Peut-on comprendre la science sans l`histoire ?

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Peut-on comprendre la science sans l`histoire ?
Peut-on comprendre la science sans l'histoire ?
par
Michel Blay
"Je dois ici me borner, à ce sujet, à poser
en principe, que la philosophie des
sciences ne saurait être convenablement
étudiée séparément de leur histoire,
sous peine de ne conduire qu'à de
vagues et stériles aperçus ; comme, en
sens inverse, cette histoire, isolée de
cette philosophie, serait inexplicable et
oiseuse".
Auguste Comte, Cours de philosophie
positive, 28ème leçon.
Une réflexion portant sur les sciences sous la dénomination de
philosophie des sciences, épistémologie, voire de sociologie des sciences peutelle s'organiser en dehors d'enquêtes historiques s'appuyant sur une
investigation précise, parfaitement documentée, des démarches effectives,
expérimentales et conceptuelles, des savants ou des groupes de savants ?
Je ne le crois pas et je montrerai dans cette brève communication, par
l'étude d'un exemple, comment l'histoire des sciences est nécessaire pour saisir
au
plus
près
le
contenu
d'expressions
comme
"fait
scientifique",
"mathématisaton", "base empirique", etc... Il importe cependant maintenant de
préciser ce que j'entends par l'expression "histoire des sciences". En effet
l'histoire des sciences apparaît bien souvent comme une vaste maison, voire
une auberge espagnole, où se retrouvent des sociologues, des philosophes, des
anthropologues, des ethnologues, des historiens, etc... Une telle multiplicité
d'intervenants dissous plus ou moins l'histoire des sciences dans une pluralité
de méthodes, d'enjeux, de problèmes et, en ce sens, l'histoire des sciences
n'existe plus. Il convient donc tout d'abord de définir un objet et une méthode
(cf les encadrés) pour l'histoire des sciences et d'apprécier, au regard des
résultats qui sont alors obtenus dans l'analyse des problèmes, si cette
caractérisation de l'histoire des sciences permet de faire progresser la
connaissance.
"Et d'abord, il doit être entendu que quand je parle d'histoire des
2
sciences, je parle de l'histoire de la pensée scientifique et je ne parle que de cela".
A ces mots d'Hélène Metzger, tirés de son article "La méthode philosophique
dans l'histoire des sciences"1, je me permettrai d'ajouter que par histoire de la
pensée scientifique j'entends précisément l'histoire de la genèse et des
constructions conceptuelles et théoriques, l'histoire des problèmes constitutifs
des champs de la science, c'est-à-dire celle des problèmes immanents au
domaine considéré.
Cette approche générale de l'histoire des sciences ne peut être
pleinement mise en œuvre qu'en définissant corrélativement une méthode et
une conception de la science en tant que science. C'est seulement au regard de
ces deux caractérisations, de méthode et d'essence, que les rapports de l'histoire
des sciences à la philosophie des sciences comme à la sociologie des sciences
seront alors susceptibles d'être parfaitement explicités et circonscrits.
On ne peut, en effet, parler de l'histoire des sciences ou de la science (je
reviendrai plus loin sur la question du pluriel et du singulier) qu'à partir d'une
certaine idée que l'on se fait de la science. Pour ma part, je crois, comme
Alexandre Koyré, et en acceptant comme lui "l'opprobre d'être un idéaliste",
que "la science, celle de notre époque, comme celle des Grecs, est
essentiellement theoria, recherche de la vérité, et que de ce fait elle a, et a
toujours eu une vie propre, une histoire immanente, et que c'est seulement en
fonction de ses propres problèmes, de sa propre histoire qu'elle peut être
comprise par ses historiens"2. En effet, il me semble vain de vouloir par exemple
déduire la science grecque de la structure sociale de la cité ou seulement de
l'agora ; d'expliquer Newton par les tensions sociales et religieuses de
l'Angleterre du XVIIe siècle ou, plus simplement, l'histoire de la balistique par
des soucis d'ingénieurs militaires qui se moquent bien au XVIIe siècle des
travaux de Galilée ou de Torricelli. Ils préfèrent utiliser leurs traditionnelles
tables empiriques qui, pour le coup, c'est-à-dire pour "jeter des bombes",
marchent beaucoup mieux que les subtiles démonstrations de nos deux savants,
démonstrations portant sur des trajectoires paraboliques que, bien sûr, les
projectiles ne décrivent que dans le vide ; il n'en reste pas moins que c'est bien
du projet théorique galiléen que naîtra définitivement dans la première moitié
du XVIIIe siècle la science balistique qui fera alors des merveilles sur les champs
de bataille. De même, en voulant ignorer, pour des raisons économiques,
comme cela est trop souvent le cas aujourd'hui, la distinction entre science et
techno-science,
on
confond
visée
de
connaissance
et
développement
technologique immédiats. La science, en tant que science est, et reste, poursuite
3
incessante de vérité, apaisement de la raison dans la compréhension, c'est-à-dire
Theoria ; elle est itinéraire intellectuel parcouru par des savants au cours des
siècles ; reprise incessante de problèmes toujours repensés et renouvelés, mais
problèmes internes à la science et pour lesquels les solutions appartiennent
exclusivement au champ de la science.
La vérité reste l'horizon de la science. Sans doute ce n'est pas la même
voie, les mêmes tours et détours dans lesquels s'engagent le mathématicien ou
le physicien, et en cela on doit sans doute parler d'histoire des sciences avant de
parler d'histoire de la science, mais, dans un cas comme dans l'autre, c'est bien
la visée de vérité qui seule permet de définir un concept de science.
Ce cadre philosophique général étant fixé, rien n'est donné quant au
cheminement historique effectif de la pensée ; c'est ce cheminement que
l'histoire des sciences doit saisir et comprendre, mettre à jour, sans a priori sur
ce que devrait être la démarche scientifique elle-même. L'histoire de la pensée
dans sa visée de vérité est un cheminement éminemment complexe où se
construit aussi la dignité de l'esprit humain.
En ce sens, on ne peut comprendre la pensée créatrice, les gestes
fondateurs, à un moment quelconque de l'histoire, qu'en pénétrant au plus
profond des textes, dans leur intimité, en s'efforçant, dans un mouvement de
sympathie, de se faire, comme l'écrit Hélène Metzger, le contemporain du
savant dont on parle et de ressusciter ainsi au sens le plus fort du terme
l'efficacité de sa pensée créatrice : "L'historien ne préjuge pas des résultats de
son travail quand il prend une conscience claire des difficultés de ce travail ; au
cours de ses recherches il fournit constamment un effort d'approfondissement
qui lui permet de mieux comprendre le passé, de pénétrer avec plus de sûreté et
plus de sympathie active dans la pensée créatrice d'autrefois à laquelle il infuse
une nouvelle vie, qu'il ressuscite pour un moment"3.
L'histoire des sciences commence par la lecture et l'établissement des
textes dans leurs langues d'origine, par leur analyse philologique et critique,
puis se poursuit par l'effort indispensable de compréhension de ces textes
indépendamment, autant que faire se peut, de toute lecture récurrente
impliquées par des théories plus modernes ou par des conceptions
philosophiques a priori concernant l'induction, les faits, l'expérience, etc... C'est
à partir de la démarche intellectuelle révélée par la cohérence propre du texte
que surgissent, comme à l'état naissant, le sens des procédures mises en place,
le statut des concepts et la portée des innovations introduites.
Je considère donc qu'une théorie de l'expérience ne peut être construite
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ou que le contenu d'expressions comme "fait scientifique", "mathématisation",
"base empirique" ne peut être pleinement saisi qu'à l'issu d'un authentique
travail d'histoire des sciences et, qu'en ce sens, l'histoire des sciences permet
d'éviter le dogmatisme méthodologique philosophique ou sociologique. En fait,
la science ne se construit pas aussi simplement et linéairement qu'on pourrait le
croire a priori, et seuls les résultats de l'histoire des sciences permettent d'en
prendre toute la mesure. Dans cette perspective il apparaît que le rôle le plus
important que peut jouer l'histoire des sciences c'est de se constituer comme un
champ d'expérimentation et de confrontation pour toute philosophie des
sciences dynamique et dépourvue de dogmatisme.
La théorie de l'histoire des sciences que je m'efforce ici de circonscrire est
donc certes d'orientation philosophique par sa conception sous-jacente de la
science comme theoria, mais non pas philosophique au sens où des conceptions
a priori de la démarche scientifique devraient s'imposer à la lecture des textes.
Bien au contraire la philosophie des sciences doit être à l'écoute des résultats de
l'histoire des sciences ; elle doit les méditer, pour se constituer finalement en
une philosophie des sciences s'appuyant sur les démarches effectives mises en
place par les protagonistes de la vie scientifique et non plus sur des discours
vides inspirés par telle ou telle interprétation a priori. Il me semble donc,
comme à Hélène Metzger, "que l'étude de l'histoire des sciences guérirait le
philosophe (si la maladie était curable) de l'étrange manie de vouloir poser a
priori ou a posteriori des concepts définitifs sur lesquels l'esprit pourrait
appuyer sa soif de certitude, et que l'on pourrait appeler à juste titre des
concepts de droit divin"4.
Je souhaiterais maintenant, après cette introduction que je considère
comme théorique, étudier la mise en œuvre des thèses sur un cas précis.
L'étude de la genèse de la théorie newtonienne des phénomènes de la
couleur offre un exemple particulièrement significatif pour notre propos : d'une
part nous possédons les manuscrits de Newton retraçant les étapes de son
élaboration théorique et, d'autre part, la seule lecture, un peu rapide, des textes
imprimés de Newton et cela jusqu'aux années 1960, avait conduit la plupart des
interprètes à faire de Newton l'un des "père" du positivisme, celui qui lisait
directement les lois de la nature dans l'observation, sans hypothèse, sans
métaphysique et sans la moindre opacité ; or, il est loin d'en être ainsi !
Alors que l'épidémie de peste qui va ravager l'Angleterre jusqu'à
l'incendie de Londres en 1666 conduit à la fermeture de l'Université, Newton
mène dans son Linconshire natal ses premières recherches sur la lumière et les
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couleurs. Celles-ci nous sont conservées dans des Carnets de notes rédigés
principalement en 1664 et 1666. A cette époque, les théories de la genèse des
couleurs, par exemple de René Descartes ou de Robert Hooke, invoquent
encore très largement, sur la base de modèles mécaniques, les thèses
aristotéliciennes. La lumière blanche est considérée comme pure et homogène
tandis que les couleurs, caractérisées par leur éclat ou leur force, naissent d'une
modification (atténuation ou obscurcissement) de la lumière incidente. La
succession des couleurs est produite lorsque la lumière devient plus faible ou
plus sombre : le rouge, couleur éclatante, par excellence contient plus de blanc
et moins de noir que les autres couleurs, le vert plus de noir et moins de blanc
que le rouge et le violet encore plus de noir. Une telle approche, dénuée de tout
support quantitatif susceptible de préciser le sens des concepts de force et de
faiblesse, d'obscurité et de luminosité, ne trouve son fondement, son
intelligibilité qu'en se référant directement aux impressions perçues par nos
sens, à la manière dont subjectivement nous nous sentons affectés par telle ou
telle couleur.
Ce cadre explicatif mécaniste qui fonde son intelligibilité sur des
considérations subjectives fournit également le terreau dans lequel s'enracinent
les recherches initiales de Newton. Il les commence en 1664, par des
expériences, dites aujourd'hui d'iridescence, inspirées par l'idée que les couleurs
naissent de la lumière et de l'obscurité, à l'occasion desquelles, observant à
travers un prisme deux bandes contiguës l'une claire et l'autre sombre, il
constate la présence de diverses colorations dans la zone de contact. Puis, guidé
par une conception corpusculaire de la lumière, il parvient en 1665 à une
interprétation qui associe un modèle hétérogène de la lumière blanche (les
corpuscules constituant les rayons incidents possèdent soit des vitesses soit des
masses de grandeurs différentes) et un processus de la genèse des couleurs qui
se situe dans le prolongement direct de la version mécaniste des théories
traditionnelles de la modification. A cette date la position de Newton reste donc
très classique, du point de vue de la genèse des couleurs. Il s'attache d'ailleurs
encore à l'automne 1665, comme ses contemporains, à tailler des verres de
forme autre que sphérique pour résoudre le délicat problème de l'achromatisme
des lentilles : on supposait alors que des verres de forme autre que sphérique
pourraient remédier à ce défaut.
Au début de l'hiver 1666, Newton est cependant en possession de
l'essentiel de sa théorie. C'est donc entre ces deux périodes qu'il a conçu son
hypothèse définitive : il n'y a pas de surface susceptible de permettre à tous les
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rayons de converger en un foyer, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de telle surface si la
lumière est un mélange hétérogène de rayons différemment réfrangibles. Cette
nouvelle hypothèse, nourrie de suppositions atomistiques sur la nature de la
lumière, va constituer, pour Newton, un guide privilégié ouvrant la voie à une
étude renouvelée des phénomènes de la lumière et des couleurs.
Newton reprend en premier lieu certaines des expériences de Robert
Boyle contenues dans ses Experiments and Considerations Touching Colours
(Londres 1664). Ses comptes rendus expérimentaux comparés à ceux donnés
par Boyle d'expériences identiques sont très instructifs. Boyle, après avoir
indiqué qu'une feuille d'or très fine apparaissait comme "pleine de pores",
décrit le changement de couleur observé lors de la transmission de la lumière :
"Mais la lumière qui traversait ces pores était, lors de son passage, si tempérée
par de l'ombre et modifiée que l'œil ne discernait plus une couleur or, mais une
couleur bleu-vert". Quant à Newton, il écrit : "les rayons réfléchis par une feuille
d'or sont jaunes mais ceux qui sont transmis sont bleus comme cela apparaît en
tenant une feuille d'or entre l'œil et une chandelle". La comparaison de ces
comptes rendus souligne une différence radicale dans les perceptions du même
phénomène par les deux savants. Si Newton perçoit des rayons réfléchis jaunes
et des rayons transmis bleus, Boyle perçoit dans la lumière transmise non pas
des rayons d'une nature spécifique, mais de la lumière blanche modifiée et
altérée dans sa nature par un mélange d'ombre. Boyle et Newton ne voient plus
la même chose lorsqu'ils observent leurs feuilles d'or. De telles remarques
pourraient être multipliées, mais c'est en décrivant les résultats fondamentaux
de ses travaux sur le prisme que Newton rompt de la façon la plus nette avec
les analyses classiques. En 1666 donc, Newton renouvelle totalement
l'expérience du prisme en ce sens que, contrairement à ses contemporains, il se
place systématiquement dans une pièce sombre, utilise un diaphragme pour
limiter le faisceau incident de lumière solaire, installe le prisme dans une
position correspondant au minimum de déviation, place l'écran à une grande
distance du prisme, observe une tache spectrale d'une forme bien déterminée.
Des conditions expérimentales aussi bien définies et éloignées des pratiques
usuelles
des
contemporains
soulignent
la
spécificité
de
l'expérience
newtonienne du prisme et la nouveauté du regard, qui est maintenant le nôtre,
de Newton. Loin d'être celle d'où aurait été déduite, comme on a l'habitude de
le croire, toute la théorie, l'expérience du prisme apparaît bien plutôt comme
une expérience mise en place pour développer l'hypothèse formulée
antérieurement concernant la réfrangibilité spécifique des différents rayons.
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L'expérience du prisme au sens newtonien est une expérience construite et non
donnée. Le regard, à présent porté sur la lumière et les couleurs par Newton
inaugure, à proprement parler, le nôtre. Ce sont là autant d'éléments, dégagés
par l'analyse historique, susceptibles de fournir, comme l'ont déjà remarqué
dans d'autres exemples Karl Popper, Thomas Kuhn ou Paul K. Feyerabend, de
nouveaux
éclairages
sur
les
concepts
philosophiques
"d'observation
expérimentale" ou de "base empirique".
C'est en 1672 que Newton, alors qu'il vient d'être nommé fellow de la
Royal Society pour son télescope à réflexion — il sait maintenant que la taille
des verres est inutile pour résoudre les problèmes de l'achromatisme —, rédige
sa célèbre lettre à Henry Oldenburg alors secrétaire de la Royal Society. Cette
lettre, présentée aux membres de cette assemblée à la séance du 8 février 1672
puis publiée dans le numéro 80 du 19 février des Philosophical Transactions
(3075-3087), constitue le véritable texte fondateur de la théorie newtonienne de
la lumière et des couleurs. Il restera jusqu'en 1704 date de publication de
l'Opticks, le seul exposé complet de sa pensée.
Cette lettre, sans entrer dans son détail, donne une refonte dans un style
d'inspiration très baconien, requis par les membres de la Royal Society, des
travaux antérieurs de Newton que nous venons de présenter cursivement. Il y
formule sa théorie, sous sa forme définitive, en s'appuyant sur son
Experimentum crucis. Il va sans dire que le style de cette lettre, associé à la mise
en place de l'Experimentum crucis, aidera fortement à créer l'image d'un Newton
dont les acquis semblent résulter de la saisie d'un pur fait d'expérience comme
s'il lisait directement les secrets de la nature. Ainsi se trouve introduite par
Newton lui-même, pour donner artificiellement et d'une façon un peu
rhétorique un fondement absolu empirique à ses travaux, la première esquisse
d'un Newton positiviste. Cette image culminera au début du XXe siècle avec la
publication en 1908 de l'ouvrage de Léon Bloch, La philosophie de Newton ou
l'histoire, comme d'ailleurs dans La mécanique. Exposé historique et critique de son
développement d'Ernst Mach publié en français en 1904, est réécrite en
s'appuyant sur une idée de ce que doit être la démarche scientifique du point de
vue de la philosophie des sciences sans s'attacher à étudier le travail effectif du
ou des savants. Ainsi se crée une illusion méthodologique peu propice à une
meilleure connaissance des processus créatifs et cognitifs associés à la démarche
scientifique.
Newton donc, en 1672, dans son Experimentum crucis utilise deux prismes
et deux planches percées. Le premier prisme est placé à proximité du trou
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pratiqué dans le volet. Les rayons émergeant de ce prisme, produisant le
spectre, passent par un petit trou réalisé dans l'une des deux planches, placée
juste derrière le prisme. A 12 pieds de cette dernière, Newton fixe la deuxième
planche percée également d'un trou et derrière laquelle il installe le deuxième
prisme. Ce dernier peut ainsi recevoir les rayons émergeant du premier prisme.
Par la rotation de ce dernier autour de son axe, tout en maintenant fixes les
deux planches et le deuxième prisme, les rayons de telle ou telle espèce
émergeant du premier prisme sont amenés en face du premier trou. Cela étant,
seul le faisceau joignant les deux trous dans les deux planches et dont la
direction, par conséquent, est constante, tombe sur le deuxième prisme (chaque
faisceau parvient ainsi sous la même incidence au deuxième prisme). De cette
façon, Newton peut observer sur le mur les diverses taches colorées
correspondant aux divers rayons réfractés par le deuxième prisme, et constate
alors que les plus réfractés (ou les moins réfractés) par le premier prisme sont
encore ceux qui le sont le plus (ou le moins) par le deuxième prisme : "Et je vis,
par les différentes positions de ces lieux, que la lumière tendant vers cette
extrémité de l'image vers laquelle la réfraction du premier prisme avait lieu,
subissait vraiment dans le second prisme une réfraction beaucoup plus
importante que la lumière tendant vers l'autre extrémité".
Là-dessus, Newton conclut que la lumière blanche est constituée de
rayons différemment réfrangibles : "Et ainsi nous décelâmes que la véritable
cause de la longueur de cette image n'était pas autre chose que celle-ci, à savoir
que la lumière se composait de rayons différemment réfrangibles qui, sans
égard à la différence de leurs incidences, étaient suivant leur degré de
réfrangibilité transmis vers diverses parties du mur".
Dans la deuxième partie de sa lettre de 1672, Newton remarque que
l'Experimentum crucis montre que les rayons traversant le deuxième prisme
conservent tout aussi bien leur couleur que leur degré de réfrangibilité. A
chaque couleur correspond un certain degré de réfrangibilité, de telle sorte
qu'entre la réfrangibilité et la couleur s'instaure une relation biunivoque. Par
conséquent, corrélativement à leurs différences dans leurs degrés de
réfrangibilité, les rayons diffèrent "dans leur disposition à présenter telle ou
telle couleur particulière". Ainsi Newton peut conclure que "les couleurs ne sont
pas des qualifications de la lumière dérivées de réfractions ou de réflexions sur
les corps naturels (comme on le croit en général), mais des propriétés originelles
et innées différentes suivant les rayons" de la même façon que le sont leurs
degrés de réfrangibilité. Puis Newton établit que la couleur ou le degré de
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réfrangibilité d'un rayon donné sont inaltérables, soit par réfraction, soit par
réflexion, soit encore "d'aucune autre façon que j'ai pu jusqu'à présent étudier".
Il n'en reste pas moins que des "transmutations apparentes de couleurs peuvent
se produire là où s'opère tout mélange de rayons de diverses natures". En fait, il
y a deux sortes de couleurs : "les couleurs simples et primitives d'une part, leurs
mélanges d'autre part". Les couleurs primitives ou primaires étant "le rouge, le
jaune, le vert, le bleu, un violet pourpre, avec aussi l'orange, l'indigo et une
variété indéfinie de nuances intermédiaires".
Parmi tous les mélanges, "la composition la plus surprenante et la plus
extraordinaire est celle du blanc". Cette couleur est, de toutes celles obtenues
par mélanges, la plus complexe puisque son analyse par le prisme fournit
toutes les couleurs du spectre. Afin d'illustrer ce résultat, Newton imagine une
expérience permettant de recomposer la lumière blanche à partir de la lumière
dispersée par un prisme. Pour cela, il place une lentille convergente sur le trajet
des rayons émergeant du prisme et observe que "la lumière ainsi reproduite
était entièrement et parfaitement blanche, ne différant pas du tout de façon
sensible de la lumière directe du soleil, sauf lorsque les verres que j'employais
n'étaient pas suffisamment clairs, car dans ce cas, ils la modifieraient quelque
peu vers leur couleur". Il conclut en affirmant que "de cela, par conséquent, il
s'ensuit que le blanc est la couleur normale de la lumière ; car la lumière est un
agrégat complexe de rayons dotés de toutes sortes de couleurs, qui sont dardés
de façon désordonnée des différents points des corps luminescents".
Dans cette dernière proposition, la thèse de l'hétérogénéité prend sa
forme définitive, et l'interprétation de l'experimentum crucis acquiert toute sa
force. Puisqu'à chaque degré de réfrangibilité correspond une couleur
déterminée, par conséquent, les rayons susceptibles d'engendrer telle ou telle
sensation de couleur et préalablement mélangés dans la lumière blanche sans
perdre leur spécificité, sont, par le prisme, simplement "séparés et dispersés
suivant leurs inégales réfractions sous une forme oblongue dans une succession
ordonnée allant du rouge vif le moins réfracté au violet le plus réfracté".
Dans ce texte de 1672, comme dans l'Optique de 1704, Newton introduit
l'idée d'un nombre indéfini de lumières homogènes où prédomine sept tonalités
principales. Chaque rayon se trouve caractérisé, non pas par une impression
subjective, mais par un degré de réfrangibilité de telle sorte qu'il est possible,
sur la base de la mesure de ces degrés de réfrangibilité de construire une échelle
quantitative des rayons colorés, c'est-à-dire des rayons qui engendrent telle ou
telle sensation de couleur, et ainsi, de parvenir à la mathématisation des
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phénomènes de la couleur (arc-en-ciel, lames minces). Newton peut ainsi
expliquer pour quelles raisons telle ou telle couleur apparaît en tel ou tel
endroit dans le ciel, s'il s'agit par exemple d'un arc-en-ciel, en revanche il ne dit
pas dans ce cadre théorique en quoi dans sa nature le rouge diffère du bleu, ni a
fortiori comment s'effectue la perception des couleurs.
A l'issue de ce travail expérimental se trouve établi, non pas comme le
laisse entendre Newton l'hétérogénéité en réalité indécidable (cf. encadré) de la
lumière blanche mais le fait de la multiplicité des rayons différemment
réfrangibles tel qu'à chaque degré de réfrangibilité corresponde une couleur
donnée ; ou de façon plus concise, le fait de la multiplicité des lumières
homogènes ou monochromatiques. Quelle est la nature de ce fait de la
multiplicité des lumières homogènes ?
Ce fait, à partir duquel tous les phénomènes de la lumière et des couleurs
vont être maintenant interprétés, présente un intérêt épistémologique tout
particulier. D'une part, même s'il peut apparaître au physicien moderne comme
une donnée quasi immédiate de l'expérience, ce n'est là qu'une simple
impression produite par trois siècles d'utilisation et de confirmations
successives dissimulant en réalité son origine hypothétique et conjecturale ;
d'autre part, ce fait n'est établi qu'avec l'aide de l'Experimentum crucis qui, pour
sa part, n'est construit que dans la perspective de fournir un moyen indirect
pour saisir cette réalité non immédiatement perçue que constitue la multiplicité
des lumières homogènes.
Ainsi, la démarche, par laquelle ce fait qui n'a pas d'existence au niveau
des objets de la réalité immédiate est établi ou pour mieux dire construit, relève
pour sa plus grande part du raisonnement, même si le recours à l'expérience est
fondamental. A la réalité immédiatement perçue que s'efforçaient de décrire les
théories traditionnelles, newton a substitué un fait général qui va devenir le
véritable objet dont traitera la science de la genèse des phénomènes de la
couleur, son véritable point d'enracinement.
L'analyse de cet exemple, bien que menée trop rapidement, permet
cependant de montrer, point par point, l'importance qu'il y a à revenir, pour
penser les sciences, à la démarche effective des savants, c'est-à-dire à l'étude
historique et conceptuelle de leurs travaux. L'illusion empirique s'efface, la
méthodologie, si tant est qu'elle existe, se complique singulièrement et l'apport
de conceptions a priori sur le monde, comme celle par exemple de l'atomisme,
apparaît clairement. Ce sont là autant d'éléments que toute étude des sciences
(philosophique, sociologique, etc...) se doit de prendre en compte pour éviter
11
les pièges des discours vides sur les sciences ou plus gravement des discours
idéologiques.
12
NOTES
1
2
3
4
Archeion, 19, 1937, p. 205
Etudes d'histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, 1973, p. 399 ;
première édition Paris, PUF, 1966.
"L'historien des sciences doit-il se faire le contemporain des savants dont il
parle", Archeion, 15, 1933, p. 35.
"Tribunal de l'histoire et théorie de la connaissance scientifique", Archeion, 17,
1935, p. 13.