SUR LES TRACES DE RILKE DANS ALEXIS par Walter WAGNER

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SUR LES TRACES DE RILKE DANS ALEXIS par Walter WAGNER
SUR LES TRACES DE RILKE DANS ALEXIS
par Walter WAGNER (Université de Vienne, Autriche)
Dans la préface d’Alexis ou le Traité du vain combat, Marguerite
Yourcenar met en garde contre une interprétation hâtive de son récit à
l’origine duquel le lecteur non averti pourrait reconnaître l’empreinte de
Gide et affirme : « Ce que j’y retrouve au contraire dans plus d’une page
(et à l’excès peut-être), c’est l’influence de l’œuvre grave et pathétique de
Rilke, qu’un hasard heureux m’avait fait connaître de bonne heure » (A,
p. 7). Et elle précise dans Les Yeux ouverts : « Le Rilke de Malte Laurids
Brigge, pas encore tout à fait celui des Élégies de Duino, mais un peu
déjà » (YO, p. 69 1). Ce jugement lucide est partagé par le critique et
écrivain Edmond Jaloux, ami de Yourcenar et du poète autrichien, qui
constata à propos d’Alexis : « Par sa race, par ses dispositions, par son
caractère, Alexis Géra rappelle souvent Malte Laurids Brigge : d’ailleurs,
l’influence de Rainer Maria Rilke a dû être grande sur Marguerite
Yourcenar ; certaines de ses réflexions ont été évidemment éveillées par
lui [...] » 2.
Avant de nous lancer dans l’analyse des Carnets de Malte Laurids
Brigge, il semble justifié de poser la question de savoir comment
Yourcenar entra en contact avec les écrits du poète qui explora des
domaines jusqu’alors inconnus de l’expression poétique en allemand.
L’auteur d’Alexis a beau prétendre avoir vécu ses « années de jeunesse
dans une indifférence relative à la littérature contemporaine » (A, p. 7), la
réputation de Rilke attira son attention ne serait-ce qu’à cause de la
1
2
Nous avons utilisé l’éd. Paris, Centurion / Bayard Éditions, 1997.
Edmond JALOUX, Chronique « L’Esprit des Livres », Les Nouvelles Littéraires, 29
avril 1930, cité d’après Josyane SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’invention d’une
vie, Paris, Gallimard, coll. folio, 1990, p. 130.
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proximité géographique. En effet, de juin 1919 jusqu’à sa mort le 29
décembre 1926, le poète vit en Suisse où il trouve son dernier refuge au
Château de Muzot au-dessus de Sierre dans le Valais.3
Yourcenar, quant à elle, passe les années de 1926 à 1929 en Suisse
romande. C’est à Lausanne qu’elle rédige son Alexis entre août 1927 et
septembre 1928. À ce moment-là, la présence de Rilke est, pour ainsi
dire, encore dans l’air. Cela est d’autant plus vrai que Yourcenar affirme
dans la préface aux Poèmes à la nuit que « ses livres aussi ne m’ont été
révélés qu’assez tard, l’année même où ce poète prenait définitivement
figure de fantôme ».4 Cette date contredit évidemment l’indication assez
vague « de bonne heure » qu’on trouve dans le liminaire à Alexis (p. 7) et
nous éclaire également sur la mémoire arbitraire de la lectrice passionnée.
Au-delà de l’écriture rilkéenne, Yourcenar a dû se reconnaître dans la
biographie du poète. Inclassable, il reste sa vie durant le grand solitaire
sur la scène littéraire, considérant son métier comme sacerdoce,
conception qui dut faire rêver la jeune Française et qui préfigure sa
carrière. Par ailleurs, elle partage avec son modèle un penchant invétéré
pour le nomadisme qui se traduit dans le cas de Rilke par une multitude
de domiciles provisoires tels que châteaux, manoirs, hôtels. Ainsi, lui et
elle séjournent la plus grande partie de leur vie loin de leur terre natale et
de leur langue maternelle. Outre cette affinité de caractère, il faut
souligner le rôle prépondérant des lectures de Rilke avec qui l’unit un lien
profond : « À eux seuls, ses ouvrages en prose, ses lettres, quelques vers
directement écrits en français, quelques récits de gens qui l’ont aimé, ont
suffi à m’inspirer pour lui une tendresse infinie et fraternelle, à qui je ne
puis comparer que mon amitié pour Virgile »5.
Après avoir jalonné le contexte historico-biographique dans lequel
s’inscrivent Alexis et Les Carnets de Malte Laurids Brigge, il importe de
rappeler le contenu du texte de Rilke. Le héros, dernier descendant
d’aristocrates danois, a quitté sa famille afin de se fixer à Paris. Plongé
3
Cf. J. R. von SALIS, Rainer Maria Rilkes Schweizer Jahre. Ein Beitrag zur Biographie
von Rilkes Spätzeit, Frauenfeld, Verlag Huber & Co. AG, 1952.
4
Marguerite YOURCENAR, « Rainer Maria Rilke », in Rainer Maria RILKE, Poèmes à
la nuit, trad. de Gabrielle ALTHEN et Jean-Yves MASSON, Lagrasse, Verdier, coll. Der
Doppelgänger, 1994, p. 7.
5
Ibid., p. 7.
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dans une solitude profonde, Malte, s’interrogeant sur sa vocation
littéraire, se perd de plus en plus dans son angoisse existentielle.
L’écriture de cet anti-roman se compose d’une multitude de micro-récits
qui comprennent des souvenirs de lecture et des épisodes d’une enfance
lointaine auxquels se mêlent des observations fantasmagoriques de Paris.
En comparant les protagonistes de nos textes, on se rend compte
d’analogies frappantes qu’il convient de confronter. Malte et Alexis sont
issus de vieilles familles nobles. Leur enfance se déroule dans des
demeures très anciennes dans une campagne isolée. Woroïno, qui
correspond au domaine d’Urnekloster dans Malte, « était toujours trop
grande pour nous et il y faisait toujours froid » (A, p. 14). Les murs épais
de ces maisons respectives ne sont pas faits pour protéger les enfants. Ils
excluent la chaleur humaine et écrasent les habitants du poids de leur
histoire séculaire.
De surcroît, les protagonistes grandissent entourés d’aïeux bizarres qui
distillent une ambiance hostile à leur épanouissement. Écoutons le bilan
amer d’Alexis à propos de ses premières années en Bohême : « Ce n’était
pas que nous y fussions très heureux ; du moins, la joie n’y habitait
guère. Je ne crois pas me rappeler d’y avoir entendu un rire, même un rire
de jeune fille, qui ne fût pas étouffé » (A, p. 13 sq). Une telle socialisation
ouvre la voie aux désarrois futurs auxquels Alexis fait allusion dans sa
longue lettre : « Toute mon enfance, quand je m’en souviens, m’apparaît
comme un grand calme au bord d’une grande inquiétude, qui devait être
toute la vie » (A, p. 11).
Voilà le Rilke des Élégies de Duino dont le moi lyrique s’exclame :
« Car le beau n’est rien / que le commencement du terrible que nous
supportons tout juste / et que nous admirons, parce que longanime il
dédaigne / de nous détruire »6. On se souviendra également des
ruminations de Malte qui, adulte, souffre des séquelles d’une éducation
dépourvue de tendresse :
Lorsque j’étais enfant, elles venaient me frapper au visage et me disaient
que j’étais un lâche. Cela tenait au fait que je ne savais pas encore bien
6
Rainer Maria RILKE, Duineser Elegien, in Gesammelte Werke, tome III, Leipzig, Insel
Verlag, 1927, p. 259, nous traduisons.
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avoir peur. Mais depuis, j’ai appris à avoir peur de la peur véritable, celle
qui ne fait que grandir quand grandit la force qui la produit7.
Au lieu d’être rassurante, la première période de la vie initie aux
chocs que nous réserve l’âge adulte et dont la force ne cesse d’augmenter.
À la lumière de ces souvenirs sinistres, on ne peut être étonné de ce que
l’expérience parisienne soit dominée par trois sensations désagréables :
« Cela sentait, dans la mesure où on pouvait le discerner, l’iodoforme, la
graisse de pommes frites, la peur. Toutes les villes sentent, l’été » 8.
Selon ce constat, écrire s’avère une stratégie apte à freiner les accès
d’angoisse. Il n’empêche que cette émotion prend des dimensions
névrotiques qui risquent de broyer le moi du protagoniste :
La peur qu’un petit fil de laine qui sort de l’ourlet de la couverture, soit
dur, dur et piquant comme une aiguille d’acier ; la peur que ce petit
bouton de ma chemise de nuit soit plus gros que ma tête, gros et lourd, la
peur que cette miette de pain qui vient de tomber de mon lit soit de verre
et se brise en arrivant sur le sol, et le souci pressant qu’en même temps
tout se brise, que toutes choses soient à jamais brisées [...] 9.
Les troubles nerveux d’Alexis ne se distinguent guère de ceux de
Malte lorsqu’il confesse : « Toujours j’avais eu peur, une peur
indéterminée, incessante, peur de quelque chose qui devait être
monstrueux et me paralyser d’avance » (A, p. 26). Ses hantises
deviennent de plus en plus puissantes pour tourner en obsession
suicidaire qu’il maîtrise avec difficulté : « J’avais peur des étoffes, parce
qu’on peut les nouer ; des ciseaux, à cause de leurs pointes ; surtout, des
objets tranchants. J’étais tenté par ces formes brutales de la délivrance : je
mettais une serrure entre ma démence et moi » (A, p. 48). Il appartient,
après tout, à « une race bien étrange, où la folie et la mélancolie alternent
de siècle en siècle » (A, p. 71), jugement qui est aussi vrai pour Malte.
Torturé par une imagination hallucinatoire, celui-ci consulte les
7
Rainer Maria RILKE, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, trad. de Claude DAVID,
Paris, Gallimard, coll. folio, 1991, p. 169.
8
Ibid., p. 21.
9
Ibid., p. 76.
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Sur les traces de Rilke dans Alexis
psychiatres de la Salpêtrière qui lui font des électrochocs sans pour autant
guérir l’hystérique.
L’incapacité à mener une vie bourgeoise et à entretenir des rapports
sociaux pousse Alexis et Malte dans un isolement qui se fait d’autant plus
sentir dans les agglomérations urbaines. Paris, pour le héros de Rilke, et
Vienne, pour celui de Yourcenar, montrent leur visage déshumanisant.
Elles représentent le non-lieu par excellence dans lequel s’égare l’homme
qui a perdu ses racines. Leur fonction narrative consiste à allégoriser la
solitude existentielle des personnages dépourvus de repères
métaphysiques. Au milieu de la foule, Malte et Alexis n’ont personne et
sont condamnés à mener une existence robinsonienne. D’où le
commentaire de Malte : « Et on n’a personne et on ne possède rien et on
parcourt le monde avec une malle et une caisse de livres, et somme toute
sans curiosité. Quelle vie est-ce donc là, sans maison, sans objets de
famille, sans chiens ? » 10 L’ami de Monique, lui, n’est guère mieux loti
lorsqu’il déclare : « J’étais absolument seul » (A, p. 41).
Fuyant le commerce de leurs contemporains, les protagonistes doivent
se contenter des bruits que produisent les autres, degré zéro d’une
conversation humaine. De façon expressionniste Malte note les nuisances
urbaines qui emplissent ses nuits d’insomnies :
Dire que je ne peux m’empêcher de dormir la fenêtre ouverte. Les
tramways traversent furieusement ma chambre en sonnant. Les
automobiles passent par-dessus moi. Une porte se ferme. Quelque part,
une vitre se brise, j’entends le rire des grands débris de verre, le
ricanement des petits éclats11.
Loin du calme de Woroïno, Alexis est exposé à la pollution sonore qui
envahit sa petite chambre à Vienne et évoque l’atmosphère des Carnets :
« Je ne fermais pas la fenêtre, parce que l’air me manquait ; les bruits du
dehors me fatiguaient au point de m’empêcher de penser » (A, p. 46).
Comme pour équilibrer la démesure sonore, le silence règne tel un
leitmotiv dans les pages de Rilke et de Yourcenar. Si l’on parle, ce sont
les autres ; les protagonistes, eux, restent en dehors de l’échange verbal.
Cela vaut notamment pour l’enfance de Malte, marquée par des repas
10
11
Ibid., p. 33 sq.
Ibid., p. 22.
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familiaux graves pendant lesquels apparaît parfois le fantôme de
Christine Brahe. Rétrospectivement, le poète avoue cependant que la
conversation n’a jamais été le point fort de sa lignée : « Le goût du
silence était d’ailleurs une sorte de vertu familiale ; je l’avais observé
déjà chez mon père, et je ne m’étonnais pas qu’à la table du soir on ne
parlât guère » 12.
À Woroïno, en revanche, il n’y a pas de fantôme. Pourtant la gaieté
n’a pas droit de cité dans les salons lugubres de la maison où Alexis
apprend à se taire : « Mon enfance fut silencieuse et solitaire ; elle m’a
rendu timide, et par conséquent taciturne. Quand je pense que je vous
connais depuis trois ans et que j’ose vous parler pour la première fois ! »
(A, p. 15) Ce qu’on pourrait considérer comme discrétion, se transforme
ici en défaut parce que le rédacteur de cette missive a trop longtemps
caché à sa femme le secret de son orientation sexuelle. Monique,
introvertie et soumise telle une Valentine, s’efface derrière la voix
d’Alexis. Elle devine le dilemme de son mari, préférant pourtant se taire.
Leurs soirées de lectures, « c’étaient deux silences accordés » (A,
p. 58 sq.) selon le narrateur.
Un motif qui est thématisé dans les deux livres est celui de l’amour
non réciproque. Alors que les hommes dans l’œuvre de Rilke font figure
d’éternels apprentis en matière sentimentale, les femmes sont capables de
cette noble émotion qui ne demande rien en retour. Elles se détachent de
la fixation sur l’objet amoureux, préservant une passion qui survit aux
péripéties du couple. Malte renvoie dans ses Carnets aux amantes
malheureuses, modèles d’une passion intarissable, telles qu’Héloïse,
Gaspara Stampa, la comtesse de Die, Clara d’Anduze ou Louise Labé. Il
ne manque plus que Monique ou Jeanne de Vietinghoff pour terminer
cette liste de personnages illustres. Ils possèdent la générosité maternelle
par laquelle le sexe fort se sent irrésistiblement attiré : « C’est toujours
l’amoureuse qui dépasse l’être aimé, parce que la vie est plus grande que
le destin. Le don qu’elle fait d’elle-même veut être infini : c’est là qu’est
son bonheur » 13.
Cette image idéalisée de la femme ne se limite pas aux seuls Carnets
mais a laissé des traces un peu partout dans les poèmes de Rilke. Citons à
12
13
Ibid., p. 45.
Ibid., p. 206.
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titre d’exemple des vers tirés d’un cycle intitulé « Mères » qui fait partie
d’Avent, recueil daté de 1898 : « Je rêve souvent d’une mère / d’une
femme silencieuse aux raies blanches. / Ce n’est que dans son amour que
fleurit mon moi ; / elle pourrait chasser ma haine sauvage / qui se glissa
glacialement dans mon âme » 14.
Comparons cette citation avec les propos de Malte qui fait appel à
l’affection maternelle : « Ô mère, toi qui seule as su marquer tout ce
silence, lorsque j’étais enfant. Toi qui prends sur toi ce silence, toi qui
dis : n’aie pas peur, c’est moi » 15. Le rôle de la mère dans l’œuvre de
Rilke se fait ici l’écho d’un conflit réel16 qu’ont signalé les biographes,
dont Volker Elis Pilgrim, à qui nous devons ce verdict pertinent :
« Rainer Maria Rilke est le plus tendre poète du crépuscule qu’a produit
la culture allemande des fils à maman » 17.
Nous reconnaissons aisément dans ce portrait satirique le fragile
épistolier de Yourcenar qui s’adresse à Monique en ces termes : « Je me
souviens, avec une infinie pitié, de vos efforts un peu inquiets pour me
rassurer, me consoler, m’égayer peut-être ; et je crois presque avoir été
moi-même votre premier enfant » (A, p. 63). De même que le peureux
Malte, Alexis cherche dans la femme la tendresse maternelle perdue ou
jamais reçue et pas un objet sexuel.
Pour eux l’amour reste une émotion inaccessible, un art qu’il faudrait
apprendre et sur les conséquences duquel spécule le Danois : « Mais que
se passerait-il, si nous méprisions nos succès et si nous reprenions à zéro
le labeur de l’amour, que d’autres ont toujours accompli à notre
place ? » 18 Féministe avant l’heure, Malte, porte-parole de Rilke, se plaint
de son défaut émotionnel qui l’exclut de l’amour.
14
Rainer Maria RILKE, Advent, in Gesammelte Werke, tome I, Leipzig, Insel, 1927,
p. 243, nous traduisons.
15
Rainer Maria RILKE, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, op. cit., p. 86.
16
Sur l’enfance de Rilke, on se reportera à l’excellent ouvrage de Stefan SCHANK,
Kindheitserfahrungen im Werk Rainer Maria Rilkes. Eine biographischliteraturwissenschaftliche Studie, St. Ingbert, Röhrig Universitätsverlag, coll. Saarbrücker
Beiträge zur Literaturwissenschaft, 1995.
17
Volker Elis PILGRIM, Muttersöhne, Düsseldorf, Claassen Verlag, 1986, p. 157, nous
traduisons.
18
Rainer Maria RILKE, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, op. cit., p. 141.
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Alexis, en revanche, fait de nécessité vertu et croit « sincèrement
n’avoir jamais aimé » (A, p. 42), aveu par lequel il dénonce évidemment
ses rapports mensongers avec Monique. En même temps, il doit
reconnaître que ce mariage de raison a étouffé sa veine d’artiste. En effet,
dès son adolescence, Alexis se plaît à faire des « petites compositions »
(A, p. 16). Plus tard, il exerce le métier de musicien qui le nourrit tant
bien que mal et qui lui prépare des moments délicieux pendant lesquels il
se réalise en tant que compositeur. Visant à créer une harmonie plus
parfaite avec sa femme, il abandonne la musique qui appartient à un
monde dont celle-ci ne peut faire partie. Pendant la période de leur vie
commune, il ne joue ni ne compose plus et devient amer. Fini le rêve
d’un chef-d’œuvre, fini aussi le temps où la musique était son gagnepain. En dépit de sa maîtrise de soi, des aspirations esthétiques trop
longtemps refoulées se déchargent comme une foudre qui frappe
Monique :
Ce qui, maintenant, naissait de l’instrument où, pendant deux années,
j’avais séquestré tout moi-même, ce n’était plus le chant du sacrifice, ce
n’était même plus celui du désir, ni de la joie toute proche. C’était la
haine ; la haine pour tout ce qui m’avait falsifié, écrasé si longtemps. Je
pensais, avec une sorte de cruel plaisir, que de votre chambre vous
m’entendiez jouer ; je me disais que cela suffisait comme aveu et comme
explication. (A, p. 74)
La femme est rendue coupable de l’avoir empêché d’exploiter sa
veine d’artiste, c’est-à-dire de s’accomplir en tant qu’être humain. En se
séparant d’elle, il naît une seconde fois, cette fois-ci à une existence
sexuelle et esthétique.
Malte Laurids Brigge est trop absorbé par l’introspection et ne
s’aperçoit de son entourage qu’en tant que projection de sa sensibilité. Il
est encore plus asocial et isolé que le musicien yourcenarien, ce qui
explique que ses rares contacts avec le monde féminin remontent à un
passé lointain. Les tentatives d’écriture de Malte sont parsemées de ses
souvenirs des femmes qui peuplaient son enfance, notamment la tante
Abelone et sa mère. Cette dernière aurait préféré avoir une fille plutôt
qu’un fils. Voilà pourquoi elle l’appelle Sophie et feint de se plaindre du
garçon qu’il n’a pas le droit d’être. L’enfant se soumet aux règles de ce
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jeu malsain pour ne pas mettre en colère sa mère adorée qui toutefois le
perturbe.
Sachant que les femmes mettent en danger l’identité masculine,
l’aristocrate danois n’ose s’approcher de l’autre sexe. Sans métier, sans
amitié aucune, il parvient à se concentrer sur son évolution artistique. À
Paris, il fait le bilan de sa modeste carrière d’écrivain : « J’ai vingt-huit
ans et il ne s’est encore à peu près rien passé. Récapitulons : j’ai écrit une
étude sur Carpaccio, qui est mauvaise, un drame intitulé Mariage qui
veut prouver une thèse fausse avec des moyens équivoques, et des
vers » 19.
Or, la voie dans laquelle s’engage l’écrivain en herbe s’avère difficile.
Quiconque désire écrire un récit doit d’abord apprendre à voir et à se
souvenir. Malte ne parvient pas à atteindre ce but : il se perd en réflexions
métafictionnelles et produit tout au plus des bribes d’histoire qui ne
suivent que la logique de sa névrose. C’est avec mélancolie que le
protagoniste évoque les bons vieux temps où l’on savait encore raconter
des histoires : « S’il fut une époque où l’on savait raconter, vraiment
raconter, ce doit avoir été avant mon temps. Je n’ai jamais entendu
personne raconter [...]. On dit que le vieux comte Brahe savait encore » 20.
Le grand-père paternel appartenait à cette génération qui ne mettait
pas en doute la possibilité de transposer des événements par écrit. Malte,
cependant, s’aperçoit des pièges du langage et des dangers que peut
courir le moi qui se croit déterminé et stable. Face à ces défis, l’énoncé
reste « hypothétique »21 pour parler avec Judith Ryan. La comparaison
avec les romans de Joyce, Broch ou Musil s’impose et nous rappelle que
le texte de Rilke fut composé en pleine crise du roman.
Alexis ou le Traité du vain combat, à la différence des Carnets de
Malte Laurids Brigge, ne cherche pas à explorer les limites de
l’expression. C’est l’œuvre d’une débutante qui, comme Rilke, s’essaie à
son premier long récit après avoir publié des poèmes mais qui, au
contraire de lui, ne se range pas du côté de ceux qui proclament la fin du
19
Ibid., p. 35 sq.
Ibid., p. 151.
21
Judith RYAN, « “Hypothetisches Erzählen“: zur Funktion von Phantasie und
Einbildung in Rilkes Malte Laurids Brigge », Jahrbuch der Deutschen
Schillergesellschaft, 15, 1971, p. 341-374.
20
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roman. La seule convergence narratologique qu’on puisse constater entre
les deux textes se situe au niveau du protagoniste. Ni Rilke ni Yourcenar
ne parviennent à créer un personnage élaboré qui s’inscrit dans une
intrigue romanesque comportant des épisodes et des péripéties. Le fait de
s’arrêter à mi-chemin entre la nouvelle et le roman ne signifie
aucunement une tentative innovatrice en ce qui concerne Yourcenar mais
témoigne plutôt d’un manque d’assurance. Alors qu’elle poursuit dans
cette voie, Rilke revient définitivement à sa première vocation de poète
qu’il couronne avec les Élégies de Duino (1923) et Les Sonnets à Orphée
(1923).
Nous terminons notre exposé en rappelant les motifs qui constituent
les points de contact les plus frappants entre Alexis et les Carnets22. Parmi
ceux-ci, il faut compter les terreurs de l’enfance, l’angoisse existentielle à
laquelle s’ajoute le déracinement de l’homme moderne, la constitution du
sujet et l’illusion de l’amour réciproque. En revanche, le maître spirituel
est dépassé d’emblée par la jeune écrivaine dans son approche de la
sensualité, fort thématisée par celle-ci et ignorée par celui-là et qui fait
d’Alexis une œuvre profondément yourcenarienne.
Si nous avons postulé les Carnets comme première source
d’inspiration de Yourcenar, il ne faut pas perdre de vue la prédilection de
Rilke pour certains thèmes dont ceux figurant plus haut. L’histoire du
jeune aristocrate danois ne doit donc pas être regardée comme
phénomène isolé mais représentatif de l’univers fictionnel de
l’Autrichien.
En conclusion, l’intérêt que Yourcenar porte aux Carnets de Malte
Laurids Brigge ne semble pas seulement résulter de son engouement pour
le grand poète mais aussi de l’identification avec la problématique sousjacente de ce roman. Avec Malte et Alexis, les auteurs retracent le
processus d’une émancipation. Tous les deux rompent avec un milieu et
ses conventions afin de conquérir une place dans le monde artistique.
Yourcenar, au moment de rédiger son récit, se trouve elle aussi dans une
22
Il existe une étude comparatiste sur notre sujet qui analyse les thèmes d’amour, identité,
art et Dieu sans tenir compte de l’histoire des idées dans laquelle s’inscrivent les œuvres
en question. Voir Peter G. CHRISTENSEN, « Yourcenar’s Alexis and the Heritage of
Rilke », Essays in French Literature, 22, 1985, p. 50-58.
212
Sur les traces de Rilke dans Alexis
phase de transition. Déjà elle utilise son pseudonyme, mais le prénom
« Marg » témoigne d’une hésitation qui ne disparaît qu’avec la
publication de Pindare en 1932, signé Marguerite Yourcenar : preuve
qu’elle a fini par se trouver. Dans cette optique, l’hypotexte étudié ici
remplit un rôle aussi simple qu’éternel, à savoir : « Lire, lire l’autre,
revient toujours à se définir soi » 23.
23
Emmanuel FRAISSE et Bernard MOURALIS, Questions générales de littérature,
Paris, Seuil, coll. Essais, 2001, p. 261.
213