Histoires de France
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2 Dossier Le roman vrai de la société Suite de la première page «A un moment donné, poursuit Rouaud, le traitement de la syntaxe nous parle plus que les images d’archives.Etlechoixdesmots,etlesévictions du vocabulaire. (…) Et tout ce quenousditsurlepayssafaçondese raconter. Et de ne pas. Mal aidé par une vue approximative, toutes les cartes anciennes en ma possession héritées d’un monde rural catholique en voie d’extinction, se révélant datées, périmées. J’avançais comme en territoireinconnu.» Ecrivaingéographe, donc, au double sens où la terre vierge inconnue sera, tout à la fois, celle du pays –sa mémoire, son présent – et celle, interdite, du roman qui les rassemble. Ecrivain régionaliste, aussi, si l’on veut, mais qu’une intelligence littéraire aurait conduit, tout de suite, aux antipodes d’un, mettons, Richard Millet ou d’un Renaud Camus. Car c’est l’un des grands malentendus de notre époque que d’appeler quête « identitaire» cequiest,surtout,la réaffirmationd’une questionessentielle: comment chacun d’entre nous estil, à son insu, historicisé ? Rouaud cherche la réponse moins dans le fantasme d’une origine fixe qu’au moyen d’un décentrement subjectif – dérèglement qui lui permet d’aborder en étranger le pays qui est le sien. « La part sauvage, écritil, est à chercherparmi nous. » C’est, en d’autres termes, par sa face non sociale que la littérature, contrairement aux sciences humaines, aborde l’histoire collective. Mythographie mémorielle C’est-à-dire ? Rouaud médite sur les « récits formidables » des grands voyages, les découvertes des peuples exotiques, et les chroniquesdes explorationscoloniales (il cite la conquête du Mexique par Cortès). Ce sont eux, écrit-il, « qui ont nourrinotre imaginaire». Mais la révolution politique puis industrielle et technologique, amorcée au XVIIIe siècle et qui se poursuit, a depuis longtemps condamné ces mouvementsguerriersvers le lointain « d’où naissaient les récits ». Entre-temps, écrit Rouaud, c’est en Europe même, « sur le continent qui les avait inventées », que l’on a retourné « les guerres coloniales et leurs méthodes expéditives expérimentées auprès des Indiens, des Africains ou des Asiatiques ». Les non-assimilés, ces sauvages que furent, en Europe, « Tziganes, juifs, chouans », et, entre les deux, ces « paysans lettrés » envoyés respirer, dans les tranchées, les toxiques parfums du gaz moutarde au cœur des « champs d’honneur », en ont été les victimes essentielles. Au corpus des vieux romans de chevalerie et des récits épiques a peu à peu succédé celui des « corps souffrants» des mutations, migrations, déracinements, guerres de masse et exterminations. Au sujet de la littérature concentrationnaire, Rouaud cite Vassili Grossman, Varlam Chalamov, Margarete Buber-Neuman et bien d’autres, et rappelle combien ils ont été négligés par ceux-là même qui voulaient que le roman soit mort. On dira que, des campagnes de la Loire-Inférieure aux goulags, le chemin est long. Mais c’est dans ce paradoxe que se tient l’ambition de Jean Rouaud. Le Chemin des Dames, où sont tombés ses aïeux, l’emmène loin – jusqu’aux portes des charniers de l’Europe dont il se veut aussi l’héritier littéraire. Le carburant de son exploration solitaireest unemythographiemémorielle, familiale, nationale, à laquelle il ne cesse en même temps d’échapper. Exploration de l’écriture, exploration du pays : c’est dans ce mouvement même qu’il retrouve, contre la globalisation, quelquechosedu vieilidéal cosmopolite tel que l’ont forgé des siècles de littérature. p Marc Weitzmann Un peu la guerre, de Jean Rouaud, Grasset, 256 p., 18 ¤. 0123 Vendredi 17 janvier 2014 «Raconterlavie»,l’initiativelancéeparlesociologueethistoriendesidées PierreRosanvallon,ambitionnederetisserduliensocialparlepartaged’expériences. Intéressante,cettedémarcherappellequed’autrespublicationstentent derefléterlasociété,notammentparlebiaisdelalittérature HistoiresdeFrance L Julie Clarini es sociologues aiment qu’on se raconte des histoires. Non pas pour s’échapper du monde, mais pour mieux le regarder en face, afin de mieux l’habiter ensemble. C’est ainsi qu’on pourrait résumer l’initiative « Raconter la vie», lancée par le sociologue et historien des idées Pierre Rosanvallon. Dans une vaste entreprise mêlant l’édition classique (quatre livres paraissent ce mois de janvier) à la publication de textes sur une plateforme Internet (Raconterlavie.fr), le professeur au Collège de France entreprend de réhabiliterle récit sous toutes ses formes pour pallier notre ignorance du monde contemporain et, mieux, pour retisser notre envie de faire société. Dans un pêle-mêle plutôt sympathique. Tout un chacun est convié à participer, s’il le souhaite, à l’écriture de ce « roman vrai de la société », en racontant un morceau de vie, la sienne ou, d’ailleurs, celle d’un autre. Le Parlement des invisibles, court texte de Rosanvallon qui accompagne le lancement de l’opération et qui vaut manifeste, justifie l’entreprise par une double prise de conscience : d’une part, des phénomènes d’occultation touchent aujourd’hui Revivifier une communauté politique imaginaire, préalable à tout désir d’action toutes les catégories sociales, pas seulement ouvriers et paysans ; d’autre part, depuis les années 1980 et l’invention d’un capitalisme financier et globalisé, la société et le monde du travail se sont recomposés au point de devenir difficilement lisibles. Un peu comme les bouleversements induits par la Révolution, notamment la disparition des ordres et des corporations, avaient plongé la France du début du XIXe siècle dans une « véritable fièvre d’autoanalyse», l’époque actuelle aurait besoind’un reflet plus fidèle que celui renvoyé par la description en « classes sociales », lesquelles auraient perdu de leur pertinence. En retraçant l’histoire de cette constante « préoccupation» des sciences socialespour la représentationla plus adéquate possible – question très présente, notamment, chez la première génération de l’école de Chicago– , Pierre Rosanvallon cite la série, lancée en 1839, par un éditeur parisien, « Les Français peints par euxmêmes », qui convoqua de nombreux auteurs (Balzac, Gautier, Nerval…) pour NINI LA CAILLE Le Parlement des invisibles, de Pierre Rosanvallon, Seuil, « Raconter la vie », 80 p., 5,90 ¤. et aussi Mes voyages low cost QUI IGNORE ENCORE qu’il est possible de sillonner l’Europe à bas prix grâce aux compagnies aériennes low cost ? EasyJet et ses consœurs ont radicalement modifié les manières de voyager, au point que plus personne ne s’étonne des contraintes et des procédures qu’elles imposent à leurs passagers. Pourtant, selon Alexandre Friederich, que « le banal soit ce dont il n’y a pas lieu de parler est regrettable. L’histoire récente permet en effet de constater que l’aviation commerciale est l’un des domaines où l’homme subit, du fait de l’usage d’un outil, d’importantes transformations». C’est pour remédier à ce manque qu’il décide d’effectuer quatorze trajets d’affilée sur la célèbre compagnie, d’observer ce qu’il y voit, de noter ce qu’il y entend, et de réfléchir à ce qu’on lui fait faire. Ce récit à la première personne est un peu trop étouffé par le discours théorique mais, à travers son écriture nerveuse et sans fioritures, l’écrivain réussit à faire d’une expérience personnelle le lieu d’une réflexion anthropologique. En racontant sa vie de voyageur, il raconte la nôtre. p Florence Bouchy EasyJet, d’Alexandre Friederich, Allia, 96 p., 6,20 ¤. brosser des portraits de métiers ou de « types » (concierge, journaliste, « la femme comme il faut », etc.). Cette publication, « encyclopédie morale qui résume toute la société », marqua suffisamment les esprits pour être reprise en 2003 par les éditions La Découverte (qui firent appel à François Bon, Lydie Salvayre, MarieDesplechin…).Mêlerparoles de journalistes, de sociologues et d’écrivains, pour dépeindre le nouveau visage de la société, ce fut aussi le choix de La France invisible, ouvrage collectif sous la direction de Stéphane Beaud, Joseph Confavreux et Jade Lindgaard (La Découverte, 2006), qui tenait La Misère du monde (Seuil, 1993), de Pierre Bourdieu, pour référence. Loin de passer sous silence ces précédents ouvrages, Pierre Rosanvallon dit se situer, avec « Raconter la vie », dans leur sillage. Lui-même a invité l’écrivaine Annie Ernaux à participer à l’entreprise ; un texte d’elle sur un hypermarché, titré Regarde les lumières, mon amour, paraîtra en avril, après celui d’un ouvrier anonyme témoignant de sa précarité, d’une journaliste enquêtant sur les coursiers parisiens, d’un chercheur racontant la vie au labo et d’un philosophe s’intéressant à une fonctionnaire des impôts fascinée par les chats (lire page suivante). Il ne s’agit donc pas de vies minuscules ou d’existences oubliées. Pas nécessairement, du moins. Le miroir de notre société qu’ambitionne d’être « Raconter la vie » est fabriqué de multiples morceaux dont le seul point d’adhérence est la fidélité à l’expérience vécue. Ressaisie par la mise en ordre narrative, par la réflexivité qu’elle suppose, l’expérience peut ainsi être mise en commun, devenir le terreau d’une réflexion collective et politique. On pense à l’impact du livre de notre consœur Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham (L’Olivier,2010), au best-seller qu’est devenu le livre d’Anna Sam, une ancienne « hôtesse de caisse » (Les Tribulations d’une caissière, Stock, 2008), mais aussi au succèscroissantde la bandedessinéesociétale (à la suite de Jean Teulé et de ses Gens de France et Gens d’ailleurs ; Casterman, 1988 et 1990). Mêmela littératuren’échappepas à cetétroit rapportauréel. De l’autofiction aux textes inspirés par un fait divers, les écrivains ne cessent de jouer Le roman vrai de la société Dossier 3 0123 Vendredi 17 janvier 2014 Les quatre premiers titres de la collection «Raconter la vie» Le chercheur Le chauffeur-livreur L’ouvrier Sébastien Balibar travaille dans un sous-sol sans fenêtre où ronronne constamment une machine. N’imaginez pas qu’il s’en plaint ; il tient cela pour une conquête. Ce physicien, directeur de recherches au CNRS, est déjà bien content d’occuper, à l’Ecole normale supérieure, un endroit où faire ses expériences sur les cristaux d’hélium avec le moins de vibrations possible. Proche du journal de bord, ce récit témoigne de la manière très personnelle qu’a chaque scientifique d’imaginer sa recherche, de faire son bricolage, navigant entre besogne administrative et souci de transmission. p « Il vaut mieux être patient. » C’est ce que répète l’un des chauffeurs qu’accompagne dans sa tournée la journaliste Eve Charrin pour cette enquête sur le monde parisien de la livraison. Toujours en coup de vent, ces gars pressés sont les coulisses de Paris, l’arrièrescène de ces beaux immeubles où ils livrent machines à café et plis divers. Cette zone intermédiaire, faite de portes cochères, d’entrées de parkings et de Digicode, rend particulièrement invisibles ces travailleurs, typiques du nouveau prolétariat en col blanc. p Sorti du système scolaire sans diplôme, bien qu’issu de la classe moyenne, Anthony raconte sa quête d’emploi dans une ville proche de Lyon. Bien sûr, il s’agira pour lui d’intérim et de CDD, de préférence dans la grande distribution. Oscillant entre phases de désespoir et de ravissement à l’idée de gagner sa vie, le jeune ouvrier, qui a préféré rester anonyme, décrit des conditions de travail proches, écrit-il, de l’esclavage. Il est vrai qu’à l’absence de reconnaissance des efforts consentis s’ajoute la plupart du temps l’interdiction de parler entre collègues. C’est un univers d’une grande violence sociale qu’il nous est offert de découvrir. p a La Course ou la ville, d’Eve Charrin, Seuil, « Raconter la vie », 80 p., 5,90 ¤. a Chercheur au quotidien, de Sébastien avec les frontières de la non-fiction.« Littérature narrative», c’est ainsi que Dominique Viart, auteur d’une Anthologie de la littérature contemporaine française (Armand Colin, 2013), dénomme cette production qui aime à brouiller les repères, adoptant volontiers une esthétique du et aussi Du point de vue du malade C’EST EN « ÉCRIVAIN PUBLIC » que Tahar Ben Jelloun se présente dans le prologue de son nouveau livre : « Témoins vigilants, observateurs attentifs, il arrive parfois que les romanciers se voient confier des vies pour qu’ils les racontent dans leurs livres. (…) C’est ce qui m’est arrivé il y a deux ans lorsqu’un ami, chercheur en mathématiques, m’a demandé d’écrire son histoire. J’ai hésité au début, j’ai proposé de l’aider, mais il disait que seul il ne saurait jamais faire. » Ecrit à la première personne, L’Ablation raconte un cancer de la prostate du point de vue du malade. Les examens, le diagnostic, l’annonce, et le choix qui se pose à celui qui la porte : soit « l’ablation », avec le risque de l’impuissance à vie, soit la curiethérapie, avec celui de la récidive et des métastases. Le narrateur de ce « récit» choisit la première et ne cache rien des conséquences, de la souffrance physique et psychologique, du renoncement au désir, puis de « la vie sans». En faisant du romancier le porteparole d’une histoire intime, si souvent tue, L’Ablation se veut manifeste cru contre le tabou du cancer. Un récit sur et contre la honte. p Raphaëlle Leyris L’Ablation, de Tahar Ben Jelloun, Gallimard, 132 p., 14, 90 ¤. Il s’agit d’une rencontre. Le philosophe Guillaume le Blanc croise, au hasard d’un événement familial triste et banal, la disparition de son chat, une femme hors du commun. Karine se révèle en effet éleveuse de « sacrés de Birmanie» tout en étant contrôleuse des impôts. Ce va-et-vient entre ces deux métiers qui, chacun à sa façon, la passionnent et qu’elle assume sereinement, fascine l’auteur. Il restitue ici, avec respect, cet art de vivre, cette « philosophie» du soin mutuel qui permet à Karine d’éclairer sa vie. p a La Femme aux chats, de Guillaume le Blanc, Seuil, « Raconter la vie », 80 p., 5,90 ¤. a Moi, Anthony, ouvrier d’aujourd’hui, Balibar, Seuil, « Raconter la vie », 80 p., 5,90 ¤. documentaire.A l’automne2013,notrecollaborateur Florent Georgesco a créé une maison d’édition, Plein jour, consacrée aux « documentaires littéraires ». Après les premiers titres, dont l’intéressant Avant de disparaître. Chronique de PSAAulnay,de Sylvain Pattieu,paraît, le23 janvier, Enfants perdus. Enquête à la brigade des mineurs, de Claire Berest (192 p., 18 ¤). Pierre Rosanvallon offre, avec « Raconter la vie », de quoi satisfaire cet appétit pour les « histoires vraies », dont il propose une fine analyse : à l’âge d’un « individualisme de singularité», écrit-il, chacun a prétention à faire de sa vie une histoire. C’en est fini du règne du statut ou de la position sociale, nous suivons des « trajectoires » : « L’individu-histoire, nécessairementsingulier, s’est superposéà l’individucondition, davantage identifié de façon stable à un groupe, lui-même autour d’une caractéristique centrale. » La mise en récit est donc à la fois ce que veut l’époque et ce à partir de quoi la société contemporaine pourrait le mieux se saisir. La conscience de soi comme individu singulier dans une communauté plus large pourrait faire renaître un désir collectif de mobilisation. Le rôle du site Internet est dès lors central. Non pas pour recueillir des témoignages qui feront le miel des historiens futurs, mais pour que s’y tissent des lectures croisées, des transferts d’expérience, pour que la chaleur du partage s’y fasse sentir. « Sortir de l’ombre et de l’anonymat, c’est assurément pouvoir inscrire sa vie dans des éléments du récit collectif, assure Pierre Rosanvallon; (…) lier son “je” au “nous” ; retrouver en même temps dignité et capacité d’action.» 30 à 40 récits sont déposés chaque jour, et ce, depuis l’ouverture du site, le 2 janvier. Sur cette masse, une trentaine y ont pour l’heure été publiés (où ils sont libres d’accès). Un joli succès, qui semble attester du réel manque d’écoute ou de reconnaissance. Reste que l’on voit mal comment s’articule cette invitation à la narration tous azimuts et la « formation de nouvelles catégories » pour appréhender la société. C’est sans doute que « Raconter la vie » ne prétend pas proposer une nouvelle lecture « savante » du monde social, au sens où elle serait représentative, comme l’entendent les sondeurs. Il s’agit de faire renaître une conscience de soi au milieu des autres, de revivifier une communauté politique imaginaire, préalable à tout désir d’action. Sans doute, aussi, « Raconter la vie » n’ambitionne-t-il pas de changer le monde. Car il ne suffit pas de décréter un « parlement des invisibles » pour faire naître la puissance d’un collectif. Il y a encore loin de lanécessaireconsolation,de l’indispensable réparation, à la transformation du réel. Les maîtres d’œuvre de la plateforme espèrent, en tout cas, ne pas se raconterd’histoiresen voulant«faire reculer les idéologies de l’identité et du repli sur soi qui fondent la montée en puissance des populismes et du racisme». p La passionnée Seuil, « Raconter la vie », 80 p., 5,90 ¤. PhilippeCorcuff: «La questionn’est pas celle de l’oppositiondu réel et de la fiction, mais celle du passageà l’écriture» Lesociologueetphilosophe proposeuneapprocheinverse àcellede«Raconterlavie» entretien D ans une démarche inverse de celle de « Raconter la vie », qui s’attache à des expériences réelles, se multiplient depuis une dizaine d’années des travaux prenant pour objet des œuvres de fiction grand public. Le postulat de départ est que ces créations issues de la culture populaire ne font pas qu’influencer la société : elles dialoguent avec elle. Comme le roman du XIXe siècle portait des valeurs, une morale, des modèles de comportement, ces fictions contemporaines (romans, séries télé…) sont riches d’enseignement sur notre monde. En lançant, en 2010, la collection « Petite encyclopédie critique » chez Textuel, Philippe Corcuff et Lilian Mathieu entendaient créer un espace où puissent trouver place des travaux de cette nature. Ainsi Lilian Mathieu étudie, comme sociologue, la série « Columbo », pour y déceler une mise en scène de la revanche sociale des dominés (Columbo. La lutte des classes ce soir à la télé, Textuel, 2013). Philippe Corcuff, maîtrede conférencesdescience politique, signe un ouvrage consacré au polar américain (Polars, philosophie et critique sociale, avec des dessins de Charb, Textuel, 2013). Les sciences humaines et la philosophie s’intéressent maintenant de plus en plus à la fiction. Que vont-ils y chercher ? J’ai participé en mai 2009 à l’un des premiers séminairesen France sur la série américaine « Sur écoute» (« The Wire », 2002-2008), à l’initiative de la philosophe Sandra Laugier. Avec Lilian Mathieu, nous puisons des ressources dans les travaux sociologiques et philosophiques, mais aussi dans les expériences ordinaires, notamment telles qu’elles se traduisent dans la culture populaire. Les nouvelles conceptualisations politiques ne sont pas à inventer ex nihilo mais à extraire de divers matériaux. Ces produits culturels populaires, on en parle devant la machine à café, au bistrot, entre amis, sur Facebook. Ils alimentent les imaginaires quotidiens. Lors d’une enquête sur la réception de la série américaine « Ally McBeal » (1997-2002), une femme de ménage m’a dit : « Ça traduit un peu mes sentiments, mais eux ils ont les mots que moi je n’ai pas. » La série l’aidait à verbaliser ses émotions. Plutôt que de ne voir la culture de masse que comme un dispositif d’aliénation généra- lisée, il faut se saisir de ses contradictions, voire de ses potentialités émancipatrices. Vous avez travaillé sur le polar américain dans votre récent ouvrage. En France, le roman policier offre-t-il une lecture aussi fine de la société ? Après l’éclair Jean-Patrick Manchette (1942-1995), la qualité du « néopolar » s’est dégradée. Décrire les rapports sociaux au scalpel du « noir », ce n’est pas mettre en scène pour la énième fois un patron FN mafieux et pédophile ! Onfinitpar avoirune lecturenettement moins profonde des rapports de classes que dans la lignée qui va de Hammett et Chandler à James Lee Burke ou Dennis Lehane.Et par perdrela dimension philosophique de la quête de sens du roman noir américain. La fiction n’écarte-t-elle pas trop le sociologue du réel ? Je pars de la notion de « jeux de langage », empruntée au philosophe Ludwig Wittgenstein. Les « jeux de langage» philosophique, sociologique, littéraire ou cinématographique offrent des éclairages diversifiés sur le réel. En un plan ou une séquence, le cinéma peut dire énormément avec une économie de moyens. Le régime de véridicité n’est pas le même entre le document et la fiction : un sociologue va s’approcher de ce qui s’est passé au moyen de l’enquête ; le romancier ou le cinéaste vont raconter quelque chose qui ne s’est pas passé, mais qui peut dire quelque chose de vrai. Récemment, un ouvrier de l’usine PSA d’Aulnay, Silien Larios, a choisi de fictionnaliser son expérience dans unromanintituléL’Usinedescadavres (Editions libertaires, 2013). Pour moi, au fond, la question plus juste – et elle est soulevée par l’initiative de Pierre Rosanvallon « Raconter la vie » – n’est pas celle de l’opposition du réel et de la fiction, mais celle du passage à l’écriture. Dans La Misère du monde (Seuil, 1993), dirigé par Pierre Bourdieu, les entretiens sont très intéressants, mais les gens auraient-ils dit la même chose si on leur avait demandé de le raconter directementparécrit? Acausedeblocages sociaux,d’habitudesoud’effetd’in- timidation, les saillances de l’expérience peuvent disparaître dans le passage à l’écrit alors que la même personne vous avait raconté quelque chose de passionnant à l’oral. Quel regard portez-vous sur l’initiative « Raconter la vie » et cet appel au récit ? C’est intéressant de permettre à des récits ordinaires de s’exprimer dans un espace politique dominé par l’aplatissement marchand et technocratique de la vie, auquel a d’ailleurs jadis contribué la Fondation Saint-Simon (1982-1999), alors animée par Pierre Rosanvallon. Il faut cependant prendre garde à ce que la reformulation des idées à gauche ne s’effectue pas sous l’hégémonie des intellectuels professionnels, dans une vision tutélaire classique de la politique. On a connu la figure de l’intellectuelexpert sollicité pour réparer un bout de la machinerie sociale. Aujourd’hui, « Raconter la vie » pourrait faire de l’intellectuel le médiateurobligé de la parole ordinaire face à la « crise de la représentation ». Il y a aussi la version marxiste, où l’intellectuel se voit à la tête du mouvement social ; la bourdieusiste, pour laquelle « la connaissance libère » le peuple. On tend à chaque fois à abandonnerl’horizon d’autoémancipation au profit d’une émancipation sous tutelle. Pourtant, les grandes figures du XXe siècle, comme Wittgenstein, Dewey, Levinas, Merleau-Ponty, Foucault ou Bourdieu, qui ont tous été des critiques de l’intellectualisme, nous appellent à plus d’humilité. Je fais le pari d’une intellectualité démocratique fondée sur un rapport plus coopératif. Une intelligence collaborative suppose de mettre en tension des militants des mouvements sociaux, des artistes, des universitaires, des citoyens ordinaires, etc. C’est ce que nous essayons de faire à uneéchelle modesteavec le séminaire militant de recherche Etape (Explorationsthéoriques anarchistes pragmatistes pour l’émancipation), dont nous mettons les résultats à disposition du public sur un site Internet (www.grand-anglelibertaire.net). p Propos recueillis par J. Cl. et aussi Trentenaire cherche avenir SAMUEL LÉVÊQUE a 30 ans. Après un parcours sans heurts – baccalauréat littéraire, classe préparatoire et études d’histoire –, il réussit, en 2008, le concours de bibliothécaire. Selon les statuts de la fonction publique, il a trois ans pour trouver un poste. Toto, 30 ans… est le récit amer de sa recherche d’emploi. A cette galère, il faut ajouter celle du logement et l’absence de perspective de sa génération. Samuel Lévêque estime avoir eu de la chance, sa famille l’a toujours tiré vers le haut. Malgré cela, il fait partie aujourd’hui « du ventre mou de la précarité», cette pauvreté d’autant plus silencieuse qu’il est toujours possible de rentrer chez ses parents en cas de coup dur. Publié au milieu de l’été 2013 sur un blog, son témoignage a connu un succès fulgurant sur les réseaux sociaux. De son expérience, Samuel Lévêque tire une conclusion radicale – tous pourris – et intente des procès à l’envi : à la publicité, à l’exception culturelle française et aux médias. On aurait préféré qu’il s’en tienne à son témoignage, beaucoup plus précieux. p Philippe Gomont Toto, 30 ans… (ce que c’est d’avoir 30 ans aujourd’hui), de Samuel Lévêque, Le Tripode, 48 p., 4 ¤. 4 Enquête Le roman vrai de la société éditions, 2013), il continue de penser que «la littérature apporte tout ce qui n’est pas numérisable, les logiques d’émotions, de sentiment,de subjectivation et de désubjectivation». Plus réservée encore se montre Frédérique Matonti, sociologue à l’université Paris-I. Elle a participé à l’entreprise collective qui donna La Misère du monde, sous la direction de Pierre Bourdieu (Seuil, 1993). Ce dernier, se souvient-elle, contrairement àl’idéequ’en a GillesKepel,recommandait S Nicolas Weill i les sciences sociales et humaines se donnent pour tâche d’écrire et de dire le réel, il y a longtemps qu’elles ont pris leurs distances avec l’injonction d’un de leurs fondateurs, Emile Durkheim (1858-1917), préconisant de traiter des phénomènes sociaux « comme des choses ». Aujourd’hui, beaucoup s’interrogent sur le style pratiqué dans un domaineoù spécialisationet jargon triomphent trop souvent. N’est-il pas paradoxal que le discours sur la société se rende parfois inaccessible au public ? L’initiative « Raconter la vie » lancée par le sociologue et historien des idées Pierre Rosanvallon témoigne d’une envie de renouveler, par le récit, les manières de représenter le monde social. Pourquoi les sciences humaines n’emprunteraient-elles pas davantage à la littérature? Non pas seulement pour se vulgariser, au bon sens du terme,mais pourinclurela démarchelittéraire au cœur de leurs méthodes. Après tout, le titre que Balzac avait pressenti pour sa Comédie humaine ne fut-il pas d’abord « Etudes sociales» ? Depuis quelques années, nombreux sontles auteursà paraître tentés par le rapprochement, sinon avec la fiction ou le roman, du moins avec deux genres narratifs dont les frontières avec la littérature sont incertaines : l’autobiographie et le journal (de voyage ou intime). Tandis que l’historien Ivan Jablonka se penche sur le sort dessiens dans son Histoire des grandsparents que je n’ai pas eus (Seuil, 2012), pratiquant ce qu’il appelle lui-même une « enquête littéraire », un spécialiste de l’Afrique au CNRS, François-Xavier Fauvelle-Aymar, choisit les récits brefs plutôt que la synthèse académique pour évoquer l’Afrique médiévale dans son Rhinocéros d’or (Alma, 2013). Cela, dans le même temps où l’on voit de plus en plus d’écrivains empiéter sur les domaines réservés des scienceshumaines : l’histoire (Chantal Thomas, Pierre Michon, Laurent Binet), la sociologie (Annie Ernaux) ou le documentaire (Emmanuel Carrère). Ce rapprochement est-il un moyen de surmonter la lancinante crise éditoriale des sciences humaines ? Dans un rapport de 2012, rédigé pour le Centre national du livre, Marianne Lévy-Rosenwald écrit que la vente moyenne des ouvrages de sciences humaines (tous genres confondus) est passée de 2 024 exemplaires (2005) à 1 445 (2010), soit une baisse de 28,6 % en l’espace de cinq ans ! Jacques Fontanille, ancien professeur de sémiotique et directeur de cabinet de GenevièveFioraso, ministrede l’enseignement supérieur et de la recherche, pense qu’il est peut-être temps d’« enlever les échafaudages » et de « tenir un discours plus prochede l’essaique de l’ouvrage technique. Le contenu des sciences humaines et sociales doit, au rebours de ce qui se faisait dans les années 1970-1980, pouvoir s’exprimer sans la technicité qui l’a produit ». Plusque la sociologie,l’ethnologievalorise le carnet ou le journal de terrain, matière première de l’observateur. C’est aussi ce qui explique qu’y prospère la tradition du « deuxième livre », revisitée récemment par un spécialiste de littérature à l’UniversitéColumbia (New York),Vincent Debaene, dans L’Adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature 0123 Vendredi 17 janvier 2014 Il persisterait dans le monde académique français l’idée que nul n’aurait mieux parlé de la société de la Restauration que Balzac, de l’Afrique coloniale que Céline NINI LA CAILLE Sciences humaines «Ecrire comme Flaubert» Sociologie, ethnologie, histoire... sont en quête de nouvelles façons de décrire le réel. Peuvent-elles emprunter davantage à la littérature? Avis partagés (Gallimard, 2013). Par « deuxième livre », on entend un essai savant mais plus écrit, entremêlé de réflexions personnelles voirebiographiques,commeL’Afriquefantôme, de Michel Leiris (Gallimard, 1935), Tristes tropiques, de Claude Lévi-Strauss (Plon, 1955), Chronique des Indiens Guayaki, de Pierre Clastres (Plon, 1972), ou Les Lances du crépuscule, de Philippe Descola (Plon, 1993 ; la plupart de ces ouvrages étant le fruit de la célèbre collection « Terre humaine »). Cette tradition est issue d’unecanonisationde lalittératurespécifique à la France, tout comme le complexe d’infériorité qui en résulte de la part des spécialistes, explique Vincent Debaene. Il persisterait en effet, dans le monde académique français, l’idée que nul n’aurait mieux parlé de la société de la Restauration que Balzac, de l’Afrique coloniale que Céline dans Voyage au bout de la nuit, etc. L’abolition de la frontière entre littérature et sciences humaines, le spécialiste du monde arabe Gilles Kepel la revendique aujourd’hui haut et fort. En proposant, avec Passion arabe (Gallimard, 2013), une analyse des révolutions du Maghreb et du Moyen-Orient en forme de journal de voyage, il entendait s’inscrire « en faux contreune vision dominante; elle a été portée par des personnalités aussi dissemblables politiquement que Pierre Bourdieu et Raymond Boudon qui considéraient tout deux qu’il n’y avait pas de place pour la littérature dans les sciences sociales dont les modèles devaient se trouver plutôt dans la physique». Contre ce « scientisme », « il est important d’aller à la recherche d’un public qui n’a pas les acquis de la discipline en passant par une subjectivité explicite et construite». L’orientalisme qu’il revendique, loin de mettre l’autre à distance en tant que simple objet d’études, se veut une approche de terrain, incluant le corps et les sens. Il affirme avoir pour modèle le fondateur du Musée du Louvre et dessinateurde l’expédition d’Egypte, Vivant Denon, ou le Flaubert des voyages au Levant. L’auteur de Salambô, par ses récits d’aventures sexuelles, « ne constitue pas l’Orient comme objet séparé mais couche avec lui », assure Gilles Kepel. UnappelqueMichelWieviorka,sociologue et administrateur de la Fondation Maison des sciences de l’homme, ne relaie pas complètement : l’introduction de la dimension littéraire dans la recherche butera toujours sur le « moment où se pose la question de la preuve». Toutefois, lui qui a travaillé sur le terrorisme voit dans Les Justes, de Camus, ou Les Possédés, de Dostoïevski, d’excellentes analyses. Auteur d’un récent Impératif numérique (CNRS aux auteurs, pour ce qui est des présentations et des introductions aux entretiens, d’« écrire comme Flaubert ». Certes, elle concède que le tri des données et des matériauxparlesociologuen’estpassansanalogie avec le processus de la construction littéraire. Néanmoins, quel directeur de thèse accepterait un doctorat inspiré de l’autobiographieou du journal de voyage? Difficile de recommander à ses étudiantsde se conformerà des modèles littéraires, confie Gisèle Sapiro, sociologue, spécialiste de l’histoire littéraire, directrice d’études au CNRS et à l’EHESS. Et puis, il faudrait encore savoir de quelle littérature il est question… « Il existe bien aujourd’hui dans l’édition de sciences humaines une demande d’écriture narrative ; elle n’a cependant pas grand-chose à voir avec l’écriture littéraire, précise-t-elle. Les formes instituées du récit pèsent sur les sciences sociales.» En effet, grâce à l’éclatement du récit traditionnel, par le recours aux techniques du monologue intérieur, la littérature moderne, à commencer par le Nouveau Roman, a permis de saisir des réalités contemporaines fragmentées. Mais tout cela est difficilement transposable en sciences humaines. Celles-ci tentent d’appréhender le monde autrement, grâce à la variation des méthodes et des échelles. Il reste qu’« en littérature, c’est la forme qui prime ; dans les sciences sociales, la méthode». L’originedela difficultéà penserunrapprochemententresciencessocialeset littérature tient aussi à la dimension politique qu’a revêtue leur opposition. « Jusque dans les années 1990, rappelle Gisèle Sapiro, les attaques contre le soi-disant déterminisme bourdieusien se faisaient en partie au nom de la littérature et on lui opposait la liberté sartrienne». L’affrontement a, en effet, revêtu l’aspect d’une lutte entre droite et gauche, à l’époque où Maurice Barrès et l’Action française reprochaient aux sociologues de la « nouvelle Sorbonne » leur objectivisme prétendument importé d’Allemagne. Ce conflit, auquel un Allemand, le sociologue Wolfgang Lepenies, a consacré un classique, Les Trois Cultures. Entre sciences et littérature (Maison des sciences de l’homme, 1990), semble s’être apaisé, au dire même de l’auteur. Le temps d’une réconciliation est-il pour autant venu ? p