Quand l`ennemi m`apprend moi-même

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Quand l`ennemi m`apprend moi-même
Quand l’ennemi m’apprend moi-même ? L’enjeu des écoles de Paix.
L’exemple de Neve Shalom / Wahat Al-Salam
André MOISAN
Laboratoire Lise Cnam-CNRS
Case 250, 2, rue Conté, 75003 – PARIS
[email protected]
Peut-on apprendre de la confrontation à l’autre, celui-là même qui se présente sous la figure
de l’ennemi, de l’adversaire. Et si oui, à quelles conditions ?
Le conflit et la violence sont devenus des thèmes récurrents à l’école. Ils font l’objet d’un
développement significatif de pratiques et de recherche dans l’univers scolaire. La violence à
l’école est traitée par le développement de pratiques de médiation (y compris par des élèves
qui sont formés à cette fonction) ou par des interventions pédagogiques à visée de
modification de comportements1.
Si on dépasse le cadre scolaire et notre propre pays, force est d’admettre le nombre de
conflits, d’origine ethnique, religieuse, nationale et même organisationnelle, qui font le
quotidien de notre mondialisation. Ces conflits mobilisent les êtres humains au plus profond
d’eux-mêmes, leurs affects et leur énergie psychique et sociale. Cet engagement peut-il être
source d’apprentissage2 ? Et si oui, de quels apprentissages il s’agit ? Et dans quelles
conditions se développent-ils ?
En abordant ce champ social, je prends conscience d’un domaine de recherche immense.
Nombre d’acteurs y sont mobilisés. Le « salon des initiatives de paix » qui se réunit tous les
ans donne une idée de floraison d’acteurs, laïcs, religieux (qu’ils soient soufies, bahaï,
chrétiens) qui interviennent dans des zones en conflit, dans des contextes scolaires pour
développer une éducation à la tolérance ou dans des contextes ordinaires pour développer
l’intercompréhension. Par ailleurs, des associations comme celle d e « Initiative et
Changement » interviennent depuis la fin des années 1950 dans des situations de conflit. Une
des méthodes utilisées correspond à animer des groupes de rencontres entre représentants de
parties adverses. Ainsi, Fisher (1997) recense un certain nombre de groupe de rencontres
entre russes et américains, durant la guerre froide, entre Tamouls et Cingalais au Sri Lanka et
entre Fédéraliste et séparatistes au Canada dans les années 19903.
1
Voir par exemple la « Coordination française pour la Décennie de la promotion d’une culture de la nonviolence et de la paix au profit des enfants du monde ».
2
On peut se référer ici aux concepts d’engagement et de distanciation développés par N. Elias :
N. Elias, Engagement et distanciation. Contributions à la sociologie de la connaissance, Fayard, Paris, 1993. Cf.
en particulier l’avant-propos de R. Chartier : « Avant propos : distanciation et double lien », pp. I-X
3
Fisher R. (1997), Interactive conflict resolution, Syracuse University Press, 2006
cité par Rabah Halabi et Michal Zak (2006), Youth Encounters at the School for Peace, School For Peance,
NSWAS.
-2 -
Un courant de recherche accompagne ces pratiques d’intervention. Rabah Halabi et Michal
Zak4 mentionnent Barton, de l’Université de Londres, dans les années 1960 et le contexte du
Sud-Est asiatique, et Kelman, de l’université d’Harvard, dont les interventions se situaient à la
frontière à l’intérieur de Chypre.
Un autre courant de recherche, lié cette fois à la sociologie politique, essaie de comprendre
comment des conflits ont trouvé ou tentent de trouver leurs résolutions, en essayant
d’observer l’engagement de la « société civile », tant dans l’exacerbation du conflit que dans
sa résolution5. Au plus près des réalités vécues comme celles de l’Afrique du Sud, de l’Irlande
du Nord, de la Bosnie, du Liban, de la guerre civile en Algérie, ils interrogent les dimensions
de la civilité dans des populations mêlées, entrelacées, qui se déchirent et en même temps se
reconstituent.
Ces matériaux vont être mobilisés dans cette communication. Elle a pour objet de déceler les
apprentissages développés au cours de groupes de rencontre entre Juifs et Arabes Israéliens
ou Palestiniens par une organisation sise en Israël, l’Ecole de la Paix, qui détient une
expérience significative de ces groupes de rencontre. Elle tentera, à travers leurs écrits, de
saisir l’intérêt et les limites de ces groupes et de les rapprocher des dimensions de « civilité »
qui se jouent, d’une certaine façon, dans la vie ordinaire.
Nous ferons référence, tout au long de cette étude, à deux auteurs : P. Ricœur67, dont l’apport
sur les processus de reconnaissance peut nous être utile pour décrypter ce qui se joue dans ces
conflits observés au plus près de la réalité vécue ; J. Kristeva qui retrace l’histoire de la place
des étrangers dans la société occidentale pour mieux situer les enjeux contemporains.
Autant dire qu’il s’agit ici d’une contribution modeste, dans ses premiers défrichements, à
partir de matériaux succincts et de seconde main, dans un champ qui s’élargit au fur et à
mesure qu’on y entre : une esquisse de problématique pour des explorations futures.
Nous y avancerons en confrontant l’analyse des travaux de recherche et les publications de
l’Ecole de la Paix de Neve Shalom - Wahat-Al-Salam (NSWAS) en Israël, aux résultats de
recherche portant sur la civilité dans des situations de pays où les communautés qui le
composent sont en guerre. Ce rapprochement nous permettra d’esquisser certaines questions
et analyses.
1. Apports des groupes de rencontres de l’Ecole de la Paix
Notre première étude est donc centrée sur l’Ecole de la Paix qui dispose non seulement d’une
pratique d’intervention significative, mais aussi de publications à but de promotion ou de
recherche qui constituent autant de matériaux d’analyse.
4
Rabah Halabi et Michal Zak , op. cit.
Hannoyer J. (sous la coordination de), (1999), Guerres civiles, Economie de la violence, dimensions de la
civilité, Cermoc - Karthala
6
Ricœur P. (2004), Parcours de la reconnaissance, Edition Stock, collections « Les essais »
7
Kristeva J. (1988), Etrangers à nous-mêmes, Gallimard, Folio, Essais, 2007
5
Quand l’ennemi apprend de moi-même – André MOISAN -
-3 -
1.1. Ecole de la Paix : une expérience significative et réflexive
L’école de la Paix a été fondée à Neve Shalom – Wahat-Al-Salam (NSWAS), petit village
basé près de Latroun, entre Tel-Aviv et Jérusalem. Peuplé aujourd’hui d’environ 200
habitants, il a été fondé en 1970 par des chrétiens, des musulmans et des juifs qui ont fait le
pari de vivre ensemble.
En 1979, ils fondent l’Ecole de la Paix, basée sur l’organisation de groupes de rencontres et
de sessions de formations. Ainsi, en 2006, ils auront réuni plus 40.000 jeunes et adultes,
collégiens, lycéens ou étudiants, femmes, travailleurs sociaux, etc. dans des groupes de
formes diverses où se retrouvent des israéliens et des palestiniens (ceux de 1967, de la
Cisjordanie et de Gaza) ou des arabes israéliens (palestiniens de 1948, habitant le territoire
d’Israël). Il a même existé des groupes de rencontre entre arabes de 1948 et ceux de 1967, tant
l’appartenance à Israël ou l’expérience de l’occupation dans les Territoires creusent les
différences. Ces réunions de groupes, qui se font le plus souvent en Israël (mais peuvent aussi
prendre la forme de voyage commun à l’étranger), sont toujours animées par un israélien et un
palestinien.
Cette activité est relayée par des interventions académiques dans 4 universités israéliennes et
des formations d’animateurs pour d’autres régions du monde en conflit (la Bosnie, Chypre,
etc). L’Ecole de la Paix de NSWAS développe aussi des recherches et ambitionne de devenir
un centre international d’étude sur les conflits et la paix.
Un des intérêts, donc, de cette école, outre la pratique accumulée, est cette production
réflexive.
Nous nous sommes essentiellement appuyés, pour cette communication, sur deux d’entre
elles : le rapport le plus récent de leurs activités annuelles, l’Annual Report 2003, et un article
issu d’une recherche participante conduite par deux de leurs membres : Halabi & Zak8.
1.2. De quelques effets des « groupes de rencontre »
Nous ne détaillerons pas ici l’ensemble des effets relevés par l’analyse d’entretiens auprès
d’une centaine de participants d’un groupe de rencontre entre jeunes israéliens et jeunes
palestiniens de 1948. Nous n’avons également relevé que quelques éléments qui nous
apparaissent significatifs de l’Annual Report de 2003. Il faut dire que leurs travaux, toujours
écrits à deux mains (israéliens et palestiniens), établissent les faits et les représentations sans
souci de promotion de leur Ecole. Ils n’hésitent pas à mentionner, par exemple, que de jeunes
palestiniens refuseront de visiter des camps d’extermination avec leurs compagnons de
voyage israéliens, au cours d’un périple commun en Allemagne.
En s’appuyant essentiellement sur la recherche de Halabi & Zak, ces derniers retracent
systématiquement l’analyse des différentes dimensions des effets des groupes de rencontre
suivant le groupe dominant et le groupe dominé.
Dans le groupe dominant :
-
8
Prise de conscience de l’existence « humaine » des arabes palestiniens (Halabi et Zak,
2006), qui étaient occultés ou, au mieux, produisaient un « discours sur… ou vers…
eux », mais jamais une écoute et une prise en compte de leur point de vue.
Halabi Rabah & Zak Michal, op. cit.
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-4 -
-
Sentiment de culpabilité, face aux témoignages des palestiniens ou arabes palestiniens
(Halabi et Zak, 2006), ce sentiment de culpabilité, signalé par les auteurs de référence
de ces deux chercheurs comme le premier pas de la prise de conscience du
« colonisateur » (F. Fanon, A. Memmi). Pourtant, il se trouvera une femme israélienne
à refuser ce sentiment de culpabilité en objectivant la nature du conflit.
-
La remise en cause de la conception israélienne selon laquelle ils bénéficient d’un
niveau culturel plus élevé alors que, dans le même temps, les palestiniens éduquent
leurs enfants dans la violence (Nava Sonneschien, Annual Report 2003).
-
Michal Zak (Annual Report 2003) évoque ce qu’il observe comme limite de ces prises
de conscience : il trouve que ces groupes de rencontre suscitent moins de « dilemmes
moraux et de sentiments de culpabilité » que ceux qui sont décrits par une recherche
américaine (J. Helms9) à propos des confrontations entre noirs et blancs dans la société
américaine.
Dans le groupe dominé :
-
« on apparaît dans la carte », voilà le ressenti fondamental des palestiniens de 1948, et
ils ne sont plus uniquement des « présents /absents » (Halabi et Zak, 2006) : c’est un
des points fondamentaux à l’acquis de ces groupes de rencontre.
-
Les palestiniens de 1967 « humanisent les juifs », en côtoyant des jeunes israéliens qui
leur apparaissaient jusqu’ici que sous l’uniforme des soldats et de leurs armes (Annual
Report 2003).
-
Les palestiniens de 1948 vont expérimenter positivement qu’ils sont capables de
prendre la parole et d’argumenter par rapport au groupe dominant. (Halabi et Zak,
2006)
-
On note aussi un renforcement de leur référence à leur propre culture, tout
particulièrement pour les palestiniens de 1948 qui ont à se défendre de la culture
dominante. Ils insisteront par exemple pour que leur intervention se fasse en langue
arabe et non pas en Hébreu.
Quelques éléments remarquables :
Notons ici des éléments « remarquables », dans le sens de pratiques où ils révèlent des
pratiques de ces groupes.
-
Des femmes palestiniennes, réunies au cours de la seconde Intifada, n’ont qu’une
seule demande : que les femmes israéliennes les écoutent jusqu’au bout, pour qu’elles
entendent la description qu’elles font de la vie qu’elles mènent dans les Territoires
(Annual Report, p. 32). Et elles considèrent ainsi que leur objectif essentiel est atteint.
-
Le jeu de rôle du check-point (Annual Report, p. 39) décidé en commun accord par un
groupe d’israéliens et de jeunes Palestiniens de 1967, et où ils inversent les rôles entre
eux. Les jeunes interrogés par la suite témoignent ainsi de leur trouble : un jeune
israélien dira ne s’être « jamais trouvé autant humilié de [sa] vie » ; et, à l’inverse, de
jeunes palestiniens ont un sentiment de grand malaise, certains étant surpris de la
rapidité avec laquelle ils sont rentrés dans le rôle du répresseur et même, pour
d’autres, du plaisir qu’ils ont pris à exercer l’arbitraire du pouvoir.
9
Helms J. (1990), Black and white racial identity : Theory, research and practice. Westport, Connecticut :
Greenwood press.
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2. Esquisse d’analyse des groupes de rencontres
Aussi minces soient-ils, ces matériaux peuvent être mis à l’épreuve de l’analyse. Nous
mobiliserons ici trois prismes théoriques.
1.3. La distanciation, selon Elias
N. Elias est le sociologue du « processus de civilisation », du développement de l’autocontrôle comme instance psychique pour réprimer, en particulier, les pulsions de violence.
Mais il a aussi produit une analyse historique de la production scientifique, aussi bien science
de la matière que science humaine10.
La connaissance objective des phénomènes est conquise progressivement, selon lui, par le fait
que l’homme se déprend des phénomènes dans lequel il est impliqué par la domination de la
peur. Pour étayer son propos, il convoque Edgar Poë et son texte sur le Maëlstrom.
Deux frères qui pêchent dans la Mer du Nord sont ainsi pris dans ce tourbillon qui les aspire
inexorablement dans les tréfonds de la mer. Leurs frêles embarcations, collées à la paroi
d’eau, descendent inexorablement par circonvolutions successives comme dans un entonnoir.
Les pêcheurs, pris de terreur, se calent au fond de leur bateau, accélérant encore leur chute
irréductible. Jusqu’au moment où l’un des leurs, maîtrisant sa panique, observe les différents
bateaux pris dans le tourbillon. Il remarque que les embarcations les plus frêles sont celles qui
descendent le moins lentement. Alors que son frère reste calé dans le fond du bateau, qui va
inexorablement être aspiré vers le fond, il se jette et s’amarre à un tonneau. Et il se sauve.
Cette conquête sur la peur permettant de faire émerger « à distance » la connaissance
objective, N. Elias l’applique également aux Sciences Humaines. Il notera par exemple que
celles-ci sont, de ce point de vue, en retard sur les sciences de la matière. L’époque de la
Guerre Froide, écrira-t-il, aura révélé l’engagement des productions des Sciences humaines
dans l’affrontement idéologique des 2 camps.
Cette analyse peut être reprise pour saisir les effets des groupes de rencontre. Un des enjeux,
en effet, est de faire émerger dans la conscience des parties prenantes la nature « objective »
du conflit qui, en l’occurrence, oppose un groupe dominant et un groupe dominé par
l’occupation militaire, pour ce qu’il s’agit des palestiniens de 1948, et essentiellement par la
domination symbolique et culturelle, pour les palestiniens de 1967.
Or, la confrontation dans les groupes de rencontre ouvre à cette « objectivation » de
différentes façons. Par la mise en présence physique d’abord, d’adversaires qui s’ignorent : il
semble que ce soit une des productions essentielles. Et on peut penser que les fantasmes de
menaces et de peur sont ainsi, pour une part, levés. Par la mise en évidence de faits, ensuite,
que les dominés s’attachent à faire valoir.
Ainsi se produit une distanciation qui déprend les partenaires des engagements, des
implications11, dans lesquels ils sont pris.
10
Elias N. (1983), Engagement et distanciation, Fayard, Agora, 1996
Pour reprendre les déconstructions éthymologiques de M. Serres : « impliquer » correspond à « être pris dans
les plis », à l’inverse d’«expliquer ». Cf. M. Serres (1992), Le Tiers Instruit, Gallimard
11
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1.4. Vérification des thèses de Ricœur, dans sa version restrictive
Dans le dernier chapitre de son livre « Parcours de reconnaissance »12, P. Ricœur aborde la
question de la concurrence des reconnaissances. Il y a le risque, écrit-il, que la quête de
reconnaissance ne soit jamais assouvie. Seuls à même de rompre cette circularité où des
signes de reconnaissance avivent encore la quête, seuls des « états de paix » peuvent la
suspendre.
Or, écrit P. Ricœur, ces « états de paix » sont des exceptions, comme des éclaircies ou des
clairières sur un fond de guerre et de conflit. Et ils ne doivent leur surgissement à rien d’autre
des « dons / contre-dons ». Pour le traduire dans le contexte israélo-palestinien, la paix ne
peut se construire uniquement par une balance égale d’avantages et de concessions des deux
côtés. L’enjeu de reconnaissance suppose autre chose dans la négociation que le calcul, et cet
« autre chose » engage de la gratuité dans l’échange.
Dans les groupes de rencontre, tels qu’ils sont décrits dans les documents à notre disposition,
le don circule a minima. Les femmes israéliennes font don de leur écoute, quand les femmes
palestiniennes veulent aller jusqu’au bout de la description de leur vie sous occupation. Le
don circule quand les deux groupes conviennent ensemble de se prêter au jeu de rôle du check
point. Les avancées dans la reconnaissance réciproque se jouent dans ces petits pas.
Mais les effets de ces groupes de rencontre sont à la mesure de ces dons minimaux : ils ne
modifient pas fondamentalement le rapport conflictuel. Chacun reste dans son « pré carré ».
On peut y voir une confirmation des thèses de Ricœur : le conflit de reconnaissance est la
règle, l’engagement dans un don qui appelle un contre-don (suivant la règle « donner –
recevoir – rendre ») peut faire bouger les lignes.
Cet effet a minima s’accompagne d’un autre phénomène : le renforcement des groupes en
présence, chaque individu étant renvoyé, par opposition, à son appartenance. Les jeunes
palestiniens de 1948, surtout, prennent davantage conscience de leur spécificité culturelle
pour affronter le groupe dominant. Sans nier que cet effet puisse être un détour (peut-être
indispensable) pour avancer sur le chemin de la reconnaissance, on peut aussi y voir un effet
pervers lié à la modalité même de ces rencontres fondées sur la confrontation sous la forme de
deux groupes antagoniques : elle ne fait qu’enkyster ces derniers dans une logique de groupe
frontal13.
1.5. Groupe de rencontres et civilité ordinaire
Les recherches conduites dans des contextes similaires d’affrontement de communautés
vivant ensemble sur le même territoire, mais où leurs différents membres doivent composer
12
Ricœur P. , op. cit.
Ce point est apparemment infirmé par le point de vue d’une femme israélienne qui témoigne de ces groupes
de rencontre : « These women exposed me not only to a logic of a Palestinian point of view, but their feelings.
Even if I sensed the gap betwwen us, it was an opportunity to see our similarities and the potential for contact »
(Annual Report, p. 33)
Mais on peut objecter que ce rapprochement est lié au fait que les femmes Palestiniennes ont exprimé leurs
conditions de femme en dehors d’un point de vue strictement partisan. Et c’est ce à quoi cette femme israélienne
a été sensible : les femmes palestiniennes ne se sont pas présentées suivant leur appartenance, mais dans leur
condition de femme.
13
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entre eux dans la vie ordinaire, mentionnent pourtant d’autres résultats14. Nous en citerons ici
celui qui nous semble majeur :
« (…) c’est dans la part des civilités qui en appelle à l’égalité et non à l’identité pour
négocier la différence que l’on cherchera leur dimension civile, émancipée de la peur mais
aussi du calcul. Dans ce cas, c’est la différence qui fait obligation de s’entendre. »
Autrement dit, la vie dans la cité et l’échange de civilités qu’elle suppose ouvrirait la
possibilité de gommer l’appartenance communautaire (à laquelle conduit la peur), de
mobiliser d’autres ressorts que le calcul (considéré comme insuffisant, on l’a vu plus haut, par
P. Ricœur). Elle permet ainsi à l’individu d’émerger comme sujet, sujet politique à l’aune de
l’égalité, en dehors ou au-delà de son groupe identitaire.
On peut voir, dans cette approche, les limites d’une autoréférence fermée : fermée, quand elle
signifie retour sur ses éléments constitutifs à travers son histoire, son parcours de vie, en niant
l’autre dans ses différentes socialisations. Comme le montrent les quelques éléments issus des
groupes de rencontre, ces autoréférences « fermées » peuvent aboutir à une ossification
identitaire qui solidifie les antagonismes.
A l’inverse, la mise en situation d’adversité confronte et, en même temps, révèle des
dimensions inconnues de soi. Les jeunes juifs israéliens prennent conscience du fait de
l’existence des arabes palestiniens, qu’ils ignoraient jusqu’ici. De jeunes palestiniens de 1967
prennent conscience des pulsions de domination qui se libèrent quand la situation s’y prête
(par le jeu de rôle du check-point). Seule cette mise en situation était capable de le révéler.
Une autoréférence « fermée » courrait le risque de consolider, à travers une expérience de vie
où l’autre est gommé ou travesti, une représentation identitaire exclusive.
1.6. En conclusion de cette partie analytique :
Les matériaux sont trop rares pour oser des généralisations. Elle nous conduit simplement à
interroger les modalités suivant lesquelles des individus membres de communautés en conflit
peuvent émerger en tant que sujet politique, doté d’une compréhension plus globale et
distanciée, au-delà de la vision de sa propre communauté.
3. Où on rejoint l’autoformation.
A ce point de nos réflexions sur l’autre, il nous faut faire référence à Julia Kristeva15, et son
livre : « Etrangers à nous mêmes ». A partir d’une analyse historique de la place de l’étranger,
de la Grèce antique jusqu’à nos jours, elle fait ressortir la rupture qu’apporte Freud avec la
psychanalyse en révélant les raisons du malaise à vivre l’étranger et l’étrangeté. Ce dernier
n’est en fait qu’un miroir qui nous renvoie à nous-mêmes. « Inquiétante, l’étrangeté est en
nous : nous sommes nos propres étrangers, nous sommes divisés. »16. Et de poursuivre : « Au
cosmopolitisme stoïcien, à l’intégration universaliste religieuse, succède chez Freud le
courage de nous dire désintégrés pour ne pas intégrer les étrangers et encore moins les
14
15
16
Hannoyer J., op. cit.
Kristeva J., op. cit.
Ibid., p. 268
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poursuivre, mais pour les accueillir dans cette inquiétante étrangeté qui est autant la leur que
la nôtre »17.
C’est précisément là que se fait le point de jonction avec l’autoformation : la relation à l’autre
passe par la relation de soi-même à soi, dans une circularité et une autoréférence qui
s’alimente du miroir de l’autre. C’est peut-être à ce prix que les groupes de rencontre peuvent
magnifier leurs effets.
La distanciation n’est pas uniquement sortir de soi pour se hisser à un autre point de vue ;
c’est aussi, avec le miroir de l’autre intro-projeté, com-prendre18 dans notre singularité notre
dimension d’homme qui nous fait homme19, dimension que l’autre exprime dans sa différence
même20. L’exemple du jeu de rôle du check point en est une belle illustration.
17
Ibid, p. 283-284
« Com-prendre », danss a déconstruction de « prendre avec ».
19
Homme dans le sens générique : Nava Sonnenschein témoigne d’un effet des groupes de rencontre de
femmes : les israéliennes, qui percevaient les palestiniennes au début de la rencontre, comme lestées d’une
culture de violence qu’elles enseignent à leurs enfants, font l’expérience qu’elles ne sont pas si différentes
qu’elles (Annual Report, p. 24).
20
C’est ce qui semble fonctionner dans les groupes de rencontre de femmes, quand une israélienne entend le
discours des femmes palestiniennes comme « femmes » vivant des épreuves dans leurs conditions de femmes.
18
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