Travail précaire : sommes-nous tous concernés ?

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Travail précaire : sommes-nous tous concernés ?
DOSSIER(s)
Dossier réalisé
par Philippe Taquet
Supplément à la revue
Regards du
Moc Liège-Huy-Waremme
N° 84 fév. 2009
Travail précaire :
sommes-nous
tous concernés ?
Depuis plusieurs années on assiste à une hausse
importante du nombre d’emplois précaires sur le
marché du travail. C’est particulièrement le cas du
travail à temps partiel qui s’est fortement développé
ces derniers temps, notamment chez les femmes. Si le
contrat à durée indéterminée (CDI) constitue toujours
la norme des relations de travail sur le marché de
l’emploi, sa part sur l’ensemble des contrats de travail
ne cesse de diminuer. Une évolution qui est rarement à
l’avantage des travailleurs.
Qu’est-ce qu’un emploi
précaire ?
© Collection MOC L-H-W
La définition la plus courante
désigne l’emploi précaire
comme un emploi qui présente trop peu de garanties
d’obtenir ou de conserver
dans un avenir proche un
niveau de vie ”acceptable”,
et qui engendre un profond
sentiment d’incertitude sur
l’avenir. Cette définition se
base sur la notion même de
précarité.1
1 La précarité se définit comme étant une
forte incertitude de conserver ou récupérer
une situation acceptable dans un avenir
proche. Une notion à la fois subjective et
relative, puisqu’elle est définie par rapport
à une ”situation acceptable”, au sein d’une
société donnée. La précarité étant perçue
et définie différemment d’une culture à
l’autre (Source: Wikipedia).
2 ”La précarité de l’emploi en Europe”, Centre d’études de l’emploi (CEE), septembre
2002, p.2.
On peut également appréhender la notion d’emploi
précaire à partir de ses caractéristiques. Selon, le Bureau Internationale
du Travail (BIT)2, il existe quatre critères pour déterminer la précarité de
l’emploi:
- la stabilité et la sécurité d’emploi
- les conditions de travail
- la nature et la stabilité des revenus
du travail
- l’accès à la protection sociale.
Les emplois précaires comprennent
ainsi toutes les formes de travail qui
se différencient de ce qu’on appelle
l’emploi ”normal”: durée indéterminée, employeur fixe, temps plein.
Les emplois précaires reflètent une
grande variété de situations, parmi
celles-ci on retrouve le contrat à durée déterminée (CDD) et l’intérim. Ces
contrats de travail sont généralement
rassemblés par les spécialistes sous le
vocable ”Formes d’emplois atypiques”
ou encore ”Formes particulières d’emploi”. Certains auteurs comptabilisent
également dans les emplois précaires
les faux indépendants, bien que pour
d’autres l’emploi précaire ne concerne que l’emploi salarié. La caractéristique commune de ces contrats est
d’éliminer, même partiellement, les
mécanismes de protection associés
au contrat à durée indéterminée.
A cette catégorie d’emploi qui se
base sur une durée limitée du contrat
de travail s’ajoute de plus en plus
l’emploi à temps partiel quand celuici n’est pas le choix du travailleur. On
parle alors de ”salariés à temps partiel
contraints”. Celui-ci est en pleine évolution puisque la majorité des emplois
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créés ces dernières années sont des
emplois de ce type. Des emplois qui
peuvent être à durée indéterminée,
ce qui n’est pas toujours le cas, mais
dont le problème principal concerne
la faiblesse de la rémunération. Car
fort logiquement, qui dit temps partiel, dit également salaire partiel.
On touche ici à une autre caractéristique importante de l’emploi précaire:
des revenus insuffisants. C’est le cas
plus spécifique des travailleurs pauvres dont le salaire ne permet pas de
dépasser le seuil de pauvreté monétaire (voir Quelques définitions). Si
les deux notions se rejoignent, il ne
faut pas les confondre; tous les travailleurs pauvres sont des travailleurs
précaires, mais tous les travailleurs
précaires ne sont pas des travailleurs
pauvres.
Une notion complexe
aux contours flous
On le constate, l’emploi précaire est
une notion complexe aux contours
flous qui renvoie à des réalités sociales parfois très différentes. Il s’agit aussi d’une notion en partie subjective;
deux travailleurs dans une situation
sociale similaire peuvent très bien
ressentir la précarité de façon très différente. Malgré la complexité du phénomène et la diversité des situations
que génère le travail précaire, celui-ci
engendre une série de conséquences
négatives pour le travailleur. Du fait
que leur situation risque de se dégra-
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der en raison même de la nature de
leur emploi, les travailleurs précaires
ont plus de difficultés à faire des projets à long terme et à envisager sereinement l’avenir. Ils ont, par exemple,
davantage de difficultés à investir
dans un logement. Ils ont également
plus de mal à accéder à des formations dans l’entreprise notamment
au niveau de la formation continue.
Vivre avec cette menace pendue audessus de sa tête n’est pas tenable
pour le travailleur; l’emploi précaire
est aussi facteur de maladies liées au
stress, à l’anxiété, aux insomnies…
Enfin, cette incertitude sur l’emploi et
les revenus peut conduire beaucoup
plus facilement à des situations de
pauvreté et d’exclusion.
Quelles sont les causes
de l’emploi précaire ?
Plusieurs éléments expliquent l’évolution de l’emploi précaire qui s’est
développé progressivement à partir
de la crise économique et la montée
du chômage à la fin des années 70.
- Le recours à la flexibilité
Confrontée à la mondialisation et au
développement rapide des nouvelles
technologies, les entreprises ont dû
faire face à un environnement beaucoup plus instable et concurrentiel
que par le passé. Pour s’adapter à ce
nouveau contexte, les entreprises ont
misé principalement sur la flexibilité
de l’emploi en diminuant leurs effectifs permanents (CDI) au profit de
l’emploi temporaire, CDD ou intérim.
Au fil des années, le recours à l’emploi
temporaire est ainsi devenu un instrument de flexibilité jugé essentiel
par les entreprises pour leur permettre d’ajuster leur volume d’emploi à
l’activité. A cette flexibilité interne à
l’entreprise, s’est ajoutée la flexibilité
externe via le recours massif à la soustraitance, au travailleur indépendant,
au recours aux faux-indépendants…
Dans les deux cas, l’objectif est le
même, faire porter en partie le risque
économique de l’entreprise sur un
tiers, qu’il soit un travailleur, ou une
autre entreprise.3
- Le chômage et les politiques de
l’emploi
Ce recours de plus en plus grand aux
contrats flexibles et souvent précaires
par les employeurs ne s’est pas imposé de lui-même. Il a été rendu possible
par une série de réformes du marché
du travail qui ont été progressivement mises en place dans l’ensemble
des pays de l’Union européenne. Une
évolution inspirée par les idées libérale et la volonté de converger vers le
modèle anglo-saxon.
Face à la persistance d’un chômage
de masse, des politiques publiques
de l’emploi ont été également menées pour s’attaquer d’une façon spécifique au chômage de longue durée.
Petit à petit, et de nouveau selon une
vision libérale, le chômage n’a plus
été considéré comme la conséquence
d’un manque d’emplois mais comme
le résultat d’un marché du travail trop
”rigide” qui freine le retour des chômeurs sur le marché de l’emploi. En
Belgique, cette politique s’exprime à
travers le plan d’accompagnement
des chômeurs que les syndicats dénoncent en rappelant que ce ne sont
pas les chômeurs qui sont indisponibles, mais l’emploi. Selon les Travailleurs sans emploi (TSE) de la CSC,
il y a aujourd’hui un emploi disponible pour 32 demandeurs d’emploi.
3 F. Lefresne, ”Précarité pour tous, la norme
du futur ?”, in Le Monde Diplomatique, mars
2006.
Retrouvez les autres dossiers du Regards
sur notre site internet : www.mocliege.org
Ces politiques s’inscrivent également dans la stratégie de Lisbonne
lancée par l’Union européenne qui
prévoit d’arriver à un taux d’emploi
de 70% (voir encadré) d’ici 2010. Un
plan qui ne précise pas la qualité des
emplois à créer, seules les statistiques
comptent, constate Olivier Deruine.4
En Belgique, si le taux d’emploi a
augmenté ces dernières années, la
majorité des emplois créés sont des
emplois à temps partiels. Un emploi
sur dix créés entre 1994 et 2005 a été
un emploi à temps plein. En dix ans
le pourcentage de salariés à temps
partiel est passé d’environ 15% à plus
de 23%. Ce phénomène touche principalement les femmes, mais il s’observe également de plus en plus chez
les hommes. Le nombre d’heures de
travail exercé par des intérimaires a
lui aussi augmenté. Il a doublé entre
1995 et 2005 et est passé de 2% à 4%
du total des heures de travail accomplies par les salariés du secteur marchand. En fait, si on tient compte du
taux d’emploi en équivalents temps
plein, on constate que le taux d’emploi n’a pas progressé ces dernières
années mais diminué.5
Toutes ces mesures sont généralement justifiées par les pouvoirs publics parce qu’elles permettent de
déboucher sur un emploi stable. Il
faut relativiser cet argument. Selon
la Commission européenne, les CDD
ne conduisent que dans 33% des cas
à un contrat à durée indéterminée.
Quant au temps partiel, s’il est parfois considéré comme un progrès
social permettant de mieux concilier
vie de famille et vie professionnelle,
pour certains travailleurs il ne s’agit
pas d’un choix; plus de 14% des travailleurs à temps partiels disent ne
pas trouver un temps plein.
Dualisation du marché
de l’emploi
Les statistiques le confirment, il y
a bien au niveau de l’ensemble de
l’Union européenne une augmentation des emplois précaires. Pour le
sociologue Robert Castel, à côté de
l’emploi classique et des protections
qui lui sont attachées se développe
une situation intermédiaire, le sousemploi qui n’est ni du chômage, ni
du salariat protégé.6 Le risque étant
que ces formes particulières d’emplois viennent remettre en cause la
définition même de ce qu’est l’emploi
”normal”. Bref, d’accréditer l’idée que
le sous-emploi, c’est aussi de l’emploi
à part entière.
4 O. Derrruine, ”De Lisbonne à Lisbonne. De
la Stratégie au Traité… et au-delà”, Etopia,
janvier 2008.
5 P. Defeyt, ” Quelques évolutions structurelles du marché du travail”, Indicateurs pour
un Développement Durable, juin 2006.
6 J. Donzelot et R. Castel (entretien) ”L’invention du sous-emploi”, Revue Esprit, juillet
2005.
Quelques
définitions :
Un travailleur est pauvre quand
son salaire ne lui permet pas de vivre au-dessus du seuil de pauvreté;
celui-ci correspond à 60% du salaire
médian, soit 860 euros par mois pour
une personne seule et 1.805 euros
par mois pour une famille avec deux
enfants. En Europe, il y aurait environ
14 millions de travailleurs pauvres,
soit 7% de la population ayant un
emploi. En Belgique le taux de pauvreté des travailleurs atteint 4,3%.
Si l’emploi reste un facteur déterminant face aux risques de pauvreté,
il n’est plus dans tous les cas un
rempart suffisant. Plusieurs facteurs
principaux expliquent le phénomène de pauvreté des travailleurs,
le premier étant la faiblesse de la
rémunération. Un autre facteur important est la situation du ménage.
A titre d’exemple, en Belgique, une
famille monoparentale sur trois est
en situation de pauvreté.
Le taux d’emploi est la proportion
de personnes disposant d’un emploi, parmi celles en âge de travailler
(15 à 64 ans). En Belgique, le taux
d’emploi a plutôt augmenté ces
dernières années, mais essentiellement en raison de l’augmentation
des emplois à temps partiel. 85% de
la croissance de l’emploi enregistré
entre 1992 et 2002 est due au travail à temps partiel. Il ne faut pas le
confondre avec le taux de chômage
qui est le pourcentage des personnes faisant partie de la population
active qui sont au chômage.
© Collection MOC L-H-W
Stratégie de Lisbonne
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Avec le soutien de :
”Il y a une institutionnalisation de la précarité”
Dominique Linotte, permanent interprofessionnel de la CSC
Liège-Huy-Waremme, était l’intervenant d’un débat sur le
thème: ”Travail précaire: sommes-nous tous concernés ?”
Une soirée organisée le 29 janvier 2008 dans le cadre du
projet du groupe d’action locale du MOC de Waremme sur la
question de la précarité et son évolution au sein de notre
société. Voici un résumé de son intervention.
Dans le cadre de son travail, Dominique Linotte reçoit régulièrement
des travailleurs en situation difficile.
”Notre premier boulot est de garder
ces personnes qui sont en situation
de précarité dans le système et éviter
surtout qu’elles ne basculent un cran
plus loin, c’est-à-dire dans la pauvreté
et l’exclusion”, rappelle-t-il.
Pour Dominique Linotte trois facteurs principaux (parmi d’autres)
sont aujourd’hui générateurs de
précarité. Leur point commun est
que ces éléments sont institutionnalisés, c’est-à-dire la conséquence de
décisions politiques.
La généralisation
du temps partiel
”Le premier facteur concerne tout
ce qui tourne autour des contrats
de travail précaires: intérim, contrat
temporaire, temps partiel. Des
contrats qui se caractérisent par
deux éléments fondamentaux: une
instabilité au niveau du revenu et/
ou des revenus généralement très
faibles” explique-t-il. Dans cette évolution du marché du travail, la généralisation du temps partiel dans certains secteurs est particulièrement
inquiétante car elle est devenue la
norme. ”Il y a une banalisation du
temps partiel. Dans certains secteurs,
il devient de plus en plus difficile, voir
impossible d’obtenir un temps plein,
analyse le permanent de la CSC. Or
qui dit temps partiel, dit aussi revenu
partiel. Déjà qu’il s’agit bien souvent à
la base de salaires qui ne sont pas mirobolants, ces travailleurs doivent se
débrouiller avec des salaires vraiment
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très bas. Quand il y a deux revenus
dans le ménage, on peut encore s’en
sortir. Quand il s’agit de personnes
seules avec enfants, cela devient extrêmement difficile. Au moindre événement imprévu, il n’y a plus aucune
marge de sécurité pour pouvoir compenser un accident de vie, même s’il
est mineur.
Une situation qui n’est ni le fruit du
hasard, ni une fatalité insiste Dominique Linotte: ”Aujourd’hui on nous présente la flexibilité comme un objectif
économique et un objectif de société.
On nous dit que c’est comme cela qu’il
faut faire pour que l’économie se relève et que les entreprises aillent mieux.
Un discours qui n’est plus le seul fait du
monde patronal et des libéraux.”
La politique de l’ONEM
Un autre facteur de précarité mis en
avant par Dominique Linotte est la
politique de l’ONEM dans le cadre
du plan d’accompagnement des
chômeurs.
”Avec cette politique que constate-t-on
sur le terrain ? Ce sont essentiellement
ceux qui ont déjà des gros problèmes
qui sont exclus du chômage. C’est celui
qui est déjà au bord du gouffre et à qui
on va donner le dernier coup d’épaule
pour être certain de le faire tomber
définitivement hors du système. Or,
on sait très bien que cette mesure ne
règle rien et ne fait que reporter le problème puisque ces personnes vont se
retrouver au CPAS. Il y a aujourd’hui
une pression terrible exercée à l’encontre des demandeurs d’emploi qui
finissent par accepter n’importe quoi,
avec n’importe quel salaire et qui en
travaillant ne se retrouvent pas dans
une situation meilleure qu’avec le
chômage. De nouveau, il ne s’agit pas
d’une fatalité mais d’une politique volontaire des pouvoirs publics. Raison
pour laquelle je parle d’institutionnalisation de la précarité”
Un problème de formation
Le troisième aspect mis en avant par
le permanent de la CSC est le problème de la formation. Même s’il y
a des exceptions, les personnes en
situation de précarité sont celles qui
ont le moins de qualifications. ”Je
n’incrimine pas l’enseignement et encore moins les enseignants. Mais il y
a beaucoup trop de jeunes qui sortent
sans aucune formation et aujourd’hui
celui qui n’a pas de formation n’a pas
de travail, constate D. Linotte. Je ne
pense pas, contrairement à ce que l’on
dit parfois, qu’actuellement plus de
jeunes sortent de l’école sans instruction. En moyenne, le niveau de formation est plus élevé que par le passé.
Mais il y a encore quelques années
celui qui n’avait pas de formation pouvait encore travailler comme manœuvre quelque part, à la commune, aux
chemins de fer… Ces gens avaient un
vrai statut, ils travaillaient et avaient
un revenu. Maintenant, c’est terminé.
Les exigences sur le marché du travail sont beaucoup plus importantes
aujourd’hui. Je pense qu’il y a un effort
considérable à faire pour empêcher
que les jeunes sortent sans formation
de l’école. Si ce n’est pas le cas on maintiendra cette tranche de travailleurs
dans une zone de précarité et de petits boulots. Contrairement aux deux
points précédents, il y a ici une prise de
conscience au niveau politique sur la
nécessité de formation de nos jeunes.
Mais au-delà du discours, les moyens
ne suivent pas. Aujourd’hui, il n’y a pas
de réelle volonté politique pour changer ce système.”