Musiques de traverses - Jazz, les échelles du plaisir

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Musiques de traverses - Jazz, les échelles du plaisir
LES ENJEUX DU SENSIBLE
DOMINIQUE RÉPÉCAUD
Musiques de traverses
Chimères : Tu présentes, dans le cadre du festival Musique
Action que tu diriges à Vandœuvre-les-Nancy, des musiques
qui n’entrent pas dans les catégories standard des industries
culturelles, ni dans celles du ministère de la culture. Que sont
ces musiques de traverses (1), les « Musiques Nouvelles » ?
Dominique Répécaud : On entend par Musiques Nouvelles
celles qui refusent les comportements d’imitation et qui tendent à préciser l’idée de création. Ce sont celles qui peuvent
faire appel à l’écriture (les musiques savantes contemporaines), à l’improvisation ou aux principes liés aux phénomènes aléatoires, avec une ouverture totale en ce qui concerne
les sources sonores utilisées – instruments ou objets, voix,
lutherie acoustique traditionnelle ou classique, électronique
analogique ou numérique, etc.
Quelques références connues pour éclairer mon propos :
Schoenberg, Berg et Webern, constituant ce qu’on appelle
l’École de Vienne au début du siècle, puis John Cage et le
piano préparé dans les années 30 (2), la magie des percussions
des années 40, Edgar Varèse avec l’adoption des percussions
et l’idée de l’utilisation de l’électronique avant même que
l’outil ne soit accessible, Pierre Schaeffer qui définit il y a
50 ans la musique concrète et tous ses dérivés électroacoustiques, son camarade Pierre Henry (curieusement, par les
artifices d’un marketing bien mené, maintenant reconnu
comme grand-père de la « techno »), Karlheinz Stockhausen,
Dominique
Répécaud est
musicien,
improvisateur
(guitariste).
Directeur du Centre
Culturel André
Malraux de
Vandœuvre-lesNancy et
organisateur du
festival Musique
Action.
[email protected]
http://malraux.fr.st
1. En référence au
festival de Patrick
Plumier, Reims,
années 80.
2. On pourrait parler
de Henry Cowell,
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révolutionnaire sonique des années 60, maître des musiques
mixtes (électroniques et acoustiques), puis d’autres fort
connus (Iannis Xénakis, Mauricio Kagel,…) ou encore trop
ignorés : Dockstader (précurseur en musique électronique),
Harry Partch (lutherie fantastique), Leon Theremin (une
approche des générateurs et une certaine idée de la virtualité…) (3) et d’autres encore ayant traversé les grands mouvements artistiques du siècle : les futuristes avec Russolo, les
dadaïstes avec Kurt Schwitters et son exceptionnelle
« Ursonate », l’élaboration du théâtre musical et le développement de la poésie sonore (4)…
Tous ceux-ci (et quelques autres), précurseurs car inventeurs
– certainement d’abord de fantastiques artisans préoccupés
par une pensée en mouvement, ouvrirent toutes les portes
actuellement connues, autorisant une bascule esthétique sans
complexe devant le tout électricité… puis le tout électronique,
puis le tout numérique.
Chimères : Quels rapports ont ces musiques avec les
Musiques Actuelles ?
Dominique Répécaud : On entend par Musiques Actuelles
en 2000 – rappelons qu’il y a dix ans le ministère de la Culture
appelait « musiques actuelles » ce qui aujourd’hui se nomme
« musiques nouvelles », un vaste domaine de musiques populaires issues d’une tradition (en général) orale et le plus souvent proposées par des autodidactes, établissant une relation
directe entre la pratique et la consommation immédiate. S’il
est de plus en plus délicat de les opposer aux Musiques
Nouvelles (ou savantes contemporaines), on peut cependant
rapidement observer que dans ce champ d’expression, c’est
la position du compositeur (quand il existe encore) qui est la
plus éloignée des préoccupations des amateurs et auditeurs.
Dans ce catalogue, on trouvera aussi bien la chanson que le
rock, le jazz que la « techno » (et autres mouvements électroniques), certaines musiques traditionnelles, etc.
Mais, que faire dans ce classement rapide (et cependant celui
qui préoccupe les bibliothèques, discothèques et autres encyclopédies), de la musique indienne classique, des individus
comme Christian Marclay ou Otomo Yoshihide qui effectuent
professeur de John
Cage, mais aussi,
pianiste et
compositeur, qui fut
un des premiers
préparateurs de piano.
Rappelons que le
groupe de rock
expérimental créé par
Fred Frith et Tim
Hodgkinson en 1968
s’appelait « Henry
Cow ».
3. Soulignons le
travail de Laurent
Dailleau sur ce
fameux appareil, le
theremin, premier
véritable synthétiseur
analogique, mis au
point par un ingénieur
russe dans les
années 20, et semblet-il à nouveau à la
mode.
4. Je ne peux
m’empêcher de
considérer les liens
entre Kurt Schwitters
et Georges Aperghis,
et de considérer ce qui
les a précédés.
N’oublions pas de
signaler alors les
fantastiques poètes
« sonores » ou
« d’action » en langue
française, comme
Bernard Heidsieck,
Henri Chopin, Serge
Pey… qui ont depuis
longtemps dépassé le
stade primitif des
étiquettes musicales
pour se limiter à ce
qui devrait être le seul
terme générique : la
poésie. Car la musique
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depuis une quinzaine d’années les ponts entre concepts issus
de la pensée de John Cage et pratiques développées dans les
musiques actuelles – comme cette utilisation excitante des
phonos (platines), en opposition à la souvent désolante prestation des Djs, éloignés de toute préoccupation artistique…
À la fin des années 60, alors que le jazz devenu classique
(mais en même temps demeurant populaire) produisait la
« nouvelle chose » que fut le free-jazz, de jeunes européens
définissaient avec l’improvisation totale (non idiomatique)
une musique nouvelle qui, malgré les apparences liées aux
instruments utilisés (sax, batterie, contrebasse, piano, le plus
souvent) était esthétiquement plus proche des musiques asiatiques classiques ou contemporaines que des musiques
« actuelles » en vogue à ce moment (comme le rock et le jazz
lui-même…). Derek Bailey, Fred van Hove, Misha
Mengelberg, Peter Brötzmann, Evan Parker, Tony Oxley,
Keith Rowe et Eddie Prevost (avec AMM) (5), et beaucoup
d’autres, qui plus tard parfois, récupérèrent les outils de
l’interaction et de l’informatique (comme Richard
Teitelbaum), sont toujours en activité et obtiennent une reconnaissance (tardive…) souvent issue d’autres milieux (cf.
Thurston Moore, membre du groupe rock Sonic Youth).
Les années 80 apportèrent un complément de confusion, cristallisé à New-York qui sortait du punk en beauté avec DNA
et le courant « no wave » (celui d’Arto Lindsay et d’Ikue
Mori, entre autres), lançant aux oreilles du monde les fulgurances des individus ayant à peu près tout digéré des époques
et pratiques précédentes, populaires et savantes, comme John
Zorn et Bill Laswell, Fred Frith et Elliott Sharp, Bob Ostertag,
Christian Marclay, David Moss, Shelley Hirsch et des
dizaines d’autres (6).
Depuis, d’autres mixages et rencontres s’effectuent, parfois
avec certaines confusions et curieuses intentions (la techno
comme mère de l’électronique, la world music)… mais surtout de magnifiques réussites, où la musique s’efface devant
l’art : Atau Tanaka (7) ou Otomo Yoshihide, comme exemple
de parfaite intégration de la technologie numérique dans
l’improvisation et dans la composition… Enfin, certains,
comme l’exceptionnel duo « Voice Crack » poussent la
sans poésie… n’est
plus un phénomène,
mais une infinie
tristesse.
5. Et Cornelius
Cardew, compositeur
et improvisateur,
compagnon de route
d’AMM (collectif créé
en 1965 et toujours en
activité, remarquable
pour son approche
réellement plastique
de l’acte musical).
Keith Rowe est,
semble-t-il, le premier
guitariste ayant
couché la guitare
électrique sur une
table et à ne l’utiliser
que comme capteur de
sources extérieures,
comme la radio à
ondes courtes.
6. Dont on retrouve la
plupart des disques
actuellement sur le
label Tzadik…
7. Ne pas oublier Zack
Settel, compositeur
américain
actuellement
professeur à Montréal,
ayant quitté notre
territoire, non sans
avoir participé en
1996 à l’expérience de
« Kinobits », projet
réellement interactif et
multidisciplinaire
réunissant le collectif
Métamkine (images
cinéma traité en direct,
bandes et traitement),
Lê Quan Ninh
(percussion,
ordinateur), Atau
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logique du rapport à l’électronique à son extrême, captant le
son émis par les appareils eux-mêmes, amplifiant finalement
le son de l’électricité… Comme si l’homme recherchait dans
le monstre électrique une animalité, la dimension biologique
de la machine. Il faut bien disséquer…
Aucune importance sur le fond. Ce qui importera toujours,
c’est le sens du discours de chacun et l’utilisation que l’on fait
d’un parcours individuel. Jimi Hendrix avait franchi les frontières du blues, John Coltrane ouvert la voie à tant de
musiques au-delà du jazz. Elliott Sharp est un guitariste du
rock dit d’avant garde, amateur de blues et d’informatique. Il
suffit de savoir qu’il fut élève du grand compositeur américain Morton Feldman pour comprendre les différences de son
rock.
Tanaka (système
biomuse), Camel
Zekri (guitare,
ordinateur), Zack
Settel (ordinateur).
Chimères : Tu organises un tissu d’actions autour de la programmation du festival… Tu fais un véritable travail de rencontre, de « formation »…
Dominique Répécaud : Il semble plus que nécessaire de
mettre en place un système de formation qui considère le fait
qu’un compositeur aussi important que Morton Feldman
reçoive dans ses cours des guitaristes de rock. Ce ne semble
pas être le cas de toutes les écoles spécialisées, terrains réfractaires aux véritables rencontres, sociales ou techniques. Il
semble aussi urgent de produire des manifestations où la vie
elle-même est représentée dans sa globalité et non pas par
tranches. Le drame actuel de l’impossible négociation entre
les courants développés en France, provient certainement du
développement des ghettos. De nouvelles structures souples
idéologiquement (je parle d’esthétique et de pratique instrumentale) sont plus que nécessaires.
Je suis confronté en permanence à cet espace vide qui entoure
la création musicale – je préfère parler de production sonore,
d’« un certain phénomène qu’on appelle musique », pour
reprendre la formule d’Henri Michaux, qui me paraît la seule
juste. Installé dans une zone flottante qui permet la rencontre
entre les groupes de musiciens et les ensembles constituant le
public, je ne puis que tenter la mise en œuvre de moyens, pour
que soit considérée la légitimité d’une action culturelle à
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volonté artistique. Face à une désertion des citoyens devant
ce qui ne peut être que source de bien-être, la question se pose
de la construction de dispositifs non contraignants, mais efficaces, capables de renverser une situation catastrophique. Je
veux évoquer celle qui aboutit à la disparition du principe
même de la création. Pour aller dans ce sens, le principe de
résidence d’artistes en région est un bon outil.
Chimères : Ce sont donc les artistes invités qui réalisent un
travail de rencontre avec le public ?
Dominique Répécaud : Oui, les références musicales que
j’ai citées ici sont (presque totalement) liées aux programmations du Centre Culturel André Malraux de Vandœuvre et du
festival Musique Action. Ce sont ces personnes qui ont alimenté les actions dans la région. Et quelques autres, avec le
simple objectif de mettre un brin de doutes dans les certitudes
forcément étroites. Ainsi, nous constatons que les écoles ou
courants dominants disparaissent dans cette présentation, au
profit d’une certaine réhabilitation de l’artiste artisan. Cela
implique une remise en cause du compositeur dans sa fonction sociale, c’est au compositeur de penser sa relation à la
création, devant imaginer une implication autre que strictement intellectuelle. Parallèlement, il revient aux producteurs
et responsables de diffusion de repenser un système qui dans
ses dérives libérales, provoque le rejet, donc la perte pour le
plus grand nombre, de pratiques (donc de pensées) transversales. Il importe aussi que les éducateurs et les différents types
de formateurs acceptent enfin cette évidence qu’en matière de
sons, on en entend toujours de nouveaux… quand bien même
ils sont identiques aux précédents et qu’il s’agit de ne pas
confondre transmission d’une technique et formatage…
8. Et on s’aperçoit
aujourd’hui que c’est
en Europe que le
bouillonnement se
développe, à la
périphérie des
institutions et
festivals… Dans
certaines banlieues,
« Les Instants
Chavirés » de
Montreuil sous Bois…
en régions, « La
Flibuste » à Toulouse,
le « 102 » à Grenoble,
en zones rurales : près
de Château Chinon le
festival de Jacques Di
Donato et Isabelle
Duthoit « Fruits de
Mhère », « Itsassu »
près de Bayonne,
événement créé par
Benat Achiary…
Il faut savoir accepter le fait que dans les différents (et complexes) domaines où bouillonnent les germes de la création
musicale (8), l’évolution soit naturelle et que la vitesse de plus
en plus grande de partage et d’échanges des informations
techniques et théoriques rendent les passages de plus en plus
rapides entre les écoles et tendances. Des millénaires avant
que la percussion ne rentre au conservatoire, vingt ans pour
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que Pierre Boulez dirige la musique de Frank Zappa, quelques
secondes maintenant pour qu’un logiciel fasse sur Internet le
tour de la planète… Après c’est, comme toujours, affaire de
goût, d’honnêteté intellectuelle, de talent, voire plus… Faire
l’effort d’accepter la différence, ne pas oublier la petite histoire des sons et surtout ne jamais sombrer dans les considérations troubles qui mettent en place un nouveau processus
d’exclusion d’art majeur ou mineur… de professionnalisme
et d’amateurisme… Il ne s’agit que d’air qui vibre, à certaines
fréquences… dont l’absence constatée est la véritable perte.
❏
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Discographie :
— Tod Dockstader, Compositeur américain de musique concrète né en 1932, Apocalypse,
Quatermass (Starkland), Métamkine.
— Harry Partch, Compositeur américain né en 1901, inventeur de nombreux instruments
« adaptés » à son système d’intonation original (gamme à 43 sons par octave), Enclosure 1 à 5
(Innova Recordings), Métamkine.
— Henry Cowell, Henry Cowell (Acta), Mosaic (Mode), Métamkine.
— Henry Cow, Groupe des années 70, figure de proue du mouvement Rock in Opposition.
Avec Chris Cutler, Fred Frith, John Greaves, Robert Wyatt, Dagmar Krause, Lindsay Cooper,
Tim Hodgkinson, Geoff Leigh, Concerts, In Praise of Learning, Unrest, Western Culture
(RèR Recommended), Orkhèstra.
— Bernard Heidsieck, Père de la poésie-action, Vaduz, 50/70 (Alga Marghen), Métamkine.
— Henri Chopin, Poésie sonore, Alphabet et glotté (Hot Air Release), Métamkine, Le corpsbis & co
(Nepless), Métamkine, Les mirifiques tundras & compagnie (Alga Marghen), Métamkine, Poésie
sonore internationale (Editions Jena-Michel Place), Métamkine.
— Serge Pey, La mère du cercle (Revue Travers), Métamkine, Nihil et consalamentum (Ciam),
Métamkine.
— Christian Marclay, More encores (RéR MEGACORP), Métamkine, Record without a cover
(LOCUS SOLUS), Métamkine, Records 1981-1989 (ATAVISTIC), Métamkine.
— Otomo Yoshihide, Al at once at any time (VICTO), Orkhèstra.
— Derek Bailey, Solo guitar. Volume 1 (INCUS), Métamkine, Domestic & public pieces
(EMANEM), Métamkine.
— Fred van Hove, Flux (POTLATCH), Métamkine.
— Misha Mengelberg, Viva Angelica (RèR Recommended), Métamkine.
— Peter Brotzmann, Machine gun (Free Music Production), Métamkine.
— Evan Parker, Process and reality (Free Music Production), Métamkine, Waterloo 1985
(EMANEM), Métamkine.
— Amm, Laminal, Newfounland (Matchless Recordings), Métamkine.
— Arto Lindsay, Aggregates 1-26 (Knitting Factory Works), Orkhèstra.
— Fred Frith, Frith/Drouet (Transes européennes), Métamkine.
— Bob Ostertag, Burns like fire (My very own record label), Métamkine.
— Jim O’Rourke, Happy Days (Revenant), Métamkine.
— Elliott Sharp, Dyners Club (Intakt), Orkhèstra.
— Lê Quan Ninh, Ustensiles (For 4 ears), Métamkine.
— Captain Beefheart, Grow fins rarities (Revenant), Métamkine.
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