Une histoire de nice - Université Rennes 2

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Une histoire de nice - Université Rennes 2
22e CONGRES DE LA SOCIETE
INTERNATIONALE ARTHURIENNE,
22nd CONGRESS OF THE
INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY
Rennes 2008
Actes
Proceedings
Réunis et publiés en ligne par
Denis Hüe, Anne Delamaire et Christine Ferlampin-Acher
POUR CITER CET ARTICLE, RENVOYER A L’ADRESSE DU SITE :
HTTP://WWW.UHB.FR/ALC/IAS/ACTES/INDEX.HTM
SUIVIE DE LA REFERENCE (JOUR, SESSION)
Une histoire de nice : Excillé dans le Perceforest et ses
rapports avec Perceval dans le Conte du Graal.
Introduction :
Vaste roman en prose probablement remanié si ce n'est composé
au 15e, le Perceforest s'efforce, en six livres, de combler le fossé qui sépare
le Roman d'Alexandre de la matière de Bretagne. Désireux de conter la
préhistoire des temps arthuriens, l'auteur s'est appuyé sur une longue
tradition romanesque s'inspirant, non seulement d'une matière vague mais
vraisemblablement très précisément de l'œuvre de Chrétien de Troyes et, en
particulier, du Conte du Graal. Certains de ces parallèles entre le roman de
Chrétien et le Perceforest ont déjà fait l'objet d'études ; je pense notamment
à l'article de Christine Ferlampin-Acher «Perceforest et Chrétien de Troyes» 1
ou à celui de Jane Taylor «Perceval/Perceforest: Naming as Hermeneutic in
the Roman de Perceforest» 2 . Je me propose aujourd'hui d'examiner une autre
manifestation de cette influence avec le personnage d'Exillé qui paraît avoir
été construit sur le modèle de Perceval. Il s'agira d'étudier les éléments de
cette reprise puis d'en analyser la portée et les limites.
I] Un nouveau Perceval ?
a) Entrée en scène d'un jeune nice
1 Christine FERLAMPIN-ACHER, « Perceforest et Chrétien de Troyes », dans De sens rassis. Essays in
Honor Rupert T. Pickens, éd. K. BUSBY, B. GUIDOT, L. E. WHALEN, Amsterdam New-York, Rodopi,
2005.
2 Jane H.M. Taylor, « Perceval/Perceforest: Naming as Hermeneutic in the Roman de Perceforest » dans Romance
Quarterly, Vol. 44, 4, 1997, p.201-214. A ce sujet on peut d'ailleurs signaler que le questionnement
identitaire occupe une place importante dans Perceforest.
POUR CITER CET ARTICLE, RENVOYER A L’ADRESSE DU SITE :
HTTP://WWW.UHB.FR/ALC/IAS/ACTES/INDEX.HTM
SUIVIE DE LA REFERENCE (JOUR, SESSION)
ACTES DU 22e CONGRES DE LA SOCIETE INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008
PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008
Excillé est un jeune gallois, fils d'une veuve qui vit au cœur de la
forêt dans une maison qui « n'est de plus riche bois que de fougieres » (livre V, f.
24 v). Autant de détails qui fondent sa parenté avec le héros de Chrétien
mais ne sont révélés que très tardivement dans le récit (au vers le folio 321)
; j'y reviendrai. Cependant, dès son entrée en scène (livre V, f. 12) Excillé
apparaît comme le pendant Perceval. Voici la scène rapidement résumée :
un ménestrel nommé Ponchonnet chevauche seul. Parvenant à une
fontaine il aperçoit un jeune homme qui s'y désaltère. Il le salue mais le
jeune garçon, Excillé, ne sait pas lui répondre. A la place, n'ayant vu, de
toute sa vie, ni ménestrel ni harpe il interroge Ponchonnet qui lui fait alors
une démonstration de ses talents en lui chantant un lai. Fasciné, conquis,
Excillé décide de le suivre et de porter sa harpe, refusant de la lui rendre si
ce n'est pour qu'il en joue.
La ressemblance entre les deux nices concerne d'abord leur allure
générale. Ainsi, l'équipage de notre héros, (un roncin et un arc) n'est pas
sans rappeler celui de Perceval (« chaceor » et javelots). Dans les deux cas,
monture comme arme traduisent une certaine rusticité fort éloignée de
l'équipement chevaleresque :
« avoit auprés de lui ung roncin et ung arcq pendant a l'arsçon
de sa selle avec plusieurs sayettes », Perceforest, f.12
« Que sa sele ne meïst
Sor un chaceor et preïst
Trois javeloz et tot ensi
Or do menoir sa mere issi », Conte du Graal, v.75-78
Cette « parenté » s'étend également à la situation (une rencontre
inédite) et aux réactions affichées par les deux nices. N'ayant jamais vu de
ménestrel, Excillé est frappé du même ébahissement que Perceval face aux
chevaliers 3 . Sa surprise se muant en fascination il entreprend, comme son
homologue, de questionner ce représentant d'un nouveau type sur les
insignes de sa fonction (ici la harpe 4 ).
3 « perçu le menestrel atout sa harpe dont il fut moult esbahy car il n'avoit jamais vu menestrel »,
Perceforest, f. 12 et « Ainz mes chevalier ne conui », Conte du Graal, v.170
4 « bien rudement luy demanda qui il estoit […]« et que faittes vous, dist le jouvenceau, de ce qui
vous pent au col ? - Je vous le monstreray, Beau Sire. »«, Perceforest f. 12 v et «Qui estes-vous ? Chevalier sui. » v.169 ; « Que est ice que vos tenez ? » (lance) v.185 ; « Ce que est et de coi vous
sert? » (écu) v.208 ; « Qu'est ce que vous avez vestu ? » (haubert) v 255, Conte du Graal.
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Les deux gallois se caractérisent aussi par leur absence de maîtrise
des règles sociales. Excillé ne sait pas répondre au salut de Ponchonnet et
l'interpelle rudement tandis que Perceval accable de questions un
interlocuteur qui cherche vainement à tirer de lui quelque information. Une
référence animale similaire se retrouve d'ailleurs dans les deux textes. Si
Perceval est « plus fol que beste en pasture » (v. 337), Excillé quant à lui « estoit
comme ramaige » (f.12 v.) 5 .
À cette lacune dans l'art de la communication s'ajoute une certaine
naïveté (pour ne pas dire simplicité d'esprit) qui perce notamment dans le
rapport particulier que ces deux personnages entretiennent avec la question
de la dénomination. Interrogés, l'un sur son nom, l'autre sur celui de sa
mère, ni Perceval ni Excillé ne sont capables de répondre véritablement ou
plutôt autrement que de façon littérale. A la question « quel est le nom de ?
», ils ne livrent le secret d'aucune identité mais évoquent uniquement des
appellations traduisant des liens familiaux ou sociaux (fils / dame et mère).
Ce passage du Perceforest est très proche d'une (probable) interpolation
présente au moins dans deux manuscrits du Conte du Graal (A et L) 6 :
« lui demanda comment il se nommoit. Et il respondy : « Ma
mere me nomma Excillé. – Et mon amy, dist Ponchonnet,
comment se nomme elle ? – Je l'appelle, dist-il, mere et la
maisnie de l'ostel la nomment dame et non autrement »,
Perceforest, f.12 v
« Mes or te prie que tu m'anseignes / Par quel non je t'apelerai. /
Sire, fet il, jel vos dirai, / J'ai non Biaus Filz. – Biaus Filz as
ores ? / Je cuit bien que tu as ancores / Un autre non. – Sire, par
foi, / J'ai non Biaus Frere. – Bien t'an croi, / Mes se tu me
viaus dire voir, / Ton droit non voldrai savoir. / –Sire, fet-il,
bien vos puis dire / Qu'a mon droit non ai non Biaus Sire. / –
Si m'aït Deus, ci a bel non. / As an tu plus ? – Sire, je non, / Ne
« le jouvencel qui estoit comme ramaige sans avoir usance de parler parce qu'il n'avoit comme rien
communiqué avec les gens ne sceut ce que c'estoit », Perceforest, f.12 v et « Galois sont tuit par nature /
Plus fol que beste en pasture » v. 237-238 ; « Il ne set mie totes lois » v. 229, Conte du Graal.
6 Interpolation relevée par Charles Méla dans son édition, critique du manuscrit 354 de Berne, Lettres
Gothique, Live de Poche. Curieusement, cette interpolation est absente du ms 354 de Berne qui est issu
de la même sphère que le Perceforest (il a été copié dans un atelier bourguignon durant la première moitié
XIVe) ; mais elle est présente dans les manuscrits A (Paris Bibliothèque Nationale, 794) et L (Londres,
British Museum, 36614) tous deux datés du XIIIe et rédigés en dialecte champenois pour le premier,
picard pour le second.
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onques certes plus n'an ai oi./ –Si m'aït Deus, mervoilles oi, /
Les greignors que j'oïsse mes / Ne me cuit que j'oie ja mes. »,
Conte du Graal, v.334 et ss.
Au point que l'on pourrait envisager une influence directe.
Perceval et Excillé partagent par ailleurs cette dés-inhibition
infantile ou animale qui leur fait désirer ce qu'ils voient (armes vermeilles
pour l'un, harpe puis armes argentées pour le second) et en chercher
l'obtention immédiate :
« Mais telle fust la voulenté du jouvenceau qu'il voult a toutes
fins porter la harpe de Ponchonnet. Et sachiez que quand il l'eut
pendue a son col il en fust tant joyeulx qu'il se mist a chevaucher
devant moult liement. […] il lui pesoit qu'il lui avoit
enchargié la harpe, mais pour chose qu'il sceut dire ne faire le
jouvenceau ne la lui voult rendre s'il n'en voulloit jouer et
disoit que c'estoit son office de la porter qu'il vouloit servir
d'aucune chose comme raison estoit. », Perceforest, f.13
Dernier élément pertinent de cette rencontre, le ménestrel,
soucieux de bien faire, enjoint à son nouvel apprenti de prendre congé de sa
mère. On sait combien, dans le Conte du Graal, la veuve dame pâtit du
départ pour le moins désinvolte de son fils. Dans le cas d'Excillé, pas de
danger, les adieux sont déjà faits. C'est sa mère, apprend-il au ménestrel, qui
lui a dit de parcourir la forêt et de suivre le premier étranger qu'il
rencontrerait :
« Par ma foy, dist le le jouvencel, je iray partout ou vous irez. - Il
me plaist, bien, dist Ponchonnet, mais ce seroit bien fait de
prendre premierement congé a ta mere. - J'ay, fist il, piesa
prins congé d'elle car elle m'a commandé que je m'en voise avecq
le premier homme estranger que je trouveray sans retourner vers
elle car elle veult nullement que l'on sache ou elle demeure. Puis que ainsi est, dist Ponchonnet, allons nous ent en la garde
de Dieu. », Perceforest, f.13
Conseil maternel pour le moins inhabituel sur lequel je reviendrai,
l'important pour le moment étant de constater qu'une fois de plus l'auteur
de Perceforest jette un pont entre son œuvre et l'épisode qui lui a servi de
modèle.
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Force est de constater qu'à sa première apparition, Excillé
ressemble fort à Perceval. Il est légitime de se demander si cette similarité
persiste au long du récit ou si elle se borne à uniquement à la scène
d'introduction. Qu'en est-il de l'évolution du personnage ? Excillé suit-il le
même parcourt que Perceval.
b) Apprentissage
Qu'est-ce que le Conte du Graal si ce n'est un roman
d'apprentissage? Au gré de ses rencontres, Perceval acquiert un nouveau
savoir (chevaleresque, moral, amoureux, religieux) qui le fait passer du
statut de nice à celui de chevalier accompli (et potentiel conquérant du
Graal). Ce parcours initiatique commence par une rencontre, véritable choc
esthétique qui va susciter chez lui une vocation aussi soudaine
qu'impérieuse.
Pour Excillé les choses ne se passent pas autrement. Comme
Perceval, il est brusquement confronté à un inconnu qui représente une
fonction dont il n'a jamais entendu parler. Il presse cette personne de
questions cherchant à en apprendre plus en particulier sur ses insignes qu'il
finit d'ailleurs par accaparer. Similitude donc, à un détail près, Excillé ne
rencontre pas un chevalier mais un ménestrel ce qui pourrait le dévoyer
(l'aspirant chevalier menace de se faire ménestrel) et va pourtant le conduire
sur la même voie que Perceval. Ceci grâce à une seconde rencontre, avec un
chevalier cette fois, qui va remédier à l'acte manqué que constituait la scène
initiale.
Cette nouvelle rencontre suscite des réflexions qui ne sont pas sans
rapport avec les interrogations de Perceval dans le Conte du Graal. Ainsi
Ponchonnet explique à son protégé qu'il ne doit pas avoir peur car ce qu'il
voit n'est qu'un « homme mortel » dont l'apparence extraordinaire vient du fait
qu'il est armé 7 .
« En vérité Excillié, dist Ponchonnet, vous n'avez cause d'estre esbahy car c'est un homme mortel et
naturel comme ung autre mais pour ce qu'il est armé de ses armes il vous samble estrange de fascon.
Certes mon maistre, dist le jouvencel, je n'en vey oncques plus nulz mais son habillement me plaist» et
«Et quant il l'eut regarde il eut grant merveille car il dist : « Mon maistre est ce un homme comme vous ?
Il est, dist Ponchonnet, homme et a receu l'ordre de chevalerie. Par ma foy dist le jouvencel il me
samble merveilleux ou je ne scay que ce peut estre. »«, Perceforest, f.13 et f.13 v.
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Dans sa formation au métier des armes, Perceval est tour à tour
instruit par le chevalier qui l'interroge dans la forêt, Yvonet qui le revêt de
l'armure vermeille et Gornemant de Goort. Avec ce dernier l'apprentissage
prend la forme d'un schéma démonstration/répétition qui fonde également
l'éducation d'Excillé. Celui-ci assiste d'abord de loin à une joute puis il
s'avère capable de reproduire à la perfection les gestes qui ont été accomplis
(tenir l'écu, abaisser la lance le tout au galop 8 ). Par la suite, il acquiert le
reste de son savoir auprès de différents chevaliers rassemblés pour un
tournoi, toujours selon le principe de l'imitation. L'auteur a démultiplié ces
leçons au point qu'en trois jours pas un seul des chevaliers présents à la
Fontaine aux Pastoureaux ne peut enseigner à Excillé quelque chose qu'il ne
sache déjà.
Il devient donc, comme Perceval, un chevalier accompli un laps de
temps très court. Il lui reste maintenant à se procurer des armes, ce qu'il fait
en remportant le tournoi des escus/escuyés (f.18). Cette première étape
témoigne de la volonté qu'à l'auteur de présenter une véritable progression
(logique pourrait-on même ajouter). Pas de chevalier vermeil à dépouiller
dans le Perceforest, Excillé doit d'abord emprunter l'écu de son « maistre »
(f.16 V) pour livrer et remporter ses premiers combats. Pour prix de sa
vaillance, il gagne les armes argentées et peut alors se lancer dans de
véritables joutes. Rodé au maniement des armes, adoubé, équipé comme il
se doit le nice s'est transformé pour enfin devenir le chevalier « le meilleur qui
soit ».
II] Nice ? Oui mais … : des effets et des causes
a)
Les origines et le rôle de la mère
À partir du premier tournoi de la Fontaine aux Pastoureaux, Excillé
se différencie de Perceval. Certes, il tombe amoureux d'une dénommée
Blanche (ce qui n'est pas sans rappeler Blanchefleur) mais dans ce monde
pré-chrétien il peut difficilement croiser le chemin du Graal. En guise de
quête, Excillé entreprend une longue et périlleuse conquête amoureuse.
8 « Certes beau Sire, respondy Lionnel, se le meilleur chevalier du royaume avoit fait ce poindre se n'en
seroit-il point blasmé. Je ne scay qui le vois ai enseigné? – Sire, respondy le jouvencel, je le tiens de
vous. Car quant vous le feistes nagaires a votre jouste je ne l'avoye oncques veu faire. », Perceforest, f.15 v.
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Pour gagner la main de Blanche il lui faut remporter les douze tournois de
la Fontaine aux Pastoureaux ce qu'il accomplit, on s’en doute, sans grande
difficulté. Cependant, à l'issu du dernier tournoi, les origines d'Excillé sont
enfin révélées par sa mère. Il est le fils du Chevalier au Dauphin, aussi
connu sous le nom de Dieu des Desiriers, de son vrai nom Sador/Tanor,
roi de Galles 9 . Après la mort du Dauphin à la bataille du Franc Palais, son
épouse, fuyant l'avancée des envahisseurs romains, s'est réfugiée dans la
forêt où elle a élevé son enfant. C'est à ces circonstances qu'Excillé, chassé
de ses terres, privé de son identité, doit son nom (il est l'exilé, le banni).
Gallois, fils de veuves, enfants presque sauvages, spoliés, Perceval et Excillé
ont un passé similaire.
Toutefois, si l'auteur semble réaffirmer ici l'existence d'une parenté
entre son héros et celui de Chrétien, il distingue aussi radicalement les deux
personnages en prêtant à la mère d’Excillé des intentions et un destin
opposés à celle de la « veuve dame » du Conte du Graal.
Contrairement à la mère de Perceval, la mère d'Excillé ne souhaite
pas éloigner son fils du monde chevaleresque. Son retrait est une nécessité,
un exil contraint et temporaire qui lui permet d'élever son fils en toute
sécurité dans l'attente de temps meilleurs. Une fois Excillé suffisamment
âgé, elle n'a d'autre désir que de le voir retourner à son état naturel, celui de
chevalier. C'est elle qui l'envoie à l'aventure, vers son destin, lui enjoignant
de suivre le premier inconnu qu'il rencontrera. Sur ce point, il est probable
qu'elle est guidée par une prémonition. En effet, soit rêve soit divination,
les figures maternelles dans le Perceforest sont souvent avisées du devenir de
leur progéniture et par conséquent capables de guider leurs pas (Sébille et
son fils Alexandre / Lidoire et ses deux fils). Autre conséquence, la faute
initiale de Perceval ne pèse pas sur Excillé comme l’illustre plaisamment
son échange avec Ponchonnet qui lui conseille de prendre congé de sa
mère.
Excillé est un nice par la force des choses alors que Perceval est
volontairement maintenu dans l’ignorance. Excillé n’est qu’un exemple
parmi d’autres des conséquences de l’invasion romaine 10 . La chevalerie a
« Mon chier filz […] lequelz ne doit desormais estre appelle Essilié mais Tanor le revouvré fils du preu
Dauphin le dieu des Desiriers des pucelles. », Perceforest, f.322 v.
10 « le pais dont il estoit avoit este des rommains destruit et […] a celle cais cause il en estoit tant
ignorant en fais en en dys. », Perceforest, f. 12 v.
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été massacrée, les villes détruites, la population s’est éparpillée et a fui pour
se réfugier dans les bois et les terres sauvages. Excillé est l’enfant d’une
terre gaste, d’un royaume essilé dont tous les habitants (à quelques rares
exceptions) sont tombés dans un état de « dé-civilisation ». C’est l’histoire
de l’enfant sauvage appliquée à l’échelle d’un royaume. Cette situation n'est
pas inédite dans Perceforest au sein duquel les scènes se dupliquent sans
toutefois se répéter à l'identique. Ainsi le Peuple des Déserts d'Ecosse,
présent au livre II, est un autre exemple de population « sauvage ».
b)
L'apprentissage : du rôle du ménestrel
Une autre différence de taille entre Perceval et Excillé réside dans
le rôle qu’occupe Ponchonnet le ménestrel auprès du second.
L'engouement initial du jeune homme produit évidemment un effet
comique qui repose sur trois ressorts : à la base il y a un personnage qui
prête à rire (c'est le nice), ensuite l’auteur joue sur le décalage avec récit
antérieur, enfin il y a présence d’une certaine forme de dégradation ou si
l'on préfère de renversement carnavalesque (le chevalier devient ménestrel).
Toutefois ce n’est pas là l’essentiel de la présence de Ponchonnet.
Ce dernier, dès qu’il voit Excillé, soupçonne que le garçon est de
bonne ascendance et se doute qu’instruit comme il se doit il ne manquera
pas de devenir un bon chevalier 11 . Il déplore d’ailleurs grandement que le
jeune homme veuille porter sa harpe, un fardeau en inadéquation avec son
rang :
« Mais telle fust la voulenté du jouvenceau qu'il voult a toutes
fins porter la harpe de Ponchonnet. Et sachiez que quand il l'eut
pendue a son col il en fust tant joyeulx qu'il se mist a chevaucher
devant moult liement. […]et pour ce qu'il le tenoit de gentil sang
il lui pesoit qu'il lui avoit enchargié la harpe, mais pour
chose qu'il sceut dire ne faire le jouvenceau ne la lui voult
rendre s'il n'en voulloit jouer et disoit que c'estoit son office
de la porter qu'il vouloit servir d'aucune chose comme raison
estoit. », Perceforest, f.13
Il se donne alors pour tache d’éduquer ce sauvageon et d’en faire
un chevalier digne de ce nom. En effet la seconde vocation d’Excillé n’est
11
« Il pensa qu'il estoit issu de bon lieu », Perceforest, f.12 v
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pas aussi subite qu’elle y paraît. Elle est initiée par Ponchonnet qui a
longuement entretenu son protégé au sujet de la chevalerie, de ses mérites,
de ses beautés 12 .
Il ne peut cependant lui inculquer que la théorie et l'éthique. Fort
heureusement pour le ménestrel « bon sang ne saurait mentir », aussitôt
entré en contact avec des chevaliers, Excillé découvre sa voie et des maîtres
aptes à lui apprendre, sur le terrain, le métier des armes 13 . Bien qu’il soit en
partie disqualifié, l’action de Ponchonnet continue néanmoins à se faire
sentir. Désireux de confier son protégé à un bon maître c’est lui qui
intervient pour que Lionnel prenne Excillé comme écuyer 14 . Une fois le
jeune garçon adoubé c’est encore lui qui le prend à part et « lui enseigna ce
qu'il avoit a faire pour le mieulx touchant la dignité qu'il avoit receue » (f.18). Ce type
de sermon n'est pas nouveau dans le Perceforest mais les précédents exemples
étaient le fait de rois (Perceforest / Gadifer), de chevaliers ou de fées.
Ponchonnet occupe en réalité une place à part dans le récit et l'influence
qu'il exerce sur Excillé n'est que l'illustration à petite échelle de l'action qu'il
mène dans le royaume sinistré. Par une certaine forme de prosélytisme (il
fait la promotion des tournois, de l'ordre de chevalerie en générale) mais
aussi par la transmission d'une mémoire commune (par le biais des lais) le
ménestrel est ici un personnage investi d'une mission de restauration de la
civilisation.
Conclusion :
Les éléments communs aux deux textes sont suffisamment
nombreux et suffisamment cohérents pour que l'on puisse évoquer
12 « Adont il encommensca a le endoctriner […] tant qu'il fut en peu de temps prompt et discret. Et
pour ce que le menestrel lui avoit moult parlé de l'estat de chevalerie il avoit grant desir de veoir aucun
chevalier pour mieux entendre de quoi ils servoient », Perceforest, f.15.
13 « il lui sambla que c'estoit une noble chose pourquoy il dist a son maistre : « Vecy un bel estbatement
je vouldroye estre habille comme ils sont et je deusse ainsi faire. »« f.13 ; « Et quant ils furent aux
champs le jouvencel vint a Ponchonnet son maistre et lui dist : « Mon maistre vous m'avez fort
admonester de toujours maintenir en mon couraige honneur et courtoisie depuis que j'ay esté avecques
vous dont je vous remercie mais se il vous plaisoit je porteroye volenteirs la lance et l'escu de cestui
chevalier car je suis tané de porter vostre harpe. […] je feray toujours a votre commandement mais mon
couraige s'adonne plus volontiers a porter lances et escus que habillement d'un menestrel. » «, Perceforest,
f. 15.
14 « En verité Beau Sire, dist Ponchonnet, je vous en croy tres bien et s'il m'est possible je vous mettray a
autre service », Perceforest, f.15 et ss.
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l'hypothèse d'une reprise : Perceval aurait servi de modèle au personnage
d'Excillé notamment en ce qui concerne sa première apparition dans le
récit.
Cette reprise possède une dimension comique et ludique qu'il ne
faut pas négliger et qui repose à la fois sur le texte d'origine (le nice du Conte
du Graal) sur le décalage entre les deux versions et sur un élément propre au
Perceforest (le chevalier ménestrel).
Néanmoins, le changement provient surtout du fait que l'auteur a
effectué un réel effort d'adaptation. C'est-à-dire qu'il n'a pas simplement
procédé à une récriture mais qu'il a cherché à créer une véritable adéquation
entre le contexte dans le récit, ses intentions et les éléments empruntés. Par
exemple, la niceté d'Excillé est liée à la condition générale du pays. De même
les comportements de sa mère et du ménestrel correspondent à une volonté
de rétablir l'ordre qui a été rompu. Entre revalorisation et remotivation
l'auteur modèle sa matière pour qu'elle participe de l'alternance construction
/ destruction inscrite au cœur du Perceforest. Cyclicité qui, si on y réfléchit,
préside également à la création littéraire.
ANNE DELAMAIRE
UNIVERSITE RENNES 2-HAUTE BRETAGNE
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UNE HISTOIRE DE NICE : EXCILLÉ DANS LE PERCEFOREST
ANNE DELAMAIRE
Bibliographie
Textes :
Roman de Perceforest, Livre V, ms. 348, BNF.
Le Conte du Graal, édition critique du manuscrit 354 de
Berne par Charles Méla, Lettres Gothiques, Livre de Poche, Paris
1990. (pour les citations)
Le Conte du Graal (Perceval), édition Félix Lecoy, Champion,
Paris, 2000.
Perceval ou la Conte du Graal, traduction de Jean Durfournet,
Flammarion, Paris, 1997.
Articles :
FERLAMPIN-ACHER, Christine «Perceforest et Chrétien de
Troyes», dans De sens rassis. Essays in Honor Rupert T. Pickens, éd. K.
BUSBY, B. GUIDOT, L. E. WHALEN, Amsterdam New-York,
Rodopi, 2005.
TAYLOR, Jane H.M., « Perceval/Perceforest: Naming as
Hermeneutic in the Roman De Perceforest » dans Romance
Quarterly, Vol. 44, 4, 1997, p.201-214.
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