Ironie et sur
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Ironie et sur
Ironie et sur-énonciation Il faut une certaine dose d’inconscience et beaucoup de courage pour revenir au plan théorique sur l’ironie avec la prétention d’apporter un peu de neuf après tant de travaux géniaux, d’analyses pénétrantes. Mais les analyses, si fines soient-elles, ne sont pas sans laisser beaucoup de phénomènes de côté, concernant la définition même de l’ironie, de ses mécanismes les plus généraux, ses relations avec l’humour. Le présent article ne se donne pas le ridicule de prétendre tout régler. Mais il a malgré tout l’ambition d’avancer du nouveau concernant le double jeu énonciatif, à partir des notions de prise en charge et de posture. Beaucoup de travaux traitent séparément de l’ironie et de l’humour, à l’instar de Morier 1998: 610, pour qui l’ironie, reposant sur l’antiphrase, provoque le rire tandis que l’humour appelle le sourire. D’autres recherches pensent leurs relations en termes d’inclusion. Escarpit et Charaudeau conçoivent l’humour comme un terme générique (Charaudeau 2011: 5). Cette option est partagée par Attardo 1994, Norrick/Chiaro 2009 et, d’une façon générale, par les analystes de l’humour dans les interactions, comme le rappelle Priego-Valverde 2009: 166. Ces deux façons de voir sont coûteuses: la première fait courir le risque de forcer les différences entre ironie et humour, souvent au prix de la survalorisation de son caractère antiphrastique. La deuxième tombe dans le travers de rassembler des notions parfois très disparates1 et de gommer des différences significatives au plan de la posture énonciative, comme on le verra. Les relations entre les deux notions sont d’autant plus compliquées que les analyses de l’ironie se sont très tôt autonomisées, technicisées, avec des conflits autour de questions récurrentes: s’agit-il d’une figure de mots ou de pensée, d’un trope qui se borne à l’antiphrase ou d’une figure qui diffuse sur de vastes portions textuelles? Dans La République, l’ironie est associée à la technique socratique fondée sur des interrogations faussement naïves, sur une crédulité feinte et rusée, au service d’une visée pédagogique subversive contre les erreurs et les préjugés. On est loin de l’ironie antiphrastique qui est attribuée à la Rhétorique à Alexandre, ouvrage longtemps imputé à Aristote, mais apocryphe (Perrin 1996: 8). Les cadres épistémologiques des chercheurs, philosophes, rhétoriciens, linguistes (et parmi eux, stylisticiens, pragmaticiens, interactionnistes, etc.) pèsent sur la défini1 Ainsi Schmidt-Hidding 1963: 48 propose-t-il une carte sémantique de l’humour avec quatre pôles (WIT, RIDICULE, FUN, HUMOR) englobant des phénomènes hétérogènes (pun, bon mot, satire, irony, nonsense, comic, mock, joke, whim, tease, practical jokes): or tout jeu de mot, toute satire, etc., ne sont pas forcément humoristiques dès lors qu’ils ne reposent pas sur un double jeu énonciatif. Voir également Attardo 1994: 7. Vox Romanica 71 (2012): 쮿-쮿 2 Alain Rabatel tion de l’ironie et sur son rapport à l’humour. En thèse générale, le fait que l’humour soit plutôt défini comme forme de pensée distanciée et joueuse (intégrant tous les jeux de langage) semble plaider en faveur d’une dimension humoristique générique englobante par rapport à laquelle l’ironie serait une technique. Toutefois, l’ironie, notamment l’ironie socratique, ne se réduit pas à une technique, et cette dernière ne se limite a fortiori pas à l’antiphrase . . . Le présent article porte sur l’ironie et n’abordera pas frontalement la question des rapports entre ironie et humour. Néanmoins, et c’est ce qui distingue ce travail de beaucoup d’autres, il articule dès le départ ironie et humour, ne serait-ce que parce qu’il s’est donné comme hypothèse initiale de vérifier les liens entre ironie et sur-énonciation, humour et sous-énonciation, quand bien même les résultats de ces travaux font l’objet de publications différentes (Rabatel 2012b, 2013). Sa deuxième caractéristique, on l’aura compris, est de traiter le sujet d’un point de vue énonciatif. En soi, il n’y a rien de neuf, du moins dans l’orbite francophone, car la plupart des travaux s’appuient sur la théorie du double jeu énonciatif (Ducrot, Berrendonner, Perrin, et aussi, dans une large mesure, Sperber et Wilson). En revanche, ce qui est plus novateur, c’est l’idée de faire fonctionner la notion de posture énonciative (Rabatel 2004a, b), qui entre en jeu dans la co-construction des points de vue (Rabatel 2005a, b 2008a)2, pour préciser les positionnements énonciatifs sous-jacents à l’ironie. Mon hypothèse est que le PDV ironique fait l’objet dans un premier temps d’une prise en charge feinte du PDV explicite (PDV1), avant que l’énonciateur fasse implicitement entendre son véritable PDV (PDV2), un PDV plus pertinent que PDV1 – formulation plus large que celle qui se limite à la relation de contrariété. Ce faisant, l’ironiste se distancie nettement de sa cible, fort d’un sentiment indiscutable de supériorité (cognitive, axiologique), en vertu de quoi il s’autorise à critiquer, voire à railler de façon plus ou moins agressive, plus ou moins sarcastique, en s’exonérant de la critique – à la différence de ce qui se produit avec l’humour. C’est pourquoi la posture de l’ironiste est celle de la surénonciation. Il feint de penser X (= PDV1), mais la mise en scène décalée de sa formulation (avec ses marques intonatives, mimo-gestuelles, ses choix de formulation, l’impertinence de sa co(n)textualisation) invite à interpréter X en un sens dissonant ou opposé, autrement dit X’ (= PDV2), pour mieux moquer ceux qui pensent X. Cette ironie n’est forte qu’autant qu’il y a une relation de parenté sémantique et une différence pragmatique et argumentative entre PDV1 et PDV2, permettant à l’ironiste de sous-entendre le contraire de ce que dit l’ironisé: ce sont les mêmes mots, mais pas les mêmes attendus, ni les mêmes prédications, ni les mêmes conséquences interprétatives et argumentatives. C’est dans ce jeu que réside la sur-énonciation. Je dresserai un état de l’art qui servira d’arrière-plan au débat [1], puis présenterai d’abord mon cadre théorique [2]; j’avancerai ensuite 2 Plutôt que d’alourdir d’emblée le propos par une surcharge de définitions, je choisis de définir les notions tout au long de l’article, selon les besoins du raisonnement et des analyses. Ironie et sur-énonciation 3 mes propres propositions relatives à la dynamique des PDV en confrontation dans l’ironie [3] avant d’exposer le lien entre ironie et posture de sur-énonciation [4] et de poser, en conclusion, quelques jalons pour articuler ironie et sur-énonciation, humour et sous-énonciation à partir de la notion de clivage envers les autres que soi ou les autres de soi [5]. 1. Des taxinomies aux études pragmatiques de l’ironie Quelle que soit la difficulté, il faut bien partir d’une définition minimale de l’ironie verbale3: c’est une forme de moquerie visant une cible particulière (un autre, un groupe, soi-même), qui s’exclut de l’objet de la raillerie dans le hic et nunc de l’énonciation et qui repose sur le fait de ne pas dire directement ce qu’on pense. Et c’est non seulement cette indirection qui doit être expliquée (Atayan/Nølke 2010: 13), c’est encore cette exclusion. Je rappellerai rapidement un certain nombre d’éléments connus, dans une optique cumulative, et aussi parce qu’ils fournissent l’arrière-plan indispensable à toute discussion scientifique (Attardo 1994: 16). Ensuite, je traiterai d’un petit nombre d’exemples (une trentaine): à la différence de beaucoup de publications qui alignent les exemples sans toujours les analyser au fond, je préfère m’attarder sur un petit corpus, afin de pouvoir mieux dégager des mécanismes. Cette démarche présente le double risque de se voir objecter la faiblesse du corpus ou l’enfouissement sous les détails. L’objection du corpus, réelle, doit être tempérée par la variété des exemples, même s’il n’est pas question de prétendre avoir donné un aperçu représentatif de la totalité, qu’on ne retrouve d’ailleurs nulle part. Quant au risque de l’immersion dans les détails, il est double: car l’enfer est dans les détails, et en l’occurrence, l’enfer, c’est d’exposer ses arguments à la falsifiabilité . . . J’espère donc avoir plongé sans m’être noyé ni avoir noyé avec moi mon lecteur ... 1.1 Ironie comme figure de mots ou figure de pensée? Selon Dumarsais, «L’ironie est une figure par laquelle on veut faire entendre le contraire de ce qu’on dit: ainsi les mots dont on se sert dans l’ironie ne sont pas dans le sens propre et littéral» (Dumarsais [1730] 1977: 141). Ce sens implicite s’appuie sur le contexte dont l’importance est décisive: 3 Ce travail porte sur l’ironie verbale. Cela dit, on retrouve certaines de ses caractéristiques, notamment la dimension contrastive entre un sens et un autre, dans l’ironie non verbale (Hamon 1996). Cette dernière est abordée à propos d’un dessin du Monde, mais il faudrait bien sûr lui consacrer une étude spécifique. 4 Alain Rabatel Les idées accessoires sont d’un grand usage dans l’ironie: le ton de la voix, et plus encore la connaissance du mérite ou du démérite personnel de quelqu’un, et de la façon de penser de celui qui parle, servent plus à faire connaître l’ironie que les paroles dont on se sert. Un homme s’écrie, oh le bel esprit! Parle-t-il de Cicéron, d’Horace? il n’y a point là d’ironie; les mots sont pris dans le sens propre. Parle-t-il de Zoïle? c’est de l’ironie. Ainsi l’ironie fait une satire avec les mêmes paroles dont le discours ordinaire fait l’éloge. (ibid.) Fontanier, pas plus que Dumarsais, ne traite de l’humour, ce qui n’est pas indifférent. Il définit l’ironie comme une raillerie antiphrastique: «Dire par raillerie, ou plaisante ou sérieuse, le contraire de ce qu’on pense, ou de ce qu’on veut faire penser». Fontanier reproche à Dumarsais de considérer l’ironie comme une figure de mots et pose qu’au contraire l’ironie est une figure pensée. En cela, il suit la critique de Beauzée à propos de l’ironie et de la litote. Le fond de la critique est très riche d’enseignements, car c’est le même argument qui est mis en avant, à savoir la réfutation de la nature tropique de la litote – et ce qui vaut pour la litote vaut pour l’ironie. Beauzée durcit sa position, entre l’Encyclopédie (1751-65) et L’Encyclopédie Méthodique (1782-86) en soulignant que la litote est une figure de pensée, et non un trope, car, par définition, un trope fait prendre à un mot une signification qui n’est pas celle de son sens propre: or rien de tel dans la litote – et pas davantage dans l’ironie, en ce sens que l’antiphrase est loin de valoir pour tous les cas d’ironie. Pour Beauzée, la litote est «une figure de pensée par fiction, qui consiste à déguiser une affirmation positive par la simple négation du contraire, et dont l’effet est de donner à l’affirmation ainsi déguisée plus d’énergie et de poids», ce qui lui permet de rapprocher la litote de cette autre figure de fiction qu’est l’ironie4. 1.2 Complexité et labilité des taxinomies Les glissements taxinomiques révèlent les difficultés à circonscrire la notion. Dumarsais fait de l’antiphrase (contre-vérité) un mixte d’ironie et d’euphémisme. Beauzée range dans la catégorie des «Tours par fiction» l’hyperbole, la litote, l’interrogation, la dubitation, la prétérition, la réticence, l’interruption, le dialogisme, l’épanorthose, l’épitrope, l’ironie (mimèse, chleuasme ou persifflage, astéisme, charientisme, diasyrme, sarcasme)» (Beauzée, Encyclopédie Méthodique, article «Figures»; cf. Le Guern 2011: 55). Fontanier classe l’ironie dans les tropes en plusieurs mots, dans la sous-section des figures d’expression par opposition, avec la prétérition, l’épitrope, 4 Cela correspond par exemple à la conception de l’ironie déployée par Kotthoff à propos de l’acquisition d’une compétence ironique, chez de jeunes élèves, en contexte interactionnel. Elle fait reposer l’ironie sur la notion de dissonance entre un discours ou un comportement tenus et des discours et comportements attendus, qui ne sont pas sans rappeler la notion de figure de pensée par fiction (Beauzée). Ce jeu, plus divers que l’antiphrase, repose sur «the difference between dictum and implicatum as the relevant information. Irony is then a parsimonious communication form that presents contrasting stances» (Kotthoff 2009: 50). Ironie et sur-énonciation 5 l’astéisme, la contrefision5. Dupriez renvoie à Preminger – qui regroupe sous la rubrique «ironie» l’antiphrase, la litote, le chleuasme, l’astéisme, la moquerie (persiflage), l’imitation (pastiche), le calembour, la parodie, la fausse naïveté – et ajoute d’autres corrélats (allusion, cliché, implication), réservant un commentaire particulier à l’ironie douloureuse (contrefision ou confision). Le fait que l’ironie s’appuie sur des procédés plus variés que l’antiphrase6 et requière la saisie du contexte pour être valablement déchiffrée7 amène Molinié 1992: 180 à ranger l’ironie dans les figures macrostructurales et à indiquer comme corrélats l’antiphrase, l’astéisme, le diasyrme – figure qui cache le blâme sous l’éloge, comme dans «Quinault est un Virgile». 1.3 Polyphonie, dédoublement énonciatif, double jeu énonciatif Par delà ces différences taxinomiques, G. Philippe, qui signe l’article «ironie» dans Jarrety 2001, souligne que le dédoublement énonciatif de l’ironie prend tout son sens avec la «théâtralisation de la parole et un jeu sur les postures énonciatives» (2001: 233). Cette idée renvoie aux travaux qui, depuis Sperber et Wilson 1978 ont renouvelé la réflexion en abandonnant la classification rhétorique au profit des mécanismes énonciatifs qui avaient été entrevus notamment par Beauzée (Le Guern 2011: 56). Chez Sperber et Wilson l’ironie est assimilée à une mention qui peut avoir un caractère d’écho. L’ironie vise celui qui est la source d’un tel PDV ironisé, et aussi toute personne susceptible de tenir un même PDV (Sperber/Wilson 1978: 408), sans qu’il y ait nécessairement antiphrase: une mention distanciée suffit (Sperber/Wilson 1989: 359-60). L’idée de mention-écho a été largement reprise ultérieurement, même si elle a été discutée dans sa compréhension ou dans ses effets pragmatiques, notamment par Ducrot: Le terme «mentionner» me semble ambigu il peut signifier que l’ironie est une forme de discours rapporté. Or, avec ce sens du verbe mentionner, la thèse de Sperber et Wilson n’est guère admissible, car il n’y a rien d’ironique à rapporter que quelqu’un a tenu un discours absurde. Pour que naisse l’ironie, il faut faire comme si ce discours était réellement tenu, et tenu dans l’énonciation même. (Ducrot 1984: 210) Dans la lignée des approches polyphonique (Ducrot) et méta-communicationnelle (Alto), Berrendonner met en relief l’existence d’un «double jeu énonciatif», qui donne forme au paradoxe argumentatif: 5 NB: litote, hyperbole, allusion, paradoxisme, association, réticence et métalepse font partie des figures d’expression par réflexion, tandis que les figures d’expression par fiction comprennent la personnification, l’allégorie, l’allégorisme, la subjectification et le mythologisme. 6 Ainsi, parfois l’ironie est dans le ton (ou dans son absence): «Elle ajouta sans qu’on pût discerner la moindre ironie dans sa voix: ‹avec vous on se sent en sécurité, on n’a jamais à craindre de l’imprévu›» (Sartre, L’Âge de raison; cf. Dupriez 1980: 264-65). 7 Car le point d’ironie (point d’interrogation inversé) d’Alcanter de Brahm n’est qu’une fiction. 6 Alain Rabatel [L’antiphrase] «consiste à faire entendre le contraire de ce qu’on dit dans le moment même et par l’acte même de le dire. Faire de l’ironie, ce n’est pas s’inscrire en faux de manière mimétique contre l’acte de parole antérieur ou virtuel [ce que prétendaient Sperber et Wilson], en tous cas extérieur, d’un autre. C’est s’inscrire en faux contre sa propre énonciation, tout en l’accomplissant. Il y a donc, pour moi, dans l’ironie, un phénomène de mention auto-évocatrice» (Berrendonner 1981: 215-16). Berrendonner insiste sur le fait que les mentions n’impliquent pas nécessairement un discours rapporté antérieur et surtout sur le fait que la mention est jouée dans l’énoncé, avec conflit entre l’énoncé et son énonciation. Ce faisant, la notion de mention prend une dimension méta-représentationnelle qui distend le lien avec la problématique du discours rapporté – et qui en revanche est compatible avec les conceptions du discours rapporté comme discours représenté (Rabatel 2004b, 2008b). Berrendonner liste différentes formes de mention, avec des mentions explicites, directes, comme dans le discours direct; des mentions évoquées, indirectes, comme dans les phrases négatives; des mentions auto-évocatrices: «sincèrement, je n’y peux rien»; des mentions énonciations-échos-indirectes: «qui trop embrasse rate son train»; des échos directs; des échos indirects: «c’est un vrai linguiste» (ibid.: 203-13). Toutefois les mentions ne sont pas les seules à entrer en compte dans l’ironie, comme le montre le jeu des reformulations. Certes, les reprises sont des faits de mention, mais les reformulations (surtout si elles sont non paraphrastiques) s’éloignent de la problématique des mentions stricto sensu, comme on le verra infra avec l’exemple (10). Perrin reprend la thèse du double jeu énonciatif de l’ironie chez Berrendonner8: l’ironie est une figure (et non un trope) «qui joue sur le télescopage de deux points de vue, de deux opinions opposées (rappelant les conflits conceptuels de Prandi) plutôt que sur une simple inversion de la signification d’un mot ou d’une phrase» (Perrin 1996: 9; cf. aussi 102, 175). En fait, Berrendonner et Perrin «rectifient», selon l’expression de Ducrot 2010: 173, la position de Sperber et Wilson: car l’énoncé absurde n’est pas seulement mentionné, il est employé (en usage) par E1. C’est ce que Berrendonner souligne quand il dit que l’énonciateur est un «faux naïf» (Berrendonner 2002) qui s’attribue (en passant) un énoncé intenable – ce qui est aussi le point de vue d’Eggs 2009: E1 utilise cet énoncé pour son propre usage, il ne fait pas que le mentionner, à cela près que cet emploi ironique est prétendu, et non effectif. L’essentiel dans l’ironie, c’est de feindre de dire quelque chose et de faire sentir la feintise pour que les destinataires ne prennent pas au sérieux le PDV simulé, car il est intenable, absurde. C’est donc cette mise en scène qui est particulière. Et Ducrot a mille fois raison de souligner qu’elle est spécifique dans l’ironie: 8 Mais il ne reprend pas l’idée que l’ironie serait un fait de mention purement «auto-évocatrice», sui-référentielle», retirant à l’ironie toute espèce de dimension offensive ou polémique. Selon Perrin 1996: 165, «s’inscrire en faux contre sa propre énonciation, tout en l’accomplissant» (Berrendonner 1981: 216) correspond au cynisme. Ironie et sur-énonciation 7 Certes, dans l’ironie comme dans la négation, le locuteur donne une sorte de portrait de luimême. Mais cette présentation de soi se fait selon des modes tout à fait différents. Dans l’ironie elle est produite par le fait que le contenu absurde est donné comme conçu au moment même de l’énonciation (dans ma façon de penser d’autrefois, le locuteur s’assimile à son énonciateur). Dans la négation en revanche, l’image de soi que le locuteur construit tient à ce que le contenu intenable est exclu. (Ducrot 2010: 175)9 1.4 Raillerie, antiphrase, paradoxe pragmatique Si l’ironie est souvent associée à la raillerie, la réciproque n’est pas vraie: on peut railler sans faire de l’ironie (Charaudeau 2011: 5). L’ironie est souvent qualifiée de «sarcastique», indiquant une raillerie de haut degré. Mais une chose est l’ironie sarcastique, autre chose le sarcasme proprement dit: la différence n’est pas que de degré, elle est de nature. Le dit et le pensé sont tous deux hyperbolisés et polarisés négativement dans le sarcasme, à l’inverse de l’ironie, souvent euphémisée et reposant sur des contenus anti-orientés (Charaudeau 2011: 27). Une autre différence porte sur le fait que, selon son étymologie, éirônéia signifie interrogation, et qu’on doit donc s’interroger sur ce que le locuteur a voulu dire10: de fait, une telle interrogation n’existe pas pour le sarcasme. Raillerie et antiphrase sont fortement intriquées chez Kerbrat-Orecchioni: Le phénomène de l’ironie se caractérise ainsi par deux propriétés dont l’une peut être considérée comme étant de nature pragmatique (ironiser c’est se moquer d’une «cible»11), et l’autre de nature sémantique (ironiser, c’est dire le contraire de ce qu’on veut laisser entendre): l’ironie est une raillerie par antiphrase, ou une antiphrase à fonction de raillerie. Mais toutes les moqueries n’exploitent pas le procédé sémantique de l’antiphrase, et toutes les antiphrases 9 Définition très différente d’une autre, qui a été (et est encore) beaucoup citée: «Parler de façon ironique, cela revient, pour un locuteur L, à présenter l’énonciation comme exprimant la position d’un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L n’en prend pas la responsabilité et, bien plus, qu’il la tient pour absurde» (Ducrot 1984: 211). La formulation est discutable: certes, on peut savoir par ailleurs que le locuteur ne partage pas le PDV de E. Mais l’essentiel est que la profération outrée de l’énoncé, vu les circonstances, est le moyen de jouer dans l’énonciation même une adhésion feinte. Ce jeu est indispensable pour la compréhension du mécanisme de sur-énonciation qui revient à utiliser le même énoncé, en usage et en mention, mais en un sens plus pertinent. La sur-énonciation, combinée au jeu (de prise en charge feinte), produit l’effet de moquerie, qui peut être plus ou moins railleuse. J’y reviendrai en 4. 10 Eirôn signifie rusé, malin, tricheur, en grec ancien (Perrin 1996: 7). Le sens est péjoratif; au demeurant, Socrate avait mauvaise réputation (Plantin 2010: 129). Il n’en va pas de même aujourd’hui. La dimension interprétative est capitale dans le repérage de l’ironie, de la contrevérité ou du mensonge (Kerbrat-Orecchioni 1980: 181). 11 En jouant avec les lois du discours d’informativité, d’exhaustivité, de sincérité, la règle de pertinence (argumentative ou situationnelle) et une «loi de convenance qui consiste à adoucir dans certaines circonstances, pour des raisons de politesse et de courtoisie au moins apparentes, la brutalité de ses propos», loi qui peut être en conflit avec les lois d’exhaustivité et de sincérité (Kerbrat-Orecchioni 1980: 215). 8 Alain Rabatel ne fonctionnent pas pragmatiquement comme des moqueries – sans qu’il soit toujours possible d’élucider quel est le rapport précis qu’entretiennent les deux aspects sémantique et pragmatique du phénomène ironique. (Kerbrat-Orecchioni 1980: 199) Dans L’Implicite, l’auteure maintient l’idée que l’ironie exprime un «contenu patent positif» pour communiquer un «contenu latent négatif» (1980: 121) (KerbratOrecchioni 1986: 102)12. L’idée que l’ironie est une antiphrase dévalorisante est contestée parce que toute antiphrase n’est pas forcément dévalorisante et surtout parce que, même dans le cas où elle l’est, ce n’est pas l’objet qui est pris pour cible (Perrin 1996: 126). De plus, l’antiphrase ne définit pas en propre l’ironie puisqu’on la retrouve dans des métaphores, litotes, antimétaboles, antithèses, oxymores et, en fait, dans des figures reposant sur un conflit entre un sens premier et un sens dérivé. Berrendonner pense la contradiction en terme de paradoxe argumentatif (articulé avec le double jeu): «L’ironie se distingue des autres formes, banales, de contradiction, en ceci qu’elle est, précisément, une contradiction de valeurs argumentatives»: «Pierre est un petit malin»: r: écoutons-le vs non-r: ne l’écoutons pas, il est stupide (ou trop malin): l’ironie est là, dans cette contradiction argumentative» (Berrendonner 1981: 185, 222): car en principe r et non-r résultent de deux énoncés différents: ici, ils sont compactés, produisant une infraction à la loi de cohérence, le paradoxe argumentatif étant une ruse déjouant «l’assujettissement des énonciateurs aux règles de la rationalité et de la bienséance publique» et permettant «de s’affranchir d’une contrainte normative, sans avoir à subir les sanctions qu’entrainerait une infraction» (ibid.: 239). Les points 3 et 4 ci-dessus font plutôt consensus, sans épuiser le débat relativement à la raillerie et à l’assise de la notion d’antiphrase. La thèse du caractère globalement antiphrastique de l’ironie ne peut se soutenir que si l’antiphrase joue non pas seulement au niveau explicite, mais au niveau implicite, dans des PDV simples ou dans des méta-PDV, par dialogisme aval ou amont, sans être unidirectionnelle. C’est ce que j’examinerai respectivement dans les §3.1, 3.2 et 3.3, après avoir posé le cadre théorique qui me permettra de préciser ultérieurement en quoi j’avance du neuf relativement à la posture énonciative qu’adopte l’ironiste. 12 Certains sont énoncés tels que «C’est du joli!», «c’est du propre!», «c’est du beau!» sont toujours ironiques et ne se prennent pas en un sens positif, ce qui contredit la thèse de Kerbrat-Orecchioni: cf. Péroz 2011: 219-26 à propos de ces énoncés dans lesquels la dimension processive de la situation, anaphorisée par le démonstratif, est immédiatement perçue en contradiction avec les contenus véhiculés par l’adjectif, redoublés par leur valeur exclamative. Ironie et sur-énonciation 9 2. Cadre théorique Dans le cadre d’une conception radicale de l’énonciation, articulant énonciation et référenciation (Forest 2003, Rabatel 2005a, 2010), je distingue deux instances, le locuteur13 et l’énonciateur14. Ce dernier est l’instance à partir de laquelle les contenus propositionnels (CP) sont agencés de façon à indiquer, en sus de la référenciation aux états du monde, le PDV du sujet sur le monde, la langue. C’est en quoi les choix de référenciation et d’organisation de la prédication n’ont pas qu’une valeur référentielle objective, ils ont une dimension subjective et argumentative qui oriente l’interprétation du CP. C’est cette dimension énonciative et interprétative, argumentative qui fait concevoir les CP comme l’expression d’un PDV (Rabatel 2012a). Ces outils concernent au premier chef les tropes, mais ils concernent en réalité l’ensemble de la dynamique figurale, qui n’est qu’un des lieux privilégiés par où s’énonce et se met en scène une énonciation problématisante. Bien évidemment, il faut envisager les PDV non dans un cadre monologique (exprimant un seul PDV), mais dans un cadre dialogique, caractérisé par au minimum deux PDV en confrontation. Ce dialogisme n’implique pas forcément le dialogue. D’un côté, des interlocuteurs peuvent exprimer être d’accord sur un seul PDV volontairement ou involontairement (comme dans les instances où règne une pensée unique). De l’autre, un énoncé monologal peut exprimer deux PDV distincts: car le locuteur/énonciateur primaire, s’il est seul locuteur, est rarement le seul énonciateur qui co-construit le PDV, comme on le vérifie en (1), sur le mode mineur, et comme c’est toujours le cas, sur un mode plus net, dans les énoncés ironiques. Dans ces cas, L1/E1 reconstruit empathiquement, de façon méta-représentationnelle, des PDV imputés à des énonciateurs seconds (Ducrot 1984: 204s, 1989: 184s, Rabatel 1998, 2008b). Peu importe que ces PDV aient été prononcés ou non: il suffit que L1/E1 les pose comme étant ceux de la source énonciative à laquelle il les attribue. Ainsi l’exemple (1) comprend une phrase qui, hors contexte, peut être réduite à sa dimension informationnelle, sous la forme d’une formulation abstraite résumant le contenu de la phrase, du type [homme-être-loup-pour-homme]15: (1) L’homme est un loup pour l’homme 13 Le locuteur est l’instance qui profère un énoncé, dans ses dimensions phonétiques et phatiques ou scripturales. La majuscule, suivie du chiffre 1, code le locuteur/énonciateur primaire, dont le rôle domine les locuteurs/énonciateurs seconds (l2/e2). La barre oblique indique le syncrétisme de L1 et de E1 ou de l2et de e2. On code e2 seul, en l’absence d’acte de parole. 14 L’énonciateur correspond à une position (énonciative) qu’adopte le locuteur, dans son discours, pour envisager les faits, les notions, sous tel ou tel PDV. 15 Ce contenu est dit propositionnel, parce que les logiciens de l’Antiquité préféraient parler de propositions (plutôt que de phrase), formées d’un thème (ce dont on parle) et d’un prédicat (ce qu’on dit sur le thème). Ainsi, au sujet de l’homme, la proposition asserte qu’il est cruel envers ses congénères. 10 Alain Rabatel Ce CP abstrait ne tient pas compte de la tournure générique, de la métaphore, du choix de parler des êtres humains en donnant à «homme» un sens générique qui a pu aller de soi pendant des siècles, voire des millénaires, mais qui est de plus en plus contesté. Ces données sont exclues parce qu’elles n’affectent pas la vérité sub specie aeternetatis du jugement. Mais la vérité extralinguistique n’épuise pas le sens ni les enjeux de cette prédication. Si l’on prend en compte l’ensemble de la référenciation, donc aussi à les phénomènes intonatifs et mimo-gestuels, on peut déterminer, en contexte, si (1) signifie (1a) ou (1b) – la liste n’est pas close. En effet, les fragments en accolade, non prononcés, explicitent le sens montré du contenu propositionnel, prononcé d’un ton d’évidence doxique16, en (1a), qui est réfutée en (1b)17: (1a) {Chacun sait cela}, l’homme est un loup pour l’homme (1b) {La belle affaire,} l’homme est un loup pour l’homme Dans les deux cas, l’énoncé est dialogique, L1/E1 se positionne par rapport à un PDV doxique, la métaphore du loup est imputée à l’énonciateur doxique e2; ce qui change, c’est l’accord ((1a) ou de désaccord ((1b)) avec e2. Bref, ce que j’appelle un PDV, ce n’est pas la saisie d’un CP abstrait, mais un énoncé en situation, tel (1a) ou (1b), doté d’une dimension informationnelle et argumentative, indiquant comment interpréter le message. Ce mécanisme est fondamental pour l’analyse des énoncés ironiques. J’ajoute, sans la développer, une dernière précision, capitale, pour l’analyse des PDV: leur dimension argumentative/interprétative implique qu’un PDV soit toujours reformulable par une prédication. Quant à la forme linguistique de cette prédication, elle peut varier: le plus simple est la proposition de la phrase simple. Mais on peut imaginer que certains termes ou expressions, en deçà de la phrase puissent donner naissance à une prédication, en raison de leur notoriété: c’est le cas en (1) avec la métaphore du loup, qui cristallise un ou plusieurs PDV. Les limites du PDV sont également extensibles bien au-delà de la phrase, comme on le verra avec les exemples (11) à (13) notamment, dans la mesure où des textes peuvent se laisser résumer par un méta-PDV qui résume les intentions informationnelles/argumentatives du segment textuel en question18. Compte tenu de ma conception de l’énonciation, co-extensive à la langue (c’està-dire ne se réduisant pas à un modus qui subjectiviserait un dictum objectif), mon approche des figures porte sur l’ensemble de l’actualisation, sans privilégier les seuls tropes. La dynamique figurale repose sur des points de vue en confrontation, PDV qui le plus souvent ne se substituent pas l’un à l’autre, mais qui se cumulent, 16 Je n’entre pas dans les stratifications du sens commun entre canon, vulgate, doxa, ni dans les distinctions entre doxa et idéologie. Cf. notamment Sarfati 2011: 145-52 et 152-60. 17 Cf. ce que Recanati 1979 appelle les «marges du texte». 18 Pour de plus amples précisions, cf. Rabatel 2008b, vol. 1, chap. 1. Ironie et sur-énonciation 11 invitant à prendre en compte, grâce à une énonciation problématisante (Jaubert 2008), la complexité des référents et la complémentarité des PDV sur le référent. Je prends en compte les trois niveaux d’analyse complémentaires qui sont au cœur d’une figure telle l’ironie, mais qu’on retrouve dans bien d’autres figures, comme je l’ai montré avec les antimétaboles (Rabatel 2008a) ou les à-peu-près (Rabatel 2011): la relation entre sens dit et communiqué, l’hétérogénéité énonciative et le lien avec l’argumentation (Atayan 2010: 134-35), tel que le pose Berrendonner (1981, 2002, 2011) à propos de ses analyses désormais classiques de l’ironie ou de la litote. Enfin, la notion de prise en charge (PEC) correspond à la façon dont l’énonciateur s’engage sur la vérité d’un CP, en s’appuyant sur la vérité extralinguistique ou en la rapportant à un autre garant, je/tu-vérité, on-vérité, etc. (Culioli 1980: 184, Berrendonner 1981: 59). À la différence de Culioli, Berrendonner ou Ducrot (1980), pour qui l’instance de PEC est le locuteur primaire (L1), je considère qu’il s’agit de l’énonciateur primaire (E1) en syncrétisme avec le locuteur primaire – énonciateur que je nomme le principal parce que cet énonciateur subsume tous les contenus propositionnels que l’énonciateur premier assume au fil du discours, et parce que, pragmatiquement, c’est à lui que les interlocuteurs, comme, le cas échéant, les autorités, notamment judiciaires, demandent des comptes (Rabatel 2005a: 126-27). L1/E1 prend en charge ses propres PDV, c’est-à-dire qu’il les tient pour vrais, soutenables et partageables19. En contexte dialogique, deux cas de figure sont à distinguer: d’une part, les PDV sont exprimés par un acte de parole représenté, comme dans le discours rapporté, avec des locuteurs/énonciateurs seconds (l2/e2); d’autre part, les PDV peuvent renvoyer à des énonciateurs seconds (e2) non locuteurs auxquels L1/E1 prête sa voix par empathie ou méta-représentation, comme dans les PDV représentés (Rabatel 2008b: 49) ou dans certaines mentions méta-représentationnelles (Sperber/Wilson 1989). Ces énonciateurs seconds fonctionnent comme des instances de PEC très différentes de L1/E1: c’est pourquoi je réserve l’expression de PEC pour L1/E1 et parle de quasi-PEC pour l2/e2. Gosselin 2010: 127 opère la même distinction en employant l’expression d’instance de validation interne à l’énoncé pour les l2/e2. En vertu de la maxime de vérité, cette imputation est censée être de bonne foi: elle présuppose donc que non seulement L1/E1 est sincère, mais encore que l2/e2 (ou e2 seul) a bien «pris en charge» ces PDV sur une autre scène énonciative. Quant à L1/E1, s’il veut faire sien le PDV de l2/e2, il doit manifester explicitement son accord. Il peut encore exprimer son désaccord (avec là encore des marques explicites) ou, à défaut, la simple prise en compte (Roulet 1981: 19, Rabatel 2009, 2012a). Ces mécanismes sont capitaux pour l’analyse des postures énonciatives. 19 Formulation qui est plus complexe que la prise en charge réduite à sa dimension aléthique, comme si le vrai se limitait à la concordance entre la langue et le réel et à des vérités intemporelles, indiscutables: cf. Rabatel 2009. 12 Alain Rabatel 3. Pour une conception énonciativo-pragmatique de l’ironie, autour de points en confrontation joués C’est en appui sur les analyses de Berrendonner et de Perrin que je développerai une conception énonciativo-pragmatique de l’ironie reposant sur la complexité des PDV en confrontation dans l’ironie, en raison de la variété des relations de contrariété et de la scalarité de la notion de pertinence. Je précise d’emblée qu’il n’y aura rien de neuf au plan de la description du double jeu énonciatif, mais que j’avancerai quelques propositions nouvelles sur la prise en charge des PDV en confrontation et, concomitamment, sur la posture énonciative adoptée par l’énonciateur ironiste. 3.1 Ironie et points de vue en confrontation Comme je l’ai signalé plus haut (voir fin du §1.3), l’énonciateur ironiste feint de partager un PDV en le (sur)jouant – y compris en jouant le sérieux – afin que les destinataires (cible ou destinataires additionnels) ne prennent pas au sérieux le PDV (PDV1) simulé. C’est donc cette mise en scène qui est particulière, à partir de la profération d’un «même» PDV20 dont l’interprétation, le plus souvent implicite (PDV2), diffère fortement du contenu explicite (PDV1) – et c’est en quoi réside, on le verra, la sur-énonciation. Un exemple tel que (2), est ironique alors qu’il ne comprend aucun des phénomènes les plus souvent cités pour définir l’ironie, l’antiphrase ou la mention-écho: (2) Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé de moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel autodafé. (Voltaire, Candide, cf. Berrendonner 2002: 113) Comme le souligne Berrendonner, «n’avait pas trouvé le moyen» est une syllepse qui peut s’entendre en un sens premier («ne pas inventer de meilleur moyen que X») ou au contraire en un sens différent («juger X suprêmement efficace»). Cette glose de l’expression est capitale, elle souligne que l’ironie ne s’interprète – à partir d’une opposition ou d’un contraste moins net que l’antithèse – qu’en termes propositionnels: toute ironie, avec son jeu sur des significations différentes, met en confrontation des prédications distinctes, comme le rappelle Eggs 2009: 3. Il y a donc ici deux PDV distincts, et l’ironie repose sur cette distinction in absentia: «Juger X suprêmement efficace» est en fait le PDV1, attribué, à qui connaît Voltaire, aux autorités religieuses. PDV2 («ne pas inventer de meilleur moyen que 20 Un «même» PDV: les guillemets sont de rigueur! Car ce n’est que sous une forme abstraite (un CP) qu’on peut parler de CP identique. Mais la signification de ce CP, dès lors qu’on tient compte des choix de référenciation et de prédication, fait que le PDV n’a pas la même signification ou la même orientation argumentative: c’est pourquoi l’ironie est un lieu particulièrement fécond pour l’observation de PDV en confrontation. Ironie et sur-énonciation 13 X», dans les termes de Berrendonner) est le PDV véritable du locuteur/énonciateur premier. Certes, toute confrontation de PDV n’est pas ironique, mais toute ironie repose sur cette confrontation de PDV, au sens où il y a conflit de significations, conflits de CP ayant une orientation argumentative différente, voire opposée, conflit entre sources énonciatives, avec jeu de rôles. Car l’ironiste ne se contente pas de se moquer directement de sa cible. Pour son plaisir et pour le nôtre, il feint d’être a priori en accord avec elle, tout en faisant entendre à l’aide d’indices variés, posturaux ou verbaux, primaires ou méta-énonciatifs (Berrendonner 2002: 117-24) que cet accord est une simulation . . . C’est là ce qui distingue les PDV en confrontation ironiques des PDV en confrontation non ironiques. C’est pourquoi, dans l’exemple (2), PDV1 est certes fondamentalement imputable à un énonciateur religieux e2 distinct de L1/E1, mais il est aussi apparemment partagé, momentanément, par E1, fût-ce sur le mode du jeu. En ce cas, la contradiction est aussi, un temps et un temps seulement, non pas entre deux sources différentes, mais traverse un seul énonciateur (une seule source) qui est confrontée à des PDV différents. C’est pourquoi PDV1, dans l’ironie, est certes pris en charge par E1, qui feint d’adhérer à ce PDV, mais cette PEC feinte est momentanée, et c’est la feintise qui invite à réinterpréter l’énoncé en un sens plus conforme au dire oblique de L1/E1, comme distanciation forte envers PDV1 et prise en charge d’un PDV alternatif, PDV2. On verra qu’il n’en va pas de même avec l’humour. La notion de PDV en confrontation ne se limite pas aux relations exclusives de contrariété, à rebours d’une idée courante qui s’autorise abusivement de Quintilien: In eo vere genere, quo contraria ostenduntur, ironeia est . . . quae aut pronuntiatione intelligitur aut persona aut rei nature: nam si qua earum verbis dissentit, apparet diversam esse oration voluntatem . . . et laudis adsimulatione detrahere et vituperationis laudare concessul est. (Quintilien VIII, 6: 54-55) À ce genre d’allégorie où le contraire est signalé appartient l’ironie . . . Ce qui la fait comprendre, c’est soit le ton de la prononciation, soit la, personne, soit la nature de la chose; car s’il y a désaccord entre l’un de ces éléments et les mots, il est clair que les paroles veulent dire quelque chose de différent . . . Et il est légitime de déprécier en simulant de louer et de louer en simulant de blâmer. (cf. Eggs 2009: 2 et 13) En utilisant à peu de distance les termes de contrarius et de diversus, Quintilien montre d’emblée que l’ironie est plus vaste que la seule relation de contrariété au fondement de l’antiphrase entre contenus posés. De fait, des exemples tels que (3) et (4) ne reposent pas sur une relation de contrariété, puisque, en apparence du moins, les énoncés PDV1 et PDV2, dans chacun des exemples, sont co-orientés, PDV2 se présentant comme une illustration du principe exprimé dans PDV1: (3) Il faut améliorer la condition féminine. Les cuisines sont trop petites, les lavabos sont trop bas. Et la queue des casseroles est mal isolée. (Wolinski; cf. Eggs 2009: 7) (4) Regardez la libéralité énorme qui l’a saisi. Non seulement il distribue ses propres choses mais aussi celles des autres. (Niccol Leonico Tomeo, cf. Eggs 2009: 6) 14 Alain Rabatel PDV1 et PDV2 peuvent être explicites, comme en (3) et (4). Le plus souvent, seul PDV1 est explicite et PDV2, in absentia, doit être reconstruit par des inférences provenant de la discordance ou du sentiment d’inappropriété entre le dire et le cotexte (6) ou entre le dire et la réalité/la situation comme en (7) et (8), ou encore de la discordance entre ce que la personne dit et ce qu’on sait d’elle, qui invite à interpréter PDV1 comme PDV feint, comme en (9): (5) L’hôtesse à son invité: «Vous savez, cher ami, nous menons une vie conjugale harmonieuse; c’est pourquoi nous essayons, contre ces conceptions modernistes de la famille, de donner à nos enfants une image vraie et non-conflictuelle du bonheur conjugal. Et, si jamais il nous arrive d’avoir une petite dispute, nous envoyons nos enfants dans le jardin.» Une demi-heure plus tard, les enfants rentrent et l’invité, en les voyant, réplique: «Vos enfants ont vraiment un teint bronzé sain et naturel!» (cf. Eggs 2009: 4) (6) Pas la peine de m’apprendre le français, je le savons21. (7) Quelle belle journée (quand il pleut et que personne n’a dit auparavant qu’il allait faire beau) (8) C’est un plaisir de rencontrer des gens aimables (quand la personne vous heurte sans s’excuser) (9) «C’est toujours un immense bonheur de vous voir» (si L1/E1 n’aime pas telle personne qu’elle la croise en prononçant ces mots) Dans tous les exemples ci-dessus, il y a une «différence» (Quintilien) entre PDV1 et PD12. La discordance ou le sentiment d’inappropriété relèvent de degrés de pertinence qui ne peuvent pas être réduits à la notion d’antithèse forte, explicite. Ainsi, en (5), PDV1 ([le couple se dispute peu, i. e. rarement et superficiellement]) est contredit par PDV2 inféré par le bronzage des enfants [= le couple se dispute beaucoup, i. e. souvent et fortement]. En (8) et en (9), PDV2 équivaut respectivement à une prédication du genre [quel déplaisir que d’être heurté par des butors] ou [quel gros malheur que vous croiser]. On doit spécifier en quel sens on parle d’antiphrase, car ce n’est pas la même chose qu’opposer deux termes ou deux propositions in praesentia ou in absentia. De même, on ne gagne rien à user à tout propos de la notion de mention écho dans des assertions: car bien des énoncés ironiques tels que des requêtes, des formulations hyperpolies, des offres, des compliments ne sont pas échoïques, sauf à étendre à notion à une méta-représentation de ce qu’on pourrait dire en telle situation (Sperber/Wilson 1989, Kumon-Nakamura et al. 2007: 59-60, 87-88). Au demeurant, toutes les assertions ne sont pas nécessairement des mentions-échos, comme le montre l’exemple de reformulations ci-dessous. Certes, les reprises sont des faits de mention, mais les reformulations s’éloignent de la problématique des mentions stricto sensu. C’est notamment le cas des reformulations non paraphrastiques qui sont en réalité des coups de force, reprenant un PDV dans un contexte 21 Exemple d’«argumentation autophage» (Olbrechts-Tyteca 1974: 169). Ironie et sur-énonciation 15 ou sous une formulation qui le vident de sa pertinence initiale, comme en (10). Dans un contexte fortement conflictuel, l’antithèse entre l’énoncé initial et sa reprise indique un positionnement ironique, dans la mesure où il invalide après coup la pertinence de ce qui a été dit par l’adversaire, comme le montre l’exemple fameux du débat entre Sarkozy et Royal en 2007 autour «de la présidente de ce qui marche» ou «le président qui fasse que c’qui marche pas marche»: (10) SR (00: 58: 03): &et que: je sais que ce que je dis (.) je le réaliserai (.) parce que je l’vois déjà: fonctionner (.) sur les territoires et que je suis allée dans les autres pays voir ce qui marche [(.) moi& AC?: [(alors) SR: &je serai la présidente de: ce qui marche [(.) sans œillères& NS/PPDA?: [(alors (.) bon (.) écoutez) SR: &(.) en regardant tout/ ce qui peut fonctionner (.) et c’est comme ça je crois que je redébloquerai la machine économique PPDA: [Nicolas Sarkozy AC: [Nicolas Sarkozy: [(.) peut-être sur les entreprises et puis répondre& NS: [ben évidemment si vous êt- si vous êtes&& AC: &[à la question que Patrick avait posée NS: &&[si vous êtes la présidente de ce qui marche (.) eh ben: moi j’voudrais être le président (.) qui fasse que ç’qui marche pas marche (.) bon (.) parce que si c’est pour être la présidente de ç’qui va et qui a pas d’problèmes c’est pas la peine (.) les gens votent pas pour nou:s (.) pour qu’on aille compliquer ç’qui va (.) mais au contraire pour qu’on répare ç’qui va pas (.) alors (.) d’abord sur les pôles de compétitivité (Transcription Hugues De Chanay) Il est certain que Royal, déclarant vouloir être «la présidente de ce qui marche», voulait dire qu’elle avait pour objectif d’améliorer la situation en s’appuyant sur une méthode, généraliser les bonnes pratiques. Mais la répartie sarkozienne renvoie cette déclaration au chapitre des insanités, non sans une parfaite mauvaise foi: «parce que si c’est pour être la présidente de c’qui va et qui a pas d’problèmes c’est pas la peine». N’empêche, l’ironie, qui fait mouche, ne repose ni sur une antiphrase (elle doit être prise au premier degré) ni sur une mention. Tout au plus «éclaire»t-elle d’une lumière défavorable le PDV de Royal en lui assignant un champ de pertinence nul par rapport auquel la pertinence du propos sarkozyen s’affiche comme maximale . . . Les relations sémantiques entre PDV1 et PDV2 prennent dans les exemples (2) à (10) la forme de proposition/prédication aisément repérables parce qu’elles sont explicites ou saillantes (critères d’autant plus repérables qu’ils fonctionnent dans des exemples/textes courts) ou encore parce que leur inférence est d’autant plus aisée ou que la prédication est inappropriée en référence à un texte, une situation, un comportement ou une pensée connus, routiniers, qui suscitent un certain nombre d’attentes par rapport auxquelles il est facile de ressentir un sentiment d’inappropriété ou d’incongruité (Raskin 1985, Attardo 2007: 164). Il n’en va pas toujours de même, car l’ironie est parfois disséminée. 16 Alain Rabatel 3.2 Ironie disséminée et inférence sur des méta-points de vue implicites La dissémination des marques de l’ironie sur de vastes portions textuelles, à quoi s’ajoute la diversification des indices, soulèvent des problèmes complexes. C’est ce qui se passe dans l’exemple (11). Dans ce cas, il faut rassembler les fragments ironiques en une méta-prédication (PDV1) avant de leur opposer un PDV2 qui correspond davantage à la façon de voir de l’ironiste. L’ironie s’appuie alors sur des cadres rhétoriques qui structurent les fragments et éclairent les expressions d’une lumière plus pertinente (PDV2) que celle qui est d’abord prédiquée (PDV1). (11) Le 14 juillet, prise de la Bastille. J’assistai, comme spectateur, à cet assaut contre quelques invalides et un timide gouverneur: si l’on eût tenu les portes fermées, jamais le peuple ne fût entré dans la forteresse. Je vis tirer deux ou trois coups de canon, non par les invalides, mais par des gardes-françaises, déjà montées sur les tours. De Launay, arraché de sa cachette, après avoir subi mille outrages, est assommé sur les marches de l’Hôtel de Ville; le prévôt des marchands, Flesselles, a la tête cassée d’un coup de pistolet; c’est ce spectacle que les béats sans cœur trouvaient si beau. Au milieu de ces meurtres, on se livrait à des orgies, comme dans les troubles de Rome, sous Othon et Vitellius. On promenait dans des fiacres les vainqueurs de la Bastille, ivrognes heureux, déclarés conquérants au cabaret (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe V. 8, Bibliothèque de la Pléiade, vol. 1: 168) L1/E1, le narrateur, raconte la prise de la Bastille en se remémorant les souvenirs du témoin qu’il fut à l’époque (en tant que sujet narré). Le texte relève de l’énonciation historique, tout en étant saturé de subjectivèmes dont beaucoup sont à prendre au premier degré («timide [= timoré] gouverneur», «invalides» «outrages», «arraché de sa cachette», «tête cassée», «invalides» «outrages», «ivrognes», «orgies», meurtres»). Toutefois, certaines expressions indiquent une vision ironique: «béats sans cœur», «ivrognes heureux». De nombreuses figures aussi: euphémisme («deux ou trois coups de canon»), hyperbole («mille outrages»), antiphrase («ce spectacle»), mentions ironiques («vainqueurs de la Bastille», «déclarés conquérants au cabaret»; comparaison («comme dans les troubles à Rome, sous Othon et Vitellius»). Les structures syntaxiques participent également de la construction de l’effet ironique avec l’intensif («si beau»), la négation et l’opposition («non par les invalides mais par des gardes-françaises»), le tour hypothétique de la deuxième phrase. La collocation de ces indices22 souligne la violence des (ex)actions et le caractère frauduleux d’une victoire obtenue sans gloire ni efforts, puisque la Bastille, mal défendue, mal commandée, de surcroît ouverte à tous vents, s’est laissée prendre sans véritablement combattre. Or, fait notable, même les subjectivèmes qui ne sont pas antiphrastiques (ceux qui évoquent la violence des révolutionnaires et l’absence de combat des soldats) participent de la lecture ironique. Mais cet effet repose sur des inférences et la lecture antiphrastique ne repose pas que le posé, elle s’appuie sur la dimension implicite, et surtout, à la différence de ce qui a été vu dans le §3.2, elle 22 Plutôt que des marques. Ironie et sur-énonciation 17 s’appuie sur des mécanismes implicites de vaste empan, opposant des méta-PDV. C’est donc l’accumulation de collocations dépréciatives qui nourrit la lecture antiphrastique, et donne à ce récit son caractère d’ironie grinçante. En (11), la dynamique inférentielle et interprétative est plus complexe que dans les exemples précédents, elle ne se lit pas d’emblée dans une opposition nettement circonscrite, il faut d’abord prendre la peine de reconstruire des méta-PDV pour inverser des valeurs: PDV1 [La prise de la Bastille s’affiche comme une victoire éclatante] s’oppose par antithèse à PDV2 = [la violence gratuite de la prise de la Bastille est le signe d’un assaut sans gloire conduit par des êtres sanguinaires]. Les mécanismes de cette réorientation argumentative jouent ici, compte tenu du caractère diffus de l’ironie, sur l’ensemble d’un fragment ironique ou d’un texte, et s’appuient sur de grandes structures rhétoriques qui organisent les fragments et éclairent les expressions d’une lumière plus pertinente (PDV2) que celle qui est d’abord prédiquée (PDV1). C’est ce que montrent les extraits suivants, textes ou dessins, qui reposent sur des faisceaux de traits rhétoriques rassemblés autour d’une méta-figure organisant le fragment, comme on l’a vu avec (11), à propos de la prise de la Bastille. On retrouve l’importance structurante du schème rhétorique organisateur dans un des dessins de Plantu qui représente la météo au Japon et en France, après les drames des centrales de Fukushima. Comme mon objet est l’ironie verbale, ce dessin n’est pas hors sujet, dans la mesure où une partie de l’ironie repose sur du verbal. Néanmoins, il est intéressant de voir que les phénomènes rhétoriques qui structurent la dimension verbale sont redoublés au plan iconique. (12) 18 Alain Rabatel Ce dessin est ironique à deux niveaux: d’abord au plan général, avec l’antithèse entre les deux annonces de météo, ensuite, à un niveau subordonné, à l’intérieur de chaque saynète. Dans la sous-vignette consacrée à la météo au Japon, les quelques «petits nuages par-ci par-là», que le dessin associe avec l’explosion de la centrale, mise en relief en haut à gauche, sont contredits par les 10 autres sites que celui de Fukushima (avec ses 4 réacteurs). Ces sites sont indiqués avec la couleur rouge conventionnellement associée au danger, et c’est la même couleur qui est utilisée pour l’explosion de Fukushima, indiquée par un graphisme conventionnel pour les chocs et explosions: en sorte que les 10 sites équivalent à autant de dangers potentiels que le drame de Fukushima. Si l’expression spatiale «par-ci par-là» est à prendre au sens premier, l’indéfini de quantité faible «quelques», en tant que paraphrase de «des petits nuages, par-ci, par-là» (= PDV1) doit être interprété comme un indéfini de grande quantité («beaucoup» = PDV2), et les «petits nuages» (= PDV1) sont l’antiphrase implicite des «graves menaces radioactives» (= PDV2). Le dessin de gauche présente donc une représentation iconique ironique de la réalité par ses contradictions internes et externes, si on inclut le masque de la présentatrice, qui dément l’optimisme de la météo. Cet ensemble forme contraste avec le dessin de droite: ici, les sites nucléaires sont indiqués par le symbole de la radioactivité, mais la couleur rouge du danger est remplacée par le jaune du soleil, et le commentaire de la présentatrice est euphorique («c’est le printemps», associé à des notes de musique gaie), annonçant la bonne nouvelle avec une gestualité qui lui fait mimer avec beaucoup de conviction une bonne nouvelle que dément la comparaison antithétique avec Fukushima. C’est donc un double contraste, entre les discours et les faits, entre les vignettes de gauche et de droite, qui fait ressortir le déni de la société française et/ou le mensonge du complexe étatique et industriel qui a intérêt à ce que l’on ne mette pas en cause la sûreté du nucléaire français. L’antiphrase ironique et railleuse de ces dessins est donc double: dans les deux vignettes, chaque société vit dans un conflit entre le discours (ici météorologique) et la réalité. Ce premier niveau d’antiphrase est ensuite renforcé par l’antithèse entre le degré de déni, plus fort en France qu’au Japon. C’est cette accumulation inouïe de contrastes en abyme (à l’intérieur de chaque monde, entre mondes) qui intensifie la valeur ironique de l’antiphrase et, plus encore, de la raillerie critique de Plantu. La leçon à tirer de cette vignette, c’est que, comme cela a souvent été remarqué déjà chez Dumarsais, l’ironie, disséminée, tient au co-texte et au contexte. En ce cas, les phénomènes macro-rhétoriques structurants orientent les lectures antiphrastiques opposant des méta-PDV. Ci-dessous, le principe rhétorique structurant est dans la répétition produisant un effet de structure close, qui sert à évoquer l’idée d’enfermement, de vide, dans la mesure où l’accumulation des choses, sensée concrétiser un bonheur patiemment construit, se révèle être le signe même de la vacuité du bonheur conjugal et familial: Ironie et sur-énonciation 19 (13) LA FAMILLE VAUT LARGEMENT L’ORGASME – J’ai la tête de quelqu’un qui n’a jamais aimé. J’ai pourtant aimé beaucoup plus que vous. Mais j’ai aimé en dépit du bon sens, comme un pilote qui s’enverrait en l’air à chaque tour de piste. À force de brûler d’amour, on s’enflamme, et celle que vous aimez s’en va en courant faute d’extincteur de crainte que sa robe ne fasse d’elle une torche. L’amour n’est viable qu’à petit feu, s’il ne mijote pas comme une soupe sur un coin de fourneau, il bout, et quand il aura tout entier débordé, vous en serez réduits à en racler le souvenir comme une coulure. On ne dilapide pas plus l’amour, l’affection, et d’une manière générale les sentiments, que l’argent durement gagné à la sueur de son front. On l’investit prudemment dans des achats durables. – Un logement. Ou semi-durables. – Une voiture, un lave-vaisselle. Ce qui reste, ira gonfler votre contrat d’assurance-vie dont les bénéfices sont exonérés de droits de succession. Vous pourrez vous offrir des vacances, mais je vous déconseille les clubs et les hôtels. Ils sont par trop dispendieux. En revanche, si vous disposez d’une maison de famille à la campagne, allez y dépérir chaque été. L’ennui ne coûte rien, alors que les distractions sont chères. Et surtout, ne vous amusez pas à faire l’amour au milieu des bois. Les corps s’usent à chaque fois qu’on en bat le briquet. Allez plutôt vous promener en famille avec un casse-croûte dans votre sac à dos. Un orage éclatera au moment où vous mordrez dans votre sandwich au saint-nectaire, mais si vos enfants sont quelque peu foudroyés, vous n’aurez qu’à les ranimer en rentrant avec un filet de citron. – La famille vaut largement l’orgasme. C’est d’ailleurs un orgasme, mais étalé dans le temps comme les traites d’un crédit. Alors, au lieu de vous asticoter, éduquez la marmaille. Apprenez à vos gosses l’algèbre, apprenezleur la vie. Ils ont besoin de vous pour croître et vous ressembler. Prenez garde d’en faire autre chose que des citoyens, ils pourraient se faufiler hors de l’espèce humaine et devenir des néphrites ou des musiciens. Étant écrivain, je vous parle en connaissance de cause, depuis mon débarquement dans cet immeuble, les copropriétaires me prennent pour une erreur dans la concordance des temps. – Vous serez heureux quand même. L’amour que vous éprouvez l’un pour l’autre, vous le réserverez pour graisser les rouages de votre vie quotidienne. La mienne a depuis longtemps été dévastée par la passion qui l’a incendiée. Que mon douloureux exemple vous incite à l’épargne, considérez chaque marque de tendresse, chaque baiser, comme un centime d’euro, qu’exténués par une existence épouvantable, vous serez bien contents de boulotter dans votre trou lorsque vous serez vieux. (Jauffret, Microfictions, 2007: 409-10) De fait, si l’on fait abstraction du titre, ironique d’emblée par sa comparaison d’univers très différents et donc par le caractère (d)étonnant de la prédication, les vingt premières lignes (jusqu’à la famille vaut largement l’orgasme») peuvent être interprétées comme un PDV qui, sur la base de l’expérience, glose l’idée d’un bonheur modéré, profond, sage. L’écrivain revenu de ses expériences désordonnées («j’ai aimé en dépit du bon sens») fait l’éloge de l’amour qui n’est «viable qu’à petit feu». Suit l’évocation de ce qui construit un «orgasme étalé dans le temps». Mais cette évocation, avec son accumulation de métaphores filées (investissement), de comparaisons, de répétitions aboutit à ce que cet éloge de la vie des couples de classe moyenne-supérieure prend une dimension ironique sarcastique, en montrant que cette course systématique aux choses est aux antipodes de la vraie vie, tuant méthodiquement le dé- 20 Alain Rabatel sir. Le double jeu éclate avec le «vous serez heureux quand même»: le connecteur sonne le glas de la déroute, avec l’amour qui «graisse les rouages de la vie quotidienne» . . . Plus le texte accumule en gradation cette somme de bonheurs emphatisés, plus il se retourne comme un gant pour faire apparaître le vide de la vie de couple et le caractère sarcastique de son éloge. Je résume: si l’ironie repose sur un écart entre énoncé et énonciation, cet écart doit s’entendre au sens large du terme, en ce sens que les mécanismes qui structurent un texte (gradation, antithèse, emphase, répétition, reformulation, essaimage des informations, etc.) font partie de l’énonciation. 3.3 Ironie bidirectionnelle Enfin, il convient de relativiser l’idée que l’ironie serait toujours unidirectionnelle, allant du positif vers le négatif: À la différence de l’antiphrase ironique qui fonctionne dans un seul sens (elle consiste toujours à exprimer en termes positifs un contenu négatif: «c’est malin!» pour «c’est idiot!», mais non «c’est idiot!» pour «c’est malin!»), la litote peut fonctionner dans les deux sens («c’est pas malin» pour «c’est idiot» aussi bien que «c’est pas idiot» pour «c’est malin»), avec toutefois la «tendance» à la dissymétrie entre termes positifs et négatifs. (Kerbrat-Orecchioni 2011: 76) Cette distinction ne vaut que pour les énoncés positifs dans lesquels l’ironiste exagère hyperboliquement une réalité qu’il considère au négatif, comme en (11)-(13). Toutefois le passage du positif au négatif n’est pas général (Charaudeau 2011: 3133, Vivero Garcia 2011: 47): dans l’astéisme, la formulation négative est à entendre au positif. De même, les phénomènes de reprise, de reformulation d’énoncés négatifs peuvent avoir une portée ironique alors même que le texte aligne des énoncés négatifs, comme dans les exemples suivants. (14) Il y a plusieurs manières d’éteindre les chandelles, et vous devez les connaître toutes: vous pouvez promener le bout de la chandelle contre la boiserie, ce qui l’éteint immédiatement; vous pouvez la mettre par terre et l’éteindre avec votre pied; vous pouvez la renverser sens dessus dessous, jusqu’à ce que sa propre graisse l’étouffe, ou l’enfoncer dans sa bobèche; vous pouvez la faire tourner dans votre main jusqu’à ce qu’elle s’éteigne; en vous mettant au lit, après avoir pissé, vous pouvez tremper le bout de la chandelle dans le pot de chambre; vous pouvez cracher sur votre index et votre pouce et pincer la mèche. La cuisinière peut la fourrer dans le tonneau à farine ou le valet dans un boisseau d’avoine, ou une botte de foin, ou dans la litière. La fille de service peut éteindre la chandelle contre le miroir, que rien ne nettoie si bien que la mouchure de chandelle; mais la plus prompte et la meilleure de toutes ces méthodes est de la souffler, ce qui la laisse nette et plus facile à rallumer. (Swift, Instructions aux domestiques, Pléiade [1745] 1965: 1251) (15) Je ne lui reproche pourtant pas d’avoir noyé ce vieux. Il avait bien le droit de lui foutre la tête dans le lavabo. C’est plutôt délicat de la part d’un fils d’avoir évité de l’abîmer en le fumant avec un de ces fusils de chasse qui ne valent rien, et qui obligent à vider toute la boîte de cartouche pour que le patient arrête enfin de frétiller en dandinant de la bouche comme une truite dans son panier. (Jauffret, Microfictions, «Grenouilles d’encrier», 2007: 314) Ironie et sur-énonciation 21 En (14) et en (15), le PDV exprimé est ironique, sans aller du positif au négatif. Par sa provocation, l’énoncé négatif ironique doit être interprété comme une réponse provocatrice aux préjugés qui ont cours. La lecture ironique s’appuie sur la figure rhétorique de l’exagération qui, se répétant crescendo, aboutit à une provocation «hénaurme». Cette figure offre la clé pour l’interprétation ironique de qui mime, voire surjoue l’affreux jojo, en réponse, au mépris des nobles envers leurs domestiques en (14), au gentil professionnel proférant ses ritournelles sirupeuses sur la beauté du grand âge en (15) ou en réponse. À leur mépris répond l’expression d’un mépris superlatif (14); aux bons sentiments mensongers répond l’expression d’un cynisme sans fard (15). Mais cette réponse n’existe que si on fait l’hypothèse d’un ensemble de discours et de comportements antérieurs négatifs. Dès lors, la mécanique ironique antiphrastique implicite joue par dialogisme amont aussi bien que par dialogisme aval. De plus, les exemples (14) et (15) renvoient à une difficulté, bien mise à jour par Ducrot: si le sens d’un énoncé ironique positif se laisse assez aisément décoder au négatif, la réciproque est plus complexe. Y a-t-il un sens positif qui soit l’antiphrase du sens négatif? Ce qu’on peut dire, en (15), par exemple, c’est que l’ironiste pourfend le discours compassionnel qui fait unilatéralement l’éloge du grand âge et de la fin de vie heureuse: mais cela vise la réponse à un discours d’amont. Quant aux comportements à adopter, en aval, les possibles sont largement indéterminés. On peut sans doute imaginer un humanisme plus sincère, une compassion plus empathique, mais on est là face à un empilement de significations qui est, selon les mots de Barthes, proprement bathmologique. Je voudrais clore cette section en soulignant le fonctionnement symptomatique du phénomène, qui n’est pas toujours bien mis en avant. Dans l’ironie, le signifiant ne joue pas seulement un rôle désignatif de représentant, de substitut symbolique du signifié (comme dans toutes les formes de signe en général), mais en outre celui de commentaire prédicatif sur le signifié . . . Étant inclus (au sens méréologique du terme) dans son signifié, le signifiant symptomatique n’est que l’un des attributs de ce qu’il signifie. Il en est une caractéristique inhérente, une propriété constitutive (Berrendonner 1981: 218). Cette conception du signifiant, qui déborde le seul cas de l’ironie, permet d’analyser ce que j’appelle des cumuls: ainsi, à côté de la dimension communicative, l’énoncé acquiert une dimension expressive, par exemple des valeurs ajoutées idéologiques, sociologiques, psychologiques, etc. (cf. Rabatel 2008b, vol. 2, chap. 8 et 11). Ces phénomènes jouent à l’oral, mais tout autant, quoique sous d’autres formes, à l’écrit lorsque les phénomènes locutoires, gesticulatoires, mimo-gestuels, kinétiques et praxiques prennent une valeur descriptive. En (10), dans le contexte d’une interaction orale agonique, la mauvaise foi de l’ironie sarkozyenne est le symptôme d’un combat à mort contre un adversaire qu’il faut tuer sous le ridicule. Dans les exemples précédents, les textes ironiques font entendre, reconstruits méta-représentationnellement (car les personnes moquées n’ont rien dit), les vantardises des sans culottes, les mensonges des partisans du couple bourgeois, des 22 Alain Rabatel thuriféraires de la vieillesse heureuse, la violence des préjugés de classe et la cascade du mépris qui s’ensuit. La valeur symptomatique, du fait du double jeu énonciatif, renseigne sur l’énonciateur dont on se moque (ou sur ceux qui partagent son PDV), et, de surcroît, sur celui qui se moque. Par là, le symptôme dépasse l’ironisé, et l’on entre ici dans la problématique de la sur-énonciation. Il reste à préciser cette hypothèse dans la section suivante: l’ironiste se pose en sur-énonciateur, feignant de partager un PDV qu’il sur-joue pour mieux en montrer les limites. 4. Ironie et posture de sur-énonciation Avant de vérifier la pertinence de l’hypothèse, il faut définir la notion de posture en général, et de sur-énonciation en particulier. La posture énonciative n’a rien à voir avec la notion triviale de posture extralinguistique – attitude, position du corps, et, par extension, attitude intellectuelle, position sociale (Saint-Amand/Vrydaghs 2011). Au sens linguistique, les postures renvoient au fait que l’intrication des contenus, aux plans représentationnel et argumentatif, est plus qu’un phénomène polyphonique (entrelacement des voix) ou dialogique (entrelacement des PDV): un jeu interactionnel de positionnement par rapport aux autres, avec les profits qui lui sont associés. C’est pourquoi les postures énonciatives expriment des marquages de territoire et des rapports de force momentanés, des positions haute ou basse ou de proximité, par rapport à l’interlocuteur ou aux autorités de toute nature, sans être le reflet pur et simple de statuts, de places, de faces. Les postures pensent selon un continuum la co-construction des PDV d’une façon plus fine que l’opposition accord vs. désaccord. En effet, en référence aux notions de «concordance discordante» et de «discordance concordante» (Ricœur 1983), je définis la concordance concordante comme co-énonciation effective, la concordance discordante comme sur-énonciation, la discordance concordante comme sous-énonciation (Rabatel 2005b, 2007). Ces deux dernières postures indiquent une dissymétrie dans la co-construction d’un contenu propositionnel plus ou moins assumé par les deux locuteurs à travers ses reprises et reformulations, tandis que la discordance discordante relève de l’expression manifeste et explicite d’un nouveau PDV en opposition à un PDV antérieur. concordance concordante consensus ← concordance discordante discordance concordante discordance discordante → dissensus co-énonciation d’un PDV sur-énonciation d’un PDV sous-énonciation d’un PDV énonciation de deux PDV opposés Au plan (macro-)syntaxique et discursif, les postures correspondent aux relations entre énonciateurs dans la co-construction linguistique d’un «même» PDV, à par- Ironie et sur-énonciation 23 tir de marques de reprise, citation, mention et de reformulation, recontextualisation, étant entendu que tout ce qui entre dans la co-construction des PDV (mode de donation des référents, choix de prédication, progression thématique, types d’arguments, procédés rhétoriques, etc.) est signifiant (Rabatel 2002, 2008b, 2011). La co-énonciation (coproduction d’un PDV commun et partagé par L1/E1 et un énonciateur second) est nette en (16) avec les marques explicites d’accord de E1 avec l’énonciateur de la formule (e2): (16) On dit que l’homme est un loup pour l’homme et selon moi c’est on ne peut plus vrai E1 formule un jugement de vérité avec un présentatif d’objectivation («c’est»), et une tournure intensive («on ne peut plus vrai») qui n’a pas à être mise en doute. Et cette je-vérité («selon moi») se présente comme étant en accord profond avec la doxa («on dit»). Ainsi définie, la co-énonciation se distingue de l’approche de Morel/Danon-Boileau 1998 (calculs du locuteur pour produire un énoncé qui recueille le consensus de l’allocutaire en anticipant sur ses réactions) et de Jeanneret 1999 (co-locution sans que le PDV co-construit soit nécessairement pris en charge par les énonciateurs). Les phénomènes d’accord étant limités, faute de quoi la communication tournerait en rond, la co-énonciation laisse place à la sur- ou sous-énonciation, témoins des ajustements caractéristiques de la dynamique communicationnelle et des déséquilibres, désaccords ou inégalités entre interactants. La sur-énonciation est la coproduction d’un PDV surplombant de L1/E1 qui reformule le PDV de e2 en paraissant dire presque la même chose tout en modifiant à son profit le domaine de pertinence du contenu ou son orientation argumentative. C’est ce que fait L1/E1 en (17), sa reformulation de la formule (PDV1: homme = être humain ≈ PDV2 homme = mâles pourchassant les femmes), tout en paraissant dire presque la même chose («peut-être même»), réduit le PDV initial à une relation de prédation sexuelle tout en disant que cette lecture est plus pertinente («surtout»): (17) On dit que l’homme est un loup pour l’homme. Pour les femmes aussi, et peut-être même surtout. Enfin, la sous-énonciation est la coproduction d’un PDV «dominé», L1/E1, le sousénonciateur, reprenant avec réserve, distance un PDV qui vient d’une source à laquelle il confère un statut prééminent: c’est ce qu’indiquent, en (18), toutes les marques de distanciation: le conditionnel et l’expression «jusqu’à preuve du contraire», prenant en compte le PDV initial, sans aller jusqu’à le prendre totalement en charge. (18) Jusqu’à preuve du contraire, l’homme serait un loup pour l’homme. Aux plans lexical et syntaxique, une posture est rarement indiquée par telle marque particulière, et, réciproquement, telle marque indique rarement à coup sûr telle 24 Alain Rabatel posture, pour la raison d’une part que les marques sont rarement monovalentes et que, d’autre part, une marque est rarement pleinement signifiante, en contexte, par elle-même: ce sont donc des collocations de marques convergentes qui font sens – et c’est pourquoi les exemples ci-après dégageront d’autres marques de sur-énonciation (cf. aussi Rabatel 2004b), l’essentiel étant qu’elles indiquent un certain positionnement cognitif, sémantique et interactionnel de L1/E1. Aux plans sémantique et cognitif la co-énonciation équivaut à parler/penser avec les autres, la sur-énonciation à parler/penser par par-dessus les autres et la sousénonciation à parler les mots des autres. Aux plans énonciativo-interactionnel et pragmatique, la co-énonciation pose le locuteur co-énonciateur comme l’égal de son alter ego énonciatif; les marques d’accord manifeste témoignent d’une harmonie avec l’autre qui n’est pas sans bénéfices symboliques lorsqu’il est une autorité intellectuelle particulière ou lorsque l’énonciateur valorise son accord avec la doxa, comme en (16). La sur-énonciation équivaut à «penser à partir de» tout en se donnant le dernier mot. D’où l’occupation d’une place haute, au moins au plan cognitif, avec un profit symbolique et/ou institutionnel, si le rôle discursif est en rapport avec le statut. Telle est l’image que se donne le sur-énonciateur de (17) en reformulant la formule doxique en un sens différent avec un éthos d’autorité. Enfin, la sous-énonciation indique que le locuteur prend en compte un PDV antérieur, pour diverses raisons: faute de mieux, parce qu’il ne peut ou n’ose proposer un autre PDV, par stratégie délibérée. Etre sous-énonciateur, c’est manifester que son PDV s’élabore «en référence à», «à la lumière de», «sous les instructions de»: le sous-énonciateur de (18) accepte ainsi de reprendre la formule, même s’il fait entendre qu’elle n’est pas totalement satisfaisante, parce qu’il n’a pas de PDV alternatif plus pertinent à proposer. L’hypothèse que je veux défendre ici est celle d’un appariement entre ironie et sur-énonciation et hyper-assertion, humour et sous-énonciation et hypo-assertion, selon la force illocutoire (FI) de l’assertion, étant entendu qu’une assertion avec une FI faible n’entraîne pas sa non PEC (Rabatel 2009: 76). Cette hypothèse ne signifie pas que toute sous-énonciation serait humoristique et toute sur-énonciation ironique. J’insiste sur le caractère modeste et exploratoire de l’hypothèse: il s’agit seulement d’avancer des arguments en faveur de la différence de ces régimes de distanciation critique. Je précise que j’utilise «assertion» sans me limiter au sens restreint du terme, qui présente des inconvénients. Au sens restreint, l’assertion est définie comme un énoncé comportant un groupe nominal et un groupe verbal de forme affirmative, qui se présente comme une vérité (Haillet 2007: 26). Une telle définition exclut les interrogations directes ou indirectes, les exclamations, les injonctions, les phrases nominales – sans compter les énoncés à un autre mode que l’indicatif. Or de tels énoncés, qui ne sont pas des assertions au sens restreint, sont bien ironiques, à l’instar de (19) ou (20): (19) Vous voulez que je vous aide? [à quelqu’un qui est en train de faire une mauvaise action] (20) Quel beau travail! [alors que le résultat est nul] Ironie et sur-énonciation 25 C’est pourquoi je m’appuie ici sur une conception de l’assertion au sens large selon laquelle toute proposition, quelle que soit sa forme, est une assertion. Il y a plus. On a vu que l’ironie ne se limite pas à une proposition identifiable. Ce phénomène d’essaimage, observé avec les exemples (11) à (13), ne se laisse pas toujours réduire à une prédication isolable. L’ironie est indiquée en maints endroits d’un discours, parfois par l’emploi d’un seul mot, parfois par un réseau de termes et d’expressions dont il faut dégager le sens. C’est pourquoi la notion d’assertion, utilisée au sens large, est co-extensive à celle de PDV, dont j’ai à maintes reprises souligné que son empan ne se réduisait pas à une prédication isolable dans une proposition, et qu’il pouvait être marqué au minimum par un mot, au maximum par de vastes portions de textes dont il faut abstraire le sens global qui équivaut à une sorte de méta-PDV (Rabatel 2008b: 67-73). L’ironie repose sur un mécanisme de sur-énonciation (co-construction par laquelle un PDV co-construit est réorienté argumentativement en un sens qui agrée davantage à l’énonciateur surplombant qu’à l’énonciateur antérieur23), car L1/E1 semble dire la même chose que Mélenchon (PDV1) alors qu’il pense tout le contraire, comme le montre son ajout final (PDV2). (21) Jean-Luc Mélenchon se déclare très satisfait de la taille modeste du Parti de gauche (L’Express, 4/6): «5000 militants c’est très bien. Nous sommes un parti d’action, pas besoin de tous ces fêlés qui veulent bavarder.» Pis, débattre. (Le Canard enchaîné, 10/6/2009, cf. Atayan 2010: 143) L1/E1 semble abonder dans le sens de l2/e2, Mélenchon, mais une chose est «bavarder» (PDV1: Le parti de gauche n’est pas un parti traditionnel, on n’y bavarde pas), autre chose «débattre» (PDV2 le parti de gauche est comme les autres: on n’y débat pas). L1/E1 feint d’abonder dans son sens, comme l’indique «pis», mais le sens de «débattre» ayant une valeur positive, on comprend que cette reformulation apparemment paraphrastique est en réalité un coup de force anti-orienté de L1/E1, qui fait preuve d’ironie en semblant prendre en charge PDV1, prise en charge feinte démentie par PDV2, qui est une hyper-assertion. La sur-énonciation éclaire l’antiphrase: PDV1 est appelé à s’effacer (totalement ou partiellement) devant un PDV2 plus pertinent. Parfois, lorsqu’un PDV court sur plusieurs paragraphes, la sur-énonciation revient à réinterpréter PDV1 sous un jour inverse (dans les antiphrases) ou sous un jour différent, décalé, plus pertinent que PDV1: c’est exactement ce qui se passe avec des exemples tels que (11), (13), dans lesquels l’ironie n’est sensible qu’à force d’un jeu exagéré qui invite à réinterpréter ironiquement des éléments antérieurs qui avaient pu être interprétés en bonne part. Dans tous ces cas, et pour cette raison, PDV2 est surplombant par rap- 23 En l’absence de réorientation argumentative, la sur-énonciation repose sur un saut qualitatif dans la façon d’envisager les choses, passant d’un PDV factuel à un PDV plus généralisant (Rabatel 2006). 26 Alain Rabatel port à PDV1. Quant à la notion d’hyper-assertion, c’est-à-dire d’une assertion forte, elle est à entendre moins dans l’absolu que dans le relatif du co-texte, par rapport à l’assertion antérieure qu’elle réduit à l’impertinence. Ici, deux grandes stratégies diffèrent: si PDV2 est explicite, comme en (21), l’hyper-assertion est effective, mise en valeur par l’hyperbate. Si PDV2 est implicite (5), (7)), l’hyper-assertion relève du paradoxe argumentatif mis en avant par Berrendonner. PDV1 est souvent formulé en étant sur-joué, ne serait-ce que par le décalage avec la situation: ce sur-jeu équivaut à une hyper-assertion dans la mesure où la prise en charge feinte, alors que le contexte plaide en faveur de la non-PEC, est le mécanisme énonciatif qui accompagne le paradoxe argumentatif. On pourrait se demander si l’existence de stratégies ironiques par atténuation ou par faiblesse argumentative (Atayan 2010: 145) ne contredit pas l’hypothèse de la sur-énonciation/hyper-assertion. Examinons deux des exemples cités par Atayan pour illustrer respectivement ces deux stratégies: (22) «Nous ne serons pas trop de deux pour gérer les affaires du monde, a-t-il ironisé. Si Obama veut s’y mettre, ce sera très bien. Mais pour l’instant, il est encore dans les starting blocks» Ce n’est quand même pas ce petit nouveau de Barack qui va faire de l’ombre au grand Sarko. (Le Canard enchaîné, 21/01/2009, cf. Atayan 2010: 145) En (22), Atayan remarque que «petit et nouveau bloquent l’argumentation implicite plausible, p.ex. ‹président américain DC important/influent›» (ibid.). Incontestablement, la reformulation ironique sert à enrayer l’argumentation implicite qui représente l’argumentation forte. Cette reformulation faible est néanmoins hyper-assertée, comme l’indiquent le connecteur «quand même», la mise à distance d’Obama, avec «petit nouveau», le démonstratif «ce» et le changement de dénomination utilisant un prénom carnavalisant, en contexte, qui se trouve en antithèse avec le «grand Sarko», avec, enfin, le contenu même de la relative, comme si l’action internationale des hommes politiques se réduisait à une mesquine lutte de places («faire de l’ombre»). Cette atténuation de l’argument est d’autant plus ironique qu’elle est proclamée comme une évidence par ces marques d’hyper-assertion. Le contraste entre le moins argumentatif et le plus énonciatif/interactionnel est bien l’indice de ce que l’énoncé est à prendre au sens ironique. Ce contraste se retrouve en (23), qui repose aussi sur une hyper-assertion en sur-énonciation. (23) Révélation de François Fillon sur l’éviction de Christine Boutin (Paris Match): «Elle a passé une heure dans mon bureau. Je lui ai expliqué pourquoi nous souhaitions changer de ministre du Logement.» Une heure de parlote une semaine après son vidage, de quoi se plaintelle? (Le Canard enchaîné, 15/07/2009, cf. Atayan 2010: 146) Atayan fait remarquer à propos de (23) que «parlote» (plutôt qu’entretien) «appartient à la partie inférieure de l’échelle argumentative, qui n’est pas en mesure d’étayer la conclusion voulue, p.ex. ‹la situation a été clarifiée›. On pourrait en effet supposer l’existence des argumentations externes au sens de la Théorie des Ironie et sur-énonciation 27 blocs sémantiques du type ‹entretien/colloque DC clarification› vs. ‹parlote DC NEG clarification›.» (Atayan 2010: 146). Je partage pleinement cette description. Cependant, si la reformulation de l’argumentation initiale atténue la valeur argumentative, il n’en reste pas moins qu’au plan énonciatif cette atténuation est d’autant plus ironique qu’elle prend la forme d’une hyper-assertion: le contraste entre «une heure de parlote», et le moment où elle a lieu («une semaine après», alors qu’on s’attendrait à ce qu’elle ait eu lieu avant le remerciement), tout cela justifie l’emploi très fort du terme «vidage» (plutôt qu’éviction, remerciement, non reconduction). On peut même interpréter la question «de quoi se plaint-elle?» soit comme l’écho d’une question rhétorique qui aurait comme source Fillon, qui trouverait que son ex-ministre est décidément bien ingrate (cela correspond à PDV1 (= «parlote DC NEG clarification», dans les termes de Ducrot et Carel), soit comme la marque d’une reformulation ironique du sur-énonciateur correspondant au Canard enchaîné (PDV2 = «parlote DC NEG clarification» toujours dans les termes de Ducrot et Carel). Ce retour à l’envoyeur et ce retournement argumentatif prend certes la forme d’un affaiblissement, mais ce dernier a pour fonction de mieux disqualifier des personnes et des modes de fonctionnement du pouvoir. Autrement dit, si l’affaiblissement argumentatif est bien réel, il n’est pas le tout de l’ironie puisqu’au plan énonciatif/interactionnel, il s’accompagne d’une sur-énonciation avec hyper-assertion, l’hyper-assertion étant d’autant plus ironique qu’elle s’appuie sur une faiblesse argumentative mise au service de la visée critique. Le lecteur acceptera peut-être les analyses précédentes, mais il pourrait objecter que la sur-énonciation n’est pas représentative, dans la mesure où l’ironie repose souvent sur l’antiphrase. Or n’y a-t-il pas deux PDV différents dans l’antiphrase? N’est-on pas de ce fait dans la discordance discordante, et non plus dans la réorientation d’un PDV par sur-énonciation? L’objection est intéressante, mais ne remet pas en cause l’hypothèse initiale. En effet, l’énoncé antiphrastique (PDV2) n’est pas explicite, il n’existe que dans l’interprétation, comme on le voit notamment dans les exemples (11) à (15). C’est pourquoi on reste dans la surénonciation: l’emphase, l’outrance, sont une façon de retourner/détourner l’énoncé de son sens initial, sans aller jusqu’à exprimer explicitement un PDV alternatif. En l’absence de substitution manifeste de PDV2 à PDV1, on ne sort donc pas de la sur-énonciation, au plan linguistique, même si, au plan sémantique, PDV2 vise à se substituer à PDV1. Par conséquent, il ne faut pas confondre une relation sémantique implicite, sous-entendue, avec le jeu linguistique-énonciatif explicite sans lequel il n’y a plus d’ironie. C’est pourquoi l’hypothèse de la sur-énonciation est la caractéristique dominante de l’énonciation ironique. 28 Alain Rabatel 5. Conclusion: retour sur les relations entre ironie et humour Sur la base des analyses ci-dessus, je voudrais pour conclure avancer quelques propositions sur les relations entre ironie et humour24. Je le fais à partir de la notion de clivage. L’ironiste se met en extériorité pour juger, tandis que l’humoriste s’inclut dans le cercle de la critique. Cette notion de clivage est fondamentale, au sens psychologique, social, etc. Elle m’importe d’autant plus qu’elle est l’arrière-plan anthropologique de la notion de double jeu énonciatif. On peut distinguer d’une part l’ironie, avec sa raillerie clivante qui oppose Moi/ nous (vérité, intelligence et autres valeurs positives) versus Eux (erreur, bêtise et autres valeurs négatives), ces valeurs étant inconciliables et irréductibles. À l’inverse, l’humour ne se définit pas par une position de supériorité forte: l’humoriste adopte une position de moquerie complice, et s’il se fait dépositaire d’une vérité, c’est d’une vérité très relative, passagère, qui est une vérité du sens commun, d’en bas . . . C’est pourquoi on parle plus volontiers d’«ironie sarcastique» et d’humour caustique que d’«humour sarcastique». Certes, toute ironie n’est pas sarcastique et il y a une différence entre ironie et sarcasme. Mais il me semble néanmoins raisonnable de distinguer entre une ironie plus volontiers sarcastique et un humour plus caustique25. La distinction ironie vs humour n’est pas forcée ni ne se réduit à des jugements normatifs prédéfinis. Lorsque l’on défend une conception large et positive de l’ironie, comme fait Jankélévitch, en s’appuyant sur conception socratique de l’ironie comme «ironie interrogeante» (Jankélévitch 1964: 10), aspirant à critiquer les normes pour substituer une approche problématisante du complexe aux interprétations intransigeantes et simplifiantes26, on est amené à minoriser le rôle de l’ironie «nihilisante». Malgré sa conception de l’ironie, qui semble laisser peu de place à l’humour, Jankélévitch est amené dans la troisième partie de son ouvrage, lorsqu’il aborde «l’ironie humoresque» (qui paraît le comble de l’ironie Je reprends en la réduisant une analyse parue dans Rabatel 2012b. On objectera aussi l’existence d’un «humour sarcastique», mais les exemples allégués sont plus plaisamment railleurs que sarcastiques: cf. Rabatel 2012b. 26 Quand on devient un ironiste, «la conscience se délivre de son présent [et de ses urgences vitales, AR], en spéculant sur les absences – l’absence des choses qui ne sont plus et l’absence des choses qui ne sont pas encore; mais elle veut pouvoir regarder à droite et à gauche, comme elle regarde en avant et en arrière; elle compose l’une avec l’autre, si l’on peut dire, la justice de succession et la justice de coexistence. Être juste, c’est faire à chaque chose sa part, n’avoir pas de ‹point de vue›; ou mieux encore: c’est adopter tour à tour une infinité de points de vue, en sorte qu’ils se corrigent mutuellement; ainsi, nous échappons à tous les ‹centrismes› unilatéraux, nous retrouvons l’impartialité et la justice de la raison. Celui qui a vu Notre-Dame d’en bas et d’en haut, du dehors et du dedans, de face et de côté, obtient sur elle une série d’images ou de photographies mentales qui en composent peu à peu le paysage; voilà pourquoi un instantané, immobilisant dans sa lettre le visage d’une seconde, est toujours moins vivant qu’un portrait qui tient compte des innombrables profils de la personne et des angles innombrables sous lesquels elle nous apparaît.» (Jankélévitch 1964: 30-31) 24 25 Ironie et sur-énonciation 29 socratique) à distinguer ironie et humour en fonction du rapport à la vérité et du rapport à autrui. Jankélévitch est ainsi conduit à opposer humour et ironie: Dans une étude remarquablement subtile, Violette Morin oppose le dogmatisme raisonnable de l’ironie, toujours accrochée à des points fixes, et la «relativité généralisée» de l’humour. (ibid.: 174) L’humour, c’est l’ironie ouverte [. . .] elle est toujours humble à quelque degré; elle est sans aigreur et pacifie, par une médiation conciliante, les cruelles antithèses du sarcasme. (ibid.: 170) L’ironie humoresque, accomplissant ainsi le message positif de l’ironie, veut n’être pas trop dupe du sérieux numéro un [dont on se moque], et ceci pour aller au-delà même du sérieux numéro deux [car ce qui sert à moquer les croyances de base n’échappe pas à la critique]. (ibid.: 173) On sent intuitivement la différence entre ironie et humour avec un énoncé comme (24), qui joue avec le proverbe «qui trop embrasse mal étreint»: (24) Qui trop embrasse rate son train. Le proverbe ou la formule ne sont pas rejetés, l’énonciateur joue avec la doxa, sous une forme ludique et irrespectueuse, sans pour autant nier la pertinence du PDV initial auquel il fait allusion. En sorte que le PDV2 est une reformulation non paraphrastique en mineur du proverbe originel. Le jeu avec les sonorités, les rythmes, le parallélisme de construction indiquent un jeu distancié qui est malgré tout un hommage à la formule . . . Certes, il y a une grande différence entre le proverbe source et sa reformulation ludique ([mal étreindre] vs. [rater son train]), mais dans les deux cas, il y a une parenté sémantique entre l’échec des situations dénotées dans ces deux PDV par opposition au contenu de PDV1 ([Embrasser trop]). Le choix baroque d’une situation factuelle qui prend au sens propre le verbe «embrasser», alors qu’il était pris au sens intellectuel dans le proverbe, indique bien un regard distancié sur la sagesse proverbiale et sur la totale prise en charge du proverbe. Néanmoins ce parallélisme de construction et de relation sémantique entre un excès («trop») et ses conséquences négatives («mal», «rater») indique bien que si l’humour ne remet pas en cause totalement la vérité proverbiale, il joue avec elle. Conformément à la définition que j’ai donnée de la sous-énonciation, qui repose sur une prise en compte de PDV1, l’humour prend en compte le PDV explicite. Mais la formulation ludique et irrévérencieuse met à distance PDV1, qui se trouve hypo-asserté. Et PDV2 lui-même est hypo-asserté également, parce que l’énoncé humoristique ne se présente pas comme une vérité supérieure à PDV1. Ainsi l’humour se définit, au plan énonciativo-interactionnel, par une sous-énonciation qui va de pair avec une prise en compte irrévérencieuse de PDV1, sans pour autant le remettre totalement en cause, sans que PDV2 exprime une vérité supérieure: en sorte que le véritable PDV de l’humoriste (PDV2) prend quelque distance avec le PDV source – on peut parler d’hypo-assertion par rapport à PDV1 – sans asserter 30 Alain Rabatel une vérité supérieure: l’hypo-assertion est redoublée quant à PDV2 en raison de la distance ludique. Cette absence de distanciation forte va également de pair avec une absence de positionnement fort par rapport à la source, l’humoriste ne manifestant pas, au plan énonciatif, une supériorité plus ou moins agressive pour la face de l’autre, comme c’est le cas dans l’ironie. Ces différences entre ironie et humour, trop rapidement exemplifiées par un seul exemple, expliquent, en fonction de la place que l’on accorde à l’ironiste ou à l’humoriste par rapport à sa cible et par rapport à la vérité, que, de même qu’un énoncé litotique peut être interprété comme litote ou comme énoncé restrictif (Berrendonner 2011: 135-36, Rossari 2011: 123-24)27, de même, un énoncé humoristique peut faire l’objet d’une interprétation ironique, clivante, ou humoristique, «non clivante» – ou moins fortement clivante, dans la mesure où la critique n’est pas formulée en extériorité. C’est le cas des exemples suivants. (25) Tu es un vrai génie (= un vrai con) (26) Je suis un vrai génie (= un vrai con) Abstraction faite du contexte, de l’intonation et des mimiques, (25) est immédiatement interprété comme ironie railleuse, en raison de sa nature antiphrastique et aussi en raison de la cible, un autre que soi. En (26), compte tenu que la raillerie antiphrastique s’exerce sur soi (un autre de soi, plus exactement), on est plutôt enclin à faire l’hypothèse d’une sorte de jeu (humoristique) qui envisage cette possibilité sans tout à fait y adhérer La distinction ironie vs. humour sous l’angle d’une position clivante ou non revient à dire que l’ironiste se met en extériorité pour juger, tandis que l’humoriste s’inclut dans le cercle de la critique. On peut aussi appréhender le clivage à partir de la distinction autre que soi (hétéro-dialogisme) et autre de soi (auto-dialogisme). Dans l’océan du dialogisme, l’ironie s’exerce plutôt sur des autres que soi, et l’humour sur des autres de soi. Certes, on peut toujours considérer les autres que soi en estompant la distance entre eux et soi, et inversement durcir la distance entre soi et soi, mais il n’en reste pas moins qu’à un niveau très général, l’altérité des autres que soi est plus clivante que celle qui traverse le soi. Ainsi, on ne peut écarter que (25) soit prononcé avec force signaux désarmant l’agression potentielle et qu’au contraire (26) soit intoné avec une hargne très forte qui se retourne contre soi. Cela montre qu’un énoncé typiquement ironique et railleur peut s’interpréter moderato en un sens humoristique et qu’inversement un énoncé a priori humoristique peut s’interpréter fortissimo, comme dans les cas d’auto-ironie grinçante. (Au vrai, ma formulation est peu satisfaisante, car elle laisse penser que l’interprétation ne tient qu’au destinataire: or rien n’est plus faux, si l’on prend en compte les don- 27 Indépendamment du fait qu’il peut ne pas être reconnu comme tel ou que son inappropriété peut être discutée (Bell 2009: 159-60). Ironie et sur-énonciation 31 nées intonatives et mimo-gestuelles, à l’oral, ou leur verbalisation, à l’écrit.) (25) et (26) témoignent qu’en fonction de la place que l’on accorde à l’ironiste ou à l’humoriste par rapport à sa cible et par rapport à la vérité, on est amené à interpréter un énoncé comme ironique ou humoristique. C’est ce qui explique que les blagues (belges, juives, «de bondes» (Dendale 2008) anticommunistes, etc.), racontées en cercle endogamique, sont plutôt humoristiques tandis qu’en contexte exogamique, elles sont ressenties comme plutôt ironiques. Dans la construction des identités, la délimitation des groupes (in-group et out-group), qu’il s’agisse de processus d’institutional/gender/ethnic boundary-marking, l’humour permet de jouer avec diverses identités, de se construire des appartenances variables (Vine et al. 2009: 136-37). Il renforce la cohésion du groupe – comme lors du visionnage en groupe d’un match de football (Gerhardt 2009: 89-91) – sans que cela soit définitivement clivant, dans la mesure où la conception de l’identité est ludique, évolutive, non figée28. L’humour a fondamentalement à voir avec la notion de jeu et l’humoriste est un des joueurs Il y a plus. La saisie de l’altérité chez les autres précède celle envers le soi. D’un point de vue ontogénétique, l’acquisition d’une compétence ironique critique est plus précoce que celle de l’ironie amicale (Hancock et al. 2007, cf. Kotthoff 2009: 55). Cette différence fait écho aux travaux de Piaget sur l’acquisition de la conscience symbolique. Cela plaide en faveur d’une posture humoristique plus complexe que la posture ironique: car d’une part elle est capable d’intégrer le soi dans l’altérité, d’autre part de traiter les autres comme des doubles du soi. Plusieurs conséquences découlent de ce qui précède. La première est que, au plan notionnel, l’ironie joue a priori sur les autres que soi et l’humour sur les autres de soi. Le lecteur pourrait objecter que la distinction entre ironie et humour sur la base autre que soi vs autre de soi est contredite par l’existence des phénomènes d’auto-ironie ou, plus largement, de ce que l’on nomme la friendly irony (Hancock et al. 2007). Mais il ne faut pas confondre une dénomination avec la complexité des phénomènes qu’on range sous son nom – ainsi que je l’ai montré à propos de l’«humour sarcastique» (Rabatel 2012b). En fait, il faut prendre en compte l’ensemble des paramètres évoqués ci-dessus (rapport à la cible, nature du clivage, rapport à la vérité, posture, nature des assertions) pour déterminer si l’énonciateur se positionne envers cet autre de soi avec une distance railleuse (auto-ironie) ou avec connivence (humour). Il est théoriquement (et pratiquement) possible de considérer les autres que soi avec complicité (et l’énoncé devient humoristique) ou les autres de soi avec force distance, et l’énoncé a priori humoristique devient grinçant, ironique. 28 Les distinctions ci-dessus peuvent être bousculées par les variables génériques ou situationnelles, par exemple lorsque l’humour prend une dimension critique, voire agressive, dans les conversations familières: les participants se connaissent si bien qu’ils s’affranchissent de certaines normes et se montrent plus tranchants qu’ils ne le feraient avec des locuteurs qu’ils connaissent moins intimement (Priego-Valverde 2009: 171). 32 Alain Rabatel Ainsi ce qui unit humour et ironie, c’est un double jeu énonciatif à des fins de moquerie, de mise en boîte de l’autre, et ce qui les différencie, c’est la posture de sur-énonciation ou de sous-énonciation, en lien avec les autres que soi ou de soi, selon que l’ironiste ou l’humoriste adopte à leur égard un positionnement clivant, en extériorité, ou non clivant (en tout cas, moins fortement clivant) en intériorité. Je résume l’essentiel des caractéristiques de ces deux manières de dire et d’être: Catégorie générale Cible Nature du positionnement Rapport au vrai Rapport à l’autre Posture énonciative Nature des assertions Rapport à l’implicite Prise en charge Double jeu énonciatif à des fins de moquerie, de mise en boîte de l’autre IRONIE Autre(s) que soi Clivage fort Extériorité Jugement de vérité Moquerie forte Sur-énonciation Hyper-assertion PDV1 explicite, PDV2 implicite PEC feinte29 de PDV1 + PEC de PDV2 HUMOUR Autre(s) de soi Clivage faible Intériorité Questionnement du vrai Moquerie faible, connivente Sous-énonciation Hypo-assertion PDV1 implicite, PDV2 explicite Prise en compte de PDV1 + PEC forte PDV2 La plupart de ces paramètres font système: le clivage faible envers les autres de soi explique la position d’intériorité, et aussi le fait que l’humoriste n’est jamais blessant parce qu’il ne s’exonère pas de la critique, ce qui se dit à travers des hypo-assertions et une posture de sous-énonciation. Voilà qui éclaire la notion d’understatement. Le paradoxe est que dans l’ironie, PDV2 implicite est plus fort que PDV1 explicite, tandis que dans l’humour, PDV2 explicite, sous une forme hypo-assertée, est certes pris en charge, mais la distance réduit la force de PDV2, d’autant plus que PDV1 n’est pas rejeté. Ce sont tous ces phénomènes faisant système qui sont déterminants, et non la présence de tel ou tel trait morpho-syntaxique (antonymie, scalarité, inversion, négation, appréciation, reformulation, etc.), de telles figures de rhétorique (comparaison, métaphore, hyperbole, antimétabole, oxymore, paradoxe, etc.) ou de tels marqueurs interactionnels (atenuateurs, euphémisateurs, adoucisseurs, ou intensifieurs en contexte négatif, etc.). J’espère que cet effort de distinction permettra de mieux analyser notamment les formes intermédiaires entre humour et ironie. Il ne fait pas de doute que l’étude d’une plus grande variété d’exemples ironiques (et humoristiques) complexifiera les données. Il faudra notamment vérifier si ce cadre dichotomisant des postures 29 Si l’intention ironique est décelée, la PEC feinte est interprétée comme une non PEC, mais la feintise consiste à se donner d’abord l’allure d’une véritable PEC. L’interprétation d’un énoncé ironique au premier degré est la preuve de la PEC, même s’il y a erreur sur son caractère joué. 33 Ironie et sur-énonciation est maintenu ou non, quelle est la place de la co-énonciation par rapport aux postures de sous-énonciation et de sur-énonciation. Sans doute les notions d’hypo-assertion et d’hyper-assertion serviront-elles de fil rouge, car ce sont elles qui orientent la co-énonciation, toujours instable, vers l’une ou l’autre des postures et précisent le positionnement de l’énonciateur premier par rapport à ses autres. Lyon Alain Rabatel Bibliographie Atayan, V./Wienen, U. 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