Les Harmonies Werckmeister Béla Tarr

Transcription

Les Harmonies Werckmeister Béla Tarr
Juillet
2005
Béla Tarr
L’éternité dans la profondeur
d’un regard
Fiche d’analyse de film
Lars RUDOLPH
Peter FRITZ
Hanna SCHYGULLA
János DERZSI
Ildikó PÉCSI
Les Harmonies Werckmeister
Italie France Allemagne Hongrie ���2000 ���Noir et Blanc ���2h25
Scénario László KRASZNAHORKAI, Béla TARR
Image
Musique
Montage
Son
d’après «Melancholy of the Resistance» de László KRASZNAHORKAI
Rob TREGENZA
Mihály VÍG
Ágnes HRANITZKY
György KOVÁCS
134
L’histoire
L’histoire
Quelque part en Hongrie, à une époque
incertaine….
Il est 22h lorsque le patron d’un café crie «on
ferme» espérant voir s’enfuir ses derniers clients.
Au même moment un homme demande à Janos
de faire sa représentation. Tables et chaises sont
aussitôt repoussées. Janos distribue les rôles du
soleil, de la terre et de la lune à trois hommes qui
entament leurs circonvolutions et annonce : «Nous
gens simples, nous allons assister à la démonstration
de l’immortalité». Le café est transformé en un
véritable ballet cosmique qui ne prendra fin que
par l’impatience du cafetier.
Peu après, Janos arrive chez son oncle Gyuri
Eszter qu’il trouve endormi sur son fauteuil. Après
l’avoir aidé à se coucher et mis un peu d’ordre,
il se rend à la poste chercher sa distribution de
courrier. Là, en attendant la fin du tri, il écoute une
femme se lamenter à haute voix à propos de la
société : tout va mal ! dit-elle.
Il fait encore nuit lorsque Janos commence
sa distribution. Il assiste à l’arrivée d’un cirque
transportant «la plus grande baleine du monde»
et un mystérieux prince. Dès le lendemain, leur
présence sème la peur dans la ville car, dit-on, de
partout leur passage a généré la violence.
De retour chez Gyuri, Jonas prépare le thé
tout en écoutant son oncle, pianiste, enregistrer
ses réflexions sur la nécessité pour la musique de
rejeter les harmonies d’Andréas Werckmeister et
de retrouver celles de l’accord naturel.
Peu après, il se rend sur la place où la
baleine est maintenant visible. De petits groupes
d’hommes attendent silencieusement dans la
grisaille et le brouillard. Jonas pénètre à l’intérieur
du camion et découvre l’énorme animal empaillé
dont l’œil immobile exerce sur lui une fascination.
Après s’être arrêté chez l’oncle Lajos, le jeune
postier rentre chez lui où il reçoit la visite de sa
tante Tünde, l’ex-femme de Gyuri. Tünde est
venue lui demander de convaincre son ex-mari
d’être président d’un mouvement créé à l’initiative
du préfet pour rétablir l’ordre et la propreté dans
la ville. Elle lui confie une liste de personnes à
réunir à leur cause. En cas de refus, elle menace
de revenir s’installer chez Gyuri. Ce dernier ne
peut qu’obtempérer. Dans la rue, il annonce que
l’ordre va être rétabli.
Lorsque Janos retourne sur la place
l’atmosphère est tendue. Un homme l’attrape
brutalement et le questionne sur son identité.
Inquiet, le jeune homme s’enfuit et se rend chez
Tünde qui l’interroge sur la situation. Pour Jonas
tout est lié à la présence de cette mystérieuse
baleine. Tünde le charge de retourner sur la place
pour observer.
Autour de grands feux, la foule a encore
grossi. Janos réussit à s’introduire par effraction
dans le camion pour voir à nouveau la baleine.
Il est alors témoin d’une conversation entre le
directeur du cirque et son employé. Le premier
s’oppose à ce que le «prince» parle en public car
ses propos sèment la haine. Son interlocuteur
refuse, objectant que de toute façon «le prince»
ne reconnaît aucune autorité et qu’il a de
nombreux adeptes. Soudain, la voix du «prince»
se fait entendre, froide, mécanique, annonçant des
massacres. Epouvanté, Janos s’enfuit en courant.
Derrière lui, les cris de la foule enragée et les
coups de canons se font déjà entendre.
ISTES DE REFLEXION
Pistes de réflexion
Comment montrer l’immortalité, la stabilité,
la paix qui sont à l’origine du monde, lorsque ce
monde est en plein chaos ? Tel semble être le
pari du réalisateur qui choisit de s’appuyer sur la
représentation du système cosmique pour nous
faire ressentir la présence de ces dimensions au
cœur de l’existence.
Très vite, la tension et l’insécurité constituent
l’ambiance sourde du film auquel s’ajoute une
incertitude au niveau de la pensée. «On n’est sûr de
rien» répète-t-on plusieurs fois.
Plus précisément, Gyuri, le pianiste, parle
de fraude à propos de la musique, c’est-à-dire
de duperie véhiculée à travers l’adoption d’un
système musical inventé par un certain Andreas
Werckmeister et reconnu par tous comme un
progrès. Pour Gyuri ce n’est qu’une illusion et il
est grand temps de restituer les droits de l’accord
naturel basé sur l’harmonie divine. Nous saisissons
que cette évolution à propos de la musique soulève
des questions plus vastes : si la pensée de l’homme
s’éloigne de l’ordre naturel, vers où va-t-elle ? Ne
s’éloigne-t-elle pas d’un équilibre harmonieux ?
C’est la mesure de cet écart que semble
prendre le réalisateur. S’il est évident qu’il fait
allusion à des évènements politiques qui ont pu
avoir lieu dans son pays, en Hongrie, il est aussi
très clair que ces faits historiques restent en toile
de fond et que c’est de tout autre chose dont
il cherche à nous parler. Ainsi face au chaos,
c’est d’éternité, d’espérance et de paix qu’il est
question.
LA FIGURE DU CERCLE
• La figure du cercle
Quoi de plus stable, de plus paisible que
l’univers galactique où tournent des planètes
depuis des millions d’années dans un équilibre
parfait. Cette organisation, Béla Tarr en fait le point
de départ de son film avec un
premier plan-séquence très
long, préfiguratif. Janos met
en scène le soleil, la terre,
la lune donnant à voir tout à
coup l’harmonie parfaite de
l’univers. Cette perfection
se met à exister sous nos
yeux, dans sa simplicité et son
mystère. En même temps,
elle permet à des hommes
très simples, des piliers de bar, d’entrer dans le
rythme auquel bat le monde. Ils en éprouvent la
durée, l’immortalité, goûtant un véritable moment
d’éternité. Le moment de l’éclipse est magique.
Chacun des hommes se tient immobile, mimant
cet instant dramatique où la vie semble s’arrêter.
Mais il ne s’agit que d’un phénomène momentané.
«Ce n’est pas la fin. Il ne faut pas avoir peur» dit
Janos. Il est alors émouvant de voir ces hommes
apaisés et heureux reprendre le cours de leur
rotation. Chacun semble avoir trouvé sa place
dans le tournoiement régulier de ces planètes,
par rapport à soi-même et aux autres. Ainsi, à
l’émiettement du départ où tous étaient dans leur
coin, isolés, Janos permet à chacun d’exister et
d’être ensemble.
A l’image des planètes qui tournent sur ellesmêmes et gravitent autour d’un autre astre, le
réalisateur utilise la figure du cercle aussi bien
pour décrire les rapports humains, que la notion
de cycle, d’éternel recommencement auquel est
soumis l’homme et le cosmos.
Nous retrouvons le cercle dans la trajectoire
qu’effectue Janos chaque jour pour les besoins
de sa «tournée» et dans ses déplacements qui
prennent souvent une forme circulaire. Le
cercle est une figure qui exprime le lien entre les
personnes et s’oppose à la ligne droite évocatrice
plutôt de solitude.
Le cercle contient aussi l’idée de répétition,
d’éternel recommencement quel que soit le type
d’évènements. Après avoir couché son oncle, nous
remarquons avec quelle précision Janos exécute
chaque tâche comme s’il accomplissait un rituel
précieux. La répétition est ici l’expression d’une
beauté où chaque geste se fait rite.
Mais la répétition traverse aussi l’existence
humaine dans ses aspects plus dramatiques. C’est
le cas à la fin, lorsque nous retrouvons Janos
seul dans un lieu où gisent les débris d’appareils
de toute sorte. La caméra filme dans un
tournoiement incessant le plafond de verre tandis
que nous entendons la voix
mécanique du prince répéter
les propos désespérants avec
lesquels il a soulevé la haine de
la population.
Le cercle contient également
l’idée d’emprisonnement auquel
l’homme semble difficilement
échapper. Sentiment que nous
éprouvons avec l’hélicoptère
qui tourne autour de Janos et l’encercle sur un
périmètre de plus en plus étroit.
LA FIGURE DE LA BALEINE
• La figure de la baleine
Rapprocher le temps, le condenser, tel semble
être le désir du réalisateur qui parvient à faire se
chevaucher des temps inconciliables, passé et
présent, non pas à travers des discours mais par la
création d’authentiques sensations. La figure de la
baleine donne chair à cette sensation car outre sa
stature imposante, elle porte sur elle la marque du
temps. Sa peau est couverte d’éléments de la mer
que nous pouvons voir comme autant de couches
de mémoire. L’animal semble surgir du fond des
âges rappelant à l’homme ses origines lointaines.
Elle renvoie à l’éternité, mettant en relation des
temps différents.
Sa découverte s’accompagne d’un véritable
rituel. Janos marque un temps d’arrêt sur le seuil
du container avant de pénétrer plus à l’intérieur
comme s’il entrait dans un sanctuaire. Peu après,
il s’arrête devant l’œil de l’animal. A cet instant
quelque chose d’intense a lieu. La baleine devient
présence ; dans son œil, figure d’une conscience
et d’une mémoire du passé, Janos découvre la
puissance de la création divine.
De fait, la baleine est une figure qui renvoie
à la sacralité de l’existence, et ce, d’autant que
nous ne pouvons pas éviter d’établir un lien avec
le texte de l’Ancien Testament racontant l’histoire
du prophète Jonas. Celui-ci resta enfermé trois
jours et trois nuits dans le ventre d’un gros poisson
après avoir refusé de porter à la ville de Ninive
le message prophétique dont Dieu l’avait chargé
- pour que celle-ci se repente. L’habitacle où
pénètre Janos figure un ventre obscur, un lieu de
gestation (nous voyons de gros bocaux contenant
des embryons), ventre de la terre où cohabitent
la baleine et le prince, le bien et le mal. Lieu
d’indécision par excellence.
Le plus étonnant est que seul Janos paraît
fasciné par la baleine alors que les habitants de
la ville ne parlent que du prince. Pourquoi ne
remarquent-ils que lui ? Pourquoi sont-ils tant
fascinés par ses propos et absolument insensibles
au mystère de la baleine ? Autant de questions sur
l’homme que Bela Tarr pose.
L’innocence de Janos semble être la marque
d’un destin particulier. Il est l’antithèse du prince.
Tous les deux délivrent un même message : «Ne
pas avoir peur». Mais il s’origine dans une logique
opposée. Dans l’harmonie divine, porteuse
d’espérance, pour Janos, tandis que pour le prince,
c’est dans l’affirmation du non-sens.
Le prince figure cette relative facilité avec
laquelle l’homme peut se laisser aller à commettre
des ignominies.
• LaL figure du noir
A FIGURE DU NOIR
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Au tout début du film, Janos marche seul dans
la nuit. L’épaisseur de la nuit augmente, le noir
devient très opaque ne laissant plus apparaître au
loin qu’une auréole de lumière qui nous permet
encore de distinguer la silhouette du postier. Cette
source de lumière se fait de plus en plus petite et
lointaine. N’est-ce pas ainsi que les étoiles nous
apparaissent, lointaines et petites dans un espacetemps de milliers d’années ? Dans l’épaisseur de
l’obscurité, leur lumière est la dernière trace de
leur existence. Janos n’est bientôt plus que ce
point lumineux que l’on aperçoit tout au loin.
L’image est magnifique. Elle nous traduit
l’infinie petitesse de l’homme dans l’univers,
perdu comme un petit point. Elle figure également
l’épaisseur du temps à travers la profondeur de la
nuit.
C’est aussi l’alternance obscurité-lumière qui
est sans cesse mise en perspective comme faisant
partie intégrante du rythme de la vie. Il ne faut
pas y voir une opposition trop simpliste du bien
et du mal. D’autant que le mal semble plutôt
nous être communiqué par l’ombre. C’est une
ombre, en effet, que nous avons comme seule
vision du prince. De même, lorsque les hommes
quittent l’hôpital, ils ne sont plus que des ombres
mêlées aux ombres des grilles dont ils semblent
prisonniers.
Ces images peuvent nous renvoyer au
concept développé par Jung «l’ombre ou partie
obscure de nous» que le psychanalyste a prolongé à
l’inconscient collectif affirmant que non seulement
un individu mais une nation ou une ethnie entière,
possède sa propre et unique «Ombre» collective.
Si les figures du cercle, de la baleine, du noir
prennent autant d’épaisseur, nous faisant entrer
dans un espace infini et dans la profondeur du
temps c’est aussi grâce au rythme donné par
les plans fixes et les plans-séquences. Ils sont
indéniablement la marque du temps, la marque
d’une stabilité et d’une fixité inexorable. Ils
nous permettent aussi d’assister au phénomène
d’apparition et de disparition du plan que nous
observons régulièrement.
Ainsi, Bela Tarr nous rappelle ce qui nous
fascine dans le cinéma : de la magie de voir
apparaître et disparaître des corps sur une image
au désir de voir les rapports invisibles entre les
choses, les liens entre les êtres, de saisir la trace
d’une absence, d’un manque. En deux mots, de
saisir le mystère de la vie.
Christine FILLETTE
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