Sexe, drogue et rock`n`roll mais dans quel ordre?
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Sexe, drogue et rock`n`roll mais dans quel ordre?
LE JOURNAL DU JURA SAMEDI 21 DÉCEMBRE 2013 26 RIFFS HIFI RIFFS HIFI AWARDS L’année 2013 à travers quatre œuvre incontournables Sexe, drogue et rock’n’roll mais dans quel ordre? L’immortel MOTÖRHEAD «AFTERSHOCK» L’heure de la retraite n’a pas sonné pour l’indestructible Lemmy. Le trio britannique vient d’écrire le 21e chapitre d’une fantastique épopée sonique. Malgré quelques pépins de santé récurrents, Lemmy n’est pas près de raccrocher. Et c’est tant mieux! Les nouvelles galettes de Black Sabbath, Monster Magnet, Dregen, Walking Papers, Delta Saints ou Edward Sharpe & The Magnetic Zeros auraient également mérité un peu de lumière dans ces colonnes. Mais au final, c’est le trio british, qui fêtera quatre décennies d’activisme en 2015, qui rafle la mise. Cette énième production est un condensé de ce que Motörhead sait faire de mieux (il ne sait d’ailleurs faire que ça): du blues morveux, speedé, sale, méchant, du blues boueux expédié de façon ultra-rapide et agressive, toute Rickenbacker dehors. La preuve par 21 que le rock,soustoutessesformes,estissuduterroirdelamusiquede l’Amérique noire. Il suffit de prêter l’oreille à «Lost woman blues», «Dust and glass», «Do you believe» ou «Keep your powder dry» pour s’en convaincre. Alors que Lemmy, 68 ans au compteur, est au repos sur ordre médical, ce communiqué officiel se veut rassurant: «Nous sommes heureux de vous annoncer qu’en dépit des rumeurs qui disent le contraire, Lemmy est vivant, qu’il respire, parle, mange, boit, lit et baise, et qu’il sera à nouveau sur scène bientôt.» A y regarder de plus près, le rocker ne fait qu’appliquer les préceptes de l’Ecclésiaste et du Cantique des cantiques... Désigner l’album de la rentrée? Facile! Le troisième acte des détonants Imperial State Electric, intitulé «Reptile brain music». Du rock garage sauvage, mélodique et hyper-vitaminé, comme si Kiss, Iggy Pop & Stooges et les Beatles avaient tapé le bœuf. Et l’âne gris du même coup. PÄSCÄL VÜILLE Le coup de cœur FISH «A FEAST OF CONSEQUENCES» Il lui a fallu le progressif pour percer, comme il fallait au marché des 80ties au moins un bon groupe capable de renouveler le courant avec en héritage le bastringue désormais classique de Genesis, Peter Hammill ou Caravan. Vous en connaissez d’autres, vous, qui ont fait un tabac avec ce genre repoussoir? Déjà qu’il était unique avec son accent écossais, son lyrisme à fleur de taureau, sa passion gabrielesque pour les falsettos ironiques et maillants, et son discours sociéto-mystique nappé de philo visionnaire et de prophétique déclamatoire... Il prend par contre un atour foncièrement populo, lorsque, politique, il chante son pays, et sous-jacemment l’indépendance écossaise. Il cherche, naïvement comme tous les chanteurs, à parler à tout le monde. Surtout depuis le jour où, délaissant Marillion, il perdra – s’en rendait-il compte? – des musiciens de choix pour cadrer son génie. Il est parti nager de ses propres nageoires, l’écolier vénusien de «Kayleigh» qu’il n’est plus depuis longtemps. Reste que la nostalgie n’est pas interdite et qu’il fait bon s’en remettre parfois à quelque hymne historiquement surnuméraire niveau temps d’écoute passée. Les contours, les changements, les manques, Fish a géré, perdant néanmoins des écailles au passage, mettant en jeu sa voix déjà fragilisée par le mélange des excès et les choix artistiques souvent sur la tranche. Pas toujours bien secondé aussi. Il produit cette année «A Feast of Consequences», retrouve l’esprit du concept album, tout en naviguant plus sûr avec sa voix. Alors le dernier album de Fish n’est peut-être pas le disque de l’année sur la planète des réalités, néanmoins Fish étant l’un des artistes de ma vie, difficile de vous cacher plus loin que je n’aurai pas eu l’embarras du choix en 2013. Un (incomuni)cado de Noël PIERRE-YVES THEURILLAT La réédition La tuerie de l’année D’accord, l’album original date de 1969. Mais en 2013, l’œuvre majeure des Who conserve toute son acuité. A tel point que Pete Townshend, son géniteur, a mis les petits plats dans les grands pour une remise à jour particulièrement alléchante. Elle prend la forme d’un boîtier renfermant la bagatelle de quatre CD. L’original remasterisé, bien sûr. Mais aussi un autre croulant sous les maquettes et les inédits, une version live de l’œuvre enregistrée un peu partout et enfin une mouture mixée en 5.1 version Blu-Ray. Sans compter un livret de 80 pages. Depuis 1969, «Tommy» divise les aficionados du groupe. Pour les uns, il s’agit d’un concept lourdingue, foireux, voire même franchement cucul. Songez: un sourd-muet-aveugle dans sa tête qui devient champion de flipper. Pour les autres, les plus nombreux, cet esprit tourmenté et abusé dans sa jeunesse qu’est Pete Townshend invente tout simplement l’autisme ici. L’histoire de cet ado victime de sévices familiaux qui finira par se muer en gourou avant de connaître la chute évoque évidemment l’incommunicabilité qui est celle du guitariste. Sûr, un grand moment de réflexion. Et aussi une création d’unegranderichessemusicale,oùlesguitaressèchessonttoujours au premier plan. Il faut avoir vu 20 000 Anglais pleurer à la Wembley Arena quand les Who entonnaient «See me» ou «I’m free» pour saisir ce que peut représenter «Tommy». 2014, dans tout ça ? Eh bien, il se murmure qu’Ange va réenregistrer «Emile Jacotey », son œuvre majeure de 1975. Avec, à la clé, de nouveaux arrangements et des instrumentations différentes, cela va de soi. Ah! redécouvrir dans des versions modernes et bien fignolées «Ode à Emile», «Sur la trace des fées», «Aurélia» et «Les noces», notamment, on en salive d’avance. On parle même de nouvelles compositions... PIERRE-ALAIN BRENZIKOFER couché de quelques beautés divines en 2013. Les Polonais de Riverside et leur merveilleux «Shrine of New Generation Slaves», les Américains de Spock’s Beard et leur vitaminé «Brief Nocturnes and Dreamless Sleep», ce fou d’Arjen Lucassen, le Néerlandais porteur du projet Ayreon, heureux géniteur du somptueux opéra prog-metal «The Theory of Everything» – avec Keith Emerson, Rick Wakeman et Steve Hackett en guests, quand même –, PyT le Prévôtois et son renversant «Carnet d’un visage de pluie», quelle belle année! N’empêche, tout ce petit monde végète très loin des normes artistiques établies par le génial Steven Wilson. Pour sa troisième sortie en solo, l’homme-orchestre de Porcupine Tree a réussi le tour de force d’asservir l’intégralité de la critique mondiale (pop, rock, jazz, musique électronique), même celle émanant de médias classiques, populaires, alignés, à large audience. Un exploit improbable, tant «The Raven» est un enregistrement de pur rock progressif. Auteur, compositeur, chanteur, guitariste et producteur, Steven Wilson, à travers six titres et pas loin d’une heure de musique, rend hommage aux héros du genre sans tomber dans le plagiat. Il y a du King Crimson, du Genesis, du Yes, du Jethro Tull. Ils sont tous là. Sans l’être. Dès les premières lignes jaillies de la basse de Nick Beggs en intro de «Luminol», c’est le tourbillon. S’accrochant à un héritage digne d’un oligarque russe, Steven Wilson offre une vision moderne voire futuriste du «prog rock». La magie naît aussi d’un esprit de corps. Comme rarement dans sa carrière, l’Anglais a bossé en équipe, s’entourant de musiciens d’exception. La guitare de Guthrie Govan, «shredder» naviguant pourtant loin du courant progressif, noie l’œuvre d’une fraîcheur innovante pour un genre qui a tendance à se regarder le nombril. «The Raven» est un joyau, dont le successeur est déjà en gestation. Miam! LAURENT KLEISL THE WHO «TOMMY (SUPER DELUXE EDITION)» STEVEN WILSON «THE RAVEN THAT REFUSED TO SING (AND OTHER STORIES)» La planète «prog» a ac- BERTRAND CANTAT - DETROIT - HORIZONS L’outil de la rédemption Témoin de sa propre lutte intérieure à la fois que témoin de son temps, Bertrand Cantat délivre avec Detroit, le groupe qu’il forme avec Pascal Humbert, mais aussi avec Bruno Green et Ion Meunier sur disque, un album difficilement plus «témoin». De poésie utile, sa plume y est splendide. Le sens du placement est là. Les mots sont élémentaires, sortent parfois encore leur aiguillon (eh oui!), connaissent de grandes bouffées d’esprit, accentuent un romantisme qu’on ne reprochera pas. Comme un chapardeur capturant son propre réel pour nous le restituer meilleur, avec beaucoup d’équité, Bertrand Cantat se réapproprie sa vie d’artiste, au-delà des blessures morales engendrées, il fut un temps. Il fut un temps car aujourd’hui, l’attaquer ne se justifie plus. On applaudira des deux mains un ex-taulard qui se refait en se lançant dans la composition musicale au sortir de la prison, alors pourquoi pas Bertrand Cantat? Personne n’est irréprochable, on le sait. Rien n’est gagné d’avance non plus. Mais déjà que l’artiste exerce un métier difficile, comme le définit si clairement Le Robert, les blocages, la réactivité qui surgit à partir des faits peuvent bien revenir... Relais divin, chamane Sur la pochette, un «horizon» se décline multiple en variable d’une même image. Des «horizons» qui s’ouvrent au-devant de l’homme retenu prisonnier et interdit de société. Face à l’ingérable, que faire sinon tenter une sorte d’expérience chamanique renouvelée, une fois avoir fait son nid dans le creux d’un groupe appelé Detroit? Même si ici, elle est dissimulée pour ne rester «que» rock, la succession chamanique de Noir Désir semble s’opérer. On le croit en tout cas à l’écoute de certaines ambiances reconnaissables, surtout en se passant «Le creux de ta main», qui ne laisse pas de doute sur l’AOC. Bertrand Cantat, à la tête de ce projet en binôme avec Pascal Humbert? On l’entend barde, on le voit derviche tourneur, interprète de son propre mysticisme et puisatier d’une source d’apaisement, qui semble à portée de main, qui est là. Le grand calme du chant, sainement interprété, permet d’entrer dans plus de subtilités qu’à ses débuts. Semble-t-il. De mieux les apercevoir, les saisir au vol en tout cas. Le passe-muraille C’est beau, souvent. Mais le tourment des forces n’est jamais loin. L’homme nage dans toutes lesfois, maisconfortelasienneet se fortifie en douceur. L’auteur creuse son mythe l’ayant repris là oùilenétait.IlpasseoùMorrison a cassé. C’est peut-être osé de le dire, mais je le crois. Certaines consonances vocales dans les titres anglais de cet album l’apparentent en effet à cette autre légende charismatique, à cet autre relais des dieux. Son chant est un appel permanent aux forces élémentaires qui l’habitent et le raniment, de la même manière qu’on se servirait d’une matière première. Voilà ce que pourrait Pascal Humbert et Bertrand Cantat forment le groupe Detroit. LDD inspirer un titre comme «Horizon» et son final à se déconditionner de tous les murs et les parois de la planète avec un pouvoir secret de passe-muraille. Désir, quand tu nous tiens... Sans esprit de revanche Avec «Droit dans le soleil», Bertrand se soigne au lithium naturel. On suit les paroles, il faudra du temps. Sur le net via Dailymotion, dans la seule interview accordée à la presse pour cette sortie, on constate que l’impétuosité est toujours présente, mais ici gardée par des anges donnant ce visage serein. Un titre comme «Glimmer in your eyes», mais quelle splendeur cette chanson, sereine, peinarde. Lui dit devant les caméras: «Je n’ai pas d’idée de revanche quand bien même il y a, il y aura toujours des gens qui se comporteront mal». Cette affaire qui a pris au bide, qui a questionné notre morale? La faute éternelle remise au présent? «C’est surtout virtuel et médiatique, (nous) on n’a jamais peur de la rue!», ajoute-t-il, soutenu, confiant, distinguant clairement le réel de son simple reflet. Music in the street La rue, référence peut-être au Muss es sein de Léo Ferré, chanteur à qui il a emprunté «Avec le temps» sur «Horizons», la rue comme un territoire anonyme, comme la ville, comme... Detroit. Un, deux, trois? Son altruisme natif peut être candide, trop, et ce qui le fait passer pour brut dans l’insensibilité ambiante, quand il s’y met. Ferré doté d’un tintouin moderniste, la patte de ses collègues, pas mal, dis! Lui gratouille les arpèges qu’on lui reconnaît et débite la parole qu’il se donne, usant du fusain pour contraster ce que veut dire richesse du dire. Nous avons tous dû un jour entrer dans l’espérance, non? Lui a retrouvé le goût du jeu avec ses amis de Detroit. Il faut y voir une victoire. Celle de l’humanité. Enfin d’une humanité mesurant les bienfaits, la force du pardon. Maintenant qu’il est à nouveau avec nous, qu’il le demeure, non? Les artistes de cet acabit sont trop rares pour permettre qu’on s’en dispense, nous, les autres. Il reste sans doute des pesées à faire, mais ce disque risque fort de constituer pour l’artiste un bel outil de rédemption, et pour les autres de réflexion mais aussi de sérénité. Notre regard tout entier se jette sur ce qui est vraiment à voir de lui. Vos oreilles vous le diront. La sortie d’«Horizons» brise le dernier interdit autour de Cantat: son accès à la métamorphose. PIERRE-YVES THEURILLAT