UN EXEMPLE DE COMMERCE « QUADRANGULAIRE

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UN EXEMPLE DE COMMERCE « QUADRANGULAIRE
UN EXEMPLE DE COMMERCE « QUADRANGULAIRE » AU XVIII ° SIECLE :
LE PERIPLE DE « L’ESPERANCE » (1774 – 1775)
Les archives nationales de Maurice possèdent plusieurs journaux de navigation de vaisseaux du XVIII °
siècle, à la différence de leur homologue de la Réunion; un de ces manuscrits, quoique incomplet, se
révèle particulièrement intéressant pour l’histoire de la traite d’esclaves dans l’Océan Indien sous l’Ancien
Régime.
Rédigé par le capitaine Desmolières, ce journal rend compte de la campagne de traite menée par le
vaisseau « L’Espérance » , parti de Port Louis le 5 novembre 1774, et de retour à l’Ile de France le 30 mai
de l’année suivante, après un séjour de deux mois à Zanzibar ; tenu quotidiennement, ce registre est une
mine de renseignements, bien qu’il manque cependant les pages relatives au dernier mois de navigation ;
complété par quelques renseignements figurant aux archives départementales de la Réunion, le livre de
bord de « l’Espérance » fournit un exemple original de traite.
«L’Espérance » est un « navire particulier » (par opposition aux « vaisseaux du Roy) qui, sous le nom de
« La Digue »,avait appartenu précédemment à un armateur nantais, Piquet, associé au capitaine de
l’embarcation, Louis Saint Pierre. ( Il était alors habituel que les capitaines achètent des parts sur les
navires qu’ils commandaient ). Au cours de son dernier voyage, le capitaine Saint Pierre étant mort , son
second, Robinot Desmolières, avait pris le commandement du navire : Parti de Lorient en avril 1772 ,le
négrier avait relâché à l’Ile de France puis avait passé quatre mois sur la côte de Mozambique pour
charger des esclaves, dont 230 avaient été vendus à Saint Domingue ; vingt mois plus tard, « La Digue »
était de retour au port de l’Orient, et le 4 janvier 1774 mouillait à Nantes. A l’issue de cette expédition de
traite, le navire va changer de propriétaire et de nom .Le nouvel armateur, Foucaut, garde le capitaine
Desmolières et prévoit de répéter l’opération de traite entre l’Afrique orientale et les Antilles : Sur le
registre des passagers et équipages, lors d’une escale à l’île Bourbon, le capitaine indique la mention
« allant à Mozambique, la Martinique et l’Europe ».
Les navires français en quête d’esclaves pour les marchés américain et antillais commencent à s’aventurer
le long des côtes mozambicaines car les sites de traite traditionnels d’Afrique de l’Ouest s’épuisent ;
l’année suivante, pour encourager cette filière d’approvisionnement, le secrétaire d’Etat à la Marine,
Soutine, offrira une prime de 15 livres par esclave déporté d’Afrique de l’Est vers l’Amérique. Par ailleurs,
les négriers profitent de la liberté du commerce (la Compagnie des Indes n’a plus le privilège de la traite
depuis 1767) et de l’exemption de la taxe de 10 livres par tête d’esclave due en principe au roi.Toutefois,
les armateurs sont réticents à pratiquer la traite si loin de l’Amérique,d’autant qu’ils préfèrent le troc de
marchandises –en vigueur sur les côtes de Guinée et d’Angole – plutôt que l’acquisition d’ esclaves contre
des piastres en argent – procédé en vigueur sur la côte de Mozambique.
Les négociants français effectuant la traite sur la côte orientale de l’Afrique utilisent Maurice, et
secondairement la Réunion , comme relais : Leurs navires viennent à l’Ile de France chargés de
marchandises et de passagers débarqués à Port Louis, d’où ils repartent avec du numéraire en pièces
d’argent destiné à l’achat des esclaves.
Parti de Lorient le 5 mai 1774, « l’Espérance »reste à l’Ile de France du 18 septembre au 5 novembre,puis
se dirige vers la Réunion, où elle dépose quatre jours plus tard un grand nombre de passagers payants,
embarqués à Port Louis : 15 officiers de marine et 201 soldats, voyageant « aux frais du Roy », 15 « noirs
et négresses domestiques » dont le transport est payé par les officiers supérieurs auxquels ils
appartiennent, et un tailleur de l’Ile de France, soit au total 232 passagers. « l’Espérance » jauge 360
tonneaux, ce qui en fait un assez gros navire, nettement plus grand que la moyenne des négriers de son
époque, ce qui lui donne l’avantage d’une meilleure rentabilité. Le détour par la Réunion, avant de se
rendre en Afrique, n’a pas seulement pour but de transporter des passagers payants entre Port Louis et
Saint Denis ; il s’agit aussi, au cours d’une escale d’une semaine, d’approvisionner le navire en denrées,
avant d’entreprendre une longue traversée ; il était en effet habituel à l’époque que les bateaux aillent à
Bourbon se ravitailler en nourriture produite dans cette île et faisant défaut dans l’île-soeur.
Pendant l’escale à l’île Bourbon, au moins deux matelots de « l’Espérance » désertent le
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navire et sont ensuite consignés à la cayenne de Saint Denis. Sans autre incident, le vaisseau quitte l’île le
15 novembre 1774 et atteint Zanzibar le 8 janvier 1775 ; sans doute la lenteur de la navigation (4 jours
entre Maurice et la Réunion, plus de 7 semaines entre celle-ci et Zanzibar) s’explique-t-elle par le fort
tirant d’eau du bateau.
Semblables au contenu d’autres journaux de l’époque, les premières pages du livre de bord ne comportent
guère que des indications relatives aux conditions de navigation (relevés astronomiques, état de la mer,
météorologie). On y apprend toutefois qu’à peine éloignés de l’Ile de France, « nous avons trouvé un petit
noir nommé Jasmin, qui s’était caché à bord » ;ce passager clandestin, qui avait fui sa maîtresse de Port
Louis , ne restera pas libre longtemps : le registre des passagers débarqués à Saint Denis indique qu’un
officier de marine voyageant sur « l’Espérance » s’est approprié le jeune fugitif….
La seconde partie du journal de bord, relative aux deux mois de séjour à Zanzibar, apporte un grand
nombre d’indications sur les conditions de traite.
La difficulté à se procurer des noirs sur la côte incite les négriers à négocier avec les marchands arabes
installés à Zanzibar, dont ils ont fait depuis huit siècles un important marché aux esclaves, approvisionné
en « caffres » ; grâce à ces courtiers, plus de 800 esclaves vont être embarqués sur « l’Espérance » en un
temps très court ; le facteur temps est essentiel pour les négriers car plus le séjour en Afrique est long et
plus l’expédition devient coûteuse et hasardeuse (dégradation des navires, surmortalité des matelots et
des premiers esclaves embarqués). En outre, Zanzibar dispose d’un bon mouillage à un ou deux jours de
navigation de Bagamoyo et Kilwa, débouchés de la traite à l’intérieur du continent ;enfin, son insularité lui
assure plus de sécurité et limite les évasions des prisonniers.
Le commerce d’esclaves nécessite l’accord préalable des autorités locales, qui s’obtient moyennant
quelques cadeaux et marques de respect : Au gouverneur de Zanzibar et à sa suite, reçus à bord de
« l’Espérance », « on leur a fait présent, en vue de faire la traite, de deux pistolets en argent à un coup,
de deux pistolets en argent à deux coups et quatre mousquetons pour le fils du gouverneur, un sac de
piastres, un rouleau de soierie. Ils ont paru fort contents et sont partis pour retourner à terre ; on leur a
fait honneur de sept vive le roi et autant de coups de canon ». Bilan de l’opération : le gouverneur
autorise ses hôtes à amasser « une cargaison d’environ 600 noirs »…quota qui sera largement dépassé !
Une fois les formalités terminées, les subrécargues peuvent commencer leur travail ; ces agents,
embarqués sur le navire pour représenter à bord les intérêts de l’armateur, ont pour mission d’acheter des
esclaves, par exemple à « un négociant maure fameux (qui) se nomme Barrebacao, qui est honnête
homme et sur lequel on peut compter avec assurance ». Pas de troc, la transaction se paie en pièces
d’argent amenées par caisses entières de l’Ile de France.
Les subrécargues utilisent les services d’un navire plus petit, une corvette, pour assurer la liaison entre
différents points de la côte, où sont achetés les esclaves, et un îlot proche de Zanzibar (« l’Ile de la Vieille
Femme ») sur lequel les cafres sont parqués en attendant d’être embarqués à bord de « l’Espérance ».
Cette corvette, « l’Etoile du matin », indépendante de « l’Espérance », est spécialisée depuis plusieurs
années dans le cabotage à des fins de traite : par exemple, en 1768 elle est aperçue en train de pratiquer
la traite sur la côte malgache, près de Tamatave ; son faible tonnage lui permet de manœuvrer avec
aisance, de mouiller au plus près de la côte, voire même de remonter les embouchures de fleuves.
Pendant les trois premières semaines d’escale, tandis que les subrécargues procèdent aux négociations
pour l’acquisition d’esclaves, « l’Espérance » reste mouillée près de Zanzibar, en attendant de recevoir sa
cargaison ; un canot va parfois à terre déposer une caisse d’argent ou chercher des vivres et de l’eau.
« le samedi 28 (janvier 1775) nous avons commencé notre traite et embarqué 40 noirs caffres pièces
d’Inde et 9 femmes » ; les subrécargues ont vraisemblablement privilégié d’abord l’achat d’esclaves parmi
les plus prisés sur le marché – les « pièces d’Inde » - puisque ceux-ci, au nombre de 88, sont tous
embarqués dans la première semaine ; il s’agit d’hommes et de femmes sans défaut notable, âgés de 15 à
30 ans.
Le journal de bord mentionne différentes catégories d’Africains, sans préciser ce qui les distingue ; ainsi,
par exemple « le 30 mars il est mort un noir de la dysenterie, un caffre de la même maladie » : Existe-t-il
une différence ethnique entre eux ? De même, la limite d’âge entre adolescents (« caport » désignant un
adolescent, et non pas, comme dans le sens actuel en créole, une personne robuste) et enfant
(« négrillon » et « négritte ») est imprécise.
Jusqu’au 8 mars 1775, chaque jour, y compris les jours de fête, de 2 à 106 esclaves sont amenés à bord,
au moyen d’une chaloupe faisant la navette entre la terre et « l’Espérance ». Au total, ce sont 831
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« caffres » qui sont déportés, dont les deux-tiers sont des hommes (549), un peu plus du quart des
femmes (240), et 5% des jeunes (42 « négrillons », « caports » et « enfants à la mamelle »). Quelques
uns ont été acquis personnellement par le capitaine du navire, par exemple « un noir caffre à moi qui était
marqué d’un « M » au bras gauche, comme tous les miens » ; la marque, destinée à identifier le
propriétaire de l’esclave (ici, « M » pour le capitaine des Molières), obligatoire à l’époque où la Compagnie
des Indes se chargeait elle même de la traite, n’est le plus souvent apposée qu’après la revente des
hommes par le négociant.
Le journal de navigation apporte peu d’indications sur la vie matérielle à bord de « l’Espérance » : On sait
seulement que la nourriture consiste en biscuits, maïs, mil, pois du Cap et haricots ; les céréales, achetées
sur place, sont moulues et vannées au fur et à mesure des besoins. A bord, hommes et femmes sont
parqués séparément, les « négresses » et les enfants dans la « grande chambre », (près des soutes et de
la Sainte Barbe où sont entreposées les armes), les « noirs » sans doute dans les cales, tandis que ,
vraisemblablement, l’équipage dort dans l’entrepont. Aucune indication quant aux conditions
d’incarcération des esclaves, mis à part la mention des sabords, ouverts pour l’aération des cales mais
grillagés par précaution .
Responsable de la survie des êtres et du maintien de l’ordre sur son navire, le capitaine émaille son
rapport quotidien de remarques à propos de la santé des esclaves et des incidents survenus à bord, mais
ne livre aucune information sur ce qui est, pour lui, ordinaire (façon dont les noirs son enferrés, mesures
d’hygiène, etc.).
Au cours des cinq semaines que dure l’embarquement des 831 esclaves, dix adultes et un nourrisson vont
succomber, notamment de dysenterie, d’un abcès, et « d’une maladie inconnue » (délire pendant trois
jours puis coma).Il y a, à bord de « l’Espérance » ,un chirurgien qui examine les morts pour déterminer la
cause des décès, ausculte les malades et décide de l’évacuation à terre de certains d’entre eux afin de leur
éviter la promiscuité, préjudiciable à la guérison et propice à la contagion. Une fois rétablis, les esclaves
sont ramenés à bord : « le 26 février, débarqué un noir caffre qui paraît être attaqué de la petite vérole ;
revenu à bord le 28 au matin » ; « le 7 mars, revenu une négresse nourrice avec son enfant, qui avait été
débarqué le 21 février, malade » ; d’autres ne reviendront pas : « débarqué une négresse qui était folle »,
« a décédé un noir caffre qu’on avait envoyé à terre, attaqué de la petite vérole ».
Avant d’être embarqués sur « l’Espérance », les esclaves ne semblent pas être soumis à une visite
médicale, ce qui expliquerait que soient « débarqués un noir caffre et un caport qui avaient embarqué
hier » ou encore que « le 24 au matin il est mort une jeune négresse nouvellement embarquée, que l’on
croît que c’est d’un abcès ».
Destiné à être lu par l’armateur du navire et par les autorités maritimes de l’Ile de France et de Lorient, le
journal de navigation rend compte des variations d’effectifs, mais aussi des incidents survenus à l’escale
de Zanzibar.
Des tentatives d’évasion et de suicide se produisent peu après la montée à bord, ce qui est à mettre en
relation avec le choc affectif et psychologique que constitue pour les esclaves le fait d’être séparés de leur
famille, de se retrouver dans un univers inconnu, et cernés par l’océan, assimilé au monde des morts. A
trois reprises, les grillages servant à obturer les aérations des cales sont arrachés par des esclaves qui
tentent de s’échapper du navire en profitant de la nuit. Ce sont d’abord deux femmes qui cherchent à se
suicider : « A onze heures du 7 (février) au soir, il s’est jeté deux négresses à la mer par la fenêtre de la
grande chambre, qui avaient cassé les grillages ». L’une est reprise, l’autre se noie. Deus semaines plus
tard, « à 3 heures du matin, déserté trois noirs qui ont enlevé une pirogue » ; les trois marrons réussiront
leur évasion : après avoir arraché le grillage d’un sabord à l’arrière du navire, ils coupent une drisse du
perroquet, qu’ils utilisent pour descendre le long de la coque de « l’Espérance » et monter dans une
pirogue au moyen de laquelle ils gagnent le rivage.
Pour éviter les « désertions », le capitaine renforce la surveillance la nuit (« j’ai fait visiter tous les grillages
des sabords », « à une heure après minuit on s’est aperçu que les noirs avaient cassé un grillage »), se
lance à la poursuite des fuyards avec des canots et une chaloupe, et cherche à dissuader les esclaves de
marronner : Il expose à la poupe du navire le cadavre d’une esclave suicidée et « fait passer toutes les
négresses la voir pour leur faire voir le risque qu’ils (sic) couraient en se jetant à la mer ». Le capitaine
veille toutefois à ne pas ébruiter la tentative de fuite afin de ne pas encourager cette pratique : « je n’en
ai point donné connaissance aux hommes, vu qu’ils n’avaient pas eu connaissance de cette désertion et
n’en point donner occasion ».
Le capitaine fera preuve d’un même souci de discrétion au cours du voyage de retour, afin d’éviter de
donner un motif de peur panique ou d’agitation aux esclaves : « le 13 (avril) il est mort (…) une femme en
accouchant avant le terme d’une petite fille qui a été baptisée et morte à trois heures du matin. Elle a été
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jetée à la mer (…). Au matin du 14, pris un gros requin qui l’avait dans le corps toute entière. On a fait en
sorte que les noirs n’en eussent point connaissance ».
Mis à part cet épisode, la dernière partie du journal de navigation traite exclusivement des problèmes
sanitaires survenus à bord de « l’Espérance » après le départ de Zanzibar, entre le 10 mars et le 28 avril
1775 (date à laquelle s’arrête le rapport, mais pas le voyage …).
A l’époque, les armateurs recommandaient aux capitaines de navires négriers de bien traiter les esclaves,
de veiller à leur faire faire de l’exercice sur le pont et à leur imposer un minimum de règles d’hygiène,
telles que se laver le corps et, vers 1760, se brosser les dents. Néanmoins, une partie des prisonniers de
« l’Espérance » va être victime du choc microbien, accentué par les conditions de vie à bord du navire,
l’entassement notamment, et l’état dépressif des passagers. Pendant la traversée, les esclaves vont être
victimes de deux maladies principalement : la dysenterie et la variole ; tandis que onze d’entre eux étaient
décédés de maladie a Zanzibar, 76 meurent au cours des sept premières semaines de navigation, soit plus
de 10% des esclaves embarqués, et le bilan a dû s’alourdir par la suite, avec l’aggravation d’une épidémie
de variole et sans doute l’apparition du scorbut, pendant les quatre semaines restant à effectuer jusqu’à
l’Ile de France et les trois à quatre mois de traversée jusqu’à la Martinique. Au total, la mortalité à bord de
« l’Espérance » aura été bien plus forte que la moyenne enregistrée sur les négriers nantais effectuant la
traite entre l’Afrique de l’ouest et les Antilles (16,5% de décès vers 1760 et 10% vers 1789).
Le capitaine note méticuleusement les causes de décès : une femme meurt en couches, deux hommes
d’un abcès, un autre de gangrène à la jambe, la fièvre emporte deux esclaves, l’épuisement un autre … ;
seules 13 causes de décès ne sont pas précisées.
Au début de la traversée la dysenterie est la principale cause de mortalité à bord : responsable de trois
décès pendant l’escale à Zanzibar, elle emporte au moins 30 esclaves dans les premières semaines de
navigation, essentiellement des enfants (plus de 7% des effectifs) et des hommes (5%) ; les femmes sont
moins touchées (1%), peut-être parce que parquées dans des conditions moins insalubres, la « grande
chambre » des vaisseaux étant mieux ventilée et approvisionnée en eau, les bailles à déjection plus
facilement vidées, l’entassement moindre.
Lors de la dernière semaine décrite dans les journal, la dysenterie n’affecte plus personne ; entre temps,
une épidémie de variole a commencé à décimer les esclaves.
Apparue avant la traversée, elle était restée limitée, sans doute parce que les esclaves atteints de petite
vérole étaient débarqués ; trois semaines après avoir quitté Zanzibar, et alors que les cas avérés sont
encore peu nombreux (5 en tout), débute l’inoculation de femmes ; s’ensuit alors une forte mortalité chez
les « négresses », notamment chez celles ayant été vaccinées (7 décès de femmes inoculées pour 4 non
traitées). La mort survient 6 à 7 jours après l’inoculation du virus. Les hommes étant inoculés plus
tardivement, les effets dévastateurs du traitement sur eux n’apparaissent guère dans le rapport, dont la
rédaction est interrompue seulement deux jours après la fin de la campagne de vaccination. A cette date,
c’est à dire après un mois et demi de navigation et alors qu’il reste encore un mois de traversée, 1/5 des
esclaves sont atteints par l’épidémie (« il y a à bord environ 150 petites véroles », pour moins de 750
esclaves survivants) … sans compter ceux pour qui la maladie n’a pas encore été détectée à cause du
délai d’incubation (une à deux semaines) !
L’inoculation de la variole pour immuniser les esclaves est tout à fait surprenante : La petite vérole est
alors très répandue dans le monde – le roi de France en est d’ailleurs mort l’année précédente – au point
qu’on peut raisonnablement lui attribuer 1/10° de la mortalité générale ; pourtant, quoique connue au
XVIII° siècle, la variolisation est très peu pratiquée en Occident (elle est même interdite par le Parlement
de Paris) et semble n’avoir concerné qu’une infime minorité des gens cultivés. En revanche, elle est assez
fréquente en Inde et surtout en Chine, et c’est sans doute là que des équipages de navires occidentaux et
des négociants arabes ont pu en connaître le principe et l’appliquer sur les populations africaines (ainsi,
vers 1706, un pasteur américain, Cotton Mather, aurait déclaré avoir appris d’un esclave qu’en Afrique on
inoculait la variole). Ce faisant, les négriers se trouvaient par conséquent en avance sur leur temps,
précurseurs de la vaccination proprement dite (consistant à inoculer du pus de vache au lieu du virus
humain), mise au point par Jenner en 1796.
La campagne de vaccination des esclaves contre la petite vérole débute assez tardivement, six semaines
après qu’ait été signalé le premier cas ; pourquoi si tard ? Sans doute parce que tant que la navire est au
mouillage, les malades peuvent être mis en quarantaine à terre (« le 12 (mars) un noir attaqué de la
petite vérole (…) le 13, un noir attaqué de la petite vérole. Nous avons mis ces deux malades dans une
pirogue en dehors du vaisseau ») ; une fois loin des côtes, la vaccination n’est pas urgente car l’épidémie
se propage lentement (seulement trois décès signalés dans les trois premières semaines de navigation).
Le capitaine laisse entendre dans son journal que le traitement des esclaves est systématique : « le 23
(avril), saigné 67 noirs qui est le reste de la cargaison pour être inoculés de la petite vérole (…). Le 26,
purgé 14 noirs qu’on avait saigné hier ; on les a inoculés pour la petite vérole cet après midi. Des
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indispositions les avaient empêchés d’être inoculés plus tôt ». Pourtant, tous les esclaves ne sont pas
vaccinés : Les enfants sont épargnés et seulement 90 femmes (un peu plus du tiers de l’effectif) et 363
hommes (70% de l’ensemble) sont concernés. Pourquoi pas davantage ? Les enfants sont-ils trop fragiles
pour supporter la vaccination ? Quant aux adultes, beaucoup n’ont pas été inoculés à cause d’
« indispositions » ou parce que déjà atteints par la maladie.
On sait peu de choses du déroulement des opérations : Jusqu’à 90 esclaves ont été variolisés le même
jour, et le traitement s’étalait sur deux ou trois jours ; d’abord saignés, les adultes étaient purgés le
lendemain, et enfin inoculés. Le capitaine de « l’Espérance » ne précise pas quelle méthode de vaccination
était employée : s’agissait-il de la technique anglaise, consistant à inciser la peau et à badigeonner du pus
de malade sur la coupure, ou inoculait-on dans les narines du pus ou des croûtes infectées, comme cela
se pratiquait en Asie ?
L’évocation de l’inoculation de la variole et de ses effets désastreux sur les esclaves constitue sans doute
le principal intérêt de ce journal de navigation ; en filigrane transparaissent aussi quelques rares
indications sur la mentalité et le comportement d’un capitaine négrier.
Son compte-rendu quotidien est pour le capitaine l’occasion de justifier à l’armateur du navire qu’il a tout
fait pour que « la cargaison » - le mot est employé dans le journal – arrive à bon port, mais il ne semble
avoir fait preuve d’aucune sévérité particulière dans l’exercice de sa mission : il cherche à éviter suicides et
marronnage sans pour autant en châtier les coupables. Nulle compassion toutefois envers ses prisonniers
et, s’il respecte le rite catholique en faisant ondoyer d’urgence (en pleine nuit) un nouveau-né sans la
moindre chance de survie (prématuré, et dont la mère est morte en couches), une fois le bébé décédé il
s’en débarrasse sans autre cérémonie ! Aucun sentiment ne filtre à travers le décompte consciencieux des
esclaves embarqués ou décédés, et pourtant le capitaine n’est peut-être pas totalement indifférent aux
êtres qu’il transporte sur son navire ; par exemple lorsqu’il mentionne l’aspect d’une femme (« une forte
négresse ») ou le prénom d’un enfant (« une petite négresse à la mamelle nommée Julie »), ou encore en
dessinant à deux reprises une tête négroïde en guise d’avis de décès des premiers esclaves morts à bord
de « l’Espérance ».
(« negresse noyée qui avoïent déserté le.7.au soir) (« un noir mort. »)
Ce journal de navigation est inachevé et il n’apporte aucune indication sur des aspects essentiels de la
traite (tels que les modalités d’acquisition des esclaves ou la vie à bord d’un navire négrier), ce qui est
normal pour ce type de manuscrit. On ignore également comment s’est terminé le périple de
« l’Espérance » : Le vaisseau, arrivé à Port Louis le 30 mai 1775, a-t-il débarqué les esclaves survivants
(et, dans ce cas, combien ont survécu au voyage ?), ou est-il reparti vers la Martinique comme prévu
initialement ? Dans le premier cas, le navire sera reparti de Maurice avec un chargement de café et, dans
la seconde hypothèse, c’est une fois débarqués les esclaves à la Martinique que « l’Espérance » aura été
chargée de produits coloniaux destinés au marché français. Dans les deux cas, le vaisseau est reparti de
l’Ile de France chargé de marchandises et de ravitaillement car on ne trouve nulle mention d’une nouvelle
escale de « l’Espérance » à l’Ile Bourbon pour y prendre des provisions..
Malgré ses lacunes, ce journal de navigation est un document précieux qui se démarque des journaux de
bord traditionnels par les informations peu communes qu’il nous livre : Rares étaient en effet les vaisseaux
embarquant autant d’esclaves (le plus fort contingent de noirs « traités » sur les côtes de Mozambique
l’aurait été par le « Jupiter » qui, en 1744, avait ramené 800 esclaves à l’Ile Bourbon ) ;l’entassement à
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bord de « l’Espérance » était exceptionnellement élevé : 2,3 esclaves par tonneau de jauge, alors que les
négriers nantais de l’époque en transportaient en moyenne 1,5 à 2.
Rares sont également les chroniques – et même les livres d’Histoire (à la notable exception de celui de J.
M. Desport) – faisant état de la vaccination des prisonniers.
Ce manuscrit évoque par ailleurs, avec précision, des réactions de refus de la condition d’esclave (suicide,
évasion), et les conséquences de l’insalubrité à bord des négriers : jour après jour, on voit se développer
une épidémie qui va décimer les hommes.
Il n’est pas jusqu’au récit du nourrisson jeté à la mer et avalé par un requin pour nous rappeler la tragédie
de la déportation des Africains, victimes de l’ « infâme » trafic négrier.
L’exemple de « l’Espérance » montre enfin que des négociants français ont cherché à équilibrer risque et
sécurité en diversifiant leurs investissements : au lieu de miser seulement sur la traite, ils ont établi un
circuit original, comprenant une liaison directe entre la métropole et une colonie, le cabotage entre îles et
le classique commerce triangulaire. Ce « commerce quadrangulaire » fut motivé d’une part par la forte
demande en main d’œuvre servile et l’éloignement des sources d’approvisionnement en esclaves, et
d’autre part par le manque de navires assurant la liaison entre les îles des Mascareignes. Pourtant,
l’expérience dut être peu concluante et le voyage peu lucratif ; déjà, lors de son voyage précédent, en
1773, « l’Espérance –alors baptisée « La Digue »- n’avait ramené que 230 esclaves aux Antilles, ce qui
suppose qu’un grand nombre de captifs étaient morts pendant la traversée, ainsi que six membres
d’équipage . Peut-être est ce pour cela que, malgré les incitations de la Couronne, le vaisseau ne revint
sans doute jamais dans l’Océan Indien et peu d’armateurs se risqueront à renouveler le périple de
« l’Espérance » : On estime à 9 800 le nombre d’esclaves déportés de Mozambique vers l’Amérique, soit à
peine plus de 1% du total des Africains introduits dans le Nouveau Monde entre 1762 et 1800. D’être un
cas isolé donne d’autant plus d’intérêt à l’exemple de « l’Espérance ».
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Cette étude d’un voyage de « l’Espérance » repose principalement sur la consultation :
* des archives
- Nationales de Maurice (cotes OC 24 B, OC 49 B)
- Départementales à Saint Denis (cartons 58 C et 14 C)
* d’un ouvrage spécialisé :
- « L’aventure de la vaccination » s. d. A M Moulin. (Fayard 1996)
* d’un article de J. Weber dans « Contributions à l’histoire de l’esclavage » (Revue historique des
Mascareignes . Tome 2 , année 2000 )
*de l’annuaire du trafic maritime au XVIII° s. de J. Mettas
Pierre BREST
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