Article 3e millénaire - Bernard Leblanc

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Article 3e millénaire - Bernard Leblanc
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« Le parfum subsiste toujours au creux
de la main qui offre la rose »
— Walt Whitman.
• MA PREMIÈRE LEÇON DE BOUDDHISME
par Bernard Leblanc-Halmos
Je devais avoir quoi… cinq,
six ans. Mon petit nez
d’enfant parvenait juste à la
hauteur de la table. Et, ce
jour-là, je fus intrigué par
l’arrivée d’un inconnu. La
pendule n’avait pas eu le
temps de sonner le douzième
coup de midi qu’un grand
gaillard masquait l’ouverture
de la porte.
Je ne me souviens plus du
vrai nom de cet étranger, ni
Peinture d’Abel Leblanc.
de la raison pour laquelle il
avait débarqué chez nous, mais je sens encore l’odeur du plancher de cette pièce faite
pour les joies d’autrefois. Je revois le bouquet de fleurs sur maie et les gros yeux de cet
intrus arrivé à l’improviste à la maison.
– Entrez donc ! lui dit maman, tandis que papa avançait un siège. On débarrassait la toile
cirée vieux rose pour accueillir l’inconnu… Voilà que, soudain, l’homme se retourne, bondit
de sa chaise, pointe du doigt le haut de la cheminée et s’écrie :
– Mais c’est Creux !
Je sursautai. Mes parents aussi. Effrayé, je courus me réfugier dans les bras de maman.
L’étranger se leva en silence et s’approcha, comme hypnotisé, vers la cheminée. À
nouveau, il s’époumona en indiquant le même endroit.
– Là ! C’est Creux !
Les mouches bourdonnaient. Des éclats de soleil éclaboussaient le miroir. Le plafond et les
murs se taisaient. La rude voix rocailleuse de l’étranger se battait dans sa poitrine de
géant. Il faisait un terrible effort pour exprimer quelque chose d’absolument évident à son
idée, mais que personne ne paraissait vouloir admettre. Il bégayait, raclait sa gorge, se
troublait… seul dépositaire d’un secret qu’il souhaitait partager. Cela lui tordait les lèvres
et lui exorbitait le regard. Ses nerfs étaient à vif, au bord d’une crise…
– C’est Creux ! ? aboya-t-il encore.
Mon père, très paisible, cherchant plutôt à calmer le jeu, ne voulant pas contrarier
l’homme dans sa crise de démence, faisant appel à la plus grande des diplomaties, lui
rétorqua doucement, très doucement :
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– Oui, c’est creux !
En effet, l’homme n’était pas si fou qu’il le paraissait. Derrière le mur se trouvait le conduit
de cheminée. Donc, c’était creux.
– C’est exact ! C’est creux, confirma ma mère.
– Non, non ! vociféra l’homme aux yeux hagards… C’est Creux ! C’est Creux !
– Comment ça, creux ? s’inquiéta mon père qui ne comprenait plus rien de ce qu’il
cherchait à nous faire entendre.
– C’est bien Creux ? réitéra le pauvre malheureux, appuyant avec force sur ce dernier
terme.
Le gamin que j’étais se demandait si cet homme n’était pas en train de livrer en lui-même
une bataille inhumaine. Une lutte sans merci. Un combat impitoyable contre un grand
démon. À moins qu’il ne rabâchât indéfiniment ce petit mot sous le coup d’une sorte
d’éternuement à répétition.
– C’est Creux ! Creux ! Creux !
Une sorte d’allergie au trop plein. L’illumination soudaine ! La Vérité Ultime !
– C’est bien Creux ! balbutia-t-il plusieurs fois encore, contemplant avec fixité le dessus de
la cheminée, dérouté par une obscure révélation… avant de marmonner dubitativement
entre ses dents :
– Mais que fait-il là ?
Ma mère, mon père, le monsieur et moi l’enfant, étions à cet instant-là, comme
l’ornement central de l’une des manifestations les plus complexes de l’existence terrestre :
l’incompréhension, la totale incompréhension, l’inintelligibilité, l’incommunicabilité… Tous
les arts, toutes les sciences, toutes les sagesses provenaient de cette déflagration
provoquée par ce Qui-Quoi-Qu’est-ce ?
Ma mère se hasarda à formuler un début de solution à propos de la relativité des choses
creuses.
– Vous voulez dire Papa Louis ?
Au-dessus de la cheminée trônait l’impressionnant portrait de Papa Louis, mon grand-père
en uniforme de brigadier, sa petite moustache noire, son regard tendre sur un fond bistre
encadré d’or. Ce fut au tour de l’homme de perdre ses marques. Il ne savait plus où
étaient ses bordures de trottoirs, ses plaques de rues, le numéro de sa maison, l’endroit où
il habitait. Loin d’ici, loin d’ici. Il ne savait même plus qui il était…
– Ce n’est pas Creux… Mais alors qui est-ce ? s’excusa-t-il humblement en émettant un
dernier doute face au portrait accroché au mur, le fouillant du regard, l’expertisant, le
dévisageant, l’autopsiant…
– Je vous l’ai dit, c’est Papa Louis…
Ainsi ma mère appelait-elle son propre père, Papa Louis, parce qu’il était devenu mon
grand-père… Vous comprenez j’espère ?
– C’est vraiment extraordinaire. Tout à fait extraordinaire… la ressemblance ! souffla
l’homme, abasourdi.
Naguère, il avait eu un très bon copain de régiment, un alsacien dont le nom de
famille était Krug, mais que dans l’armée l’on surnommait Creux par refus de la
langue allemande. Papa Louis, aux dires de ce brave homme, ressemblait comme deux
gouttes d’eau à cet ami, le susnommé Creux. Ainsi, j’appris dès mon plus jeune âge
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que mon grand-père était Creux. Cette essentielle découverte a marqué le reste de
mon voyage sur terre.
Dans les jours qui suivirent cet incident, je jouai avec quelques amis d’enfance à : “Non
mais… c’est creux !” Chaque fois que l’on regardait quelque chose ou quelqu’un, on
s’exclamait : “C’est creux !”. Et puis on s’esclaffait. Ce n’est que bien plus tard que j’ai
compris l’importance de cette transmission directe inoculée par un inconnu de passage.
Quelle sagesse ! Les mots sont creux. Dans les mots, il y a d’autres significations qui
mènent à d’autres mots creux. Les pensées sonnent creux. La réalité est creuse. Les
projets, les programmes, les plans font que le présent est rapidement perdu de vue car on
le bourre d’heures creuses. De même, remplir un bureau d’électronique, une maison
d’objets rares, ou une conversation de choses sérieuses, ne comble jamais personne. C’est
de la frime. C’est creux !
Courir dans l’espoir de réparer, des ans, l’irréparable outrage ; suer sur un vélo
d’appartement, s’éreinter sur une piétineuse, s’exténuer sur un cyclorameur… c’est
totalement et parfaitement creux !
Rouspéter, râler, critiquer, se lamenter… c’est creux ! Également creux ! Totalement creux !
Des millions et des millions de livres, des kyrielles d’adages, de maximes, de sentences, de
nobles pensées toujours excellentes et spécialement adaptées aux erreurs commises par les
autres, n’expriment rien de plus que cette parole d’extrême bon sens face au portrait d’un
grand-père ou face à son propre reflet dans la glace.
– Mais, c’est creux !
Nous étions tous creux. Vous étiez creux. J’étais creux. C’était creux ! Chacun voyait midi à
sa porte, bien que le creux de la porte ne fût pas troué au même emplacement, dans les
mêmes murs. Pareil pour le creux des vagues qui n’était pas obligatoirement vécu à
l’identique pour le bon surfer ou pour celui qui ne savait pas nager. Tout ceci étant
confirmé de longue date par les paroles du Bouddha lequel, en guise de réponse à des
disciples qui l’interrogeaient sur la nature de l’esprit, avait déclaré :
– Shunyata !
Ce qui, textuellement, signifie en sanskrit : “creux !”
Allez expliquer cela à quelqu’un qui n’a pas connu Papa Louis et qui n’a même pas vu son
portrait sur la cheminée ! D’ailleurs, lorsque les disciples insistèrent auprès du Bouddha
afin d’obtenir une définition plus précise de la nature de l’esprit : “Shunyata (creux)”,
celui-ci répondit en riant de bon cœur : Tatata !
Cette onomatopée qui, vaillamment, a traversé les âges, signifie aujourd’hui encore, dans
notre langage familier : le désir d’écarter tout argument…
– Tatata ! Parlez toujours ! C’est trop commode !
Le vieux dictionnaire que m’a légué mon grand-père Papa Louis propose de merveilleux
mots, franchement insolites, aux définitions pleines d’invraisemblances. On les déniche
parfois, par le plus chaste des hasards, au détour d’une page jaunie par les ans.
– Glabriculé : “dont la pubescence est peu manifeste”.
Bien sûr !
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– Métalepse : “terme par lequel on explique ce qui suit pour faire entendre ce qui
précède”.
C’est clair !
– Sous-surquadripartiente : “se dit de la raison de moindre égalité entre deux termes, dont
l’un contient l’autre une fois trois quarts”.
Ah, bien !
– Cochitotolt : “nom d’oiseau du Mexique nommé aussi pornerops orange”.
Quant au pornerops… le dictionnaire garde le silence au sujet de ce volatile.
Saint Azertyuope, priez pour nous, pauvres lecteurs. Et pauvre auteur condamné au mot
de la fin. Construire de belles phrases au moyen de mots, qu’ils soient usuels ou inusités, à
quoi cela rime s’ils sont creux. ? La vie ? Qu’est-ce que c’est ? Une “métalepse”, ou
quelque chose de formidablement “glabriculé” ? À moins que ce ne soit “soussurquadripartienticulaire” ou bien l’envol d’un “cochitotolt” multicolore ou d’un
“pornerops” orange…
Tatata avec un T. comme dans Transitoire, Transformation, Transmutation, Transfiguration,
Transcendance… Nous ne sommes pas obligés de continuer à être ce qu’on était. Ni
contraints de croire ce qu’on croit comme on le croit. Ce à quoi on donne beaucoup
d’importance n’est peut-être pas important. Les cages sont grandes ouvertes.
Combien de timides ont un jour explosé comme des fruits mûrs parce qu’ils ont tout à
coup brisé la coquille qui les refermait sur eux-mêmes. Top ! Coup d’audace ! Je ne suis
plus timide. C’était creux !
Combien de coléreux ont un jour évité d’éclater comme des grenades offensives parce
qu’ils ont soudainement utilisé leur puissance explosive en la transformant judicieusement
en intelligence créative ! Tac ! Je ne suis plus en colère ! C’était creux !
Combien de bombes humaines se sont soudain arrêtées, désamorcées et détournées de la
ligne droite au profit de la porte dérobée. Stop ! Je ne suis plus pressé ! C’était creux !
“Creux, plein de creux”. Je ne suis plus ce que j’étais. Je ne suis pas encore ce que je
serai. Je suis en apparente bonne santé, touchons du bois, et en même temps je meurs.
C’est inscrit sur mon bulletin de naissance. Une place est réservée pour marquer la date.
Un trou à remplir. Un creux à combler. Des combles à vider. Des plénitudes à découvrir.
Quelle joie de contempler le monde !
Vive le creux et vive la plénitude. Vive l’amour pour l’inconnu qui s’en vient et vive l’amour
pour le connu qui s’en va !
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