Rainer Maria Rilke (1875 – 1926) - Création Psychanalyse Politique

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Rainer Maria Rilke (1875 – 1926) - Création Psychanalyse Politique
LÀ OÙ JE CRÉE, JE SUIS VRAI
Par Anne-Marie Viala, le 23 janvier 2003.
Rainer Maria Rilke (1875 – 1926)
Rilke est né à Prague – comme Kafka et comme Nietzsche - en décembre 1875. Père faible,
qui échoue dans sa carrière militaire, mère ambitieuse (ou bovarienne ?). Les parents se
quittent quand Rilke a 8 ans. Une enfance très solitaire. « Ich-Schwäche » (Faiblesse du
moi ?). Cherche à se construire : « là où je crée, je suis vrai »
4ème élégie de Duino (trad. Lorand Gaspard)
Qui nous montrera l’enfant tel qu‘il est là ?
Qui l’établira dans sa constellation en lui mettant les mesures de la distance entre les mains ?
Qui formera la mort de l’enfant de ce pain gris qui durcit,Qui laissera la mort, dans la bouche ronde, comme le trognon d’une belle pomme ?
Il est aisé de comprendre les assassins.
Mais ceci : la mort, toute la mort qu’on doit avec tant de douceur contenir avant même d’être
en vie
Et n’en pas devenir méchant.
C’est ineffable.
Il se définit comme un sans racine, sans terre natale, un étranger et il passera toute sa vie –
faut-il dire à voyager ou à aller vers l’inexistant : je crois qu’il vaut mieux dire à aller, à
migrer, à établir une percée – dans ce qu’il appelle l’Ouvert.
VIIIème élégie :
De tous ses regards le vivant perçoit « l’ouvert ».
Seuls nos yeux à nous sont à l’envers,
Posés comme pièges autour des issues. (Cf. la panthère)
Je crois qu’un auteur ne peut s’empêcher de créer sa propre existence-hors-existence à travers
son œuvre et de recréer son entourage … ce qui a des conséquences parfois très douloureuses :
il ne vit pas avec les gens tels qu’ils existent, mais tels qu’ils sont. Rilke, en particulier, a la
nostalgie du hors-existence, hors-langage, de l’état d’enfance où on n’a rien.
La première rencontre décisive (après celle du vieux Tolstoï) est celle d’Auguste Rodin – je
schématise : il y a aussi Lou-Andréas Salomé (amie aussi de Freud et Nietzsche) et Clara
Westhof, femme-sculpteur, élève de Rodin qu’il quitte après un an de mariage et après avoir
eu une fille, Ruth. (séjour à Worpswede)
L’Auguste Rodin de Rilke a peut-être peu à voir avec l’Auguste Rodin réel : le désir prévaut
sur la réalité.
Rilke fait dire à un ami de Rodin : « Il reste, lorsqu’il s’en est allé, dans le crépuscule de la
chambre, quelque chose de tendre, comme si une femme était passée par là. » (P 443)
P 444 : Travailler comme la nature travaille, et non comme l’homme, telle était sa destinée.
P 399-400 : Enfin, après des années de labeur solitaire, il tenta de faire connaître une de ses
œuvres. C’était une question à l’opinion publique. L’opinion publique répondit négativement.
Et Rodin s’enferma de nouveau pendant treize années. Ce furent des années pendant
lesquelles, toujours aussi inconnu, il mûrit jusqu’à la maîtrise, jusqu’à dominer sans
restriction ses propres moyens, en travaillant, en réfléchissant, en essayant, hors de toute
influence de son temps qui ne prenait pas part à lui. Peut-être le fait que tout son
développement ait lieu dans ce silence jamais troublé lui donna-t-il plus tard cette sûreté
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puissante lorsqu’on se disputait à son propos, lorsqu’on contredisait son œuvre. Quand les
autres commencèrent à douter, il n’avait plus de doutes sur lui-même. Tout cela était derrière
lui. Son sort ne dépendait plus de l’approbation et du jugement de la foule, il était déjà décidé
lorsqu’on crut pouvoir l’anéantir par la raillerie et l’hostilité. Au temps où il devenait, aucune
voix étrangère ne sonna à ses oreilles, aucun éloge ne l’atteignit, qui eût pu l’égarer, aucun
blâme qui eût pu le troubler… Et c’est pourquoi son œuvre était aussi indomptable ; parce
qu’elle était venue au monde tout achevée ; elle n’apparaissait plus comme une chose qui
devenait, qui demandait à être reconnue, mais comme une réalité qui s’était imposée, qui est
là, avec quoi il faut compter.
P391 : Rodin était solitaire avant sa gloire. Et la gloire l’a rendu encore plus solitaire. Car la
gloire n’est finalement que la somme de tous les malentendus qui se forment autour d’un nom
nouveau.
P 437- 438 – 439 Où était une patience qui fût égale à un tel métier ?
Elle était dans l’amour de ce travailleur, elle en tirait sans cesse son renouveau. Car c’est là
peut-être le secret de ce maître, qu’il était capable d’un amour auquel rien ne pouvait résister.
Son désir était si long, si passionné et si ininterrompu que toutes les choses lui cédaient ; les
choses naturelles et toutes les choses énigmatiques de tous les temps où de l’humain aspirait à
être de la nature…
Ce travail (le travail du modelé)… devait être fait si humblement, si servilement, avec un tel
don de soi, et une telle absence de choix sur le visage, sur la main ou sur le corps, qu’il n’y
eût plus rien qui portât un nom, que l’on formât seulement sans savoir ce qui allait justement
venir, comme le ver qui suit son chemin, dans l’obscurité, d’un endroit à l’autre. Car qui
saurait être dépourvu de toute prévention en présence de formes qui portent un nom ? Qui ne
choisit pas déjà lorsqu’il nomme quelque chose visage ? Mais celui qui travaille n’a pas le
droit de choisir. Son labeur doit être pénétré d’une obéissance partout égale. Sans avoir été
décachetées, ainsi qu’un objet confié, les formes doivent passer entre ses doigts, pour être
dans son œuvre pures et intactes. »
Référence au hors-signifiant.
Œuvre : ramener les choses à l’hors-existence, au mode de l’apparition, de l’épiphanie.
Contre-exemple : La Panthère : P 413 Il y a dans l’atelier de Rodin le moulage d’une petite
panthère d’origine grecque, à peine grande comme la main (l’original se trouve au cabinet des
médailles, à la Bibliothèque Nationale) ; lorsqu’on regarde sous son corps, par devant, dans
l’espace formé par les quatre pattes souples et fortes, on peut croire regarder dans la
profondeur d’un temple indien taillé dans le roc, tant cette œuvre grandit et s’étend à
l’immensité de ses proportions.
La panthère
Son regard, à force de voir passer les barreaux,
s’est tant épuisé qu’il ne retient plus rien.
Il lui semble qu’il y a des milliers de barreaux
et au-delà, pas de monde.
La démarche feutrée aux pas souples et forts,
elle tourne en rond dans un cercle étroit,
c’est comme une danse de forces autour d’un centre
où se tient engourdie une grande volonté.
Parfois se lève le rideau des pupilles
sans bruit. Une image y pénètre,
parcourt le silence tendu des membres
et arrivant au cœur, cesse d’être.
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Présence de l’être humain au monde : lettres à un jeune poète:
P 330- 331- 332
Une seule chose est nécessaire : la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même,
et ne rencontrer durant des heures personne, c’est à cela qu’il faut parvenir…
L’homme de solitude est lui-même une chose soumise aux lois profondes de la vie…
S’il n’est pas de communion entre les hommes et vous, essayez d’être prêt des choses : elles
ne vous abandonneront pas… Dans le monde des choses et dans celui des bêtes, tout est plein
d’événements auxquels vous pouvez prendre part. Les enfants sont toujours comme l’enfant
que vous fûtes : tristes et heureux ; et si vous pensez à votre enfance, vous revivez parmi eux,
parmi les enfants secrets. Les grandes personnes ne sont rien, leur dignité ne répond à rien.
Inversion des valeurs, rôle de la tristesse, de l’inconnu (P339-340)
La tristesse, elle aussi, est un flot. L’inconnu s’est joint à nous, s’est introduit dans notre
cœur, dans ses plus secrets replis : déjà même ce n’est plus dans notre cœur qu’il est, il s’est
mêlé à notre sang, et ainsi nous ne savons pas ce qui s’est passé. On nous ferait croire sans
peine qu’il ne s’est rien passé. Et pourtant, nous voilà transformés comme une demeure par
la présence d’un hôte. Nous ne pouvons pas dire qui est venu, nous ne le saurons peut-être
jamais. Mais bien des signes nous indiquent que c’est l’avenir qui entre en nous de cette
manière pour se transformer en notre substance, bien avant de prendre forme lui-même.
Voilà pourquoi la solitude et le recueillement sont si importants quand on est triste. Ce
moment, d’apparence vide, ce moment de tension où l’avenir nous pénètre, est infiniment plus
près de la vie que cet autre moment où il s’impose à nous de l’extérieur, comme au hasard et
dans le tumulte. Plus nous sommes silencieux, patients et recueillis dans nos tristesses, plus
l’inconnu pénètre efficacement en nous. Il est notre bien. Il devient la chair de notre
destinée...
L’avenir est fixe, cher Monsieur Kappus, c’est nous qui sommes toujours en mouvement dans
l’espace infini…
Au fond, le seul courage qui nous est demandé est de faire face à l’étrange, au merveilleux, à
l’inexplicable que nous rencontrons.
Lettres à un jeune poète : P325-326
Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait
fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour le moment des
réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en
pratique, les « vivre ». Et il s’agit précisément de tout vivre.
Qu’elle soit de la chair ou de l’esprit, la fécondité est « une » : car l’œuvre de l’esprit procède
de l’œuvre de chair et partage sa nature. Elle n’est que la reproduction en quelque sorte plus
mystérieuse, plus pleine d’extase, plus « éternelle » de l’œuvre de chair… En une seule pensée
créatrice revivent mille nuits d’amour oubliées qui en font la grandeur et le sublime.
Nécessité de « der eigene Tod », la « propre mort » : Cahiers de Malte : P 552
Qui attache encore du prix à une mort bien exécutée ? Personne… Le désir d’avoir sa mort à
soi devient de plus en plus rare. Quelque temps encore, et il deviendra aussi rare qu’une vie
personnelle. C’est que, mon Dieu, tout est là. On arrive, on trouve une existence toute prête,
on n’a plus qu’à la revêtir.
La création : P559-560
On devrait attendre et butiner toute une vie durant, si possible une longue vie durant ; et puis
enfin, très tard, peut-être saurait-on écrire les dix lignes qui seraient bonnes. Car les vers ne
sont pas, comme certains croient, des sentiments (on les a toujours assez tôt), ce sont des
expériences. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de
choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quels
mouvements font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des
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chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on
voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore
éclairci, à ses parents qu’il fallait que l’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et
qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance
qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des
jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à des
nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles, - et il ne suffit
même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits
d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et
de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été
auprès des mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre
ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs.
Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience
d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs eux-mêmes ne sont pas encore cela. Ce n’est
que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se
distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du
milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.
Résistance, transformation, énigme : la figure de l’ange ( P 178 : poésie)
L’ange du méridien (Chartres)
Dans la tempête qui assaille la puissante cathédrale
ainsi qu’un négateur qui tourne et retourne sa pensée,
on se sent soudain, par ton sourire
plus tendrement conduit vers toi :
Ange souriant, sensible figure,
bouche faite de mille bouches :
ne remarques-tu pas comment nos heures
glissent et tombent du plein cadran solaire
où le nombre entier du jour se tient en profond équilibre
parfaitement réel
comme si toutes les heures étaient pleines et mûres ?
Que sais-tu, pierre, de notre être ?
Et ton visage est-il encore plus ravi
lorsque tu présentes ton cadran à la nuit ?
Cette pleine acceptation dénuée de tout jugement le conduit à l’Ouvert, das Offene. C’est la
période des sonnets à Orphée et des élégies de Duino.
Les sonnets sont inspirés par la mort de Véra Oukama Knoop, une jeune danseuse qui
brusquement cesse de danser et est emportée, obèse, par une maladie des glandes : Son
inachèvement et son innocence tiennent ouverte la porte de la tombe, si bien que, défunte, elle
fait partie de ces puissances qui gardent la moitié de la vie fraîche et ouverte vers l’autre
moitié de la blessure béante.
P 219 éd. Bilingue Sonnets à Orphée XIII
Devance toute séparation, comme si elle était derrière
toi, semblable à l’hiver qui à l’instant s’en va.
Car parmi les hivers, il en est un sans fin, tel
que, l’ayant surmonté, ton cœur en tout survivra.
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Sois toujours mort en Eurydice - , monte en chantant plus fort,
en célébrant plus haut remonte dans le pur rapport.
Ici, parmi ceux qui passent, sois, au royaume du déclin,
sois un verre qui tinte et dans le tintement déjà se brise,
sois – et connais en même temps la condition du non-être,
la raison infinie de son intime vibration,
afin de l’accomplir entièrement cette unique fois.
Aux réserves, employées aussi bien que voilées et silencieuses,
de la nature totale, sommes indicibles,
ajoute-toi avec allégresse et anéantis le nombre.
Liaison de l’être et du non-être (ce que Rilke appelle le « rapport », (le trait unaire ?) : der
Bezug qui donne lieu à l’ange). Les élégies tournent autour de la figure de l’ange, « cette
créature dans laquelle la transformation du visible en invisible, que nous réalisons, apparaît
comme déjà réalisée. » Rilke reconnaît dans l’invisible un degré supérieur de la réalité.
Première élégie de Duino (trad. De Lorand Gaspard)
Qui donc dans les ordres des anges
m’entendrait si je criais ?
Et même si l’un d’eux soudain
me prenait sur son cœur :
de son existence plus forte je périrais.
Car le beau n’est rien que le commencement du terrible
ce que tout juste nous pouvons supporter
et nous l’admirons tant parce qu’il dédaigne
de nous détruire.
Tout ange est terrible.
Mieux vaut que je taise la montée obscure de l’appel.
Qui oserons-nous donc appeler ?
Ne pas appeler. « Créer », dans le sens de Rilke. Voilà – et j’ai l’impression de ne rien avoir
dit. Il y a ce que Rilke dit de l’amour, de la femme ou plutôt de la jeune fille, de l’enfance, de
la chose (das Ding), du paysage… et peut-être n’est-ce pas transmissible : Lire un poète, c’est
devenir et devenir, c’est lutter contre la « Ich-Schwäche » qui fait qu’on devient poète ! Mais
le plus fort, c’est que cette lutte ne revigore le sujet qu’en le conduisant sans cesse à son
propre désastre : il s’agit d’une altercation avec le réel.
Rilke ne peut jouir de l’existant, il refuse sa puissance, il la hait (parce qu’il « aime ») et se
propose de ramener par l’œuvre d’art le visible à l’invisible (Cf : nous sommes les abeilles de
l’invisible) : ce qui est impossible car il est malgré tout condamné à recréer du visible, du
sensible, de l’existant… mais « autrement ». Quelle force en lui le soumet à cette tragique
condamnation – le seul courage véritable ?
Conclusion : Comment lier art, psychanalyse, politique ? la psychanalyse, la politique ainsi
que l’enseignement sont un art. Ils doivent leur existence au réel et naissent de la
reconnaissance de la puissance du réel qui est la condition de notre liberté. Face au réel, nous
sommes tous aussi démunis, tous égaux et une fraternité s’instaure. Hélas, la politique telle
qu’elle est pratiquée, à l’heure actuelle, par les professionnels remplace le réel par
l’inconscient (thème de la violence et de l’insécurité) (ce qu’avait déjà fait Hitler). Il faudrait
inventer une politique qui laisse le pouvoir au réel – à ce qui me regarde et me questionne une politique poétique (Cf. l’amour) Tout le monde est, face au réel, avec tout le monde !
(Renvois des pages : R.M. Rilke : œuvres I, prose – éd. Stock)
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