La résolution de problèmes en mathématiques

Transcription

La résolution de problèmes en mathématiques
La résolution de problèmes en mathématiques :
quelles émancipations possibles ?
À quelles conditions ?
Identité des auteurs
Nom : CHOQUET
Prénom : Christine
Appartenance institutionnelle : IUFM des Pays de la Loire, CREN, Université de Nantes
Courriel : [email protected]
Nom : GEORGET
Prénom : Jean-Philippe
Appartenance institutionnelle : IUFM de Basse Normandie, Université de Caen
Courriel : [email protected]
Nom : HERSANT
Prénom : Magali
Appartenance institutionnelle : IUFM des Pays de la Loire, CREN, Université de Nantes
Courriel : [email protected]
Identité du coordonnateur
Nom : HERSANT
Prénom : Magali
Appartenance institutionnelle : IUFM des Pays de la Loire, CREN, Université de Nantes
Courriel : [email protected]
Identité du réactant
Nom : BUENO – RAVEL
Prénom : Laetitia
Appartenance institutionnelle : IUFM de Bretagne, CREAD, UBO
Courriel : [email protected]
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Problématique générale
Résumé : Les contributions de ce symposium concernent les rapports entre résolution de problèmes
en mathématiques à l’école élémentaire et émancipation, au sens de l’accès au scientifique pour les
élèves et de l’affranchissement d’une certaine norme de la forme scolaire pour les enseignants. Elles
questionnent en particulier les conditions et contraintes de cette émancipation.
Abstract: The contributions of this symposium concern reports between problem solving in
mathematics at the primary school and emancipation. Here, “emancipation” means access to scientist
thinking for the pupils and postage of a certain standard of the school shape for the teachers. Theses
contributions especially question the conditions and the constraints of this emancipation.
L’accès aux savoirs au cours de la scolarité obligatoire constitue sans nul doute une des
conditions d’une émancipation intellectuelle et sociale des jeunes. Les disciplines
scientifiques peuvent y contribuer en particulier à travers la formation à un esprit scientifique
en rupture avec l’opinion comme le propose Bachelard lorsqu’il écrit : « La science, dans son
besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui
arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui
fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal ; elle
ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur
utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la
détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. » (2004, p. 16). En mathématiques, les
activités de recherche et de résolution de problèmes peuvent aussi être considérées comme
source et lieu d’émancipation. Legrand indique en particulier que « pour faire véritablement
des mathématiques, le sujet élève doit se placer en position d’auteur […] ; il doit pouvoir
assumer une forme de responsabilité scientifique vis-à-vis de lui-même et de la communauté
de ses pairs. » (2003, p. 14).
Cependant, lorsqu’elles sont imposées par l’institution, comme cela a été le cas en 2002
avec l’injonction à réaliser des PPC à l’école primaire, on peut s’interroger doublement :
quelle émancipation ces activités permettent-elles encore pour les élèves ? quelle forme
scolaire, conforme, génèrent-elles ? Par ailleurs, au sein même de l’école, n’y a-t-il pas chez
certains enseignants la recherche d’une rupture avec une forme scolaire classique qui trouve
sa réalisation dans des activités de types problèmes-ouverts (Arsac, Mante, 2007) ?
Autrement dit, on peut s’interroger sur le rôle de la résolution de problèmes en
mathématiques comme source d’émancipation, à la fois du point de vue de l’institution, avec
la perspective des apprentissages des élèves et in fine de leur émancipation, et du point de
vue des enseignants, avec la perspective de l’émancipation d’une forme scolaire qui
contraint les rapports enseignants – élèves.
L’objectif de ce symposium, sur l’enseignement des mathématiques à l’école élémentaire,
est de travailler ces questions à partir de trois contributions.
La contribution de J.P. Georget est centrée sur les enseignants qui souhaitent « vivre » avec
leurs élèves une « autre » expérience de l’enseignement des mathématiques pour leur
permettre de porter un regard différent sur les mathématiques et l’école.
C. Choquet questionne, à partir d’une étude sur les pratiques ordinaires des enseignants, les
conditions de possibilité de cette émancipation chez les élèves à partir d’activité de
recherche résolution de problèmes.
M. Hersant interroge les conditions et contraintes de l’émancipation, en tant que formation
d’esprits scientifiques, à partir de la recherche – résolution de problèmes ouverts au cycle 3.
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Bibliographie
Arsac G., Mante M. (2007). Les pratiques du problème ouvert, Lyon : Sceren
Bachelard, G. (2004). La formation de l’esprit scientifique, Paris : Vrin
Legrand, M., ADIREM 2003, À la recherche d’une cohérence pour une véritable activité
mathématique en classe, Faire des maths en classe ? Didactique et analyse de pratiques
enseignantes, Lyon : INRP, Adirem
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Problèmes ouverts en mathématiques au cycle 3 :
une réponse à l’émancipation
chez tous les élèves d’une même classe.
Christine CHOQUET-PINEAU
IUFM des Pays de La Loire, CREN, Université de Nantes.
Introduction
Notre intervention questionne les conditions de possibilités d’émancipation chez des élèves
de cycle 3 à partir de problèmes ouverts en mathématiques. Par problèmes ouverts, nous
entendons des problèmes qui répondent à la caractérisation proposée par Arsac, Germain et
Mante (1988, 2007) :
-
l’énoncé est court,
-
l’énoncé n’induit ni la méthode, ni la solution (pas de questions intermédiaires ni
de question du type « montrez que »). En aucun cas, cette solution ne doit se
réduire à l’utilisation ou à l’application immédiate des derniers résultats présentés
en cours,
-
le problème se situe dans un domaine conceptuel avec lequel les élèves ont
assez de familiarité. Ainsi peuvent-ils prendre facilement « possession » de la
situation et s’engager dans des essais, des conjectures, des projets de résolution,
des contre exemples.
Ce questionnement autour des problèmes ouverts se situe au coeur de l’étude que nous
menons dans le cadre de notre doctorat. Certains résultats que nous présentons ici
permettent d’envisager des possibilités d’émancipation chez les élèves et d’étudier des
conditions de cette émancipation lorsque ce type de problèmes est étudié en classe.
Nous nous appuyons dans cet article, sur le travail de Fabre (2011) précisant que
s’émanciper c‘est « […] oser penser par soi-même, oser se prendre en charge ». Il
développe l’idée que l’émancipation, le fait d’oser penser revient à avoir ou à prendre « […]
en réalité la liberté de construire les problèmes selon les exigences de la raison qui
s’imposent alors à celui qui pense, quelle que soit l’autorité de la tradition ou celle des
pouvoirs […] »
En nous basant sur ces éléments et sur nos analyses, nous montrons ici en quoi, à partir des
objectifs d’apprentissage visés par les enseignants lors des séances dédiées aux problèmes
ouverts, une émancipation des élèves est possible.
Précisions concernant notre méthodologie
Pour notre recherche, nous choisissons d’observer et d’analyser des séances de
mathématiques, tout au long d’une année scolaire, dans les classes de cinq enseignants de
primaire quand ils proposent à leurs élèves de 9-10 ans des problèmes de type ouvert. Ces
séances sont dites ordinaires du fait que le chercheur n’intervient ni dans leur préparation, ni
dans le choix des problèmes. Nous avons fait ce choix parce que notre objectif est
d’analyser des séances qui sont les plus proches possibles de la réalité, des séances qui
reflètent au mieux ce qui se passe habituellement dans les classes.
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Afin de recueillir des données concernant ces séances, nous les filmons et nous réalisons
quelques entretiens avec les enseignants avant et après chaque séance (oralement ou par
email). Nous gardons également les travaux écrits des élèves (des brouillons, des feuilles de
recherche individuelle et, quand il y en a, des affiches réalisées par des groupes).
Présentation du cadre théorique choisi
Pour étudier ce corpus, nous utilisons le cadre théorique de « la double approche » (Robert,
Rogalski, 2002, 2010). L’approche est d’une part ergonomique, elle revient à considérer
l’enseignant comme un professionnel agissant en fonction d’objectifs et de règles spécifiques
au métier ; elle est d’autre part didactique, des analyses a priori puis a posteriori des
séances révèlent quelles mathématiques sont réellement proposées dans les classes. La
combinaison des deux approches permet d’obtenir des résultats sur les pratiques des
enseignants et également sur l’activité mathématique de leurs élèves.
Ce cadre nous propose d’analyser la pratique des enseignants observés selon cinq
composantes (institutionnelle, sociale, personnelle, cognitive et médiative) afin d’expliquer,
de comprendre les choix faits par ces enseignants pour leurs élèves.
La composante institutionnelle rend compte de contraintes externes à la classe qui pèsent
sur l’enseignant. Il s’agit par exemple des instructions officielles, des horaires imposés, de la
place et du rôle des inspections, des ressources disponibles. La composante sociale
considère les individus qui entourent l’enseignant comme des groupes sociaux avec des
règles de fonctionnement qui leur sont propres et qui ont des exigences envers l’enseignant.
Il s’agit du groupe constitué par les élèves de la classe avec leur niveau scolaire, leurs
origines sociales, les habitudes qu’ils ont prises quant au travail scolaire. Il s’agit également
du groupe des parents d’élèves, du groupe des collègues travaillant dans la même école qui
là aussi influent sur les choix faits par l’enseignant.
Les composantes cognitive et médiative concernent plus directement l’enseignement qui va
être proposé dans la classe. Avant la séance, l’enseignant fait des choix quant aux énoncés
de problèmes par exemple, il réfléchit au déroulement de la séance, il organise « l’itinéraire
cognitif » qu’il envisage de présenter aux élèves. Pendant la séance, l’enseignant continue à
faire des choix, il aide plus ou moins les élèves, il accélère le déroulement de la séance ou
au contraire laisse plus de temps aux élèves pour effectuer le travail demandé… la
composante médiative permet alors de pointer ce qui est effectivement proposé aux élèves ;
les deux composantes permettent de déterminer quelles mathématiques sont étudiées dans
la classe.
La dernière composante, la composante personnelle, tient compte des représentations
personnelles de l’enseignant sur les mathématiques en général et sur l’enseignement des
mathématiques. Les enseignants sur lesquels se basent notre recherche sont professeurs
des écoles, ils ne sont pas des spécialistes des mathématiques et l’idée qu’ils se font de
cette discipline influe sur les choix qu’ils font, influe sur ce qu’ils proposent à leurs élèves.
Résultats concernant les enseignants
Les cinq enseignants dont nous étudions la pratique proposent régulièrement à leur classe,
tout au long de l’année scolaire, des problèmes ouverts.
Nos résultats montrent qu’ils ont pour objectif principal d’apprendre à leurs élèves à
« chercher seul » et à « expliquer clairement leur démarche ». Ils nous expliquent tous que
les élèves doivent acquérir des savoirs mathématiques, précisés par les programmes, des
savoirs curriculaires mais que ces mêmes élèves doivent également apprendre à « faire des
mathématiques donc à résoudre des problèmes ». Proposer des problèmes ouverts est une
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façon pour eux de permettre à leurs élèves d’apprendre autre chose que des savoirs
curriculaires, c’est une manière de leur apprendre à chercher, à raisonner, à valider un
résultat voire même à le prouver, apprentissages qu’ils ne considèrent pas pouvoir réaliser
avec les activités et exercices qu’ils proposent habituellement.
Cet objectif est en lien avec les instructions officielles qui annoncent qu’il est nécessaire de
« développer chez tous les élèves de réelles capacités de recherche et de raisonnement »
(MEN 2008). Mais cet objectif s’explique également par la représentation qu’ont ces
enseignants de l’enseignement des mathématiques en primaire puis au collège. Ils
annoncent en effet tous qu’il s’agit également pour eux, à travers l’étude de problèmes
ouverts, de préparer leurs élèves de cycle 3 à leur future entrée en sixième. Etre capable de
chercher seul, de résoudre un problème par une procédure personnelle est alors pour ces
enseignants un gage de réussite en mathématiques pour leurs élèves quand ils entreront au
collège.
Nous ne développons pas plus ici les résultats concernant les enseignants (qui constituent
une grande partie de notre thèse en cours de rédaction) puisque nous avons choisi dans cet
article de considérer principalement l’activité des élèves.
Résultats concernant les élèves
Suite à une comparaison entre une séance dite classique et les séances dédiées à des
problèmes ouverts
Les résultats de cette comparaison entre les deux séances -une séance dédiée à
l’apprentissage de savoirs curriculaires et une séance dédiée à l’étude d’un problème ouvertmontrent deux choses. Tout d’abord, les objectifs d’apprentissage définis par l’enseignant
n’étant pas les mêmes, celui-ci ne propose pas le même déroulement lors des deux
séances. Il est par exemple beaucoup plus présent auprès des élèves lors d’une séance
classique, il parle beaucoup, il reformule, explique, aide les élèves. Lors de l’autre séance, il
se met volontairement en retrait et laisse beaucoup plus le champ libre aux élèves pour ce
qui concerne le choix des procédures et la résolution du problème.
Les élèves, habituellement dans le cours de mathématiques, appliquent une méthode qu’ils
ont mémorisée (sans forcément la comprendre complètement) et souhaitent obtenir le
« bon » résultat afin de montrer à leur enseignant qu’ils ont « bien appris » leur leçon. Si
l’enseignant n’y fait pas attention, les élèves fonctionnent tous les jours de la même façon,
sans plus trop réfléchir. Les apprentissages se font sur la base du « par cœur », de
l’automatisme, les élèves sont moins amenés à raisonner, ils doivent en quelque sorte obéir,
fonctionner presque comme des automates. Des résultats de PISA, que nous avons étudiés,
montrent en effet que les élèves français ont des connaissances mathématiques mais qu’ils
ne savent pas quand les mobiliser efficacement lorsqu’ils sont face à un problème inédit pour
eux.
Lors des séances dédiées aux problèmes ouverts, il semble que ce soit différent. Le
problème proposé, rappelons-le, n’est pas dédié à l’apprentissage d’un savoir curriculaire et
la procédure experte de résolution n’est pas à la portée des élèves à qui l’enseignant
propose l’énoncé. De ce fait, il déroute, bouscule les habitudes et oblige les élèves à se
détacher des règles habituelles pour faire appel à des procédures de résolution plus
personnelles.
Il ne s’agit pas ici d’opposer les deux séances et de dire qu’une des deux est plus efficace
que l’autre pour les élèves. Dans les deux séances, les élèves sont suceptibles d’apprendre
des mathématiques. Nous pensons, après avoir analysé un grand nombre de séances, que
les deux types sont nécessaires, qu’elles se complètent puisque finalement, lors des
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séances dédiées aux problèmes ouverts, les élèves découvrent une autre façon de faire des
mathématiques en classe.
Suite aux analyses de séances dédiées à des problèmes ouverts
L’objectif principal d’apprentissage défini par les enseignants qui est d’apprendre aux élèves
à chercher et à raisonner seul a des répercutions sur leur activité dans la classe. Dans les
analyses de chacune des séances observées, chez les cinq enseignants avec lesquels nous
travaillons, nous retrouvons les mêmes répercutions, nous les avons regroupées selon trois
types :

Tous les élèves cherchent réellement, ils n’abandonnent pas même si la solution
n’apparaît pas immédiatement et ils n’attendent pas une réponse tout faite de
l’enseignant.

Ces élèves font preuve d’initiative voire même d’imagination. Ils ne se bornent pas à
appliquer des leçons acquises précédemment mais développent des procédures
personnelles.

Les élèves s’autorisent à écrire des résultats faux, ils ne craignent pas le regard de
l’enseignant sur d’éventuelles erreurs.
A travers les deux exemples suivants, nous présentons comment cela se traduit dans la
réalité de la classe.
Le premier exemple concerne une séance lors de laquelle l’enseignant (que nous nommons
E2 dans notre travail) propose aux élèves de résoudre le problème suivant (la solution au
problème est donnée en annexe) :
Alfred, Brice, Carla, Dany, Émile, Frédéric, Gina et Henri vont s’installer autour d’une table
ronde.
Alfred a déjà choisi sa place et a mis des cartons vides sur la table pour indiquer la place de
ses camarades.
- Gina veut être à côté de Frédéric, mais pas à sa gauche.
- Carla veut être assise entre Brice et Émile.
- Dany veut être à côté de Gina.
- Émile veut être juste en face d’Alfred.
- Henri veut être assis juste à la droite d’Alfred.
Trouvez une disposition possible et écrivez le nom des enfants à leur place.
Indiquez les étapes qui vous ont permis de placer toutes les personnes.
Les élèves cherchent d’abord individuellement tout en rédigeant une « feuille de
recherche ». Après une quinzaine de minutes de recherche, pendant laquelle l’enseignant
circule dans la classe mais n’intervient pas auprès des élèves, une mise en commun des
premiers résultats est faite. Il apparaît que tous les élèves ont cherché une solution, ils ont
tous représenté la table et fait des essais quant aux positions éventuelles des personnages.
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Notre analyse a posteriori des feuilles de recherche montre que les élèves ont procédé par
essais et ajustements, ils ont placé certains personnages et ensuite vérifié la cohérence de
leurs résultats avec l’énoncé. Il apparaît, lors de la première mise en commun également
que tous les élèves participent à la mise en commun, tous veulent montrer ce qu’ils ont
trouvé, même si ce n’est pas correct ou même s’ils n’ont pas complètement résolu le
problème. Six élèves estiment avoir fini et être sûrs de leur réponse, seize élèves présentent
une réponse dont ils ne sont pas sûrs (parmi eux, trois élèves ont la bonne réponse, les
autres ont fait des erreurs) et quatre élèves présentent une réponse incomplète en essayant
d’expliquer pourquoi ils n’ont pas pu aller plus loin.
L’enseignant sans donner la réponse, les répartit ensuite en petits groupes et leur propose
de rédiger une affiche présentant le résultat et des traces de leur réflexion dans le groupe.
La recherche reprend dans tous les groupes, des discussions entre les élèves s’engagent
soit pour exprimer des désaccords soit pour expliquer comment ils ont organisé leur
recherche individuelle. Une mise en commun des affiches est proposée en fin de séance, la
solution apparaît à tous et quelques élèves expliquent brièvement leur façon de faire.
La mise en commun intermédiaire puis la manière dont se poursuit la recherche dans les
petits groupes nous permet de mettre à jour plusieurs points révélateurs de l’activité des
élèves dans cette séance. Tous les élèves cherchent sans se décourager, même s’ils ne
trouvent pas immédiatement (les nombreuses ratures présentes sur les feuilles de recherche
montrent bien les différentes tentatives faites par les élèves). Les élèves proposent tous
leurs résultats au professeur et aux autres élèves, aucun ne veut dissimuler ce qu’il a fait
même s’il sait que ce n’est peut-être pas correct. Les élèves persévèrent dans leur
recherche une fois qu’ils sont répartis en petits groupes, ils n’ont pas l’intention
d’abandonner, de laisser aux autres le soin de résoudre le problème et d’expliquer la
solution.
Le deuxième exemple que nous présentons concerne la séance pendant laquelle
l’enseignant, que nous nommons E1, propose l’énoncé suivant (la solution se trouve en
annexe) :
Un vigneron possède 15 tonneaux : 5 tonneaux vides, 5 tonneaux à moitié pleins et 5
tonneaux pleins. Il veut les partager entre ses trois fils sans effectuer aucun transvasement
de façon que chacun reçoive le même nombre de tonneaux et la même quantité de vin.
Comment peut-il faire ?
Globalement le déroulement de la séance dans la classe de E1, est le même que chez E2.
Les élèves cherchent d’abord individuellement quelques minutes puis se mettent en
groupes, résolvent le problème puis rédigent une affiche présentant leur résultat et leur
démarche. Nous y retrouvons des élèves mobilisés dans toutes les phases de recherche et
de rédaction, discutant entre eux les démarches possibles et le résultat à présenter. La
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séance dure une heure, tous les groupes ont trouvé la bonne réponse avec des démarches
différentes.
Le problème repose en fait sur trois contraintes : le nombre de tonneaux, la quantité de vin
qui doit être la même pour les trois fils et le fait qu’on ne peut pas « effectuer de
transvasement ». Deux niveaux de résolution sont envisageables : soit les tonneaux sont
distribués un à un, jusqu’à épuisement du stock et la vérification du fait que la quantité de vin
est la même pour les trois fils, soit les quantités totales de tonneaux et de vin sont évaluées
au départ pour être ensuite partagées en trois (ici quelques calculs avec soit des fractions,
soit des nombres décimaux sont effectués).
Il apparaît que la seule façon de résoudre ce problème est de s’autoriser à transgresser
temporairement une des données de l’énoncé –le transvasement interdit- puisqu’il faut
penser à dire que deux demi tonneaux équivalent du point de vue de la quantité de vin à un
tonneau.
Lors de la séance, les élèves vont hésiter sur cette étape de la résolution, beaucoup discuter
le droit ou non de contredire une donnée de l’énoncé. Ils vont finalement décider de prendre
la liberté de transvaser afin de réussir à répartir les tonneaux et le vin équitablement.
Les élèves montrent ainsi qu’ils sont en effet capables de faire preuve d’initiative, qu’ils
s’autorisent à prendre des libertés, temporairement, par rapport à l’énoncé afin d’avancer
vers la résolution du problème.
Suite à l’analyse d’un incident lors d’une séance dédiée à un problème ouvert
Le troisième exemple rend compte d’une séance pendant laquelle E1 propose l’énoncé
suivant à sa classe (là encore, la réponse au problème est proposée en annexe) :
140 kg
145 kg
En utilisant les informations données par ces trois dessins, détermine combien pèsent le gros
Dédé, le petit Francis et le chien Boudin.
Nous ne revenons pas sur le déroulement de la séance qui est le même que pour l’exemple
précédent. Une mise en commun a lieu après 40 minutes de recherche, toutes les affiches
des groupes sont présentées à la classe et expliquées par quelques élèves. La séance est
close par l’enseignant qui propose aux élèves de ranger leurs affaires. Cependant un groupe
de quatre élèves refusent de ranger et continue à discuter les résultats du problème en
reprenant leur feuille de brouillon.
Ces élèves qui ne font pas partie des plus à l’aise en mathématiques, ont une autre solution
que celle proposée au tableau pour le poids de Dédé et ils remettent en question la solution
proposée par l’enseignant et le reste de la classe. Nous observons en fait que ni la majorité
des élèves qui trouvent la même solution, ni l’enseignant qui a validé la réponse ne semble
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faire autorité sur ces quatre élèves. Ils éprouvent le besoin de reprendre les calculs, de
reconstruire la solution, les explications données ne les ayant pas convaincus. Ces quatre
élèves s’autorisent à mettre en doute l’autorité du plus grand nombre et l’autorité de
l’enseignant, ils ont besoin d’autres arguments que des arguments d’autorité pour être
convaincus.
Cette interruption forcée par quelques élèves permet par ailleurs de pointer (si elle est
relevée à temps par l’enseignant) un élément essentiel des mathématiques : la validité d’une
solution doit convaincre à partir d’outils mathématiques reconnus par tous et non parce que
l’enseignant valide avec autorité le résultat ou parce que la majorité des élèves dans la
classe est d’accord avec cette solution.
Conclusion
Nous présentons dans cet article des résultats issus d’une recherche que nous menons sur
des séances de mathématiques au cycle 3 quand des enseignants proposent à leurs élèves
de résoudre des problèmes ouverts. Les résultats des analyses que nous menons sur ces
séances sont illustrés ici par trois exemples réprésentatifs de ce qui se passe réellement
dans les classes. En organisant des séances différentes de ce qu’ils proposent
habituellement, les enseignants souhaitent développer chez leurs élèves de réelles
capacités de recherche et de raisonnement. Nous montrons que les élèves, afin de résoudre
les problèmes proposés, s’emparent de ces séances pour en faire des espaces de liberté. Ils
sont capables de faire preuve d’initiative, d’inventer au lieu d’appliquer sans réfléchir des
résultats mémorisés. Ils sont également capables de remettre en cause l’autorité de
l’enseignant et du plus grand nombre.
Ces résultats montrent surtout que pour tous ces élèves de cycle 3, si l’enseignant leur en
donne l’occasion dans la classe de mathématiques, une émancipation est réellement
possible.
Bibliographie
ARSAC, G., GERMAIN, G. & MANTE, M. (1988). Problèmes ouverts et situations-problèmes.
Lyon : IREM de Lyon.
ARSAC, G. & MANTE, M. (2007). Les pratiques du problème ouvert. Lyon : Scéren.
CHOQUET. C. (2010). « Problèmes ouverts » au cycle 3 : quelques résultats sur les choix de
professeurs des écoles. In Actes du XXXVIIe colloque COPIRELEM. Arpeme.
Fabre, M. (2011). Eduquer pour un monde problématique, la carte et la boussole. PUF.
Orange, C. ( 2005). Problème et problématisation. Aster, 40, 4-11.
Robert, A., & Rogalski, J. (2002). Le système complexe et cohérent des pratiques des
enseignants de mathématiques : une double approche. Revue canadienne de
l’enseignement des sciences, des mathématiques et des technologies, vol 2, 4, 505-528.
Robert, A. (2008). Le cadre général de nos recherches en didactiques des mathématiques.
In La classe de mathématiques : activité des élèves et pratiques des enseignants (pp.11-22).
Octares éditions.
Rogalski, J. (2008). Le cadre général de la théorie de l’activité : une perspective de
psychologie ergonomique. In La classe de mathématiques : activité des élèves et pratiques
des enseignants (pp.23-30). Octares éditions.
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Communautés de pratiques et situations de recherche et
de preuve entre pairs :
deux perspectives d'émancipation pour les enseignants en
classe de mathématiques... et au-delà !
Jean-Philippe Georget
Université de Caen Basse-Normandie, CERSE EA 965
Les termes de l'appel à contribution au colloque « Formes d'éducation et processus
d'émancipation » sont interprétés ici dans le contexte de l'enseignement des mathématiques
à l'école primaire en France et dans celui de la formation des enseignants. Les processus
d'émancipation sont vus comme des processus d'affranchissement des préjugés dans la
forme scolaire et celle des dispositifs de formation d'enseignants dans une large acception.
Le « contrat éducatif » est en partie analysé en termes de contrat didactique (Brousseau,
1998) — contrat plus ou moins implicite qui régit les interactions et l'activité des élèves entre
eux et avec l'enseignant de mathématiques. Il est aussi analysé en termes de composantes
de la pratique complexe des enseignants (Robert et Rogalski, 2002).
Dans cette perspective, l'émancipation des acteurs — élèves et enseignants — se conçoit
comme une prise de conscience et une jouissance de la liberté offerte par des séances
particulières de résolution de problèmes mathématiques : les situations de recherche et de
preuve entre pairs (situations RPP). L'émancipation des enseignants se conçoit aussi dans
des communautés de pratique (Wenger, 1998), communautés dont une des caractéristiques
fondamentales est la liberté de leurs membres de définir leur entreprise commune.
L'hypothèse sous-jacente à cet article est que la prise de conscience et la jouissance de leur
liberté par les enseignants et les élèves ont une influence sur leur formation de citoyens.
Émancipation et situations de recherche et de preuve entre pairs
Le point de vue de cet article étant posé, cette section précise ce que sont les situations de
recherche et de preuve entre pairs et présente un état de la recherche concernant les
apports de ces situations pour les élèves d'une part et pour les pratiques enseignantes
d'autre part.
Les situations de recherche et de preuve entre pairs (situations RPP) sont des situations de
classe qui cherchent à mettre les élèves dans une situation similaire à celle d'un
mathématicien lorsqu'il cherche un problème nouveau (Georget, 2009). Les problèmes
ouverts (Arsac & Mante, 2007) et les situations de recherche en classe (Grenier & Payan,
2002) sont des cas particulier de situations RPP ; il en existe d'autres. Ce ne sont pas de
simples exercices d'application plus ou moins complexes du cours ; une prise de conscience
par les acteurs — élèves et enseignants — de leur liberté de penser et une mise en actes de
cette liberté sont attendues.
Émancipation des élèves et situations RPP
La prise de conscience des élèves de leur liberté et sa mise en actes sont accompagnées
d'une réflexion guidée par les règles du débat mathématique (Legrand, 1988). Autrement dit,
ce sont la découverte et le respect de ces règles fondées sur la raison qui permettent au
débat d'avoir lieu et d'offrir à chaque élève la possibilité d'exprimer son point de vue,
d'expérimenter et de rendre ses expériences ultérieures plus riches que les précédentes.
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Dans ces situations, les enseignants et les chercheurs attendent que les élèves prennent
des initiatives, argumentent, trouvent des idées « originales » par rapport à ce qui est fait
habituellement dans la classe de mathématiques. Ceci passe par des travaux individuels, en
petits groupes ou en classe entière ; dans des phases d'action et par l'explicitation des
expériences lors des phases de formulation et de validation (Brousseau, 1998), entre pairs
ou avec l'aide « raisonnable » de l'enseignant.
Des opportunités d'institutionnalisation de savoirs mathématiques ou méta-mathématiques
peuvent exister, ce qui en soi contribue à l'émancipation des élèves. Le repérage et la mise
en mots de ces savoirs ne sont pas des questions faciles (Hersant, 2010). De plus, ces
savoirs ne sont pas toujours reconnus par les enseignants de l'école primaire (Georget,
2009) — le fait que moins de 10% d'entre eux aient reçu une formation universitaire
scientifique y est sans doute pour quelque chose.
D'autres « savoirs » liés au contrat didactique ou au contrat « éducatif » peuvent être
« institutionnalisés » (Arsac et al., 2007, Georget, 2009). Par exemple, il est possible
d'institutionnaliser le fait que certains problèmes sont — sans être insolubles — difficiles à
résoudre dans une première approche et que la persévérance peut être payante, voire
source du plaisir. Il est aussi possible d'institutionnaliser le fait que la liberté d'expression et
les idées originale jouent un rôle important dans l'histoire des progrès scientifiques et
sociaux, qu'elles ont aussi un rôle à jouer dans la vie de la classe et dans les apprentissages
des élèves. Ces savoirs jouent un rôle non négligeable dans la reconfiguration du contrat
didactique et du « contrat éducatif ».
Certains élèves peuvent, dans un premier temps, peiner à changer de posture —
argumenter sur la validité de leurs propres résultats au lieu d'appliquer simplement le dernier
cours — mais aucune recherche ne rapporte d'obstacle majeur à l'établissement de
nouveaux contrats didactiques du côté des élèves (Georget, 2009). La simple observation
d'une classe qui pratique régulièrement des situations RPP montre que les élèves ont des
comportements différents de ceux des autres classes ; les élèves y sont plus critiques
envers les affirmations de leurs pairs ou de l'enseignant, les interventions autonomes y sont
plus nombreuses. Les recherches dédiées à l'étude de ces comportements manquent pour
mieux connaître les impacts — en termes qualitatifs et quantitatifs — sur l'émancipation des
élèves, mais les observations sont prometteuses (Georget, 2009).
Émancipation des enseignants et situations RPP
La pratique des enseignants est un système dont la complexité ne peut être négligée (Robert
et al., 2002). Une analyse de ce système et de ses déterminants ne se limite pas aux
relations des acteurs vis à vis des règles du débat mathématique dans les situations de
recherche et de preuve entre pairs. Elle comporte un volet didactique — l'enseignant est vu
en relation didactique avec ses élèves — et un volet ergonomique — l'enseignant est vu
comme une personne à son poste de travail avec ses marges de manœuvre et ses
contraintes. Ces deux volets forment le support de cette section.
Concernant le volet didactique, l'émancipation des enseignants passe — comme celle des
élèves — par les phases d'action, de formulation et de validation des situations de recherche
et de preuve entre pairs. Les enseignants peuvent y constater les capacités de travail,
d'innovation et d'évolution de leurs élèves. Plusieurs recherches montrent même que les
enseignants sont fréquemment surpris de ces capacités (Arsac et al., 2007, Georget, 2009).
Un premier cercle vertueux peut se mettre en place : les enseignants renouvellent leurs
12
expériences de situations RPP et les élèves développent leur capacité à les résoudre. C'est
un pas supplémentaire vers l'émancipation des enseignants car un nouvel horizon de
pratiques se révèle, en classe de mathématiques mais aussi au-delà, dans d'autres
disciplines (Georget, 2009). Les enseignants pensent alors davantage leur enseignement en
termes de situations-problèmes que de situations de type transmissif ou béhavioriste.
L'émancipation des enseignants passe aussi par les phases de conclusion et
d'institutionnalisation (Brousseau, 1998, Malgolinas, 1992). Dans ces phases, l'enseignant
laisse le rôle des élèves s'accroître comparé à des séances plus traditionnelles ; un second
cercle vertueux peut se mettre en place : les élèves sont plus impliqués dans ces phases, ils
comprennent et mémorisent mieux ce qui est à retenir : les enseignants sont tentés de les
renouveler.
Le rôle des situations RPP dans l'émancipation des enseignants s'étudie aussi par une
analyse ergonomique de la pratique enseignante. Ceci implique de s'intéresser aux
composantes de cette pratique (Robert et al., 2002). L'objectif étant ici d'illustrer la
complexité de la pratique enseignante, trois composantes parmi les cinq proposées par
Robert et Rogalski seront abordées1 : les composantes sociale, institutionnelle et
personnelle. La composante sociale regroupe les éléments liés aux groupes sociaux relatif à
un enseignant — groupe de travail, contexte d'établissement ou de circonscription, groupe
professionnel, etc. Un enseignant bénéficie ainsi de marges de manœuvre en même temps
qu'il est soumis à des contraintes et à des normes liées à son appartenance à des groupes
sociaux. Ces marges de manœuvres, ces contraintes et ces normes ne sont pas toujours
explicitées ou bien identifiées par les recherches en didactique des mathématiques. Par
exemple, les enseignants redoutent parfois que des élèves « leaders » prennent la direction
des travaux de groupes d'élèves, laissant ainsi les élèves faibles en mathématiques ou
timides cantonnés à des rôles de suiveurs ou d'exécutants. L'étendue de cette croyance
n'est pas quantifiée par des recherches académiques. De plus, il est montré que des enfants
faibles ou timides peuvent se révéler perspicaces et actifs et que des leaders peuvent rester
enfermés dans des procédures ou des contrats didactiques traditionnels (Arsac et al., 2007,
Georget, 2009). Mais ce fait n'est pas davantage quantifié que le précédent. La réticence
d'un enseignant à pratiquer des situations RPP dans sa classe si ses collègues n'en
pratiquent pas est un autre exemple d'influence de la composante sociale sur la pratique
enseignante — ce peut être parce que les élèves n'y sont pas habitués et parce que
l'enseignant peut être réticent à avoir une pratique différente de ses collègues. Le milieu
socio-culturel des élèves peut aussi influencer la pratique enseignante.
La composante institutionnelle de la pratique enseignante regroupe les éléments liés aux
institutions telles le Ministère de l'éducation nationale, la noosphère — ensemble des
personnes et institutions qui influencent la rédaction des programmes (Chevallard, 1985) —,
les programmes et les documents qui les accompagnent, les manuels scolaires et les guides
du maître (Peltier, 1998, Coppé & Houdement, 2002). Ces institutions laissent une marge de
manœuvre aux enseignants en même temps qu'ils les contraignent. C'est particulièrement
évident pour des institutions telles que le Ministère de l'éducation nationale mais un peu
moins quand il s'agit des ressources enseignantes. Une étude des ressources les plus
susceptibles d'aider les enseignants à mettre en œuvre des situations RPP a montré que
celles-ci souffrent de défauts ergonomiques susceptibles de les empêcher de remplir
correctement leur mission (Georget, 2009).
Enfin, la composante personnelle de la pratique regroupe les éléments spécifiques de
l'enseignant. Par exemple, les connaissances d'un enseignant relatives aux situations RPP
et son expérience en classe ont une influence sur sa volonté de les pratiquer avec ses
13
élèves et sur l'efficacité de sa gestion de classe (Georget, 2009, Hersant, 2010, Douaire et
al., 2003).
L'exposé synthétique des trois composantes de la pratique et les exemples qui viennent
d'être proposés illustrent le fait que la pratique d'un enseignant est un système complexe et
que le fonctionnement de ce système reste largement à découvrir.
Formation et accompagnement des enseignants
Le début de cet article a mis l'accent sur les vertus des situations de recherche et de preuve
entre pairs et sur la complexité des processus en jeu. Des recherches restent à mener pour
mieux connaître ces vertus et cette complexité mais des observations prometteuses incitent
les acteurs du système d'enseignement à expérimenter et à tenter de diffuser la pratique des
situations RPP. Aujourd'hui, les chercheurs constatent qu'elles sont peu répandues dans les
classes (Artigue & Houdement, 2007, Georget, 2009). Il est donc pertinent de s'interroger sur
la formation des enseignants de l'école primaire du point de vue des recherches en
didactique des mathématiques.
La formation des enseignants s'entend ici dans une large acception. La publication
d'ouvrages et d'articles dans la littérature professionnelle constitue une des possibilités pour
former des enseignants de l'école primaire à la pratique des situations RPP car ces
ressources interviennent dans le processus de documentation des enseignants (Gueudet &
Trouche, 2008). Les publications de l'équipe ERMEL2 (1999) et la revue Grand N (IREM de
Grenoble, 2003) sont des exemples emblématiques de ce canal de formation. Les
programmes et leurs documents d'accompagnement contribuent eux aussi — quand ils
existent — à la documentation des enseignants. Cependant, ces moyens de communication
de situations, de typologies de situations, de scénarios de séance et de pratiques de classe
ne suffisent pas. En effet, ces ressources se rencontrent rarement dans l'espace de travail
des enseignants et leur ergonomie n'est pas optimale (Georget, 2010).
Un autre canal de formation est constitué par les formations traditionnelles — en présentiel
et à distance — dans lesquelles interviennent des formateurs. Ces formations
« traditionnelles » ont, elles aussi, montré leurs limites (Vergnes, 2001). Par exemple,
Kuzniak et Houdement (1996) ont précisé un des limites de la formation par homologie —
souvent pratiquée dans le cadre des situations RPP. Ce type de formation consiste à mettre
les enseignants en situation de recherche et de preuve entre pairs, comme s'ils étaient à la
place des élèves. Pourtant, la transposition en classe de ce qui est vécu en formation ne va
pas de soi ; Kuzniak et Houdement précisent : « cette absence d'attention à la transposition
opérée par les étudiants cache aux formateurs ce que nous avons appelé la ''dénaturation
simplificatrice'' » (op. cit., p. 310), c'est-à-dire que les étudiants « opèrent une simplification
qui leur permet de préparer des séances que leur savoir mathématique suffira à dominer. Il y
a dénaturation à partir du moment où la simplification transforme la nature du savoir mis en
jeu ou modifie radicalement les démarches pédagogiques initiales ». Par ailleurs, les
situations RPP accessibles aux élèves sont généralement différentes de celles accessibles
aux élèves et les postures des enseignants ne sont pas celles des élèves.
Des expérimentations autour des situations RPP ont été menées dans des contextes divers
mais les pratiques diffusent peu au-delà des contextes locaux (Georget, 2009). La
transposition dans les classes des dispositifs didactiques expérimentaux — généralement
conçus pour que l'intervention de l'enseignant ne puissent en altérer l'intégrité — reste un
problème ouvert pour les recherches en didactique des mathématiques ; des adaptations
14
sont nécessaires pour les communiquer en dehors des contextes de recherche (PerrinGlorian, 2011).
En France, les enseignants partagent peu leur pratique et expérimentent peu ensemble
(Georget, 2009). Dans une recherche comparative entre des enseignants chinois et
américains de l'école élémentaire, Ma (1999) a illustré qu'une autre culture enseignante est
possible. Cette étude montre que des enseignants de l'école primaire peuvent avoir une
conceptualisation très riche des notions qu'ils enseignent et qu'ils peuvent organiser une
formation entre pairs pertinente dans des formes de communautés qui n'existent pas encore
sous cette forme en France. Le modèle des Lesson Studies japonaises — davantages
structurées et dépendantes des institutions — pourrait lui aussi inspirer des recherches en
France (Miyakawa & Winsløw, 2009).
De nouveaux moyens d'action
Face aux limites des moyens de formation et ressources existants et face à la complexité
des processus en jeu, les chercheurs testent de nouveaux moyens d'action axés sur des
contextes collaboratifs — en présentiel ou non — et sur les ressources enseignantes. Ces
recherches s'appuient sur les communautés existantes — par exemple la communauté
Sesamath (Chenevotot-Quentin et al., à paraître) — ou sur la création de nouvelles
communautés (Guin & Trouche, 2008). Certaines de ces communauté intègrent de manière
forte les chercheurs : par exemple les communities of inquiry (Jaworski, 2006) ou les
dispositifs de recherche collaborative (Desgagnés et al., 2001). Un autre exemple de ces
recherches est celui de l'expérimentation d'une communauté de pratique intentionnelle
(Wenger et al., 2002) d'enseignants de l'école primaire autour des situations RPP (Georget,
2009).
Émancipation et communautés de pratique intentionnelles
Une communauté de pratique (CoP) est « un ensemble de personnes regroupées autour
d’une entreprise commune — considérée comme objet et comme processus — négociée
entre elles et relative à leur pratique » (Georget, 2009). L'émancipation de ses membres
n'est pas intrinsèque au concept de CoP mais la liberté de négociation de l'entreprise
commune peut contribuer à la prise de conscience de leur liberté d'action. Une communauté
de pratique intentionnelle est une CoP qui n'existe pas spontanément et dont on cherche à
favoriser l'émergence (Wenger et al., 2002). Pour ce faire, le respect d'un certain nombre de
principes énoncés par Wenger (1998) et Wenger et al. (2002) est nécessaire.
Design pour d'émergence d'une CoP intentionnelle
La métaphore du jardin permet d'illustrer la façon dont l'émergence d'une CoP peut être
favorisée. Un système « jardin » fonctionne en relative autonomie par rapport aux
interventions du jardinier, mais le rôle de ce dernier reste essentiel au bon développement
du jardin. Le contrôle absolu de ce système complexe étant impossible, le rôle du jardinier
de la CoP — le coordinateur — consiste à trouver des déclencheurs de dynamiques du
système pour préserver son activité et guider son développement vers un état de
fonctionnement souhaitable.
Plusieurs déclencheurs sont présentés et illustrés par Georget (2009). Par exemple, dès le
design du dispositif initial d'émergence de la CoP, celui-ci doit prévoir que des évolutions
soient possibles en laissant des marges de liberté à ses futurs membres pour favoriser leur
15
implication ; c'est la dimension identification/négociabilité du design. En particulier, la
définition initiale de l'entreprise commune — qui pourra évoluer par la suite — doit être
explicitée et formulée de manière à permettre l'enrôlement des membres au stade
d'incubation de la CoP. Cette définition est particulièrement cruciale quand il s'agit de
favoriser la pratique de situations RPP par des enseignants qui n'y sont pas habitués.
Le design doit aussi prévoir que tous les membres ne participeront pas à l'activité de la CoP
avec la même intensité (degré de participation) et que des échanges devront pouvoir exister
entre certains membres en dehors de moments communs à tous (espaces publics/privés).
Un jeu sur la dimension participation/réification doit être mis en œuvre lui aussi. Ceci
consiste à favoriser la participation des membres en leur proposant des documents, des
concepts, des récits d'expérience, etc. — autant d'objets désignés par le concept de
réification. Cette participation favorisera la production de nouvelles réifications qui, à leur
tour, favoriseront la participation des membres de la CoP. Des jeux sur le rythme du
fonctionnement de la CoP sont, eux aussi, pertinents pour favoriser son activité.
Analyses et résultats
L'expérimentation d'une telle communauté — dans laquelle le coordinateur était le chercheur
— s'est déroulée sur trois années et a concerné une dizaine d'enseignants au total (Georget,
2009). Une cinquantaine de situations RPP en classe ont été observées et une dizaine de
réunions regroupant les enseignants ont eu lieu. Des analyses didactiques des séances de
classe et des réunions ont été effectuées en lien avec une analyse selon les composantes
de la pratique (Robert et al., 2002). Il s'agissait d'évaluer d'une part l'activité propre de la
CoP — évolution des sujets abordés lors des réunions, production de réifications, degré
d'autonomie des enseignants par rapport au coordinateur — et d'autre part ses effets sur la
pratique des enseignants dans leur classe — congruence avec les situations RPP proposées
et existence de moments de recherche et de preuve entre pairs dans les séances
observées.
L'analyse de cette expérimentation a conclu à la faisabilité de ce type d'expérience — ce qui
n'avait jamais été fait en didactique des mathématiques. Après un temps de mise en
confiance et de compréhension de la valeur potentielle de la CoP, les enseignants ont
commencé à davantage échanger sur leur pratique, à parler de leurs propres expériences —
le coordinateur n'ayant ni le rôle de rapporter les façons de faire des uns et des autres, ni
celui d'évaluer les pratiques observées.
L'analyse des séances observées en classe a permis d'identifier l'intérêt de communiquer
certaines caractéristiques des situations RPP sous forme de potentiels. Un exemple
particulièrement éclairant est celui du potentiel de débat. Lors d'une situation de type RPP,
les élèves peuvent mener une recherche intéressante sans que des débats ne soient
possibles ensuite — par exemple parce que les élèves ont tous trouvé la solution et qu'ils ne
voient pas l'intérêt d'en débattre. La formulation sous forme de potentiel explicite le fait que
les caractéristiques d'une situation RPP dépendent du problème mathématique mais que ces
propriétés s'actualisent ensuite sous l'influence de divers facteurs — comme ici avec la
découverte de la solution par les élèves. Si le débat ne s'engage pas, l'enseignant n'en est
pas toujours la cause. La formulation sous forme de potentiel est aussi un moyen de laisser
plus de liberté à l'enseignant pour exploiter les situations RPP, celles-ci pouvant être
exploitées de différentes façons. En opposition de cette approche, les ressources existantes
ne décrivent souvent qu'une seule exploitation possible — celle qui exploite au maximum les
potentiels de la situation RPP concernée. Un autre modèle de déroulement global a été
élaboré, élargissant lui aussi l'espace de liberté des enseignants de s'adapter à des
16
déroulements de classe variés. Le modèle « présentation du problème, recherche
individuelle, recherche en groupe, mise en commun de productions, synthèse et
conclusion », souvent observé dans les classes et promu par certains auteurs tels Arsac et
Mante (2007), a été remis en cause pour laisser la place à un modèle plus réaliste et
respectueux des difficultés de compréhension des élèves.
L'approche consistant à proposer des ressources minimales et ergonomiques aux
enseignants a été validée par cette expérimentation — en opposition avec l'approche qui
consiste généralement à donner le maximum d'informations aux enseignants pour leur
permettre de mettre correctement en œuvre les situations décrites.
Enfin, cette expérimentation tend à valider le fait que la pratique — même peu experte — de
situations RPP provoquent des changements dans la pratique des enseignants au-delà des
seules séances de mathématiques — proposition de situations de recherche dans d'autres
disciplines par exemple. Ce point est particulièrement important du point de vue de
l'émancipation des enseignants, ces derniers explorant des univers nouveaux. Bien que la
portée de l'expérimentation soit limitée du fait de son caractère exceptionnel et de l'effectif
des enseignants, c'est un résultat particulièrement saillant car huit enseignants sur dix
étaient directeurs d'école, c'est-à-dire habitués à la diversité des projets divers qui émaillent
la vie d'une école. L'expérimentation tend aussi à valider le fait que l'intégration des
situations RPP dans une pratique enseignante doit s'envisager sur le moyen et le long terme
et qu'elle doit être soutenue par un accompagenemt adéquat du fait de la complexité de la
pratique. Certaines améliorations de la pratique d'un enseignant — une meilleure
présentation des situations aux élèves par exemple — ne provoquent pas toujours
d'amélioration sensible des déroulements de classe car des dynamiques non souhaitables
persistent et empêchent des potentiels de la situation de s'exprimer pleinement — par
exemple des consignes inappropriées pour favoriser un débat de preuve alors que le
potentiel pour le mener existe. L'intérêt d'une CoP a aussi paru pertinent pour prendre en
compte l'hétéréogénéité des pratiques entre ses membres, chacun pouvant enrichir sa
pratique à son rythme.
Conclusion et perspectives de recherche
Cette contribution s'est intéressée à l'émancipation des enseignants et — dans une moindre
mesure à celle des élèves — au travers de processus dynamiques participant, d'une part à
des situations de recherche et de preuve entre pairs en classe, et d'autre part, à l'émergence
d'une communauté de pratique intentionnelle d'enseignants visant à favoriser la pratique de
ces situations.
Les observations et les études déjà menées sont prometteuses. En premier lieu, les
enseignants et les élèves semblent tirer un profit intéressant de la pratique des situations
RPP — certains effets dépassant le strict cadre des séances et situations observées. Pour
les enseignants, ce sont des ouvertures vers des pratiques plus vertueuses qui à leur tour
déclenchent des processus vertueux chez les élèves. En second lieu et en se basant sur
l'expérimentation présentée, le recours à des CoP intentionnelles apparaît comme un moyen
novateur pertinent de formation en permettant à des enseignants de s'initier à des pratiques
nouvelles.
La complexité des situations RPP, de la pratique enseignante et des CoP rend leur étude
difficile et les résultats obtenus restent à confirmer par des recherches scientifiques. Pour
mieux connaître la pratique des situations RPP et ces effets, il est nécessaire de s'intéresser
17
aux pratiques effectives dans les classes, aux processus dynamiques qui s'y développent et
aux ressources dont les enseignants disposent. Concernant les CoP, l'expérimentation
présentée est un premier pas dans la mise en œuvre des principes énoncés par les auteurs
de cette théorie ; les moyens de cette mise en œuvre et de son analyse restent largement à
inventer et à étudier.
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19
Conditions d’une émancipation à travers la résolution de
problèmes ouverts en mathématiques à lécole élémentaire
Magali HERSANT
IUFM des Pays de la Loire, CREN, Université de Nantes
Selon Meirieu (2007), « un apprentissage n'est formateur que s'il allie, dans le même temps,
acquisition de connaissances et projet d'émancipation ». Plus spécifiquement en ce qui
concerne les mathématiques, des mathématiciens et des didacticiens, comme Perrin et
Legrand par exemple, pensent que, au-delà de l’apprentissage de savoirs techniques et de
théorèmes, un des enjeux de l’enseignement est de permettre l’apprentissage de « savoirs
internes », « outils de la transformation de la personne par la réflexion » (Legrand, 2007) qui
changent en partie notre rapport au monde et deviennent des structures d'interprétation qui
sont finalement les plus utiles pour les élèves dans leur vie future pour « comprendre le
monde et le regarder avec un esprit critique » (Perrin, 2007). Ces positions défendent l’idée
que l’enseignement des mathématiques doit contribuer à l’émancipation des élèves en leur
permettant de s’affranchir des idées communes et opinions, c’est-à-dire en les introduisant à
la pensée scientifique au sens de Bachelard (1938).
Pour réaliser cette émancipation, Legrand met en place, au niveau de l’enseignement
supérieur, des « débats scientifiques » qui exigent que l’élève assume « une forme de
responsabilité scientifique vis-à-vis de lui-même et de la communauté de ses pairs »
(Legrand, 2003, p. 14). Ces problèmes visent à la fois le développement d’un rapport
particulier au savoir que l’on peut caractériser de « scientifique » et des apprentissages
curriculaires au sens où ils sont énoncés dans les programmes et effectivement
programmés. Pour le secondaire, les problèmes ouverts proposés par Arsac, Germain et
Mante (1991) et les différents dispositifs qui s’y apparentent (situations de recherche en
classe, narration de recherche, problèmes longs) apparaissent susceptibles de permettre
une émancipation du même type dans la mesure où il s’agit de permettre l’acquisition d’une
« démarche scientifique », ce qui suppose une posture dégagée des idées communes si l’on
se réfère à Bachelard. Mais, à l’origine, le problème ouvert se présente comme un moyen
d’opérer la transposition didactique d’une pratique des mathématiques, la démarche
scientifique et en particulier la formulation de conjectures (Arsac, Mante, 2007) :
« il est souhaitable que l'activité de résolution de problèmes ait une place dans la
classe, et qu'il s'établisse ainsi un équilibre entre l'acquisition de connaissances en
vue de la résolution de problèmes « classiques » et l'entraînement à la recherche de
problèmes. Cet entraînement, l'acquisition d'une démarche de résolution, que nous
appelons démarche scientifique, est le but de l'activité problème ouvert ».
Initialement, et contrairement au débat scientifique de Legrand, le problème ouvert ne vise
donc pas directement une émancipation des élèves. Alors qu’en est-il exactement quant à
ses potentialités d’émancipation ?
Par ailleurs, d’un point de vue institutionnel, pour le primaire et le secondaire, l’emploi, dans
les programmes, des expressions comme « argumenter à propos de la validité d’une
solution », « élaborer un questionnement à partir d’un ensemble de données » ou encore
« développer des capacités à chercher, abstraire, raisonner, prouver » renvoient aussi à une
forme d’émancipation et se traduisent, comme le montre Georget dans sa contribution à ce
symposium, par l’emploi en classe de problèmes ouverts ou apparentés. En particulier, en
20
2002, les programmes de l’école primaire introduisent les « problèmes pour chercher » qui
sont ni plus ni moins que des problèmes ouverts pour l’école primaire et qui visent le
« développement des capacités à chercher » et en particulier de capacités argumentatives
travaillées au cours de débats. L’évolution des objectifs du problème ouvert en référence à
des choix d’enseignants ou à des injonctions institutionnelles interroge d’une autre façon les
conditions de possibilité d’une émancipation avec ce dispositif.
Dans cette communication, nous nous situons au cycle 3 et choisissons l’entrée par les
savoirs pour questionner les potentialités que présentent, à ce niveau scolaire, les
problèmes ouverts (Arsac, Germain, Mante, 1991 ; Arsac, Mante, 2007) et leurs avatars
comme les problèmes pour chercher (MEN, 2005) ou les situations de recherches en classe
(Grenier, Payan, 2003) quant à l’émancipation des élèves, comprise comme une entrée dans
la pensée scientifique. Pour cela nous effectuons une analyse didactique critique de ces
dispositifs, en référence à Bachelard et au cadre de la problématisation développé par Fabre
et Orange (1997). Cette analyse nous conduira à préciser des conditions d’une émancipation
à partir de la résolution de problèmes de mathématiques. Dans la dernière partie, nous
proposerons des situations qui répondent à ces conditions.
Le problème ouvert et « la démarche scientifique »
Le « problème ouvert » (Arsac, Germain et Mante, 1991) marque fortement le champ de la
résolution des problèmes en France. Il est caractérisé comme un problème situé dans un
domaine conceptuel avec lequel les élèves sont assez familiers, à énoncé court qui n’induit
ni la méthode ni la solution et dont la solution ne se réduit pas à l’utilisation ou à l’application
immédiate des derniers résultats présentés en cours (Arsac et Mante, 2007). Ce type de
problème vise l’acquisition d’une démarche de résolution appelée « la démarche scientifique
», à savoir : « faire des essais pour produire une conjecture ; tester sa conjecture en faisant
d’autres essais ; prouver la validité de sa conjecture. » (p. 22).
L’expression « la démarche scientifique » et la définition qui en est donnée suggèrent qu’il
n’y a qu’une démarche possible relevant de la science en mathématiques. Cela interroge :
lorsqu’on considère la diversité effective des démarches de résolution en mathématiques à
quelle émancipation peut contribuer l’enseignement d’une unique démarche ? A première
vue, l’unicité de la démarche et la norme induite sont contradictoires avec l’idée
d’émancipation.
Intéressons nous à l’aspect scientifique de cette démarche puisque nous avons introduit que
l’entrée dans le scientifique constitue une forme d’émancipation. Peut-on qualifier de
scientifique une démarche uniquement parce qu’elle comporte des essais, des conjectures,
un processus de preuve ? Il nous semble tout autant scientifique de recourir à des
algorithmes choisis pour leur adéquation à la question posée. Lorsque aucune « preuve »
n’est donnée, doit-on considérer que le caractère scientifique est absent de la démarche ?
En d’autres termes, nous pensons que ce n’est pas tant l’apprentissage d’une démarche
scientifique au sens de Arsac et Mante qui peut contribuer à l’émancipation mais bien plutôt
l’apprentissage d’une attitude « scientifique » au sens de Bachelard (1938), fondée sur
l’apodictique, ce qui ne peut être autrement, par opposition à l’assertorique associé à une
vérité de faits. Précisons cela.
D'après Bachelard, une attitude « scientifique » se caractérise par un dépassement de
l'opinion et une capacité à poser des problèmes (Bachelard, 1938, p. 16) :
« On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier
obstacle à surmonter. [. . . ] L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur
des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons
pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on
21
dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est
précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit
scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une
question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique.
Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit. »
Retenons cette définition du mot « scientifique » pour considérer que le développement
d’une attitude scientifique contribue à l’émancipation des élèves. Nous faisons l’hypothèse
que le développement de cette attitude passe par l’apprentissage de certains savoirs
spécifiques aux mathématiques. Il s’agit donc pour nous, à termes, de préciser ceux qui
peuvent être travaillés à partir de situations où ils seront construits, formulés et
institutionnalisés.
La question des savoirs
Plusieurs types de problèmes ou dispositifs s’apparentent au problème ouvert. Ils peuvent
correspondre à des dispositifs institutionnels, comme les « problèmes pour chercher »
introduits avec les programmes de 2002 pour l’école élémentaire, ou être issus de la
recherche en didactique, comme les situations de recherche en classe (Grenier et Payan,
2003). De façon générale, ces dispositifs visent évidemment des apprentissages relatifs à la
démarche scientifique. Nous avons montré précédemment (Hersant, 2010a) que
l’explicitation des savoirs que l’on peut associer à une attitude scientifique spécifique des
mathématiques y est faible. Ainsi, par exemple, avec les « problèmes pour chercher », il
s’agit de « développer chez les élèves un comportement de recherche et des compétences
d'ordre méthodologique : émettre des hypothèses et les tester, élaborer une solution
originale et en éprouver la validité, argumenter » (MEN, 2005). La volonté de développer un
comportement de recherche peut-être comprise comme une volonté d’émancipation des
élèves mais les savoirs qui peuvent y contribuer restent à préciser. De façon analogue, les
situations de recherche en classe visent l’apprentissage de « savoirs transversaux », c’est-àdire « intervenant dans de nombreux domaines mathématiques et concernant des termes
tels que expérimentation, conjecture, argumentation, modélisation, définition, preuve,
implication, structuration, décomposition/recomposition, induction. . .» (Grenier, Payan, 2003,
p. 3). Ces savoirs ont un rapport évident avec l’attitude scientifique mais restent trop imprécis
et difficilement formulables à des élèves. Par ailleurs, pour ces situations l’apprentissage du
triplet (question, conjecture, preuve) comme une forme de méta savoir similaire à « la
démarche scientifique » semble essentiel sans toutefois que ses relations avec les « savoirs
transversaux » soient explicités.
Pour identifier des savoirs formulables et institutionnalisables en classe qui contribuent à
l’émancipation des élèves, nous nous situons dans le cadre de la problématisation (Fabre,
Orange, 1997) qui a de forts ancrages bachelardiens et accorde une place essentielle au
dialogue du registre empirique et du registre des nécessités dans la construction de savoirs
scientifiques (Orange, 2005) :
la dynamique des problèmes ne se fait pas simplement par conjectures et réfutations
; il y a développement et transformation de problématiques, par la mise en jeu de
deux types de questions pointées plus haut (comment est-ce possible ? pourrait-il en
être autrement ?), dans le cadre théorique qui bouge. C'est ce travail de pensée
scientifique (toujours au sens large) qui confère les caractéristiques spécifiques aux
problématisations développées : il ne s'agit pas simplement de construire un
problème pour produire une solution, mais d' « explorer » et de cartographier le
champ des possibles. Cette exploration a pour résultat un caractère essentiel des
savoirs scientifiques : leur « nécessité » (apodicticité).
22
En référence à cette conception de l’apprentissage scientifique, nous considérons que
l’attitude scientifique en mathématiques se caractérise par la capacité à travailler ce dialogue
entre les registres empirique et celui des nécessités et à problématiser. En effet, en
mathématiques, la production et la construction de problèmes s'effectuent en particulier lors
du passage des essais aux conjectures qui constitue le lieu premier d'un travail sur l'opinion
première et l'empirisme naïf. D'abord, faire des essais et formuler des conjectures à partir de
ces essais indique un refus de l'opinion première (obtenue sans essais). Ensuite, les essais
permettent d'établir des faits, de l'ordre du registre empirique, qui nous conduisent à modifier
notre opinion. Il s’agit alors de les extrapoler en utilisant l'induction et des « points de
contacts suggestifs » au sens de Polya (1958) et de les dépasser pour formuler des
conjectures à valider ou invalider. Mais, tirer des conjectures à partir de faits issus de
l'expérience suppose deux conditions (au moins). La première est qu'une rationalité, même
implicite, sous-tende la production de faits, c'est-à-dire que les essais soient un minimum
organisés et non effectués au hasard. La seconde condition consiste à poser sur les faits
produits un regard qui vise à les organiser et à en éliminer la contingence pour envisager
des raisonnements « plausibles » (Polya, 1958). C’est ce que Perrin désigne comme une
méthode expérimentale avec l’idée que « en mathématiques, comme dans les autres
sciences, si l'on utilise l'expérience, elle doit être menée sérieusement » (Perrin, 2007).
Autrement dit, lorsque l'on résout un problème de mathématiques, des faits produits par
l'expérience il faut essayer de distinguer « autant que possible » le nécessaire et le
contingent pour tirer le meilleur parti l’expérience à la fois en formulant des conjectures qui
ont des chances de s'avérer et en exploitant correctement les nécessités qu’elle porte. Par
exemple, pour le problème Trois nombres qui se suivent1 (ERMEL,2002) et le cas de 46, une
expérience consiste à effectuer des sommes de trois nombres consécutifs choisis pour
s'approcher le plus de 46, dans le but de l’atteindre. Si elle est menée sans erreur de calcul,
cette expérience produit entre autres deux résultats irréfutables de l'ordre de l'empirique : 14
+ 15 + 16 = 45 et 15 + 16 + 17 = 48. A partir de ces faits, on peut inférer qu’il est impossible
de décomposer 46 en la somme de trois nombres consécutifs. Plusieurs arguments,
corrects ou erronés, peuvent être proposés à l'école élémentaire, pour le « prouver ».
Certains relèvent de l'assertorique (limité aux faits, non débarrassé de la contingence),
d’autres de l'apodictique. Par exemple, argumenter que « c'est impossible car j’ai beaucoup
cherché et je n'ai pas réussi » témoigne d’une croyance exclusive dans les faits et relève de
l’assertorique. Par ailleurs, cette proposition peut aussi être associée à une forme
d’empirisme : de l'échec de l'expérience à trouver une décomposition, on infère
l'impossibilité. La preuve « c'est impossible car 46 est pair » souvent proposée par les élèves
de cycle 3 est plus délicate à répertorier. Dans un sens elle peut être considérée comme une
explication de l'ordre de l'apodictique dans la mesure où l'on prête à son auteur l'intention de
rechercher des nécessités mathématiques. On peut alors l'envisager comme associée à une
induction généralisatrice fausse du type « les nombres impairs ne se décomposent pas »
formulée à partir de l'observation d’une expérience trop partielle. Dans un autre sens, elle
peut être considérée comme une explication de l'ordre de l'assertorique si on considère que
son auteur n'a pas d'intention apodictique. Enfin, la preuve « c'est impossible car 46 est
compris entre 45 et 48 et il n'y a pas de triplet de nombres consécutifs entre les triplets (14,
15, 16) et (15, 16, 17) » relève du registre apodictique. Elle articule les faits produits par
l'expérience ; le fait que 46 est compris entre 45 et 48 qui intervient dans la construction de
l'expérience de façon assez implicite ; le fait que la fonction f qui à trois nombres entiers
consécutifs associe leur somme est croissante. Pour l'établir il faut dire tout ce que l'on voit
dans l'expérience, en particulier les faits nouveaux mis en évidence, mais aussi ce qui s'y
voit moins, comme la croissance de la fonction, mais pourtant fonde l'expérience.
1
Ce problème est le suivant : étant donné un entier naturel n, il s’agit de déterminer s’il peut se décomposer en la
somme de trois nombres qui se suivent.
23
Dans une étude précédente (Hersant, 2010a) basée sur l’analyse de séances à propos du
problème Trois nombres qui se suivent au cycle 3, nous avons montré que les rationalités
des élèves, c’est-à-dire la façon dont ils établissent le vrai et le faux en mathématiques
(Balacheff, 1988), sont loin de correspondre à une attitude scientifique. D’abord, l’empirisme
naïf, qui sous-tend la première preuve proposée précédemment, est largement répandu et
prégnant pour ce qui concerne les problèmes d’impossible : de nombreux élèves pensent
que pour prouver qu’une proposition mathématique est impossible, il suffit de montrer que
l’on a cherché en vain. Ensuite, un bon nombre d’élèves s’attachent à l’apparence
mathématique de l’argument sans chercher à tester sa robuste, ce que nous avons qualifié
de « pseudo-rationalisme ». Ce sont tous les élèves qui croient de façon résistante que 46
ne se décompose pas car il est pair. La prégnance et la résistance de ces rationalités qui
s’érigent en obstacle à l’entrée dans la pensée scientifique montre qu’apprendre à se situer
dans le registre de la rationalité mathématique, en rupture avec l’empirisme et les idées
communes, constitue un apprentissage essentiel, de nature mathématique, vers
l’émancipation. Mais cet apprentissage est complexe puisque les faits produits par
l’expérience entretiennent des relations variables avec les registres empirique et des
nécessités en fonction du type de problèmes. En effet, par exemple, pour prouver une
proposition existentielle, un fait issu d’une expérience suffit alors que pour prouver une
proposition universelle une multitude de faits congruents ne suffit pas dans le canon actuel
de la preuve. Cependant, on peut formuler assez simplement certains de ces savoirs, par
exemple de la façon suivante : « Ce n’est pas parce que personne n’a réussi à décomposer
46 en la somme de trois nombres qui se suivent que c’est impossible. Peut-être qu’une
personne extérieure à la classe peut trouver ou qu’en cherchant plus on peut trouver. Ne pas
réussir à trouver ne prouve pas que c’est impossible ». La possibilité de formuler, de façon
plus ou moins contextualisée, le savoir, constitue pour nous une condition de son
apprentissage et donc ici une condition de l’émancipation par les problèmes ouverts. Mais
d’autres conditions interviennent aussi. En référence à la théorie des situations de
Brousseau (1998), nous considérons qu’il est essentiel de trouver des situations
suffisamment robustes d’un point de vue didactique pour permettre à la fois l’émergence de
conceptions erronées, leur invalidation par le milieu et l’émergence des savoirs visés.
Quelques situations qui peuvent contribuer à l’émancipation des élèves
Dans la même étude, nous avons montré que l’accès à la rationalité mathématique
canonique dans les cas de problèmes d’impossibilité était soumis à plusieurs conditions :
envisager l’impossible ; dépasser l’empirique naïf ; dépasser le recours à des énoncés tiers
au mieux plausibles. Nous avons aussi identifié les problèmes d’optimisation discrète2
comme de bons candidats pour faire évoluer les rationalités des élèves de cycle 3 vers la
rationalité mathématique canonique, congruente avec une attitude scientifique, en particulier,
pour les trois raisons suivantes3. D’abord, la résolution de ces problèmes met en jeu
plusieurs types de preuves qui mobilisent de façon différente les registres empiriques et des
raisons : les preuves de solutions qui respectent les contraintes du problème (pas plus) se
font par ostension et en référence forte au registre empirique ; les preuves de courts-circuits
qui permettent de réduire l’espace de recherche s’effectuent dans le registre des nécessités
via la construction explicite de nécessités ; les preuves de résultats forts (solution du
problème) mobilisent à la fois les registres empirique et des nécessités car elles résultent de
l’association d’un résultat faible et d’un court-circuit. Ensuite, les situations qui font intervenir
2
Les problèmes d’optimisation sont des problèmes de recherche de la ou des meilleures solutions parmi un
ensemble de solutions qui vérifient les contraintes du problème. On dit qu’un problème est un problème
d’optimisation discrète quand l’ensemble des solutions est qui répondent aux contraintes est discret.
3
Pour l’ensemble des raisons, voir Hersant, 2010a, chapitre 6.
24
des problèmes d’optimisation discrète semblent permettre à la fois l’apparition de l’empirisme
naïf et son invalidation. Enfin, parce que ces problèmes sont suffisamment en rupture avec
les problèmes familiers des élèves (en particulier les problèmes d’arithmétique) pour qu’ils
ne se retranchent pas systématiquement derrière des arguments erronés à forte apparence
mathématique dont on a beaucoup de difficultés à les sortir.
Voici un exemple de telle situation qui s’appuie sur le problème « Pas trois points alignés » ;
d’autres sont fournies dans (Hersant, 2010a).
Pas trois points alignés. Combien de points au maximum peut-on placer sur les
intersections de cette grille sans former aucun alignement de trois points ?
Nous avons proposé ce problème à plusieurs classes de cycle 3, du CE2 au CM2, entre
2005 et 2009 avec le scénario suivant. D'abord, les élèves sont orientés vers la réalisation
d'essais à partir de la consigne ci-dessus. L’objectif est de permettre à tous les élèves de
s'engager dans une phase d'exploration du problème de type énumération, dans un travail
individuel puis en petits groupes. Ensuite, lorsque la recherche empirique s'épuise et que les
élèves n'arrivent pas à « faire mieux », l'enseignant interrompt la recherche et demande à
chaque groupe de produire une affiche qui représente une des meilleures solutions du
groupe. Les élèves sont invités à vérifier scrupuleusement le respect des contraintes. Les
affiches des différents groupes sont exposées, une vérification collective des affiches est
effeectuée et la ou les meilleures productions sont identifiées. Il s'agir alors de faire basculer
les élèves de la recherche empirique vers la recherche de courts-circuits et de preuves
d'impossible. On peut, par exemple, demander aux élèves si ça vaut la peine de continuer à
chercher encore, si on peut faire encore mieux. Les élèves sont invités à se positionner par
rapport à ces questions et à rechercher individuellement une explication. La phase suivante
est une phase de travail et de tri (validation / invalidation) des différents arguments proposés
par les élèves. Elle permet d'élaborer une conclusion au problème, compte-tenu des
résultats des élèves, et donc éventuellement de conclure qu'il y a une zone d'incertitude.
C'est aussi un moment d'institutionnalisation sur la preuve en mathématiques. D'une part, les
différentes preuves acceptables produites au cours de la résolution (preuves de résultat
faible par ostension, preuves de résultat fort) sont étiquetées comme telles : « on a prouvé
avec un exemple qu'on pouvait faire n » ; « on a prouvé avec une preuve/avec un
raisonnement qu'il est impossible de faire p ». D'autre part, les explications non valables
proposées par des élèves (empirisme naïf et autres raisonnements erronés) sont désignées.
Par exemple, l'enseignant pourra dire : « Pierre a dit « c'est impossible, on ne peut pas faire
plus car on n'a pas réussi » n'est pas une preuve en mathématiques. Ce n'est pas parce que
personne dans la classe n'a réussi à faire mieux aujourd'hui que personne ne pourra jamais
faire mieux ».
Les différentes observations que nous avons effectuées montrent qu’effectivement ce
problème permet de faire apparaître des arguments erronés de type empirisme naïf et de les
déstabiliser. Ces moments sont particulièrement intéressants à observer. Par exemple, dans
une classe de CE2 en 2006, un élève a placé difficilement 8 points sans en aligner 3. Il est
persuadé qu’il ne peut pas en placer plus lorsqu’un autre élève, en positionne 9, sans
25
alignement de 3. Le premier élève, vérification faite est bien obligé d’admettre qu’on peut
faire plus que 8. Dans la phase de travail sur les arguments, on observe toutefois encore
l’apparition d’arguments de type empirisme naïf qui sont travaillés. Et, alors qu’en milieu de
séquence cinq élèves sur vingt-six pensent encore que l’impossibilité mathématique
s’explique par l’impossibilité empirique, ils ne sont plus que deux à l’issue de la séquence. Il
semble donc que l’empirisme naïf a été invalidé chez un bon nombre d’élèves, ce qui
correspond à un début d’émancipation.
Toutefois, des difficultés existent. Dans cette classe de CE2, même si les nécessités
correctes ont été dégagées, elles ne sont vraisemblablement pas assez prégnantes pour les
élèves. En effet, à l’issue de trois séances sur le problème nous avons proposé aux élèves
un test du type « Un élève de 6ème a réussi à placer 15 points sur cette grille (7 lignes, 7
colonnes). J’aimerais que vous me disiez ce que vous en pensez ». Quinze élèves sur vingtsix indiquent que ce doit être possible. Il est possible qu’une bonne partie d’entre-eux se soit
laissée impressionnée par l’âge de l’élève et n’a pas questionné le résultat annoncé. Cela
dénote, pour le coup, une attitude peu scientifique. Mais une autre raison peut expliquer ce
résultat. La situation telle qu’elle a été proposée aux élèves n’était pas suffisamment
contraignante pour qu’une grande majorité de la classe construise les nécessités premières
du problème, à savoir le fait que sur une ligne on ne peut placer que deux points au plus. De
ce fait, les élèves ont dû admettre les arguments de certains, ce qui ne favorise pas
l’émancipation. Il ressort donc qu’une des conditions de l’émancipation réside dans la
construction d’une situation dont le milieu garantisse la production des nécessités premières
du problème chez la quasi-totalité des élèves, ce que nous avons désigné comme un milieu
contraignant (Hersant, 2010b). Enfin, dans toutes les classes, nous avons observées des
difficultés dans la mise en texte des savoirs, soit parce que l’importance était accordée
uniquement aux preuves les plus intéressantes du point de vue de l’avancée du problème,
soit l’enseignant ne percevait pas la nécessité de formuler les savoirs en jeu de façon un peu
décontextualisée. Cela nous amène identifier la mise en textes et l’institutionnalisation des
savoirs comme une autre condition de possibilité de l’émancipation à partir des problèmes
ouverts.
Conclusion
Dans cette contribution, en référence à Bachelard, nous avons envisagé l’émancipation
comme la formation à une attitude scientifique. Puis, nous situant dans le cadre de la
problématisation qui identifie le dialogue entre le registre empirique et le registre des
nécessités comme essentiel dans la démarche de problématisation et la construction de
savoirs scientifiques nous avons précisé, en appui sur des travaux empiriques antérieurs,
des savoirs mathématiques qui peuvent contribuer à l’émancipation des élèves dans la
mesure où ils permettent de travailler sur les rationalités des élèves, en particulier
l’« empirisme naïf » et la « pseudo-rationalité » répandues au cycle 3 de l’école élémentaire.
Enfin, faisant l’hypothèse que l’émancipation ne peut se réaliser que si les savoirs explicités
sont construits dans des situations adéquates du point de vue de la théorie des situations,
nous avons identifié des conditions de l’emploi du problème ouvert pour l’émancipation des
élèves.
Les premières conditions que nous avons fait émerger concernent une adéquation avec
l’idée de situation à potentialités adidactiques dans la théorie des situations didactiques
(Hersant, 2001), à savoir l’émergence de rationalités non correctes du point de vue des
mathématiques (empirisme naïf et pseudo-raitonalité), la possibilité de les invalider par le
milieu et l’émergence des savoirs visés. Les études empiriques menées nous ont permis
d’en ajouter d’autres qui concernent la situation et la formation des enseignants :
26

avoir un milieu suffisamment contraignant pour les nécessités du problèmes soient
produites par « beaucoup » d’élèves, sans quoi il y a un risque de non construction
de ces nécessités au niveau individuel, voire de développement d’une attitude de
confiance dans les propos d’autrui alors même qu’il convient, selon l’attitude
scientifique, de faire preuve d’un certain sceptisisme ;

obtenir dans les classes des mises en textes de l’ensemble des types de preuve, de
façon à mettre en évidence leur rapport avec l’expérience et à pointer les
caractéristiques, en mathématiques, d’une attitude scientifique.
A travers cette contribution il apparaît que le problème ouvert ne constitue pas de façon
évidente un moyen d’émancipation en classe de mathématique pour les élèves, comme cela
apparaît « naturel » pour certains enseignants. D’autres savoirs mathématiques, dans le
domaine de la preuve, pouvant contribuer à l’émancipation des élèves sont à identifier et
d’autres conditions sont certainement à préciser.
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