde provoquée par une explosion atomique 87 . Ce principe d’histoires en images, qui se succèdent comme des séquences de dessins animés, à mi-chemin entre la bande dessinée et le dessin satirique, hérité de Rodolphe Töpffer et à sa suite de Wilhelm Busch (cat. fig.), a inspiré à Tomi Ungerer deux livres, Basil Ratzki. Eine Fabel (Basil Ratzki. Une fable) et Spiegelmensch. Ein Wintermärchen (L’homme au miroir. Un conte d’hiver) 88 (cat. fig.). De Ronald Searle, qui est presque de la même génération, Tomi Ungerer a découvert les cartoons qui paraissaient chaque semaine dans Cambridge Daily News, Lilliput, Punch, Holiday, Life, Look, Fortune ou Vogue. Peut-être a-t-il eu aussi connaissance du seul livre édité à cette époque en Europe, Weil noch das Lämpchen glüht (Quand brille encore la petite lampe) 89 , une série d’humour noir et macabre sur la vie d’une école britannique, dont certaines scènes à caractère sadomasochiste ont pu influer sur les cartoons de Tomi Ungerer 81 La Découverte de l’Amérique, Paris, DuMay, 1992. America, Zurich, Diogenes Verlag, 1974. 83 Voir sur ce sujet cat. exp. Saul Steinberg. L’écriture visuelle, op. cit. 84 1894-1961. 85 Entretien avec Tomi Ungerer, 17 février 2008. 86 James Thurber, The Last Flower, Londres, Hamish Hamilton Publisher, 1939, n. p. 87 33 Spective, op. cit., n. p. 88 Parus chez Diogenes Verlag à Zurich en 1967 et 1973. 89 Parue initialement entre 1946 et 1951 dans Lilliput, puis à Zurich, Diogenes Verlag, 1952. Les scènes de torture, restées inédites, de Inside Marriage ressemblent à celles de la série de Searle. 82 dans les années 1960 (cat. fig.). Tous les deux ont, des décennies plus tard, abordé cet univers dans le contexte spécifique de Hambourg : Searle, dans Filles de Hambourg 90 , a fait un reportage humoristique du quartier de Sankt Pauli en détaillant toutes ses activités, du striptease aux Domina de la Herbertstrasse, Ungerer a ciblé son travail sur le milieu des prostituées dans Schutzengel der Hölle (Les anges gardiens de l’enfer) 91 , dans un esprit certes très différent, plus proche du dessin d’observation que du dessin satirique. C’est également au centre culturel américain qu’Ungerer découvrit les dessins d’André François, qui publiait alors dans les journaux américains comme Vogue, et des revues satiriques anglaises comme Lilliput et Punch. Parmi les maîtres dont il se réclame en matière d’illustration, c’est certainement d’André François qu’il se montre le plus proche. Une grande diversité de styles, la coïncidence de certains thèmes iconographiques, tels ceux du temps et des métamorphoses, leurs travaux dans les mêmes champs graphiques leur sont communs. Ils ont manifesté un grand sens de la créativité tout particulièrement dans le dessin publicitaire, en introduisant dans leurs projets les photographies des produits pour lesquels ils avaient été chargés de faire la promotion, François dans des publicités pour les pneus Pirelli 92 ou le rhum Charleston (cat. fig.), Ungerer dans ses campagnes pour Pepsi-Cola ou les conserves Bonduelle 93 (cat. fig.), par exemple. Mais ce qui relie essentiellement les deux artistes, c’est l’exploration de l’univers de l’absurde et du nonsense, qui a abouti chez eux à une créativité hors normes dans de nombreux genres du dessin d’illustration. François avait développé un langage graphique très particulier, qui à ses débuts, dans les années 1940, n’avait pas rencontré de véritable écho en France 94 ; il en fut de même pour Ungerer, à une décennie environ d’intervalle. À partir des années 1960, les deux dessinateurs ont mené des carrières parallèles et se sont même succédé dans leurs travaux pour la presse et la publicité (cat. fig.). 2.2. Les découvertes de l’époque new-yorkaise Lors de son séjour new-yorkais, Tomi Ungerer était très intégré au milieu de l’illustration, et fréquentait, entre autres, Tom Allen, Bob Blechman, Richard Crumb, Paul Davis, Milton Glaser, Edward Gorey, Jules Feiffer, Robert Andrew Parker, Harvey Schmidt, Maurice Sendak, Ed Sorel 95 . Cette période permit aussi à l’artiste de faire un certain nombre de 90 Paru chez Jean-Jacques Pauvert, à Paris, en 1969. Schutzengel der Hölle, Zurich, Diogenes Verlag, 1986, p. 75. 92 Graphis, n° 102, 1962. 93 Abracadabra, Paris, Jean-Claude Simoën éditeur, 1979, n. p. Coll. T. U. n° 77.979.17.1903. 94 André François, Paris, Herscher, 1986, p. 14. 95 Voir à ce sujet cat. exp. Tomi Ungerer et New York, Strasbourg, Musées de Strasbourg / La Nuée bleue, 2001. 91 découvertes artistiques et culturelles qui appartenaient au contexte américain et qui exercèrent peu ou prou une influence sur son œuvre. Le réalisme américain Le réalisme américain dont Winslow Homer 96 et Thomas Eakins 97 avaient été, dans la seconde moitié du e XIX siècle des représentants, perdurait dans les années 1960 notamment avec l’œuvre figurative d’Edward Hopper 98 et d’Andrew Wyeth 99 , ainsi que celle, dans un autre registre, de Ben Shahn 100 (cat. fig.). Si d’Edward Hopper, il déclare ne pas avoir connu l’œuvre lorsqu’il vivait aux États-Unis 101 , il avait en revanche vu des expositions d’Andrew Wyeth et de Ben Shahn à cette époque 102 . Il est certain, par exemple, que les dessins de Slow Agony sont proches des tableaux de Wyeth, même si leur nature en est très différente (cat. fig.) 103 . Mais avant tout, ils semblent illustrer les propos de François Mathey au sujet des peintres réalistes américains : « Malgré la précision scrupuleuse de leur vision, ils expriment plus le sentiment intime qui imprègne leur réalité que la réalité elle-même 104 . » Parmi ceux qui tiraient leur inspiration du réalisme figurait l’illustrateur Robert Weaver 105 . Tomi Ungerer le cite à propos des artistes qu’il fréquentait à New York : « […] et surtout Bob Weaver, qui a exercé sur moi une énorme influence. Il m’a révélé le potentiel visuel de l’Amérique. Cet artiste de grande envergure, méconnu, est mort aveugle il y a quelques années 106 . » Son style, très original, hésitait entre l’expressionnisme et le réalisme pictural, et ses œuvres montrent des juxtapositions très avant-gardistes dans ce domaine, réalisées notamment à l’aide de photomontages. Il fut essentiellement un grand dessinateur de la vie urbaine et de sa grisaille, mais fit aussi de remarquables portraits d’hommes politiques américains contemporains107 . Entre Robert Weaver et Tomi Ungerer naquit à New York une amitié très forte, mêlée d’une admiration réciproque 108 . Ungerer n’hésite pas à parler d’une « influence » de l’artiste 96 1836-1906. 1844-1916. 98 1882-1967. 99 1917-2009. 100 1898-1969. C’est davantage de son art d’illustrateur, qui influença aussi Andy Warhol, que Tomi Ungerer se montre proche (cat. fig.). 101 Voir à ce sujet cat. exp. Tomi Ungerer. Les années canadiennes, op. cit. 102 Entretien avec Tomi Ungerer, 17 février 2008. 103 Voir également Chimney Smoke, 1957, aquarelle sur papier, 54,6 x 75,6 cm, dans cat. exp. Unknown Terrain. The Landscapes of Andrew Wyeth, New York, Whitney Museum of American Art / Harry N. Abrams Inc., 1998, p. 129, n° 106. 104 Le Réalisme américain, Genève, Skira, 1978, p. 110. 105 1924-1994. 106 Cat. exp. Tomi Ungerer et New York, op. cit., p. 19. 107 Cat. exp. Musée Tomi Ungerer, Strasbourg, Musées de Strasbourg, 2007, p. 23. 108 Communication orale de Francesca Weaver, 2007. 97 américain en raison du « sens de l’instantané » graphique qu’il lui doit 109 , sur ses dessins de Slow Agony notamment 110 . Mais les croquis au crayon publiés dans America peuvent également être rapprochés des dessins de Weaver, car l’un et l’autre artiste dépassent le dessin réaliste pour se révéler de virulents dénonciateurs de la société américaine (cat. fig.). Le genre érotique et SM Le genre SM a connu après-guerre aux États-Unis un développement inattendu, sans doute en réaction au féminisme américain qui s’affirmait alors de plus en plus. Il existait alors à New York de nombreux studios de photographie spécialisés, comme celui d’Irving Klaw, des auteurs de feuilletons et bandes dessinées tels Eric Stanton dit Stan 111 ou Gene Bildrew dit Eneg 112 , qui inventèrent le type de la Domina. Mais le maître en la matière était sans conteste John Willie 113 qui exerça sur le pop art une grande influence. Il était devenu une figure de culte du Bondage Art, en faisant paraître une revue entre 1946 et 1959 intitulée Bizarre et des bandes dessinées, From Girl to Pony 114 et Adventures of Sweet Gwendoline 115 , qui obtinrent à l’époque un grand succès populaire. Tomi Ungerer, friand de ce type d’illustrations, avait acquis un exemplaire de la bande dessinée originale de Sweet Gwendoline, ainsi que des photographies originales prises par John Willie 116 . Les dessins de Totempole, réalisés à l’époque new-yorkaise puis au Canada, révèlent avec les productions sadomasochistes et fétichistes de John Willie une parenté évidente. Certains d’entre eux, exécutés à partir de photographies prises par l’auteur, sont même des citations directes de la revue Bizarre 117 (cat. fig.). Par ailleurs, deux artistes new-yorkais, Richard Lindner et Allen Jones, montrent combien le genre érotique de Tomi Ungerer, notamment avec les dessins de Fornicon, s’inscrivait dans le contexte de l’époque. Avec Richard Lindner 118 , un peintre figuratif d’origine allemande installé à New York qu’il connaissait bien, Tomi Ungerer a en commun ses figures de Domina. L’artiste, qui faisait partie du cercle de Saul Steinberg et qui dessinait aussi pour la presse, avait créé dans les années 1950 ce type de femme qui allait devenir sa 109 Communication orale de Tomi Ungerer, 8 septembre 2003. Entretien avec Tomi Ungerer, 27 février 2007. 111 Né Ernest Sanzoni (1926-1999). Auteur par exemple d’un feuilleton intitulé Bound in Leather, commencé en 1949, écrit par Joe Cross et édité par Irving Klaw. 112 1923-1974. 113 De son vrai nom John Alexander Couts (1902-1962). 114 En 1952-1953. 115 En 1958. 116 Bibliothèque Musée Tomi Ungerer, donation Tomi Ungerer. 117 Voir Bizarre. The Complete Reprint of John Willie’s, Cologne, Taschen, 1995, vol. 1-13, n° 7, p. 15. 118 1901-1978. Originaire de Hambourg, il vécut à New York à partir de 1941. Il n’appartint à aucun mouvement, mais fut très inspiré par le pop art. 110 « marque de fabrique ». Inspirées des affichages érotiques de Times Square ou de Coney Island, elles portent des costumes à caractère fétichiste avec des accessoires très connotés comme des corsets, des porte-jarretelles, des bas et des talons hauts. Ces personnages sans âme, ces machines sexuelles, rappellent les figures de Fornicon d’Ungerer et expriment, sous une forme différente, la déshumanisation d’une société (cat. fig.). Dans les rangs de ces artistes attirés par le SM figurait le Britannique Allen Jones 119 . Tomi Ungerer possédait dans sa bibliothèque le catalogue de l’exposition que ce dernier avait présentée à New York en 1970 120 , mais connaissait certainement ses travaux dès le milieu des années 1960. Proche du pop art, Allen Jones réalisait des sculptures-meubles, où l’image du désir devenait un objet 121 , mêlant chaises, tables, portemanteaux à des mannequins féminins 122 . On retrouve ce thème chez Ungerer, avec les femmes de Fornicon qui sont une satire de l’objet sexuel qu’elles représentent. Et comme Jones, il exploite dans Totempole la tendance perverse de l’érotisme, notamment à l’aide d’accessoires très connotés du fétichisme, comme les chaussures aux talons vertigineux (cat. fig.). © Thérèse Willer 2011 119 Né en 1937 à Southampton. Richard Feigen Gallery. Allen Jones Figures, Berlin/Milan, Galerie Mikro, Edizioni O, 1969. 121 Elles évoquent dans une certaine mesure le mobilier étrange de Carabin au siècle dernier. 122 Voir par exemple Table, 1969, sculpture, life scale, painted glass fibre and resin, tailor made accessories photograph Peter Rand, Richard Feigen Gallery. Allen Jones Figures, op. cit., p. 70 et 71. 120