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dossier pédagogique 1 SOMMAIRE I. Fiche signalétique - ....................................................................................................................................... 3 II. Lire le roman - ............................................................................................................................................. 4 Le titre ......................................................................................................................................................... 4 Le genre ....................................................................................................................................................... 4 Résumé ........................................................................................................................................................ 5 Découpage ................................................................................................................................................... 5 Présentation des personnages .................................................................................................................... 6 Driss Chraïbi, l’auteur du roman ................................................................................................................. 7 Du Passé Simple à La Civilisation, ma mère !... ........................................................................................... 7 Être et Avoir : Quelques clés philosophiques .............................................................................................. 8 III. Voir la pièce - .............................................................................................................................................. 9 Note d’intention du metteur en scène........................................................................................................ 9 Pourquoi monter ce texte ? ........................................................................................................................ 9 Synopsis ..................................................................................................................................................... 10 Adapter le roman ...................................................................................................................................... 10 Étude comparée ........................................................................................................................................ 11 IV. Les grands thèmes - ................................................................................................................................. 12 Le Maroc des années 30’ – 40’ .................................................................................................................. 12 La place des femmes ................................................................................................................................. 14 Une critique des sociétés .......................................................................................................................... 15 2 I. Fiche signalétique - ma mère !... Monologue adapté du roman de Driss CHRAÏBI Adaptation et dramaturgie Émilie MALOSSE Conception et Mise en scène Karim TROUSSI Jeu Amal AYOUCH Costume réalisé par Maria Ouezzani Chahdi - [email protected] / 00212 661 326 999 Durée du spectacle : 1 heure 3 II. Lire le roman Le titre Un titre est une clé d’entrée dans un texte. Quelles sont donc les informations données par le titre du roman choisi par Chraïbi… ? Au premier abord, les informations données par le titre (La Civilisation, ma mère !...) semblent assez limitées : ce livre parle de « la civilisation » (laquelle ?) et de « ma mère » (à qui ?). Mais l’interprétation du titre ne s’arrête pas là car celui-ci est construit sur une homophonie très riche de sens (intéressant si on considère que le Maroc a une longue tradition orale). En effet, ce qui se lit « la civilisation, ma mère » peut aussi s’entendre « la civilisation mammaire ». A travers ce jeu de mots, Chraïbi donne diverses indications sur le roman : Le sens premier est l’opposition/confrontation entre, d’un côté, "la civilisation" et, de l’autre, "ma mère", articulés autour de la virgule. Cela nous parle de l’histoire. Définition Homophonie : Termes ou expressions qui se prononcent de la même façon. A ne pas confondre avec… « homographie » : Termes ou expressions qui s’écrivent de la même façon En complément : Quand des termes sont à la fois homophones et homographes, on dit qu’ils sont homonymes. Le sens second nous parle du propos en nous révélant la portée "féministe" du texte, qui va nous parler non pas d’une simple civilisation mais d’une civilisation centrée sur la femme (nourricière). Ce point est mis en valeur dans le roman (et dans la pièce) quand le père s’interroge sur ce que peut devenir une civilisation qui ne se nourrit pas de la force des femmes. Le genre La Civilisation, ma mère !... appartient au genre romanesque mais, dans ce genre même, l’auteur maintient une certaine ambiguïté entre le roman biographique et le roman. A aucun moment il n’est dit clairement que ce roman est (entièrement ou partiellement) autobiographique mais l’ambiguïté est bien réelle. Elle est tout d’abord annoncée par le possessif « ma » utilisé dans le titre qui, comme tout possessif, désigne à la fois un objet défini (ici la mère) et celui auquel il se rapporte (le fils). Elle est ensuite renforcée par la narration à la première personne : tout est vu à travers les yeux des fils. Mais, sur ce point, la première partie du roman n’est pas comparable à la seconde. Dans la première partie (la plus longue), le narrateur n’est jamais nommé (l’auteur nous laisse donc la possibilité d’imaginer qu’il s’agit de lui). Il raconte avec une vision rétrospective (faisant des allersretours dans la chronologie) sans que soit clairement défini le temps et le contexte de narration. C’est le mode employé la plupart du temps dans les biographies. A l’inverse, la seconde partie est racontée par un personnage nommé (Nagib, le grand frère) et le contexte et le temps de la narration (l’écriture d’une lettre) sont clairement définis. C’est un mode narratif plus romanesque. 4 Résumé Nous sommes dans le Maroc des années trente. Deux frères issus d’une famille traditionnelle (un père qui travaille et une mère enfermée à la maison), veulent que leur mère devienne une femme moderne. Ils vont donc tout faire pour lui faire découvrir les progrès de la civilisation. Découpage Le roman est découpé en deux grandes parties. Une première partie en dix chapitres intitulée « Être » et une seconde partie en sept chapitres intitulée « Avoir ». Dans la première partie la parole est donnée au cadet qui raconte (à la première personne) l’histoire de sa mère jusqu’à ce qu’il parte pour Paris. C’est alors son frère aîné Nagib qui devient le narrateur à travers une lettre qu’il écrit à son frère. La première partie revient sur l’enfance de la mère : à six mois elle devient orpheline, des parents bourgeois la recueillent et elle devient bonne. Puis elle se marie à l’âge de treize ans à un autre bourgeois qu’elle ne connait pas. Elevée dans la tradition marocaine, la jeune femme n’a alors qu’un souci : remplir ses fonctions de mère et d’épouse. Mais son monde commence à vaciller quand arrivent dans la maison les produits de la civilisation (téléphone, radio…). Même si elle ne comprend pas tous ces objets (elle confond la prise d’un fer à repasser avec un crochet « pour le suspendre après usage » et elle croit que c’est un magicien qui anime le poste de radio), leur venue va lui offrir une fenêtre inespérée sur le monde extérieur. En cachette du père, commerçant prospère, ses fils décident alors d’ « éduquer » leur mère. Ils lui offrent des vêtements occidentaux et la font sortir de la maison qu’elle n’avait pas quittée depuis son mariage. Elle découvre alors les nouveautés culturelles et techniques, comme le cinéma. Celles-ci transforment son existence mais aussi sa façon de penser. Dans la seconde partie, Nagib a abandonné ses études et continue de partager des moments de découverte avec sa mère. Cette dernière s’émancipe de plus en plus : « Je ne suis pas en train de me libérer de la tutelle de ton père pour venir te demander ta protection ». Elle développe ses propres opinions : « À la porte, Tolstoï ! […] Tu as écrit des choses merveilleuses sur l’amour et les femmes, mais tu as été un tyran dans ta vie privée, j’ai contrôlé. À la porte, ouste ! à la porte, les poètes arabes à la poésie de cendres ! […] Si vos vers sont vrais, pourquoi diable notre société est-elle malade ? pourquoi a-t-elle cloîtré les femmes comme des bêtes, pourquoi les a-t-elle voilées, pourquoi leur a-t-elle coupé les ailes comme nulle part ailleurs ? ». Elle découvre la politique aussi : elle adhère aux mouvements de libération des femmes et s'intéresse au combat pour l'indépendance de son pays. Elle va même jusqu’à rencontrer le général de Gaulle. Cette rencontre la pousse à se confronter à son mari. Elle accède ensuite à l’enseignement et passe son BAC puis son permis. Finalement, elle décide de quitter le pays et le père pour rejoindre son fils cadet en France. 5 Présentation des personnages La mère Au début du récit, c’est une femme ignorante de trentequatre ans qui vit recluse dans une maison qu’elle n’a pas quittée depuis son mariage à treize ans. Elle n’existe que pour sa famille. A l’initiative de ses deux fils elle va découvrir le monde moderne et extérieur et se transformer peu à peu. Sa transformation passe par diverses étapes : la découverte des objets de la civilisation, puis du monde extérieur ; la prise de conscience de son ignorance et de son enfermement ; l’implication dans des problématiques extérieures à son foyer (la lutte des femmes et la conquête d’indépendance de son pays) ; l’opposition au mari ; l’éducation ; et, finalement, le départ. « Habituée à compter sur ses doigts (ceci est ma maison et j’y mourrai, celuici est mon époux, celui-ci est mon fils, celui-là mon autre fils et tout le reste n’a jamais existé pour moi, m’est totalement inconnu), habituée depuis qu’elle était au monde, depuis trente-cinq ans, à la stricte vie intérieure (peu de pensées, très peu de vocabulaire, quelques souvenirs épars et déteints, beaucoup de rêves et de fantasmes), elle avait toujours été entourée d’une pluie de silence et les seuls dialogues qu’elle pouvait avoir avec les trois étrangers qui habitaient avec elle, c’était ça : le ménage et les repas. Et sa solitude était d’autant plus âcre et vaste que son activité quotidienne était débordante […]. Pourquoi aurait-elle était malheureuse ainsi ? Le bonheur ne s’apprend qu’avec la liberté. » Extrait du roman. Le père Si la mère représente l’évolution de la place des femmes dans la société, le père représente l’évolution de la pensée de cette même société. C’est un riche bourgeois, ni méchant, ni despote mais entièrement ancré dans la tradition et qui considère que le rôle du mari est d’entretenir sa famille et celui de l’épouse de la servir. A l’inverse, sa vision économique du monde fait preuve d’un grand modernisme (ce qui n’est pas nécessairement paradoxal). Au court du récit, ses habitudes et ses certitudes sont chamboulées par l’évolution de la mère et il change de mentalité. Il en vient même à aider sa femme dans sa quête de savoirs. Les fils Les fils sont de parfaits opposés (par leur corpulence, leur niveau d’étude, leur caractère) mais ils ont une caractéristique en commun : ils adorent et admirent leur mère. Et c’est cet amour indéfectible qu’ils transmettent tout au long du récit. Ils sont tour à tour ses protecteurs (auto-proclamés) et ses compagnons de jeu puis de découverte. Ce sont les narrateurs du récit. Elevés dans un milieu privilégié et dans une société moderne, ils nous présentent l’évolution du Maroc mais surtout d’une famille des années 30’. Ils sont à la fois acteurs et initiateurs des transformations irréversibles de leurs parents. 6 Driss Chraïbi, l’auteur du roman Driss Chraïbi est l’un des grands écrivains marocains de langue française. Né en 1926 à Mazagan (aujourd’hui El-Djadida), il fait ses études à Casablanca, avant de partir pour la France en 1945 pour étudier la chimie. Il fait tous les métiers avant de devenir ingénieur. En 1954, il publie son premier roman, Le Passé Simple. Le roman, loin des clichés, est très bien accueilli par la critique française. Par contre, il est assez mal reçu par les intellectuels marocains qui l’accusent de trahir son pays par ses critiques acerbes de la société traditionnelle. Ce n’est qu’en 1967, lorsque la revue Souffle lui consacre son premier numéro, qu’il est finalement réhabilité dans son pays. Mot d’auteur Quoi qu’il en soit, Le Passé Simple marque le début d’une brillante carrière d’écrivain (une quinzaine de livres) au court de laquelle il s’essaye à différents genres. Il écrit des romans historiques qui le rapprochent du Maroc, mais garde son humour féroce pour une série de romans policiers plutôt loufoques dont le personnage central est l’inspecteur Ali. Au court de sa vie, il a reçu de nombreux prix littéraires dont celui de l'Afrique méditerranéenne pour l'ensemble de son œuvre en1973 ou encore le Prix de l'amitié franco-arabe en 1981… Driss Chraïbi est mort en France en avril 2007. « La littérature marocaine d'expression française naît véritablement en 1954, lorsque Sefrioui publie La Boîte à merveilles et Chraibi publie Le Passé simple. Deux livres fascinants, aux antipodes l'un de l'autre, mais qui tous deux placent la barre très haut. Le Passé simple est pour moi le grand livre de la littérature marocaine du XXe siècle, ne serait-ce que par la parfaite adéquation entre le sujet traité et la langue riche, précise, violente qui est utilisée pour le traiter. » Fouad Laroui Source : Bibliomonde – www.bibliomonde.com/auteur/driss-chraibi-97 Du Passé Simple à La Civilisation, ma mère !... Avec Le Passé Simple, Driss Chraïbi fait entrer la littérature marocaine dans la modernité. Un peu moins de vingt ans plus tard (1972), il publie La Civilisation, ma mère !..., une œuvre qui nous plonge à nouveau dans une société/famille marocaine tiraillée entre modernisation et conservatisme. Or, les deux œuvres ont plus d’un point en commun : Le contexte est, dans les deux cas, une famille marocaine aisée dans le Maroc des années 40’-50’. Dans les deux cas, le livre raconte une histoire familiale à travers le regard d’un fils. Et, dans les deux cas, il met en scène un père autoritaire, moderne à l’extérieur, conservateur à l’intérieur, des fils en opposition aux valeurs paternelles et une mère domestiquée, dépassée par les évènements… Mais, si le portrait que fait Chraïbi de la société n’a pas changé, le ton, lui, n’a rien à voir. Dans Le Passé Simple (raconté à la troisième personne par un narrateur omniscient), le ton est sombre et le Maroc dépeint est triste, pesant, violent ; à l’inverse, La Civilisation, ma mère !... dépeint un Maroc vivant, énergique, gai (même si empêtré dans ses contradictions). Dans Le Passé Simple, les choses ne peuvent changer qu’après le drame : la mort de la mère et de l’enfant ; tandis que, dans La Civilisation, ma mère !... les personnages sont capables d’apprendre et d’évoluer d’eux-mêmes.En comparant ces deux œuvres, on constate donc que, si les thématiques chères à Chraïbi n’ont pas changé avec le temps, son regard, lui, s’est adouci. 7 Être et Avoir : Quelques clés philosophiques Platon : « Je sais que je ne sais rien » Le roman de Chraïbi est un roman initiatique en cela qu’il raconte le parcours de la mère qui passe de l’ignorance à la connaissance. Selon le découpage du roman, cette initiation se fait en deux temps : d’abord elle apprend à « être » et ensuite à « avoir ». L’explication de ce découpage est contenue dans le chapitre 8 de la première partie : « Elle ne cherchait pas à savoir mais à comprendre, à être et non à avoir ou à posséder. » Autrement dit : il faut d’abord être pour avoir. En effet, dans la première partie, consacrée à l’apprentissage de l’ « être », on remarque que la mère est incapable d’assimiler complètement les objets et les idées extérieures. Cette première partie est donc consacrée à la découverte du monde extérieur, des autres, mais surtout d’elle-même : « Maman découvrait les autre. Ceux qui n’étaient ni de son enfance ni du monde de mon père. […] Elle nous découvrit, nous. Ses enfants. […] Et cela fut ainsi : ce jour-là, il n’y eut plus de carapace, plus une écaille. Elle se vit, elle – existante, toute nue dans un monde nu. » Littérature Le roman initiatique : Le roman initiatique est un genre particulièrement apprécié par les philosophes du XVIIIe siècle tels que Voltaire (Candide, Zadig). Dans ces romans assez faciles d’accès, on suit l’histoire d’un personnage naïf qui est amené à découvrir le monde. Cette configuration permet à l’auteur de poser un regard critique sur le monde tout en présentant d’une manière ludique ses idées philosophiques. La mère ne devient donc « perméable » au monde extérieur qu’une fois qu’elle fait cette découverte : elle ne sait rien. Elle peut alors commencer à apprendre. En cela, on retrouve dans le roman la pensée de Platon qui, avec son « Je sais que je ne sais rien. » suggère que pour apprendre il faut tout d’abord admettre son ignorance. De la connaissance de notre ignorance découle notre désir de savoir… Vision moderne et marocaine de l’allégorie de la caverne Le roman de Chraïbi évoque aussi une allégorie célèbre de Platon : l’allégorie de la caverne. Dans cette allégorie des hommes sont enchaînés dans une caverne, tournant le dos à la lumière (la connaissance). Ils ne perçoivent qu’une faible lueur et ne connaissent du monde extérieur et d’eux-mêmes que les ombres projetées sur le mur (leurs croyances). Lorsque l’un d’eux est libéré de ses chaînes et poussé vers la sortie, il est d’abord ébloui et souffre et est tenté de rebrousser chemin ; mais s’il continue à regarder du côté de la lumière, L’existentialisme : il finira par s’y habituer et pourra accéder à la vérité. Philosophie L’existentialisme est un courant philosophique et littéraire du XXe siècle qui considère que l’homme est maître de sa destinée et de sa pensée et peut donc, à tout moment, apprendre et évoluer selon son propre désir. N’est-ce pas aussi le parcours de la mère enfermée dans sa maison (porte fermée à clef, sans électricité) ? A ce moment-là elle vit dans un monde rempli par ses fantasmes. Il faut la pousser de force hors de chez-elle car cette "lumière" l’effraie et la fait souffrir : « Je me demande si vous avez bien fait […] d’ouvrir la porte de ma prison. » Mais, finalement, elle l’affronte et accède au savoir. 8 III. Voir la pièce Note d’intention du metteur en scène Mon objectif pour cette nouvelle création est toujours le même : amener le théâtre là où il ne va habituellement pas (et, plus particulièrement ici, dans les écoles) pour parler et interagir directement avec un public qui ne va pas nécessairement au théâtre. Une manière simple et directe d’aller audevant du public. C’est pourquoi nous avons décidé, Amal Ayouch et moi, de nous livrer à cet exercice qui consiste à monter un monologue sans décor et sans fioritures dans un endroit plus familier au public qu’à nous-mêmes… Pour le temps d’une représentation, les rôles sont ainsi inversés et le public, habituellement usager des lieux, s’y voit accueilli par la comédienne dans un spectacle intime, à portée de souffle. De cette manière, et à travers ce spectacle, nous voulons provoquer des rencontres autour des problématiques universelles qui sont portées par le texte de Chraïbi, qui décrit avec tendresse et simplicité un magnifique portrait de femme. Karim Troussi. Pourquoi monter ce texte ? Théâtre La commande d’écriture : Au théâtre, la commande d’écriture est un procédé souvent utilisé qui consiste à demander à un auteur d’écrire une pièce en fonction d’un certain nombre de contraintes. Dans le cas présent il s’agissait d’adapter le roman de Driss Chraïbi en un monologue pour femme d’une durée moyenne d’une heure et jouable dans des lieux insolites. J’ai été très touchée à la fois par l'émerveillement de cette femme, son regard neuf et enthousiaste sur tout mais aussi par son parcours courageux (avec, évidemment, tout cet amour et cette tendresse qu'elle reçoit et dégage aussi). J'ai pensé à toutes nos mères et grands-mères qui ont vécu cette époque, ont souffert en silence, se sont battues en silence... et je me suis dit que c'est grâce à elles que nous, les femmes d'aujourd'hui, avons pu gagner en liberté (même si pour certaines cela reste encore "presque rien"). Même si, aujourd'hui, on a l'impression de ramer ou de butter contre des préjugés sociaux, même si on a parfois envie de partir ailleurs, là où les traditions sont moins pesantes, eh bien cela reste moindre comparé à tout ce qu'ont enduré nos grands-mères… Ce texte m'a fait du bien et je voulais aussi partager cela avec le spectateur : lui dire qu'on peut encore apprendre à s’émerveiller car la nature et la vie sont pleines de merveilleux et lui dire que le combat extérieur permet aussi d'affronter nos démons intérieurs. Amal Ayouch, comédienne. 9 Synopsis Après une vie passée à secouer les archaïsmes de la société, une femme vient de mourir. Au troisième jour du deuil, sa petite-fille accueille les gens venus lui dire adieu. En attendant l’arrivée de son père et de son oncle, elle décide de revenir avec les convives sur la vie peu banale de cette grand-mère. Durant ce laps de temps suspendu, elle évoquera la grand-mère d’avant, inculte et recluse et le parcours, pas à pas, qui l’a amenée à découvrir le monde, son mari, ses fils et surtout elle-même. Adapter le roman Il n’est pas rare de voir des romans être adaptés au théâtre mais ça n’en reste pas moins un véritable challenge car une pièce de théâtre et un roman ne représentent pas du tout les mêmes contraintes d’écriture. En effet, le roman est un genre beaucoup plus libre : l’auteur peut y faire apparaitre autant de personnages et de décors qu’il le souhaite, il peut aussi changer les modes narratifs à volonté ou bien prendre le temps d’expliquer un concept… A l’inverse, le théâtre est un genre qui jongle avec les contraintes : la durée, le nombre de personnages, le nombre de décors, d’accessoires et de costumes, la faisabilité, les transitions… sont autant de choses qu’il faut prendre en compte lorsqu’on écrit une pièce. Et lorsqu’on adapte une œuvre au théâtre, on doit en plus considérer le langage (ou style) de l’auteur, qu’il faut à la fois conserver et rendre « oral ». Dans ce cas précis, le roman de Chraïbi présentait un certain nombre de difficultés par rapport aux contraintes d’écriture que je me devais de respecter : 1/ Ecrire un monologue : le texte comporte quatre personnages centraux. 2/ Jouable n’importe où : le roman utilise beaucoup l’ellipse mais, hors d’un théâtre, on ne peut pas utiliser les « noirs » pour signifier un changement de scène. 3/ Jouable par une femme : la mère, personnage « raconté » (et pas « racontant »), est le seul personnage féminin du roman. 4/ Durant, au maximum, une heure : le roman est très riche en évènements. 5/ Respectant le style de Chraïbi : le roman est proche du conte et c’est donc un vrai piège pour le comédien qui doit « jouer » et non « raconter ». Il m’a donc fallu à la fois modifier le contexte de narration et le personnage narrateur (en inventant le personnage de la petite-fille) tout en restant le plus près possible du roman… Un challenge ! Définition Le monologue : Le monologue est un procédé théâtral qui consiste à mettre en scène un seul acteur disant l’ensemble du texte. Le noir : On dit qu’on « fait le noir » lorsqu’on coupe toutes les lumières qui éclairent le plateau. C’est un procédé couramment utilisé pour les transitions entre les scènes. L’ellipse : L’ellipse est une figure de style qui consiste à omettre des éléments en principe nécessaires à la compréhension. Le texte de Chraïbi est elliptique en cela qu’il passe d’un évènement à l’autre sans transition. Emilie Malosse, auteur-dramaturge. 10 Étude comparée Le roman : La pièce : « On passait un nœud coulant au cou du mouton et on attachait l’autre bout de la corde à un barreau de la fenêtre. Et c’est alors que commençait la danse rituelle de la tonte. « Elle passait un nœud coulant autour du cou de l’animal et attachait l’autre bout de la corde à un barreau de la fenêtre. Comme ça, il était piégé. Et maintenant, imaginez la scène : ma grand-mère, petite, menue et décidée comme elle a toujours été, faisait face à l’animal puis lui tournait soudain le dos avec dépit : L’animal dansait n’importe comment, sans aucun sens artistique, en s’accompagnant de bêlements si plaintifs que je cherchais autour de moi qui pouvait bien jouer de la flûte de Pan. Le rire de Nagib valsait et tanguait dans toute la maison. Des voisins frappaient à notre porte, nous reprochant de battre des enfants en bas âge. Quant à ma mère, elle ne perdait ni son sang-froid ni sa ténacité. Sautillant à pas de Sioux, elle tournait le dos au mouton et disait à voix très haute, détachant les syllabes, afin que même ce corniaud d’animal pût le comprendre : — Je n’aime pas la laine. Ce n’est pas bon, la laine. Du tout, du tout, du tout !... On ne fabrique rien avec de la laine, pouah ! Et, brusquement, elle faisait volte-face, bondissait sur l’animal et les redoutables ciseaux japonais faisaient entendre un cliquetis de fonte. — Vite, vite, vite ! criait ma mère. Nagib, va chercher le balai. Il y a une touffe, je la vois. Elle est là, entre ses pattes. A la fin de la journée, il y avait un tas de laine dans le coffre à bois – et quelques lambeaux de peau. Ma mère était en nage. Nagib était aphone et avait les yeux secs comme des cailloux tant il avait ri et pleuré de rire. Quant au mouton, personne dans le quartier, et surtout pas le boucher, ne voulait l’acheter. A aucun prix. Il s’était transformé en un mustang fou furieux, avec des symptômes psychosomatiques. Et il ne voulait plus entendre parler de rien, ni d’arène, ni de danse, ni de rodéo. Tout agité de tics, les yeux hors de la tête et la langue pendante, il faisait entendre une sorte de miaulement : pitié, pitié !... » ― Je n’aime pas la laine. Ce n’est pas bon, la laine. Du tout, du tout, du tout !... On ne fabrique rien avec de la laine ! (Bien sûr, elle détachait chaque syllabe pour que même l’animal puisse comprendre.) Et, brusquement, elle faisait volte-face, bondissait sur lui avec ses immenses ciseaux. Le mouton devenait complètement fou. Il bêlait de tout son cœur et, elle, suante dans ses habits pseudo traditionnels, bondissait et hurlait tout en lui assenant de grands coups de ciseaux. Le mouton perdait à la fois sa laine, sa peau. C’était blanc, c’était rouge. Ça giclait dans tous les sens. De la laine et du sang partout. En un mot : épique. Avant la fin de la tonte, le mouton s’était transformé en un mustang fou furieux, avec des symptômes psychosomatiques. Pour vous dire, à chaque tonte, des voisins venaient frapper à la porte en lui reprochant de battre des enfants en bas âge ! (Si sa méthode s’était transmise dans la famille, je ne vous dis pas le documentaire mémorable qu’on aurait pu faire sur les "traditions ancestrales" de la tonte !) » Stylistique Il existe différentes manières de rendre vivant un récit. Quelles sont les différences ? Comment la scène a-t-elle été modifiée ? Expliquez l’effet produit par les modifications. Entre autres, on peut jouer sur le temps des verbes, le choix des pronoms, la composition des phrases et le lexique. A l’oral, on ajoute souvent des apostrophes, des commentaires, des onomatopées… A noter : certains temps verbaux (comme le passé simple) sont moins naturels à l’oral qu’à l’écrit. 11 IV. Les grands thèmes Le Maroc des années 30’ – 40’ Une société à deux vitesses Dans les années 30’-40’ le Maroc est sous les protectorats français et espagnol et donc sous le contrôle de l’Occident. Sous l’influence du protectorat, le pays connait une importante expansion économique qui va aboutir à une urbanisation rapide et au développement des infrastructures (routes, voies ferrées, usines…). Entre autres, Casablanca (ville où se situe l’histoire du roman) connait un développement fulgurant. Ce contexte est bien présent dans le roman à travers le personnage du père qui souhaite l’industrialisation rapide du pays et défend une forme de commerce très moderne. Le fossé se creuse alors de plus en plus entre l’élite marocaine (dont fait partie le père) et le peuple qui subit le même sort que tous les autres peuples colonisés. Dans La Civilisation, ma mère !... cette ambivalence se fait jour à travers la différence de parcours des fils : le cadet va au lycée français, côtoie la bourgeoisie européenne et part faire ses études à Paris tandis que l’ainé côtoie la rue et le peuple et participe à une économie parallèle. De plus en plus d’européens s’installent dans le pays pour profiter de son essor (on le voit dans le roman quand la mère raconte ce qu’elle a vu dehors : des européennes perchées sur leurs talons et faisant les magasins) et amènent avec eux les produits de leur civilisation et leur culture. Le Maroc est alors tiraillé entre un quotidien domestique très traditionnel et conservateur et une vie sociale extérieure de plus en plus moderne. Pour les plus riches, le développement urbain (installation de l’électricité, des lignes téléphoniques…) va permettre peu à peu de faire entrer la modernité (au moins technique) dans le foyer… Mais les idées et les habitudes, elles, ont la vie dure ! La Seconde Guerre mondiale Après la défaite de la France en 1940, le régime de Vichy impose sur ses territoires des mesures antisémites. Le sultan Mohammed V refuse de s’y plier ce qui fait du Maroc un point d’ancrage tout désigné pour les Alliés. Mais ce n’est qu’en 1942, après le débarquement américain sur les côtes marocaines, que le Maroc quitte officiellement les forces de l’Axe pour rejoindre le camp des Alliés. Suite à la victoire alliée en Afrique, le souverain chérifien donne son soutien à l’organisation et au recrutement des forces françaises en Afrique. Le Maroc perdra 25 000 hommes dans cet effort de guerre. Chronologie Dans le roman, quelques indices permettent de reconstituer un semblant de chronologie : La mère nait vers 1906. Elle se marie donc au début des années 20’, puis accouche de ses fils dans les années qui suivent. La "civilisation" entre dans la maison vers 1937-38. Le fils cadet part pour la France entre 1940 et 1942. Elle s’émancipe de la tutelle de son mari vers 1943 et commence à étudier et à s’impliquer socialement pour la libération des peuples et des femmes. Le récit se termine après l’Indépendance du Maroc, donc vers 1956. 12 La Conférence d’Anfa Dans le roman, le seul évènement historique daté est la Conférence d’Anfa, plus couramment appelée la Conférence de Casablanca. Cette conférence a eu lieu à l’hôtel Anfa du 14 au 24 janvier 1943. L’objectif de cette conférence était d’organiser l’effort de guerre et de décider de l’avenir de l’Europe après-guerre. La conférence a été initiée par Franklin Roosevelt, président des Etats-Unis, et Winston Churchill, premier ministre anglais, qui y avaient convié le chef d’Etat soviétique Joseph Staline et Henri Giraud et Charles de Gaulle, les généraux français des Forces Françaises Libres. Staline déclina l’offre. Histoire Dans le roman, le général de Gaulle est presque représenté comme la figure centrale de la Conférence d’Anfa or, loin d’en être l’instigateur, le fameux général avait même refusé d’y participer jusqu’à ce que Churchill le menace de lui retirer son soutien. Durant la conférence, les Alliés décidèrent d’exiger la reddition sans condition des puissances de l’Axe, de poursuivre leur aide à l’Union soviétique, d’envahir la Sicile puis l’Italie dès la fin des combats en Tunisie et de la direction conjointe des forces françaises par les généraux Giraud et de Gaulle. La conférence a marqué un tournant dans la guerre mais elle fut aussi un précieux symbole pour les indépendantistes marocains car le sultan Mohammed V y fut convié et y reçut tous les honneurs dus à un chef d’Etat. La montée des revendications indépendantistes La seconde Guerre Mondiale apporte dans les pays colonisés un profond sentiment d’injustice (pourquoi subit-on cette guerre qui n’est pas la nôtre ?). C’est d’autant plus vrai pour les colonies françaises, car la défaite de la France et la politique du régime vichyste jettent le discrédit sur la métropole. Le Maroc vit une première scission avec la métropole lorsque le sultan refuse les mesures antisémites exigées par Vichy tandis que Charles Noguès (alors en charge du Maroc) autorise l’installation de la Commission allemande d’armistice à Casablanca. La seconde scission a lieu avec le débarquement anglo-américain sur les côtes. Les revendications prendront différentes formes avant d’aboutir finalement à l’obtention de l’Indépendance en 1956. Dans La Civilisation, ma mère !... la mère se fait l’écho de la montée des revendications indépendantistes. Elle exprime assez régulièrement son incompréhension face à la colonisation : « Mais pourquoi sont-ils nos maîtres ? Ici ? Chez nous ? Tu peux m’expliquer ? » Elle ira jusqu’à organiser une marche sur Anfa pour aller à la rencontre du général de Gaulle et réclamer la liberté et l’égalité pour tous les peuples. Mais la mère se fait aussi critique une fois l’Indépendance obtenue, jugeant que les politiciens n’ont pas su se saisir de leur Indépendance pour faire évoluer les choses dans le bon sens. 13 La place des femmes Traditionnellement, on place les femmes dans l’intime, le secret. Elles sont les garantes du confort du foyer tandis que l’homme est censé être le représentant social de la famille et garantir son bon rapport (économique et social) avec le monde. Dans ce monde binaire, la Il faudra attendre 1963 pour femme est privée de savoirs "inutiles" et maintenue dans l’idée que que le Maroc accorde le droit de la curiosité est une maladie. Elle est donc d’emblée exclue de toute vote aux femmes…mais il est loin possibilité d’évolution. d’être le mouton noir du monde Société Avec cette œuvre, Chraïbi nous montre à quel point cette exclusion ancestrale (en plus d’être absurde et injuste) est incompatible avec le développement des civilisations. A travers une série d’anecdotes (la tonte, le fer à repasser, la téléphone…), il met en scène cette incompatibilité : confrontée à un monde qui la dépasse, la mère devient malgré elle une sorte de clown émerveillé et incapable d’utiliser correctement les objets de la civilisation censés améliorer le quotidien (la radio devient son ami, le fer électrique est utilisé à l’ancienne, elle appelle n’importe qui avec le téléphone…). puisque le Koweït ne leur a accordé ce même droit qu’en… 2005 ! Sans parler de L’Arabie Saoudite où un tel droit n’existe même pas… La France, quant à elle, tout pays des Droits de l’Homme qu’elle est, ne l’a accordé qu’en 1946 et fait pâle figure face à l’Etat du Wyoming (USA) qui l’a accordé dès 1869 (uniquement pour les Blancs) ! Chraïbi nous montre l’imbrication complexe de la tradition sexiste dans la société. Par exemple, on peut voir dans le roman comment les femmes participent elles-mêmes à leur enfermement (au début, la mère a peur de l’inconnu et de l’extérieur) ou encore comment un homme intelligent et qui se veut moderne (le père) peut perpétuer une tradition absurde sans jamais la remettre en cause. Il nous montre aussi que les femmes ont été aux premières loges des revendications indépendantistes, parfois sans voir l’enfermement plus intime dont elles étaient victimes dans leur propre foyer… Mais Chraïbi fait de la mère un personnage positif. La mère, elle, dépasse ses propres habitudes, elle apprend de ses revendications indépendantistes et acquiert sa liberté domestique et sociale. Le père aussi change… Les personnages de Chraïbi sont donc emblématiques. A travers eux il nous démontre que non seulement les femmes ne sont pas ce que la société traditionnelle croit (des êtres faibles nécessitant protection et incapables d’évoluer dans l’espace public) mais en plus qu’il n’est jamais trop tard pour changer cette idée. Littérature La condition des femmes musulmanes est un sujet cher à Driss Chraïbi. Il en fait d’ailleurs un triste portrait dans son premier roman Le Passé simple… En plaçant le récit du point de vue d’un homme, Chraïbi affirme sa vision féministe. D’ailleurs, ce n’est pas anodin s’il met dans la bouche du père (qui a lui-même entretenu sa femme dans l’ignorance) un discours sur l’absurdité de la répartition traditionnelle des tâches et des espaces. Depuis, les études ont prouvé que la mixité (de genre mais aussi de cultures) est un facteur de bon développement en politique, dans les entreprises et, plus généralement, dans les sociétés. 14 Une critique des sociétés A travers La Civilisation, ma mère !... Chraïbi remet plus que jamais en cause la société patriarcale qui a mis en place une civilisation de façade au Maroc. Dans un premier temps, Chraïbi nous plonge au cœur d’un mode de vie traditionnel et dépassé par le progrès technologique… D’un côté, il dessine le père – « symbole de cette civilisation dans laquelle il existait en complet veston. Moderniste d’objets, non d’idées. » – qui suit (et fait suivre) sans le moindre écart les règles d’un islam et d’une société sexiste et passéiste qui cause l’ignorance d’une femme qui, pourtant, brille d’intelligence. De l’autre, il dessine la mère, victime de ladite société. Il lui faudra faire connaissance avec les objets et les idées d’une autre civilisation pour évoluer et gagner sa liberté. Elle finira d’ailleurs par rejeter tous les préceptes imposés par sa société civilisation ; entre autres, l’aspect religieux : « Pourquoi diable notre société est-elle malade ? pourquoi a-t-elle cloîtré les femmes comme des bêtes, pourquoi les a-t-elles voilées, pourquoi leur a-t-elles coupé les ailes comme nulle part ailleurs ? ». Elle finira de rejeter symboliquement la religion, à table, lorsqu’au lieu des grâces elle se contentera de lancer un joyeux « Bon appétit ! » Parallèlement au parcours de la mère, Driss Chraïbi nous raconte en filigrane la conquête de l’indépendance du Maroc, tout en nous disant bien à quel point les responsables (des hommes) ont été incapables d’amener des idées nouvelles…contraste mis en valeur par le personnage de la mère qui n’est pas écoutée alors qu’elle était parmi les premières à s’engager… Dans un second temps, il critique la civilisation occidentale. La Seconde Guerre mondiale montre la faillite d’une civilisation coupée de son humanité ; le contraste entre la salutation paternaliste de de Gaulle et les revendications de la mère marque l’échec de la colonisation ; l’image des femmes occidentales, libres mais enfermées dans leur image de féminité, raconte la vanité de la civilisation moderne occidentale… Même s’il propose la société occidentale comme un modèle temporaire vers lequel la société marocaine pourrait tendre, Chraïbi ne se prive pas non plus de la critiquer. Très symboliquement, la mère rejette dans la même tirade les poètes arabes et les grands noms de la littérature occidentale… Il n’y a donc pas de société idéale dans le roman mais seulement des « valeurs » vers lesquelles tendre pour construire une société meilleure et, bien entendu, ces valeurs ne sont ni celles de la société marocaine, ni celles de la société occidentales ; ce sont les valeurs de la mère. Amal Ayouch dans La Civilisation, ma mère !... 15