L`assurance islamique gagne du terrain

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L`assurance islamique gagne du terrain
Tendances
INTERNATIONAL
L’assurance islamique gagne
du terrain
Bien ancrée dans les pays du Golfe et en Malaisie, l’assurance islamique
est en fort développement. L’été dernier, une nouvelle société, Salama,
est autorisée à exercer en Algérie, et Scor se lance à son tour dans
la réassurance takaful. A quand une société islamique en France ?
alama est le nom d’une
société créée en 2006 par
S
un groupe financier originaire
de Dubaï, qui avait installé en
Tunisie Best Ré, première société de réassurance takaful.
De Tunis, le réassureur avec
à sa tête Farid Benbouzid,
avait établi une filiale d’assurance directe en Algérie et
au Sénégal et géré, pendant
quelques années, le Lloyd Tunisien. Jean-Paul Roux, un
Français qui a participé à la
modernisation des réseaux du
Gan et de Groupama, est aujourd’hui l’interface entre
Farid Benbouzid et les opérationnels. Il explique : « Nous
développer selon le modèle
de l’assurance islamique
nous permet de remettre l’assuré au cœur du processus de
l’indemnisation. Il faut mont rer que l’assurance sert à
quelque ch o s e, alors qu’ici
elle est souvent perçue comme une taxe dont il faut s’acquitter pour avoir le dro i t
de rouler en voiture. »
A la fin des années soixantedix, le problème de la compatibilité entre l’assurance et
l’Islam s’est posé. Le développement économique de
certains pays musulmans,
ceux du Golfe bien sûr, mais
aussi la Malaisie et l’Indonésie, les a conduit à recourir
plus souvent que par le passé
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à l’assurance.
Auparavant, ils
recourraient
pour l’essentiel
à des assureurs
étrangers, mais
à ce moment
l’incompatibilité
entre l’assurance
traditionnelle et
la charia est apparue. En 1985,
l’académie Fiqh
– une émanation
de la Conférence islamique –
a déclaré que les
Musulmans ne
devaient pas utiliser les serv i c e s
L’assureur islamique Salama assurances a démarré ses activités en 2006.
d’un assureur
traditionnel, sauf si, dans le l ’ é gardde la charia qui prône l’investissement socialement
pays où ils se trouvaient, ils l ’ é galité entre les partenaires responsable est à la mode –,
n’avaient pas d’autres choix. du contrat. L’autre série d’ar- les placements admis par l’isguments tourne autour des in- lam doivent être en harmonie
Charia. Plusieurs arguments vestissements que les assu- avec les préceptes religieux.
justifient cette interdiction. reurs font de leurs provisions Ces derniers excluent les acLe plus important est que le techniques. Dès lors que le tivités en rapport aussi bien
processus d’assurance com- riba – l’intérêt que la charia avec l’alcool que le jeu, le
porte un élément de gharar, assimile à l’usure – est in- porc ou le sexe. On voit bien
c’est à dire d’incertitude ou terdit, tous les placements en le lien entre takaful et finand’ambiguïté. Par hypothèse, obligations sont condamnés. ce islamique, et ce n’est pas
il existe une disproportion Les seuls placements admis un hasard si Londres est la
considérable entre la prime par la loi coranique sont ceux place financière occidentale
payée par l’assuré et le capi- dont la rémunération résulte la plus en pointe sur ce thème.
tal ou l’indemnité qu’il va – d’un partage du sort entre l’in- C’est donc à partir des années
peut être – recevoir. Cette dis- vestisseur et le bénéficiaire quatre-vingt que des sociétés
proportion, associée à ce ca- de l’investissement. En outre d’assurance takaful se sont
ractère aléatoire, disqualifie – et c’est aisément compré- créées, et leur développement
le processus d’assurance à h e n s i ble en une période où va de pair avec celui de la
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finance islamique. Les deux
a c t ivités répondent à un
même renouveau de la pensée islamique et au souci d’adapter les instruments économiques à des ex i g e n c e s
religieuses, plutôt que d’accepter une sécularisation de
la société qui, en l’espèce,
se serait traduite par son occidentalisation. La première
compagnie – Islamic Insurance Company of Sudan –
a été créée en 1979. Elles sont
aujourd’hui deux cent cinquante et réalisent 2 Md$ de
c h i ffre d’affaires. Elles devraient, selon une récente
étude de Moodys, en réaliser 7,4 dans dix ans. Leur
croissance est souvent de 15
à 20 % par an, dynamisées
par un renouveau religieux
qui intervient dans un contexte économique favorable.
On rencontre des sociétés takaful aussi bien dans les pays
traditionnellement musulmans qu’à Londres, en Australie ou en Afrique du Sud.
Répartition. On peut penser
que cette répartition géographique qui fait la part belle
aux états où l’assurance islamique est d’abord apparue va se modifier quand des
investisseurs établiront des
sociétés takaful dans les pays
occidentaux où vivent d’importantes communautés musulmanes. Il est clair que si
les musulmans qui vivent en
Allemagne ou en France se
s atisfont des assureurs locaux
parce qu’ils n’ont pas d’autre
choix, ils regarderaient sans
doute favorablement des sociétés qui, tout en leur apportant le même service, se conformeraient à des principes
religieux qui leur sont familiers. A ce jour, la FFSA déclare n’être au courant d’aucun projet, mais les choses
pourraient rapidement changer si, par exemple, l’ex p é-
Les pays musulmans du Golfe et la Malaisie sont le berceau de l’assurance takaful. L’Europe n’est pas encore
c o n c e rnée.
rience de Salama en Algérie
était un succès.
Le principe sur lequel repose
l’assurance takaful s’inscrit
dans la logique de la mutualité. L’assuré paie une contribution à l’assureur qui peut
être assimilée à une donation.
En contrepartie, l’assureur
s’engage à compenser la pert e
subie par l’assuré si l’événement redouté, objet du
contrat, se produit. Jusque-là
rien de bien différent d’un
contrat traditionnel. La différence est que si l’événement
ne survient pas, l’assuré est
en droit de recevoir la totalité de ce qu’il a versé initialement. En fait, c’est la coll e c t ivité des assurés qui
bénéficie de ce droit : la totalité des donations sont mutualisées, comme le sont les
sinistres. En d’autres termes,
on se trouve face à un mécanisme qui est celui de la mutuelle à cotisations variables
qui doit, en fin d’exe r c i c e ,
ristourner à ses sociétaires
le trop perçu par rapport aux
sinistres réglés. Comme
d’ailleurs pour nos sociétés à
cotisations variables, et pour
les mêmes raisons à la fois
économiques et pratiques, les
sociétés d’assurance islamiques ne ristournent pas les
excédents aux sociétaires.
Elles s’en servent pour renforcer leur solidité financière
ou baisser les cotisations futures. Parce que les profits
sont partagés équitablement
entre les assurés et l’assureur,
le mécanisme échappe à la
prohibition de l’intérêt. On
retrouve cette idée de partage
du sort qui est le fondement
de la finance islamique.
Principes. En assurance vie,
les choses sont plus comp l exes. Nombre de musulmans considèrent que la mort
a p p a rtient à Dieu, et que toute
opération de nature économique liée à cet événement
est, par nature, impie. Mais
même les croyants, qui n’adoptent pas ce point de vue
radical, établissent une différence importante avec le
schéma traditionnel de l’assurance vie telle que nous la
pratiquons en Occident. Dans
l’assurance takaful, le bénéficiaire n’est qu’un récipiendaire de l’indemnité, il n’en
est pas nécessairement le
d e stinataire final. Le contractant n’a pas le libre choix du
bénéficiaire. L’indemnité ve rsée par l’assureur l’est au bénéficiaire, à charge pour celui-ci de la répartir entre les
héritiers selon l’ordre déterminé par la loi coranique.
C’est sur ce terrain des assurances de personnes que
Salama entend innover en
Algérie. Comme le dit JeanPaul Roux : « Le fait que nous
respections les principes de
la religion va nous aider à
f a i re passer le message de
la prévoy a n c e. Si j’en juge
par la facilité avec laquelle
nous venons de recruter des
c o m m e rciaux, hommes et
femmes d’excellent niveau,
le moment est propice. Nous
espérons en trois ans quadrupler la part de l’assurance de
personnes dans notre portefe u i l l e, et mettre en accord
notre gestion avec les conv i ctions de nos assurés. »
Il existe différents modèles
de fonctionnement de ces sociétés t a k a f u l. Le critère de
distinction est la manière dont
se répartissent les bénéfices
techniques entre la société
et ses assurés. Selon le mo- ➛
n° 111 - avril 2007 - La Tribune de l’assurance
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Tendances
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P Questions à Farid Benbouzid, PDG de Salama assurances Algérie, et président de Sosar au Sénégal
« Revenir aux origines du mutualisme »
Quelle pourrait être la traduction du mot takaful ?
tualisme, en privilégiant l’entraide et la solidarité, et en donnant moins de place à la dimension financière.
Toutefois, les principes de la
Moudaraba ou de la Wakala,
qui s’apparentent à la commandite ou à la gestion pour compte,
permettent de faire coexister
des bailleurs de fonds avec une
communauté d’assurés groupés en mutuelle.
Il n’est pas facile de traduire littéralement les expressions arabes
qui évoquent des concepts. Le mot le plus proche serait sans
doute « entraide ». Une assurance t a k a f u l, c’est un mécanisme d’assurance basé sur l’entraide dans la voie tracée par
le verset 2 de la Sourate 5 : « Entraidez vous dans l’accomplissement des bonnes œuvres. »
Vous avez travaillé dans des sociétés d’assurance
traditionnelles, puis vous avez pris la tête du premier
réassureur takaful. Pourquoi ?
J’ai fait une première carrière à la SAA, la principale société
d’assurance algérienne qui appartient à l’Etat algérien. J’en
ai été le PDG, et, quand j’ai pris ma retraite – très jeune, comme
le permet le droit du travail algérien –, je n’ai pas voulu rester inactif. J’ai souhaité donner un sens plus mutualiste à ma
seconde carrière. J’ai alors rencontré les dirigeants du groupe
Al Baraka, le premier groupe financier islamique établi à Jeddah. Ceci a permis la naissance et le développement de Best
Ré, qui est aujourd’hui le plus important réassureur fonctionnant selon les principes économiques et financiers islamiques. Best Ré a servi de base au développement de plusieurs compagnies islamiques en Algérie, au Sénégal, en
Egypte, au Liban et en Turquie. Depuis, cet ensemble est consolidé au sein du premier groupe d’assurances t a k a f u l,le groupe
Salama, installé à Dubaï où il est coté en Bourse.
En quoi l’assurance takaful est-elle distincte
de l’assurance traditionnelle ?
Pour répondre à la demande de lecteurs français adeptes du
cartésianisme et pour faire simple, je dirai qu’il s’agit d’une
société mutuelle à cotisations variables qui aurait gardé sa pureté originelle. On ne doit pas être très loin non plus de ce
qu’étaient les caisses de la mutualité agricole entre les deux
guerres mondiales. Il s’agit de revenir aux origines du mu-
➛ dèle al wakala, que l’on ren- proprement parlé de propriécontre surtout au MoyenOrient, tout le bénéfice technique revient aux assurés. La
société n’est rémunérée que
par des frais de gestion.
En Malaisie, c’est le modèle
al mudharaba que l’on rencontre. Les excédents techniques sont partagés entre les
assurés et la société, ce qui est
souvent perçu comme un gage
de bonne gestion.
Un troisième modèle, le wa q f,
fait de la société d’assurance
une fondation qui n’a pas à
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taires. Dans ce cas, les éventuels surplus ne sont pas redistribués : ils restent acquis
à la fondation.
Réassurance takaful. Logiquement cette émergence
d’une assurance directe takaful s’est accompagnée de l’apparition d’une réassurance t akaful, dont Best Ré est l’un
des leaders. Les sociétés islamiques étant jeunes et concentrées sur des zones géogr aphiques limitées, la réassu-
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Comment se fait-il qu’il n’y ait pas de sociétés
d’assurance islamique en France ou en Allemagne,
voire en Espagne où vivent des communautés
musulmanes ?
Je ne peux pas vous répondre en ce qui concerne nos concurrents. Pour ce qui est du groupe Best Ré, nous sommes actifs
dans le Maghreb, en Afrique noire et surtout en Asie où l’assurance takaful est très développée. Dans notre philosophie
d’action, nous avons une vraie volonté de diffuser l’assurance
dans des couches de la population où elle est inconnue. Certes,
comme toute entreprise, nous devons gagner de l’arg e n t .
Mais notre premier objectif est pédagogique. Nous voulons
convaincre des populations, jusqu’à présent réticentes, de l’utilité de l’assurance. Nous ne pouvons pas être partout à la fois,
et cela demande du temps. Cependant, et y compris dans les
milieux mutualistes en Europe, l’idée fait son chemin.
Songez-vous au lancement d’une société d’assurance
takaful en Europe ?
Dans l’immédiat, je vous réponds non. Pour l’ave n i r, qui
■
sait ? I n ch A l l a h.
Propos recueilli par J.-P. D.
rance leur est particulièrement
nécessaire. En novembre dernier, Hannover Ré, l’un des
cinq premiers réassureurs
mondiaux a obtenu son immatriculation comme réassureur takaful à Bahrein. Dans
la même logique, un syndicat
takaful a été crée aux Lloyd’s en 2005. En février 2007,
Scor a annoncé qu’elle avait
demandé l’agrément des autorités malaises pour déve l o pper des activités de réassurance takaful à partir de sa
filiale à Labu a n . Cette entrée
de deux grands réassureurs
européens dans la logique t akaful comme la revendication
d’une identité religieuse par
une société directe algérienne
montre bien que l’assurance
takaful a désormais sa place
à coté de la finance islamique.
La seule interrogation porte
maintenant sur la date à laquelle des investisseurs proposeront aux communautés
musulmanes installées en Europe une réponse takaful à
leurs besoins d’assurance. ■
Jean-Pierre Daniel