La résolution de problèmes en mathématiques
Transcription
La résolution de problèmes en mathématiques
La résolution de problèmes en mathématiques : quelles émancipations possibles ? À quelles conditions ? Identité des auteurs Nom : CHOQUET Prénom : Christine Appartenance institutionnelle : IUFM des Pays de la Loire, CREN, Université de Nantes Courriel : [email protected] Nom : GEORGET Prénom : Jean-Philippe Appartenance institutionnelle : IUFM de Basse Normandie, Université de Caen Courriel : [email protected] Nom : HERSANT Prénom : Magali Appartenance institutionnelle : IUFM des Pays de la Loire, CREN, Université de Nantes Courriel : [email protected] Identité du coordonnateur Nom : HERSANT Prénom : Magali Appartenance institutionnelle : IUFM des Pays de la Loire, CREN, Université de Nantes Courriel : [email protected] Identité du réactant Nom : BUENO – RAVEL Prénom : Laetitia Appartenance institutionnelle : IUFM de Bretagne, CREAD, UBO Courriel : [email protected] 1 Problématique générale Résumé : Les contributions de ce symposium concernent les rapports entre résolution de problèmes en mathématiques à l’école élémentaire et émancipation, au sens de l’accès au scientifique pour les élèves et de l’affranchissement d’une certaine norme de la forme scolaire pour les enseignants. Elles questionnent en particulier les conditions et contraintes de cette émancipation. Abstract: The contributions of this symposium concern reports between problem solving in mathematics at the primary school and emancipation. Here, “emancipation” means access to scientist thinking for the pupils and postage of a certain standard of the school shape for the teachers. Theses contributions especially question the conditions and the constraints of this emancipation. L’accès aux savoirs au cours de la scolarité obligatoire constitue sans nul doute une des conditions d’une émancipation intellectuelle et sociale des jeunes. Les disciplines scientifiques peuvent y contribuer en particulier à travers la formation à un esprit scientifique en rupture avec l’opinion comme le propose Bachelard lorsqu’il écrit : « La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. » (2004, p. 16). En mathématiques, les activités de recherche et de résolution de problèmes peuvent aussi être considérées comme source et lieu d’émancipation. Legrand indique en particulier que « pour faire véritablement des mathématiques, le sujet élève doit se placer en position d’auteur […] ; il doit pouvoir assumer une forme de responsabilité scientifique vis-à-vis de lui-même et de la communauté de ses pairs. » (2003, p. 14). Cependant, lorsqu’elles sont imposées par l’institution, comme cela a été le cas en 2002 avec l’injonction à réaliser des PPC à l’école primaire, on peut s’interroger doublement : quelle émancipation ces activités permettent-elles encore pour les élèves ? quelle forme scolaire, conforme, génèrent-elles ? Par ailleurs, au sein même de l’école, n’y a-t-il pas chez certains enseignants la recherche d’une rupture avec une forme scolaire classique qui trouve sa réalisation dans des activités de types problèmes-ouverts (Arsac, Mante, 2007) ? Autrement dit, on peut s’interroger sur le rôle de la résolution de problèmes en mathématiques comme source d’émancipation, à la fois du point de vue de l’institution, avec la perspective des apprentissages des élèves et in fine de leur émancipation, et du point de vue des enseignants, avec la perspective de l’émancipation d’une forme scolaire qui contraint les rapports enseignants – élèves. L’objectif de ce symposium, sur l’enseignement des mathématiques à l’école élémentaire, est de travailler ces questions à partir de trois contributions. La contribution de J.P. Georget est centrée sur les enseignants qui souhaitent « vivre » avec leurs élèves une « autre » expérience de l’enseignement des mathématiques pour leur permettre de porter un regard différent sur les mathématiques et l’école. C. Choquet questionne, à partir d’une étude sur les pratiques ordinaires des enseignants, les conditions de possibilité de cette émancipation chez les élèves à partir d’activité de recherche résolution de problèmes. M. Hersant interroge les conditions et contraintes de l’émancipation, en tant que formation d’esprits scientifiques, à partir de la recherche – résolution de problèmes ouverts au cycle 3. 2 Bibliographie Arsac G., Mante M. (2007). Les pratiques du problème ouvert, Lyon : Sceren Bachelard, G. (2004). La formation de l’esprit scientifique, Paris : Vrin Legrand, M., ADIREM 2003, À la recherche d’une cohérence pour une véritable activité mathématique en classe, Faire des maths en classe ? Didactique et analyse de pratiques enseignantes, Lyon : INRP, Adirem 3 Problèmes ouverts en mathématiques au cycle 3 : une réponse à l’émancipation chez tous les élèves d’une même classe. Christine CHOQUET-PINEAU IUFM des Pays de La Loire, CREN, Université de Nantes. Introduction Notre intervention questionne les conditions de possibilités d’émancipation chez des élèves de cycle 3 à partir de problèmes ouverts en mathématiques. Par problèmes ouverts, nous entendons des problèmes qui répondent à la caractérisation proposée par Arsac, Germain et Mante (1988, 2007) : - l’énoncé est court, - l’énoncé n’induit ni la méthode, ni la solution (pas de questions intermédiaires ni de question du type « montrez que »). En aucun cas, cette solution ne doit se réduire à l’utilisation ou à l’application immédiate des derniers résultats présentés en cours, - le problème se situe dans un domaine conceptuel avec lequel les élèves ont assez de familiarité. Ainsi peuvent-ils prendre facilement « possession » de la situation et s’engager dans des essais, des conjectures, des projets de résolution, des contre exemples. Ce questionnement autour des problèmes ouverts se situe au coeur de l’étude que nous menons dans le cadre de notre doctorat. Certains résultats que nous présentons ici permettent d’envisager des possibilités d’émancipation chez les élèves et d’étudier des conditions de cette émancipation lorsque ce type de problèmes est étudié en classe. Nous nous appuyons dans cet article, sur le travail de Fabre (2011) précisant que s’émanciper c‘est « […] oser penser par soi-même, oser se prendre en charge ». Il développe l’idée que l’émancipation, le fait d’oser penser revient à avoir ou à prendre « […] en réalité la liberté de construire les problèmes selon les exigences de la raison qui s’imposent alors à celui qui pense, quelle que soit l’autorité de la tradition ou celle des pouvoirs […] » En nous basant sur ces éléments et sur nos analyses, nous montrons ici en quoi, à partir des objectifs d’apprentissage visés par les enseignants lors des séances dédiées aux problèmes ouverts, une émancipation des élèves est possible. Précisions concernant notre méthodologie Pour notre recherche, nous choisissons d’observer et d’analyser des séances de mathématiques, tout au long d’une année scolaire, dans les classes de cinq enseignants de primaire quand ils proposent à leurs élèves de 9-10 ans des problèmes de type ouvert. Ces séances sont dites ordinaires du fait que le chercheur n’intervient ni dans leur préparation, ni dans le choix des problèmes. Nous avons fait ce choix parce que notre objectif est d’analyser des séances qui sont les plus proches possibles de la réalité, des séances qui reflètent au mieux ce qui se passe habituellement dans les classes. 4 Afin de recueillir des données concernant ces séances, nous les filmons et nous réalisons quelques entretiens avec les enseignants avant et après chaque séance (oralement ou par email). Nous gardons également les travaux écrits des élèves (des brouillons, des feuilles de recherche individuelle et, quand il y en a, des affiches réalisées par des groupes). Présentation du cadre théorique choisi Pour étudier ce corpus, nous utilisons le cadre théorique de « la double approche » (Robert, Rogalski, 2002, 2010). L’approche est d’une part ergonomique, elle revient à considérer l’enseignant comme un professionnel agissant en fonction d’objectifs et de règles spécifiques au métier ; elle est d’autre part didactique, des analyses a priori puis a posteriori des séances révèlent quelles mathématiques sont réellement proposées dans les classes. La combinaison des deux approches permet d’obtenir des résultats sur les pratiques des enseignants et également sur l’activité mathématique de leurs élèves. Ce cadre nous propose d’analyser la pratique des enseignants observés selon cinq composantes (institutionnelle, sociale, personnelle, cognitive et médiative) afin d’expliquer, de comprendre les choix faits par ces enseignants pour leurs élèves. La composante institutionnelle rend compte de contraintes externes à la classe qui pèsent sur l’enseignant. Il s’agit par exemple des instructions officielles, des horaires imposés, de la place et du rôle des inspections, des ressources disponibles. La composante sociale considère les individus qui entourent l’enseignant comme des groupes sociaux avec des règles de fonctionnement qui leur sont propres et qui ont des exigences envers l’enseignant. Il s’agit du groupe constitué par les élèves de la classe avec leur niveau scolaire, leurs origines sociales, les habitudes qu’ils ont prises quant au travail scolaire. Il s’agit également du groupe des parents d’élèves, du groupe des collègues travaillant dans la même école qui là aussi influent sur les choix faits par l’enseignant. Les composantes cognitive et médiative concernent plus directement l’enseignement qui va être proposé dans la classe. Avant la séance, l’enseignant fait des choix quant aux énoncés de problèmes par exemple, il réfléchit au déroulement de la séance, il organise « l’itinéraire cognitif » qu’il envisage de présenter aux élèves. Pendant la séance, l’enseignant continue à faire des choix, il aide plus ou moins les élèves, il accélère le déroulement de la séance ou au contraire laisse plus de temps aux élèves pour effectuer le travail demandé… la composante médiative permet alors de pointer ce qui est effectivement proposé aux élèves ; les deux composantes permettent de déterminer quelles mathématiques sont étudiées dans la classe. La dernière composante, la composante personnelle, tient compte des représentations personnelles de l’enseignant sur les mathématiques en général et sur l’enseignement des mathématiques. Les enseignants sur lesquels se basent notre recherche sont professeurs des écoles, ils ne sont pas des spécialistes des mathématiques et l’idée qu’ils se font de cette discipline influe sur les choix qu’ils font, influe sur ce qu’ils proposent à leurs élèves. Résultats concernant les enseignants Les cinq enseignants dont nous étudions la pratique proposent régulièrement à leur classe, tout au long de l’année scolaire, des problèmes ouverts. Nos résultats montrent qu’ils ont pour objectif principal d’apprendre à leurs élèves à « chercher seul » et à « expliquer clairement leur démarche ». Ils nous expliquent tous que les élèves doivent acquérir des savoirs mathématiques, précisés par les programmes, des savoirs curriculaires mais que ces mêmes élèves doivent également apprendre à « faire des mathématiques donc à résoudre des problèmes ». Proposer des problèmes ouverts est une 5 façon pour eux de permettre à leurs élèves d’apprendre autre chose que des savoirs curriculaires, c’est une manière de leur apprendre à chercher, à raisonner, à valider un résultat voire même à le prouver, apprentissages qu’ils ne considèrent pas pouvoir réaliser avec les activités et exercices qu’ils proposent habituellement. Cet objectif est en lien avec les instructions officielles qui annoncent qu’il est nécessaire de « développer chez tous les élèves de réelles capacités de recherche et de raisonnement » (MEN 2008). Mais cet objectif s’explique également par la représentation qu’ont ces enseignants de l’enseignement des mathématiques en primaire puis au collège. Ils annoncent en effet tous qu’il s’agit également pour eux, à travers l’étude de problèmes ouverts, de préparer leurs élèves de cycle 3 à leur future entrée en sixième. Etre capable de chercher seul, de résoudre un problème par une procédure personnelle est alors pour ces enseignants un gage de réussite en mathématiques pour leurs élèves quand ils entreront au collège. Nous ne développons pas plus ici les résultats concernant les enseignants (qui constituent une grande partie de notre thèse en cours de rédaction) puisque nous avons choisi dans cet article de considérer principalement l’activité des élèves. Résultats concernant les élèves Suite à une comparaison entre une séance dite classique et les séances dédiées à des problèmes ouverts Les résultats de cette comparaison entre les deux séances -une séance dédiée à l’apprentissage de savoirs curriculaires et une séance dédiée à l’étude d’un problème ouvertmontrent deux choses. Tout d’abord, les objectifs d’apprentissage définis par l’enseignant n’étant pas les mêmes, celui-ci ne propose pas le même déroulement lors des deux séances. Il est par exemple beaucoup plus présent auprès des élèves lors d’une séance classique, il parle beaucoup, il reformule, explique, aide les élèves. Lors de l’autre séance, il se met volontairement en retrait et laisse beaucoup plus le champ libre aux élèves pour ce qui concerne le choix des procédures et la résolution du problème. Les élèves, habituellement dans le cours de mathématiques, appliquent une méthode qu’ils ont mémorisée (sans forcément la comprendre complètement) et souhaitent obtenir le « bon » résultat afin de montrer à leur enseignant qu’ils ont « bien appris » leur leçon. Si l’enseignant n’y fait pas attention, les élèves fonctionnent tous les jours de la même façon, sans plus trop réfléchir. Les apprentissages se font sur la base du « par cœur », de l’automatisme, les élèves sont moins amenés à raisonner, ils doivent en quelque sorte obéir, fonctionner presque comme des automates. Des résultats de PISA, que nous avons étudiés, montrent en effet que les élèves français ont des connaissances mathématiques mais qu’ils ne savent pas quand les mobiliser efficacement lorsqu’ils sont face à un problème inédit pour eux. Lors des séances dédiées aux problèmes ouverts, il semble que ce soit différent. Le problème proposé, rappelons-le, n’est pas dédié à l’apprentissage d’un savoir curriculaire et la procédure experte de résolution n’est pas à la portée des élèves à qui l’enseignant propose l’énoncé. De ce fait, il déroute, bouscule les habitudes et oblige les élèves à se détacher des règles habituelles pour faire appel à des procédures de résolution plus personnelles. Il ne s’agit pas ici d’opposer les deux séances et de dire qu’une des deux est plus efficace que l’autre pour les élèves. Dans les deux séances, les élèves sont suceptibles d’apprendre des mathématiques. Nous pensons, après avoir analysé un grand nombre de séances, que les deux types sont nécessaires, qu’elles se complètent puisque finalement, lors des 6 séances dédiées aux problèmes ouverts, les élèves découvrent une autre façon de faire des mathématiques en classe. Suite aux analyses de séances dédiées à des problèmes ouverts L’objectif principal d’apprentissage défini par les enseignants qui est d’apprendre aux élèves à chercher et à raisonner seul a des répercutions sur leur activité dans la classe. Dans les analyses de chacune des séances observées, chez les cinq enseignants avec lesquels nous travaillons, nous retrouvons les mêmes répercutions, nous les avons regroupées selon trois types : Tous les élèves cherchent réellement, ils n’abandonnent pas même si la solution n’apparaît pas immédiatement et ils n’attendent pas une réponse tout faite de l’enseignant. Ces élèves font preuve d’initiative voire même d’imagination. Ils ne se bornent pas à appliquer des leçons acquises précédemment mais développent des procédures personnelles. Les élèves s’autorisent à écrire des résultats faux, ils ne craignent pas le regard de l’enseignant sur d’éventuelles erreurs. A travers les deux exemples suivants, nous présentons comment cela se traduit dans la réalité de la classe. Le premier exemple concerne une séance lors de laquelle l’enseignant (que nous nommons E2 dans notre travail) propose aux élèves de résoudre le problème suivant (la solution au problème est donnée en annexe) : Alfred, Brice, Carla, Dany, Émile, Frédéric, Gina et Henri vont s’installer autour d’une table ronde. Alfred a déjà choisi sa place et a mis des cartons vides sur la table pour indiquer la place de ses camarades. - Gina veut être à côté de Frédéric, mais pas à sa gauche. - Carla veut être assise entre Brice et Émile. - Dany veut être à côté de Gina. - Émile veut être juste en face d’Alfred. - Henri veut être assis juste à la droite d’Alfred. Trouvez une disposition possible et écrivez le nom des enfants à leur place. Indiquez les étapes qui vous ont permis de placer toutes les personnes. Les élèves cherchent d’abord individuellement tout en rédigeant une « feuille de recherche ». Après une quinzaine de minutes de recherche, pendant laquelle l’enseignant circule dans la classe mais n’intervient pas auprès des élèves, une mise en commun des premiers résultats est faite. Il apparaît que tous les élèves ont cherché une solution, ils ont tous représenté la table et fait des essais quant aux positions éventuelles des personnages. 7 Notre analyse a posteriori des feuilles de recherche montre que les élèves ont procédé par essais et ajustements, ils ont placé certains personnages et ensuite vérifié la cohérence de leurs résultats avec l’énoncé. Il apparaît, lors de la première mise en commun également que tous les élèves participent à la mise en commun, tous veulent montrer ce qu’ils ont trouvé, même si ce n’est pas correct ou même s’ils n’ont pas complètement résolu le problème. Six élèves estiment avoir fini et être sûrs de leur réponse, seize élèves présentent une réponse dont ils ne sont pas sûrs (parmi eux, trois élèves ont la bonne réponse, les autres ont fait des erreurs) et quatre élèves présentent une réponse incomplète en essayant d’expliquer pourquoi ils n’ont pas pu aller plus loin. L’enseignant sans donner la réponse, les répartit ensuite en petits groupes et leur propose de rédiger une affiche présentant le résultat et des traces de leur réflexion dans le groupe. La recherche reprend dans tous les groupes, des discussions entre les élèves s’engagent soit pour exprimer des désaccords soit pour expliquer comment ils ont organisé leur recherche individuelle. Une mise en commun des affiches est proposée en fin de séance, la solution apparaît à tous et quelques élèves expliquent brièvement leur façon de faire. La mise en commun intermédiaire puis la manière dont se poursuit la recherche dans les petits groupes nous permet de mettre à jour plusieurs points révélateurs de l’activité des élèves dans cette séance. Tous les élèves cherchent sans se décourager, même s’ils ne trouvent pas immédiatement (les nombreuses ratures présentes sur les feuilles de recherche montrent bien les différentes tentatives faites par les élèves). Les élèves proposent tous leurs résultats au professeur et aux autres élèves, aucun ne veut dissimuler ce qu’il a fait même s’il sait que ce n’est peut-être pas correct. Les élèves persévèrent dans leur recherche une fois qu’ils sont répartis en petits groupes, ils n’ont pas l’intention d’abandonner, de laisser aux autres le soin de résoudre le problème et d’expliquer la solution. Le deuxième exemple que nous présentons concerne la séance pendant laquelle l’enseignant, que nous nommons E1, propose l’énoncé suivant (la solution se trouve en annexe) : Un vigneron possède 15 tonneaux : 5 tonneaux vides, 5 tonneaux à moitié pleins et 5 tonneaux pleins. Il veut les partager entre ses trois fils sans effectuer aucun transvasement de façon que chacun reçoive le même nombre de tonneaux et la même quantité de vin. Comment peut-il faire ? Globalement le déroulement de la séance dans la classe de E1, est le même que chez E2. Les élèves cherchent d’abord individuellement quelques minutes puis se mettent en groupes, résolvent le problème puis rédigent une affiche présentant leur résultat et leur démarche. Nous y retrouvons des élèves mobilisés dans toutes les phases de recherche et de rédaction, discutant entre eux les démarches possibles et le résultat à présenter. La 8 séance dure une heure, tous les groupes ont trouvé la bonne réponse avec des démarches différentes. Le problème repose en fait sur trois contraintes : le nombre de tonneaux, la quantité de vin qui doit être la même pour les trois fils et le fait qu’on ne peut pas « effectuer de transvasement ». Deux niveaux de résolution sont envisageables : soit les tonneaux sont distribués un à un, jusqu’à épuisement du stock et la vérification du fait que la quantité de vin est la même pour les trois fils, soit les quantités totales de tonneaux et de vin sont évaluées au départ pour être ensuite partagées en trois (ici quelques calculs avec soit des fractions, soit des nombres décimaux sont effectués). Il apparaît que la seule façon de résoudre ce problème est de s’autoriser à transgresser temporairement une des données de l’énoncé –le transvasement interdit- puisqu’il faut penser à dire que deux demi tonneaux équivalent du point de vue de la quantité de vin à un tonneau. Lors de la séance, les élèves vont hésiter sur cette étape de la résolution, beaucoup discuter le droit ou non de contredire une donnée de l’énoncé. Ils vont finalement décider de prendre la liberté de transvaser afin de réussir à répartir les tonneaux et le vin équitablement. Les élèves montrent ainsi qu’ils sont en effet capables de faire preuve d’initiative, qu’ils s’autorisent à prendre des libertés, temporairement, par rapport à l’énoncé afin d’avancer vers la résolution du problème. Suite à l’analyse d’un incident lors d’une séance dédiée à un problème ouvert Le troisième exemple rend compte d’une séance pendant laquelle E1 propose l’énoncé suivant à sa classe (là encore, la réponse au problème est proposée en annexe) : 140 kg 145 kg En utilisant les informations données par ces trois dessins, détermine combien pèsent le gros Dédé, le petit Francis et le chien Boudin. Nous ne revenons pas sur le déroulement de la séance qui est le même que pour l’exemple précédent. Une mise en commun a lieu après 40 minutes de recherche, toutes les affiches des groupes sont présentées à la classe et expliquées par quelques élèves. La séance est close par l’enseignant qui propose aux élèves de ranger leurs affaires. Cependant un groupe de quatre élèves refusent de ranger et continue à discuter les résultats du problème en reprenant leur feuille de brouillon. Ces élèves qui ne font pas partie des plus à l’aise en mathématiques, ont une autre solution que celle proposée au tableau pour le poids de Dédé et ils remettent en question la solution proposée par l’enseignant et le reste de la classe. Nous observons en fait que ni la majorité des élèves qui trouvent la même solution, ni l’enseignant qui a validé la réponse ne semble 9 faire autorité sur ces quatre élèves. Ils éprouvent le besoin de reprendre les calculs, de reconstruire la solution, les explications données ne les ayant pas convaincus. Ces quatre élèves s’autorisent à mettre en doute l’autorité du plus grand nombre et l’autorité de l’enseignant, ils ont besoin d’autres arguments que des arguments d’autorité pour être convaincus. Cette interruption forcée par quelques élèves permet par ailleurs de pointer (si elle est relevée à temps par l’enseignant) un élément essentiel des mathématiques : la validité d’une solution doit convaincre à partir d’outils mathématiques reconnus par tous et non parce que l’enseignant valide avec autorité le résultat ou parce que la majorité des élèves dans la classe est d’accord avec cette solution. Conclusion Nous présentons dans cet article des résultats issus d’une recherche que nous menons sur des séances de mathématiques au cycle 3 quand des enseignants proposent à leurs élèves de résoudre des problèmes ouverts. Les résultats des analyses que nous menons sur ces séances sont illustrés ici par trois exemples réprésentatifs de ce qui se passe réellement dans les classes. En organisant des séances différentes de ce qu’ils proposent habituellement, les enseignants souhaitent développer chez leurs élèves de réelles capacités de recherche et de raisonnement. Nous montrons que les élèves, afin de résoudre les problèmes proposés, s’emparent de ces séances pour en faire des espaces de liberté. Ils sont capables de faire preuve d’initiative, d’inventer au lieu d’appliquer sans réfléchir des résultats mémorisés. Ils sont également capables de remettre en cause l’autorité de l’enseignant et du plus grand nombre. Ces résultats montrent surtout que pour tous ces élèves de cycle 3, si l’enseignant leur en donne l’occasion dans la classe de mathématiques, une émancipation est réellement possible. Bibliographie ARSAC, G., GERMAIN, G. & MANTE, M. (1988). Problèmes ouverts et situations-problèmes. Lyon : IREM de Lyon. ARSAC, G. & MANTE, M. (2007). Les pratiques du problème ouvert. Lyon : Scéren. CHOQUET. C. (2010). « Problèmes ouverts » au cycle 3 : quelques résultats sur les choix de professeurs des écoles. In Actes du XXXVIIe colloque COPIRELEM. Arpeme. Fabre, M. (2011). Eduquer pour un monde problématique, la carte et la boussole. PUF. Orange, C. ( 2005). Problème et problématisation. Aster, 40, 4-11. Robert, A., & Rogalski, J. (2002). Le système complexe et cohérent des pratiques des enseignants de mathématiques : une double approche. Revue canadienne de l’enseignement des sciences, des mathématiques et des technologies, vol 2, 4, 505-528. Robert, A. (2008). Le cadre général de nos recherches en didactiques des mathématiques. In La classe de mathématiques : activité des élèves et pratiques des enseignants (pp.11-22). Octares éditions. Rogalski, J. (2008). Le cadre général de la théorie de l’activité : une perspective de psychologie ergonomique. In La classe de mathématiques : activité des élèves et pratiques des enseignants (pp.23-30). Octares éditions. 10 Communautés de pratiques et situations de recherche et de preuve entre pairs : deux perspectives d'émancipation pour les enseignants en classe de mathématiques... et au-delà ! Jean-Philippe Georget Université de Caen Basse-Normandie, CERSE EA 965 Les termes de l'appel à contribution au colloque « Formes d'éducation et processus d'émancipation » sont interprétés ici dans le contexte de l'enseignement des mathématiques à l'école primaire en France et dans celui de la formation des enseignants. Les processus d'émancipation sont vus comme des processus d'affranchissement des préjugés dans la forme scolaire et celle des dispositifs de formation d'enseignants dans une large acception. Le « contrat éducatif » est en partie analysé en termes de contrat didactique (Brousseau, 1998) — contrat plus ou moins implicite qui régit les interactions et l'activité des élèves entre eux et avec l'enseignant de mathématiques. Il est aussi analysé en termes de composantes de la pratique complexe des enseignants (Robert et Rogalski, 2002). Dans cette perspective, l'émancipation des acteurs — élèves et enseignants — se conçoit comme une prise de conscience et une jouissance de la liberté offerte par des séances particulières de résolution de problèmes mathématiques : les situations de recherche et de preuve entre pairs (situations RPP). L'émancipation des enseignants se conçoit aussi dans des communautés de pratique (Wenger, 1998), communautés dont une des caractéristiques fondamentales est la liberté de leurs membres de définir leur entreprise commune. L'hypothèse sous-jacente à cet article est que la prise de conscience et la jouissance de leur liberté par les enseignants et les élèves ont une influence sur leur formation de citoyens. Émancipation et situations de recherche et de preuve entre pairs Le point de vue de cet article étant posé, cette section précise ce que sont les situations de recherche et de preuve entre pairs et présente un état de la recherche concernant les apports de ces situations pour les élèves d'une part et pour les pratiques enseignantes d'autre part. Les situations de recherche et de preuve entre pairs (situations RPP) sont des situations de classe qui cherchent à mettre les élèves dans une situation similaire à celle d'un mathématicien lorsqu'il cherche un problème nouveau (Georget, 2009). Les problèmes ouverts (Arsac & Mante, 2007) et les situations de recherche en classe (Grenier & Payan, 2002) sont des cas particulier de situations RPP ; il en existe d'autres. Ce ne sont pas de simples exercices d'application plus ou moins complexes du cours ; une prise de conscience par les acteurs — élèves et enseignants — de leur liberté de penser et une mise en actes de cette liberté sont attendues. Émancipation des élèves et situations RPP La prise de conscience des élèves de leur liberté et sa mise en actes sont accompagnées d'une réflexion guidée par les règles du débat mathématique (Legrand, 1988). Autrement dit, ce sont la découverte et le respect de ces règles fondées sur la raison qui permettent au débat d'avoir lieu et d'offrir à chaque élève la possibilité d'exprimer son point de vue, d'expérimenter et de rendre ses expériences ultérieures plus riches que les précédentes. 11 Dans ces situations, les enseignants et les chercheurs attendent que les élèves prennent des initiatives, argumentent, trouvent des idées « originales » par rapport à ce qui est fait habituellement dans la classe de mathématiques. Ceci passe par des travaux individuels, en petits groupes ou en classe entière ; dans des phases d'action et par l'explicitation des expériences lors des phases de formulation et de validation (Brousseau, 1998), entre pairs ou avec l'aide « raisonnable » de l'enseignant. Des opportunités d'institutionnalisation de savoirs mathématiques ou méta-mathématiques peuvent exister, ce qui en soi contribue à l'émancipation des élèves. Le repérage et la mise en mots de ces savoirs ne sont pas des questions faciles (Hersant, 2010). De plus, ces savoirs ne sont pas toujours reconnus par les enseignants de l'école primaire (Georget, 2009) — le fait que moins de 10% d'entre eux aient reçu une formation universitaire scientifique y est sans doute pour quelque chose. D'autres « savoirs » liés au contrat didactique ou au contrat « éducatif » peuvent être « institutionnalisés » (Arsac et al., 2007, Georget, 2009). Par exemple, il est possible d'institutionnaliser le fait que certains problèmes sont — sans être insolubles — difficiles à résoudre dans une première approche et que la persévérance peut être payante, voire source du plaisir. Il est aussi possible d'institutionnaliser le fait que la liberté d'expression et les idées originale jouent un rôle important dans l'histoire des progrès scientifiques et sociaux, qu'elles ont aussi un rôle à jouer dans la vie de la classe et dans les apprentissages des élèves. Ces savoirs jouent un rôle non négligeable dans la reconfiguration du contrat didactique et du « contrat éducatif ». Certains élèves peuvent, dans un premier temps, peiner à changer de posture — argumenter sur la validité de leurs propres résultats au lieu d'appliquer simplement le dernier cours — mais aucune recherche ne rapporte d'obstacle majeur à l'établissement de nouveaux contrats didactiques du côté des élèves (Georget, 2009). La simple observation d'une classe qui pratique régulièrement des situations RPP montre que les élèves ont des comportements différents de ceux des autres classes ; les élèves y sont plus critiques envers les affirmations de leurs pairs ou de l'enseignant, les interventions autonomes y sont plus nombreuses. Les recherches dédiées à l'étude de ces comportements manquent pour mieux connaître les impacts — en termes qualitatifs et quantitatifs — sur l'émancipation des élèves, mais les observations sont prometteuses (Georget, 2009). Émancipation des enseignants et situations RPP La pratique des enseignants est un système dont la complexité ne peut être négligée (Robert et al., 2002). Une analyse de ce système et de ses déterminants ne se limite pas aux relations des acteurs vis à vis des règles du débat mathématique dans les situations de recherche et de preuve entre pairs. Elle comporte un volet didactique — l'enseignant est vu en relation didactique avec ses élèves — et un volet ergonomique — l'enseignant est vu comme une personne à son poste de travail avec ses marges de manœuvre et ses contraintes. Ces deux volets forment le support de cette section. Concernant le volet didactique, l'émancipation des enseignants passe — comme celle des élèves — par les phases d'action, de formulation et de validation des situations de recherche et de preuve entre pairs. Les enseignants peuvent y constater les capacités de travail, d'innovation et d'évolution de leurs élèves. Plusieurs recherches montrent même que les enseignants sont fréquemment surpris de ces capacités (Arsac et al., 2007, Georget, 2009). Un premier cercle vertueux peut se mettre en place : les enseignants renouvellent leurs 12 expériences de situations RPP et les élèves développent leur capacité à les résoudre. C'est un pas supplémentaire vers l'émancipation des enseignants car un nouvel horizon de pratiques se révèle, en classe de mathématiques mais aussi au-delà, dans d'autres disciplines (Georget, 2009). Les enseignants pensent alors davantage leur enseignement en termes de situations-problèmes que de situations de type transmissif ou béhavioriste. L'émancipation des enseignants passe aussi par les phases de conclusion et d'institutionnalisation (Brousseau, 1998, Malgolinas, 1992). Dans ces phases, l'enseignant laisse le rôle des élèves s'accroître comparé à des séances plus traditionnelles ; un second cercle vertueux peut se mettre en place : les élèves sont plus impliqués dans ces phases, ils comprennent et mémorisent mieux ce qui est à retenir : les enseignants sont tentés de les renouveler. Le rôle des situations RPP dans l'émancipation des enseignants s'étudie aussi par une analyse ergonomique de la pratique enseignante. Ceci implique de s'intéresser aux composantes de cette pratique (Robert et al., 2002). L'objectif étant ici d'illustrer la complexité de la pratique enseignante, trois composantes parmi les cinq proposées par Robert et Rogalski seront abordées1 : les composantes sociale, institutionnelle et personnelle. La composante sociale regroupe les éléments liés aux groupes sociaux relatif à un enseignant — groupe de travail, contexte d'établissement ou de circonscription, groupe professionnel, etc. Un enseignant bénéficie ainsi de marges de manœuvre en même temps qu'il est soumis à des contraintes et à des normes liées à son appartenance à des groupes sociaux. Ces marges de manœuvres, ces contraintes et ces normes ne sont pas toujours explicitées ou bien identifiées par les recherches en didactique des mathématiques. Par exemple, les enseignants redoutent parfois que des élèves « leaders » prennent la direction des travaux de groupes d'élèves, laissant ainsi les élèves faibles en mathématiques ou timides cantonnés à des rôles de suiveurs ou d'exécutants. L'étendue de cette croyance n'est pas quantifiée par des recherches académiques. De plus, il est montré que des enfants faibles ou timides peuvent se révéler perspicaces et actifs et que des leaders peuvent rester enfermés dans des procédures ou des contrats didactiques traditionnels (Arsac et al., 2007, Georget, 2009). Mais ce fait n'est pas davantage quantifié que le précédent. La réticence d'un enseignant à pratiquer des situations RPP dans sa classe si ses collègues n'en pratiquent pas est un autre exemple d'influence de la composante sociale sur la pratique enseignante — ce peut être parce que les élèves n'y sont pas habitués et parce que l'enseignant peut être réticent à avoir une pratique différente de ses collègues. Le milieu socio-culturel des élèves peut aussi influencer la pratique enseignante. La composante institutionnelle de la pratique enseignante regroupe les éléments liés aux institutions telles le Ministère de l'éducation nationale, la noosphère — ensemble des personnes et institutions qui influencent la rédaction des programmes (Chevallard, 1985) —, les programmes et les documents qui les accompagnent, les manuels scolaires et les guides du maître (Peltier, 1998, Coppé & Houdement, 2002). Ces institutions laissent une marge de manœuvre aux enseignants en même temps qu'ils les contraignent. C'est particulièrement évident pour des institutions telles que le Ministère de l'éducation nationale mais un peu moins quand il s'agit des ressources enseignantes. Une étude des ressources les plus susceptibles d'aider les enseignants à mettre en œuvre des situations RPP a montré que celles-ci souffrent de défauts ergonomiques susceptibles de les empêcher de remplir correctement leur mission (Georget, 2009). Enfin, la composante personnelle de la pratique regroupe les éléments spécifiques de l'enseignant. Par exemple, les connaissances d'un enseignant relatives aux situations RPP et son expérience en classe ont une influence sur sa volonté de les pratiquer avec ses 13 élèves et sur l'efficacité de sa gestion de classe (Georget, 2009, Hersant, 2010, Douaire et al., 2003). L'exposé synthétique des trois composantes de la pratique et les exemples qui viennent d'être proposés illustrent le fait que la pratique d'un enseignant est un système complexe et que le fonctionnement de ce système reste largement à découvrir. Formation et accompagnement des enseignants Le début de cet article a mis l'accent sur les vertus des situations de recherche et de preuve entre pairs et sur la complexité des processus en jeu. Des recherches restent à mener pour mieux connaître ces vertus et cette complexité mais des observations prometteuses incitent les acteurs du système d'enseignement à expérimenter et à tenter de diffuser la pratique des situations RPP. Aujourd'hui, les chercheurs constatent qu'elles sont peu répandues dans les classes (Artigue & Houdement, 2007, Georget, 2009). Il est donc pertinent de s'interroger sur la formation des enseignants de l'école primaire du point de vue des recherches en didactique des mathématiques. La formation des enseignants s'entend ici dans une large acception. La publication d'ouvrages et d'articles dans la littérature professionnelle constitue une des possibilités pour former des enseignants de l'école primaire à la pratique des situations RPP car ces ressources interviennent dans le processus de documentation des enseignants (Gueudet & Trouche, 2008). Les publications de l'équipe ERMEL2 (1999) et la revue Grand N (IREM de Grenoble, 2003) sont des exemples emblématiques de ce canal de formation. Les programmes et leurs documents d'accompagnement contribuent eux aussi — quand ils existent — à la documentation des enseignants. Cependant, ces moyens de communication de situations, de typologies de situations, de scénarios de séance et de pratiques de classe ne suffisent pas. En effet, ces ressources se rencontrent rarement dans l'espace de travail des enseignants et leur ergonomie n'est pas optimale (Georget, 2010). Un autre canal de formation est constitué par les formations traditionnelles — en présentiel et à distance — dans lesquelles interviennent des formateurs. Ces formations « traditionnelles » ont, elles aussi, montré leurs limites (Vergnes, 2001). Par exemple, Kuzniak et Houdement (1996) ont précisé un des limites de la formation par homologie — souvent pratiquée dans le cadre des situations RPP. Ce type de formation consiste à mettre les enseignants en situation de recherche et de preuve entre pairs, comme s'ils étaient à la place des élèves. Pourtant, la transposition en classe de ce qui est vécu en formation ne va pas de soi ; Kuzniak et Houdement précisent : « cette absence d'attention à la transposition opérée par les étudiants cache aux formateurs ce que nous avons appelé la ''dénaturation simplificatrice'' » (op. cit., p. 310), c'est-à-dire que les étudiants « opèrent une simplification qui leur permet de préparer des séances que leur savoir mathématique suffira à dominer. Il y a dénaturation à partir du moment où la simplification transforme la nature du savoir mis en jeu ou modifie radicalement les démarches pédagogiques initiales ». Par ailleurs, les situations RPP accessibles aux élèves sont généralement différentes de celles accessibles aux élèves et les postures des enseignants ne sont pas celles des élèves. Des expérimentations autour des situations RPP ont été menées dans des contextes divers mais les pratiques diffusent peu au-delà des contextes locaux (Georget, 2009). La transposition dans les classes des dispositifs didactiques expérimentaux — généralement conçus pour que l'intervention de l'enseignant ne puissent en altérer l'intégrité — reste un problème ouvert pour les recherches en didactique des mathématiques ; des adaptations 14 sont nécessaires pour les communiquer en dehors des contextes de recherche (PerrinGlorian, 2011). En France, les enseignants partagent peu leur pratique et expérimentent peu ensemble (Georget, 2009). Dans une recherche comparative entre des enseignants chinois et américains de l'école élémentaire, Ma (1999) a illustré qu'une autre culture enseignante est possible. Cette étude montre que des enseignants de l'école primaire peuvent avoir une conceptualisation très riche des notions qu'ils enseignent et qu'ils peuvent organiser une formation entre pairs pertinente dans des formes de communautés qui n'existent pas encore sous cette forme en France. Le modèle des Lesson Studies japonaises — davantages structurées et dépendantes des institutions — pourrait lui aussi inspirer des recherches en France (Miyakawa & Winsløw, 2009). De nouveaux moyens d'action Face aux limites des moyens de formation et ressources existants et face à la complexité des processus en jeu, les chercheurs testent de nouveaux moyens d'action axés sur des contextes collaboratifs — en présentiel ou non — et sur les ressources enseignantes. Ces recherches s'appuient sur les communautés existantes — par exemple la communauté Sesamath (Chenevotot-Quentin et al., à paraître) — ou sur la création de nouvelles communautés (Guin & Trouche, 2008). Certaines de ces communauté intègrent de manière forte les chercheurs : par exemple les communities of inquiry (Jaworski, 2006) ou les dispositifs de recherche collaborative (Desgagnés et al., 2001). Un autre exemple de ces recherches est celui de l'expérimentation d'une communauté de pratique intentionnelle (Wenger et al., 2002) d'enseignants de l'école primaire autour des situations RPP (Georget, 2009). Émancipation et communautés de pratique intentionnelles Une communauté de pratique (CoP) est « un ensemble de personnes regroupées autour d’une entreprise commune — considérée comme objet et comme processus — négociée entre elles et relative à leur pratique » (Georget, 2009). L'émancipation de ses membres n'est pas intrinsèque au concept de CoP mais la liberté de négociation de l'entreprise commune peut contribuer à la prise de conscience de leur liberté d'action. Une communauté de pratique intentionnelle est une CoP qui n'existe pas spontanément et dont on cherche à favoriser l'émergence (Wenger et al., 2002). Pour ce faire, le respect d'un certain nombre de principes énoncés par Wenger (1998) et Wenger et al. (2002) est nécessaire. Design pour d'émergence d'une CoP intentionnelle La métaphore du jardin permet d'illustrer la façon dont l'émergence d'une CoP peut être favorisée. Un système « jardin » fonctionne en relative autonomie par rapport aux interventions du jardinier, mais le rôle de ce dernier reste essentiel au bon développement du jardin. Le contrôle absolu de ce système complexe étant impossible, le rôle du jardinier de la CoP — le coordinateur — consiste à trouver des déclencheurs de dynamiques du système pour préserver son activité et guider son développement vers un état de fonctionnement souhaitable. Plusieurs déclencheurs sont présentés et illustrés par Georget (2009). Par exemple, dès le design du dispositif initial d'émergence de la CoP, celui-ci doit prévoir que des évolutions soient possibles en laissant des marges de liberté à ses futurs membres pour favoriser leur 15 implication ; c'est la dimension identification/négociabilité du design. En particulier, la définition initiale de l'entreprise commune — qui pourra évoluer par la suite — doit être explicitée et formulée de manière à permettre l'enrôlement des membres au stade d'incubation de la CoP. Cette définition est particulièrement cruciale quand il s'agit de favoriser la pratique de situations RPP par des enseignants qui n'y sont pas habitués. Le design doit aussi prévoir que tous les membres ne participeront pas à l'activité de la CoP avec la même intensité (degré de participation) et que des échanges devront pouvoir exister entre certains membres en dehors de moments communs à tous (espaces publics/privés). Un jeu sur la dimension participation/réification doit être mis en œuvre lui aussi. Ceci consiste à favoriser la participation des membres en leur proposant des documents, des concepts, des récits d'expérience, etc. — autant d'objets désignés par le concept de réification. Cette participation favorisera la production de nouvelles réifications qui, à leur tour, favoriseront la participation des membres de la CoP. Des jeux sur le rythme du fonctionnement de la CoP sont, eux aussi, pertinents pour favoriser son activité. Analyses et résultats L'expérimentation d'une telle communauté — dans laquelle le coordinateur était le chercheur — s'est déroulée sur trois années et a concerné une dizaine d'enseignants au total (Georget, 2009). Une cinquantaine de situations RPP en classe ont été observées et une dizaine de réunions regroupant les enseignants ont eu lieu. Des analyses didactiques des séances de classe et des réunions ont été effectuées en lien avec une analyse selon les composantes de la pratique (Robert et al., 2002). Il s'agissait d'évaluer d'une part l'activité propre de la CoP — évolution des sujets abordés lors des réunions, production de réifications, degré d'autonomie des enseignants par rapport au coordinateur — et d'autre part ses effets sur la pratique des enseignants dans leur classe — congruence avec les situations RPP proposées et existence de moments de recherche et de preuve entre pairs dans les séances observées. L'analyse de cette expérimentation a conclu à la faisabilité de ce type d'expérience — ce qui n'avait jamais été fait en didactique des mathématiques. Après un temps de mise en confiance et de compréhension de la valeur potentielle de la CoP, les enseignants ont commencé à davantage échanger sur leur pratique, à parler de leurs propres expériences — le coordinateur n'ayant ni le rôle de rapporter les façons de faire des uns et des autres, ni celui d'évaluer les pratiques observées. L'analyse des séances observées en classe a permis d'identifier l'intérêt de communiquer certaines caractéristiques des situations RPP sous forme de potentiels. Un exemple particulièrement éclairant est celui du potentiel de débat. Lors d'une situation de type RPP, les élèves peuvent mener une recherche intéressante sans que des débats ne soient possibles ensuite — par exemple parce que les élèves ont tous trouvé la solution et qu'ils ne voient pas l'intérêt d'en débattre. La formulation sous forme de potentiel explicite le fait que les caractéristiques d'une situation RPP dépendent du problème mathématique mais que ces propriétés s'actualisent ensuite sous l'influence de divers facteurs — comme ici avec la découverte de la solution par les élèves. Si le débat ne s'engage pas, l'enseignant n'en est pas toujours la cause. La formulation sous forme de potentiel est aussi un moyen de laisser plus de liberté à l'enseignant pour exploiter les situations RPP, celles-ci pouvant être exploitées de différentes façons. En opposition de cette approche, les ressources existantes ne décrivent souvent qu'une seule exploitation possible — celle qui exploite au maximum les potentiels de la situation RPP concernée. Un autre modèle de déroulement global a été élaboré, élargissant lui aussi l'espace de liberté des enseignants de s'adapter à des 16 déroulements de classe variés. Le modèle « présentation du problème, recherche individuelle, recherche en groupe, mise en commun de productions, synthèse et conclusion », souvent observé dans les classes et promu par certains auteurs tels Arsac et Mante (2007), a été remis en cause pour laisser la place à un modèle plus réaliste et respectueux des difficultés de compréhension des élèves. L'approche consistant à proposer des ressources minimales et ergonomiques aux enseignants a été validée par cette expérimentation — en opposition avec l'approche qui consiste généralement à donner le maximum d'informations aux enseignants pour leur permettre de mettre correctement en œuvre les situations décrites. Enfin, cette expérimentation tend à valider le fait que la pratique — même peu experte — de situations RPP provoquent des changements dans la pratique des enseignants au-delà des seules séances de mathématiques — proposition de situations de recherche dans d'autres disciplines par exemple. Ce point est particulièrement important du point de vue de l'émancipation des enseignants, ces derniers explorant des univers nouveaux. Bien que la portée de l'expérimentation soit limitée du fait de son caractère exceptionnel et de l'effectif des enseignants, c'est un résultat particulièrement saillant car huit enseignants sur dix étaient directeurs d'école, c'est-à-dire habitués à la diversité des projets divers qui émaillent la vie d'une école. L'expérimentation tend aussi à valider le fait que l'intégration des situations RPP dans une pratique enseignante doit s'envisager sur le moyen et le long terme et qu'elle doit être soutenue par un accompagenemt adéquat du fait de la complexité de la pratique. Certaines améliorations de la pratique d'un enseignant — une meilleure présentation des situations aux élèves par exemple — ne provoquent pas toujours d'amélioration sensible des déroulements de classe car des dynamiques non souhaitables persistent et empêchent des potentiels de la situation de s'exprimer pleinement — par exemple des consignes inappropriées pour favoriser un débat de preuve alors que le potentiel pour le mener existe. L'intérêt d'une CoP a aussi paru pertinent pour prendre en compte l'hétéréogénéité des pratiques entre ses membres, chacun pouvant enrichir sa pratique à son rythme. Conclusion et perspectives de recherche Cette contribution s'est intéressée à l'émancipation des enseignants et — dans une moindre mesure à celle des élèves — au travers de processus dynamiques participant, d'une part à des situations de recherche et de preuve entre pairs en classe, et d'autre part, à l'émergence d'une communauté de pratique intentionnelle d'enseignants visant à favoriser la pratique de ces situations. Les observations et les études déjà menées sont prometteuses. En premier lieu, les enseignants et les élèves semblent tirer un profit intéressant de la pratique des situations RPP — certains effets dépassant le strict cadre des séances et situations observées. Pour les enseignants, ce sont des ouvertures vers des pratiques plus vertueuses qui à leur tour déclenchent des processus vertueux chez les élèves. En second lieu et en se basant sur l'expérimentation présentée, le recours à des CoP intentionnelles apparaît comme un moyen novateur pertinent de formation en permettant à des enseignants de s'initier à des pratiques nouvelles. La complexité des situations RPP, de la pratique enseignante et des CoP rend leur étude difficile et les résultats obtenus restent à confirmer par des recherches scientifiques. Pour mieux connaître la pratique des situations RPP et ces effets, il est nécessaire de s'intéresser 17 aux pratiques effectives dans les classes, aux processus dynamiques qui s'y développent et aux ressources dont les enseignants disposent. Concernant les CoP, l'expérimentation présentée est un premier pas dans la mise en œuvre des principes énoncés par les auteurs de cette théorie ; les moyens de cette mise en œuvre et de son analyse restent largement à inventer et à étudier. Bibliographie Arsac, G., & Mante, M. (2007). Les pratiques du problème ouvert. CRDP de l’académie de Lyon, France. Artigue, M., & Houdement, C. (2007). Problem solving in France: didactic and curricular perspectives. ZDM - The International Journal on Mathematics Education, 39.5-6, 365-382. Brousseau, G. (1998). Théories des situations didactiques. Grenoble : La Pensée Sauvage. Chenevotot-Quentin, F., Grugeon-Allys, B., Pilet, J., & Delozanne, É (à paraître). De la conception a l’usage d’un diagnostic dans une base d’exercices en ligne. Actes du colloque Espace Mathématiques francophones, février 2012, Genève. Chevallard, Y. (1985). La transposition didactique : du savoir savant au savoir enseigné. Grenoble : La Pensée Sauvage. Coppé, S., & Houdement, C. (2002). Réflexions sur les activités concernant la résolution de problèmes à l’école primaire. Grand N, 69, 53-62. Desgagné, S., Bednarz, N., Lebuis, P., Poirier, L., & Couture, C. (2001). L’approche collaborative de recherche en éducation : un rapport nouveau à établir entre recherche et formation. Revue des sciences de l’éducation, 27.1, 33-64. Douaire, J., Dussuc M-P., Hubert C., & Argaud H-C. (2003). Gestion des mises en commun par les maîtres débutants. In J. Colomb, J. Douaire, & R. Noirfalise (Eds.). Faire des maths en classe ? Didactique et analyse de pratiques enseignantes. Lyon :INRP ADIREM. 53-69. ERMEL (1999). Apprentissages numériques et résolution de problèmes, CM2. Paris : Hatier. Georget, J-P. (2009). Activités de recherche et de preuve entre pairs à l’école élémentaire : perspectives ouvertes par les communautés de pratique d’enseignants. Thèse de doctorat publiée. Université Diderot Paris 7, Paris. ISBN: 978-2-86612-317-8. Paris : IREM de Paris 7 (disponible aussi en ligne) 13 février 2012. http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00426603/fr/ Georget, J-P. (2010). Apport de l'ergonomie des EIAH pour l'analyse et la conception de ressources. In A. Kuzniak, M. Sokhna (Eds.) Enseignement des mathématiques et développement : enjeux de société et de formation. Actes du colloque international de l'Espace Mathématiques Francophone 2009 (en ligne) 13 février 2012. http://fastef.ucad.sn/EMF2009/Groupes%20de%20travail/GT6/georget.pdf Georget, J-P. (2011). Activités de recherche et de preuve entre pairs à l'école élémentaire : perspectives ouvertes par les communautés de pratique d'enseignants. In M. AbboudBlanchard & A.Flückiger (Eds.) Actes du Séminaire national de didactique des mathématiques, année 2010. Paris : IREM de Paris 7. Guin, D., & Trouche, L. (2008). Un assistant méthodologique pour étayer le travail documentaire des professeurs : le cédérom SFoDEM 2008. Repères IREM, 72, 5-24. Gueudet, G., & Trouche, L. (2008). Du travail documentaire des enseignants : genèses, collectifs, communautés. Le cas des mathématiques. Éducation et didactique, 2.3, 7-33. 18 Hersant, M. (2010). Empirisme et rationalité à l’école élémentaire, vers la preuve au cycle 3. Mémoire de recherche, Habilitation à Diriger des recherches. Université de Nantes. Houdement, C. et Kuzniak, A. (1996). Autour des stratégies utilisées pour former les maîtres du premier degré en mathématiques. Recherches en didactique des mathématiques, 16.3, 289-322. IREM de Grenoble (2003). Spécial Grand N Points de départ. Grenoble : IREM de Grenoble. Jaworski, B. (2006). Theory and practice un mathematics teaching development: critical inquiry as a mode of learning in teaching. Journal of Mathematics Teacher Education, 9.2, 187-211. Legrand, M. (1988). Rationalité et démonstration mathématiques, le rapport de la classe à une communauté scientifique. Recherches en didactique des mathématiques, 9.3, 365-406. Ma, L. (1999). Knowing and Teaching Elementary Mathematics, Teacher’s Understanding of Fundamental Mathematics in China and the United States. Mahwah, New Jersey, London: Lawrence Erlbaum Associates, Publishers. Margolinas, C. (1992). Éléments pour l’analyse du rôle du maître : les phases de conclusion. Recherches en didactique des mathématiques, 12.1, 113-158. Miyakawa, T., & Winsløw, C. (2009). Un dispositif japonais pour le travail en équipe d’enseignants : étude collective d’une leçon. Éducation et didactique, 3.1, 77-90. Peltier, M-L. (1998). Histoire d’un manuel scolaire, du projet au produit fini : désirs et désillusions. Grand N, 63, 59-76. Perrin-Glorian, M-J. (2011). L’ingénierie didactique à l’interface de la recherche avec l’enseignement. Développement des ressources et formation des enseignants. In Margolinas,C., Abboud-Blanchard, M., Bueno-Ravel, L., Douek, N., Fluckiger, A., Gibel, P., Vandebrouck, F., Wozniak, F. (ed.) En amont et en aval des ingénieries didactiques. Grenoble : La Pensée Sauvage. Robert, A., & Rogalski, J. (2002). Le système complexe et cohérent des pratiques des enseignants de mathématiques : une double approche. Revue canadienne de l’enseignement des sciences, des mathématiques et de la technologie, 2.4, 505-528. Vergnes, D. (2001). Effets d’un stage de formation en géométrie sur les pratiques d’enseignants de l’école primaire. Recherches en didactique des mathématiques, 21.1.2, 99122. Wenger, E. (1998). Communities of Practice, Learning, Meaning and Identity. Cambridge University Press. Wenger, E., McDermott, R., & Snyder, W. (2002). Cultivating communities of practice: a guide to managing knowledge. Havard Business School Press. 19 Conditions d’une émancipation à travers la résolution de problèmes ouverts en mathématiques à lécole élémentaire Magali HERSANT IUFM des Pays de la Loire, CREN, Université de Nantes Selon Meirieu (2007), « un apprentissage n'est formateur que s'il allie, dans le même temps, acquisition de connaissances et projet d'émancipation ». Plus spécifiquement en ce qui concerne les mathématiques, des mathématiciens et des didacticiens, comme Perrin et Legrand par exemple, pensent que, au-delà de l’apprentissage de savoirs techniques et de théorèmes, un des enjeux de l’enseignement est de permettre l’apprentissage de « savoirs internes », « outils de la transformation de la personne par la réflexion » (Legrand, 2007) qui changent en partie notre rapport au monde et deviennent des structures d'interprétation qui sont finalement les plus utiles pour les élèves dans leur vie future pour « comprendre le monde et le regarder avec un esprit critique » (Perrin, 2007). Ces positions défendent l’idée que l’enseignement des mathématiques doit contribuer à l’émancipation des élèves en leur permettant de s’affranchir des idées communes et opinions, c’est-à-dire en les introduisant à la pensée scientifique au sens de Bachelard (1938). Pour réaliser cette émancipation, Legrand met en place, au niveau de l’enseignement supérieur, des « débats scientifiques » qui exigent que l’élève assume « une forme de responsabilité scientifique vis-à-vis de lui-même et de la communauté de ses pairs » (Legrand, 2003, p. 14). Ces problèmes visent à la fois le développement d’un rapport particulier au savoir que l’on peut caractériser de « scientifique » et des apprentissages curriculaires au sens où ils sont énoncés dans les programmes et effectivement programmés. Pour le secondaire, les problèmes ouverts proposés par Arsac, Germain et Mante (1991) et les différents dispositifs qui s’y apparentent (situations de recherche en classe, narration de recherche, problèmes longs) apparaissent susceptibles de permettre une émancipation du même type dans la mesure où il s’agit de permettre l’acquisition d’une « démarche scientifique », ce qui suppose une posture dégagée des idées communes si l’on se réfère à Bachelard. Mais, à l’origine, le problème ouvert se présente comme un moyen d’opérer la transposition didactique d’une pratique des mathématiques, la démarche scientifique et en particulier la formulation de conjectures (Arsac, Mante, 2007) : « il est souhaitable que l'activité de résolution de problèmes ait une place dans la classe, et qu'il s'établisse ainsi un équilibre entre l'acquisition de connaissances en vue de la résolution de problèmes « classiques » et l'entraînement à la recherche de problèmes. Cet entraînement, l'acquisition d'une démarche de résolution, que nous appelons démarche scientifique, est le but de l'activité problème ouvert ». Initialement, et contrairement au débat scientifique de Legrand, le problème ouvert ne vise donc pas directement une émancipation des élèves. Alors qu’en est-il exactement quant à ses potentialités d’émancipation ? Par ailleurs, d’un point de vue institutionnel, pour le primaire et le secondaire, l’emploi, dans les programmes, des expressions comme « argumenter à propos de la validité d’une solution », « élaborer un questionnement à partir d’un ensemble de données » ou encore « développer des capacités à chercher, abstraire, raisonner, prouver » renvoient aussi à une forme d’émancipation et se traduisent, comme le montre Georget dans sa contribution à ce symposium, par l’emploi en classe de problèmes ouverts ou apparentés. En particulier, en 20 2002, les programmes de l’école primaire introduisent les « problèmes pour chercher » qui sont ni plus ni moins que des problèmes ouverts pour l’école primaire et qui visent le « développement des capacités à chercher » et en particulier de capacités argumentatives travaillées au cours de débats. L’évolution des objectifs du problème ouvert en référence à des choix d’enseignants ou à des injonctions institutionnelles interroge d’une autre façon les conditions de possibilité d’une émancipation avec ce dispositif. Dans cette communication, nous nous situons au cycle 3 et choisissons l’entrée par les savoirs pour questionner les potentialités que présentent, à ce niveau scolaire, les problèmes ouverts (Arsac, Germain, Mante, 1991 ; Arsac, Mante, 2007) et leurs avatars comme les problèmes pour chercher (MEN, 2005) ou les situations de recherches en classe (Grenier, Payan, 2003) quant à l’émancipation des élèves, comprise comme une entrée dans la pensée scientifique. Pour cela nous effectuons une analyse didactique critique de ces dispositifs, en référence à Bachelard et au cadre de la problématisation développé par Fabre et Orange (1997). Cette analyse nous conduira à préciser des conditions d’une émancipation à partir de la résolution de problèmes de mathématiques. Dans la dernière partie, nous proposerons des situations qui répondent à ces conditions. Le problème ouvert et « la démarche scientifique » Le « problème ouvert » (Arsac, Germain et Mante, 1991) marque fortement le champ de la résolution des problèmes en France. Il est caractérisé comme un problème situé dans un domaine conceptuel avec lequel les élèves sont assez familiers, à énoncé court qui n’induit ni la méthode ni la solution et dont la solution ne se réduit pas à l’utilisation ou à l’application immédiate des derniers résultats présentés en cours (Arsac et Mante, 2007). Ce type de problème vise l’acquisition d’une démarche de résolution appelée « la démarche scientifique », à savoir : « faire des essais pour produire une conjecture ; tester sa conjecture en faisant d’autres essais ; prouver la validité de sa conjecture. » (p. 22). L’expression « la démarche scientifique » et la définition qui en est donnée suggèrent qu’il n’y a qu’une démarche possible relevant de la science en mathématiques. Cela interroge : lorsqu’on considère la diversité effective des démarches de résolution en mathématiques à quelle émancipation peut contribuer l’enseignement d’une unique démarche ? A première vue, l’unicité de la démarche et la norme induite sont contradictoires avec l’idée d’émancipation. Intéressons nous à l’aspect scientifique de cette démarche puisque nous avons introduit que l’entrée dans le scientifique constitue une forme d’émancipation. Peut-on qualifier de scientifique une démarche uniquement parce qu’elle comporte des essais, des conjectures, un processus de preuve ? Il nous semble tout autant scientifique de recourir à des algorithmes choisis pour leur adéquation à la question posée. Lorsque aucune « preuve » n’est donnée, doit-on considérer que le caractère scientifique est absent de la démarche ? En d’autres termes, nous pensons que ce n’est pas tant l’apprentissage d’une démarche scientifique au sens de Arsac et Mante qui peut contribuer à l’émancipation mais bien plutôt l’apprentissage d’une attitude « scientifique » au sens de Bachelard (1938), fondée sur l’apodictique, ce qui ne peut être autrement, par opposition à l’assertorique associé à une vérité de faits. Précisons cela. D'après Bachelard, une attitude « scientifique » se caractérise par un dépassement de l'opinion et une capacité à poser des problèmes (Bachelard, 1938, p. 16) : « On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. [. . . ] L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on 21 dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit. » Retenons cette définition du mot « scientifique » pour considérer que le développement d’une attitude scientifique contribue à l’émancipation des élèves. Nous faisons l’hypothèse que le développement de cette attitude passe par l’apprentissage de certains savoirs spécifiques aux mathématiques. Il s’agit donc pour nous, à termes, de préciser ceux qui peuvent être travaillés à partir de situations où ils seront construits, formulés et institutionnalisés. La question des savoirs Plusieurs types de problèmes ou dispositifs s’apparentent au problème ouvert. Ils peuvent correspondre à des dispositifs institutionnels, comme les « problèmes pour chercher » introduits avec les programmes de 2002 pour l’école élémentaire, ou être issus de la recherche en didactique, comme les situations de recherche en classe (Grenier et Payan, 2003). De façon générale, ces dispositifs visent évidemment des apprentissages relatifs à la démarche scientifique. Nous avons montré précédemment (Hersant, 2010a) que l’explicitation des savoirs que l’on peut associer à une attitude scientifique spécifique des mathématiques y est faible. Ainsi, par exemple, avec les « problèmes pour chercher », il s’agit de « développer chez les élèves un comportement de recherche et des compétences d'ordre méthodologique : émettre des hypothèses et les tester, élaborer une solution originale et en éprouver la validité, argumenter » (MEN, 2005). La volonté de développer un comportement de recherche peut-être comprise comme une volonté d’émancipation des élèves mais les savoirs qui peuvent y contribuer restent à préciser. De façon analogue, les situations de recherche en classe visent l’apprentissage de « savoirs transversaux », c’est-àdire « intervenant dans de nombreux domaines mathématiques et concernant des termes tels que expérimentation, conjecture, argumentation, modélisation, définition, preuve, implication, structuration, décomposition/recomposition, induction. . .» (Grenier, Payan, 2003, p. 3). Ces savoirs ont un rapport évident avec l’attitude scientifique mais restent trop imprécis et difficilement formulables à des élèves. Par ailleurs, pour ces situations l’apprentissage du triplet (question, conjecture, preuve) comme une forme de méta savoir similaire à « la démarche scientifique » semble essentiel sans toutefois que ses relations avec les « savoirs transversaux » soient explicités. Pour identifier des savoirs formulables et institutionnalisables en classe qui contribuent à l’émancipation des élèves, nous nous situons dans le cadre de la problématisation (Fabre, Orange, 1997) qui a de forts ancrages bachelardiens et accorde une place essentielle au dialogue du registre empirique et du registre des nécessités dans la construction de savoirs scientifiques (Orange, 2005) : la dynamique des problèmes ne se fait pas simplement par conjectures et réfutations ; il y a développement et transformation de problématiques, par la mise en jeu de deux types de questions pointées plus haut (comment est-ce possible ? pourrait-il en être autrement ?), dans le cadre théorique qui bouge. C'est ce travail de pensée scientifique (toujours au sens large) qui confère les caractéristiques spécifiques aux problématisations développées : il ne s'agit pas simplement de construire un problème pour produire une solution, mais d' « explorer » et de cartographier le champ des possibles. Cette exploration a pour résultat un caractère essentiel des savoirs scientifiques : leur « nécessité » (apodicticité). 22 En référence à cette conception de l’apprentissage scientifique, nous considérons que l’attitude scientifique en mathématiques se caractérise par la capacité à travailler ce dialogue entre les registres empirique et celui des nécessités et à problématiser. En effet, en mathématiques, la production et la construction de problèmes s'effectuent en particulier lors du passage des essais aux conjectures qui constitue le lieu premier d'un travail sur l'opinion première et l'empirisme naïf. D'abord, faire des essais et formuler des conjectures à partir de ces essais indique un refus de l'opinion première (obtenue sans essais). Ensuite, les essais permettent d'établir des faits, de l'ordre du registre empirique, qui nous conduisent à modifier notre opinion. Il s’agit alors de les extrapoler en utilisant l'induction et des « points de contacts suggestifs » au sens de Polya (1958) et de les dépasser pour formuler des conjectures à valider ou invalider. Mais, tirer des conjectures à partir de faits issus de l'expérience suppose deux conditions (au moins). La première est qu'une rationalité, même implicite, sous-tende la production de faits, c'est-à-dire que les essais soient un minimum organisés et non effectués au hasard. La seconde condition consiste à poser sur les faits produits un regard qui vise à les organiser et à en éliminer la contingence pour envisager des raisonnements « plausibles » (Polya, 1958). C’est ce que Perrin désigne comme une méthode expérimentale avec l’idée que « en mathématiques, comme dans les autres sciences, si l'on utilise l'expérience, elle doit être menée sérieusement » (Perrin, 2007). Autrement dit, lorsque l'on résout un problème de mathématiques, des faits produits par l'expérience il faut essayer de distinguer « autant que possible » le nécessaire et le contingent pour tirer le meilleur parti l’expérience à la fois en formulant des conjectures qui ont des chances de s'avérer et en exploitant correctement les nécessités qu’elle porte. Par exemple, pour le problème Trois nombres qui se suivent1 (ERMEL,2002) et le cas de 46, une expérience consiste à effectuer des sommes de trois nombres consécutifs choisis pour s'approcher le plus de 46, dans le but de l’atteindre. Si elle est menée sans erreur de calcul, cette expérience produit entre autres deux résultats irréfutables de l'ordre de l'empirique : 14 + 15 + 16 = 45 et 15 + 16 + 17 = 48. A partir de ces faits, on peut inférer qu’il est impossible de décomposer 46 en la somme de trois nombres consécutifs. Plusieurs arguments, corrects ou erronés, peuvent être proposés à l'école élémentaire, pour le « prouver ». Certains relèvent de l'assertorique (limité aux faits, non débarrassé de la contingence), d’autres de l'apodictique. Par exemple, argumenter que « c'est impossible car j’ai beaucoup cherché et je n'ai pas réussi » témoigne d’une croyance exclusive dans les faits et relève de l’assertorique. Par ailleurs, cette proposition peut aussi être associée à une forme d’empirisme : de l'échec de l'expérience à trouver une décomposition, on infère l'impossibilité. La preuve « c'est impossible car 46 est pair » souvent proposée par les élèves de cycle 3 est plus délicate à répertorier. Dans un sens elle peut être considérée comme une explication de l'ordre de l'apodictique dans la mesure où l'on prête à son auteur l'intention de rechercher des nécessités mathématiques. On peut alors l'envisager comme associée à une induction généralisatrice fausse du type « les nombres impairs ne se décomposent pas » formulée à partir de l'observation d’une expérience trop partielle. Dans un autre sens, elle peut être considérée comme une explication de l'ordre de l'assertorique si on considère que son auteur n'a pas d'intention apodictique. Enfin, la preuve « c'est impossible car 46 est compris entre 45 et 48 et il n'y a pas de triplet de nombres consécutifs entre les triplets (14, 15, 16) et (15, 16, 17) » relève du registre apodictique. Elle articule les faits produits par l'expérience ; le fait que 46 est compris entre 45 et 48 qui intervient dans la construction de l'expérience de façon assez implicite ; le fait que la fonction f qui à trois nombres entiers consécutifs associe leur somme est croissante. Pour l'établir il faut dire tout ce que l'on voit dans l'expérience, en particulier les faits nouveaux mis en évidence, mais aussi ce qui s'y voit moins, comme la croissance de la fonction, mais pourtant fonde l'expérience. 1 Ce problème est le suivant : étant donné un entier naturel n, il s’agit de déterminer s’il peut se décomposer en la somme de trois nombres qui se suivent. 23 Dans une étude précédente (Hersant, 2010a) basée sur l’analyse de séances à propos du problème Trois nombres qui se suivent au cycle 3, nous avons montré que les rationalités des élèves, c’est-à-dire la façon dont ils établissent le vrai et le faux en mathématiques (Balacheff, 1988), sont loin de correspondre à une attitude scientifique. D’abord, l’empirisme naïf, qui sous-tend la première preuve proposée précédemment, est largement répandu et prégnant pour ce qui concerne les problèmes d’impossible : de nombreux élèves pensent que pour prouver qu’une proposition mathématique est impossible, il suffit de montrer que l’on a cherché en vain. Ensuite, un bon nombre d’élèves s’attachent à l’apparence mathématique de l’argument sans chercher à tester sa robuste, ce que nous avons qualifié de « pseudo-rationalisme ». Ce sont tous les élèves qui croient de façon résistante que 46 ne se décompose pas car il est pair. La prégnance et la résistance de ces rationalités qui s’érigent en obstacle à l’entrée dans la pensée scientifique montre qu’apprendre à se situer dans le registre de la rationalité mathématique, en rupture avec l’empirisme et les idées communes, constitue un apprentissage essentiel, de nature mathématique, vers l’émancipation. Mais cet apprentissage est complexe puisque les faits produits par l’expérience entretiennent des relations variables avec les registres empirique et des nécessités en fonction du type de problèmes. En effet, par exemple, pour prouver une proposition existentielle, un fait issu d’une expérience suffit alors que pour prouver une proposition universelle une multitude de faits congruents ne suffit pas dans le canon actuel de la preuve. Cependant, on peut formuler assez simplement certains de ces savoirs, par exemple de la façon suivante : « Ce n’est pas parce que personne n’a réussi à décomposer 46 en la somme de trois nombres qui se suivent que c’est impossible. Peut-être qu’une personne extérieure à la classe peut trouver ou qu’en cherchant plus on peut trouver. Ne pas réussir à trouver ne prouve pas que c’est impossible ». La possibilité de formuler, de façon plus ou moins contextualisée, le savoir, constitue pour nous une condition de son apprentissage et donc ici une condition de l’émancipation par les problèmes ouverts. Mais d’autres conditions interviennent aussi. En référence à la théorie des situations de Brousseau (1998), nous considérons qu’il est essentiel de trouver des situations suffisamment robustes d’un point de vue didactique pour permettre à la fois l’émergence de conceptions erronées, leur invalidation par le milieu et l’émergence des savoirs visés. Quelques situations qui peuvent contribuer à l’émancipation des élèves Dans la même étude, nous avons montré que l’accès à la rationalité mathématique canonique dans les cas de problèmes d’impossibilité était soumis à plusieurs conditions : envisager l’impossible ; dépasser l’empirique naïf ; dépasser le recours à des énoncés tiers au mieux plausibles. Nous avons aussi identifié les problèmes d’optimisation discrète2 comme de bons candidats pour faire évoluer les rationalités des élèves de cycle 3 vers la rationalité mathématique canonique, congruente avec une attitude scientifique, en particulier, pour les trois raisons suivantes3. D’abord, la résolution de ces problèmes met en jeu plusieurs types de preuves qui mobilisent de façon différente les registres empiriques et des raisons : les preuves de solutions qui respectent les contraintes du problème (pas plus) se font par ostension et en référence forte au registre empirique ; les preuves de courts-circuits qui permettent de réduire l’espace de recherche s’effectuent dans le registre des nécessités via la construction explicite de nécessités ; les preuves de résultats forts (solution du problème) mobilisent à la fois les registres empirique et des nécessités car elles résultent de l’association d’un résultat faible et d’un court-circuit. Ensuite, les situations qui font intervenir 2 Les problèmes d’optimisation sont des problèmes de recherche de la ou des meilleures solutions parmi un ensemble de solutions qui vérifient les contraintes du problème. On dit qu’un problème est un problème d’optimisation discrète quand l’ensemble des solutions est qui répondent aux contraintes est discret. 3 Pour l’ensemble des raisons, voir Hersant, 2010a, chapitre 6. 24 des problèmes d’optimisation discrète semblent permettre à la fois l’apparition de l’empirisme naïf et son invalidation. Enfin, parce que ces problèmes sont suffisamment en rupture avec les problèmes familiers des élèves (en particulier les problèmes d’arithmétique) pour qu’ils ne se retranchent pas systématiquement derrière des arguments erronés à forte apparence mathématique dont on a beaucoup de difficultés à les sortir. Voici un exemple de telle situation qui s’appuie sur le problème « Pas trois points alignés » ; d’autres sont fournies dans (Hersant, 2010a). Pas trois points alignés. Combien de points au maximum peut-on placer sur les intersections de cette grille sans former aucun alignement de trois points ? Nous avons proposé ce problème à plusieurs classes de cycle 3, du CE2 au CM2, entre 2005 et 2009 avec le scénario suivant. D'abord, les élèves sont orientés vers la réalisation d'essais à partir de la consigne ci-dessus. L’objectif est de permettre à tous les élèves de s'engager dans une phase d'exploration du problème de type énumération, dans un travail individuel puis en petits groupes. Ensuite, lorsque la recherche empirique s'épuise et que les élèves n'arrivent pas à « faire mieux », l'enseignant interrompt la recherche et demande à chaque groupe de produire une affiche qui représente une des meilleures solutions du groupe. Les élèves sont invités à vérifier scrupuleusement le respect des contraintes. Les affiches des différents groupes sont exposées, une vérification collective des affiches est effeectuée et la ou les meilleures productions sont identifiées. Il s'agir alors de faire basculer les élèves de la recherche empirique vers la recherche de courts-circuits et de preuves d'impossible. On peut, par exemple, demander aux élèves si ça vaut la peine de continuer à chercher encore, si on peut faire encore mieux. Les élèves sont invités à se positionner par rapport à ces questions et à rechercher individuellement une explication. La phase suivante est une phase de travail et de tri (validation / invalidation) des différents arguments proposés par les élèves. Elle permet d'élaborer une conclusion au problème, compte-tenu des résultats des élèves, et donc éventuellement de conclure qu'il y a une zone d'incertitude. C'est aussi un moment d'institutionnalisation sur la preuve en mathématiques. D'une part, les différentes preuves acceptables produites au cours de la résolution (preuves de résultat faible par ostension, preuves de résultat fort) sont étiquetées comme telles : « on a prouvé avec un exemple qu'on pouvait faire n » ; « on a prouvé avec une preuve/avec un raisonnement qu'il est impossible de faire p ». D'autre part, les explications non valables proposées par des élèves (empirisme naïf et autres raisonnements erronés) sont désignées. Par exemple, l'enseignant pourra dire : « Pierre a dit « c'est impossible, on ne peut pas faire plus car on n'a pas réussi » n'est pas une preuve en mathématiques. Ce n'est pas parce que personne dans la classe n'a réussi à faire mieux aujourd'hui que personne ne pourra jamais faire mieux ». Les différentes observations que nous avons effectuées montrent qu’effectivement ce problème permet de faire apparaître des arguments erronés de type empirisme naïf et de les déstabiliser. Ces moments sont particulièrement intéressants à observer. Par exemple, dans une classe de CE2 en 2006, un élève a placé difficilement 8 points sans en aligner 3. Il est persuadé qu’il ne peut pas en placer plus lorsqu’un autre élève, en positionne 9, sans 25 alignement de 3. Le premier élève, vérification faite est bien obligé d’admettre qu’on peut faire plus que 8. Dans la phase de travail sur les arguments, on observe toutefois encore l’apparition d’arguments de type empirisme naïf qui sont travaillés. Et, alors qu’en milieu de séquence cinq élèves sur vingt-six pensent encore que l’impossibilité mathématique s’explique par l’impossibilité empirique, ils ne sont plus que deux à l’issue de la séquence. Il semble donc que l’empirisme naïf a été invalidé chez un bon nombre d’élèves, ce qui correspond à un début d’émancipation. Toutefois, des difficultés existent. Dans cette classe de CE2, même si les nécessités correctes ont été dégagées, elles ne sont vraisemblablement pas assez prégnantes pour les élèves. En effet, à l’issue de trois séances sur le problème nous avons proposé aux élèves un test du type « Un élève de 6ème a réussi à placer 15 points sur cette grille (7 lignes, 7 colonnes). J’aimerais que vous me disiez ce que vous en pensez ». Quinze élèves sur vingtsix indiquent que ce doit être possible. Il est possible qu’une bonne partie d’entre-eux se soit laissée impressionnée par l’âge de l’élève et n’a pas questionné le résultat annoncé. Cela dénote, pour le coup, une attitude peu scientifique. Mais une autre raison peut expliquer ce résultat. La situation telle qu’elle a été proposée aux élèves n’était pas suffisamment contraignante pour qu’une grande majorité de la classe construise les nécessités premières du problème, à savoir le fait que sur une ligne on ne peut placer que deux points au plus. De ce fait, les élèves ont dû admettre les arguments de certains, ce qui ne favorise pas l’émancipation. Il ressort donc qu’une des conditions de l’émancipation réside dans la construction d’une situation dont le milieu garantisse la production des nécessités premières du problème chez la quasi-totalité des élèves, ce que nous avons désigné comme un milieu contraignant (Hersant, 2010b). Enfin, dans toutes les classes, nous avons observées des difficultés dans la mise en texte des savoirs, soit parce que l’importance était accordée uniquement aux preuves les plus intéressantes du point de vue de l’avancée du problème, soit l’enseignant ne percevait pas la nécessité de formuler les savoirs en jeu de façon un peu décontextualisée. Cela nous amène identifier la mise en textes et l’institutionnalisation des savoirs comme une autre condition de possibilité de l’émancipation à partir des problèmes ouverts. Conclusion Dans cette contribution, en référence à Bachelard, nous avons envisagé l’émancipation comme la formation à une attitude scientifique. Puis, nous situant dans le cadre de la problématisation qui identifie le dialogue entre le registre empirique et le registre des nécessités comme essentiel dans la démarche de problématisation et la construction de savoirs scientifiques nous avons précisé, en appui sur des travaux empiriques antérieurs, des savoirs mathématiques qui peuvent contribuer à l’émancipation des élèves dans la mesure où ils permettent de travailler sur les rationalités des élèves, en particulier l’« empirisme naïf » et la « pseudo-rationalité » répandues au cycle 3 de l’école élémentaire. Enfin, faisant l’hypothèse que l’émancipation ne peut se réaliser que si les savoirs explicités sont construits dans des situations adéquates du point de vue de la théorie des situations, nous avons identifié des conditions de l’emploi du problème ouvert pour l’émancipation des élèves. Les premières conditions que nous avons fait émerger concernent une adéquation avec l’idée de situation à potentialités adidactiques dans la théorie des situations didactiques (Hersant, 2001), à savoir l’émergence de rationalités non correctes du point de vue des mathématiques (empirisme naïf et pseudo-raitonalité), la possibilité de les invalider par le milieu et l’émergence des savoirs visés. Les études empiriques menées nous ont permis d’en ajouter d’autres qui concernent la situation et la formation des enseignants : 26 avoir un milieu suffisamment contraignant pour les nécessités du problèmes soient produites par « beaucoup » d’élèves, sans quoi il y a un risque de non construction de ces nécessités au niveau individuel, voire de développement d’une attitude de confiance dans les propos d’autrui alors même qu’il convient, selon l’attitude scientifique, de faire preuve d’un certain sceptisisme ; obtenir dans les classes des mises en textes de l’ensemble des types de preuve, de façon à mettre en évidence leur rapport avec l’expérience et à pointer les caractéristiques, en mathématiques, d’une attitude scientifique. A travers cette contribution il apparaît que le problème ouvert ne constitue pas de façon évidente un moyen d’émancipation en classe de mathématique pour les élèves, comme cela apparaît « naturel » pour certains enseignants. D’autres savoirs mathématiques, dans le domaine de la preuve, pouvant contribuer à l’émancipation des élèves sont à identifier et d’autres conditions sont certainement à préciser. Bibliographie Arsac, G., Germain, G., & Mante, M. (1991). Problèmes ouverts et situations-problèmes. Lyon: IREM de Lyon. Arsac, G., & Mante, M. (2007). Les pratiques du problème ouvert. Lyon: Scéren. Bachelard, G. (1938). La formation de l’esprit scientifique. Paris: Vrin. Balacheff, N. (1988). Une étude des processus de preuve en mathématique chez des élèves de collège (Thèse). Grenoble. Consulté de http://tel.archivesouvertes.fr/index.php?halsid=t1rehq11f1afk7n5c5oh53t987&view_this_doc=tel00326426&version=1 Brousseau, G. (1998). Théorie des situations didactiques. Grenoble : La Pensée Sauvage. ERMEL (2002). Apprentissage numérique et résolution de problèmes CM1. Paris : Hachette Pédagogie Fabre, M., & Orange, C. (1997). Construction des problèmes et franchissements d’obstacles. ASTER, 24, 37–57. Grenier, D., & Payan, C. (2003). Situations de recherche en classe essai de caractérisation et proposition de modélisation. Les cahiers du Laboratoire Leibniz, (92). Hersant, M. (2001). Interactions didactiques et pratiques d’enseignement, le cas de la proportionnalité au collège. Thèse de l’Université Paris 7. Paris : IREM P7 Hersant, M. (2010a). Empirisme et rationalité à l’école élémentaire, vers la preuve au cycle 3 (Mémoire de recherche, Habilitation à Diriger des recherches). Université de Nantes. Consulté de https://sites.google.com/site/magalihersant/publications/habilitation-a-dirigerdes-recherches Hersant, M. (2010b). Le couple (contrat didactique, milieu) et les conditions de la rencontre avec le savoir : de l’analyse de séquences ordinaires au développement de situations didactiques. (Note de synthèse des travaux, habilitation à diriger des recherches). Université de Nantes. Consulté de https://sites.google.com/site/magalihersant/publications/habilitationa-diriger-des-recherches Legrand, M., & ADIREM. (2003). À la recherche d’une cohérence pour une véritable activité mathématique en classe. Faire des maths en classe ? Didactique et analyse de pratiques enseignantes. Paris : INRP, ADIREM. 27 Meirieu, P. (2007). Le Devoir de résister. Paris : ESF MEN (2005) Documents d’accompagnement des programmes. Paris : CNDP Orange, C. (2005). Problématisation et conceptualisation en sciences et dans les apprentissages scientifiques. Les sciences de l’éducation pour l’ère nouvelle, 38(3), 70–92. Perrin, D. (2007). L’expérimentation en mathématiques. Actes du 33è colloque de la Copirelem (p. 37–72). Dourdan. Polya, G. (1958). Les mathématiques et le raisonnement plausible. Paris : Gauthier-Villars. 28