Le personnel enseignant, l`enseignement et l`éducation publique

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Le personnel enseignant, l`enseignement et l`éducation publique
LE PERSONNEL ENSEIGNANT, L’ENSEIGNEMENT ET L’ÉDUCATION PUBLIQUE
SOUS PRESSION
par Bernie Froese-Germain
Secteur Recherche et Information
Janvier 2011
Dans son analyse des principales pressions à l'origine de la campagne en faveur d'une
évaluation externe accrue en éducation — pressions qui, généralement, façonnent
l'environnement politique au sein duquel travaillent les enseignantes et enseignants et autres
membres du personnel de l'éducation — David Robinson, directeur général associé de
l'Association canadienne des professeures et professeurs d'université (ACPPU), prenant la
parole au Forum de la présidente de la FCE sur l'évaluation externe, à Ottawa, en juillet
2009, a cité les suspects habituels, soit la mondialisation économique néolibérale (soutenue
par l'idéologie selon laquelle le marché est maître), la diminution du financement public et la
nouvelle gestion publique.
Ces tendances et ces pressions sur l'éducation publique ont eu plusieurs conséquences,
notamment un accent sur la responsabilisation guidée par les tests et sur la standardisation
de l'enseignement et de l'apprentissage en général, une augmentation de la concurrence
entre les écoles et de la commercialisation au sein des écoles, une privatisation croissante, y
compris des partenariats public-privé (Internationale de l'Éducation, 2009) et d'autres formes
plus subtiles de privatisation comme la privatisation de la politique en éducation, et une
insistance accrue sur les « extrants » plutôt que sur les « intrants ». Dans le contexte
économique actuel, l'un des principaux extrants attendus des écoles est une contribution au
développement du capital humain qui permet aux pays d'être plus compétitifs dans
l'économie mondiale fondée sur l'information.
L'évaluation à grande échelle des élèves est monnaie courante dans la plupart des
administrations du Canada, un fait qui n'échappe pas à l'Institut Fraser et à d'autres groupes
de réflexion de droite comme l'Atlantic Institute for Market Studies (AIMS) (Institut de
l'Atlantique pour les études de marché), qui se servent depuis plus de dix ans des résultats
comme principal critère pour classer les écoles dans la plupart des provinces, tant à
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l'élémentaire qu'au secondaire (Gutstein, 2010). L’AIMS, en collaboration avec le Frontier
Centre for Public Policy, a récemment diffusé un rapport qui classe toutes les écoles
secondaires de l’Ouest canadien, y compris celles de la Saskatchewan. Faisant écho aux
préoccupations des syndicats de l’enseignement de tout le pays, Gwen Dueck, secrétaire
générale de la Fédération des enseignantes et des enseignants de la Saskatchewan, fait
remarquer ceci :
Le classement des écoles dans un forum communautaire ou public n’a aucune
utilité du point de vue pédagogique. Ce genre de rapport mine plutôt la
crédibilité du système d’éducation publique ainsi que des programmes et du
personnel qui en font partie en incitant le lectorat à faire des comparaisons
injustes entre les écoles et à tirer des conclusions erronées à propos des
résutats des évaluations et de la qualité de l’enseignement et de
l’apprentissage.* [italique de la FCE] (Fédération des enseignantes et des
enseignants de la Saskatchewan, 2010)
La fréquence des tests externes aux différents échelons (provincial ou territorial, national,
international), conjuguée à la grande visibilité accordée par les principaux médias aux
résultats, habituellement par la diffusion de tableaux de classement, et aux impératifs des
mandats politiques à court terme, ont tous contribué à mettre l’accent sur l’amélioration de la
position des écoles au classement et à ramener l’évaluation à quelques matières seulement,
soit les mathématiques, les sciences et la lecture.
En cette ère de « responsabilisation par numéros », l'importance accordée aux évaluations
externes à grande échelle comme le Programme international pour le suivi des acquis des
élèves (PISA) de l’OCDE est symptomatique d'une tendance en faveur d'initiatives
stratégiques guidées par les données en éducation ainsi que du besoin d'obtenir des sources
régulières de données sur les résultats pour alimenter constamment d'étroits indicateurs de
responsabilisation. Hargreaves et Shirley (2009) soutiennent que nous avons distraitement
pris le chemin de la technocratie où les technocrates accordent de la valeur à ce qu'ils
mesurent au lieu de mesurer ce à quoi ils accordent de la valeur (p. 31). Ils montrent en quoi
les données en éducation peuvent être trompeuses, mal interprétées ou mal employées,
déclarant qu’une dépendance excessive à l’égard des données fausse le système et l’amène
à ignorer et à marginaliser l’importance du jugement moral et de la responsabilité
professionnelle (p. 31). La culture de la responsabilisation fondée sur des normes et de
l’amélioration des écoles guidée par des données déforme le processus éducationnel et peut
entraîner des tentatives visant à déjouer le système, ce qui donne lieu à des stratégies
cyniques et expéditives servant à calmer les cadres administratifs et à créer un semblant
d’amélioration qui tient à distance les politiciens et politiciennes et la population (p. 40).
Afin d’illustrer leurs propos, Hargreaves et Shirley donnent l’exemple d’une école secondaire
de l’Ontario qui a fait passer à ses élèves un test préalable au test de compétence
linguistique de 10e année (une exigence à l’obtention du diplôme) et qui a ensuite demandé à
la section d’anglais de se concentrer sur la préparation des 20 p. 100 d’élèves dont la note se
situait juste sous la note de passage.
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Ils mentionnent aussi le cas d’une école primaire de Londres (Royaume-Uni) qui a obtenu un
rendement spectaculaire en affectant ses meilleurs enseignants et enseignantes aux classes
de 6e année (année d’évaluation importante),
inculquant à ces enseignantes et enseignants les techniques de préparation
aux tests et les forçant à abandonner toutes les autres matières du programme
d’études à l’exception de celles qui feraient l’objet du test. Étant donné qu’il y
avait eu une grande amélioration en 6e année, mais aucune en 2e année (autre
année importante) où étaient demeurés les enseignantes et enseignants plus
faibles, l’école avait pu déclarer des résultats époustouflants en démontrant que
les élèves avaient beaucoup progressé entre ces deux années clés, et avait
donc été considérée comme l’une des écoles ayant enregistré la plus grande
amélioration au pays.* (Hargreaves et Shirley, p. 40)
Aucune analyse des effets négatifs de la responsabilisation guidée par les tests sur les
processus éducationnels ne serait complète sans une mention de la loi No Child Left Behind
(NCLB) (aucun enfant laissé pour compte). Adoptée en 2002, cette loi matérialise l’obsession
qu’ont les États-Unis à l’égard des tests standardisés, montrant de nombreuses façons
comment les résultats des élèves peuvent être manipulés pour montrer une amélioration qui
a peu à voir avec le véritable apprentissage. Dans un article adéquatement intitulé A
teachable moment for American schools (un moment propice à l’apprentissage pour les
écoles américaines), Yakabuski fait remarquer qu’en raison de cette loi, que l’on décrit
comme le cadeau de George W. Bush à l’éducation publique américaine, tout le monde tente
de déjouer le système :
[La loi] NCLB rend les États admissibles à des fonds fédéraux supplémentaires
s’ils réussissent à montrer une amélioration continue des résultats des élèves
aux tests qu’ils leur font passer. Malheureusement, cette loi a créé un ensemble
d’incitatifs pervers tant pour le personnel enseignant que pour les élèves et les
bureaucrates. Les enseignantes et enseignants se sont mis à enseigner de plus
en plus en fonction des tests, mettant de moins en moins l’accent sur d’autres
matières et sujets dignes d’être enseignés. Les élèves ont appris ce qui est
nécessaire pour avoir de meilleures notes aux tests. Et les États ont abaissé les
niveaux de difficulté afin de hausser les notes des élèves et d’obtenir l’argent
du fédéral. Autrement dit, tout le monde tente de déjouer le système. La
preuve, c’est que dans presque toutes les administrations, les élèves ont
montré une amélioration étonnante aux tests donnés par les États, même si
leurs résultats aux tests fédéraux ne montrent aucun signe d’amélioration
depuis 2002.*
Yakabuski met également en évidence les effets de la pauvreté sur le rendement des élèves,
faisant remarquer que la politique américaine en matière d’éducation passe sous silence le
problème criant qu’est l’inégalité de revenu.
[L’inégalité de revenu] est presque totalement ignorée comme facteur causal
des faibles résultats des élèves noirs et hispaniques, même si les efforts qui
sont résolument déployés pour rehausser les notes en mathématiques et en
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lecture sont directement axés sur les minorités… Les minorités ne sont pas
mieux servies que tout autre groupe par un système qui privilégie strictement
les tests de mathématiques et de lecture au détriment de la littérature, de l’art,
de la musique, des sciences et de la géographie. Comment une insistance
mécaniste sur l’enseignement en fonction des tests peut-elle les inspirer à
apprendre, encore bien moins les doter des compétences nécessaires pour
être des citoyens et citoyennes, des travailleurs et travailleuses et des êtres
humains productifs du XXIe siècle? Si l’éducation publique ne le fait pas, à quoi
sert-elle?* [italique de la FCE]
Sahlberg décrit cela comme une contradiction entre ce qui est mesuré et ce qui est considéré
important dans le système (The Alberta Teachers’ Association, 2010).
Hargreaves et Shirley indiquent que 85 p. 100 des éducatrices et éducateurs sondés aux
États-Unis sont d'avis que la loi NCLB n'améliore pas les écoles, et que peu avant l'élection
présidentielle américaine de 2008, le président du Comité de l'éducation et du travail de la
Chambre des représentants des États-Unis avait déclaré que la loi NCLB était devenue la
marque la plus négative aux États-Unis (p. 1) On peut dire que la loi NCLB a fait plus que
toute autre initiative pour discréditer la standardisation du discours de l’éducation.
Le changement d’orientation de la politique éducationnelle américaine auquel on s’attendait
de la part de l’administration Obama ne s’est toujours pas matérialisé. En effet, Karp (2010)
fait observer qu'au lieu de rompre radicalement avec les politiques de testage, de punition et
de privatisation de l'ère Bush, l'administration Obama a continué ce qui avait été commencé
à un point tel que l'historienne Diane Ravitch qualifie le tout de « troisième mandat de Bush
en éducation ».
Prenons l'exemple du programme « Race to the Top » (RTTT), la Course au sommet, un
important projet de 4,35 milliards de dollars présenté par les démocrates à l'automne 2009.
Comme son nom l'indique, ce programme fournit des fonds fédéraux sous forme de
subventions par voie de concours destinés aux États qui mettent en œuvre diverses réformes
en éducation. Ces réformes comprennent notamment une participation à un consortium
national visant à élaborer et à adopter des normes communes en lecture et en
mathématiques, une expansion rapide des écoles à charte, des mesures drastiques pour les
écoles ayant de faibles résultats aux tests, y compris des fermetures, le renvoi de personnel
et diverses formes de prise de contrôle par l’État et le secteur privé, ainsi qu’un
rapprochement entre, d’une part, les résultats des tests et, d’autre part, l’évaluation et la
rémunération du personnel enseignant (Karp, 2010).
Le concept de la rémunération au mérite liée aux résultats des tests semble renaître grâce
au programme RTTT. Bien entendu, on s’inquiète de la mesure dans laquelle cette tendance
se répandra au Canada. Michael Fullan, dans un discours prononcé à l’occasion du sommet
« Les assises de l’éducation » qui a eu lieu en Ontario en septembre, a carrément rejeté
l’idée de la rémunération au mérite comme un moyen efficace de motiver le personnel
enseignant (Walker, 2010).
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Rattacher l’évaluation et la rémunération du personnel enseignant aux résultats des tests
pose problème à bien des égards; cela renforce notamment un esprit de compétition qui
mine la collégialité entre enseignants et enseignantes, tant nécessaire à la création des
communautés d’apprentissage professionnelles. Dans le cadre d’une analyse approfondie de
la recherche sur la rémunération au mérite en éducation et dans d’autres secteurs, Ben Levin
(2010) affirme de façon convaincante que rattacher la rémunération du personnel enseignant
au rendement des élèves n’est pas une politique souhaitable en éducation pour de
nombreuses raisons, notamment :
•
De façon générale, très peu de travailleurs et travailleuses sont rémunérés en
fonction de résultats mesurés.
•
Aucune autre profession n’est rémunérée en fonction des résultats mesurés de
sa clientèle.
•
La plupart des membres de la profession enseignante s’opposent à de tels
régimes.
•
La rémunération fondée sur le rendement des élèves risque fort de mener au
déplacement d’autres objectifs importants en éducation.
•
On ne s’entend pas sur la manière de mesurer le mérite.
•
La mesure du mérite en enseignement comporte inévitablement une marge
d’erreur.
•
Les modalités des régimes de rémunération au mérite varient grandement,
pourtant ces modalités ont une grande incidence sur la façon dont ces régimes
sont reçus ainsi que sur le personnel enseignant et les écoles.
•
Les régimes de rémunération au mérite en éducation ont connu de nombreux
échecs jusqu’ici.
Les premiers récipiendaires des subventions octroyées en vertu du programme RTTT,
annoncés au printemps dernier, ont été le Delaware (100 millions de dollars) et le Tennessee
(500 millions de dollars). Ces deux États ont accepté de supprimer les plafonds relatifs aux
écoles à charte et de fonder l’évaluation et la rémunération du personnel enseignant sur le
rendement des élèves. Ces subventions sont substantielles, représentant dans chaque cas
environ 7 p. 100 des dépenses totales consacrées à l’éducation élémentaire et secondaire.
Un rapport de l’Economic Policy Institute, qui qualifie le programme RTTT d’arbitraire et
d’injuste, indique qu’en cette période où les crises financières sont répandues dans les États,
quand l’obtention des subventions du programme Race to the Top peut déterminer si la taille
des classes augmentera et si des enseignantes et enseignants seront mis à pied, une telle
prise de décision arbitraire est regrettable (Peterson et Rothstein, 2010).
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La profession enseignante a été et est toujours profondément modelée par ces forces
externes, et ce, au détriment du personnel enseignant et de l’enseignement. À titre de
conférencière dans le cadre du symposium de l’ATA sur le leadership en matière de
responsabilisation éducationnelle, en avril 2008, Pasi Sahlberg a fait remarquer que
les attentes plus élevées venant de l’extérieur portent sur la prescription de
normes d’apprentissage et une responsabilisation accrue des écoles, ce qui
constitue les deux principaux moteurs de changement en éducation aujourd’hui.
Les pressions concurrentielles, une productivité et une efficacité accrues ainsi
que l’excellence du système dans son ensemble ont également des effets
visibles sur les écoles et le corps enseignant. Les écoles qui se font
concurrence par rapport aux élèves et aux ressources connexes changent leur
modus operandi de sorte qu’elles délaissent les considérations morales pour
viser des objectifs liés à la production et à l’efficacité, c’est-à-dire des résultats
mesurables, de meilleurs résultats aux tests et de meilleures positions dans le
tableau de classement des écoles. La mesure de l’efficacité fait en sorte que
les normes et les tests se placent maintenant au centre de la vie du personnel
enseignant et des élèves, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de leur école.*
(p. 3)
Par conséquent, les membres de la profession enseignante, une profession généralement
motivée par des motifs éthiques ou un désir intrinsèque, se trouvent coincés entre deux
forces qui se font concurrence dans les écoles — l’éducation considérée comme un bien
public par rapport à l’éducation considérée comme un bien privé : les enseignantes et
enseignants tentent de trouver le juste équilibre entre l’objectif moral de la pédagogie axée
sur l’élève au sein d’une éducation considérée comme un bien public, d’une part, et la
poussée vers des normes plus élevées en raison de l’efficacité perçue du mode d’instruction
présentation-récitation et dans la perspective de l’éducation considérée comme un bien privé,
d’autre part (p. 4).
Il ne faudra peut-être pas se surprendre si l’engagement des élèves souffre en conséquence,
car l’enseignement en fonction des tests et de l’atteinte de cibles de responsabilisation
imposées par des sources externes n’incite pas vraiment les élèves à s’engager tous les
jours dans leur travail de classe, ce qui mine tant la joie de lire que la joie d’enseigner la
lecture. À bien des égards, les enseignantes et enseignants se trouvent entre l’arbre et
l’écorce — d’aucuns diraient que ces forces externes font sortir l’élément humain de
l’enseignement et de l’apprentissage, ce qui constitue un grave problème si l’on considère
que favoriser des relations bienveillantes et valorisantes avec les élèves est la clé d’un
enseignement fructueux.
Certains groupes comme les élèves autochtones sont particulièrement vulnérables à ces
forces. Dans une récente étude de la FCE sur l’expérience et les connaissances
professionnelles des enseignantes et enseignants autochtones dans les écoles publiques du
Canada, Verna St. Denis examine les répercussions de la réforme de l’éducation fondée sur
le marché sur la capacité des membres du personnel enseignant autochtone à nouer des
relations profondes et bienveillantes avec leurs élèves et à améliorer de façon générale la
mauvaise qualité de l’éducation pour les enfants autochtones :
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Les participantes et participants [autochtones] ont opté pour la profession
enseignante et choisi d’y rester en raison des aspects éthiques et moraux qui y
sont associés, lesquels peuvent toutefois être minés à une époque où les
politiques et les pratiques pédagogiques fondées sur le marché se font
omniprésentes au sein des systèmes d’éducation. (p. 63)
Verna St. Denis fait également remarquer que son étude, tout comme d'autres, laisse
entendre
qu’il faut s’intéresser à ces facettes [éthiques et affectives] et que le moral des
enseignantes et enseignants constitue un facteur crucial d’une pédagogie
efficace qui a été laissé de côté dans un climat pédagogique définissant la
réussite en fonction de notes obtenues aux tests. (p. 63)
Comme le laisse clairement entendre le titre de l’exposé de Joel Westheimer au Forum
Whitworth 2009 de l’ACE — Plus aucun enfant ne pense : administration de tests, obligation
de rendre compte et menace pour la démocratie du Canada —, les enjeux de la
responsabilisation sont également très importants pour les écoles en ce qui concerne les
conséquences pour l’enseignement de la pensée critique et de la citoyenneté responsable, et
en fin de compte, pour la démocratie. Westheimer (2008) critique l’idée générale des
réformes de l’éducation au Canada, faisant remarquer que dans bon nombre de conseils et
commissions scolaires et de provinces, les programmes-cadres de plus en plus étroits visent
avant tout à préparer les élèves aux tests standardisés en mathématiques et en lectureécriture au détriment des études sociales, de l’histoire et de l’éducation civique… Les
méthodes pédagogiques qui mâchent aux élèves ce qu’ils doivent savoir pour réussir à des
tests de portée limitée leur donnent à penser qu’une pensée critique plus large est facultative
(p. 7).
Les pressions sur l’éducation publique découlant du sous-financement et l’application des
principes de l’économie de marché ont fait l’objet d’un panel sur le financement de
l’éducation publique dans le cadre du Forum de la présidente de la FCE de 2010, qui a eu
lieu à Edmonton. Diane Woloschuk, vice-présidente de la FCE, a profité de l’occasion pour
parler du nombre croissant de contradictions auxquelles le personnel enseignant se heurte
dans son travail et dans le système d’éducation en général. Ces contradictions, qui résultent
des efforts déployés en faveur d’une vaste réforme du système d’éducation, sont liées au
financement de l’éducation. En voici quelques-unes :
•
exigences et attentes de plus en plus grandes au moment où les écoles ont
proportionnellement moins de ressources en raison d’un financement réduit;
•
tendance à la centralisation du financement par les gouvernements provinciaux,
laissant souvent les divisions, conseils et commissions scolaires dans une
position difficile qui les oblige à effectuer des compressions dans les
programmes et le personnel, car le financement qu’ils recoivent est inadéquat;
la musique et les autres programmes d’art sont souvent sacrifiés pour maintenir
un programme de base axé sur la langue maternelle, les mathématiques et les
sciences;
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•
détournement des fonds publics au détriment du système d’éducation publique
et au profit des écoles semi-privées ou indépendantes, risquant de créer un
système d’éducation à deux vitesses.
Le concept d’éducation holistique est également remis en question par des motifs
économiques et des idéologies de marché. Woloschuk fait remarquer que
tant les membres du personnel enseignant que les parents désirent ce qu’il y a
de mieux pour les enfants, ce qui favorisera leur apprentissage et ce qui les
aidera à devenir non seulement des personnes ayant confiance en ellesmêmes, mais aussi des membres productifs de la société. Pendant que le
personnel enseignant s’efforce de mettre en œuvre un apprentissage par
questionnement, de différencier l’enseignement et l’évaluation et de répondre
aux besoins des élèves de bien d’autres façons encore, les priorités politiques
axées sur l’économie et les idéologies de marché entraînent diverses pratiques
qui semblent aller à l’encontre de l’objectif même que l’on cherche
prétendument à atteindre, c’est-à-dire l’amélioration de l’apprentissage et du
rendement des élèves. Ces pratiques englobent le rétrécissement du
curriculum, le rétrécissement des mesures de responsabilisation, la génération
de données ainsi que l’interprétation et l’utilisation discutables de ces données,
de même qu’une insistance exagérée sur le testage standardisé.*
Les membres de la profession s'inquiètent cependant beaucoup de la mauvaise utilisation et
de la surutilisation des tests standardisés externes, même s’ils soutiennent une évaluation
plus large de l'apprentissage des élèves ne portant pas seulement sur la réussite en
mathématiques, en sciences et en lecture-écriture, laquelle se mesure par les résultats des
tests.
Une redéfinition de la responsabilisation en éducation, dont l’objectif capital est d’assurer
l’apprentissage authentique de tous les élèves, dissiperait la fausse notion voulant que les
enseignantes et enseignants s’opposent à l’évaluation. Par exemple, l’Alberta Teachers’
Association, dans une publication intitulée Real Learning First: The Teaching Profession’s
View of Student Assessment, Evaluation and Accountability for the 21st Century, affirme
ceci :
•
Le but premier de la mesure et de l’évaluation des élèves est d’appuyer leur
apprentissage dans un sens vaste.
•
L’évaluation continue des élèves fait partie intégrante du processus
d’enseignement et d’apprentissage; à cette fin, les enseignantes et enseignants
se livrent à deux types principaux d’évaluation : l’évaluation formative (la
mesure pour l’apprentissage) et l’évaluation sommative (la mesure de
l’apprentissage).
•
Les élèves ont besoin d’une rétroaction constructive en temps opportun qui
appuie l’apprentissage.
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•
Un éventail de pratiques d’évaluation s’impose pour déterminer le rendement
des élèves, notamment : tests de rendement, projets, travaux écrits,
démonstrations, portfolios, observations et examens.
•
Les données issues de ces multiples moyens d’évaluation sur une certaine
période sont essentielles pour éclairer le jugement du personnel enseignant sur
l’épanouissement, le développement et l’apprentissage des élèves.
•
Bon nombre de facteurs peuvent influer sur le rendement des élèves, dont les
besoins d’apprentissage individuels, les ressources disponibles à l’appui de
l’enseignement et de l’apprentissage, et les caractéristiques socioéconomiques
de la communauté.
•
Les enseignantes et enseignants en classe conçoivent l’évaluation des élèves
en fonction du programme d’études qu’ils leur ont enseigné — il est injuste et
contraire à l’éthique d’évaluer les élèves sur du matériel qu’ils n’ont pas eu la
chance d’apprendre.
•
Les enseignantes et enseignants en classe sont les mieux placés pour élaborer
des stratégies d’évaluation qui s’alignent sur le programme d’études et
répondent aux besoins d’apprentissage individuels. (The Alberta Teachers’
Association, 2009)
Une redéfinition de la responsabilisation en éducation impliquerait également l’examen du
but et de la conception des tests standardisés externes à grande échelle. À cet égard,
Hargreaves et Shirley justifient l’utilisation d’un échantillonnage aléatoire des élèves
statistiquement valable pour une responsabilisation à l’échelle de tout le système scolaire.
Malgré un consensus nouveau voulant qu’une responsabilisation dans tout le système ne
peut se réaliser que par un échantillonnage prudent, plutôt que par un recensement onéreux
et motivé par le contrôle politique, un certain nombre de gouvernements, même s’ils sont
moins nombreux que déjà, s’accrochent à la responsabilisation par recensement bien qu’elle
fasse l’objet d’abus généralisé. Ils y tiennent même si elle entraîne des coûts exorbitants —
accaparant ainsi des ressources rares qui devraient être consacrées à l’enseignement et à
l’apprentissage (p. 102-103).
L'évaluation à grande échelle menée par l'échantillonnage aléatoire des élèves devrait servir
à évaluer certains aspects de la qualité du système d'éducation dans son ensemble comme
l'efficacité du curriculum et la capacité du système de répondre aux besoins de groupes
précis, tels les élèves autochtones, les élèves ayant des besoins particuliers et les élèves
venant de familles à faible revenu. Par ailleurs, un système conçu judicieusement pourrait
s’attaquer à certaines des préoccupations liées à l’emploi des tests externes à grande
échelle comme moyen de classer les élèves ainsi qu’au classement des écoles et des
provinces et à la diffusion de leurs résultats en fonction des résultats obtenus à un seul test.
Un certain nombre d’organisations de l’enseignement soutiennent l’utilisation des évaluations
fondées sur un échantillonnage aléatoire.
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Donnant son point de vue sur les rôles respectifs de l'évaluation externe et de l'évaluation en
classe, Gwen Dueck soutient que nous devons trouver un juste équilibre entre l'évaluation en
classe par le personnel enseignant visant l'apprentissage général des élèves, et les
programmes d'évaluation externe à grande échelle visant la surveillance et l’évaluation de
l'efficacité des systèmes d'éducation au moyen d'un échantillonnage aléatoire (plutôt qu'à
l'aide d'un recensement général). S’inspirant du travail d’Andy Hargreaves et de
Pasi Sahlberg, elle fait valoir ce qui suit :
Au lieu de valider le cadre actuel de responsabilisation par l’évaluation externe
dans lequel nous nous trouvons, il nous faut de nouvelles politiques et
pratiques en matière de responsabilisation qui respectent le professionnalisme
du personnel enseignant et les engagements qu’ils ont pris à l’égard de la
profession. La responsabilisation intelligente, comme ils l’appellent, fait fond sur
la responsabilisation mutuelle, la responsabilité professionnelle et la confiance.
Un cadre de responsabilisation de cette nature utilise un vaste éventail de
données. Il allie la responsabilisation interne ou l’évaluation au sein de l’école,
comme on pourrait l’appeler, qui comprend des procédés scolaires, des
autoévaluations, des occasions de réflexion critique et des interactions écolecommunauté, à des niveaux de responsabilisation externe qui tirent parti des
activités de suivi, des évaluations fondées sur l’échantillonnage et des
évaluations thématiques appropriées pour chaque école et contexte.
Gwen Dueck formule certains des grands défis à venir, faisant remarquer à l’occasion du
Forum de la présidente de la FCE sur l’évaluation externe que
au cours de ce forum, nous avons beaucoup parlé de la façon de valider la
pratique de « l’évaluation externe » ou de « l’évaluation à grande échelle » et
pas assez de ce que nous devrions enseigner aux élèves. Quels sont les
éléments essentiels d’une éducation globale et holistique et comment pouvonsnous mesurer ces éléments?
L’une des personnes qui participaient aux discussions en petits groupes s’est
exprimée ainsi : « Quelles connaissances l’avenir que nos enfants vivront
nécessitera-t-il? Je réponds à cette question en posant la question suivante :
« Comment concevoir un système qui détournera notre attention des résultats
pour la fixer sur les intrants, le processus et le contexte dans lequel nous, à titre
d’éducateurs et d’éducatrices, exécutons nos responsabilités et obligations
professionnelles? »*
Ces idées s’inscrivent dans un débat important sur l’avenir de l’enseignement et de
l’apprentissage dans les écoles publiques du Canada. À titre de leaders publics de
l’apprentissage et de spécialistes dans la classe, les membres de la profession enseignante
ont manifestement beaucoup à apporter à ce débat.
* traduction libre
NOTES de la FCE | Le personnel enseignant, l’enseignement et l’éducation publique sous pression | 10 |
Références
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p. 1.
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Note : Le présent article s’inspire d’un document plus long du même auteur, intitulé L’OCDE, le PISA et
les effets sur la politique en éducation, publié par la Fédération canadienne des enseignantes et
des enseignants, Ottawa, septembre 2010.
NOTES de la FCE | Le personnel enseignant, l’enseignement et l’éducation publique sous pression | 12 |