Au chien jaune5 - Le Chien Jaune Festival du polar de Concarneau

Transcription

Au chien jaune5 - Le Chien Jaune Festival du polar de Concarneau
Pierrick OLIVIER
PAIN IN MY HEART
Au Chien Jaune ce soir-là, la bière coulait à flots.
Comme à chaque fois, j’étais entré en me disant que j’avais mieux à faire que de traîner dans
ce rade pourri, mais l’homme est faible et le Chien Jaune m’hypnotisait comme un animal
maléfique.
Dès que je manque d’inspiration, c’est-à-dire tous les soirs au moment de me mettre au
boulot, je me dis : « File au Chien Jaune avec ton bloc et ton crayon, et tu vas avancer dans
ton histoire. » J’arrive à chaque fois à me persuader avec facilité.
Le seul inconvénient, c’est que je ressors de l’établissement toujours bien chargé, sur les
coups de deux heures du mat, au moment de la fermeture. Le bloc à dessins tâché comme ma
chemise, les pages écornées comme mes ongles pourris et avec au mieux deux vignettes
entamées à gros traits et même pas achevées.
Il y avait du monde, ce soir-là. Mais il y a toujours du monde au Chien Jaune. Preuve que
l’odeur de bière, de sueur et de vieux foutre mêlés c’est comme l’odeur de goémon ou celle
des pots d’échappement, l’homme aime vivre dedans. A moins que les clients ne viennent
pour le prix. La pinte de mousse à 3 euros, on n’en trouve plus beaucoup sur Concarneau.
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Il fallait jouer des coudes et des hanches pour se faire un chemin entre les buveurs.
Aux tables, il n’y avait plus une place de libre. De toute façon, j’aime autant. Je n’avais pas
envie de me retrouver à partager une conversation avec qui que ce soit. Je serais tombé sur
des alcolos, c’est-à-dire des gars comme moi, radoteurs des mêmes histoires ; ou pire, des
intellos, des gars encore comme moi, radoteurs de vieux poncifs sur la génialité des thrillers
américains en noir et blanc d’avant 1944.
Je me suis installé près de la porte des chiottes. Au fond du Chien. Dans le trou de son cul,
comme le dit Taco, cet enfoiré de barman, beau comme une panthère noire. Ce n’est pas le
meilleur endroit du rade, à cause du défilé des clients et de l’odeur de miction. Mais l’intérêt,
c’est que tu peux t’assoir sur la petite marche cassée, t’accouder au pilier de renfort, et que tu
restes visible du comptoir pour le ravitaillement en vol.
J’ai sorti mon bloc. J’ai relu rapidement mes trois maigres feuillets. L’histoire se passe au
Chien Jaune. Un type est venu pour écrire une histoire qu’il n’arrive pas à écrire... Le scénar
hautement original et qui vous demande une imagination de dingue. Pour l’instant, il y a si
peu de texte et si peu de dessins qu’on pourrait supposer que moins j’en fais, et plus je gagne
de pognon. Au point mort depuis quinze jours, j’avais juste envie de faire crever mon héros,
pour en terminer au plus vite avec cette histoire à la con ; mais rien que pour en arriver à cette
case-là, je ne savais déjà pas comment m’y prendre.
Au Chien Jaune, tout est jaune ou presque. Le comptoir, les chaises, le parquet, le tee-shirt du
barman, la lumière, la gueule des clients, les rares pièces que l’on laisse en pourboire, les
discussions à la con.
Le meilleur, c’est la musique. Je ne sais pas comment ils se démerdent, mais ils ont toujours
des groupes dingues. Ce soir-là, cinq jeunes branleurs, noirs comme le serveur, servaient la
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Soul avec plus de conviction qu’on devait servir la soupe au foyer-logement des Filets Bleus.
Ils connaissaient l’intégralité du répertoire d’Otis Redding. Le meilleur des sixties.
Il y avait un batteur, gonflé des bras à faire rougir le videur du Bounty Club ; un guitariste
solo, qui tanguait comme un chalutier au large de Guignenec ; un bassiste, toutes dents
dehors, qui aurait pu à lui tout seul, exécuter une fugue de Bach, rien qu’en pinçant ses quatre
cordes d’acier ; un saxophoniste ténor en sueur, dont l’humidité perlait en grosses gouttes
salées sur le pavillon en cuivre. Le mec au micro, qui ne devait pas avoir vingt ans, se pliait
en trois au rythme du sax. On aurait dit le père Etienne, les soirs de tempête quand il louvoyait
du café de Marie Louise au Quai Pénéroff.
Quand j’ai aperçu Muriel, sur un roulement des drums de Mister Pitful, il était déjà trop tard
pour faire mine de ne pas la voir. Elle m’avait flairé depuis longtemps. Elle s’est approchée et
m’a demandé, comme dans un reproche :
- T’es encore là ?
J’ai pas répondu. Y avait la réponse dans sa question.
De toute façon, c’est elle qui avait quitté l’appart dégueu de la rue Jean Bart. Peut-être parce
qu’elle était un peu plus courageuse que moi.
Elle a haussé les épaules et elle m’a tourné le dos. J’ai suivi ses hanches. Puis très philosophe,
j’en ai conclu que dans la vie, on ne sait pas toujours bien ce qu’on veut.
Les mômes se sont attaqués à Your one and only man. J’ai relevé la tête de mon bloc où
j’avais dessiné une bouteille de Scotch aux trois quart vide sans même savoir pourquoi.
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J’aurais pas dû relever la tête. Bigorneau m’a repéré et le verre à la main, il est venu s’assoir à
mes côtés. Il s’appelle Orneau. Son prénom c’est Yvon mais comme il est gros, il a gagné un
vrai surnom. On a été à l’école ensemble. Mais il a oublié qu’on n’est plus à l’école et que
j’en ai marre d’entendre ses conneries sur les moteurs poussés de Clio repoussantes.
Heureusement, il a vu le grand Gégé au comptoir, aussi limité que lui dans ses délires d’étalon
et il est parti lui coller de la bière sur les manches de la chemise.
C’est à ce moment-là que j’ai repéré la gosse, avec sa jupe courte flashy et ses talons trop
hauts. Elle était habillée trop vulgaire pour être une vraie pute et trop classe pour être du
quartier. Vous ne me comprenez peut-être pas, mais moi je me comprends, c’est largement
suffisant. Quand elle eut fini de me regarder la regarder, elle jugea nécessaire d’entamer la
conversation :
- Je travaille à la bibliothèque... Elle a lâché ce mensonge en me filant un sourire à rendre sa
virilité à un vieux en râle au Porzou après une opération de la prostate.
- Oui et moi je suis prof de latin à Saint-Joseph ! ai-je répondu sur le même ton.
- Parle-moi latin pour voir..! osa la gosse avec une audace qui lui allait aussi bien qu’un
brésilien à la reine de Cornouailles.
- Bellarum journae mais ventus. Eclusiare cervoisum mit mir ?
- C’est peut-être vrai que t’es prof...
Au moins elle était innocente et j’aime les innocentes qui vous en offrent plein les mains.
- Vous faites la pêche ?
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C’était sans doute à cause de mes doigts sales. Des paluches de gougnafier, pseudo décorateur
de crêperies kitsch pour rattraper mes échéances de loyer.
- Elle meurt la pêche à Concarneau. Y’a plus que des thons.
- C’est pour moi que vous dites cela ? Son visage s’était refermé et le plissement dans les
yeux la rendait encore plus désirable.
- Même pas... Je l’ai détaillée du coin de l’œil, de la tête jusqu’aux pieds, pendant que le
chanteur s’égosillait sur Knock on wood. Elle m’était livrée avec toutes les options. J’ai ajouté
bêtement pour m’en sortir : Ou peut-être à cause de vos chaussures...
- J’ai pas trouvé moins cher ! répondit-elle en me tirant la langue. Si vous tenez à vous faire
pardonner, payez-moi une bière.
En levant l’index et le majeur, j’ai fait le V de la victoire pour que Taco comprenne ma
demande. Il s’est précipité avec deux chopes de blonde, déjà prêtes, dont la mousse coulait le
long des verres.
- Je peux m’asseoir ?
J’ai dégagé du plat de la main, les deux mégots écrasés sur lesquels Bigorneau s’était assis et
je lui ai montré la place à côte de moi.
- Vous faites quoi à la bibliothèque ?
- Je réécris les vieux livres.
J’aurais dû m’en douter... C’était vraiment une fille de cette trempe et avec ce culot qu’il me
fallait pour rendre ma BD vendable.
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- Cela doit demander du travail ?
- Ça dépend. J’ai pas envie de parler boulot. Est-ce que je vous demande ce que vous dessinez
dans votre carnet ?
- Vous avez raison. D’ailleurs, je ne dessine rien... et j’ai refermé mon bloc pour ne pas avoir
à expliquer mon manque d’inspiration.
Le sax a entamé les premières notes mortelles de Pain in my heart et c’est sans doute ce qui
m’a poussé à disjoncter :
- Vous dansez ?
Elle s’est mise à pouffer : Cela ne doit pas être le genre de la maison !
- Ici chacun fait ce qu’il veut, quand il veut... Ma réponse était aussi instinctive que celle d’un
SDF à la vue d’un casse-dalle au beurre baraté et aux sardines d’Audierne.
- Alors on y va. Et elle m’a tendu la main pour que je me lève.
J’avais jamais posé cette question con à personne et il suffisait que je le fasse ce soir-là à une
belle gosse pour qu’elle me dise oui. C’était forcément une journée pas normale. Elle s’est
tout de suite serrée contre moi. Pas nécessairement un choix d’intimité. Il y avait tellement de
monde qu’on n’aurait pas pu faire autrement.
- Vous aimez Otis Redding ?
- J’aime bien que les gens meurent jeunes quand ils ont du talent.
Qu’est-ce que tu veux répondre à cela ? J’ai fermé ma gueule et je l’ai serrée plus fort.
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J’ai pensé, comme à chaque fois qu’on se lance des paris cons et impossibles : si la série de
slows s’arrête j’ai ma chance. S’ils enfilent sans pause The dock of the Bay, elle me largue et
c’est foutu.
- Sittin’ in the mornin’ sun... gloussa le chanteur. J’en ai déduit bêtement : l’avion d’Otis va
forcément s’écraser même si on ne sait pas encore où.
Elle, elle se sentait bien. C’est toujours comme cela que les plus belles histoires finissent le
plus mal.
- Je voudrais être chanteuse. Tu ne pourrais pas m’écrire une chanson ?
Elle commençait déjà à me demander Orion et Bételgeuse comme si on avait passé la journée
ensemble à repeindre en vert pomme ma salle de bain toute crade.
- Je ne connais pas la musique.
- M’en fous. Propose au moins les paroles.
- A Quimperlé, tu m’as aimé -
A Concarneau, tu m’as tourné le dos... ai-je chuchoté
idiotement à la Gainsbourg.
- C’est pas terrible.
- J’ai pas mieux en magasin.
- Et à Lorient, tu me l’as mise dedans ? Comme je la regardais de travers devant cette
proposition, elle a ajouté : Je rigole...
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Soudain, j’ai lâché son corps. Je la serrais depuis trop longtemps, et je commençais à y
prendre goût. Elle m’a fixé, un peu perdue. On aurait cru qu’on venait de la séparer de sa
mère en descendant du bus à la pointe du Cabellou :
- Tu vas où ?
- Pisser.
- Tu veux que je t’accompagne ?
Je l’ai regardée en présumant : merde, elle est dans le métier. J’aurais dû faire gaffe...
Elle a compris ce que je comprenais, et elle s’est fâchée, comme un bel ocelot qu’on vient de
traiter de jaguar.
- Eh con.. tu te crois où ? Ou plutôt tu me prends pour qui ? Si je veux t’accompagner aux
Wouas qui puent, c’est pas pour t’en tailler une... C’est que je n’ai pas envie de rester seule
dans cette salle de merde avec tous ses peigne-culs qui me bouffent les fesses avec les yeux
pleins de doigts !
Elle est rentrée avec moi dans les chiottes des mecs. Par sens de la politesse et du bon goût, je
ne me suis pas bouclé dans l’unique cabine pour solitaire. Je me suis posté devant l’urinoir le
moins sale. Elle est restée derrière.
Quand je me suis passé de l’eau sur les mains, elle s’est approchée du miroir ébréché mais qui
ne servait à rien puisqu’on était chez les mecs. Elle a sorti son rouge. Je ne sais pas ce qui m’a
pris, mais j’ai dit : Je vais t’aider... J’ai pris le bâton et je l’ai approché de ses lèvres.
En fait, je l’ai embrassée. Elle sentait bon de la bouche, un mélange de fruits exotiques et de
moka corsé. C’est sans doute pour cela qu’elle m’a lancé :
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- Toi tu pues de la gueule... Pour la fête des corps, on attendra encore un peu...
C’est alors que le type est arrivé. Il avait vraiment une sale gueule. J’avais l’impression de
retomber dans une de mes vieilles crises d’épilepsie. Ce type, j’en étais certain, avait sa
gueule sur une affiche, même si je ne savais plus où. Il ne lui manquait plus que le doulos et le
pétard pour paraître aussi con qu’il devait l’être.
J’ai aussi remarqué qu’elle le connaissait et ça non plus, ce n’était pas plaisant.
- Qu’est ce que tu branles là ? qu’il a interrogé avec la familiarité d’un éleveur à sa génisse
qui est sortie du pré. J’aime pas quand tu traines avec n’importe qui...
- Elle n’est pas avec n’importe qui. Elle est avec moi.
J’ai deviné au regard que la fille implorait : laisse dire... Et d’habitude j’aurais laissé dire,
mais devant la transparence de ses yeux verts, j’ai pas pu... Alors prétentieusement, je me suis
avancé vers la brute.
- On cause.
Il a fait comme si je n’étais pas là et c’était franchement désagréable. Puis il l’a attrapée
brutalement par l’oreille. Et j’ai pas supporté. J’ai ordonné : lâche-la.
Il l’a pas lâchée. J’ai répété, comme dans un vrai polar : lâche-là !
Puis j’ai senti le truc en acier qui me pénétrait le ventre comme un marshmallow frais. J’ai
même deviné que ça coulait à l’intérieur de ma chemise et que mes jambes m’abandonnaient.
J’ai senti la gosse qui me soutenait pour que je ne débarque pas trop vite sur le carrelage.
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- Merde, j’aurais aimé encore parler avec toi... qu’elle a dit comme une belle en maillot sur la
plage des Sables Blancs.
Moi, j’étais bien dans ses bras avec son odeur de femelle trop
soignée et sa chaleur à revendre.
- Mon loup... tu vas partir aimé. Elle était penchée sur ma bouche.
- Tu me craches dessus... j’ai murmuré.
- Je ne te crache pas dessus... dit-elle en s’essuyant les yeux.
- Tu t’appelles comment ?
- Anaïg.
- T’es du coin ?
J’ai pas pu attendre sa réponse. Quand elle a ouvert la bouche, y avait déjà trop de brouillard
autour de nous et je savais que c’était la fin. C’est dommage, je reconnaissais l’intro de Try a
little tanderness...et je serais bien retourné sur la piste.
§
J’ai posé mon crayon et ma gomme. J’ai refermé mon bloc. Décidément cette histoire ne
tenait pas debout mais je n’avais plus le courage d’en écrire une autre. J’ai fait signe à Taco
pour qu’il enregistre mes mousses sur mon ardoise et je suis sorti sur le premier riff de
Satisfaction.
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