Le sociographe 39 / Des drogues aux addictions. « Shooter » les

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Le sociographe 39 / Des drogues aux addictions. « Shooter » les
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Editorial
Quel changement ?
C’est sur ce numéro consacré aux drogues et aux
addictions que Le sociographe devient trimestriel
C’est un changement de rythme, un changement dans les temporalités. Outre
le changement de périodicité, Le Sociographe augmente également en volume,
passant de 128 pages à 144 pages avec une rubrique sous l’égide des établissements gestionnaires de notre champ professionnel.
Le changement est une ritournelle utilisée régulièrement, par la publicité qui
vante l’innovation ou par le politique pour favoriser les alternances. Plus près
de chacun d’entre nous, la rentrée, ou le Nouvel An, ou un anniversaire par
exemple, sont des moments de résolutions (arrêter de fumer, faire du sport,
s’inscrire dans des activités culturelles, etc.). Changer est une volonté, comme
si le présent n’était pas satisfaisant et comme s’il fallait décider du changement
plutôt que de s’y résoudre.
Pourtant, nous sommes soumis au changement parce que nous sommes
soumis au travail des temporalités. Si nous ne voyons aucun changement d’un
jour à l’autre, dans le miroir où l’on se mire, lorsque l’on retrouve une photo
de nous 10 ou 20 ans plus jeune, on ne peut que constater que si quelque chose
reste identique, nous avons bien changé. Il en va de même avec les vieilles
photos du quartier ou de la ville que l’on habite. Autrement dit, point n’est
besoin d’en appeler au changement, de toute façon, les choses changent.
Pourquoi en appeler alors au changement ? Peut être justement pour ne pas se
soumettre aux temporalités, mais agir sur celles-ci, les contrôler, en maîtriser
les directions. Changer en vieillissant montre bien que le changement est
inéluctable, irréversible, là où on souhaiterait choisir la façon dont on change.
Un changement sans les abîmes qu’il propose. Un changement sans s’abîmer.
Un changement défait de la temporalité pour essayer de le spatialiser, le géométriser, le rendre réversible. Un changement radical, comme le basculement d’un
monde à l’autre en évitant le passage, la durée qui conduit de l’un à l’autre.
Pouvoir passer d’un monde à l’autre, de la vie à la mort par exemple, jouer avec
les frontières du vivant par attirance du monde après la vie. C’est un des principes de la prise de produits stupéfiants. Passer d’un monde à l’autre par la
médiation non pas de sa durée, mais par celle d’un produit qui est comme un
vortex qui permet de passer d’un univers à un autre. Ce changement-là est
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attendu par la médiation extérieure, un événement extérieur qui est le principe
du saut, du basculement, qui permet d’éviter le passage, la durée, la maturation, l’inéluctable, l’irréversible.
Aussi, Le sociographe change, certes, mais quelle est la nature de ce changement ? Le changement de périodicité est lié à la temporalité. Pour l’arrivée du
40e numéro, le rythme s’accélère, un peu comme les âges où plus les années
passent, plus elles sont courtes proportionnellement à la durée parcourue. Une
sorte d’accélération du temps en quelque sorte. Une accélération du temps qui
est congruente à l’accélération de l’époque.
Une épaisseur ensuite, comme une densité, une maturité qui épaissit le temps,
lui donne son poids. Une augmentation de pages comme des feuillets qui
s’ajoutent au fils du temps pour marquer l’histoire vécue.
Puisse, Le sociographe, dans ces changements, ne pas se laisser enivrer par des
substances qui ne sont pas les siennes, même si la revue doit promener son
vécu vers des expériences limites, aller chercher l’autre dans sa radicalité, l’accueillir dans cette altération qui fait du temps, de la maturation, de la durée, le
principe interne de son changement. Ne pas se laisser séduire par les mirages
d’un ailleurs autre que celui qui est le sien dans son travail à se laisser altérer
par le monde, par la vie, par ceux qui composent son champ et qui vivent,
changent, se transforme. Puisse, Le sociographe, changer pour accompagner
ceux qu’il souhaite servir et ne pas changer pour un miroir aux alouettes.
GNP
nouvelle périodicité
(trimestrielle)
nouvelle rubrique
(Polygraphie)
nouvel éditeur
(Champ social)
nouvelle tarification
4n°+1hs/an
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Présentation
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Un individu désormais
addicté ou addictible
Se droguer, «s’addicter», se faire plaisir, faire la fête, s’éclater
« se murger », s’amuser, se donner, « se défoncer », s’exploser, se lâcher, se mesurer,
… Aucun de ces verbes et d’autres encore ne parviennent à traduire réellement ce
que, dans notre société devenue consumériste et addictogène, ces termes ou expressions définissent ou désignent. Comment dès lors dessiner la recherche du plaisir
occasionnel et en même temps dégager les principes et les dynamiques addictives ?
Comment bascule-t-on du plaisir occasionnel ou festif à la pratique addictive ? Ou
encore, qu’est ce qu’une drogue ? Qu’est-ce qu’une addiction ? Comment les entrepreneurs de morale comme les appelle H. S. Becker (1985) définiraient-ils ce qu’est
une pratique addictive déviante ?
Au delà de ces questions et des problèmes de santé publique que posent les conduites addictives, attardons-nous quelques instant sur la terminologie. En effet, même
si les mots sont attachés à des définitions, ils ont surtout des usages. Le terme addiction vient du latin addictus « qui se réfère à une coutume ancienne par laquelle un individu était donné en esclavage » (McDougall, 2004, p. 511). Au delà de l’émergence
d’une interaction qui maintient une dépendance entre un individu et un objet, une
pratique, on évacue parfois trop vite les qualités « bonnes » de cet attachement si
particulier dont les ressorts demeurent complexes à appréhender. L’économie addictive suppose de prendre en considération sans aucune forme de jugement l’addicté
dans une dynamique, une histoire, un environnement.
Comme chacun le sait, bousculer les représentations et repenser les paradigmes
supposent dès lors d’en re-questionner les approches. Ne sommes-nous donc pas
tous des addicts qui nous ignorons ? N’y a-t-il pas des processus qui nous conduisent au quotidien et dans des circonstances particulières à nous investir, fuir, rechercher un état particulier, ne serait-ce que pour soulager, calmer, oublier ou même se
perdre. Même si, a priori, « (…) cette économie psychique ne devient problème que
dans le cas où elle est quasiment la seule solution dont le sujet dispose pour supporter la douleur psychique (…) » (McDougall, 2004, p. 512). Des addictions aux
substances,aux addictions comportementales, de la recherche du plaisir aux questions de douleurs ou de souffrances, il y a davantage qu’un raisonnement binaire.
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Ce numéro fait donc un voyage en quatre étapes. La première traversée (« Des
représentations en évolution ») revisite quelques représentations et prend le
parti d’interroger certaines d’entre elles par le prisme de quatre items : le
contexte, le genre, le plaisir et le soin. Après avoir mis en perspective la question des addictions dans le cadre d’une société addictogène (Couteron), c’est
ensuite par l’usage féminin des substancesque sont saisies et interrogées ces
dernières (Hoareau). Le contrechamp est alimenté par la dimension du plaisir et sa quête, ressort essentiel souvent à l’origine des inscriptions addictives(Chantepy-Touil), avant qu’une visite guidée et questionnée dans un centre
de postcure en alcoologie ne viennent clore cette première étape (Rivoirard).
Le verbe et les évolutions sémantiques traduisent souvent un changement de
pensées. La seconde étape (« Le mot et la chose ») se propose d’en saisir les
sens, l’essence et la dynamique en mettant sous la loupe,la grammaire
(Monge), les évolutions lexicales (Freda), la sémantique (Levivier et Perea)
non sans avoir comme dans la première, apporté un contrechamp : ici, le
contrecorps de la toxicomanie (Le Breton).
Les approches professionnelles constituent l’essentiel des propositions d’une
troisième étape (« Entre prévention et intervention »). Ainsi sont saisies les
postures professionnelles et tout particulièrement celles de l’éducatif dans un
établissement de soin (Llari), les stratégies de soin dans un environnement
professionnel (Lizé), sans omettre le paradoxe constitué par le travail thérapeutique dans une interaction professionnel/usager ou la libre-adhésion n’a
pas a prioride place (Scroccaro).
Le voyage se termine par une lecture « cinéthnographique » : certains films
cultes jouent un rôle particulier notamment chez des adolescents qui empruntent aux personnages des expressions, des attitudes, des postures. Le film
Scarface transforme Ali en Tony, et ce n’est plus du cinéma. (Dine).
Prenant le parti de ne pas enfoncer des portes ouvertes mais de privilégier des
entrées singulières, ce numéro tente d’incarner deux volets : la ressource par
les informations qu’il peut proposer et la problématisation par les différentes
perspectives qu’il investit.
Ahmed Nordine Touil
références :
Becker howard S., Outsiders. Etude de sociologie de la déviance, Paris : Métailié, 1985
McDougall joyce, « L’économie psychique de l’addiction », Revue française de psychanalyse,
2/2004, vol. 68, pp. 511-527
NB : Rencontre avec les auteurs du numéro le 22 novembre 2012 (cf. Agenda, p. 141)