Histoires de France

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Histoires de France
2
Dossier Le roman vrai de la société
Suite de la première page
«A un moment donné, poursuit
Rouaud, le traitement de la syntaxe
nous parle plus que les images d’archives.Etlechoixdesmots,etlesévictions du vocabulaire. (…) Et tout ce
quenousditsurlepayssafaçondese
raconter. Et de ne pas. Mal aidé par
une vue approximative, toutes les
cartes anciennes en ma possession
héritées d’un monde rural catholique en voie d’extinction, se révélant
datées, périmées. J’avançais comme
en territoireinconnu.» Ecrivaingéographe, donc, au double sens où la
terre vierge inconnue sera, tout à la
fois, celle du pays –sa mémoire, son
présent – et celle, interdite, du
roman qui les rassemble.
Ecrivain régionaliste, aussi, si
l’on veut, mais qu’une intelligence
littéraire aurait conduit, tout de
suite, aux antipodes d’un, mettons, Richard Millet ou d’un
Renaud Camus. Car c’est l’un des
grands malentendus de notre
époque que d’appeler quête « identitaire» cequiest,surtout,la réaffirmationd’une questionessentielle:
comment chacun d’entre nous estil, à son insu, historicisé ? Rouaud
cherche la réponse moins dans le
fantasme d’une origine fixe qu’au
moyen d’un décentrement subjectif – dérèglement qui lui permet
d’aborder en étranger le pays qui
est le sien. « La part sauvage, écritil, est à chercherparmi nous. » C’est,
en d’autres termes, par sa face non
sociale que la littérature, contrairement aux sciences humaines,
aborde l’histoire collective.
Mythographie mémorielle
C’est-à-dire ? Rouaud médite
sur les « récits formidables » des
grands voyages, les découvertes
des peuples exotiques, et les chroniquesdes explorationscoloniales
(il cite la conquête du Mexique par
Cortès). Ce sont eux, écrit-il, « qui
ont nourrinotre imaginaire». Mais
la révolution politique puis industrielle et technologique, amorcée
au XVIIIe siècle et qui se poursuit, a
depuis longtemps condamné ces
mouvementsguerriersvers le lointain « d’où naissaient les récits ».
Entre-temps, écrit Rouaud, c’est en
Europe même, « sur le continent
qui les avait inventées », que l’on a
retourné « les guerres coloniales et
leurs méthodes expéditives expérimentées auprès des Indiens, des
Africains ou des Asiatiques ». Les
non-assimilés, ces sauvages que
furent, en Europe, « Tziganes, juifs,
chouans », et, entre les deux, ces
« paysans lettrés » envoyés respirer, dans les tranchées, les toxiques parfums du gaz moutarde au
cœur des « champs d’honneur », en
ont été les victimes essentielles.
Au corpus des vieux romans de
chevalerie et des récits épiques a
peu à peu succédé celui des « corps
souffrants» des mutations, migrations, déracinements, guerres de
masse et exterminations. Au sujet
de la littérature concentrationnaire, Rouaud cite Vassili Grossman, Varlam Chalamov, Margarete Buber-Neuman et bien
d’autres, et rappelle combien ils
ont été négligés par ceux-là même
qui voulaient que le roman soit
mort.
On dira que, des campagnes de
la Loire-Inférieure aux goulags, le
chemin est long. Mais c’est dans ce
paradoxe que se tient l’ambition
de Jean Rouaud. Le Chemin des
Dames, où sont tombés ses aïeux,
l’emmène loin – jusqu’aux portes
des charniers de l’Europe dont il se
veut aussi l’héritier littéraire. Le
carburant de son exploration solitaireest unemythographiemémorielle, familiale, nationale, à laquelle il ne cesse en même temps
d’échapper. Exploration de l’écriture, exploration du pays : c’est
dans ce mouvement même qu’il
retrouve, contre la globalisation,
quelquechosedu vieilidéal cosmopolite tel que l’ont forgé des siècles
de littérature. p Marc Weitzmann
Un peu la guerre,
de Jean Rouaud,
Grasset, 256 p., 18 ¤.
0123
Vendredi 17 janvier 2014
«Raconterlavie»,l’initiativelancéeparlesociologueethistoriendesidées
PierreRosanvallon,ambitionnederetisserduliensocialparlepartaged’expériences.
Intéressante,cettedémarcherappellequed’autrespublicationstentent
derefléterlasociété,notammentparlebiaisdelalittérature
HistoiresdeFrance
L
Julie Clarini
es sociologues aiment qu’on se
raconte des histoires. Non pas
pour s’échapper du monde,
mais pour mieux le regarder en
face, afin de mieux l’habiter
ensemble. C’est ainsi qu’on
pourrait résumer l’initiative « Raconter la
vie», lancée par le sociologue et historien
des idées Pierre Rosanvallon. Dans une
vaste entreprise mêlant l’édition classique (quatre livres paraissent ce mois de
janvier) à la publication de textes sur une
plateforme Internet (Raconterlavie.fr), le
professeur au Collège de France entreprend de réhabiliterle récit sous toutes ses
formes pour pallier notre ignorance du
monde contemporain et, mieux, pour
retisser notre envie de faire société. Dans
un pêle-mêle plutôt sympathique. Tout
un chacun est convié à participer, s’il le
souhaite, à l’écriture de ce « roman vrai de
la société », en racontant un morceau de
vie, la sienne ou, d’ailleurs, celle d’un
autre.
Le Parlement des invisibles, court texte
de Rosanvallon qui accompagne le lancement de l’opération et qui vaut manifeste,
justifie l’entreprise par une double prise
de conscience : d’une part, des phénomènes d’occultation touchent aujourd’hui
Revivifier une
communauté
politique imaginaire,
préalable à tout
désir d’action
toutes les catégories sociales, pas seulement ouvriers et paysans ; d’autre part,
depuis les années 1980 et l’invention d’un
capitalisme financier et globalisé, la société et le monde du travail se sont recomposés au point de devenir difficilement
lisibles.
Un peu comme les bouleversements
induits par la Révolution, notamment la
disparition des ordres et des corporations,
avaient plongé la France du début du
XIXe siècle dans une « véritable fièvre
d’autoanalyse», l’époque actuelle aurait
besoind’un reflet plus fidèle que celui renvoyé par la description en « classes sociales », lesquelles auraient perdu de leur pertinence. En retraçant l’histoire de cette
constante « préoccupation» des sciences
socialespour la représentationla plus adéquate possible – question très présente,
notamment, chez la première génération
de l’école de Chicago– , Pierre Rosanvallon
cite la série, lancée en 1839, par un éditeur
parisien, « Les Français peints par euxmêmes », qui convoqua de nombreux
auteurs (Balzac, Gautier, Nerval…) pour
NINI LA CAILLE
Le Parlement
des invisibles,
de Pierre Rosanvallon,
Seuil, « Raconter
la vie », 80 p., 5,90 ¤.
et aussi Mes voyages low cost
QUI IGNORE ENCORE qu’il est possible
de sillonner l’Europe à bas prix grâce
aux compagnies aériennes low cost ?
EasyJet et ses consœurs ont radicalement modifié les manières de voyager,
au point que plus personne ne s’étonne
des contraintes et des procédures
qu’elles imposent à leurs passagers.
Pourtant, selon Alexandre Friederich,
que « le banal soit ce dont il n’y a pas lieu
de parler est regrettable. L’histoire
récente permet en effet de constater que
l’aviation commerciale est l’un des
domaines où l’homme subit, du fait de
l’usage d’un outil, d’importantes transformations». C’est pour remédier à ce
manque qu’il décide d’effectuer quatorze trajets d’affilée sur la célèbre compagnie, d’observer ce qu’il y voit, de
noter ce qu’il y entend, et de réfléchir à
ce qu’on lui fait faire.
Ce récit à la première personne est
un peu trop étouffé par le discours théorique mais, à travers son écriture
nerveuse et sans fioritures, l’écrivain
réussit à faire d’une expérience personnelle le lieu d’une réflexion anthropologique. En racontant sa vie de voyageur,
il raconte la nôtre. p Florence Bouchy
EasyJet, d’Alexandre Friederich,
Allia, 96 p., 6,20 ¤.
brosser des portraits de métiers ou de
« types » (concierge, journaliste, « la femme comme il faut », etc.). Cette publication, « encyclopédie morale qui résume
toute la société », marqua suffisamment
les esprits pour être reprise en 2003 par
les éditions La Découverte (qui firent
appel à François Bon, Lydie Salvayre,
MarieDesplechin…).Mêlerparoles de journalistes, de sociologues et d’écrivains,
pour dépeindre le nouveau visage de la
société, ce fut aussi le choix de La France
invisible, ouvrage collectif sous la direction de Stéphane Beaud, Joseph Confavreux et Jade Lindgaard (La Découverte,
2006), qui tenait La Misère du monde
(Seuil, 1993), de Pierre Bourdieu, pour référence.
Loin de passer sous silence ces précédents ouvrages, Pierre Rosanvallon dit se
situer, avec « Raconter la vie », dans leur
sillage. Lui-même a invité l’écrivaine
Annie Ernaux à participer à l’entreprise ;
un texte d’elle sur un hypermarché, titré
Regarde les lumières, mon amour, paraîtra
en avril, après celui d’un ouvrier anonyme
témoignant de sa précarité, d’une journaliste enquêtant sur les coursiers parisiens,
d’un chercheur racontant la vie au labo et
d’un philosophe s’intéressant à une fonctionnaire des impôts fascinée par les chats
(lire page suivante).
Il ne s’agit donc pas de vies minuscules
ou d’existences oubliées. Pas nécessairement, du moins. Le miroir de notre société
qu’ambitionne d’être « Raconter la vie »
est fabriqué de multiples morceaux dont
le seul point d’adhérence est la fidélité à
l’expérience vécue. Ressaisie par la mise
en ordre narrative, par la réflexivité
qu’elle suppose, l’expérience peut ainsi
être mise en commun, devenir le terreau
d’une réflexion collective et politique. On
pense à l’impact du livre de notre consœur
Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham
(L’Olivier,2010), au best-seller qu’est devenu le livre d’Anna Sam, une ancienne
« hôtesse de caisse » (Les Tribulations
d’une caissière, Stock, 2008), mais aussi au
succèscroissantde la bandedessinéesociétale (à la suite de Jean Teulé et de ses Gens
de France et Gens d’ailleurs ; Casterman,
1988 et 1990). Mêmela littératuren’échappepas à cetétroit rapportauréel. De l’autofiction aux textes inspirés par un fait
divers, les écrivains ne cessent de jouer
Le roman vrai de la société Dossier 3
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Vendredi 17 janvier 2014
Les quatre premiers
titres de la collection
«Raconter la vie»
Le chercheur
Le chauffeur-livreur L’ouvrier
Sébastien Balibar travaille dans un
sous-sol sans fenêtre où ronronne
constamment une machine. N’imaginez pas qu’il s’en plaint ; il tient cela
pour une conquête. Ce physicien, directeur de recherches au CNRS, est déjà
bien content d’occuper, à l’Ecole normale supérieure, un endroit où faire
ses expériences sur les cristaux d’hélium avec le moins de vibrations possible. Proche du journal de bord, ce récit
témoigne de la manière très personnelle qu’a chaque scientifique d’imaginer sa recherche, de faire son bricolage,
navigant entre besogne administrative
et souci de transmission. p
« Il vaut mieux être patient. » C’est ce
que répète l’un des chauffeurs qu’accompagne dans sa tournée la journaliste Eve Charrin pour cette enquête sur
le monde parisien de la livraison. Toujours en coup de vent, ces gars pressés
sont les coulisses de Paris, l’arrièrescène de ces beaux immeubles où ils
livrent machines à café et plis divers.
Cette zone intermédiaire, faite de portes cochères, d’entrées de parkings et
de Digicode, rend particulièrement
invisibles ces travailleurs, typiques du
nouveau prolétariat en col blanc. p
Sorti du système scolaire sans diplôme,
bien qu’issu de la classe moyenne,
Anthony raconte sa quête d’emploi
dans une ville proche de Lyon. Bien sûr,
il s’agira pour lui d’intérim et de CDD,
de préférence dans la grande distribution. Oscillant entre phases de désespoir et de ravissement à l’idée de
gagner sa vie, le jeune ouvrier, qui a préféré rester anonyme, décrit des conditions de travail proches, écrit-il, de l’esclavage. Il est vrai qu’à l’absence de
reconnaissance des efforts consentis
s’ajoute la plupart du temps l’interdiction de parler entre collègues. C’est un
univers d’une grande violence sociale
qu’il nous est offert de découvrir. p
a La Course ou la ville, d’Eve Charrin,
Seuil, « Raconter la vie », 80 p., 5,90 ¤.
a Chercheur au quotidien, de Sébastien
avec les frontières de la non-fiction.« Littérature narrative», c’est ainsi que Dominique Viart, auteur d’une Anthologie de la
littérature contemporaine française
(Armand Colin, 2013), dénomme cette production qui aime à brouiller les repères,
adoptant volontiers une esthétique du
et aussi Du point de vue du malade
C’EST EN « ÉCRIVAIN PUBLIC » que Tahar
Ben Jelloun se présente dans le prologue
de son nouveau livre : « Témoins vigilants, observateurs attentifs, il arrive parfois que les romanciers se voient confier
des vies pour qu’ils les racontent dans
leurs livres. (…) C’est ce qui m’est arrivé il y
a deux ans lorsqu’un ami, chercheur en
mathématiques, m’a demandé d’écrire
son histoire. J’ai hésité au début, j’ai proposé de l’aider, mais il disait que seul il ne
saurait jamais faire. »
Ecrit à la première personne, L’Ablation raconte un cancer de la prostate du
point de vue du malade. Les examens, le
diagnostic, l’annonce, et le choix qui se
pose à celui qui la porte : soit « l’ablation », avec le risque de l’impuissance à
vie, soit la curiethérapie, avec celui de la
récidive et des métastases. Le narrateur
de ce « récit» choisit la première et ne
cache rien des conséquences, de la souffrance physique et psychologique, du
renoncement au désir, puis de « la vie
sans». En faisant du romancier le porteparole d’une histoire intime, si souvent
tue, L’Ablation se veut manifeste cru
contre le tabou du cancer. Un récit sur et
contre la honte. p Raphaëlle Leyris
L’Ablation, de Tahar Ben Jelloun,
Gallimard, 132 p., 14, 90 ¤.
Il s’agit d’une rencontre. Le philosophe
Guillaume le Blanc croise, au hasard
d’un événement familial triste et banal,
la disparition de son chat, une femme
hors du commun. Karine se révèle en
effet éleveuse de « sacrés de Birmanie»
tout en étant contrôleuse des impôts.
Ce va-et-vient entre ces deux métiers
qui, chacun à sa façon, la passionnent
et qu’elle assume sereinement, fascine
l’auteur. Il restitue ici, avec respect, cet
art de vivre, cette « philosophie» du
soin mutuel qui permet à Karine
d’éclairer sa vie. p
a La Femme aux chats, de Guillaume le
Blanc, Seuil, « Raconter la vie », 80 p., 5,90 ¤.
a Moi, Anthony, ouvrier d’aujourd’hui,
Balibar, Seuil, « Raconter la vie », 80 p., 5,90 ¤.
documentaire.A l’automne2013,notrecollaborateur Florent Georgesco a créé une
maison d’édition, Plein jour, consacrée
aux « documentaires littéraires ». Après
les premiers titres, dont l’intéressant
Avant de disparaître. Chronique de PSAAulnay,de Sylvain Pattieu,paraît, le23 janvier, Enfants perdus. Enquête à la brigade
des mineurs, de Claire Berest (192 p., 18 ¤).
Pierre Rosanvallon offre, avec « Raconter la vie », de quoi satisfaire cet appétit
pour les « histoires vraies », dont il propose une fine analyse : à l’âge d’un « individualisme de singularité», écrit-il, chacun a
prétention à faire de sa vie une histoire.
C’en est fini du règne du statut ou de la
position sociale, nous suivons des « trajectoires » : « L’individu-histoire, nécessairementsingulier, s’est superposéà l’individucondition, davantage identifié de façon
stable à un groupe, lui-même autour d’une
caractéristique centrale. »
La mise en récit est donc à la fois ce que
veut l’époque et ce à partir de quoi la société contemporaine pourrait le mieux se
saisir. La conscience de soi comme individu singulier dans une communauté
plus large pourrait faire renaître un désir
collectif de mobilisation. Le rôle du site
Internet est dès lors central. Non pas pour
recueillir des témoignages qui feront le
miel des historiens futurs, mais pour que
s’y tissent des lectures croisées, des transferts d’expérience, pour que la chaleur du
partage s’y fasse sentir. « Sortir de l’ombre
et de l’anonymat, c’est assurément pouvoir inscrire sa vie dans des éléments du
récit collectif, assure Pierre Rosanvallon;
(…) lier son “je” au “nous” ; retrouver en
même temps dignité et capacité d’action.»
30 à 40 récits sont déposés chaque jour,
et ce, depuis l’ouverture du site, le 2 janvier. Sur cette masse, une trentaine y ont
pour l’heure été publiés (où ils sont libres
d’accès). Un joli succès, qui semble attester du réel manque d’écoute ou de reconnaissance. Reste que l’on voit mal comment s’articule cette invitation à la narration tous azimuts et la « formation de nouvelles catégories » pour appréhender la
société. C’est sans doute que « Raconter la
vie » ne prétend pas proposer une nouvelle lecture « savante » du monde social, au
sens où elle serait représentative, comme
l’entendent les sondeurs. Il s’agit de faire
renaître une conscience de soi au milieu
des autres, de revivifier une communauté
politique imaginaire, préalable à tout
désir d’action.
Sans doute, aussi, « Raconter la vie »
n’ambitionne-t-il pas de changer le
monde. Car il ne suffit pas de décréter un
« parlement des invisibles » pour faire naître la puissance d’un collectif. Il y a encore
loin de lanécessaireconsolation,de l’indispensable réparation, à la transformation
du réel. Les maîtres d’œuvre de la plateforme espèrent, en tout cas, ne pas se
raconterd’histoiresen voulant«faire reculer les idéologies de l’identité et du repli sur
soi qui fondent la montée en puissance des
populismes et du racisme». p
La passionnée
Seuil, « Raconter la vie », 80 p., 5,90 ¤.
PhilippeCorcuff: «La questionn’est pas
celle de l’oppositiondu réel et de la fiction,
mais celle du passageà l’écriture»
Lesociologueetphilosophe
proposeuneapprocheinverse
àcellede«Raconterlavie»
entretien
D
ans une démarche
inverse de celle de
« Raconter la vie », qui
s’attache à des expériences réelles, se multiplient depuis
une dizaine d’années des travaux
prenant pour objet des œuvres de
fiction grand public. Le postulat de
départ est que ces créations issues
de la culture populaire ne font pas
qu’influencer la société : elles
dialoguent avec elle. Comme le
roman du XIXe siècle portait des
valeurs, une morale, des modèles
de comportement, ces fictions
contemporaines (romans, séries
télé…) sont riches d’enseignement
sur notre monde.
En lançant, en 2010, la collection « Petite encyclopédie critique » chez Textuel, Philippe Corcuff et Lilian Mathieu entendaient
créer un espace où puissent trouver place des travaux de cette nature. Ainsi Lilian Mathieu étudie,
comme sociologue, la série
« Columbo », pour y déceler une
mise en scène de la revanche sociale des dominés (Columbo. La
lutte des classes ce soir à la télé, Textuel, 2013). Philippe Corcuff, maîtrede conférencesdescience politique, signe un ouvrage consacré au
polar américain (Polars, philosophie et critique sociale, avec des
dessins de Charb, Textuel, 2013).
Les sciences humaines et la philosophie s’intéressent maintenant de plus en plus à la fiction.
Que vont-ils y chercher ?
J’ai participé en mai 2009 à l’un
des premiers séminairesen France
sur la série américaine « Sur
écoute» (« The Wire », 2002-2008),
à l’initiative de la philosophe Sandra Laugier. Avec Lilian Mathieu,
nous puisons des ressources dans
les travaux sociologiques et philosophiques, mais aussi dans les
expériences ordinaires, notamment telles qu’elles se traduisent
dans la culture populaire. Les nouvelles conceptualisations politiques ne sont pas à inventer ex
nihilo mais à extraire de divers
matériaux.
Ces produits culturels populaires, on en parle devant la machine à café, au bistrot, entre amis,
sur Facebook. Ils alimentent les
imaginaires quotidiens. Lors
d’une enquête sur la réception de
la série américaine « Ally McBeal »
(1997-2002), une femme de
ménage m’a dit : « Ça traduit un
peu mes sentiments, mais eux ils
ont les mots que moi je n’ai pas. »
La série l’aidait à verbaliser ses
émotions. Plutôt que de ne voir la
culture de masse que comme un
dispositif d’aliénation généra-
lisée, il faut se saisir de ses contradictions, voire de ses potentialités
émancipatrices.
Vous avez travaillé sur le polar
américain dans votre récent
ouvrage. En France, le roman
policier offre-t-il une lecture
aussi fine de la société ?
Après l’éclair Jean-Patrick Manchette (1942-1995), la qualité du
« néopolar » s’est dégradée. Décrire les rapports sociaux au scalpel du « noir », ce n’est pas mettre
en scène pour la énième fois un
patron FN mafieux et pédophile !
Onfinitpar avoirune lecturenettement moins profonde des rapports de classes que dans la lignée
qui va de Hammett et Chandler à
James Lee Burke ou Dennis
Lehane.Et par perdrela dimension
philosophique de la quête de sens
du roman noir américain.
La fiction n’écarte-t-elle pas
trop le sociologue du réel ?
Je pars de la notion de « jeux de
langage », empruntée au philosophe Ludwig Wittgenstein. Les
« jeux de langage» philosophique,
sociologique, littéraire ou cinématographique offrent des éclairages
diversifiés sur le réel. En un plan
ou une séquence, le cinéma peut
dire énormément avec une économie de moyens. Le régime de véridicité n’est pas le même entre le
document et la fiction : un sociologue va s’approcher de ce qui s’est
passé au moyen de l’enquête ; le
romancier ou le cinéaste vont
raconter quelque chose qui ne
s’est pas passé, mais qui peut dire
quelque chose de vrai. Récemment, un ouvrier de l’usine PSA
d’Aulnay, Silien Larios, a choisi de
fictionnaliser son expérience dans
unromanintituléL’Usinedescadavres (Editions libertaires, 2013).
Pour moi, au fond, la question
plus juste – et elle est soulevée par
l’initiative de Pierre Rosanvallon
« Raconter la vie » – n’est pas celle
de l’opposition du réel et de la fiction, mais celle du passage à l’écriture. Dans La Misère du monde
(Seuil, 1993), dirigé par Pierre Bourdieu, les entretiens sont très intéressants, mais les gens auraient-ils
dit la même chose si on leur avait
demandé de le raconter directementparécrit? Acausedeblocages
sociaux,d’habitudesoud’effetd’in-
timidation, les saillances de l’expérience peuvent disparaître dans le
passage à l’écrit alors que la même
personne vous avait raconté quelque chose de passionnant à l’oral.
Quel regard portez-vous sur
l’initiative « Raconter la vie » et
cet appel au récit ?
C’est intéressant de permettre
à des récits ordinaires de s’exprimer dans un espace politique
dominé par l’aplatissement marchand et technocratique de la vie,
auquel a d’ailleurs jadis contribué
la Fondation Saint-Simon
(1982-1999), alors animée par
Pierre Rosanvallon. Il faut cependant prendre garde à ce que la
reformulation des idées à gauche
ne s’effectue pas sous l’hégémonie des intellectuels professionnels, dans une vision tutélaire
classique de la politique. On a
connu la figure de l’intellectuelexpert sollicité pour réparer un
bout de la machinerie sociale.
Aujourd’hui, « Raconter la vie »
pourrait faire de l’intellectuel le
médiateurobligé de la parole ordinaire face à la « crise de la représentation ». Il y a aussi la version
marxiste, où l’intellectuel se voit à
la tête du mouvement social ; la
bourdieusiste, pour laquelle « la
connaissance libère » le peuple.
On tend à chaque fois à abandonnerl’horizon d’autoémancipation au profit d’une émancipation
sous tutelle. Pourtant, les grandes
figures du XXe siècle, comme Wittgenstein, Dewey, Levinas, Merleau-Ponty, Foucault ou Bourdieu,
qui ont tous été des critiques de
l’intellectualisme, nous appellent
à plus d’humilité. Je fais le pari
d’une intellectualité démocratique fondée sur un rapport plus
coopératif.
Une intelligence collaborative
suppose de mettre en tension des
militants des mouvements
sociaux, des artistes, des universitaires, des citoyens ordinaires, etc.
C’est ce que nous essayons de faire
à uneéchelle modesteavec le séminaire militant de recherche Etape
(Explorationsthéoriques anarchistes pragmatistes pour l’émancipation), dont nous mettons les résultats à disposition du public sur un
site Internet (www.grand-anglelibertaire.net). p
Propos recueillis par J. Cl.
et aussi Trentenaire cherche avenir
SAMUEL LÉVÊQUE a 30 ans. Après un
parcours sans heurts – baccalauréat
littéraire, classe préparatoire et études
d’histoire –, il réussit, en 2008, le
concours de bibliothécaire. Selon les
statuts de la fonction publique, il a trois
ans pour trouver un poste. Toto, 30 ans…
est le récit amer de sa recherche d’emploi. A cette galère, il faut ajouter celle
du logement et l’absence de perspective
de sa génération.
Samuel Lévêque estime avoir eu de la
chance, sa famille l’a toujours tiré vers le
haut. Malgré cela, il fait partie aujourd’hui « du ventre mou de la précarité»,
cette pauvreté d’autant plus silencieuse
qu’il est toujours possible de rentrer
chez ses parents en cas de coup dur.
Publié au milieu de l’été 2013 sur un
blog, son témoignage a connu un succès
fulgurant sur les réseaux sociaux. De
son expérience, Samuel Lévêque tire
une conclusion radicale – tous pourris –
et intente des procès à l’envi : à la publicité, à l’exception culturelle française et
aux médias. On aurait préféré qu’il s’en
tienne à son témoignage, beaucoup plus
précieux. p Philippe Gomont
Toto, 30 ans… (ce que c’est d’avoir 30 ans
aujourd’hui), de Samuel Lévêque,
Le Tripode, 48 p., 4 ¤.
4
Enquête Le roman vrai de la société
éditions, 2013), il continue de penser que
«la littérature apporte tout ce qui n’est pas
numérisable, les logiques d’émotions, de
sentiment,de subjectivation et de désubjectivation».
Plus réservée encore se montre Frédérique Matonti, sociologue à l’université
Paris-I. Elle a participé à l’entreprise collective qui donna La Misère du monde, sous la
direction de Pierre Bourdieu (Seuil, 1993).
Ce dernier, se souvient-elle, contrairement
àl’idéequ’en a GillesKepel,recommandait
S
Nicolas Weill
i les sciences sociales et humaines se donnent pour tâche
d’écrire et de dire le réel, il y a
longtemps qu’elles ont pris
leurs distances avec l’injonction d’un de leurs fondateurs,
Emile Durkheim (1858-1917), préconisant
de traiter des phénomènes sociaux « comme des choses ». Aujourd’hui, beaucoup
s’interrogent sur le style pratiqué dans un
domaineoù spécialisationet jargon triomphent trop souvent. N’est-il pas paradoxal
que le discours sur la société se rende parfois inaccessible au public ? L’initiative
« Raconter la vie » lancée par le sociologue
et historien des idées Pierre Rosanvallon
témoigne d’une envie de renouveler, par
le récit, les manières de représenter le
monde social. Pourquoi les sciences
humaines n’emprunteraient-elles pas
davantage à la littérature? Non pas seulement pour se vulgariser, au bon sens du
terme,mais pourinclurela démarchelittéraire au cœur de leurs méthodes. Après
tout, le titre que Balzac avait pressenti
pour sa Comédie humaine ne fut-il pas
d’abord « Etudes sociales» ?
Depuis quelques années, nombreux
sontles auteursà paraître tentés par le rapprochement, sinon avec la fiction ou le
roman, du moins avec deux genres narratifs dont les frontières avec la littérature
sont incertaines : l’autobiographie et le
journal (de voyage ou intime). Tandis que
l’historien Ivan Jablonka se penche sur le
sort dessiens dans son Histoire des grandsparents que je n’ai pas eus (Seuil, 2012),
pratiquant ce qu’il appelle lui-même une
« enquête littéraire », un spécialiste de
l’Afrique au CNRS, François-Xavier Fauvelle-Aymar, choisit les récits brefs plutôt
que la synthèse académique pour évoquer l’Afrique médiévale dans son Rhinocéros d’or (Alma, 2013). Cela, dans le même
temps où l’on voit de plus en plus d’écrivains empiéter sur les domaines réservés
des scienceshumaines : l’histoire (Chantal
Thomas, Pierre Michon, Laurent Binet), la
sociologie (Annie Ernaux) ou le documentaire (Emmanuel Carrère).
Ce rapprochement est-il un moyen de
surmonter la lancinante crise éditoriale
des sciences humaines ? Dans un rapport
de 2012, rédigé pour le Centre national du
livre, Marianne Lévy-Rosenwald écrit que
la vente moyenne des ouvrages de sciences humaines (tous genres confondus) est
passée de 2 024 exemplaires (2005) à 1 445
(2010), soit une baisse de 28,6 % en
l’espace de cinq ans !
Jacques Fontanille, ancien professeur
de sémiotique et directeur de cabinet de
GenevièveFioraso, ministrede l’enseignement supérieur et de la recherche, pense
qu’il est peut-être temps d’« enlever les
échafaudages » et de « tenir un discours
plus prochede l’essaique de l’ouvrage technique. Le contenu des sciences humaines et
sociales doit, au rebours de ce qui se faisait
dans les années 1970-1980, pouvoir s’exprimer sans la technicité qui l’a produit ».
Plusque la sociologie,l’ethnologievalorise le carnet ou le journal de terrain, matière première de l’observateur. C’est aussi
ce qui explique qu’y prospère la tradition
du « deuxième livre », revisitée récemment par un spécialiste de littérature à
l’UniversitéColumbia (New York),Vincent
Debaene, dans L’Adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature
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Vendredi 17 janvier 2014
Il persisterait
dans le monde
académique
français l’idée
que nul n’aurait
mieux parlé
de la société de
la Restauration
que Balzac, de
l’Afrique coloniale
que Céline
NINI LA CAILLE
Sciences humaines
«Ecrire comme
Flaubert»
Sociologie,
ethnologie,
histoire...
sont en quête
de nouvelles
façons de
décrire le réel.
Peuvent-elles
emprunter
davantage
à la littérature?
Avis partagés
(Gallimard, 2013). Par « deuxième livre »,
on entend un essai savant mais plus écrit,
entremêlé de réflexions personnelles
voirebiographiques,commeL’Afriquefantôme, de Michel Leiris (Gallimard, 1935),
Tristes tropiques, de Claude Lévi-Strauss
(Plon, 1955), Chronique des Indiens Guayaki, de Pierre Clastres (Plon, 1972), ou Les
Lances du crépuscule, de Philippe Descola
(Plon, 1993 ; la plupart de ces ouvrages
étant le fruit de la célèbre collection « Terre humaine »). Cette tradition est issue
d’unecanonisationde lalittératurespécifique à la France, tout comme le complexe
d’infériorité qui en résulte de la part des
spécialistes, explique Vincent Debaene. Il
persisterait en effet, dans le monde académique français, l’idée que nul n’aurait
mieux parlé de la société de la Restauration que Balzac, de l’Afrique coloniale que
Céline dans Voyage au bout de la nuit, etc.
L’abolition de la frontière entre littérature et sciences humaines, le spécialiste
du monde arabe Gilles Kepel la revendique aujourd’hui haut et fort. En proposant, avec Passion arabe (Gallimard, 2013),
une analyse des révolutions du Maghreb
et du Moyen-Orient en forme de journal
de voyage, il entendait s’inscrire « en faux
contreune vision dominante; elle a été portée par des personnalités aussi dissemblables politiquement que Pierre Bourdieu et
Raymond Boudon qui considéraient tout
deux qu’il n’y avait pas de place pour la littérature dans les sciences sociales dont les
modèles devaient se trouver plutôt dans la
physique». Contre ce « scientisme », « il est
important d’aller à la recherche d’un
public qui n’a pas les acquis de la discipline
en passant par une subjectivité explicite et
construite».
L’orientalisme qu’il revendique, loin de
mettre l’autre à distance en tant que simple objet d’études, se veut une approche
de terrain, incluant le corps et les sens. Il
affirme avoir pour modèle le fondateur
du Musée du Louvre et dessinateurde l’expédition d’Egypte, Vivant Denon, ou le
Flaubert des voyages au Levant. L’auteur
de Salambô, par ses récits d’aventures
sexuelles, « ne constitue pas l’Orient comme objet séparé mais couche avec lui »,
assure Gilles Kepel.
UnappelqueMichelWieviorka,sociologue et administrateur de la Fondation
Maison des sciences de l’homme, ne relaie
pas complètement : l’introduction de la
dimension littéraire dans la recherche
butera toujours sur le « moment où se pose
la question de la preuve». Toutefois, lui qui
a travaillé sur le terrorisme voit dans Les
Justes, de Camus, ou Les Possédés, de Dostoïevski, d’excellentes analyses. Auteur
d’un récent Impératif numérique (CNRS
aux auteurs, pour ce qui est des présentations et des introductions aux entretiens,
d’« écrire comme Flaubert ». Certes, elle
concède que le tri des données et des matériauxparlesociologuen’estpassansanalogie avec le processus de la construction
littéraire. Néanmoins, quel directeur de
thèse accepterait un doctorat inspiré de
l’autobiographieou du journal de voyage?
Difficile de recommander à ses étudiantsde se conformerà des modèles littéraires, confie Gisèle Sapiro, sociologue,
spécialiste de l’histoire littéraire, directrice d’études au CNRS et à l’EHESS. Et puis,
il faudrait encore savoir de quelle littérature il est question… « Il existe bien aujourd’hui dans l’édition de sciences humaines
une demande d’écriture narrative ; elle n’a
cependant pas grand-chose à voir avec
l’écriture littéraire, précise-t-elle. Les formes instituées du récit pèsent sur les sciences sociales.» En effet, grâce à l’éclatement
du récit traditionnel, par le recours aux
techniques du monologue intérieur, la littérature moderne, à commencer par le
Nouveau Roman, a permis de saisir des
réalités contemporaines fragmentées.
Mais tout cela est difficilement transposable en sciences humaines. Celles-ci tentent d’appréhender le monde autrement,
grâce à la variation des méthodes et des
échelles. Il reste qu’« en littérature, c’est la
forme qui prime ; dans les sciences sociales,
la méthode».
L’originedela difficultéà penserunrapprochemententresciencessocialeset littérature tient aussi à la dimension politique
qu’a revêtue leur opposition. « Jusque
dans les années 1990, rappelle Gisèle
Sapiro, les attaques contre le soi-disant
déterminisme bourdieusien se faisaient en
partie au nom de la littérature et on lui
opposait la liberté sartrienne». L’affrontement a, en effet, revêtu l’aspect d’une lutte
entre droite et gauche, à l’époque où Maurice Barrès et l’Action française reprochaient aux sociologues de la « nouvelle
Sorbonne » leur objectivisme prétendument importé d’Allemagne. Ce conflit,
auquel un Allemand, le sociologue Wolfgang Lepenies, a consacré un classique,
Les Trois Cultures. Entre sciences et littérature (Maison des sciences de l’homme,
1990), semble s’être apaisé, au dire même
de l’auteur. Le temps d’une réconciliation
est-il pour autant venu ? p