Les révolutions de la dignité
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Les révolutions de la dignité
Magazine des Anciens Élèves de L’ENA SEPTEMBRE 2011 – Numéro : 414 – Prix : 5,00 € – ISSN 1956-922X www.aaeena.fr dossier Les révolutions de la dignité « C’est que nous avons, à la vérité, renversé toutes les tyrannies, sauf une seule, la plus dure : la tyrannie des préjugés» Charles Benoist – 1893. sommaire Les cris de l’écrit, impressions d’Afrique Gravure Albert DuPont 06 84 13 57 03 [email protected] www.albertdupontatelier.com Poèmes de Francis Petit © L’inéditeur, 1989 226, boulevard Saint-Germain – 75007 Paris Tél. : 01 45 44 49 50 – Fax : 01 45 44 02 12 site : http ://www.aaeena.fr Mél : [email protected] Directeur de la publication : Christine Demesse Directeur de la rédaction : Karim Émile Bitar Directeur adjoint de la rédaction : Jean-Christophe Gracia dossier Septembre 2011 – Numéro 414 – 5 € Dossier : Les révolutions de la dignité 2 9 12 15 17 19 22 25 27 29 31 Conseiller de la rédaction : François Broche 33 Secrétaire de rédaction : Bénédicte Derome 35 Comité de rédaction : Isabelle Antoine, Jean-Denis d’Argenson, Didier Bellier-Ganière, Jean-Marc Châtaigner, Robert Chelle, Emmanuel Droz, Bernard Dujardin, Patrick Gautrat, Stephan Geifes, Isabelle Gougenheim, Françoise Klein, Aurélie Lorrain-Itty, Claude Revel, Arnaud Roffignon, Jean-Charles Savignac, Didier Serrat, Maxime Tandonnet, Laurence Toussaint. 38 40 43 46 Conseil d’administration de l’association des anciens élèves de l’école nationale d’administration : 49 Bureau Président : Christine Demesse 54 Vice-présidents : Patrick Gautrat, Odile Pierart, Sophie Thibault Secrétaire général : Arnaud Geslin 51 57 Secrétaires généraux adjoints : Béatrice Buguet, Jean-Christophe Gracia 59 Trésorier : Véronique Bied-Charreton 61 Trésorier adjoint : Dominique Dalmas 65 MEMBRES DU CONSEIL Agnès Arcier, Didier Bellier-Ganière, Jean-Étienne Caire, Jean Daubigny, Michel Derrac, Patrice Diebold, Christian Dubreuil, Simon Fetet, Maurice Ligot, Myriem Mazodier, Olivier Rateau, Constance Rivière, Arnaud Roffignon, Jean-Philippe Saint-Geours, Laurent Stéfanini, Pierre-Antoine Vacheron, Jérôme Verroneau. Publicité : MAZARINE Tél. : 01 58 05 49 17 – Fax : 01 58 05 49 03 Directeur : Paul Emmanuel Reiffers Annonces et publicités : Yvan Guglielmetti Mise en page, fabrication : Olivier Sauvestre Conception maquette et Direction artistique : Bruno Ricci – [email protected] Compogravure, impression et brochage : Imprimerie Chirat Dépôt légal : 36914 © 2003 L’ENA Hors les murs N° de commission paritaire : 0414 G84728/ISSN 1956-922X Prix : 5,00 € Si vous désirez vous abonner à L’ENA Hors les murs, voir les bulletins d’abonnement page 24, 56, 64, 95 67 69 Les révolutions de la dignité Karim Émile Bitar Autour du « 89 arabe » Benjamin Stora Du 11 septembre aux révolutions arabes Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou Commencement du monde, révolutions arabes, identitarismes et modernité métisse Jean-Claude Guillebaud Petite réflexion sur l’histoire en cours Kader A. Abderrahim L’esprit révolutionnaire et ses fondements philosophiques : l’exemple américain de 1776 Steven Ekovich L’Europe face aux révolutions arabes Elisabeth Guigou L’impuissance russe devant la chute des dictatures Marie Mendras La Chine et les révolutions arabes Barthélémy Courmont L’Iran à l’heure des révolutions arabes Jean-Louis Bianco La question israélo-palestinienne à l’heure des révolutions arabes Yves Aubin de La Messuzière Vers une alliance de l’Occident et des pays du golfe pour imposer un nouvel ordre régional ? Samir Aita Le rôle des femmes dans les révolutions arabes Mansouria Mokhefi Y a-t-il des causes démographiques aux révolutions arabes ? Youssef Courbage Économie politique des révolutions arabes : analyse et perspectives Mouhoub El Mouhoud Enjeux économiques et sociaux des révolutions arabes : quelques éléments de réflexion Mohamed Ali Marouani Transition démocratique, ingénierie constitutionnelle et électorale : l’expérience tunisienne Béligh Nabli L’Arabie saoudite, forteresse invincible ? Philippe Moreau Defarges La transition égyptienne Jean-Noël Ferrié Les Frères musulmans égyptiens… Quel rôle dans l’Égypte d’aujourd’hui ? Tewfik Aclimandos La diaspora égyptienne à la recherche d’une place dans la nouvelle Égypte Ahmed Abdel Hakam Algérie : Le calme avant la tempête ? Akram Belkaïd La Constitution marocaine est un écran de fumée Ahmed Benchemsi « Printemps arabe » : pourquoi n’a-t-on rien vu venir ? Patrice Gourdin La réflexion stratégique à l’épreuve des révolutions arabes Frédéric Charillon Guerres et révolutions Tzvetan Todorov enaassociation 72 73 73 74 75 76 Colloque : Réussir aujourd’hui : Les études d’excellence, un droit pour tous 3e rencontre de la transformation publique : Le management de l’innovation dans le secteur public Les Lundis de l’Ena Vie de l’École Activités culturelles Carnets Temps libre 82 90 96 Mélomanie Signets Éphéméride : Le grand incendie de Londres Arnaud Roffignon et Christophe Jouannard Robert Chelle Nicolas Mietton Prochain dossier : Les nouveaux défis du management Abonnement normal : 52,00 € Anciens élèves : 35,00 € Étranger : 85,00 € / septembre 2011 / n° 414 1 dossier Les révolutions de la diginité Par Karim Emile Bitar Cyrano de Bergerac 1999 Directeur de la rédaction «P arfois, des décennies passent et rien ne se passe, et parfois, quelques semaines passent et des décennies trépassent. » L’actualité de ces derniers mois est venue illustrer de façon éclatante cette citation de Lénine. En moins d’un an, trois autocrates qui contrôlaient leur pays d’une main de fer depuis des décennies ont été balayés par des jeunes arabes porteurs d’un message universel, par une insubmersible aspiration à la liberté et à la dignité, par un vent révolutionnaire qui n’est pas sans rappeler celui qui a soufflé sur la France et les États-Unis à la fin du XVIIIe siècle. Arrivé au pouvoir en 1969, ayant exercé un pouvoir sans partage pendant 42 ans1, le colonel Kadhafi2, qui a démontré au monde entier que la réalité dépassait toujours la fiction, qui s’est accroché et a fanfaronné jusqu’au bout, comme s’il voulait prouver qu’Ubu Roi n’était à ses côtés qu’un petit joueur, a fini par aller rejoindre, dans les poubelles de l’histoire, ses collègues tunisien et égyptien Zine El Abedine Ben Ali et Hosni Moubarak, dont leur chute l’avait tant peiné. L’automne des autocrates arabes3 Ce qui est advenu était complètement inespéré il y a à peine 12 mois. Trois dictatures ont d’ores et déjà été abattues. 2 / septembre 2011 / n° 414 Plusieurs autres sont confrontées à des manifestations populaires sans précédent, qu’elles peinent à réprimer, aussi brutales que soient les techniques employées. Nul ne peut prédire la suite des événements. Peut-être ces révolutions serontelles, comme tant d’autres à travers l’histoire, kidnappées, confisquées ou trahies. Peut-être les forces de la contre-révolution pourront-elles, temporairement, reprendre la main. Peut-être que les impératifs de la realpolitik et l’obsession de la « stabilité », permettront aux conservateurs et aux tenants de l’ordre ancien de s’accrocher encore un peu au pouvoir. Mais il n’en reste pas moins que dans les esprits de la jeunesse arabe d’aujourd’hui, de l’océan Atlantique jusqu’au golfe persique, la mentalité d’Ancien régime est tombée. Le carcan d’impuissance a été brisé. Les pays n’ayant pas encore été atteint par des manifestations de grande envergure s’efforcent d’utiliser la rente pétrolière pour acheter la paix sociale4. Mais partout, c’est panique à bord. C’est l’automne des autocrates arabes et ils en sont tous désormais conscients. Les dominos ne tomberont peut-être et sans doute pas l’un après l’autre, mais l’effet domino psychologique est bel et bien présent. Dans leurs têtes, les arabes ont appris qu’ils n’étaient pas condamnés à être des sujets dossier et qu’ils pouvaient devenir des citoyens, des acteurs, des maîtres de leur propre destinée. Ils sont également conscients que le combat sera long, rude, tumultueux, jalonné d’embûches. Nous sommes en effet assez loin de la configuration qui prévalait en Europe de l’Est en 1989. Tout d’abord parce que tous les pays qui étaient alors derrière le rideau de fer étaient directement dépendants de l’Union soviétique, de simples satellites qui ne pouvaient que s’affranchir automatiquement dès lors que la poigne de fer avait disparu, alors que chaque pays arabe a ses spécificités, liées à sa composition communautaire, à son positionnement sur l’échiquier géostratégique international et au poids de l’histoire. Ensuite, parce que les dissidents d’Europe de l’Est étaient soutenus à bout de bras par les puissances occidentales, ce qui est loin d’être le cas des démocrates arabes, qui ont au contraire beaucoup souffert de voir les dictatures qui les opprimaient être appuyées par les ÉtatsUnis et l’Europe5, tantôt au nom de la stabilité et de la crainte du chaos, tantôt au nom de la guerre contre le terrorisme et la menace islamiste, et toujours au nom d’intérêts économiques et géostratégiques bien ou mal compris. Contrairement aux dissidents démocrates d’Europe de l’Est, les jeunes démocrates du monde arabe, les manifestants de l’avenue Bourguiba de Tunis, ceux de la place Tahrir du Caire, ceux de la place de la Perle au Bahreïn, ceux de Homs, de Deraa ou de Hama en Syrie, ceux de Sanaa au Yémen, ont souvent le sentiment d’être seuls au monde. On pense aux Soldats de l’an deux, porteurs d’un immense idéal, condamnés à lutter simultanément sur plusieurs fronts, et dont Victor Hugo nous disait que « La liberté sublime emplissait leur pensée » et que « La tristesse et la peur leur étaient inconnues ». À ceci près que c’est à mains nues que se battent aujourd’hui les démocrates arabes. C’est ce qui fait leur force, ce qui leur donne leur légitimité, mais ce n’est guère aisé. Certes, ils ont fini par entendre quelques mots de soutien venus du « monde libre », de « l’occident démocratique », mais ils ne sont pas dupes. Ils ont vu pendant des décennies cet occident fermer les yeux sur les plus abjectes violations des droits de l’homme, ils ont vu leurs tyrans se faire dérouler le tapis rouge dans les grandes démocraties occidentales, ils ont vu que jusqu’au dernier jour, les puissances occidentales ont tout fait pour que les despotes amis se maintiennent en place. Dogmes orientalistes fracassés C’est donc un combat extrêmement inégal qu’a livré la jeunesse arabe au cours des derniers mois. Contre les tyrannies, contre les puissances étrangères qui soutenaient ces tyrannies, et souvent aussi contre ceux qui, en interne, qu’il s’agisse des islamistes ou des autres forces contre-révolutionnaires cherchaient à récupérer ces révolutions et à les détourner de leurs objectifs initiaux. Mais dans ce combat disproportionné, dans ce combat du pot de terre contre le pot de fer, les jeunes révolutionnaires arabes ont déjà enregistré une première victoire, fondamentale, peut-être encore plus importante que la chute des dictateurs, il s’agit du changement dans les représentations culturelles qui s’est opéré. C’est toute une vision occidentale du monde arabe, enracinée depuis fort longtemps dans les esprits, qui s’est enfin vue remise en question. En quelques semaines, tous les dogmes orientalistes sur lesquels reposaient les visions et politiques occidentales se sont fracassés. Tout d’abord l’idée selon laquelle le monde arabe était condamné à la léthargie et à l’immobilisme, qu’il était à tout jamais sclérosé, que seul l’usage occidental de la force, comme en Irak, pouvait le sortir de sa torpeur. Ensuite, l’idée que ce monde était foncièrement illibéral ou antilibéral, rétif à la démocratie et à la modernité, inapte à la maîtrise des nouvelles technologies. Enfin, l’idée que tout ce qui se passait dans cette région du monde trouvait sa source, non pas dans le contexte politique, économique et social, mais dans le texte religieux (ce que Maxime Rodinson, et avant lui René Girard et Jacques Derrida avaient appelé le théologocentrisme). On ne voulait voir que des homo islamicus, motivés exclusivement par des consi- dérations religieuses, et adeptes d’un islam perçu comme sub specie aeternitatis6, comme une « essence » absolue, de temps immémorial, imperméable à tout changement, identique à lui-même à travers les siècles. On a découvert bien au contraire une jeunesse, parfois religieuse, parfois laïque, mais surtout préoccupée par des considérations on ne peut plus profanes et on ne peut plus universelles : un besoin de dignité, un refus de l’arbitraire, une colère contre la confiscation du pouvoir politique et économique par de toutes petites castes liées au pouvoir. C’est également avec étonnement que les médias occidentaux ont découvert que les femmes arabes avaient joué un rôle décisif dans ces révolutions. Pourtant, dans l’imagerie orientaliste traditionnelle, seules deux images de la femme arabe étaient prédominantes : l’image de la danseuse du ventre qui se déhanche dans un quelconque harem ou dans un sérail à côté d’un charmeur de serpent, ou l’image de la femme entièrement voilée, la « femme grillagée » dont parle Pierre Perret. Et c’est l’un des mérites de ces révolutions que d’avoir fait découvrir au monde des femmes comme toutes les autres, voulant prendre un rôle actif, confrontées à d’innombrables difficultés mais déterminées à poursuivre le combat, parfois aux côtés des hommes, parfois contre eux, mais toujours de façon naturelle et décomplexée. 1 - « Tout compte fait, les dictateurs sont un peu comme les records olympiques, on pense toujours qu’ils sont impossibles à abattre, et pourtant, il vient un jour où ils finissent par se fracasser.» écrivait Mohammad El Maghout, poète syrien non-conformiste qui, n’était son tempérament trop ombrageux, aurait été reconnu comme l’un des plus grands poètes arabes de l’histoire. Les amateurs de trivia olympique savent que le record qui ait, à ce jour, tenu le plus longtemps est celui du saut en longueur, établi par Bob Beamon, avec 8.90m aux jeux olympiques de Mexico, en 1968, à peine un an avant l’accession au pouvoir de Kadhafi. En contexte non olympique, le record a déjà été battu par Mike Powell en 1991. 2 - Sur l’itinéraire et la personnalité de l’excentrique dictateur libyen, voir l’ouvrage de l’essayiste et romancier Alexandre Najjar, Anatomie d’un tyran : Mouammar Kadhafi, paru en mai 2011 chez Actes Sud. 3 - Je reprends en partie dans cet article des thèmes que j’ai développé dans une série de conférences sur le thème des révolutions et de « l’automne des autocrates arabes », conférences données en mars 2011 à l’invitation des ambassadeurs de France au Ghana, au Togo et au Bénin. 4 - Plus de $130 milliards ont été débloqués par le roi d’Arabie Saoudite pour des projets liés à l’emploi, au logement, aux infrastructures et à la santé. 5 - Et dans le cas de la Syrie, par la Chine et la Russie. 6 - Cette formule employée par Spinoza dans la cinquième partie de « L’Ethique », pourrait se traduire par « dans une perspective éternelle ». L’expression est aujourd’hui utilisée pour décrire (ou pour tourner en dérision) ce qui est censé être universellement et éternellement vrai, et qui ne dépend aucunement d’une quelconque réalité temporelle. / septembre 2011 / n° 414 3 dossier Les révolutions de la dignité Observant le monde arabe de façon panoptique, avec les œillères de l’exotisme, de l’orientalisme et de l’ethnologie coloniale, l’occident se fixait sur trois éléments : le dictateur (la figure du « despote oriental », populaire depuis Montesquieu, bien qu’elle fut, dès l’époque, critiquée par Anquetil Duperron), les ressources naturelles (le pétrole et le gaz), et les masses, supposément toutes fanatisées par l’islam (cette fameuse « rue arabe » qui a tant fait fantasmer les éditorialistes7). De ce point de vue, on peut dire que les événements de ces derniers mois ont conduit à une sorte de révolution copernicienne dans les représentations culturelles. On a enfin aperçu, derrière les caricatures, non plus des ombres muettes, mais des êtres humains de chair et de sang, qui vivaient dans ces pays, avec leurs espoirs, leurs souffrances, leurs idéaux. On a appris qu’il existait des troisièmes voies entre l’autoritarisme et l’islamisme. Les opinions publiques occidentales ont découvert que ces despotes orientaux si pittoresques étaient pour la plupart des clients et des obligés des gouvernements occidentaux, qu’ils étaient honnis par leurs peuples et ne s’étaient maintenus au pouvoir que par le soutien dont ils bénéficiaient chez ceux qui par ailleurs, prêchaient la démocratie lorsque cela pouvait les arranger. On a découvert l’étendue de la corruption de certains milieux intellectuels occidentaux, notamment, exemple parmi tant d’autres, lorsque le journal Politico8 a révélé que certains des plus célèbres universitaires comme Bernard Lewis, Francis Fukuyama et plusieurs autres avaient servi de consultants stipendiés chargés de lustrer l’image de Kadhafi, et que d’autres avaient été chargés d’aider son fils à obtenir un doctorat de la prestigieuse London School of Economics, ce qui fut fait. On a également découvert que cette « rue arabe » qu’on nous présentait comme assoiffée de sang et congénitalement violente, pouvait inspirer les jeunesses du monde entier, en manifestant pacifiquement, sans le moindre slogan religieux ou identitaire, mais au contraire autour de slogans portant un message universel, et dans les conditions les plus difficiles qui 4 / septembre 2011 / n° 414 soient, face à des régimes n’hésitant aucunement à faire tirer à balles réelles sur des jeunes désarmés. Enfin, on a vu que ces révolutions n’étaient en rien islamistes. Certes, les intégristes, d’abord pris de court par les révolutions, ont cherché à prendre le train en marche, ont fourni des manifestants en nombre, notamment en Égypte, et ont aidé à faire tomber le régime, certes, ils disposent de nombreux atouts qui pourraient leur permettre de jouer un rôle prédominant dans les années qui viennent, mais toujours est-il, et ils en sont conscients, qu’ils ont été en décalage avec le cœur battant du mouvement révolutionnaire. Les révolutions n’étaient ni laïques, ni post-islamistes comme l’ont cru certains, mais elles n’ont à aucun moment placé l’islam au centre des préoccupations. L’industrie des experts en terrorisme fut donc discréditée par ces révolutions et le temps est aujourd’hui venu de revenir aux choses sérieuses dans le monde de la recherche universitaire, d’étudier les sociétés de la région dans leur complexe globalité, loin des niaiseries néo-orientalistes propagées par certains experts jamais dénués d’arrière-pensées. Et loin des visions binaires qui ont aveuglé les décideurs et dont on a vu les dégâts incommensurables. De la chute du mur de Berlin aux révolutions arabes, en passant par le 11 septembre et la guerre d’Irak Puisqu’il est donc désormais clair que le message porté par ces révolutions est un message universel par excellence, axé sur une revendication de liberté, de démocratie et de dignité, il n’est pas inutile de nous demander pourquoi ce processus a tant tardé, et pourquoi il intervient précisément aujourd’hui. Quelles sont les causes profondes, politiques, démographiques et sociétales, de ces révolutions ? À la chute du mur de Berlin en 1989, le monde entier semble s’orienter vers une démocratisation accélérée. En effet, l’Europe de l’Est, libérée du joug soviétique, s’émancipe rapidement. En Amérique latine, les dictatures tombent l’une après l’autre et les transitions démocratiques réussissent même lorsque personne n’y croyait. La démocra- tisation atteint également l’Afrique. Au début des années 1990, des « conférences nationales » se tiennent, au Bénin et dans plusieurs autres pays. Le continent, qui ne comptait que trois démocraties électorales en 1989 en compte près de 25 deux décennies plus tard. Seul le monde arabe semblait à l’écart. Plusieurs explications à cela, et aucune d’entre elle n’est d’ordre culturaliste. Il faut tout d’abord signaler que derrière le glacis apparent, celui des régimes sclérosés, les sociétés elles-mêmes étaient au contraire dynamiques, les débats d’idées furent nombreux, les sociétés civiles frétillaient, les intellectuels, parfois au péril de leurs vies, apportaient des idées nouvelles, même si tous ces courants souffraient d’être pris en tenaille entre les régimes dictatoriaux et les oppositions islamistes9. Plusieurs événements viendront toutefois retarder l’inévitable processus de démocratisation. L’invasion du Koweït par Saddam Hussein en 1991 nécessitera l’intervention d’une coalition internationale pour l’en déloger. Avec le soutien des Nations Unies, les États-Unis parviennent à former une vaste coalition de plus de 40 pays pour mener la guerre. Plusieurs pays arabes ont rejoint cette coalition, mais aucun d’entre eux n’a hésité à monnayer son soutien aux États-Unis. Ces derniers peuvent-ils se montrer très regardants sur les droits de l’homme lorsqu’un régime vient de se joindre à eux pour combattre Saddam Hussein ? Ainsi, le syrien Hafez El Assad obtient carte blanche pour contrôler l’ensemble du territoire libanais, les autres régimes obtiennent financements, armements, et garanties qu’on ne se mêlera pas de leurs affaires intérieures. Un ou deux ans plus tard, un autre traumatisme affectera le monde arabe et notamment l’Afrique du Nord, à savoir la guerre civile algérienne et ses 200 000 morts, qui aura un effet lénifiant sur les aspirations démocratiques des habitants des pays voisins. Ben Ali aura beau jeu de dire à son peuple, en substance : vous avez vu à quoi a mené la révolte algérienne d’octobre 1988, une certaine démocratisation peut-être, des élections peut-être, mais ensuite une montée en puissance de l’islamisme, une reprise en main par l’ar- dossier mée et une guerre civile sanglante. Ne préférez-vous pas la stabilité et le développement économique relatif dont vous bénéficiez ? Quelques années plus tard, les attentats terroristes du 11 septembre vinrent à nouveau ébranler l’ordre mondial. La « guerre globale contre le terrorisme » qui s’est ensuivie a été, à plusieurs égards, du pain béni pour les autocrates arabes, qui ont tous, volontaires, contraints ou forcés, rejoint les États-Unis dans ce combat, en ne manquant jamais de monnayer encore une fois leur soutien. Chacun d’entre eux en profita pour serrer la vis, museler encore plus son opposition, et soutirer plusieurs milliards aux Américains au nom de la guerre contre le terrorisme. Le dictateur yéménite, Ali Abdallah Saleh, est passé maître en la matière. Sans doute le plus rusé et le plus roublard des autocrates arabes, il mériterait, comme Laurent Gbagbo, d’être surnommé « le boulanger », tant il a roulé dans la farine ses interlocuteurs. C’est ce même M. Saleh, qui après avoir obtenu une aide financière et militaire américaine conséquente, n’hésitera pas, lorsqu’il se sentira menacé, à céder le contrôle d’une ville entière à Al Qaida, histoire sans doute de rappeler à ses amis américains jusqu’à quel point ils avaient besoin de lui. Plusieurs chantages de ce type et plusieurs répressions violentes sont passées inaperçues au nom de cette « guerre contre le terrorisme. » Après la première guerre du Golfe de 1991, après la guerre civile algérienne, après les événements du 11 septembre, c’est la deuxième guerre d’Irak, celle, illégale, de 2003, qui va encore retarder les espérances démocratiques du monde arabe. Avec huit années de recul, le bilan catastrophique de l’expédition irakienne de l’administration Bush n’est plus à faire : en lieu et place de la démocratisation arabe que nous avaient alors promis quelques brillants esprits, des centaines de milliers de morts chez les civils irakiens, un coût récemment réévalué à 7 000 milliards de dollars par Joseph Stiglitz, les minorités religieuses décimées, les voisins de l’Irak qui se lancent dans une course aux armements, les tensions entre sunnites et chiites qui culminent... Rarement dans l’histoire aura-t-on assisté à un tel désastre humain, moral et stratégique. Rarement aura-t-on pu constater de façon aussi évidente jusqu’à quel point pouvaient être nocives les idées et les rhétoriques orientalistes et néo-conservatrices qui avaient sous-tendu et légitimé cette guerre. On ne peut que penser à la phrase si juste d’Albert Camus : « Les idées fausses finissent dans le sang, mais il s’agit toujours du sang des autres. C’est ce qui explique que certains de nos philosophes se sentent à l’aise pour dire n’importe quoi10. » Mais par une délicieuse ironie de l’histoire, c’est quelques années plus tard, exactement à l’autre bout du monde arabe, et pour des raisons inverses, que va naître cet effet domino démocratique qu’on nous avait promis. Il faut en effet rappeler que si la chute du dictateur tunisien Zine El Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011 a déclenché une vague d’exaltation et d’enthousiasme sans précédent chez la jeunesse arabe, c’est précisément en raison de ce contraste flagrant avec l’intervention militaire anglo-américaine en Irak. Pour la première fois, une dictature arabe est tombée sans F16 américains, sans idéologues va-t-en-guerre, sans effusion massive de sang, mais uniquement grâce à la détermination de jeunes démocrates à mains nues, refusant toute récupération de leur révolution par des intérêts étrangers. C’est essentiellement pour cette raison que l’on a assisté à une émulation de la jeunesse tunisienne par les autres jeunesses arabes et que l’on a vu naître ce fameux effet domino. Et les choses sont alors allées très vite. Le déclic : l’arbitraire et les humiliations Les historiens de la Révolution française rappellent fréquemment le rôle qu’ont joué les petites humiliations, en apparence anodines, et qui ont été le déclic d’où a surgi la flamme révolutionnaire. Ainsi Barnave, que rien ne prédisposait à cela, est devenu révolutionnaire le jour où un aristocrate dédaigneux chassa sa mère de la loge qu’elle occupait au théâtre de Grenoble. Il en est allé de même en Tunisie, en Égypte, en Syrie et dans bien d’autres pays. Il s’agit parfois de simples petites vexations comme celles qui ont conduit à l’immolation par le feu de Mohammed Bouazizi, le désormais célèbre marchand ambulant de Sidi Bouzid, privé de permis de travail, harcelé par des bureaucrates, voyant ses horizons se boucher du fait de cette arrogance qui caractérisait aussi bien les hautes sphères du régime dictatorial que ses petits fonctionnaires qui se contentaient d’obéir aux ordres. Victor Hugo ne disait-il pas que : « Les grandes révolutions naissent des petites misères comme les grands fleuves des petits ruisseaux. » ? Mais souvent, il s’agissait de bien plus que de petites vexations, il s’agissait de véritables crimes d’État, comme celui dont fut victime, six mois avant la révolution égyptienne, le jeune blogueur d’Alexandrie, Khaled Said, qui n’avait que 28 ans, qui n’était même pas un activiste politique, mais qui avait pour seul tort d’avoir dénoncé sur son blog la corruption policière. Arrêté par des policiers en civil à 11h du soir, alors qu’il se trouvait dans un café Internet, il fut emmené dans le hall d’un immeuble voisin et battu à mort. Son cas est devenu emblématique. Une page créée sur Facebook, qui proclamait « Nous sommes tous Khaled Said » devint un point de ralliement de la révolution égyptienne et finit par attirer plusieurs millions de personnes. On apprendra plus tard qu’elle avait été créée Waël Ghonim, activiste qui travaillait pour Google, et Ghonim deviendra à son tour un porte-voix de la jeunesse égyptienne. Crimes d’État également en Syrie, et particulièrement odieux, puisque quelques semaines après le début des protestations, un jeune homme de 13 ans, Hamza Al Khatib fut arrêté, torturé, et émasculé. Ses parents subiront des menaces et se verront contraint d’innocenter le régime, 7 - Pour de plus amples développements sur la question du théologocentrisme et de l’orientalisme des médias, voir mon article « Les médias occidentaux face aux enjeux méditérranéens : prismes déformants et grille de lecture biaisée », paru dans le N° 69 (printemps 2009) de la revue Confluences Méditerranée. 8 - « Among Libya’s Lobbyists », article de Laura Rozen paru le 21 février 2011. 9 - Voir à ce sujet mon article : « Entre l’aigle et le voile, le désarroi des démocrates du monde arabe », paru dans le N° 339 (mars 2004) de L’ENA hors les murs. 10 - Tony Judt avait tenu à placer cette phrase en épigraphe de son ouvrage incisif sur les intellectuels de l’après-guerre, Un passé imparfait, les intellectuels en France, Fayard, 1992. / septembre 2011 / n° 414 5 dossier Les révolutions de la dignité dans une mascarade qui ne parvint à tromper personne. Le même régime syrien s’en est pris à un chanteur populaire, Ibrahim Kachouche, qui avait composé un hymne anti-Bachar El Assad, dans la tradition rythmée des chants révolutionnaires français. Kachouche sera arrêté et jeté dans un fleuve, après que les sbires du régime syrien aient pris le soin de lui arracher les cordes vocales. Quelques semaines après les cordes vocales d’un chanteur, c’est aux doigts d’un caricaturiste que s’en prendront les milices progouvernementales syriennes, (les shabbiha), et c’est Ali Ferzat, le Plantu (ou plutôt le Daumier) du monde arabe, qui verra ses phalanges écrasées et broyées car il avait eu le culot de dessiner une caricature montrant Kadhafi en voiture, sur le départ, passer devant un Bachar El Assad faisant de l’autostop et lui demander s’il souhaitait l’accompagner. Un chercheur français, Michel Seurat, assassiné depuis longtemps, avait parlé d’« État de barbarie » et le régime baasiste n’a de cesse que de vouloir lui donner raison. Au Bahreïn, au Yémen, deux pays dont on parle moins dans les médias occidentaux, la répression fut tout aussi brutale, et comme partout, l’exaspération collective devant les humiliations, l’arbitraire et la férocité de ces régimes servira de déclic ou de fuel aux révolutions. Conception patrimoniale du pouvoir L’immolation du marchand ambulant de Sidi Bouzid, le passage à tabac du blogueur d’Alexandrie, même s’ils ont fortement marqué les esprits, n’auraient certainement pas suffi à provoquer ces révolutions arabes s’il n’existait pas un certain nombre de causes profondes, de tendances lourdes politiques, démographiques, économiques et sociétales qui rendent ces révolution inévitables et le processus de démocratisation irréversible. C’est peut-être parce qu’ils sont conscients de ces tendances lourdes et qu’ils se savent condamnés que les régimes se montrent aussi violents et qu’ils perdent tout sens de la mesure. Voltaire avait forgé l’expression « boeufs-tigres », pour qualifier des gens qui sont « bêtes comme des bœufs et 6 / septembre 2011 / n° 414 féroces comme des tigres. » Cette expression s’applique parfaitement aux régimes arabes aujourd’hui en bout de course. Il n’est pas aisé de définir les causes d’un événement historique de cette ampleur. 222 ans après la Révolution française, les historiens continuent de débattre de ses causes, les uns incriminent surtout la crise de la dette et des finances publiques, les autres évoquent des causes plus conjoncturelles comme le climat de la saison 1788, les uns se focalisent sur le rôle des intellectuels des Lumières, les autres minimisent ce rôle et parlent d’un essoufflement de toute la tradition absolutiste, lié à la montée en puissance de la bourgeoisie. Dans le cas des révolutions arabes, les causes politiques sont relativement bien connues. D’abord, la longévité exceptionnelle des dirigeants (Kadhafi est arrivé au pouvoir en 1969, Moubarak en 1980, Ben Ali en 1987, le père Assad en 1970, Saleh en 1978, sans même aborder le cas des monarchies héréditaires.) Ensuite, la faillite retentissante des États post coloniaux fait que les dirigeants ne peuvent plus se revendiquer de la légitimité du combat national. Le décalage entre le disque dur et les logiciels, entre la parole et les actes est devenu insoutenable aux yeux des nouvelles générations. Enfin, le recours presque systématique à la torture, le degré de corruption et la conception patrimoniale du pouvoir ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Passe encore que le dictateur soit indéboulonnable de son vivant. Mais lorsqu’il s’avise de vouloir transmettre le pouvoir à son fils, lequel n’a ni la légitimité historique, ni la légitimité militaire, la pilule ne passe plus. Bachar El Assad ayant réussi à conserver le pouvoir suite au décès de son père en 2000, la plupart des autres fils d’autocrates ont voulu suivre son chemin. Moubarak a dépensé des fortunes auprès des cabinets de lobbying de K Street, à Washington, pour convaincre ses amis américains d’accepter que son fils Jamal lui succède. Au Yémen, Saleh a à la fois un fils et un neveu actifs en politique. Kadhafi plaçait tous ses espoirs en Saif-Al-Islam, enfant chéri de l’occident durant les années 2000. Ben Ali, à défaut d’avoir un fils, misait sur son gendre, lequel se retrouva, à 29 ans, à la tête d’une immense fortune. Plus encore que les pratiques, c’est l’hypocrisie et la duplicité des discours qui révoltait les jeunes. Le régime syrien, qui se targue de résistance à l’ordre américain, a pourtant collaboré aux politiques de l’administration Bush connues sous le doux nom de « extraordinary renditions », à savoir la sous-traitance de la torture. Le régime égyptien, qui continue de se référer au nationalisme arabe, était devenu en pratique l’exécutant docile des politiques américaines et le complice du blocus de Gaza. Et pour ce qui est de la duplicité, il en va de même pour la plupart des autres régimes. Qu’ils appartiennent au camp dit de la « modération » ou à celui dit de la « résistance » (concepts tous deux mensongers et fallacieux), les régimes de la région ont tous un seul et unique objectif : se maintenir au pouvoir. Tout le reste est négociable. Confiscation du pouvoir économique Les causes économiques des révolutions sont tout aussi importantes. Privés de démocratie au niveau politique, les nouvelles générations se voyaient également privées de démocratie dans le monde des affaires, tant la confiscation du pouvoir économique par de petites oligarchies proches du pouvoir était totale. Dans chaque pays, une ou deux familles, une poignée d’hommes avaient la haute main sur les économies nationales, disposaient de monopoles ou exigeaient des parts considérables des revenus de toute entreprise. Le cas de la famille Traboulsi en Tunisie ou celui d’Ahmed Ezz en Égypte sont devenus légendaires. Mais la situation n’est guère différente en Syrie, où l’économie est entre les mains de deux cousins du président, Rami Makhlouf et Zou El Hima Shalish. La crise économique de 2008, et notamment les fluctuations du prix des matières de base (fluctuations souvent causées par la spéculation) a également accentué la fragilisation de nombre de familles dans le monde arabe, surtout dans les pays où plus de 65 % des revenus d’un foyer sont consacrés à l’alimentation. À cela s’ajoute un taux de chômage des jeunes particu- dossier lièrement préoccupant. En Tunisie, le chômage des jeunes diplômés était souvent supérieur à 35 % et un diplômé de l’enseignement supérieur avait quatre fois moins de chances qu’un non-qualifié de trouver un emploi. Toute l’économie tunisienne avait été axée sur le développement de quelques ilots touristiques et sur le secteur textile, lequel, comme le tourisme, ne nécessite pas d’emplois qualifiés. Les pays de la région Mena devront créer entre 60 et 90 millions d’emplois avant 2020, selon plusieurs études. Or, les régimes actuels sont incapables de mener la transition nécessaire. Créer un aussi grand nombre d’emplois, en un laps de temps aussi court, implique de sortir des économies de rente11, de s’orienter vers des secteurs productifs, ceux du hightech, de l’économie du savoir et du capital humain. Devant la pénurie d’emplois, le ressentiment des jeunes à l’égard de ces régimes est donc appelé à grandir, une raison supplémentaire qui nous incite à dire que le processus enclenché sera douloureux mais irréversible. N’oublions pas de mentionner un autre échec patent de ces régimes, celui de l’aménagement du territoire. Ce n’est pas un hasard si les émeutes tunisiennes ont commencé à Sidi Bouzid, ville moyenne du centre-Ouest, les mouvements sociaux égyptiens dans la ville de Mahalla Al Kubra, ville industrielle ayant souffert du déclin du textile, et la révolution syrienne a commencé à Deraa, petite ville agricole à la frontière avec la Jordanie. On le voit, les inégalités territoriales, économiques et sociales furent également au cœur de ces révolutions. La grille de lecture démographique Il nous faut également mentionner la transition démographique rapide qui a créé des conditions propices au succès de ces révolutions. Cette grille de lecture démographique est apparue il y a 10 ans, lorsque le démographe Philippe Fargues a publié Générations arabes, l’Alchimie du nombre (Fayard, 2000)12 et s’est de nouveau imposée suite à la parution de l’ouvrage Le Rendez-vous des civilisations, coécrit par le démographe Youssef Courbage et Emmanuel Todd en 200713. Rappelons certains éléments : le taux d’alphabétisation, notamment des femmes, a atteint de très hauts niveaux alors que celui de la fécondité diminuait rapidement. Après un boom démographique, la transition fut rapide depuis la fin des années 1970. La plupart des pays musulmans passent de 6 ou 7 enfants par femme à 2 ou 3. Le taux de fécondité en Tunisie est désormais inférieur à celui de la France. En ce qui concerne l’alphabétisation, la situation en Tunisie en 2011 est proche de celle de la France en 1789. Ces analyses sont très intéressantes car elles montrent que la hausse du taux d’alphabétisation, la baisse du taux de fécondité et la sortie progressive du modèle endogame sont des bouleversements sociaux et psychologiques majeurs, qui permettent une émergence de l’individu par rapport au groupe et une émancipation des femmes. Chacun peut désormais lire et rédiger un tract, ce qui n’est jamais inutile en période révolutionnaire. Ces bouleversements démographiques se répercutent donc sur la scène politique et permettent aujourd’hui de mieux comprendre l’entrée de certains pays comme la Tunisie dans le modèle historique classique. Ces arguments eurent très vite un succès médiatique important, puisqu’ils offraient une grille de lecture originale à une époque où la plupart des intellectuels en étaient réduits à compter le nombre de barbus parmi les manifestants cairotes ou yéménites. Emmanuel Todd sortit donc un deuxième livre14, intitulé avec humour « Allah n’y est pour rien ». Mais aussi séduisante soit-elle, cette grille de lecture peut poser problème. À titre d’exemple, le Yémen, pays qui est loin d’avoir achevé sa transition démographique, a été secoué par des manifestations monstres, qui n’ont certes pas encore fait tomber le régime. Il faut également signaler le risque de remplacer la religion par la démographie comme sésame explicatif universel. Il y a quelques années, le regretté intellectuel newyorkais Tony Judt, qui avait pourtant un certain nombre de points communs avec Todd (le courage intellectuel, l’héritage aronien, l’iconoclastie, l’originalité, le goût de la polémique, l’attachement à l’empirisme) avait reproché à ce dernier, dans les colonnes de la New York Review of Books15 d’avoir développé une fixation sur les questions de fécondité et sur le facteur démographique, au point de vouloir tout expliquer à travers cette grille de lecture16. On en reviendrait donc à une sorte de prédétermination par les structures. On ne sortirait du théologocentrisme dénoncé plus haut que pour arriver à une « vision téléologique de l’histoire », que le blogueur marocain Ibn Kafka a également vu poindre chez Todd. Or, ce qu’il y a de fascinant et d’enthousiasmant dans les révolutions, c’est précisément, comme le soulignent Edwy Plenel et Benjamin Stora17, qu’elles sont imprévisibles, qu’elles ouvrent grand « le champ des possibles » et qu’on peut donc enfin espérer sortir des déterminations. La révolution médiatique Les causes politiques, économiques et démographiques évoquées ci-dessus ont également été soutenues par des évolutions technologiques et sociétales essentielles, par la révolution médiatique18 et par cette irrésistible aspiration à la transparence qui semble caractériser notre époque. Les Tunisiens n’avaient certes pas attendu Wikileaks pour connaître la corruption de leurs gouvernants, mais voir des diplomates américains chevronnés décrire noir sur blanc toutes les turpitudes de la « famille mafieuse » a certainement accéléré la prise de conscience de la nécessité du changement. Facebook, 11 - Sur les effets néfastes des économies de rente, voir l’ouvrage (consacré à l’Afrique mais les problématiques sont souvent proches) de Jean-Michel Séverino et Olivier Ray, Le temps de l’Afrique, Odile Jacob, 2010 et notamment son chapitre 14 évoquant le « syndrome hollandais ». Voir aussi la conférence de Georges Corm au Cercle des Economistes Arabes le 26 mars 2010, titrée : « Comment sortir des économies de rente ? » dont un résumé est disponible en ligne sur www.economistes-arabes.org 12 - Voir aussi l’entretien de Philippe Fargues avec la Revue Esprit en janvier 2002, titré « Comprendre le monde arabe par la démographie » 13 - Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations, Seuil, 2007. 14 - Emmanuel Todd, Allah n’y est pour rien, Editions Arretsurimages.net, 2011. 15 - Tony Judt, Anti-Americans abroad, New York Review of Books, 3 avril 2003. 16 - Nonobstant cette critique, on lira avec grand intérêt la dernière somme d’Emmanuel Todd, L’origine des systèmes familiaux, tome 1, l’Eurasie, Gallimard, 2011. 17 - Benjamin Stora, Entretiens avec Edwy Plenel, Le 89 arabe, Stock, 2011. 18 - Voir mon article « Révolutions médiatiques en Méditerranée », paru dans le n° 76 (septembre 2009) de la Revue Internationale et Stratégique. / septembre 2011 / n° 414 7 dossier Les révolutions de la dignité Twitter, YouTube, ont accompagné les révolutions, ont permis d’amplifier un mouvement. Il serait toutefois indécent de parler de « Révolution Facebook » tout d’abord eu égard aux centaines de manifestants qui ont subi la torture, affronté les armes et donné leur vie pour le succès de ces révolutions, et ensuite parce que ces instruments ne sont pas forcément utilisés uniquement par les militants d’une alternative démocratique. Comme l’a montré l’analyste biélorusse Evgeny Morozov dans son ouvrage The Net Delusion19, les régimes autoritaires peuvent aussi tirer profit de ces nouvelles technologies et s’en servir en position de force. Par ailleurs, les nouveaux médias ont été pertinents parfois et surtout parce qu’ils ont été repris par les chaînes satellitaires traditionnelles. Al Jazeera a joué un rôle décisif durant la révolution égyptienne. France24 a également gagné ses lettres de noblesse avec les révolutions arabes, ainsi que la version anglaise d’Al Jazeera qui a réussi une percée remarquable. Il n’est toutefois pas dit, notamment eu égard au rapprochement entre le Qatar et l’Arabie Saoudite qu’Al Jazeera sera toujours à l’avant-garde du combat pour les libertés démocratiques. C’est toute l’ambiguïté de médias qui sont souvent également des relais d’influence de la diplomatie du pays d’origine. En tout état de cause, les vieux médias de la propagande gouvernementale arabe officielle, avec leur logique verticale et leurs grosses ficelles, sont désormais dépassés par une nouvelle logique, faite d’interaction permanente, et infiniment plus propice à la remise en question des versions étatiques, à l’impertinence, au refus de l’autorité, et donc à l’émergence de l’individu. Cette révolution-là n’est pas moins importante que les autres. Après le « splendide lever de soleil », des transitions tumultueuses On le voit, toutes les tendances lourdes jouent contre les régimes en place. Ils sont tout simplement incapables de s’y adapter. Quand bien même ils tenteraient de prendre les devants et d’annoncer de vastes réformes, ils ne seraient guère pris 8 / septembre 2011 / n° 414 au sérieux par leurs opinions, désormais convaincues que les régimes actuels, à une ou deux exceptions près, sont irréformables. Ils ont trop longtemps refusé toute évolution, fut-elle minime, et ils ont tant à perdre s’ils osent un authentique changement. L’heure n’est plus aux réformettes. John Kennedy l’avait compris : « Ceux qui rendent impossible la révolution pacifique rendront inévitable la révolution violente. » Si ces régimes nous semblent, à terme, condamnés, rien ne garantit que la transition se fera sans heurts. Elle sera au contraire extrêmement tumultueuse et nous connaîtrons de nombreuses convulsions post-révolutionnaires, des retours provisoires à l’ordre ancien, puis un renouveau du combat démocratique. À ce jour, seule la Tunisie peut parler de révolution ayant été à son terme, c’est-à-dire à une nouvelle architecture politique nationale. En Égypte, le Conseil supérieur des forces armées se comporte encore souvent comme s’il souhaitait oublier les acquis de la révolution. Le nombre de jeunes activistes égyptiens qui ont été traînés devant les tribunaux militaires après la révolution fait frémir. Au Bahreïn, les conservateurs ont joué la carte du communautarisme, présentant les révoltes comme étant le fait d’agitateurs chiites, supposément manipulés par l’extérieur, et qui voudraient en découdre avec les sunnites minoritaires au pouvoir. Au Yémen, les États-Unis et l’Arabie Saoudite étudient la perspective d’une transition mais n’ont pas encore définitivement lâché le président Saleh, tant ils craignent une vaste déstabilisation, compte tenu des importantes quantités d’armement présentes dans le pays, de la présence d’Al Qaida, et du risque de somalisation. En Syrie, les manifestants ont réussi jusqu’à présent à rester fidèles aux trois règles d’or, très pertinentes, fixées par l’opposant Burhan Ghalioun, professeur de sociologie à la Sorbonne : « Non au recours aux armes, non à l’intervention militaire extérieure, non au confessionnalisme. » Mais face à l’intransigeance du régime, les opposants syriens, poussés à bout, ne risquent-ils pas bientôt de tomber dans le piège qui consisterait à prendre les armes et donner ainsi au régime un prétexte pour leur mener une véritable guerre en position de force, avec toutes les conséquences tragiques que cela pourrait avoir ? En Libye, la décision de faire intervenir l’Otan a déjà fait sortir le pays de la logique des printemps arabes, et l’a fait entrer dans une logique de guerre dont on n’est pas encore sorti. Le profil et le passé des principaux représentants actuels du Conseil national de transition ne sont guère de nature à rassurer, même si certains intellectuels se sont hasardés à les comparer hâtivement à la Résistance française. Jacques Prévert avait tellement raison lorsqu’il disait qu’ « il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec des allumettes.20 » Les révolutions arabes, initialement pacifiques et non-violentes, risquent, par la force des choses, et en raison de l’attitude jusqu’au-boutiste de certains régimes, de dégénérer et de sombrer dans la violence. Il y aura probablement encore beaucoup de sang, de sueurs et de larmes avant que le monde arabe ne prenne le chemin de la démocratisation. Mais comme l’a dit Edgar Morin, citant Hegel qui saluait rétrospectivement 1789 : « Ce fut un splendide lever de soleil », et même si le monde arabe devait passer dans les années à venir par des phases de retour en arrière, même s’il devait connaître à son tour des Thermidor et des Restaurations, « le message renaîtra et renaîtra » car il est désormais clair que « l’aspiration démocratique, loin d’être un monopole de l’occident, est une aspiration planétaire ». n 19 - Evgeny Morozov, ‘The Net Delusion, The Dark Side of Internet Freedom’, Public Affairs, 2011, 20 - Pour une analyse de l’attitude des intellectuels face aux révolutions en cours, voir mon article « Les intellectuels français et le printemps arabe, paru dans le No 83 (automne 2011) de la Revue Internationale et Stratégique. dossier Autour du « 89 arabe » ous avez choisi comme titre, pour l’ouvrage d’entretiens avec Edwy Plenel, le 89 arabe, réflexions sur les révolutions en cours (Stock, 2011), et ce livre comporte en annexe une chronologie détaillée. Première question : à quel moment, quel jour si vous vous en souvenez, avez-vous compris que ce qui se passait était irréversible, que c’était une rupture comme celle de 89 ? Le premier article d’Edwy Plenel intitulé « le 89 arabe » date du 2 février 2011. Par ailleurs, pourquoi avoir gardé cette ambiguïté entre le 1989 européen et le 1789 de la Révolution française ? Aujourd’hui avec le recul, pensez-vous qu’on puisse sans crainte faire le parallèle avec 1789 et considérer que c’est un peu « l’ancien régime » arabe qui est en train de s’écrouler ? Dès la mi-janvier 2011, juste après la fuite de Ben Ali de Tunisie, dans l’hebdomadaire Marianne j’ai comparé ce moment à d’autres processus révolutionnaires : la révolution portugaise de 1974 avec la fin d’une des plus vieilles dictatures d’Europe, ou la chute du mur de Berlin en 1989… Cette fuite était pour moi une surprise, un événement énorme, suivi de la chute d’Hosni Moubarak en Égypte. Tous les indices s’accumulaient pour une rupture décisive, mais on ne pouvait pas prédire ce qui allait se passer. Dès l’an 2000, un chercheur, Philippe Fargues, avait décrit dans son livre Générations arabes1 tous les facteurs démographiques – la diminution de la taille des familles en particulier – qui montraient l’évolution constatée aujourd’hui. La « modernisation » de la société apparaissait à la fois comme la cause et la conséquence de l’effondrement démographique. De Rabat à Bagdad, avec pour seule exception, en raison de sa situation très particulière, Gaza. Un phénomène qui était sans doute aussi lié à une appréhension du futur : on fait moins d’enfants quand l’avenir est mal défini, appréhendé ; quand on ne sait pas trop V Entretien avec Benjamin Stora Professeur des universités (Paris 13, Inalco) http://www.univ-paris13.fr/benjaminstora/ « Avec le recul, je considère toujours qu’il s’agit d’une période historique nouvelle pour le monde arabe, avec, en particulier, le surgissement de manière autonome, indépendamment des pouvoirs et des mouvements en place, de sociétés qui aspirent à l’égalité et à la liberté. » ce qu’ils vont devenir dans la société dans laquelle on vit. D’autant que le recul des idéologies messianiques – du nationalisme arabe à l’islamisme radical –, qui ont un rôle rassurant, ne pouvait que renforcer cette incertitude, la peur de l’inconnu. Parmi les indices, on peut aussi évoquer les « harragas », ceux qui fuient leur pays pour d’autres horizons de liberté ou satisfaction sociale. Il y avait encore les abstentions aux élections, de plus en plus massives à l’évidence malgré les chiffres officiels proclamés. Mais comme pour les tremblements de terre : il va se produire vu les « tensions » accumulées… il reste impossible de dire une date, un moment précis. Et la surprise est grande le jour où cela se produit. Il est vrai que le discours de beaucoup d’intellectuels occidentaux qui parlaient d’une spécificité des sociétés arabes peu enclines à bouger ou du risque islamiste si les dictatures disparaissaient – légitimant ainsi la répression – n’aidait pas à se faire entendre quand on soutenait autre chose. Avec le recul, je considère toujours qu’il s’agit d’une période historique nouvelle pour le monde arabe, avec, en particulier, le surgissement de manière autonome, indépendamment des pouvoirs et des mouvements en place, de sociétés qui aspirent à l’égalité et à la liberté. Avant d’entrer dans le vif du sujet, une question méthodologique. C’est toujours une gageure pour un historien que de s’attaquer à l’histoire du temps présent. Vous avez réussi dans cet ouvrage à échapper aux écueils qui consisteraient à faire du reportage ou du commentaire à chaud, et vous avez préféré remonter dans le temps et analyser la « reprise d’une histoire interrompue ». Quelles 1 - Fargues Philippe, Générations arabes, l’alchimie du nombre, Fayard 2000 / septembre 2011 / n° 414 9 dossier Les révolutions de la dignité sont les règles que vous vous êtes fixées en tant qu’historien ? La règle essentielle est toujours celle d’aller aux faits, de les chercher, et de s’approcher de la vérité. Donc de s’éloigner des abstractions idéologiques, ou des théories faisant la part belle à la rumeur ou à la conspiration. Le travail historique s’appuie sur des déroulements concrets, des mises en œuvre de chronologies précises, des constructions de biographies d’acteurs essentiels, de bibliographies. Ce dernier point, la recherche bibliographique, reste décisif : il faut connaître les travaux déjà réalisés, ne pas repartir de zéro, s’appuyer sur des connaissances déjà réalisées. C’est une différence notable avec le travail journalistique qui semble toujours aller vers des découvertes originales, en omettant ce qui avait déjà « préparé » le terrain. Le rapport à la longue durée permet de se repérer dans les tumultes du présent. La France a été prise de cours par ces révolutions arabes et a tardé à en prendre la mesure. À quoi attribuez-vous cela ? À des intérêts stratégiques bien compris ? À la rémanence de certains impensés coloniaux et orientalistes qui considèrent que les Arabes doivent être gouvernés par la force ? Au grand retard pris par l’université française en matière d’études postcoloniales ? À la hantise de l’islamisme et du terrorisme ? À ce que vous appelez « la crise du regard savant sur l’islam » ? Vous indiquez dans votre question toutes les hypothèses, pistes de recherches déjà formulées dans l’ouvrage. C’est un mixte, un mélange de méconnaissance des mondes du Sud avec une forme d’arrogance culturelle ; un manque d’humilité devant un univers qui se transforme ; des réflexes et nostalgies héritées du temps colonial ; une grande faiblesse dans la connaissance de l’Autre (langues, croyances, histoires…). Ce cocktail est explosif lorsque l’histoire se met brusquement en marche…. L’un des pays que vous connaissez le mieux et sur lequel vous avez beaucoup travaillé est l’Algérie. Quelles sont à vos 10 / septembre 2011 / n° 414 yeux les principales raisons qui font que l’Algérie n’a pas encore emboité le pas à la Tunisie et à l’Égypte ? En tant que spécialiste des enjeux de mémoire et des traumatismes collectifs, dans quelle mesure estimez-vous que c’est le passé et notamment les événements tragiques des années 1990, qui expliquent ce blocage algérien ? Vous parlez de « verrou » et de « double traumatisme »… Oui, il s’agit d’un double traumatisme : celui d’une guerre d’indépendance, il y a tout juste un demi-siècle, et qui a provoqué des centaines de milliers de morts avec un immense déplacement de populations, en particulier paysanne ; et, plus près de nous, le traumatisme de la guerre civile des années 1990, avec près de cent mille morts et blessés, dans la guerre entre l’État et les groupes islamistes. L’Algérie semble à la fois très en avance et… en retard dans le processus en cours. Très en avance car les Algériens peuvent avoir le sentiment d’assister à un « remake » de ce qu’ils ont déjà vécu il y a vingt ans. « Nous aussi, entre 1988 et 1990, nous avons déjà connu cette effervescence », se disent-ils. Avec la fin du système du parti unique, l’apparition d’une presse privée, des partis politiques nombreux, un courant islamiste puissant. Et, après ce processus, une terrible guerre civile. Mais l’histoire n’est pas une suite de nouvelles versions, elle se fait en avançant. Et si les Algériens ne se mettent pas à niveau, en voyant ce qui se passe ailleurs, ils risquent de se retrouver très vite… en retard. Car s’ils ont obtenu des avancées au niveau de la société civile, comme la liberté de la presse, le régime et son mode de fonctionnement sont restés intacts. Le poids du passé, et en particulier celui de la guerre civile dans les mémoires ne rend pas facile un changement radical. D’autant que les Algériens ont l’impression d’avoir été abandonnés à l’heure des difficultés, d’avoir payé d’une certaine façon pour les autres. Ils ne veulent peut-être pas recommencer une expérience du type de celles qu’ils ont connues. L’un des points de désaccord amical entre vous et Edwy Plenel porte sur la Libye. Plenel a immédiatement condamné l’intervention française en Libye tandis que vous étiez plus incertain. Avec le recul, avez-vous changé d’avis ou estimez-vous toujours que cette intervention était un moindre mal ? Le livre a été écrit au début du mois de mars 2011, au moment où commençait l’affrontement entre le régime de Kadhafi et les rebelles de Benghazi. Dans mon esprit, le sentiment d’urgence dominait, avec la hantise d’un écrasement comme au moment de la guerre d’Espagne en 1936-1937. La non-intervention de la gauche, alors au pouvoir au moment du Front populaire, avait provoqué la chute de Madrid, puis l’écrasement des antifranquistes… Je ne regrette pas d’avoir éprouvé cela, la nécessité d’une intervention pour protéger des civils. Je n’ignore pas l’instrumentalisation, par le pouvoir français à des fins de politique intérieure, de ce conflit pour effacer l’attitude au moment des révolutions tunisienne et égyptienne… La vigilance s’impose sur les buts poursuivis par les Occidentaux dans cette guerre, en particulier à propos du pétrole (la Libye reste un des plus grands producteurs mondiaux de pétrole). La gauche arabe a été marginalisée depuis la fin des années 1960 et surtout depuis la montée en puissance des mouvements religieux islamistes qui fut en partie le résultat de l’alliance entre les États-Unis, l’Arabie Saoudite et le Pakistan. Pensez-vous qu’une certaine gauche puisse resurgir à la faveur de ces révolutions ? De quelle gauche pensezvous que le monde arabe a aujourd’hui besoin, d’une gauche radicale et laïque ? D’une gauche libérale qui chercherait à composer avec les autres forces présentes sur le terrain ? Il existe une longue tradition de gauche révolutionnaire dans les pays arabes mais la gauche réformatrice et social-démocrate a souvent eu du mal à s’implanter. Son heure est-elle venue ? Vous avez raison d’évoquer la gauche dans les pays arabes, car c’est elle qui semble le plus en difficulté ces dernières années, coincée entre des régimes dictatoriaux et des mouvements islamistes qui dossier captent le mécontentement social. La gauche ne pourra pas s’affranchir des questions posées par le rapport au marché, et la sortie d’une idéologie foncièrement étatiste et collectiviste, longtemps portée par le nationalisme arabe. C’est peut-être l’heure, effectivement, pour une gauche davantage portée sur la régulation, sur la correction des inégalités sociales que sur les vieux programmes de « nationalisations » qui ont mené certains pays dans une impasse. Il y a aussi le rapport à l’Islam, la question de la séparation entre le politique et le religieux qui ne tardera pas à se poser à la gauche laïque, comme en Iran aujourd’hui. Vous parlez de « l’histoire enfouie de la démocratie arabe », et évoquez ensuite la fixation occidentale sur l’islamisme. Alors qu’émerge, selon certains, une « génération post-islamiste », pensezvous qu’il sera plus aisé de renouer avec l’héritage de la Nahda au Levant ou avec celui du MTLD au Maghreb ? Ou faudrat-il imaginer de nouvelles voies vers la démocratie, qui chercheraient à intégrer le fait religieux ? Les héritages d’histoires sont bien sûr à prendre en compte, en particulier la « Nahda » ce processus de réformes bloqué par l’arrivée de la colonisation ; et aussi le républicanisme entré par effraction toujours au moment de la pénétration coloniale européenne. Et c’est bien pourquoi la démocratie reste une idée neuve dans le monde arabe. Mais les recherches démocratiques devront intégrer les aspects du religieux, encore si prégnants dans les sociétés musulmanes. Le « modèle turc », en ce qu’il combine l’appartenance à une aire culturelle islamique, et le respect des droits de l’homme, et de la femme, indique une tendance actuelle. Mais cette bataille de définition, ne fait que commencer dans des formes inédites : le vendredi, jour traditionnel de prière, est devenu le moment du rassemblement démocratique, pour l’affirmation d’une volonté citoyenne contre les régimes… Vous évoquez en quelques pages les monarchies arabes et vous dites notam- ment à propos de la dépendance énergétique de l’Occident : « Ce système infernal s’est mis en place et ne peut plus se défaire. Avec pour conséquence, cet engrenage où l’Occident est amené à ''défendre'' les monarchies du Golfe. » Vous mettez le doigt dans la plaie en rappelant qu’en fait « ce sont des familles qui ont pris possession de ces pays. Ce ne sont plus des États, mais des familles qui se considèrent comme propriétaires de ces pays. » Ces monarchies, dites-vous, ont contaminé les républiques et Edwy Plenel fait le parallèle avec la Tunisie de Ben Ali, avec le clan Moubarak en Égypte, avec la succession héréditaire envisagée par Kadhafi en Libye et même avec le Liban, où Plenel qualifie Hariri de « fondé de pouvoir de la monarchie saoudienne ». Or, jusqu’à aujourd’hui, les monarchies se serrent les coudes et semblent mieux résister aux vents du changement. Pensez-vous qu’il puisse y avoir une contamination dans l’autre sens et que les nouvelles républiques libérées de la tyrannie puissent susciter des aspirations démocratiques dans les pays gouvernés par des monarchies ? Et tant que les monarchies demeurent solidement établies, souvent en train de fomenter des contre-révolutions, ne sera-t-il pas illusoire de parler de démocratie dans le monde arabe ? Pour que l’on puisse parler d’un véritable 1789 arabe, ne faudrait-il pas attendre qu’une monarchie ne trébuche ? Dans mon esprit, et je l’ai exprimé dans le livre, il y a eu contamination, perversion des systèmes républicains par la volonté d’instaurer des successions dynastiques. Le fils de Hafez El Assad est ainsi arrivé au pouvoir, et se profilait l’arrivée du fils de Moubarak ou de la femme de Ben Ali… Les clans familiaux devenant ainsi des dynasties, appuyés sur des pratiques de clientélisme et de corruption. Pour les monarchies, à mon avis, la question centrale, pour le moment, est celle du passage à des monarchies constitutionnelles (sur les modèles anglais ou espagnol), avec valorisation du rôle des Parlements. Nous sommes encore loin, même si cette direction a été prise par le roi du Maroc. L’effet de contamina- tion, en sens inverse, part cette fois des républiques pour atteindre les monarchies, en particulier celle des Émirats, de l’Arabie saoudite, engluées dans des pratiques de fonctionnement archaïque. Cette montée en puissance, cette volonté, ce courage pour parvenir à la liberté et l’égalité des droits est bien le début d’un « 89 arabe ». La force et la vivacité des revendications, de Rabat à Damas, ont été aussi l’occasion d’une inversion de regard porté jusque-là sur cette région du monde musulman. La vitesse de propagation des idéaux de liberté et d’égalité a obligé, en effet, à voir différemment des sociétés que certains spécialistes ont longtemps considérées comme immobiles, engluées dans le religieux et le despotisme. n Propos recueillis par Karim Emile Bitar / septembre 2011 / n° 414 11 dossier Les révolutions de la dignité Du 11 septembre aux révolutions arabes Entretien avec Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou1 Professeur invité à l’Institut de hautes études internationales et du développement Expert associé au Centre de politique de sécurité de Genève, Ancien ministre des Affaires étrangères de Mauritanie. Le printemps arabe, s’il nous a tous surpris de par la rapide succession des épisodes révolutionnaires entre décembre 2010 et mars 2011, était attendu de longue date tant les dystrophies dans le monde arabe étaient allé croissantes. L’impact des révolutions arabes sur l’Afrique va grandissant et risquerait de prendre de l’ampleur si l’on venait à assister à un seul précédent mettant en scène cette logique de contestation dans un théâtre sub-saharien. 12 / septembre 2011 / n° 414 u cours des dix dernières années, vous avez beaucoup écrit sur les mutations d’Al Qaida et sur les impasses de la « guerre globale contre le terrorisme ». Très tôt, puis dans votre ouvrage Understanding Al Qaeda publié en 2006, vous avez rompu avec certaines lectures focalisées exclusivement sur les facteurs religieux ou sécuritaires, adoptant une démarche scientifique et rationnelle pour analyser Al Qaida comme phénomène essentiellement politique. Depuis l’élimination d’Oussama Ben Laden et le déclenchement des révolutions arabes, beaucoup d’analystes évoquent un « changement de paradigme » et une marginalisation de son groupe. Al Qaida avait pourtant souhaité la chute de nombre de ces régimes. Dans quelle mesure pensez-vous que la page des années 2000 est aujourd’hui tournée ? De manière assez consistante, Al Qaida a été dès le départ dépeinte par le biais d’analyses émotionnelles et non scientifiques. Si l’on pouvait escompter une telle approche de la part des politiques, notamment au lendemain du traumatisme du 11 septembre, la rapide mise en place du récit sécuritaro-religieux décrivant des « fous de Dieu » en quête du « Califat » avancé à la fois par des universitaires, des experts et des journalistes aura, au bout du compte, perceptiblement appauvri notre compréhension d’une forme de terrorisme qui, à l’examen critique et circonstancié des faits, tient plus d’une nouvelle génération de projection transnationale de la violence politique que des mutations sociales de l’islamisme. La perpétuation, dix ans durant, de ce discours aux soubassements culturalistes en dit plus sur ceux qui s’entêtèrent à répéter ses axiomes, alors que les faits infirmaient leurs hypothèses, que sur l’organisation de Ben Laden. En réalité, ce discours était pétri de contradictions et alterna au cours de la décennie entre A annonces sporadiques de « la fin d’Al Qaida » et du « retour d’Al Qaida »... L’essentiel, à savoir la capacité inhérente de métamorphose et le positionnement sur le long de cette organisation, aura échappé au récit public. Aujourd’hui, alors qu’Al Qaida avait précisément fait de la chute des régimes autoritaristes dans le monde arabe un des trois éléments de son casus belli régulièrement exprimés (les deux autres étant la présence de troupes américaines en « terre d’islam » et le soutien américain à Israël), le printemps arabe est présenté comme une défaite d’une Al Qaida qui n’a réellement jamais cherché à atteindre les masses, puisque, comme toute organisation terroriste, elle fonctionne essentiellement au niveau d’une élite. Avant même la disparition de Ben Laden, Al Qaida était consciemment entrée dans une logique suivant laquelle l’organisation mère, que j’appelle Al Qaeda Al Oum, s’était mise en retrait au profit des groupes régionaux en Irak, dans la péninsule arabique et en Afrique du nord. Paradoxalement, le tapage médiatique autour de la mort de Ben Laden et les analyses annonçant prématurément la disparition du groupe ont facilité une forme de « che guevarisation » de Ben Laden ainsi que l’émancipation d’une nouvelle génération au sein de la mouvance dont on peut croire qu’elle sera plus imprévisible et moins politique. Quelle lecture faites-vous des révolutions en cours dans le monde arabe ? Peut-on parler à nouveau d’un « retournement du monde » ? Est-on sorti de ce que vous aviez appelé la « logique carcérale mondialisée » ? Le printemps arabe, s’il nous a tous surpris de par la rapide succession des épisodes révolutionnaires entre décembre 2010 et mars 2011, était néanmoins attendu de longue date tant les dystro- dossier phies dans le monde arabe étaient allées croissantes. Il est avant tout la réponse déférée à la mal gouvernance qui sévit dans la région depuis une décolonisation qui à maints égards n’en fut pas réellement une et qui fut suivie par des régimes arabes post-coloniaux incompétents et pour la grande majorité corrompus, à l’image emblématique de la Tunisie des Ben Ali, l’Égypte des Moubarak et la Syrie des Assad. Passée la période romantique de l’hiver dernier, les révolutions sont aujourd’hui entrées dans la phase de transition politique dont la complexité est autrement plus conséquente. Il s’agira de jeter les fondements d’une nouvelle relation entre État et société au-delà des rendez-vous électoraux, de l’imagination d’une culture démocratique contextualisée aux spécificités musulmanes – ce qui est possible et intéressant du point de vue de la régénération universelle du concept démocratique en soi – mais également de la responsabilisation du citoyen arabe qui ne devra pas quitter un extrême, la violation de sa dignité, pour un autre, un assistanat social qui à terme le rendrait à nouveau dépendant de l’arbitraire. Je suis optimiste à l’égard d’une évolution qui était nécessaire pour « rebooter » le système politique arabe même si j’insisterais sur deux points : le temps que cela prendra et l’impératif d’une gestion consciencieuse des démocratisations. Le printemps arabe est la première e-révolution et son influence mondiale est déjà avérée. Voyez los indignados en Espagne et les mouvements de protestation s’inspirant de cette vague en Grèce, en GrandeBretagne, en France, et ce jusqu’en Israël... Mais cela est également révélateur du besoin mondial de défoulement face à un système global bouleversé et travaillé dix ans durant par un regain de logiques impériales et d’invention de nouvelles formes d’asservissement des citoyens. Compte tenu de ces bouleversements, quelles doivent être les principales étapes de la refonte des grilles de lecture occidentales ? Dans une tribune parue dans Le Monde le 7 mars 2011, vous lanciez un appel à rompre avec les vieux dogmes orientalistes, avec l’essentialis- me qui a caractérisé le regard européen depuis si longtemps. Les pays arabes, écriviez-vous, doivent être désormais « compris simplement par le biais des catégories universelles de la libéralisation politique et de la transition démocratique. » Comment expliquez-vous la rémanence de ces théories pourtant discréditées sur « l’exception arabe », et comment les dépasser ? Ce qui est frappant, voyez-vous, c’est que, quel que soit le développement dans le monde arabe – crise économique, conflit armé, révolution sociale –, il se heurte invariablement dans ces analyses soit au scepticisme, soit à une redéfinition sur la base d’analogies bancales. C’est cette impossible réciprocité avec l’universel qui prévaut, donnant le la de la politique complexe d’une région complexe, dont il faudrait se départir désormais. Aussi, je note la naissance du néoorientalisme à l’occasion du printemps arabe. Là où une transformation évidente du terrain devrait logiquement interpeller les sciences sociales et le politique en vue d’un réexamen d’une grille de lecture discréditée à l’égard d’une région importante du monde, les mêmes analystes qui, trente ans durant, auront présidé à la définition du « monde arabe » remettent à jour des récits, simplement saupoudrées de recettes démocratiques mais retenant les mêmes catégories de « réveil arabe ». Où sont les analyses comparatives replaçant ce dernier mouvement de libéralisation – il y en a eu un qui a échoué durant les années 1990 – dans une trajectoire historique qui puise dans des modernités avortées durant les années 1910-20 puis les libérations confisquées en 1950-60, et que l’on peut plus comprendre à l’aune des expériences en Amérique latine durant les années 1970 qu’en se penchant pour la énième fois sur « la rue arabe » ou la sentencieuse interrogation de « la compatibilité entre islam et démocratie » ? Vous vous inscrivez également en faux contre la thèse selon laquelle nous serions aujourd’hui entrés dans une ère post-islamiste. En quoi cette thèse vous paraît-elle erronée ? Et comment voyez- vous les prochaines métamorphoses de l’islamisme ? Le « post-islamisme » est une phrase se positionnant tard et de façon hypothétique par rapport à un printemps arabe qui a pris de court orientalistes et spécialistes de l’islamisme. Je vais être clair sur ce point : c’est la troisième fois que l’on nous annonce la fin de l’islamisme... En 1991, avant qu’ils ne remportent les élections en Algérie. En 2001, avant qu’ils ne frappent l’Amérique. En 2011, avant, comme je le pense, qu’ils normalisent leur action politique en vue d’un partage du pouvoir au lendemain des révoltes arabes. La rhétorique post-islamiste est précisément l’illustration de ce qu’Edward Said dénonçait comme le penchant du discours orientaliste à nier l’autoreprésentation à son objet2; « ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés » disait Marx3. C’est ce que font tout autant les nouvelles analyses réduisant les comportements sociaux des musulmans à des paramètres démographiques. Comprenons que l’objet d’étude est ainsi potentiellement tout autant idéologisé chez un Alain Finkielkraut qu’un Emmanuel Todd, et que, dans une telle posture essentialiste, nous ne sommes pas bien loin de Gustave Le Bon. En lieu du « post-islamisme », il nous faut évoluer vers la dédramatisation de l’analyse de ce qui n’est ultimement qu’une possibilité clinique parmi d’autres, dans un portfolio idéologique évolutif, pour le citoyen musulman de donner des oripeaux religieux à un discours politique, soit de radicalisation soit de contestation non violente. La relation entre religion et politique ne diffère pas tant que cela, que l’on soit en Occident ou en Orient. Le grand paradoxe est qu’au moment où le monde arabe s’ouvre, le monde occidental se ferme sur cette question. Quel est l’impact des révolutions arabes sur l’Afrique ? Je dirais qu’il va grandissant et risquerait de prendre de l’ampleur si l’on venait à 1 - Auteur de Contre-Croisade, Le 11 Septembre et le Retournement du Monde, L’Harmattan, 2011, et Understanding Al Qaeda, Changing War and Global Politics, Pluto Press, Londres, 2011. 2 - Edward Said, L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, Seuil, 1980 3 - Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852 / septembre 2011 / n° 414 13 dossier Les révolutions de la dignité assister à un seul précédent mettant en scène cette logique de contestation dans un théâtre sub-saharien. Des mouvements s’inspirant du printemps arabe s’étaient manifestés en avril au Burkina Faso contre le président Blaise Compaoré, mais le candidat évident est le Sénégal d’Abdoulaye Wade, où la recette explosive est réunie : Exécutif vieillissant aux tendances autoritaristes, velléités dynastiques, classe politique impuissante, jeunesse mobilisée sur le mode mondialisé et corruption endémique. Accélérée par le mimétisme du monde arabe et par des parallèles que beaucoup de Sénégalais établissent déjà avec ce qui s’est passé en Tunisie et en Égypte, la séquence pourrait aboutir à l’occasion du rendez-vous électoral présidentiel de 2012. Notons que, sous l’influence du momentum des démocratisations en Europe de l’Est au lendemain de la chute de l’Union soviétique et contrairement à l’aire arabe, l’Afrique sub-saharienne avait connu des avancées démocratiques substantielles durant les années 1990 — au Sénégal, au Bénin, au Mali et au Ghana notamment. Il n’y a pas aujourd’hui au Sahel de guerre ou d’occupation comme en Irak ou en Afghanistan. Pourtant, à entendre certains discours politiques, la rhétorique utilisée est souvent la même. N’y a-t-il pas un risque que ces discours ne finissent par aggraver la situation ? Il y a effectivement un réel danger d’une telle prophétie auto-réalisatrice. Sur cette question, il faudrait identifier sereinement les causes de la détérioration de la situation sécuritaire régionale au cours des cinq dernières années, à savoir deux développements : l’exportation par le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) de son action — une forme hybride de terrorisme économique pseudo-religieux — au-delà des frontières algériennes vers le reste du Maghreb, puis le Sahel, et, dans ce contexte, la multiplication de rapts d’Occidentaux qui a entraîné un interventionnisme de la France ainsi qu’une présence accrue des États-Unis, et, dans une moindre mesure, de l’Espagne. Le danger serait de faire le jeu d’un GSPC rénové en Al Qaida au 14 / septembre 2011 / n° 414 Maghreb islamique (Aqmi) en suivant une partition habilement composée pour générer une telle militarisation de la zone que le groupe instrumentaliserait plus en avant au lendemain du vortex sécuritaire libyen. Le Sahel n’est pas l’Afghanistan, encore moins la Somalie. La situation peut être relativement maîtrisée par une coopération améliorée et dépolitisée impliquant l’ensemble des pays de la région, un partenariat avec l’Europe et les États-Unis respectueux des souverainetés locales et un effort plus marqué de l’Algérie, dont proviennent historiquement et majoritairement les terroristes, et le Mali, au nord duquel ils ont établi des camps de repli. Quel jugement portez-vous sur l’évolution de la situation libyenne ? Quelles ont été à vos yeux les principales erreurs commises ? Vous avez évoqué à la télévision suisse l’ironie qu’il y avait à voir sur les murs de Libye des graffitis indiquant : « Kadhafi, l’ami de l’Amérique, va tomber. » Quelles peuvent être les conséquences de cette guerre ? Craignezvous une partition ou un désordre permanent ? La situation en Libye est une mauvaise affaire dont nous n’avons vu que le début. Nous nous orientons vers une « irakisation » de la Libye aux conséquences stratégiques « lose-lose » pour tous sur le long terme. La chute coup sur coup de Ben Ali et de Moubarak rendait assurément la survie d’un Kadhafi — en dépit effectivement de sa reconversion internationale ces dernières années — inévitable, et la séquence débutait de la même façon avec des manifestations pacifiques à la mi-février. La réponse répressive a transformé la situation en conflit armé, mais, précisément à ce stade, il aurait fallu trouver moyen de faciliter une solution libyenne pour forcer le départ de Kadhafi dans le droit fil des révolutions sans redéfinir ce mouvement national d’émancipation dans le cadre d’un jeu stratégique international mal conçu, ambigu et mettant en scène des Tintin en Cyrénaïque qui multiplieront les improvisations diplomatico-idéologiques. Le monde a, par la suite, toléré durant de longs mois une répression en Syrie tout autant si ce n’est plus sanguinaire. Où est la logique si ce n’est celle d’une realpolitik contre-productive? En Libye comme en Syrie, je crains que Kadhafi et Assad fassent preuve de jusqu’au-boutisme criminel, et que cela rende les transitions subséquentes plus difficiles qu’ailleurs, tant le tissu social aura été entamé par une violence n déclinée nationalement. Propos recueillis par Karim Emile Bitar dossier Commencement du monde, révolutions arabes, identitarismes et modernité métisse Entretien avec Jean-Claude Guillebaud1 Écrivain et journaliste, éditorialiste au Nouvel Observateur Pendant quatre siècles la culture européenne, puis « occidentale », est devenue hégémonique. Elle a été l’organisatrice du monde et l’unique dépositaire de la modernité. […] Cette séquence s’achève. Cela ne veut pas dire que l’Occident va disparaître, cela signifie seulement qu’il ne sera plus la seule matrice de la modernité. Les autres cultures se réveillent, se mêlent, s’influencent mutuellement pour concourir à l’émergence de ce que j’appelle une modernité métisse, c’est-à-dire partagée. C’est dans cette modernité composite, plurielle, métisse que le monde arabe est déjà en train de s’insérer. ous avez publié en 2008 un livre intitulé Le Commencement du monde1 et sous-titré « Vers une modernité métisse » (Seuil, 2008). Il s’agissait d’un passionnant tour d’horizon du monde d’aujourd’hui, qui analysait notamment la convergence des civilisations, l’occidentalisation de l’Asie et d’une grande partie du globe, l’ascension de la Chine et de l’Inde après une séquence occidentale de quatre siècles. Vous analysiez la mondialisation du religieux, les détresses identitaires, l’apport de l’école post-coloniale cherchant à surmonter les clivages binaires entre Orient et Occident, et bien d’autres sujets. Un de vos chapitres était titré « Un rendezvous pour l’islam ». L’ouvrage pouvait alors paraître pécher par excès d’optimisme. Mais, avec quelques années de recul, il semble en effet que les « indicateurs de modernité » que vous perceviez aient fini par produire de vastes transformations politiques. Comment avez-vous accueilli ces révolutions arabes ? Y avezvous vu une confirmation de vos vues sur la naissance d’un monde nouveau ? Craignez-vous que ces bouleversements rapides ne renforcent les crispations identitaires et la peur de l’autre qui continuent de prédominer dans plusieurs parties du globe ? J’ai accueilli, bien sûr, les révolutions arabes de 2011 – mais aussi ce qui s’était passé en Iran au printemps 2009 – comme une confirmation des analyses que je proposais dans mon livre et qui ont parfois été jugées trop « optimistes ». Je ne niais pourtant pas les risques du repli identitaire et des fondamentalismes de toutes natures. Mais j’observais qu’à un niveau anthropologique plus profond, l’évolution allait dans le sens d’une convergence des civilisations, et non de ce prétendu « choc » V prophétisé en 1993 par Samuel Huntington. Je veux dire par là que, dans leur façon de vivre, de communiquer, d’aspirer à la liberté, les jeunesses du monde se rapprochaient les unes des autres. J’ai vérifié cela dans nombre de pays que je connais bien, que ce soit la Chine, le Vietnam, l’Inde, le Proche-Orient. Or, c’est bien ce qui est apparu en févriermars-avril 2011 en Tunisie, en Égypte et en Syrie, pour ne citer que ces exemples. L’émergence d’une génération de garçons et filles éduqués, en prise directe sur la modernité, habile à se servir des nouvelles technologies de la communication. Leur irruption sur la scène politique – et leur courage – ont pris de court les islamistes et les mouvements identitaires. Cela étant dit, il faut se garder de l’angélisme. Rien n’est vraiment joué. Les crispations identitaires sont bien présentes, elles aussi. Disons que les deux mouvements sont simultanés et nul ne sait encore qui des deux l’emportera. Cela dépendra sans doute des conditions particulières de chaque pays. Je vois déjà que, dans un grand pays musulman comme la Turquie, le synthèse entre Islam et démocratie est sur le point de réussir. De la même façon, l’élection d’Obama aux États-Unis, quelques mois après la parution de mon livre m’a semblé représenter un symbole prodigieux, et même s’il arrivait, au bout du compte, qu’Obama déçoive ses électeurs. La rupture symbolique est définitive. La France et la plupart des pays occidentaux ont tardé à prendre la mesure de ce qui se passait. Vous avez parlé d’ « embarras diplomatique ». À quoi attribuez-vous les frilosités et les aveuglements ? À un passé 1 - Dernier ouvrage paru : La Vie vivante : Contre les nouveaux pudibonds (Les Arènes, 2011) / septembre 2011 / n° 414 15 dossier Les révolutions de la dignité colonial mal digéré ou à des intérêts stratégiques et à la raison d’État ? Nonobstant les révolutions en cours, l’Occident continue de soutenir un certain nombre de régimes très autoritaires, notamment les monarchies pétrolières. Est-ce uniquement la conséquence d’une dépendance énergétique ou est-on toujours dans un état d’esprit qui fait de la « stabilité » la valeur suprême ? Dans le monde arabe, ce ne sont pas les valeurs occidentales qui sont contestées, mais plutôt l’hypocrisie qui fait que ces valeurs ne sont appliquées qu’en fonction des intérêts et jamais de façon systématique. Comment sortir de cette duplicité, qui nourrit l’antioccidentalisme ? J’insistais beaucoup, dans mon livre, sur ce thème de la « duplicité occidentale », un thème très présent – à juste titre – chez les auteurs appartenant aux « Postcolonial studies ». Cette duplicité a toujours servi les « identitaires » dans leur dénonciation de « l’occidentalisation du monde ». Les intellectuels de l’hémisphère sud ont mille fois raison de dénoncer cette duplicité. Quand la France ou l’Amérique trahit ses propres valeurs en faisant prévaloir ses intérêts à court terme, on n’est pas loin du « crime symbolique ». J’ai vue avec consternation qu’il en allait ainsi en Tunisie, en Égypte et – comble du comble – en Libye. C’est au nom d’un prétendu moindre mal (mieux vaut une dictature que l’islamisme) que nos gouvernements ont dissimulé ce qu’il faut bien appeler un cynisme intéressé : vendre des armes ou des centrales nucléaires, acheter du pétrole, etc. Je n’ai jamais oublié la façon dont, dans les années 1980, nous avons soutenu, armé et encouragé Saddam Hussein, car nous pensions qu’il nous protégerait du danger islamiste venu d’Iran. Les Américains avaient fait la même chose en armant les islamistes afghans en lutte contre l’occupation soviétique. Je crois que ces aberrations de la realpolitik ont été mises à mal par les révoltes arabes. Je ne suis pas assez naïf pour penser qu’elles n’existeront plus. Disons qu’elles seront plus difficiles à faire accepter – ou à dissimuler – aux électeurs. Comment le nouveau monde arabe qui est en train d’émerger peut-il s’inscrire 16 / septembre 2011 / n° 414 dans cette « modernité métisse » que vous appelez de vos vœux ? L’expression « modernité métisse » que j’ai proposée avec un brin de provocation mérite un mot d’explication. Je ne parlais pas du métissage des peuples. Je n’ai rien contre, mais c’est un autre sujet. Je parlais de ce qu’on pourrait appeler, avec Édouard Glissant, la créolisation du concept même de modernité. Elle nous fait sortir d’un cycle « occidental » qui aura duré quatre siècles. Je m’explique. À partir de la fin du XVIe siècle, la culture européenne qui était jusqu’alors très en retard sur celle de l’Inde ou de la Chine (pour ne citer que ces deux exemples) a spectaculairement rattrapé son retard. Dès le milieu du XVIIe siècle elle supplantait, par son dynamisme, les autres civilisations figées dans leurs traditions, notamment la Chine. Ainsi, pendant quatre siècles la culture européenne, puis « occidentale », est devenue hégémonique. Elle a été l’organisatrice du monde et l’unique dépositaire de la modernité. Le « centre » ou « l’empire » a ainsi dominé la « périphérie », par la conquête et la colonisation, bien sûr, mais aussi par l’influence, le rayonnement « civilisateur ». Il a relégué les autres cultures dans les marges. Or, je dis simplement que cette séquence s’achève. Cela ne veut pas dire que l’Occident va disparaître, cela signifie seulement qu’il ne sera plus la seule matrice de la modernité. Les autres cultures se réveillent, se mêlent, s’influencent mutuellement pour concourir à l’émergence de ce que j’appelle une modernité métisse, c’est-à-dire partagée. C’est dans cette modernité composite, plurielle, métisse que le monde arabe est déjà en train de s’insérer. L’idée même d’une modernité métisse horripile un grand nombre d’intellectuels, qui voient dans le multiculturalisme un grand danger. Le terroriste norvégien a cité dans son manifeste un grand nombre de ces penseurs européens ou américains qui se réclament de visions identitaires. Ne craignez-vous pas qu’en prêchant une modernité métisse, les partisans du multiculturalisme ne renforcent paradoxalement les approches identitaires ? J’entends bien les protestations des intellectuels qui s’alarment du multiculturalisme. Mais je crois qu’ils se trompent de danger, si j’ose dire. Le multiculturalisme est déjà là, et depuis longtemps. Nos sociétés sont déjà multiethniques, multiconfessionnelles, multiculturelles. Il en va de même dans l’hémisphère Sud. Les jeunes Tunisiens, Égyptiens ou Iraniens que l’on a vu dressés contre la dictature sont largement « occidentalisés », même s’ils gardent un attachement légitime pour leur propre tradition. Ils sont culturellement « créoles ». En revanche, le multiculturalisme ne peut exister dans un pays donné que si les « différences » qu’il fait cohabiter sont surplombées par un socle de valeurs communes, de représentations collectives partagées, comme dirait Émile Durkheim. Autrement dit l’installation dans un pays implique que l’on souscrive à un minimum de valeurs fondatrices : liberté individuelle, égalité des sexes, droits de l’homme, etc. C’est quand le repli communautariste l’emporte que les problèmes commencent. C’est alors qu’on se met à justifier, par exemple, les mutilations sexuelles des femmes, les mariages arrangés par les familles, la « dissidence » antidémocratique, etc. En faisant cela, on donne du grain à moudre aux « identitaires » xénophobes et on trace la voie pour des cinglés comme le terroriste norvégien, ou chez nous pour les islamophobes obsessionnels. En tant qu’intellectuel chrétien, comment percevez-vous cette résurgence d’appels à défendre un « Occident chrétien » contre le monde musulman perçu comme conquérant. Face à cette « peur des barbares » dont parle Tzvetan Todorov, craignez-vous que l’on en vienne à oublier les valeurs spirituelles fondamentales de l’Évangile et du christianisme au profit d’une conception temporelle et guerrière de la « Chrétienté » ? Les critiques inquiètes que j’adresse aux fondamentalistes musulmans, juifs ou hindouistes, je les adresse aussi – et régulièrement – aux chrétiens. Je suis effaré quand je vois réapparaître chez certains chrétiens – y compris des jeunes – ce que j’appelle un « christianisme iden- dossier titaire », celui qui renoue avec le triomphalisme conquérant de l’ancienne chrétienté. J’ai fait de nombreuses chroniques pour dénoncer ce que j’appelle un « catholicisme athée », en référence à Charles Maurras qui disait : « Je suis athée, mais catholique ». J’ai même écrit un livre entier La Force de conviction (Points Seuil, 2006 ) pour m’expliquer sur ce point. C’est le réflexe de la citadel- le assiégée, ou le syndrome de la croisade. À mes yeux, la foi n’est pas une « identité », c’est un parcours, un chemin une espérance. Elle passe forcément par la rencontre avec « l’autre ». Je garde en mémoire cette phrase magnifique du théologien catholique Stanislas Breton (mort en 2005) qui, parlant des autres religions, disait : « Il ne suffit pas d’accepter que l’autre existe, il faut se réjouir qu’il existe ». Quant au très dangereux concept de « chrétienté », je vous renvoie volontiers à cette remarque superbe du philosophe danois Sören Kierkegaard (18131855) : « Il est urgent de remettre un peu de christianisme dans la “chrétienté“ » n Propos recueillis par Karim Emile Bitar Petite réflexion sur l’histoire en cours Par Kader A. Abderrahim Professeur associé California University Chercheur à l’Iris Maître de conférences IEP Paris. Un dictateur après l’autre tombe sous la pression conjuguée des forces sociales internes et, dans le cas libyen, de l’intervention militaire occidentale. Impressionné et fasciné, ébranlé et inquiet, le monde observe les révolutions arabes. Quels enseignements politiques tirer de ce grand chambardement ? Que nous enseigne le passé sanglant du Proche-Orient et du Maghreb sur l’avenir de la région ? Comment évaluer les chances d’instauration de la démocratie ? S i les événements de Tunis et du Caire, de Bahreïn et de Benghazi, de Homs et de Sanaa ont montré quelque chose, c’est bien qu’il n’y a pas de déterminisme culturel. Et qu’il n’y a pas de dictature impossible à abattre. Personne n’imaginait que l’immolation de Mohamed Bouazizi, ce jeune vendeur tunisien au chômage, allait en quelques semaines conduire à la chute du puissant régime égyptien. Mais, après Moubarak, quoi ? Et en Libye, la fin de Kadhafi préfigure-t-elle une sorte de « gigantesque Somalie », comme le craint la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton ? Où mène cette nouvelle liberté ? Depuis 1945, une douzaine de guerres internationales, d’innombrables guerres civiles, des milliers d’attaques terroristes et d’attentats politiques ont ensanglanté la région. Si ces conflits s’étaient déroulés ailleurs dans le monde, l’Occident exprimerait sans doute de silencieux regrets et détournerait le regard. Mais ces combats, politiques et militaires, se produisent dans une région assise sur près de 60 % des réserves mondiales d’or noir et plus de 40 % de celles de gaz. Quand le Proche-Orient brûle, l’Occident ne peut pas détourner le regard. Nul ne sait de quoi l’avenir sera fait, mais un coup d’œil sur l’histoire permet peutêtre de déduire ce que réserve les événements en cours. Le démembrement de l’Empire ottoman Il y a cent ans, à l’automne 1911, un major de l’armée ottomane atteint les remparts de Benghazi. Arrivé d’Istanbul, il veut reconquérir ces marches de l’Empire. Voilà près de 400 ans que les Ottomans contrôlent l’Afrique du Nord, la Syrie et la Palestine, la Mésopotamie jusqu’au Golfe, la mer Rouge jusqu’à Aden, le Nil jusqu’au Soudan. Mais les Français ont pris l’Algérie et la Tunisie, les Britanniques se sont emparés de l’Égypte et les Italiens sont en Cyrénaïque. Des mois durant, le major Mustafa Kemal, ses 150 officiers turcs et ses 8 000 mercenaires arabes contiennent une armée de 15 000 Italiens sur le littoral libyen. Mais l’Empire se désagrège ailleurs, dans les Balkans, sur le Danube, dans le Caucase. « Cela n’avait pas de sens d’attaquer l’Italie », écrit-il avant son retour à Istanbul. Il se doute qu’avec la perte de la dernière province d’Afrique s’annonce la fin de l’Empire, et la fin d’une Histoire. Le temps de la révolte Cent ans après le voyage du major Kemal en Libye, un autre monde semble surgir sous nos regards ébahis. C’est en 1915, quand il apparut que l’Empire ottoman se désintégrait que l’idée germa à Paris et à Londres de s’en partager la dépouille en commençant par les provinces arabes. En juillet de cette année-là, le haut-commissaire britannique en Égypte communiqua au chérif de La Mecque que la GrandeBretagne était « prête à reconnaître l’indépendance des Arabes dans les régions dont il avait mentionné les frontières ». La grande révolte des Arabes contre les Ottomans commença en 1916, sous le / septembre 2011 / n° 414 17 dossier Les révolutions de la dignité regard cynique de l’auteur des Sept piliers de la sagesse, T.E. Lawrence : « Les Arabes sont encore plus inconstants que les Turcs. Traités de manière adéquate, ils ne se développeront pas hors de leur mosaïque politique, un tissu de petites principautés jalouses et incapables de se fédérer ». Cette vision essentialiste conditionnera pendant un demi-siècle, la vision que les Européens ont des Arabes. En même temps, à Londres, le diplomate britannique Mark Sykes et son collègue français François Georges-Picot se mettaient d’accord pour se partager le butin espéré : les régions de Beyrouth, Damas et Mossoul iraient à la France, le littoral arabe du Golfe persique, les provinces de Bagdad et Bassora ainsi que la Palestine à la Grande-Bretagne. Et le ministre britannique des Affaires étrangères, Arthur James Balfour, promettait à la Fédération sioniste « la création d’un foyer national pour le peuple juif en Palestine ». Des frontières artificielles. L’Accord Sykes-Picot et la Déclaration Balfour sont les textes fondateurs du Proche-Orient moderne et ils expliquent pourquoi cinq États et un non-État sont, depuis lors, des facteurs de troubles : Syrie, Irak, Liban, Jordanie, Israël et Palestine. Pour les Arabes, ces documents sont une trahison, les frontières artificielles qu’ils tracent, les dynasties et les régimes qu’ils ont mis en place n’ont à leurs yeux aucune légitimité. Ces divisions sont, aujourd’hui encore, le principal ferment des blocages des sociétés arabes, et de régimes totalement calcifiés. Après la Première Guerre mondiale et l’occupation alliée de l’Empire ottoman, Mustapha Kemal refuse de voir l’Empire ottoman être démembré par le traité de Sèvres. Avec ses partisans, il se révolte contre le gouvernement impérial et crée un deuxième pouvoir politique à Ankara. C’est de cette ville qu’il mène, à la tête de la résistance turque, la guerre contre les occupants. Sous son commandement, les forces turques vainquirent les armées arméniennes, françaises et italiennes. Puis ils viennent à bout des armées grecques qui occupent la ville et la région d’Izmir, la Thrace orientale et des îles de la mer Égée. 18 / septembre 2011 / n° 414 Après la bataille du Sangarios (aujourd’hui Sakarya), la Grande Assemblée nationale de Turquie lui donne le titre de Gazi (le victorieux) ; il parvient à repousser définitivement les armées grecques hors de Turquie. Suite à ces victoires, les forces britanniques choisissent de signer un premier armistice avec lui et s’engagent aussi à quitter le pays. Mustafa Kemal affirme également une volonté farouche de rupture avec le passé impérial ottoman, et met en place des réformes radicales pour son pays. Inspiré par la Révolution française, il profite de ce qu’il considère comme une trahison du sultan lors de l’armistice de Moudros, pour mettre un terme au règne du sultan le 1er novembre 1922, date à laquelle il accède au pouvoir. Dans les années 1930, sont formulés les « six principes », – laïcisme, républicanisme, étatisme, populisme, révolutionnarisme et nationalisme – qui sont aujourd’hui encore, une source d’inspiration pour de nombreux intellectuels et responsables politiques. Le kémalisme sera une doctrine qui structurera le pays, et lui permettra de retrouver une place et un rôle politique dans un environnement marqué par le conservatisme et le rejet du progrès. Un demi-siècle d’immobilisme. Du côté arabe, c’est dans la frustration historique et politique, que les régimes, tentent, pendant des décennies de puiser leur légitimité. Les évolutions actuellement en cours dans le monde Arabe bouleversent les données stratégiques et politiques. Du Maroc à Oman, de l’Arabie saoudite à la Jordanie, du Yémen à Bahreïn, les peuples exigent ce qui leur revient : justice, prospérité, liberté, participation politique. Peu de régions du monde sont aussi improductives : l’ensemble des pays arabes, 350 millions de personnes, produit moins que 60 millions d’Italiens. Seuls 3 % des Libyens travaillent dans l’industrie pétrolière qui représente plus de 60 % du Pib. Dans les États du Maghreb, le chômage touche 70 % des jeunes. Un Yéménite sur trois vit avec moins de 2 dollars par jour. Tandis qu’entre 1980 et 1999 la Corée du Sud a enregistré 16 000 brevets internationaux, l’Égypte en a annoncé 77 dans le même temps. Quel avenir ? Seule la Turquie échappe à ce triste bilan : l’économie turque était en 2004 une des vingt premières puissances mondiales, par la richesse produite annuellement. Le pays est en train de vivre une véritable révolution silencieuse. Le Code pénal et la Constitution ont été refondus, le Code civil a été révisé, et une série de lois visant à réformer l’administration publique a été votée. Ces changements sont certes liés à l’agenda européen, mais ils s’expliquent aussi par l’aspiration croissante des Turcs eux-mêmes. Un siècle après la dislocation de l’Empire Ottoman, la modernisation de la Turquie lui permet de retrouver une place centrale au Moyen-Orient, et d’être un interlocuteur incontournable pour les occidentaux, comme pour les arabes. Mais, pour la première fois depuis des décennies, une intervention occidentale au cœur de la méditerranée, permet de chasser un tyran. Le revers de cette aventure militaire, c’est qu’elle se produit au moment où les peuples arabes tentent de reprendre leurs destins en mains. Dans ce contexte, on peut s’interroger sur les véritables visées de l’opération occidentale menée en Libye, et si elle ne risque pas de fournir des prétextes aux dirigeants, encore en place, pour freiner les aspirations populaires. Comme l’écrivait il y a quelques jours l’éditorialiste du quotidien pan arabe Al Hayat, « bouclez vos ceintures de sécurité », pour qui le voyage qu’entame le monde arabe n’est pas « une promenade d’agrément. Le chemin sera long et chaotique ». Un jugement qui se trouve confirmé par les visées stratégiques de l’Europe sur la région. L’avenir n’est pas écrit d’avance, car, à présent, une opinion publique émerge et se mobilise pour revendiquer des droits et arracher sa liberté. Pour les dirigeants occidentaux, comme pour les régimes arabes chacun est conscient qu’il doit à présent composer avec les nouveaux représentants qui ont conduit les révoltes et les révolutions de cette année 2011. n dossier L’esprit révolutionnaire et ses fondements philosophiques : l’exemple américain de 17761 Par Steven Ekovich Professeur associé de sciences politiques et d’histoire à l’Université américaine de Paris Les révolutions américaine et française ont toujours exercé une grande fascination sur les intellectuels et sociétés civiles du monde arabe, depuis l’époque de la Nahda (renaissance arabe) jusqu’à celle des révolutions de 2011. Le Christian Science Monitor citait récemment un expert du monde arabe qui déclarait : « ‘We the People’ has come to the Middle East ». En effet, l’état d’esprit qui a régné cette année sur l’avenue Bourguiba de Tunis, sur la place Tahrir du Caire et à travers les capitales arabes, n’était pas sans rappeler aussi bien l’esprit de 1789 que le souffle révolutionnaire qui animait les Américains à la fin du XVIIIe siècle, et qui s’est traduit par la Déclaration d’Indépendance rédigée par Thomas Jefferson en 1776, puis par la Constitution de 1787. Retour sur les fondements philosophiques et théologiques de la révolution américaine. L es Américains sont très attachés à ce qu’ils appellent l’esprit révolutionnaire, qui constitue une partie intégrante de la culture politique des États-Unis. Mais cet attachement est strictement limité aux révolutions libérales, qui visent le renversement des régimes autoritaires ou totalitaires. Ce penchant s’inscrit dans le droit fil de l’époque où les américains se sont séparés de la tutelle de la Grande Bretagne. Cette question fait d’ailleurs l’objet d’un vif débat parmi les historiens : les Américains ont-ils vraiment réalisé une révolution, ou tout simplement une guerre d’indépendance ? Après tout, la structure du pouvoir dans les anciennes colonies n’était pas très différente de celle qui existait auparavant. Si révolution il y a, il s’agit d’une révolution intellectuelle, caractérisée par une nouvelle vision de la fondation légitime de l’État. Et ce nouveau raisonnement se déploie précisément dans ce qui est très probablement le document le plus important de l’histoire américaine – la Déclaration d’Indépendance de 1776. Aujourd’hui encore, quand les Américains évoquent l’esprit de la Révolution, ils le nomment the « Spirit of 76 ». Une référence emblématique La Déclaration d’Indépendance américaine de 1776 figure parmi les références emblématiques des luttes révolutionnaires et mouvements d’auto-détermination du monde entier. Aujourd’hui, la moitié des pays de la planète se prévalent de ce type de texte fondateur. Le poids symbolique de la Déclaration américaine ne doit pas être sous-estimé, ses formules sont parfois reprises mot pour mot dans les nombreuses déclarations d’indépendance qui ont accompagné ce passage historique des empires aux États modernes. Dès son apparition sur la scène internationale et intellectuelle de la fin du XVIIIe siècle, l’œuvre des « révolutionnaires » américains a immédiatement suscité un vif débat sur les fondements légitimes d’un État. La revendication d’une nouvelle base philosophique, et a fortiori juridique, de la souveraineté a entraîné une redéfinition du corpus existant en droit international. Conscients de la dangereuse innovation que constituait la Déclaration dans les affaires internationales, un grand nombre de commentateurs britanniques de l’époque se sont efforcés d’en réfuter les justifications mobilisées par leurs cousins outre-Atlantique. Beaucoup de temps et de combats ont été nécessaires à la réalisation des espoirs suscités par la puissance des mots du préambule : « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont dotés par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. » La Déclaration d’Indépendance américaine peut être découpée en trois parties : un préambule qui énumère les droits fondamentaux et présente une théorie de gouvernement ; une liste de griefs et l’énumération des atteintes britanniques à ces droits ; et la conclusion qui annonce la rupture avec l’Angleterre et la création d’une nouvelle nation. L’ensemble développe une théorie de l’Empire britannique et de sa place dans ce qu’on appelait jadis le droit des gens (law of nations). Une curiosité frappante de la Déclaration est l’absence quasi totale de référence au Parlement britannique – et c’était, après tout, les actes du Parlement, principalement sur les questions de fiscalité et de non-respect des institutions locales, qui ont poussé les colons à la résistance. 1- Version abrégée d’une contribution à paraître en 2012 dans Les déclarations unilatérales d’indépendance, sous la direction de Rahim Kherad, Colloque international, Pedone, Paris. / septembre 2011 / n° 414 19 dossier Les révolutions de la dignité Tous leurs griefs visaient le Roi, qui jouait en fait un rôle plutôt mineur dans l’administration de l’Empire. Par ce silence retentissant à l’égard de l’organe législatif, ils affirmaient une volonté de réduire son poids politique. En présentant leurs doléances au Roi, ils tournaient le dos aux élus anglais qui les réprimaient. Le geste politique signifiait : nos frères britanniques ont leur Parlement, nous avons le nôtre – indépendant. Leur théorie affirmait que le Parlement de la métropole n’avait aucun droit sur leur organe législatif outre-Atlantique, que les lois émanant de Londres n’étaient pas légitimes. Ce sont les sous-entendus de leurs propositions, à partir des principes posés, qui recelaient implicitement une dimension explosive. Mais c’est le raisonnement audacieux déployé par les rédacteurs américains pour justifier leur « silence » envers le Parlement britannique qui constitue le legs philosophique le plus prégnant du document. Il faut rappeler ici que même si à l’époque on voulut propager l’idée que la Déclaration était une œuvre collective, les recherches des historiens révèlent que Thomas Jefferson en fut le principal auteur. Homme des Lumières à l’instar de ses collègues, son texte fondateur de juillet 1776 est un chef d’œuvre dans la droite ligne du philosophe John Locke. La plupart des membres de la classe politique de l’époque étaient imprégnés des écrits du philosophe anglais, quasiment sacralisés et partie intégrante de l’atmosphère intellectuelle de l’Amérique coloniale. La théorie du « double contrat » Pour placer l’indépendance sous le meilleur angle philosophique possible, il était impératif de prétendre que les liens avec la Grande-Bretagne n’avaient jamais été très étroits, ni à proprement parler régis par le droit positif, mais constituaient seulement une association volontairement conclue par deux peuples libres séparés par un vaste océan. Un tel raisonnement nécessitait de se fonder sur d’autres sources : à savoir celles du droit naturel. Ces droits naturels ont été envisagés comme ceux détenus par tous les 20 / septembre 2011 / n° 414 hommes, au moins tous les peuples libres – régis par des principes immuables, accessibles par la raison humaine. Leo Strauss précise dans Droit naturel et histoire : « Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays.2 » Les hommes des Lumières qu’étaient les fondateurs américains considéraient que leur indépendance était fondée sur la nature humaine et non sur la réalité sociale et juridique dans laquelle vit chacun. Selon cette conception, les actes du Parlement à Londres, et même les droits historiques de tous les sujets britanniques pouvaient être remis en question car, en l’espèce, ils ne correspondaient pas à la nature essentielle des hommes. Cette nature, dans un état hypothétique de nature, révélait qu’ils étaient libres et égaux, qu’ils détenaient les droits imprescriptibles fondamentaux à la vie, la liberté, la santé et la propriété. Par conséquent, la seule version du contrat original dont l’autorité gouvernementale pourrait être dérivée, était un contrat entre hommes agissant en fonction de leur nature essentielle. Une conception moins « imaginaire » que découverte et construite rationnellement. C’est seulement après avoir conclu entre eux un contrat social entre hommes libres et rationnels, qu’ils pourraient alors établir un pacte entre citoyens et leur gouvernement. C’était un second contrat dans une deuxième étape, celui qui permettait la séparation américaine du Parlement et de la Couronne – et par la suite fournissait la doctrine philosophique pour la rédaction d’un nouveau pacte entre les Américains et leur gouvernement novateur : La Constitution des États-Unis. La théorie du « double contrat » était connue des fondateurs. Ils l’avaient trouvée dans les écrits de Samuel de Pufendorf (1632-1694, juriste et philosophe allemand du droit naturel), et Hugo Grotius (1583-1645, juriste des Provinces Unies qui posa les fondations du droit international basé sur le droit naturel). D’après les œuvres de Pufendorf et Grotius, pour qu’il y ait société civile et ensuite État, il est nécessaire que ceux qui désirent être membres s’engagent à former un corps de personnes libres qui se sont réunies pour jouir paisiblement de leurs droits et pour leur utilité commune. Les contractants doivent ensuite opter pour une forme de gouvernement. Ceux qui sont par la suite investis de l’autorité gouvernementale obtiennent une obéissance légitime à condition de s’engager à veiller avec soin au bien public. Le pacte d’union entre hommes libres et le pacte de soumission scellent en un double contrat l’État, ils fondent l’autorité souveraine sur un ciment d’obligations réciproques entre gouvernants et gouvernés, sujets et roi. L’empire a donc été envisagé comme une sorte de confédération. Les enseignements de Calvin La Déclaration d’Indépendance légitime alors le droit fondamental de contester toute autorité – ce qui semble par conséquent inclure un droit à la désobéissance civile. Celle-ci repose sur l’hypothèse selon laquelle l’individu est la source ultime d’autorité, mais à condition que ses actes soient soumis à un principe supérieur à l’État, même démocratique. Ainsi, la fondation de la république américaine repose sur un droit philosophiquement légitime de désobéir, de contester l’autorité.3 Cette désobéissance civile peut être pacifique ou violente – et les révolutionnaires américains ont tenté la première démarche avant de passer à la seconde. Mais les fondateurs n’étaient pas uniquement les enfants des Lumières, ils étaient aussi des protestants. Les sources intellectuelles de l’indépendance américaine ne sont pas limitées à la philosophie du contrat social, mais intègrent aussi les enseignements du théologien Jean Calvin. L’idée de l’alliance pratiquée par les puritains du XVIIe siècle en Nouvelle-Angleterre portait des dimensions tant conservatrices que radicales. Sur le premier registre, cela signifie l’impératif de se soumettre aux gouvernants et d’obéir aux lois d’ici bas conçues comme une expression de la volonté de Dieu. Cependant, la philosophie politique calviniste intègre également le principe selon lequel le peuple détient le droit, dossier même le devoir, de désobéir aux magistrats et dirigeants lorsqu’ils agissent d’une manière qui enfreint l’alliance avec Dieu et peuvent donc être légitimement déchus de leur autorité. Une communauté enfreindrait la loi divine et s’exposerait à la colère de Dieu en se soumettant à un gouvernement qui aurait rompu l’alliance. Or, les colons américains se sont soulevés contre la domination britannique non seulement à cause de sa dureté et du non-respect des droits naturels, mais aussi en raison de ses lacunes morales. Dans un discours devant le Parlement britannique, le défenseur de la cause américaine, Edmund Burke, a averti son auditoire que les protestants n’aimaient avant tout rien tant que de protester, questionner, et finalement rejeter toute autorité douteuse4. Dans son ouvrage devenu classique sur la Déclaration d’Indépendance, Carl Becker puise dans ses sources intellectuelles pour tracer l’évolution de la légitimité divine du pouvoir politique5. Il note que les philosophes médiévaux fondèrent l’autorité des princes sur un pacte avec leurs sujets, qui les engageait à régner justement, à défaut de quoi les sujets seraient déliés de leur allégeance. Pour déposer de tels souverains, les protestants dissidents affirmaient que les simples sujets pouvaient prétendre euxmêmes à des rapports intimes avec Dieu, à l’instar des rois ou du Pape. Becker remarque que « Calvin fut un des premiers écrivains à suggérer cette alléchante possibilité aux générations futures6. » Mais interviennent les Lumières, qui veulent éclairer par la raison humaine (don de Dieu) et non pas l’illumination divine. Locke et les Whigs anglais, et plus encore Jefferson, avaient abandonné les rapports intimes et directs de la conversation familière avec Dieu qui était l’apanage des penseurs protestants des XVIe et XVIIe siècles. L’Être suprême était dorénavant perçu comme la Cause première, Grand organisateur de l’Univers, Sa volonté se révélait à l’homme par la mise en pratique de sa raison au déchiffrage de la nature. Jamais autant qu’au XVIIe siècle, « la Nature » ainsi conçue, ne s’était interposée entre l’homme et Dieu – à un tel point, note Becker, qu’on ne pouvait plus découvrir la volonté de Dieu que par une connaissance des « lois » de la nature, qui étaient sans doute, comme le disait Jefferson, les « lois de la Nature créée par Dieu ». Ainsi, se rejoignent les courants philosophique et théologique qui alimentent la Déclaration d’Indépendance. «I have a dream» Le destin de la Déclaration d’Indépendance est celui d’un fil rouge blanc bleu qui traverse l’Histoire américaine. Une de ses occurrences les plus notables se trouve dans un discours resté cher aux Américains : The Gettysburg Address du président Abraham Lincoln. Il a été prononcé en 1863, pendant la Guerre de Sécession, sur le site de la bataille de Gettysburg en Pennsylvanie. C’est un discours simple, court, mais éloquent – qui résume et rappelle en quelques paragraphes (il fut prononcé en deux minutes) les valeurs sur lesquelles son pays a été fondé et pour lesquelles il est prêt à lutter. À l’instar du préambule de la Déclaration, la plupart des Américains en connaissent les premières phrases par cœur : Four score and seven years ago our fathers brought forth on this continent a new nation, conceived in liberty, and dedicated to the proposition that all men are created equal (« Il y a quatre-vingt-sept ans nos pères donnèrent naissance sur ce continent à une nouvelle nation conçue dans la liberté et vouée à la proposition que tous les hommes sont créés égaux »). Il faut souligner ici un détail de poids dans ces propos dont le sens est intraduisible directement. Lincoln emploie le terme « fourscore », qui constitue déjà un archaïsme au XIXe siècle pour signifier le chiffre quatre-vingts. Mais cette formulation archaïque renvoie à une terminologie fréquemment utilisée dans la version de La Bible du Roi Jacques (King James Version), de loin la plus répandue à l’époque. Ainsi, dans la même courte phrase, Lincoln invoque, pour un peuple républicain et croyant, la double légitimation de l’indépendance américaine. Car ces 87 ans nous renvoient à la Déclaration d’Indépendance de 1776, et non à la Constitution de 1787. Si, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les Américains ont eu tendance à s’appuyer de plus en plus sur leur second pacte, à savoir la Constitution, pour construire une société plus juste et plus démocratique, ils ont invoqué le fondement lockien de leur contrat dans des moments d’accomplissement de progrès déterminants7. Les jalons posés par Lincoln seront redéployés en 1963 par Martin Luther King, dans un autre discours emblématique : I have a dream (Je fais un rêve), qui marque le point d’orgue du mouvement des droits civiques des noirs. Sur les marches du Lincoln Memorial à Washington D.C. il ranime le préambule de Jefferson : « Je rêve qu’un jour, notre nation se lèvera pour vivre véritablement son credo : Nous tenons pour vérité évidente que tous les hommes ont été créés égaux ». Mais comme il convient de marquer un pas en avant dans l’histoire des États-Unis, le pasteur King puise aussi dans l’autre source fondatrice des valeurs américaines en faisant référence à l’Ancien Testament. La Déclaration d’Indépendance demeure le document emblématique de l’histoire américaine. Elle se situe au cœur de la conception étasunienne du gouvernement et son esprit révolutionnaire, et apparaît comme une référence incontournable de la mise en œuvre des doctrines des droits naturels et du consentement entre hommes libres. Son influence a traversé l’histoire des États-Unis depuis leur fondation, dans les années sombres de leur terrible guerre civile, jusqu’au mouvement des droits civiques, et on peut même trouver son écho dans le discours du Caire de Barack Obama. Les exclus de la vie américaine – les femmes, les Afro-Américains, les ouvriers – ont toujours invoqué la Déclaration. Les appels à ce document fondateur retentissent tout au long de l’histoire des États-Unis. Mais l’impact de la Déclaration a pris une envergure planétaire, et son souffle n’est pas près de faiblir. n 2 - Traduction de Natural Right and History, The University of Chicago Press, 1953. Plon, 1954, p. 14. 3 - Jack Diggins, « Civil Disobedience in American Political Thought » in Luther S. Luedke, ed. Making America: The Society and Culture of the United States, Forum Series, Washington D.C., 1987. 4- Edmund Burke, Conciliation with America, Discours prononcé à la Chambre de Communes le 22 mars 1775. 5 - Carl Becker, La Déclaration d’Indépendance : Contribution à l’Histoire des Idées politiques, Vent d’Ouest, 1967; traduction de The Declaration of Independence: A Study in the History of Political Ideas, Alfred A. Knopf, 1922. 6 - Ibid., p. 43. 7 - Cf. Mark Hulliung, op. cit. / septembre 2011 / n° 414 21 dossier Les révolutions de la dignité L’Europe face aux révolutions arabes L Par Elisabeth Guigou Simone Weil 1974 Vice-Présidente de l’Assemblée nationale Député de Seine-Saint-Denis Les révolutions démocratiques en Afrique du Nord et au MoyenOrient offrent à l’Europe une chance historique : refonder sur de nouvelles bases ses relations avec son Sud. L’Europe ne doit pas considérer les pays arabes comme des puits de pétrole et de gaz ou des lieux de fourniture de main d’œuvre bon marché, mais doit envisager une forme d’intégration économique et politique qui partage équitablement la valeur ajoutée. 22 / septembre 2011 / n° 414 ’Europe, comme les pays du Sud et De surcroît, l’Europe et les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée, ont un de l’Est de la Méditerranée ont, des défis intérêt commun à construire un dévelopcommuns à relever : la sécurité alimentaire pement partagé fondé sur leur proximité menacée par le réchauffement climatique, géographique et leurs complémentarités la santé, l’emploi des jeunes, les migrations qui recèlent un potentiel de croissance et de populations, la sécurité, la pollution de d’emplois considérable. la Méditerranée, la poussée des extréCe qui manque au Nord on le trouve au mismes et des populismes, le terrorisme Sud et à l’Est de la Méditerranée, et réciet les mafias. proquement : Si les complémentarités sont exploitées, – L’Europe, dont la population vieillit, va si les défis communs sont affrontés en perdre 20 millions d’habitants d’ici à coopération étroite et non en rivalités sté2030 et aura de ce fait de plus en plus riles, un processus gagnant-gagnant au de mal à financer son modèle social. Nord comme au Sud de la Méditerranée Elle aura besoin du dynamisme démopeut s’engager : plus de croissance partagraphique du Sud et de gée, plus d’emplois qualil’Est de la Méditerranée où fiés, moins de migrations la population est jeune, et massives et plus de mobiliCe qui manque a besoin de débouchés proté circulaire. Un nouveau au Nord fessionnels. modèle organisé de déveon le trouve – L’Union européenne imporloppement et d’échange au Sud et à l’Est te aujourd’hui 50 % de son plus social et écologique, énergie, 70 % dans vingt de la Méditerranée, entre l’Europe et les pays ans. Au Sud, les ressources et réciproquement du Sud de la Méditerranée énergétiques et les matières peut se construire qui perpremières sont abondantes. mette au Nord comme au L’Europe a intérêt à ne pas laisser le Sud d’optimiser la croissance et l’emploi, pétrole, le gaz, les métaux précieux, les de maîtriser les flux migratoires et de se marchés du Sud méditerranéen, lui faire entendre dans le monde global. échapper au profit des Américains, des Il y a seize ans déjà, en 1995, à Barcelone, Chinois ou des Indiens qui sont de plus sous l’impulsion de Jacques Delors et de en plus présents et qui attirent chez eux Felipe Gonzales, les pays de l’Union euroles meilleurs étudiants africains alors péenne et des rives Sud et Est de la que l’Europe ne le accueille qu’avec Méditerranée ont lancé un ambitieux proréticence et parcimonie. jet de partenariat euro-méditerranéen, – L’Europe est en avance pour les technofondé sur la coopération économique, les logies, les brevets, et offre un cadre échanges culturels, la paix et la stabilité sécurisé pour les investissements. Mais politique. la crise et l’addition irréfléchie de plans Le processus de Barcelone a produit un d’austérité, sans soutien de l’activité, bilan mitigé dont il convient de tirer les compromet gravement les perspectives leçons : l’Union européenne n’a pas su de croissance. Au contraire, en dépit de offrir un vrai partenariat politique aux la crise, le Sud de la Méditerranée est pays du Sud, qui, de leur coté, n’ont pas en forte croissance. Nombreux sont en su surmonter leurs divisions et se regrouper Afrique et au Moyen-Orient les pays pour parler d’égal à égal avec l’Europe. Le émergents... conflit du Sahara occidental entre l’Algérie dossier et le Maroc obère la croissance de l’Afrique du Nord et de la Mauritanie et bloque l’indispensable construction d’un marché unique Nord africain. Plus encore, le conflit israélo-palestinien demeure un obstacle dirimant à la coopération régionale. En 2008, le président Sarkozy a lancé son projet d’Union pour la Méditerranée (UPM). J’ai salué cette initiative qui donnait au projet euro-méditerranéen une priorité et une visibilité politiques sans précédent. Hélas, dès le départ, le projet était mal engagé : volonté de l’Élysée de réserver l’UPM aux pays européens riverains ce qui a provoqué la colère de l’Allemagne et la méfiance des pays européens du Nord ; volonté d’offrir à la Turquie un substitut à l’intégration européenne. Après un laborieux rabibochage avec les pays non méditerranéens de l’Europe, a eu lieu la réunion à grand spectacle à Paris le 13 juillet 2008 avec, en vedettes, El Assad, Moubarak et Ben Ali ! De surcroît, rapidement l’UPM a buté sur les conflits politiques au Sud et la réunion de Paris n’a pas eu de suite. Comment relancer sur de nouvelles bases une Union euro-méditerranéenne ? D’abord, en disant clairement que ce grand projet géopolitique ne s’adresse qu’aux pays qui ont engagé leur transition démocratique et qui respectent les valeurs et les droits fondamentaux de l’humanité. Un Comité politique permanent présidé par le « Monsieur Méditerranée » de la Haute représentation de l’UE pourrait être crée. Il rassemblerait les secrétaires d’État à la Méditerranée de chaque État membre de l’UE et les secrétaires d’État aux Affaires européennes des pays du Sud associés au nouveau partenariat. Il travaillerait en étroite liaison avec le secrétariat chargé des projets à Barcelone. Les projets concrets doivent apporter des réponses immédiates ou sur le moyen terme aux besoins des populations. Le secrétariat de Barcelone dirigé par un haut diplomate marocain, M. Amrani, a eu le mérite d’être composé, à parité, de représentants du Nord et du Sud et de répondre ainsi à la volonté légitime des pays du Sud de construire un partenariat équilibré dans la préparation des projets, nouvelle offre européenne à ses voisins des décisions et dans la gouvernance. du Sud. Cette offre existe, elle a été Les six secteurs prioritaires identifiés par le annoncée en mars 2011 et concrétisée secrétariat de l’UPM installé à Barcelone en juin 2011. Mais elle reste très, trop, sont l’eau et l’environnement, l’énergie, classique. Sa mise en œuvre reste très les transports urbains, l’éducation supélente, et, a beaucoup d’égards, encore rieure et la recherche, la protection sociapeu adaptée aux besoins immédiats et à le et civile, le financement de l’économie moyen terme des pays en transition et la sécurité des investissements. Pour le démocratique. La Tunisie par exemple, a moment, on en est au stade des idées et deux besoins urgents : que le tourisme, non des projets. Pour franchir ce pas, il principale ressource du pays, redémarre, faudrait que des ingénieurs, spécialistes car le chômage a explosé, et que les élecde l’eau, de l’énergie, des banques, des tions du 23 octobre prochain soient un avocats, viennent renforcer l’équipe des succès démocratique. Une aide d’urgence diplomates du secrétariat général de pour l’organisation des élections, l’aliBarcelone. mentation des populations les plus défaDévelopper des projets qui soient direcvorisées, l’octroi de micro-crédits devrait tement utiles aux populations exige d’orêtre mis en œuvre, faute de quoi, le ganiser et de faciliter la circulation des risque de voir les partis islamiques et/ou personnes entre l’Europe et le Sud de la les partisans des tyrans de l’ancien régiMéditerranée. me arriver en tête des élecLa mobilité transitoire des tions est réel. L’Union euroCar n’oublions personnes peut remplacer doit accepter la pas que si l’Europe péenne les migrations définitives non création d’une banque d’invoulues, si elle est organisée craint l’immigration vestissement méditerranéenclandestine, à partir d’une analyse comne pour organiser les finanmune des besoins des uns et cements à court à moyen les pays du Sud des autres. L’Union eurodéplorent la fuite terme des économies des péenne a tout intérêt à ce pays du Sud et de l’Est. de leurs cerveaux que les étudiants africains Plus encore, l’Europe doit continuent à venir en Europe reprendre le modèle alleplutôt qu’aux États-Unis ou – de plus en mand d’intégration économique des pays plus – en Inde ou en Chine ! L’Europe a un d’Europe centrale et Orientale. Depuis la intérêt majeur à aider au développement chute du mur, l’Allemagne a multiplié les économique et social et à la démocratie localisations d’ateliers de PME en Pologne, qui, seuls, peuvent fixer durablement les Tchéquie, Roumanie, etc. Plutôt que de populations dans les pays du Sud. Il serait voir les travailleurs des pays de l’Est venir alors possible d’organiser sereinement une en Allemagne, ce sont les capitaux allemobilité étudiante, professionnelle et mands qui sont allés à l’Est. familiale qui fasse vivre les liens personnels L’Allemagne a créé des emplois dans les et professionnels tissés des deux côtés de pays de l’Est mais aussi des emplois la Méditerranée et permette une circulaindustriels chez elle, mais des emplois de tion maîtrisée des personnes des deux haut de gamme qui ont conforté la comcôtés. Car n’oublions pas que si l’Europe pétitivité des entreprises allemandes. Cette craint l’immigration clandestine, les pays forme de multi-localisation qui évite la desdu Sud déplorent la fuite de leurs certruction du tissu industriel et crée de la veaux et de leurs travailleurs qualifiés. valeur ajoutée des deux côtés, pourrait insPour répondre aux aspirations démocrapirer notre attitude vis à vis du Maghreb. tiques, économiques et sociales des Jusqu’ici l’Union européenne a peiné à se peuples du Sud – dont le courage doit hisser à la hauteur des événements. être salué – l’Union européenne se doit Espérons que la révolution en Libye revigod’inventer. rera l’imagination et la volonté européenne. La révolution tunisienne a fait comÀ terme, on pourrait imaginer un « Erasprendre à Bruxelles la nécessité d’une mus » euro-méditerranéen, lancer la pers/ septembre 2011 / n° 414 23 dossier Les révolutions de la dignité pective d’une Communauté euro-méditerMais l’Union euro-méditerranéenne peut ranéenne de l’énergie, imaginer un seret doit répondre aux défis de la mondialipent monétaire euro-méditerranéen. Bien sation. sûr, cela suppose que l’Union européenne Un grand ensemble régional Europesurmonte la crise de la zone euro et Afrique pourrait négocier, en meilleure retrouve une nouvelle dynamique. Mais position dans les institutions internatiopeut-être est-ce dans sa nounales, à l’OMC notamment, velle politique au Sud qu’elle pour la préservation de son L’Union europourra ressourcer son projet et propre modèle de dévelopméditerranéenne pement fondé sur trois se renforcer dans le monde n’a pas vocation à grands principes : la proxiglobal. L’Union euro-méditerranéenne préparer l’adhésion mité, la complémentarité, n’a pas vocation à préparer la solidarité Nord-Sud. Il des pays Sud l’adhésion des pays Sud médipourrait s’organiser face à méditerranéen à terranéen à l’Union européenla concurrence chinoise l’Union européenne avec des préférences clairene, ni à se substituer aux négociations d’adhésion entre ment affichées sur le plan la Commission européenne et la Turquie, non social et écologique. plus qu’aux négociations avec le Maroc et La puissance change d’échelle. L’ordre de Israël pour un statut avancé. Ces négociagrandeur aujourd’hui est devenu le milliard tions se poursuivront bilatéralement. d’êtres humains. Or, si l’on fait la somme B U L L E T I N D ’ A B O de la population européenne ajoutée à celle des PSEM et du Moyen-Orient on aboutit à 900 millions d’habitants. Si l’on ajoute la population européenne à celle du continent africain : 1,7 milliard d’habitants. En 2050, l’ensemble euro-africain pèsera 2,5 milliards d’êtres humains, soit le quart de la population mondiale. Avec un tel potentiel, il est possible de construire un développement économique, social et écologique partagé, et de se faire entendre au sein des organisations internationales et par les autres grandes puissances mondiales. n N N E M E N Je souscris à abonnement(s) d’un an à l’ENA Hors les murs au prix annuel unitaire de 52,00 € (France) ou 85,00 € (Étranger). Nom Prénom Adresse Ci-joint mon règlement par chèque d’un montant de libellé à l’ordre de l’AAE-ENA € Demande d’abonnement à retourner accompagné de votre règlement à : l’ENA Hors les murs 226, Bd Saint-Germain – 75007 Paris – Tél. : 01 45 44 49 50 – Télécopie : 01 45 44 02 12 24 / septembre 2011 / n° 414 T dossier L’impuissance russe devant la chute des dictatures Par Marie Mendras1 Politologue au CNRS et au CERI Professeur à Sciences Po Les gouvernants russes ont été désagréablement surpris par les révoltes dans les pays arabes et ont réagi dans la confusion. Comme d’autres capitales, Moscou n’imaginait pas que des régimes autoritaires, vus comme solidement établis autour d’une personnalité et d’un clan, tomberaient en quelques jours ou quelques mois. Cependant, la position russe est particulièrement délicate. Le régime poutinien voit dans l’ébranlement d’un arc de cercle autoritaire l’esquisse de sa propre vulnérabilité. La révolution orange en Ukraine en 2004 a laissé un fort traumatisme. À l’instar de nombreux autres pays, la Russie a des intérêts économiques dans la plupart des pays arabes, intérêts qu’elle a d’abord eu le souci de protéger. Elle a beaucoup misé ces dernières années sur les ventes d’armements et les accords énergétiques avec l’Égypte et la Libye notamment. Plusieurs milliards de dollars de contrats sont suspendus depuis le début des révoltes2. Ces considérations économiques ont empêché les dirigeants russes de prendre la mesure des événements au début mais, très vite, les préoccupations d’ordre politique ont pris le dessus. La crainte de la contagion anti-autoritaire Le plus inquiétant pour le pouvoir russe n’est pas la préservation d’intérêts économiques ou sécuritaires dans la région moyen-orientale, mais la contagion révolutionnaire. Les Tunisiens et les Égyptiens ont fait la démonstration que les dictatures qui les gouvernaient n’étaient pas des forteresses imprenables ; les rebelles libyens ont démontré qu’avec l’aide de la communauté internationale l’implacable système Kadhafi se décomposait rapidement, en dépit d’une supériorité militaire sur le terrain et de l’extrême violence utilisée contre des civils. La colère d’une population non préparée et démunie peut faire tomber une tyrannie brutale et surarmée. Tel est le message qu’ont entendu les dirigeants russes, et qui fait écho aux « révolutions de couleur » en Georgie en 2003 et en Ukraine en 2004. Que les Ukrainiens, regardés d’en haut par les Russes, aient prouvé au monde entier qu’ils pouvaient s’organiser, s’exprimer et forcer un régime corrompu à se soumettre à la sanction des urnes a été pour Vladimir Poutine une grande humiliation. Le patron de la Russie n’apprécie pas les changements de régime, ni pacifiques, ni par la rupture. Sa position peut se résumer en ces termes : Moubarak et Kadhafi ont été « lâchés » par les Américains et leurs alliés européens, après des décennies de bonnes relations et de juteuses affaires commerciales. Les Occidentaux tentent de garder la main dans la région et d’imposer un ordre qui leur soit favorable, même si les nouveaux régimes ne sont pas plus démocratiques que les anciens. Fedor Lukyanov, rédacteur en chef de l’influente revue Russia in Global Affairs, a accompagné l’évolution de la position officielle par ses nombreux articles depuis janvier 2011. En avril 2011, il affirme que la coalition militaire échouera et que Kadhafi restera au pouvoir. Il souligne aussi, comme la plupart des commentateurs russes, que les révoltes arabes renforceront l’islam radical et produiront des hybrides « de la Turquie d’Ataturk et de l’Iran théocratique3 ». La façon dont les sociétés ukrainienne, tunisienne, géorgienne, libyenne seront à l’avenir gouvernées ne concernent les dirigeants russes que dans la mesure où des changements en profondeur modifieraient le rapport de forces et mettraient en danger leur propre système politique. Le statu quo est préférable au changement. L’élite poutinienne a mis vingt ans avant de s’accommoder d’une Pologne démocratique et européenne. Elle est très soucieuse de contrer toute influence extérieure, signe qu’elle n’est pas si confiante dans son propre avenir. 1 - Auteur de Russie. L’envers du pouvoir (Odile Jacob, 2008). 2 - Les échanges russo-libyens concernaient les ventes d’armements (un contrat estimé à 4 milliards de dollars a été signé en 2010), des concessions à Tatneft pour développer l’exploitation pétrolière, des contrats d’exploration accordés à Gazprom, et des projets de construction d’un train à grande vitesse le long de la côté libyenne. 3 - Fedor Lukyanov, « Arab spring – after the euphoria has faded », Russia in Global Affairs web site, http://eng.globalaffairs.ru, 23 April 2011. / septembre 2011 / n° 414 25 dossier Les révolutions de la dignité Le cas libyen et la résolution 1973 La Russie n’a pas voté contre la résolution 1973 le 17 mars 2011 et a donc permis la constitution par l’Otan d’une coalition militaire chargée de protéger les populations par des frappes aériennes. C’est une première depuis vingt ans. En 19901991, l’URSS de Gorbatchev s’allie aux États-Unis dans la « guerre du Golfe » et vote les résolutions du Conseil de sécurité de l’Onu condamnant l’Irak de Saddam Hussein après l’invasion du Koweit. En 1999 au Kosovo, en 2003 en Irak, la Russie s’est fortement opposée au recours à la force et les interventions ont eu lieu sans mandat des Nations-Unies. La guerre du Kosovo provoque une césure entre la Russie et l’Occident et met fin à l’alignement sur Washington, alors que se prépare à Moscou la seconde guerre en Tchétchénie. Douze ans après les frappes de l’Otan contre la Serbie, trois ans après l’indépendance du Kosovo qu’il n’a pas reconnue, le régime poutinien a toléré la formation d’une coalition militaire qui a opéré de très nombreuses frappes contre le régime de Kadhafi. L’abstention du 17 mars 2011 est une évolution significative dans la politique russe, mais il est encore trop tôt pour dire si elle marquera une rupture fondamentale avec la politique traditionnelle de refus des interventions contre un État souverain. Comme la Chine, la Russie souhaite être considérée comme une puissance responsable, a good stakeholder dans le vocabulaire américain, mais sans abdiquer la puissance que lui confère le droit de veto au Conseil de sécurité de l’Onu. En votant la résolution 1970 condamnant le régime libyen et en ne s’opposant pas à la résolution 1973, la Russie a introduit une notion de valeurs dans la realpolitik : ne pas laisser un tyran tuer sa propre population. Vladimir Poutine s’insurge « à titre personnel » le 21 mars et choisit de faire vibrer d’autres émotions en comparant l’intervention à « un appel médiéval à la croisade ». Nous verrons que le résultat sera un ajustage assez réussi combinant deux sensibilités, permettant à la Russie de ne pas perdre sa marge de manœuvre par un « niet » improductif tout en réaffirmant son oppo26 / septembre 2011 / n° 414 sition à un changement de régime de facto opéré par l’Otan et violant la souveraineté d’un État. L’abstention de la Russie le 17 mars n’a pas pu être décidée contre l’avis de Vladimir Poutine. La position russe se précise les 26-27 mai 2011 au sommet du G8 à Deauville. Le président Medvedev dit clairement qu’il ne soutient pas le colonel Kadhafi et qu’il envoie un émissaire, Mikhail Margelov, en Libye. La médiation ne donnera rien. Le ministre des Affaires étrangères, Serguei Lavrov, reçoit à Moscou des émissaires des rebelles libyens le 25 mai mais la Russie ne reconnaîtra formellement le Conseil national de transition que le 1er septembre 2011, alors que s’ouvre la conférence internationale sur la Libye à Paris. Et pourtant, Moscou continue, en ce début septembre 2011, d’exprimer des réticences fortes en ce qui concerne des sanctions et une éventuelle intervention contre la Syrie de Bachar el-Assad, qui a dépassé toutes les limites en termes d’exactions contre sa propre population. L’embargo décrété par les Européens est dénoncé par le ministre Lavrov le 3 septembre. L’enjeu pour la Russie est d’exister dans les grandes affaires du monde. Ceci implique un équilibre compliqué entre concertation avec les États-Unis et l’Otan, autorité à l’Onu, et revendication d’une position russe souveraine et spécifique. Le primat de la souveraineté de l’État Les différences de ton entre Poutine, Medvedev, Lavrov et quelques autres responsables ont suscité l’effervescence dans le microcosme moscovite. La rhétorique est reine dans un pays privé de débat parlementaire, de pluralisme politique et de télévision libre. Les blogs russes montrent que ces vifs échanges ont satisfait une partie de la société qui peut se retrouver dans l’une ou l’autre position. Il est agréable pour un Russe d’avoir l’impression, probablement illusoire, que la politique n’est pas complètement verrouillée et que des discussions ont lieu au sommet. Telle est, au fond, l’une des fonctions du tandem Poutine/Medvedev depuis 2008. Le président et le Premier ministre ont des sensibilités différentes, et cela est utile dans la négociation multilatérale : on actionne selon les besoins l’une ou l’autre manette. Le résultat reste médiocre pour l’autorité de Moscou dans les affaires internationales et sa réputation dans les capitales arabes. Les hésitations sur la Libye et la Syrie ont montré que la Russie manquait de résolution et de capacité de levier, et avait peur du changement. n Après quelques hésitations, la position russe s’est fixée sur une ligne fragile : critiquer l’ampleur de l’intervention militaire sans faire obstacle à la coalition formée par les puissances occidentales, s’opposer à un changement de régime imposé de l’extérieur tout en reconnaissant que Kadhafi avait peut-être fait son temps. Pour le Kremlin, la Libye ne doit pas être un précédent ; la position des dirigeants russes est donc inconfortable. Dmitri Medvedev a introduit la note de l’émotion dans le registre russe en affirmant la légitimité d’une protection humanitaire. Il n’a pas pour autant conduit son pays à accepter une interprétation plus précise des engagements qui résultent de la « responsabilité de protéger » votée par les Nations Unies en 2005 avec la voix de Moscou 4. Dmitri Medvedev est fidèle au mode de négociation russe qui vise à lier ensemble des sujets différents pour obtenir des concessions, notamment commerciales, en échange d’un soutien aux efforts occidentaux sur la Libye, l’Iran, l’Afghanistan. En août 2011, le président russe a rencontré le président iranien et le chef nordcoréen. Il tente de marquer des points en démontrant que la Russie est incontournable dans la gestion des États ennemis des États-Unis. La chute du régime Kadhafi en août est un recul pour Moscou, qui, n’envisageait pas un dénouement rapide. Poutine - Medvedev : un utile jeu de rôles 4 - Roy Allison, « From Kosovo to Lybia. Russia and Humanitarian Intervention », étude présentée au séminaire de l’Observatoire de la Russie, CERI/Sciences Po, 6 juillet 2011. dossier La Chine et les révolutions arabes Par Barthélémy Courmont Professeur à Hallym University (Chuncheon, Corée du Sud), Chercheur-associé à l’Iris, Directeur-associé, sécurité et défense, à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques (UQAM), Rédacteur en chef de la revue trimestrielle Monde chinois, nouvelle Asie. La Chine s’est progressivement imposée comme un acteur majeur au Moyen-Orient, avec de multiples accords sur les échanges énergétiques, des forums de coopération, des investissements en progression et une présence politique de plus en plus nette. Même Israël, longtemps ignoré par Pékin, s’est considérablement rapproché de l’Empire du Milieu. Cette présence est cependant diffuse et essentiellement articulée autour d’accords bilatéraux, et la formulation d’une véritable politique chinoise au Moyen-Orient reste à définir. La crainte d’une contagion démocratique Pékin a pris au sérieux les risques de contagion démocratique, au point d’étouffer toutes les tentatives de contestation. Consécutivement au mouvement dans le monde arabe, plusieurs manifestations furent organisées en Chine pour réclamer des réformes démocratiques, en faisant usage des réseaux sociaux sur Internet, et s’inspirant ainsi directement du printemps arabe. Plusieurs jours de suite, les grandes villes chinoises furent le théâtre de manifestations, réprimées par les forces de l’ordre. Les autorités chinoises se sont également tournées vers les médias occidentaux, critiquant leur couverture du sujet, contenant l’accès à certains sites « sensibles », et exigeant qu’ils se plient aux règles chinoises. De telles critiques eurent pour effet d’internationaliser les troubles et de discréditer les manifestants aux yeux de la population chinoise en dénonçant une manipulation des puissances occidentales. Le Premier ministre Wen Jiabao choisit de son côté de chercher à rassurer sur les objectifs de la croissance chinoise et sur la volonté de Pékin d’améliorer les conditions de vie de la population, notant ainsi que « notre développement économique a pour objectif de répondre aux besoins croissants de la population sur le plan matériel et culturel et de rendre leur vie toujours meilleure », et que « nous avons suivi de près les turbulences dans certains pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, mais il n’y a pas d’analogie entre la Chine et ces pays ». Une position en retrait L es effets des révolutions arabes pour la Chine sont doubles. D’un côté, Pékin a pris actes des changements politiques avec prudence, craignant un effet de contagion. D’un autre côté, les dirigeants chinois sont conscients de l’opportunité de nouveaux accords sur les échanges énergétiques et d’une affirmation politicostratégique au Moyen-Orient. La gestion des possibles conséquences du printemps arabe sur le régime chinois a naturellement imposé une réserve dans la manière dont les changements en Tunisie puis en Égypte ont été commentés en Chine. L’accent fut ainsi mis sur les risques de chaos plus que sur la transition démocratique elle-même. Cette méfiance face aux conséquences des révolutions démocra- tiques s’est doublée, dans le cas de la Libye, d’inquiétudes concernant l’ingérence des puissances occidentales, critiquée par Pékin, qui s’abstint par ailleurs de voter la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’Onu, bien que n’utilisant pas son droit de veto. Malgré son refus de soutenir officiellement la campagne militaire libyenne, la Chine ne souhaite cependant pas rester trop en retrait, et a exceptionnellement choisi d’envoyer dans la zone des forces armées, comme pour mieux marquer sa présence, avec officiellement pour mission d’évacuer les ressortissants chinois présents en territoire libyen, et officieusement de ne pas laisser aux puissances occidentales le champ totalement libre. L’idée de se positionner comme une puissance responsable fut même évoquée à plusieurs reprises, répondant en écho à cette volonté de projeter des forces en observation. Mais Pékin ne souhaite pas s’exposer, au risque de voir son image de puissance refusant toute ingérence politique être compromise auprès de ses partenaires, et choisit donc d’observer à distance. Priorité à l’énergie Par opportunisme, la Chine cherche à profiter des changements politiques pour étendre son partenariat avec les pays exportateurs d’énergie. D’ici 2030, la Chine devra importer 75 % de l’énergie qu’elle consomme et les initiatives de Pékin au Moyen-Orient sont guidées par cet objectif. Afin de répondre à sa demande énergétique en hausse constante, la Chine s’est efforcée de bâtir au cours des dernières années de multiples partenariats. On peut ainsi mentionner la coopération entre la compagnie chinoise Sinopec et des firmes d’Arabie saoudite sur la construction de raffineries en Chine, permettant d’augmenter les importations en provenance de Riyad. Forte de ces accords, la Chine est devenue en 2009 le premier importateur de pétrole saoudien, devant les États-Unis. Les membres du Conseil du Golfe (Arabie saoudite, Koweït, Émirats / septembre 2011 / n° 414 27 dossier Les révolutions de la dignité arabes unis, Oman, Qatar, Bahreïn) ont signé un accord en 2005 avec Pékin sur la mise en place d’une zone de libreéchange, s’appuyant essentiellement sur les exportations de matières énergétiques vers la Chine, et permettant à cette dernière de sécuriser ses approvisionnements. Les relations avec le Yémen, qui dispose d’importantes réserves de gaz naturel, en plus d’une position stratégique qui ne laisse pas la Chine indifférente, sont excellentes. Depuis la chute du régime de Saddam Hussein, la Chine a massivement investi dans l’exploitation des ressources pétrolières irakiennes. L’Algérie intéresse aussi Pékin, avec des projets pharaoniques dans le développement des infrastructures. La relation que Pékin entretient avec Téhéran est enfin révélatrice de l’anticipation des besoins futurs de la Chine que sert un opportunisme réciproque. La quasi absence des puissances occidentales en Iran a progressivement incité la Chine à se tourner vers ce pays avec lequel elle entretient des relations depuis 1971 pour en faire son principal partenaire économique, sur la base d’un échange entre importations d’hydrocarbures et exportation de biens de consommation. La Sinopec a ainsi signé en 2007 un important accord avec le gouvernement iranien pour l’exploitation des réserves de Yadavaran, dans le sud-ouest du pays. Dans ce contexte, les changements politiques dans le monde arabe sont perçus à Pékin comme potentiellement déstabilisateurs, notamment si l’Arabie saoudite ou l’Iran venaient à être concernés. À l’inverse, tant qu’ils touchent essentiellement les alliés des puissances occidentales, les événements du printemps arabe peuvent permettre à la Chine de renforcer sa position et d’élargir ses partenariats. Une présence stratégique confortée Si Pékin a une position de plus en plus importante dans la région, ses implications politiques restent déséquilibrées, alternant des partenariats étroits et l’absence de dialogue stratégique. Cela s’explique par une volonté de ne pas trop s’impliquer. Mais la Chine ne pourra maintenir longtemps cette ambiguïté, et se verra dans l’obligation d’afficher une diplomatie plus 28 / septembre 2011 / n° 414 active. Les changements politiques dans le monde arabe peuvent dès lors être perçus comme une opportunité lui permettant de renforcer sa position stratégique. La Chine souhaite désormais s’affirmer comme une puissance de premier plan. Plus que ses produits et même sa culture, c’est un véritable modèle de développement et de gouvernance qu’elle souhaite proposer aux pays du Moyen-Orient, qualifié de « consensus de Pékin ». Le sommet sino-arabe du 14 mai 2010 à Tianjin est un indicateur de cette évolution. À la manière de ce que l’on observe en Afrique, la Chine pourrait ainsi rapidement devenir le premier investisseur de la région, et par voie de conséquence un acteur politique majeur. Bien que maintenant une politique prudente et pragmatique, mise en évidence par son comportement au Conseil de sécurité de l’Onu depuis la guerre du Golfe de 1991, Pékin a multiplié ces derniers mois les initiatives diplomatiques en vue de se repositionner et d’établir des contacts étroits avec les nouvelles équipes dirigeantes. Le ministre chinois des Affaires étrangères, Yang Jiechi, a ainsi rencontré le 3 mai 2011 son homologue égyptien, Nabil el-Arabi, révélant les intentions de Pékin de ne pas perdre de temps dans l’établissement de nouvelles relations avec le Caire. Lors d’une rencontre avec l’envoyé spécial chinois au Moyen-Orient, Wu Sikai, en mars 2011, le vice-président syrien Farouq al-Shara a, de son côté, noté son souhait de renforcer les relations d’amitié et de coopération avec la Chine dans tous les domaines. À l’issue de cette rencontre, Wu a déclaré : « Peu importe les changements (…), la Chine va maintenir sa politique de renforcement des rela- tions avec les États de la région, y compris la Syrie ». La Chine est enfin amenée à jouer un rôle important dans le conflit israélo-palestinien, et bien que maintenant une position propalestinienne, évite de froisser l’État hébreu avec lequel elle entretient des relations qui n’ont fait que s’améliorer, et n’ont pas placé la Chine dans une position délicate à l’égard d’autres partenaires dans la région. Israël s’accommode de son côté des relations que Pékin entretient avec Téhéran. Les relations sino-israéliennes se caractérisent ainsi par une vision pragmatique et réaliste des relations internationales, et sont justifiées du côté israélien par la crainte de voir l’allié américain faire défaut. Là encore, nul doute que consécutivement aux changements politiques dans la région, l’hypothèse d’un partenariat stratégique entre les deux pays semble plus possible que jamais. Conclusion Le régime chinois se méfie des changements politico-stratégiques profonds que connaît le monde arabe et d’un processus de démocratisation aux lendemains incertains. Dans le même temps, la Chine sait que toute modification des rapports de force au Moyen-Orient peut se faire à son avantage, à condition qu’elle se positionne rapidement et s’adapte aux nouvelles réalités politiques. Dans la durée, Pékin pourrait paradoxalement profiter d’un mouvement démocratique pourtant totalement incompatible avec la nature du régime chinois, faisant une nouvelle fois la démonstration du pragmatisme et de l’opportunisme de la politique étrangère de la Chine. n Quelques références - Jean-Pierre Cabestan, La politique internationale de la Chine, Paris, Presses de Sciences Po, 2010. - Barthélémy Courmont, Chine, la grande séduction. Essai sur le soft power chinois, Paris, Choiseul, 2009. - Joshua Eisenman, Eric Heginbotham et Dereck Mitchell (ed.), China and the developing World. Beijing’s Strategy for the Twenty-First Century, Armonk, M.E. Sharpe, 2007. - Stefan Halper, The Beijing Consensus. How China’s Authoritarian Model Will Dominate the 21th Century, New York, Basic Books, 2010. - Carine Pina-Guerassimoff, La Chine dans le monde : panorama d’une ascension, Paris, Ellipses, 2011. - « Chine – Moyen-Orient : la coopération du siècle ? », Monde chinois, n° 23, automne 2010. dossier L’Iran à l’heure des révolutions arabes O Par Jean-Louis Bianco Thomas More 1971 Ancien ministre, Député Président du Conseil général des Alpes de Haute-Provence Le « mouvement vert » iranien, jugulé par la dictature du président Ahmadinejad, apparaît comme le précurseur des révolutions arabes du printemps 2011. Disparate, portant des revendications diverses, il s’inscrit dans une tradition politique forte, propre à la société iranienne. Il a su, en outre, utiliser les nouvelles technologies de l’information et sa défaite électorale (due à une fraude massive) n’a pas entamé sa volonté de renverser le « Guide suprême ». n oublie parfois que le mouvement de protestation en Iran, « le mouvement vert » ou « révolte verte », a précédé les révolutions arabes. Le vert, couleur des descendants du prophète, a été choisie pour sa campagne par l’un des deux principaux candidats d’opposition, M. Moussavi. N’ayant pas le droit de coller des affiches, certains de ses partisans ont eu l’idée d’utiliser des vêtements et accessoires de couleur verte. La réélection triomphale du président sortant Ahmadinejad le 12 juin 2009, a été le résultat d’une fraude massive. Dès le lendemain du scrutin, des milliers de personnes manifestent à Téhéran. La répression s’organise immédiatement. Une centaine de responsables réformateurs sont arrêtés le soir même, les deux candidats « perdants » sont assignés à domicile « pour les protéger ». Le jour même, un vendredi, les envois de textos sont bloqués, les principaux sites réformistes filtrés, tout comme les réseaux sociaux. Le principal réseau de téléphonie mobile est coupé dans la soirée de samedi, tandis que la presse reçoit l’ordre de ne publier ni les réactions de MM. Moussavi et Karoubi, ni d’informations sur les manifestations. Malgré tout, 3 millions de personnes défilent à Téhéran le 15 juin, derrière des pancartes qui demandent « Où est mon vote ? ». Le point central qu’il faut avoir présent à l’esprit est que le combat est dès le début un combat autour de l’information. À l’origine du mouvement vert se trouve l’organisation par la télévision nationale de véritables débats entre les candidats. Certains débats auraient été suivis par 50 millions de personnes. Il semble que la télévision iranienne se soit crue obligée de procéder ainsi pour contrer l’influence de la BBC, qui diffusait des émissions en persan depuis février 2009, et dont l’audience s’était envolée au printemps. Résultats : cet air de liberté a provoqué une participation électorale massive, de l’ordre de 85 %, et une colère à la mesure de la fraude organisée par tous moyens en faveur de M. Ahmadinejad. Si les manifestations se sont étiolées au cours de l’été 2009 les opposants ont su utiliser des commémorations officielles, comme celle de l’Achoura – en mémoire de l’assassinat de l’imam Hussein – en décembre 2009. Le mouvement vert, avant les révolutions arabes, s’est organisé en recourant aux nouvelles technologies de l’information. En dépit du coût très élevé des connexions internet et de l’absence de haut débit, l’Iran compterait aujourd’hui près de 29 millions d’internautes, soit 38 % de la population – 28 % dans la Turquie voisine et 62 % en France – l’Iran est aussi un des pays qui comptent le plus de blogs. Le mouvement vert – et là encore on peut y voir une certaine analogie avec les révolutions arabes – ne s’est pas organisé autour d’un leader reconnu. M. Moussavi était un pur produit du régime, il avait été premier ministre pendant la guerre entre l’Iran et l’Irak et avait soutenu les violentes purges qui ont marqué cette période. Sa principale force fut, en réalité, sa défaite électorale. Le mouvement vert, comme les révolutions arabes, est disparate et porte des revendications diverses. Sans qu’on en ait la certitude, il est possible qu’une majorité des contestataires souhaite une solution démocratique à l’intérieur du système – ce qui apparaît évidemment aujourd’hui comme très peu probable. Le mouvement vert s’inscrit aussi dans une tradition politique forte, propre à la société iranienne : loges maçonniques au XIXe siècle, révolution constitutionnaliste de 1906-1911, création du premier parti communiste au Moyen-Orient en 1920. / septembre 2011 / n° 414 29 dossier Les révolutions de la dignité La protestation a rassemblé dans la rue l’ambassade de France dénombrait au des millions d’Iraniens, de tous âges et de moins 274 exécutions depuis le début de toutes conditions. Mais les étudiants et l’année. Et l’Iran avait été candidat au les femmes ont joué un rôle décisif dans printemps 2010 à un siège au Conseil son déclenchement comme dans son des droits de l’Homme ! Ajoutons que organisation. Il y a aujourd’hui près de nombre de scientifiques ou de chercheurs 4 millions d’étudiants dans un pays de non iraniens ont été malmenés ou expulsés 70 millions d’habitants. Il existe plus de du pays, dès lors qu’ils refusent à servir 2 200 universités, chaque ville, même de faire-valoir à la révolution islamique. située dans les provinces les plus recuFace au printemps arabe, l’Iran a tenté un lées, en ayant une, ce qui discours de récupération : il permet à des jeunes, même serait le triomphe de la révoLe mouvement issus des classes pauvres et lution islamique. En réalité, vert, comme les moyennes, de suivre des c’est le mouvement vert qui révolutions arabes, a pu inspirer les révolutions études supérieures. est disparate À côté des aspects très traarabes. Le régime iranien a ditionnalistes du régime, la voulu voir dans la chute du et porte société iranienne montre en des revendications président Ben Ali puis du prémême temps pour une part sident Moubarak la consédiverses assez importante de sa quence de la proximité de population, des signes de ces dirigeants avec l’Occident. modernité et d’occidentalisation. La féconLa réaction au soulèvement populaire en dité est passée de 6,2 enfants par femme Libye a suivi la même logique, les relations à 2 en 2006. La population est scolarisée entre Téhéran et Tripoli étant historiquement à 80 %. L’omniprésence des femmes est mauvaises. L’intervention occidentale n’en caractéristique de la société actuelle, a pas moins été dénoncée comme une malgré ou à cause du hidjab. 60 % des « nouvelle forme de colonialisme ». étudiants sont des étudiantes. Selon des informations rendues publiques Le rôle du mouvement féministe, qui est par les services de renseignement occiné en 2003, a été déterminant dans la dentaux début juillet, le Guide suprême contestation. Il s’agit du tout premier Khamenei aurait chargé la force al-Qods mouvement de fond depuis la révolution. des gardiens de la révolution d’apporter De la même manière, une partie très une assistance militaire au colonel Kadhafi. importante de la jeunesse est en cours de À Bahreïn, malgré l’existence d’une majo« désislamisation ». La religion a de plus rité chiite dominée par une minorité sunen plus tendance à glisser sur elle, selon nite, l’Iran a été bien plus spectateur un chercheur, « comme l’eau sur les qu’acteur dans le déclenchement des plumes d’un canard ». événements. Il s’efforce d’utiliser ses Dans la répression, le pouvoir iranien a capacités perturbatrices pour entretenir le fait preuve d’une détermination sans désordre actuel. faille. Il a réussi, à ce stade, à diminuer la Pour le régime iranien, les manifestations visibilité de la contestation et à empêcher contre Bachar el Assad seraient le résultat la structuration d’un mouvement divers, d’un complot étranger. Il ne faut pas largement spontané, et dépourvu de vérioublier que, pour l’Iran, la Syrie est le tables leaders. seul ami et allié fidèle – même si la Syrie Les premiers coups de feu ont été tirés aurait souhaité se dégager de cette amitié sur les manifestants dès le 15 juin. Entre encombrante. Il n’y a aucun doute que 5 et 10 000 personnes ont été arrêtées l’Iran apporte une aide matérielle au pouentre juin et décembre 2009. De nomvoir syrien dans son entreprise d’étouffebreux étudiants emprisonnés ont été ment des mouvements de protestations. violés, torturés et tués. Les procès se sont Par un effet retour, les révoltes arabes ont multipliés pour « incitation à une révoluété l’occasion pour le mouvement vert tion de velours » ou « actes nuisant à la d’une grande manifestation le 14 février sécurité nationale ». À la mi-juin 2011, 2011 « en solidarité avec les peuples 30 / septembre 2011 / n° 414 tunisien et égyptien et contre le dictateur », alors qu’aucune grande manifestation n’était intervenue depuis décembre 2009. L’atmosphère créée par le printemps arabe a entraîné une certaine radicalisation. Pour la première fois, ce 14 février 2011, apparaît la revendication d’un renversement de régime et, nommément, du Guide suprême. L’Iran ne peut espérer sortir gagnant des révolutions arabes. Certes, l’Égypte a fait depuis quelques mois des gestes qui témoignent d’une volonté d’ouverture. Mais pour autant le passage de l’Égypte dans le camp de l’Iran apparaît exclu, à la fois pour des raisons idéologiques et à cause des liens, toujours étroits, entre le Caire et Washington. n dossier La question israélopalestinienne à l’heure des révolutions arabes Par Yves Aubin de La Messuzière Ancien ambassadeur de France Ancien Directeur Afrique du Nord/ Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères. La communauté internationale est face à ses responsabilités, qui ne peut, d’un coté, soutenir les révolutions arabes et de l’autre, ne pas accéder à une revendication légitime des palestiniens d’établir un État depuis si longtemps promis. Contrairement aux pronostics prématurés évoqués plus haut, la question israélopalestinienne n’a pas perdu sa centralité malgré les bouleversements dans une région secouée par les révolutions arabes. C hroniqueurs, personnalités politiques, intellectuels, furent nombreux à observer que, lors des manifestations qui se sont déroulées au début de l’année en Tunisie et en Égypte, conduisant au renversement de Ben Ali et de Hosni Moubarak, aucun slogan anti-israélien ou de soutien à la cause palestinienne n’a été entendu. On a salué la maturité des manifestants en tirant la conclusion que le conflit israélo-palestinien avait perdu de son caractère central, d’autant plus que les territoires palestiniens sont restés calmes. Erreur d’analyse et de perspective. Certes, les révoltes au Maghreb et au Machrek se sont développées selon des logiques proprement nationales, comme en témoignent la présence systématique des drapeaux nationaux dans les rassemblements et des mots d’ordre patriotiques. Gamal Aid, du Centre arabe d’information des droits de l’homme, dont le siège est au Caire, avait l’habitude de dire à l’adresse des partisans de la cause palestinienne, instrumentalisés par les régimes arabes : « Si vous voulez libérer la Palestine, commencez par vous libérer vous-mêmes ». La Palestine à l’Onu ? La chute du raïs égyptien a aussitôt provoqué un changement de la politique palestinienne du nouveau gouvernement, dont le premier geste a consisté à ouvrir le passage de Rafah pour alléger le blocus de Gaza. Il s’est efforcé de favoriser la réconciliation inter palestinienne en vue de la formation d’un gouvernement d’union nationale. En agissant ainsi, le Caire se met à l’unisson de l’opinion égyptienne, solidaire des habitants de Gaza. Dans le même temps, le Conseil suprême des forces armées, dépositaire du pouvoir dans cette phase transitoire, veille à ce que l’accord de paix avec Israël ne soit pas remis en cause. Dans les territoires, les Palestiniens ont été à l’écoute des mouvements qui agitent le monde arabe. Un collectif a été créé sur Facebook, en mars, réunissant des jeunes contestataires à Gaza et en Cisjordanie qui ont appelé à la réunification des rangs palestiniens. Le Hamas s’est efforcé sans succès de contenir ce mouvement. Israël, pris de court par les révoltes dans son environnement qui pourraient lui faire perdre, à terme, son statut d’unique démocratie du Proche-Orient, a réagi avec méfiance. Le risque d’une montée en puissance des mouvements islamistes et, partant, de l’influence croissante de l’Iran forme la trame du discours de Netanyahou qui ne cachait pas son attachement au statu quo, garant à ses yeux, de la stabilité régionale. Rien n’indique en effet que Tel Aviv pourrait infléchir sa position pour favoriser la reprise des négociations interrompues depuis une année. Bien au contraire, l’annonce en août de la relance de nouveaux programmes ambitieux de constructions de logements à Jérusalem-Est et en Cisjordanie, en réponse aux revendications sociales, risque de créer de nouvelles tensions, dans un contexte qui sera marqué par la demande d’admission à l’Onu de l’État palestinien. L’Autorité palestinienne a annoncé qu’elle déposera cette requête le 20 septembre à l’ouverture de l’assemblée générale, malgré la perspective d’un veto américain au Conseil de Sécurité. Barak Obama, dont la politique proche-orientale doit maintenant s’analyser à l’aune de sa réélection, avait pourtant salué à la tribune de l’Onu, en septembre 2010, la perspective de / septembre 2011 / n° 414 31 dossier Les révolutions de la dignité l’admission de l’État palestinien en 2011, qui ne pouvait toutefois intervenir qu’à l’issue de négociations bilatérales directes avec Israël. En prenant cette initiative, annoncée dès août 2009 par le Premier ministre, l’Autorité palestinienne partait du constat de l’échec du tête à tête avec Israël, pour privilégier une approche multilatérale. Comme État membre des Nations Unies, la Palestine sera mieux en mesure de faire valoir ses droits en s’appuyant sur le corpus des résolutions onusiennes qui prônent le retour aux frontières de 1967. Le risque d’une troisième Intifada Faute d’admission de plein droit, les Palestiniens s’adresseront à l’assemblée générale pour obtenir le statut « d’État non membre, observateur », qui se substituera à celui d’entité accordé à l’OLP. L’Autorité palestinienne pourra ainsi compter ses appuis. Probablement quelque 130 pays, soit les deux tiers des membres des Nations Unies. Cette option est aussi rejetée par Israël, qui constaterait l’ampleur de son isolement sur la scène internationale. On se trouverait dans une situation inédite dans l’histoire du conflit où les Palestiniens s’approprieraient leur destin par une initiative politique que l’on a tort de qualifier d’unilatérale, tandis que les Israéliens, réfugiés dans le statu quo, ne feraient mouvement que pour renforcer la colonisation et réprimer les manifestations pacifiques. D’ores et déjà, Tel Aviv a annoncé des mesures de rétorsion économiques et sécuritaires, qui pourraient entraîner de nouvelles confrontations. Le risque est réel d’une troisième Intifada, mais de nature différente de celles de la fin des années 1980 et 2000. Elle s’inspirerait des révoltes arabes par une forte mobilisation des réseaux sociaux sans appel à la violence. Des marches pacifiques sont envisagées. Des factions jihadistes pourraient y faire échec, alors que le Hamas, tout comme le Hezbollah, soucieux de maîtriser leur agenda, ne semblent pas tentés par de nouvelles aventures militaires, à l’instigation de la Syrie et de l’Iran. Le gouvernement de Nétanyahou ira-t-il jusqu’à réprimer par la force armée des 32 / septembre 2011 / n° 414 manifestants réclamant leur droit à un État ? Israël apparaîtrait ainsi comme utilisant les mêmes méthodes que les régimes arabes oppresseurs contre des manifestants dont les revendications se rapprochent de ceux qui étaient rassemblés place Tahrir, réclamant liberté, justice, fin de l’humiliation et restauration de leur dignité, mot-clé des révolutions, dont le sens est encore plus fort en arabe : « karama ». La tentation d’une stratégie de tension, est présente dans un climat social agité qui menace la coalition gouvernementale, confrontée pour la première fois à une demande de réduction des budgets militaires et des aides financières aux colons, qui n’émane pas cette fois des seuls pacifistes Israéliens. Le degré de mobilisation des opinions arabes dépendra de l’évolution des situations internes au Proche-Orient, plus particulièrement en Syrie. Un mouvement de solidarité à l’égard des Palestiniens se distinguera de l’instrumentalisation de la question palestinienne par les gouvernements arabes. Dans un mouvement de fuite en avant, le régime de Bachar Al Assad s’y est essayé sans succès, en juillet, en envoyant quelques centaines de réfugiés palestiniens à la frontière du Golan, dont une dizaine furent abattus par Tsahal, quoique désarmés. Dans ce contexte, l’Europe apparaît frileuse et hésitante. La déclaration de Berlin de 1999, d’inspiration française, avait marqué la disposition des États européens à reconnaître « en temps opportun un État palestinien, souverain, démocratique, viable et pacifique. » Dix ans plus tard, le Conseil des Affaires étrangères de l’Union européenne reprenait mot pour mot cette formulation, en ajoutant que Jérusalem avait vocation à devenir la capitale de deux États. Le temps est venu pour l’Europe de reconnaître un État qui présente déjà toutes les caractéristiques d’effectivité nécessaires, selon la jurisprudence internationale, c’est-à-dire un peuple, un territoire, et une autorité que l’on pourrait qualifier de para étatique. Division des Européens Les précédents d’Israël et plus récemment du Kosovo démontrent qu’un État peut se constituer et être reconnu en l’absence de la fixation définitive de ses frontières. Une bonne part des contributions financières européennes destinées aux Territoires palestiniens sont dédiées au renforcement des institutions étatiques, à la gouvernance et à l’édification d’un État de droit. Le FMI et la Banque mondiale et les agences de l’Onu, ont récemment reconnu la bonne gestion du gouvernement de Salam Fayyad. Plusieurs anciens chefs d’État et de gouvernement, et ministres des Affaires étrangères européens, dont Hubert Védrine, ainsi que vingt-et-un anciens ambassadeurs de France, ont lancé un appel en faveur de la reconnaissance de l’État palestinien. Donnant l’impression de renouer avec le rôle d’impulsion de la politique française sur le dossier du Proche Orient, le président de la République a déclaré dans une interview à l’Express, en mai, que faute de reprise des négociations de paix, « la France prendrait ses responsabilités sur la question centrale de la reconnaissance de l’État palestinien ». Qu’en sera-t-il en septembre lorsque l’admission de la Palestine sera inscrite dans l’agenda du Conseil de Sécurité et de l’assemblée générale de l’Onu ? La division des Européens sur cette perspective que semble redouter Alain Juppé, ne devrait pas retenir la France de prendre une initiative, qui finira par avoir un effet d’entraînement. Tel fut le cas lorsque la France a été précurseur dans la relation avec l’OLP. La communauté internationale est face à ses responsabilités, qui ne peut, d’un coté, soutenir les révolutions arabes et de l’autre, ne pas accéder à une revendication légitime des palestiniens d’établir un État depuis si longtemps promis. Contrairement aux pronostics prématurés évoqués plus haut, la question israélo-palestinienne n’a pas perdu sa centralité malgré les bouleversements dans une région secouée par les révolutions arabes. n Rédaction achevée le 30/08/2011 dossier Vers une alliance de l’Occident et des pays du golfe pour imposer un nouvel ordre régional ? Par Samir Aita Rédacteur en chef du Monde diplomatique, éditions arabes Président du Cercle des économistes arabes Phénomène profond et historique, le « printemps arabe » a des fondements démographiques, culturels et socioéconomiques. Préfigure-t-il une alliance entre les puissances occidentales et les pays du Golfe, destinée à exercer une nouvelle hégémonie sur les républiques arabes en transformation ? L e « printemps arabe » s’est imposé comme un événement majeur de notre époque. Les jeunes d’un « mondecontinent » aux confins de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie se sont lancés comme un tsunami pour bousculer l’ordre économique, social et surtout politique qui s’est établi essentiellement depuis le boom pétrolier de 1973. Leur cible est ce « pouvoir au-dessus des États » qui a fait les républiques arabes à l’image de leurs royaumes, despotiques et héréditaires. Ce phénomène est profond et historique. Il a des fondements démographiques (la vague du « baby-boom » arabe arrivant à l’âge d’entrer sur le marché du travail, l’accélération des migrations ruralesurbaines du fait de la « mondialisation » de l’agriculture) ; culturels (le développement de l’information et d’une conscience des valeurs sociales à travers les médias, des télévisions satellitaires aux nouvelles technologies de l’information : blogs, facebook et twitter), mais aussi socio-économiques (la généralisation des politiques néo-libérales, la diminution des protections sociales traditionnelles et institutionnelles, etc., et l’absence de perspectives). En moyenne et hors secteur public, plus de 70 % de ceux qui travaillent dans les pays arabes sont des travailleurs informels, sans contrat de travail, sans sécurité sociale et sans retraite ; au moment où le total des emplois créés annuellement est faible, largement en-dessous du nombre des nouveaux arrivants sur le marché du travail. Le tournant violent Le dénouement en Tunisie et en Égypte a été rapide. Les jeunes ont occupé la place publique, ont résisté à l’assaut des forces de sécurité, l’armée s’est mise en position de neutralité… et le sommet du pouvoir s’est effondré. Le déroulement des événements a surpris aussi bien les acteurs locaux qu’internationaux. Le « printemps arabe » est né. Il aura un écho mondial, notamment grâce aux valeurs humaines et pacifiques dont il a constitué le symbole. Les choses se sont passées autrement au Bahreïn, au Yémen, en Libye et en Syrie. L’effet de surprise n’est plus ; et les « pouvoirs » en place ont réagi avec plus de force pour maintenir leurs acquis ; et les puissances régionales et internationales ont eu le temps de repositionner leurs politiques. Les forces du Conseil de coopération du golfe ont été appelées à la rescousse au Bahreïn pour mater le soulèvement, sans que la « communauté internationale » ne bronche, sous couvert qu’un « changement » dans ce pays à majorité chiite profiterait à l’Iran. Au Yémen, l’Arabie Saoudite et les États Unis continuent depuis des mois de bloquer le processus de « changement », tellement il pourrait naturellement induire des implications profondes justement sur l’ensemble des pays du Golfe. En effet, la symbolique du Yémen est extrêmement forte : un pays marqué par ses composantes tribales et communautaires, où tous les individus sont armés, où le peuple scande et insiste depuis des mois que sa « révolution » restera… pacifique. Le tournant violent a été pris en Libye. Les manifestations à la mémoire des victimes des massacres du régime de Kadhafi dans les prisons ont conduit à la conquête des bases militaires dans la région de Benghazi. De pacifique, le soulèvement s’est vite transformé en conquête armée des autres villes du pays, médiatisée à outrance par les chaînes satellitaires. Ce tournant vers une « guerre civile » s’étaitil fait pour des causes internes au pays ou grâce à des interventions extérieures ? / septembre 2011 / n° 414 33 dossier Les révolutions de la dignité On le saura un jour. De toute façon, la suite mer leurs droits à manifester et à occuper des événements changera la nature du les places publiques, et celle du régime à « printemps libyen », et pèsera longtemps les mater. sur l’avenir du « printemps arabe » : reconLe tournant du « changement » tarde, naissance du Conseil national de transition notamment à travers l’arrêt de la répresde Benghazi, effondrement de la conquête sion par les forces de sécurité et l’armée. « révolutionnaire », Benghazi menacé, déciAussi, les forces régionales et les puission de la Ligue arabe, puis de Conseil de sances « occidentales » ont maintenant eu Sécurité des Nations Unis pour une interlargement le temps de pousser à l’intédiction de vol des avions libyens, interrieur leurs propres « agendas » dans un vention de l’Otan, et guerre de conquête : pays clef, allié de l’Iran et du Hezbollah, terrestre par différentes composantes trimais aussi de la Turquie dernièrement, bales, et aériennes et des forces spéciales acteur régional au Liban et en Iraq. par des puissances « occidentales » et du Pousserait-on à travers les sanctions sur Golfe, chute du régime de Kadhafi, et le pétrole et les demandes de résolution conférence des vainqueurs « amis » de la du Conseil de Sécurité vers une internaLibye. Le pays sort exsangue de ses institionalisation, à la libyenne, d’un soulèvetutions, y compris de son armée, garante ment essentiellement interne ? de sa souveraineté et de son unité. Tout Vu de loin, le « printemps arabe » prend est à reconstruire. aujourd’hui deux dimensions. La premièLa Syrie connaîtra-t-elle un tel tournant ? re est celle surtout d’un événement histoSon « printemps » n’était pas une fatalirique pour les peuples de ce « mondeté. Son président, fort d’une continent » pour les libertés réelle popularité avant les L’histoire dira son et les États de droits. Il lui événements malgré son régimanque néanmoins, à l’imamot entre les me despotique, a commis ge de la Révolution françaitoutes les erreurs politiques révolutions, c’est-à- se, car l’événement est de dire les peuples, et morales pour créer un cette ampleur, sa « Déclaretournement spectaculaire et la géostratégie, ration des droits », qui consade la population pour qu’elcrerait son statut de « révoc’est-à-dire le réclame aujourd’hui son lution » et non de simple les puissances. départ. Le « réformateur » suite de soulèvements. Cet que les images de Parisaspect est d’autant plus Match montraient se promenant à pieds nécessaire que divers phénomènes monavec sa jolie et élégante épouse à Paris, diaux de fonds y trouvent leur creuset : s’est transformé en ogre. Ses propres l’affrontement entre islam fondamentalisalliés le lâchent, les uns après les autres. te et islam message humain ; le conflit entre laïcité institutionnalisée comme reliDeux dimensions gion et laïcité ouverte et tolérante ; la Le « printemps syrien » s’est propagé lenséparation de la religion et de l’État ; les tement, amenant petit à petit des villes pouvoirs, même élus, s’instituant comme entières à embrasser les slogans « de corps au-dessus des institutions de l’État ; liberté et de dignité ». Sa symbolique est le financement de la politique, notamment restée profondément pacifique et humaidans une région bourrée de rentes pétrone, à l’image de ses confrères tunisiens et lières et immobilières ; les regroupements égyptiens. Il y a là un écho que ces trois régionaux entre libre-échange et pactes pays ont constitué au XIXe siècle les trois sociaux communs ; etc. Ces problémapiliers de la « renaissance arabe », et tiques n’intéressent pas que le monde qu’ils pourraient aujourd’hui le devenir pour arabe. la « nouvelle renaissance » (« Nahda », en La seconde dimension a un caractère arabe) que pourraient symboliser le pringéostratégique. L’Europe est vieillissante et temps. Mais ils sont longs et éprouvants en crise, pas seulement financière, mais les six mois d’affrontements entre les pour son positionnement face aux puisdeux volontés : celle des jeunes de clasances émergentes. Le Golfe épuise ses 34 / septembre 2011 / n° 414 capacités d’utilisation interne des rentes qu’il dégage, et cherche des potentialités d’investissements, non seulement financières, mais aussi politiques. Alors, voit-on naître une alliance entre les puissances « occidentales », surtout européennes, et les pays du Golfe, destinée à exercer une nouvelle hégémonie sur les républiques arabes en transformation, d’autant plus que ces républiques vont être largement affaiblies pendant leurs printemps ? Plusieurs signes l’attestent : de la Libye à la proposition de faire adhérer la Jordanie et le Maroc au Conseil de coopération du… golfe. L’histoire dira son mot entre les révolutions, c’est-à-dire les peuples, et la géostratégie, c’est-à-dire les puissances. n dossier Le rôle des femmes dans les révolutions arabes P Par Mansouria Mokhefi Responsable du Programme Maghreb Moyen-Orient à l’Ifri Enseignante à New York University/Paris À la surprise face à l’ampleur et la rapidité des soulèvements dans les pays arabes s’est ajoutée celle de voir que les femmes arabes n’étaient pas restées dans les coulisses des révoltes, mais que, présentes et actives, elles ont réclamé la fin de la dictature, la liberté et la justice sociale pour tous. Alors qu’on les croyait invisibles et forcément passives, les femmes ont pris part aux manifestations et occupé l’espace public, mêlées aux hommes ou séparées selon les pays, et se sont montrées plus que jamais déterminées à jouer un rôle dans la démocratisation de leur pays. eut-on considérer que le printemps arabe est aussi celui des femmes arabes dans la mesure où il serait une chance pour elles de voir avancer leur cause vers la reconnaissance et la pleine égalité des droits ? Croire que la démocratisation revendiquée s’accompagnera nécessairement de la fin de la discrimination contre les femmes ? Et imaginer que les révoltes arabes de l’année 2011 sonneront le glas de la domination masculine sur les femmes arabes ? Les révoltes arabes : la mobilisation des femmes Dans les soulèvements populaires qui secouent les régimes arabes de l’Afrique du Nord au Moyen-Orient et jusque dans le Golfe Persique, les femmes se sont imposées comme des actrices essentielles En effet, défiant les tabous, de tous âges, et de toutes conditions sociales, voilées ou non, elles sont sorties de chez elles et ont pris part aux revendications de démocratie et de justice sociale. Bousculant les traditions culturelles et religieuses, elles ont clamé leur aspiration à la dignité et à la liberté. Bousculant les représentations stéréotypées, elles ont affirmé leur existence et leur désir de jouer un rôle dans la société. En janvier et février 2011 la forte mobilisation des femmes dans les mouvements de contestation en Tunisie et en Égypte a démontré l’absurdité de ce que l’on a appelé « l’exceptionnalisme arabe » et prouvé que non seulement le changement était possible mais qu’il se faisait avec les femmes. En Tunisie, presque aussi nombreuses que les hommes, les femmes ont été au cœur de la « révolution de jasmin ». Présentes depuis les premières manifestations parties de Sidi Bouzid, elles ont été des milliers jusque dans les rues de Tunis, pour réclamer le départ de Ben Ali. En Égypte, les femmes de tous âges étaient sur la Place Tahrir qu’elles ont occupée aux côtés des hommes pendant 18 jours. On les a découvertes déterminées à faire entendre la voix de la société civile dans son entier et à se réapproprier leur nation, actives dans les nouveaux médias et sur la Toile, pour appeler à la mobilisation, au changement et au départ de Moubarak1. Le monde entier a aussi découvert avec stupeur la mobilisation en masse des femmes chiites de Bahreïn qui n’ont pas hésité à descendre dans la rue pour réclamer la chute de la dynastie sunnite des Al-Khalifa, manifestant de leur côté, à part des hommes, dans leurs longues abayas noires. En Syrie, les femmes ont participé en grand nombre au soulèvement contre le régime du président El Assad parti de la ville de Daraa, mais la répression sanglante les a exclues de la rue ; cependant elles restent actives dans l’opposition et déterminées à obtenir la démocratie et la justice sociale2. Et même dans un pays aussi conservateur que le Yémen, les femmes ont défié les tabous sociaux et culturels en se joignant à la contestation du régime du président Saleh et contrairement aux traditions archaïques qui les veulent maintenues à la maison et invisibles dans l’espace public, elles sont sorties de chez elles pour demander des réformes et l’avènement d’une nouvelle société. L’insurrection libyenne devenue une guerre civile a effectivement été une affaire d’hommes et a vite exclu de l’espace public et des affrontements les femmes qui voulaient prouver qu’elles n’accordaient aucun crédit à Kadhafi pour les avancées de leurs droits. À l’arrière, elles ont pourtant continué à soutenir les insurgés, 1 - Certaines sont devenues les emblèmes des révolutions. Asma Mahfouz, une jeune blogueuse égyptienne, est considérée comme l’une des voix ayant déclenché la révolte. Au Yémen, Tawakoul Karman est devenue le fer de lance de la mobilisation contre le président Ali Abdallah Saleh 2 - Voir « Les femmes participent activement à la résistance », Courrier International, 8 août 2011 / septembre 2011 / n° 414 35 dossier Les révolutions de la dignité fournissant refuge et ravitaillement quand cela était possible. S’il n’y a pas eu de mobilisation massive en Arabie saoudite, des voix féminines se font entendre via Facebook ou Twitter, appelant non seulement au droit de conduire une voiture mais à une plus grande et plus équitable reconnaissance de leur place dans la société civile ; elles réclament notamment le droit de pouvoir sortir sans être accompagnées par un « tuteur » et rappellent que les efforts faits dans le domaine de l’éducation et la formation les rendent aptes à jouer un plus grand rôle dans leur pays. Ainsi à l’occasion de ces révoltes et du vent de démocratisation qui souffle sur tous les pays arabes, les femmes se sont impliquées et imposées, certes à divers degrés et sous différentes formes, dans les réformes demandées et les changements survenus. À la fois dans la rue et dans les réseaux sociaux, elles se sont montrées concernées, fortes, et prêtes à assumer leurs responsabilités de citoyennes. Si leurs revendications n’ont pas été dans un premier temps spécifiquement féminines, puisqu’elles réclament la liberté et la justice pour tous dans le cadre d’un système démocratique, elles expriment néanmoins leur soif de dignité et exigent l’égalité des droits et la fin de la discrimination. Le printemps arabe : une chance pour les femmes ? Indéniablement, bien que le futur paysage politique de la région demeure fort incertain, les sociétés arabes sont aujourd’hui engagées dans des réformes, révoltes et révolutions dans lesquelles les femmes doivent et vont continuer à jouer un rôle crucial. Leur apparition sur la scène publique a d’abord bousculé nos schémas classiques d’une femme arabe traditionnellement soumise et dépendante, toujours victime et passive, trop souvent analphabète ou inéduquée, quelquefois exotique et mystérieuse. Leur apparition et leur rôle actif ont été d’autant plus surprenants que les sociétés arabes sont toujours perçues par l’Occident comme rigides et résistantes au changement, fatalement en dehors de la démocratie, de l’État de droit, et de l’histoire. Or, s’il est 36 / septembre 2011 / n° 414 vrai que les droits des femmes3 ont été négligés depuis plus d’un demi siècle par les régimes arabes des post indépendances, nous n’avons peut être pas suffisamment prêté attention aux dynamiques du changement et aux transformations sociales présentes depuis au moins 30 ans. L’intense urbanisation, certes, parfois chaotique voire anarchique, la scolarisation mixte et obligatoire, l’accès des jeunes filles en grand nombre aux études secondaires et universitaires ainsi que la féminisation de la main d’œuvre, ont favorisé l’apparition de la femme dans l’espace public. Outre l’instruction, le mariage tardif, l’accès à la contraception et le déclin de la natalité sont les facteurs d’émancipation des femmes arabes qui n’ont pas été suffisamment analysés comme des indices révélateurs de changements profonds au sein des sociétés arabes4. Mais les dynamiques de changements ne se sont pas reflétées clairement dans des réformes politiques ou institutionnelles qui permettraient une véritable reconnaissance des femmes et leur intégration à tous les niveaux de la sphère politique et économique5. Malgré l’éducation acquise, les femmes arabes n’occupent qu’une place marginale dans les instances de décision institutionnelles et politiques, et ce, dans l’ensemble du monde arabe, quel que soit le niveau de développement économique et social des différents pays6. Même si elles ont réussi à s’imposer dans les associations et les espaces alternatifs, leurs droits ne sont toujours pas inscrits dans la loi et leur égalité sociale et juridique n’est toujours pas reconnue. Aujourd’hui, la femme arabe n’a encore droit qu’à la moitié de l’héritage que son frère perçoit et, à part la Tunisie, où Bourguiba l’avait interdite dès 1956, la polygamie n’est toujours pas abolie. En Égypte, les mutilations génitales féminines sont une pratique encore très répandue puisque, selon un rapport de 2009 du ministère de la Santé égyptien, 91 % des Égyptiennes sont excisées. Au Maroc, même si le roi a introduit des mesures plus égalitaires avec la réforme du Code de la famille en 2003, la femme marocaine n’est toujours pas maîtresse de son corps et les rapports sexuels hors mariage sont toujours passibles d’emprisonnement7. Et de l’Algérie au Yémen, aucune loi n’interdit ou ne punit les mariages forcés ou les crimes d’honneur encore trop nombreux. Après les révolutions arabes, quel avenir pour les femmes ? Après avoir exigé la démocratie et participé activement au renversement des dictateurs, les femmes tentent d’influer sur leurs gouvernements afin qu’elles ne soient pas exclues de la reconstruction du pays et de la mise en place des nouvelles institutions. À travers des pétitions, des déclarations et des communiqués, elles continuent à se mobiliser pour arracher leurs droits. Mais elles sont inquiètes devant les diverses résistances à l’émancipation totale qu’elles réclament8. Bien que les Tunisiennes aient obtenu que les listes électorales présentent un nombre paritaire d’hommes et de femmes, l’ordre masculin dominant n’est pas prêt à leur accorder la place entière qu’elles réclament et les cris entendus dans certaines manifestations : « les femmes à la maison ! », « les femmes à la cuisine ! » font craindre que la future Constitution ne contienne pas les avancées significatives qu’elles attendent en vue d’une plus grande égalité. La volonté de chasser les femmes de l’espace public est encore plus nette en Égypte où l’influence des Frères musulmans se fait sentir à tous les niveaux : d’ailleurs, les autorités de transition n’ont inclus aucune femme ni dans le comité constitutionnel chargé de préparer la nouvelle Constitution ni dans le comité civil de consultation appelé « Conseil des hommes sages ».9 Ainsi, après l’enthousiasme et les espoirs des premières semaines, l’heure est à l’inquiétude et à la vigilance. En effet, la marginalisation des femmes dans le processus de transition politique est réelle et avérée et elle accentue les craintes de voir la révolution confisquée par les hommes et les islamistes. Or, les femmes ont tiré les leçons de l’expérience algérienne qui avait vu les Algériennes qui avaient participé à la guerre de libération renvoyées dans leurs foyers et exclues de dossier la construction de l’Algérie indépendante10. Elles ne veulent pas et ne doivent pas rater la chance de pouvoir exiger une démocratie avec une pleine égalité entre les hommes et les femmes. Elles savent que pour que leurs intérêts et leurs droits soient pris en compte, il faut qu’elles soient suffisamment représentées dans les organes de décision et qu’elles continuent à s’affirmer face à des systèmes juridiques discriminatoires basés sur la religion et les traditions. Les femmes arabes sont aujourd’hui confrontées à des défis majeurs. Après avoir été des protagonistes dans le renversement des dictatures, elles doivent continuer à affirmer leur dignité de citoyennes dans des sociétés foncièrement inégalitaires et exiger leur participation et représentation dans les processus de transformation politique pour en garantir le caractère démocratique. Elles doivent également affirmer leur volonté de démanteler les structures autoritaires, inégalitaires et discriminatoires qui s’attachent à les maintenir dans l’invisibilité. Seule la reconnaissance de l’égalité en droit et en dignité des femmes et des hommes peut garantir la démocratie à laquelle aspire le monde arabe. n 3 - Delcroix Catherine, Espoirs et réalités de la Femme arabe, L’Harmattan, 2000. 4 - Gema Martín-Muños, « La Révolution féministe silencieuse du monde arabe », La Libre Belgique, 27 -12- 2010. Voir Bessis Sophie, Les Arabes, les Femmes, la Liberté, Albin Michel, 2007. 5 - Dayan-Herzbrun Sonia, Femmes et politique au Moyen-Orient, L’Harmattan, 2005. 6 - Même en Tunisie où le Code de la famille reconnaît depuis maintenant plus d’un demi siècle l’égalité des femmes et des hommes et où le pourcentage de femmes éduquées est le plus élevé du monde arabe (71%). Voir Mohsen Finan Khadija, (sous la dir.) L’Image de la Femme au Maghreb, Actes sud ,2008. 7 - Article 490 du Code pénal. Voir Alami- M’Chichi Houria, Genre et Politique au Maroc : Les enjeux de l’Egalité Hommes Femmes entre Islamisme et Modernisme, L’Harmattan, 2003. 8 - Sophie Bessis, Femmes : les dangers se précisent, www.leaders.com.tn/article/femmes-les-dangers-se-précisent, 9 août 2011 9 - La réforme constitutionnelle qui a été approuvée par référendum le 20 mars 2011 ne garantit aucun droit aux femmes et n’envisage à l’élection présidentielle qu’un candidat de sexe masculin. 10 - Amarane-Minne D.D. Des Femmes dans la Guerre d’Algérie, Khartala, 1994. / septembre 2011 / n° 414 37 dossier Les révolutions de la dignité Y a-t-il des causes démographiques aux révolutions arabes ? C Par Youssef Courbage Directeur de recherches Institut national d’études démographiques, Paris1 Dans l’histoire du monde arabe et même de l’humanité, l’année 2011 restera comme l’Annus mirabilis. Les bouleversements en cours : Tunisie, Égypte, Libye, Yémen, Bahreïn, etc., sont porteurs de transformations considérables sur tous les plans : politiques sociaux, économiques, culturels, idéologiques, religieux. Se rend-on suffisamment compte qu’ils ont également un soubassement démographique ? 38 / septembre 2011 / n° 414 e qui ressort en premier lieu, est que le phose démographique concerne tous les phénomène de convergence démograArabes et partout elle est porteuse de phique avec la rive nord de la Méditerranée transformations politiques grandioses. s’est poursuivi à un rythme soutenu dans En fait, toutes ces tendances étaient plus la grande majorité des pays arabes ou ou moins attendues. La grande surprise non-arabes du Sud. En privilégiant, parmi vient du tandem Israël-Palestine ou plutôt les indicateurs l’indice de fécondité, celui du comportement démographique des qui a la charge émotionnelle et psycholoJuifs et des Palestiniens. La fécondité des gique la plus forte, qui a d’ailleurs servi à Juifs continue à augmenter année après étoffer l’image repoussante des mondes année et frôle aujourd’hui le seuil symboarabe et musulman, comme sous la plume lique de trois enfants par femme, tandis de la journaliste Oriana Fallaci, que la baisse de la fécondité nous voyons une convergenla métamorphose est continue chez les Palesce remarquable dans les tiniens des territoires occudémographique cas du Liban, de la Tunisie, pés : Cisjordanie (et Jéruconcerne tous de la Turquie et, en allant salem-Est) et même à Gaza, les Arabes et (…) où elle était à un record plus loin, du côté de la République islamique d’Iran, mondial dans les années de elle est porteuse où les indices sont aux de transformations la première Intifada, et chez niveaux européens, voire les Arabes israéliens. Le politiques grandioses paradoxe est que la fécondité inférieurs. Une convergence qui ne prendra que quelques palestinienne se modernise, années encore pour le Maroc, peut-être sous l’effet de l’émergence de l’individu l’Algérie et encore plus surprenant pour dont les valeurs ne sont plus les valeurs la Libye, dont la fécondité continue à sociétales, tandis que la fécondité des baisser. En revanche, la transition démojuifs en Israël s’«arabise», par une adhésion graphique semble plus essoufflée, fait du aux normes populationnistes, familialistes surplace en Égypte, en Syrie ou en et natalistes et, serions-nous tentés de Jordanie. Mais les évolutions les plus dire, patriarcales, qui sont celles de l’Estaconsternantes portent sur le couple blishment au pouvoir depuis la création Israël-Palestine, où l’on assiste à un surde l’État juif. prenant retournement de l’histoire démographique. Une lecture démographique Curieusement, les pays où la révolution a des révolutions en cours eu lieu ou est en cours (Tunisie, Égypte, Les Arabes ont pris le monde par surprise Libye) comprennent des configurations et par le fait que ce soit la Tunisie qui ait démographiques différentes. Dans les mis le feu aux poudres. Néanmoins, cette pays où l’instabilité s’intensifie, on trouve révolution était inéluctable. La démographie des pays à transition démographique en atteste. Le processus que l’Europe a achevée Bahreïn ; et d’autres où elle n’en connu à partir du XVIIe siècle s’est propagé est qu’à ses premiers balbutiements : au monde entier. Il ne pouvait épargner Yémen, Soudan. Pourtant, la métamorle sud de la Méditerranée qui vit, depuis dossier quatre décennies, les mêmes transformations démographiques, culturelles et anthropologiques de l’Europe depuis Cromwell, en Angleterre, jusqu’à Robespierre avec la Révolution française, puis des autres révolutions européennes, jusqu’à Lénine en 1905/1917. Le monde arabe n’est pas une chasse gardée, une exception. Croire le contraire, c’est se montrer essentialiste, s’inventer un homo arabicus ou un homo islamicus, par définition rétif au progrès. La progression de l’éducation, l’éradication de l’analphabétisme d’abord pour les garçons puis pour les filles, a été porteuse de ces transformations que nous vivons à présent. À l’exception des Libanais chrétiens, qui ont bénéficié de la présence des missions chrétiennes et de leurs universités dès le XIXe siècle, le monde arabe a commencé à se métamorphoser grâce à l’élévation du niveau d’instruction et à la baisse de la fécondité à partir des années 1960 pour les pays les plus avancés. Pour certains pays comme la Tunisie sous Bourguiba, il y avait une volonté de modernisation, par l’accès à l’enseignement aussi bien pour les garçons que pour les filles. Au Maroc c’était le cas des premiers gouvernements de l’indépendance qui avaient fait de l’éducation leur priorité, avant qu’on y mette un bémol parce qu’elle pouvait remettre en question les hiérarchies politiques. Jusqu’à l’avènement du roi Mohammed VI (1999), les hautes instances du pouvoir ont parfois bloqué l’avancée de l’éducation. Ce qui explique aujourd’hui le retard du Maroc en matière d’alphabétisation, surtout des filles et dans les milieux ruraux. Cette instruction généralisée a entraîné le contrôle de la natalité et l’utilisation des moyens de contraception, dont l’avantage économique n’est pas à démontrer, mais qui peut être facteur temporaire de malaise à l’intérieur des familles. La baisse de la fécondité, tombée à deux enfants, dans les pays arabes les plus avancés, au Maghreb, a été tellement forte que les valeurs traditionnelles de type patriarcal ont été ébranlées. La remise en cause du pater familias porte à terme celle de tous les « père des peuples » comme c’est déjà le cas en Tunisie et en Égypte. En outre l’endogamie, le mariage préférentiel avec le cousin germain ou avec d’autres parents, cette étanchéité du groupe familial, qui entraîne la fermeture des groupes sociaux sur eux-mêmes et la rigidité des institutions, est en diminution très rapide dans les pays « révolutionnaires » Égypte, Tunisie, Libye et dans d’autres qui ne le sont pas : Maroc, Liban. Lorsqu’elle devient moins endogame, la société s’ouvre vers l’extérieur et devient potentiellement plus encline à se mobiliser quand elle est gouvernée de manière autoritaire ou despotique. La scolarisation de masse et la baisse de la fécondité peuvent aussi indirectement provoquer une prise de conscience et des révoltes. Car, ces deux éléments mènent au bouleversement de la cellule familiale. Les effets en sont à la fois positifs et négatifs. Positifs, puisque le fait de limiter sa descendance permet de mieux soigner ses enfants, de mieux les nourrir, de mieux les scolariser et plus longtemps. Ainsi, dans une famille restreinte, modèle vers lequel la famille arabe et musulmane s’achemine, les interactions père-mère, parents-enfants, deviennent plus démocratiques, ce qui ne peut que se diffuser positivement au plan sociétal et politique. Négatifs, car à partir du moment où cohabite un enfant instruit et un père analphabète mais détenteur du pouvoir absolu, du fait que toutes ces sociétés étaient patriarcales, la cohabitation est malaisée. Ces troubles, familiaux peuvent se traduire temporairement par des troubles à une échelle plus globale, et expliquent, partiellement les phénomènes islamistes. Mais, le fait de passer de l’instruction généralisée des garçons puis celle des filles, à l’éveil des consciences dû à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, induit une sécularisation, un « désenchantement » du monde, et la baisse de la fécondité, ingrédients indispensables de cette fameuse «transition démocratique». Il est vrai que les jeunes universitaires arabes au chômage se sont révoltés plus tôt. Mais du Maroc à Bahreïn, toutes les tranches d’âge et les deux sexes étaient représentées parmi les manifestants. En aucun cas, on ne peut en faire une exclusive de jeunes. Ce n’est pas non plus une révolution islamique ; cette lame de fond est essentiellement d’origine séculière. Où s’arrêtera-t-elle ? Partie d’Occident elle revient en Occident. En mai 1968, il y a de cela près d’un demi-siècle, le monde occidental diffusait ses modes vers le monde entier, le monde arabe notamment. Aujourd’hui, les manifestants de Madrid, de Lisbonne ou de Rome, prennent leur inspiration à Tunis ou au Caire. Un pays aussi colossal que la Chine, essaye de bloquer l’information sur les révolutions arabes, craignant qu’elles ne déteignent chez lui. Ce sont tous là des pays qui on franchi le cap de la première, voire de la deuxième transition démographique, mais il est un continent qui en est encore loin. L’Afrique subsaharienne, où la transition démographique est encore balbutiante – un pays comme le Niger garde encore une fécondité de plus de sept enfants par femme ! – ne pourra rester longtemps hermétique aux contagions arabes, malgré cet énorme glacis que constitue le désert du Sahara. Attendons-nous donc à voir pour bientôt cette succession de révolutions : éducative, démographique et politique balayer le continent noir. n 1 - Auteur, avec Emmanuel Todd de l’ouvrage, Le Rendez-vous des civilisations, La République des Idées/Le Seuil, 2007. / septembre 2011 / n° 414 39 dossier Les révolutions de la dignité Économie politique des révolutions arabes : analyse et perspectives L Par Mouhoub El Mouhoud Professeur d’économie à l’université Paris Dauphine, Directeur du GDR International du CNRS DREEM (Développement des recherches économiques euro-méditerranéenes) Les changements soudains qu’ont connus les pays au sud et à l’est de la Méditerranée ont surpris tous les observateurs. La surprise était d’autant plus grande que ces pays ont relativement mieux résisté à la crise que l’ensemble des autres régions du monde. Derrière les apparences et les bonnes performances macroéconomiques l’ensemble des pays de la région souffrent des mêmes symptômes expliquant ainsi la diffusion inattendue des révolutions et de la revendication démocratique. 40 / septembre 2011 / n° 414 es économies des pays du sud et de l’est de la Méditerranée sont caractérisées par une polarisation sur peu de secteurs, des taux d’emplois parmi les plus faibles du monde, une gestion rentière des ressources et une corruption conduite et organisée par les oligarchies claniques au pouvoir impliquant ou non les militaires. Par dessus tout, une augmentation considérable du niveau d’éducation depuis la décolonisation se traduit par un sous-emploi des diplômés et des taux d’expatriation anormalement élevés des qualifiés. Cet article se compose deux parties : la première publiée dans ce numéro analyse la nature des systèmes économiques de ces pays et les similitudes dans leur fonctionnement interne et externe qui permettent d’expliquer la diffusion du processus révolutionnaire dans l’ensemble de la région. Une seconde partie qui sera publiée dans le numéro de décembre s’intéresse aux perspectives économiques après les révolutions arabes et propose des voies de sortie combinant intégration régionale Sud-Est et stratégie de rattrapage par les activités de services intensives en personnels qualifiés. La nature des économies arabes et leur résistance à la crise Les pays de la zone ont bien résisté à la crise mondiale des subprimes de 2008. D’une part, les pays du Maghreb étaient relativement faiblement intégrés aux marchés financiers internationaux, ce qui a permis de limiter considérablement la transmission financière de la crise. Les difficultés furent en outre plus faibles dans les pays exportateurs d’hydrocarbures dont les réserves de change autorisaient une intervention directe sur les prix des biens consommation alimentaires de base par exemple et par le maintien des dépenses publiques. Depuis la seconde moitié de la décennie 2000, les gouvernements ont appris à gérer les crises en mettant en œuvre presque partout des politiques contracycliques efficaces : extension des incitations fiscales favorisant l’investissement, ampleur de la réduction des taux d’intérêt nécessaires pour maintenir l’activité économique… (Abdih et alli 2010). Des progrès dans le développement humain mesuré par l’indice Pnud (Idhe) ont été en moyenne remarquables. La Tunisie, l’Algérie, le Maroc, Oman et l’Arabie Saoudite avaient ainsi été classées parmi les dix pays du monde ayant enregistré la plus forte augmentation de l’indice de développement humain entre 1970 et 20101. Des progrès très rapides faits par les pays de la région dans les domaines de la santé et de l’éducation ont été soulignés. L’espérance de vie en Afrique du Nord est passée de 51 à 71 ans entre 1970 et 2010. La part des enfants scolarisés est, quant à elle, passée de 37 % à 70 % sur la même période en Afrique du Nord. Les niveaux faibles du taux de naissances des populations arabes vont de pair avec le retard dans l’entrée dans le mariage et l’accroissement du taux de participation (bien qu’encore faible) des femmes au marché du travail. En moyenne les populations des pays arabes connaissent un taux annuel de croissance d’environ 1 à 2 % tandis que la population en âge de travailler augmente de 3 % par an, la demande d’emploi de 4 % par an et le nombre de personnes diplômées de 6 à 8 %2. Le paradoxe de Toqueville illustre cet état de fait : lorsque les États progressent et dossier se réforment, les inégalités, l’iniquité (la Hogra selon la formule utilisée dans les pays du Maghreb) deviennent insupportables aux élites et aux populations. Inégalités, migrations et corruption : l’implosion d’un équilibre interne et externe n Une polarisation de l’économie qui exclut la main d’œuvre qualifiée Les pays de la région partagent la même tare : une très faible diversification des secteurs de l’économie concentrée sur trois ou quatre secteurs associés aux secteurs primaires ou aux secteurs manufacturiers à faibles valeur ajoutée. Dans les pays pétroliers comme l’Algérie dont les recettes extérieures continuent de dépendre à 98 % des hydrocarbures, le secteur manufacturier a connu un net recul du secteur et l’agriculture fut sacrifiée. Le système est fondé sur la coexistence de trois secteurs clés qui ont de très faibles liens réels entre eux mais entretiennent des relations financières. Contribuant à un tiers du Pib, à l’origine des deux tiers des recettes budgétaires et de 98% des recettes d’exportations, le secteur des hydrocarbures est pourvoyeur de liquidités, en particulier en période haussière des cours du pétrole et alimente, pour partie par le biais du système bancaire public, un secteur importateur de biens de consommation et de biens d’équipement. Le deuxième secteur, le négoce international, intègre une large partie des activités informelles, et le financement des importations se fait pour partie au taux de change officieux et par le biais des réseaux nationaux dans les pays développés, principalement la France. L’activité formelle et le secteur informel sont donc étroitement imbriqués. Ce deuxième secteur d’importation déverse sur un troisième secteur : les services, le petit commerce, la construction et les biens non échangeables en général. L’économie libyenne ressemble sur une échelle plus réduite à l’économie algérienne. La taille faible de sa population et la rente pétrolière en font le pays dont le Pib par habitant est le plus élevé du continent africain. Cela ne dit rien, à l’évidence, de la répartition de cette richesse entre les Libyens d’une part et les clans qui continuent à structurer le pays d’autre part. L’économie tunisienne est structurellement concentrée dans le tourisme de masse, côtier, intensif en main d’œuvre peu qualifiée, ou qualifiée. Les secteurs d’exportations de segments d’assemblage en sous-traitance dans l’industrie du textile et de l’habillement et dans les services supports aux entreprises, n’ayant eu que très peu d’effets induits sur le reste de l’économie ni d’effet de remontée de filières sur les biens d’équipement et les biens intermédiaires. Les investissements directs ne viennent pas ce pays en raison de l’étroitesse du marché intérieur. L’économie marocaine, un peu plus diversifiée, souffre néanmoins d’un certain nombre de dépendances structurelles à l’égard de certaines ressources naturelles, de la volatilité du revenu agricole, et de l’entrée des flux financiers des migrants qui continuent à représenter près de 10 % du Pib marocain. L’économie égyptienne se concentre essentiellement dans le tourisme de masse, le pétrole, et les métaux et l’agriculture et dépend des transferts de fonds des migrants. Les chocs et aléas politiques rendent les revenus du tourisme et les transferts des migrants volatiles et fragiles. Au total, polarisation sectorielle et spatiale de l’économie et performances globales remarquables peuvent aller de pair et, de manière évidente voiler les véritables tares de ces sociétés. davantage les pays non pétroliers que les autres se traduit par une baisse des dépenses d’éducation et par une crise du système d’éducation. Le taux de croissance annuel du nombre d’étudiants s’élève à 10 – 15 % en Algérie, au Maroc, et en Syrie. Les dépenses d’éducation nécessaires pour maintenir la qualité de l’éducation doivent suivre des rythmes de croissance de 15 à 25 %. Même s’il n’existe pas de lien de causalité évident entre les dépenses d’éducation et la qualité, toute diminution de ces niveaux de dépenses risque de se traduire par des dégradations de la qualité de l’éducation. Il y a en fait deux catégories d’élites dans les pays arabes. La première, numériquement faible, se compose de personnes associées aux nomenklaturas au pouvoir dont les familles scolarisent leurs enfants dans les écoles et les universités étrangères pour se voir octroyer des places réservées sur le marché du travail des qualifiés. La seconde catégorie, rassemblant la masse des diplômés de l’enseignement supérieur, issus en général de familles pauvres ou des classes moyennes est numériquement majoritaire. Le chômage de masse de ces jeunes diplômés, même lorsqu’ils ont suivi les cycles d’études sélectifs, est amplifié pour les jeunes des petites villes ou des zones rurales qui ne peuvent accéder à l’emploi même déclassé des grands centres urbains en raison du coût exorbitant des logements. Ils se trouvent assignés à résidence sous la dépendance matérielle et morale des pères. n Des taux d’emplois très bas, des élites diplômées à la dérive Dans l’ensemble des économies du Sud et de l’Est de la Méditerranée, le niveau élevé des taux de chômage, en particulier le chômage des jeunes, la faiblesse de la participation des jeunes et des femmes (bien qu’en progression) au marché du travail, associés à l’existence d’un secteur informel conséquent, se traduisent par taux d’emploi formels parmi les plus bas du monde (moins de 40 %). Parallèlement, on assiste bien à un accroissement considérable du nombre de diplômés de l’enseignement supérieur et des taux d’inscription, mais la crise qui frappe n Des taux d’expatriation des qualifiés anormalement élevés Dans le cas des économies arabes, on observe une « fuite des cerveaux » plus marquée que dans d’autres régions comparables en termes de revenu par tête. Le taux d’expatriation des personnes diplômées est supérieur à 10 % contre 8,3 % en Amérique latine et 7,1 % en Asie de l’Est. Les principaux flux liés à la migra- 1 - En 1970, la Tunisie avait une espérance de vie plus faibles que le Congo et le Maroc, un taux de scolarisation des enfants plus faible que celui du Malawi. 2 - Philippe Fargues Voice After Exit : Revolution and Migration in the Arab World, Migration Information, 12/05/2011. / septembre 2011 / n° 414 41 dossier Les révolutions de la dignité tion des travailleurs hautement qualifiés émanent de pays d’Afrique du Nord, et plus précisément de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie vers la France et la Belgique et, plus récemment, vers l’Espagne et l’Italie. L’Amérique du Nord attire de plus en plus les plus qualifiés. Les « nouvelles migrations » des années 1990-2000 de jeunes hommes et femme qualifiés de « Harragas3 », apparaissent peu attachés à leur pays d’origine et ne se déclarent pas non plus désirer y retourner 4. La révolution tunisienne a consacré la rupture de ce pacte interne implicite à travers lequel les élites de la Nomenklatura occupaient une place protégée sur le marché du travail des qualifiés et les élites éduquées de classes pauvres et moyennes reléguées au sous emploi et au déclassement domestique ou à l’expatriation assortie parfois d’un déclassement à l’étranger. monétaire est limitée par l’existence de transferts (ceux des émigrés) et l’organisation de filets sociaux par les solidarités familiales et par le soutien public aux prix des produits de base ou à l’emploi dans l’administration. Mais le contrat social implicite qui fonde cette solidarité favorise les pratiques clientélistes tendant à lier les individus aux titulaires de parcelles de pouvoirs politique ou administratif. Enfin, la progression des règles formelles est bloquée et les fonctionnements traditionnels continuent de prévaloir. En fait, un pacte extérieur qui sera analysé dans le prochain numéro, a longtemps retardé les changements en cours. Ce pacte a lié durant l’ensemble des années 1990 les nomenklaturas au pouvoir des pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée et les États de l’Union européenne, la France au premier chef. n Conclusion Corruption et ponctions sur les économies Le blocage des institutions et la diffusion de la corruption érodent les capabilities pour reprendre la formulation d’Amartya Sen et la confiance, ce qui a pour conséquence de réduire l’efficacité et de nuire à la productivité du travail. La pauvreté Bibliographie Abedini J., Péridy N. (2008) The Greater Arab Free Trade Area (GAFTA): An Estimation of Trade Effects (with Javad Abedini), Journal of Economic Integration, 23(4): 848-872 Abdih Y., Lopez-Murphy P., Agustin Roitman, and Ratna Sahay The Cyclicality of Fiscal Policy in the Middle East and Central Asia: Is the Current Crisis Different?, IMF Working paper, WP/10/68, 2010. Moriyama (Kenji) The Spillover Effects of the Global Crisis on Economic Activity in MENA Emerging Market Countries—An Analysis Using the Financial Stress Index IMF Working paper WP/10/8 (2010). 42 / septembre 2011 / n° 414 Sept actions stratégiques pour les États qui pourraient être très vite testés en Tunisie sont proposées ici : – développer des actions en direction de la diaspora qualifiée pour la faire participer de manière ponctuelle au développement d’activités dans les services de la connaissance et d’investissement immatériel – renforcer le Gafta5 et renégocier collectivement l’accord de libre échange avec l’UE en exigeant l’ouverture des marchés européens à tous les produits agricoles et créer une asymétrie transitoire favorable aux pays du Mena. Il convient d’y inclure des clauses de participation des pays du Sud de la Méditerranée aux programmes de recherche et d’innovation (appels d’offres) européen. – chasser le comportement de rente sur le marché du travail des qualifiés et développant systématiquement des appels d’offre pour chaque poste qualifié ouvert et en motivant chaque recrutement par signalisation des CV des candidats retenus et non retenus sur le site de l’employeur public ou privé. – négocier des contrats de co-traitance voire d’OEM (Original Equipment Manufacturer) adaptés aux services stipulant l’utilisation des cadres locaux dans les filiales en co-traitance (ne pas accepter d’être sous traitants et de déclasser ses diplômés dans les centres d’appel) – une politique d’éducation qui doit mieux exploiter les matières techniques et les sciences sociales en direction du secteur des services cognitifs dans son ensemble. – une politique des services collectifs articulés aux besoins des territoires assurant un accès complet aux infrastructures de transport et de télécommunications. Les infrastructures publiques doivent être financés sur des bases claires recourant à des opérations de souscription bannissant la subvention étatique complète source de clientélisme et de corruption d’une part et de faible durabilité d’autre part. La sanctuarisation des dépenses d’éducation doit être posée d’emblée. – créer un espace intégré de l’innovation et de la recherche au Sud et à l’Est de la Méditerranée en partenariat avec l’UE. Ces propositions qui peuvent être détaillées répondent aux défis des économies arabes en transition vers la démocratie. Elles n’excluent des mesures complémentaires visant plus précisément l’industrie et les autres secteurs de l’économie. n 3 - Mot originaire de l’arabe maghrébin qui se traduit par "qui brulent" (les papiers, en référence aux documents d’identité). 4 - L. Miotti, E.M. Mouhoud et J. Oudinet (2008). 5 - Greater Arab Free Area ou grande zone arabe du libre échange. dossier Enjeux économiques et sociaux des révolutions arabes : quelques éléments de réflexion Par Mohamed Ali Marouani Maître de conférences à l’Université Paris1Panthéon-Sorbonne, membre de l’UMR « Développement et société » (IRD-Paris1) et membre associé de l’UMR DIAL (IRDParis Dauphine). Dans les pays du « printemps arabe », les gouvernements provisoires sont sommés de rendre des comptes, de débattre notamment des projets engageant le pays en termes d’endettement pour les décennies à venir. L’urgence est de relancer la croissance, puis de réfléchir au modèle de développement et enfin de s’attaquer aux inégalités. L ’économie étant de plus en plus une affaire d’expertise technique et de moins en moins politique, elle dérange peu les dictatures. Elle a même été « domestiquée » pour permettre aux régimes de tirer le meilleur parti du système en place, sans le remettre en cause. Le meilleur exemple est le Chili de Pinochet avec ses fameux Chicago Boys, courroie de transmission essentielle des idées de Reagan et Thatcher. Les régimes arabes les moins riches ont tenté tant bien que mal de copier le modèle chilien avec l’aide des Institutions de Bretton-Woods (IBW) ; et ceci pendant près de deux décennies avec plus ou moins de succès selon les pays. En tous cas suffisamment pour les maintenir au pouvoir. Indépendamment des résultats obtenus, ce schéma où les débats économiques et sociaux sont confinés entre gouvernements, experts et institutions internationales est aujourd’hui remis en cause par les révolutions arabes. Aujourd’hui, les gouvernements provisoires sont sommés de rendre des comptes, de débattre notamment des projets engageant le pays en termes d’endettement pour les décennies à venir. Le cas de la Tunisie est emblématique à cet effet puisque ce pays était considéré comme le modèle à suivre par les pays arabes non pétroliers. Tout en suivant les prescriptions standards des IBW, le régime tunisien a toujours conservé une marge de manœuvre pour éviter de mécontenter les foules. Depuis la « révolte du pain » de janvier 1984, le ministère du Commerce joue ainsi un rôle clé pour assurer la stabilité des prix des produits agricoles et alimentaires. Le coût est supporté non seulement par le budget de l’État, mais aussi par les agriculteurs qui paient pourtant leurs intrants de plus en plus chers. Ces écarts à l’orthodoxie ont été souvent soulignés par les institutions financières internationales, mais vite pardonnés car elles avaient besoin de success stories et la Tunisie n’en était pas l’une des moindres. Le contexte international où cette orthodoxie était de plus en plus remise en cause, y compris au sein même d’institutions telles que la Banque mondiale, a pu aider à trouver des compromis. Les rares désaccords affichés publiquement avec la Banque mondiale concernaient les questions de gouvernance. Un impact limité Ce modèle tunisien qui fonctionnait avec un taux de croissance moyen de 5 % a néanmoins rapidement montré ses limites dès que les cohortes de jeunes nés dans les années 1980 sont arrivées sur le marché du travail, avec un niveau d’éducation supérieur à celui des générations précédentes. Elles ont mis en évidence la faiblesse majeure du modèle tunisien : une spécialisation basée sur les productions à bas coûts de main-d’œuvre. Pertinente dans les années 1970 vu le niveau d’éducation de la population et les préférences accordées par l’Europe, elle n’a plus aucun sens dans un monde globalisé face à des concurrents tels que le Bangladesh, la Chine ou le Vietnam. D’où le fort taux de chômage des diplômés synonyme de frustrations et de la fin du rêve de mobilité sociale qui était bien réel après l’Indépendance. Le régime a essayé de colmater la brèche en réservant de plus en plus de moyens à des politiques actives du marché du travail (notamment des stages financés par l’État et un pro/ septembre 2011 / n° 414 43 dossier Les révolutions de la dignité gramme de micro-crédit), mais ces programmes n’ont eu qu’un impact limité, notamment pour créer des emplois stables. Ce problème fondamental a été aggravé par la faiblesse du taux d’investissement en raison de l’insécurité croissante des droits de propriété, imposée par l’appétit insatiable des familles au pouvoir. La piètre qualité de l’investissement a également joué puisque la part des activités de captation de rente et de spéculation immobilière n’a cessé d’augmenter. Cette dernière a été encouragée par une fiscalité de plus en plus accommodante. Le diagnostic est probablement similaire pour des pays tels que l’Égypte ou la Syrie, voire le Maroc avec des circonstances aggravantes dues à un secteur informel plus développé et donc une couverture sociale plus faible. En outre, ces pays ayant commencé leur transition démographique plus tard, ils n’ont pas encore atteint le pic en termes de chômage des diplômés atteint par la Tunisie. Ce qui signifie que les années à venir seront encore plus dures. Entre-temps, que s’est-il passé en Tunisie depuis le 14 janvier ? Un des premiers constats est que l’activité économique s’est contractée, notamment dans les secteurs les plus sensibles à la situation politique tels que le tourisme. Le conflit en Libye a largement amplifié ce phénomène. Par ailleurs des revendications salariales ont émergé dans tous les secteurs, souvent légitimes, mais parfois extravagantes, notamment dans le secteur public. L’incertitude sur l’avenir politique du pays, notamment sous les deux premiers gouvernements, a découragé la relance de l’investissement local et étranger. Ceci a deux conséquences principales. À court terme, le chômage des jeunes risque d’atteindre des niveaux pouvant mettre en danger le processus politique dans son ensemble. Le gouvernement de transition l’a d’ailleurs bien compris en mettant en place un programme de grande ampleur visant l’insertion des jeunes chômeurs de longue durée. Son principal bénéfice visible pour les chômeurs à ce stade est l’aide financière qu’ils reçoivent, et qui explique la très 44 / septembre 2011 / n° 414 forte participation au programme. À plus long terme, le modèle basé sur la soustraitance pour l’Europe grâce à une maind’œuvre bon marché n’a plus aucune chance de survivre. L’urgence est donc de relancer la croissance, puis de réfléchir au modèle de développement et enfin de s’attaquer aux inégalités. La première condition de relance est l’amélioration de la visibilité politique, ce qui sera probablement le cas après les élections de la Constituante du 23 octobre. L’équipe gérant la transition a beaucoup insisté sur cet aspect. Par contre, elle a peu utilisé le levier macroéconomique, et notamment les politiques monétaires et de change qui sont restées très conservatrices, probablement par hantise de l’inflation. Pour stimuler l’investissement privé et international, le gouvernement de transition a préparé un plan de grande ampleur présenté au G8. Ce programme est toutefois critiqué par de nombreux économistes tunisiens du fait qu’il n’ait pas été discuté sur la place publique alors qu’il engage la Tunisie en termes d’endettement pour de nombreuses années. S’agissant du modèle de développement, comme l’a récemment souligné Dani Rodrik1, si les services peuvent fournir des emplois de très haut niveau, leur potentiel en termes de création d’emplois créés reste très limité. En conséquence, seule l’industrie manufacturière peut créer des emplois stables pour une fraction importante de la population. Dans les deux cas, il convient de développer des politiques industrielles spécifiques et veiller à la cohérence avec les autres politiques telles que la politique commerciale, de change ou d’éducation. L’insertion de la Tunisie dans l’économie mondiale doit être repensée, et notamment les liens avec l’Europe, mais aussi avec les voisins arabes et africains. Un réél changement L’agriculture a aujourd’hui aussi une chance historique de redevenir une activité rentable depuis la crise alimentaire de 2008 et l’augmentation spectaculaire des prix agricoles. La sécurité alimentaire peut être atteinte sans nécessairement déverser des milliards de subventions à l’image des Américains ou des Européens au cours des décennies écoulées. L’investissement dans le secteur a aussi l’avantage de réduire les inégalités régionales en Tunisie puisque les régions les plus pauvres sont aussi essentiellement rurales et basées sur une agriculture à très basse productivité. Le débat sur la distribution des revenus reste essentiellement confiné à cette dimension régionale depuis la révolution. En effet, la révolution étant partie des régions de l’intérieur les plus pauvres, un consensus s’est dégagé (du moins dans le discours) pour réduire l’écart avec les régions côtières. Mais comment ? Avec quelles ressources ? Par ailleurs, les inégalités sociales au sein des régions ne sont pas forcément moins importantes que les inégalités inter-régionales. Cellesci se manifestent non seulement en termes de revenus et de patrimoine, mais aussi de qualité de l’éducation et de la santé, ce qui signifie des perspectives de mobilité sociale plus faible dans l’avenir. Si on observe l’échiquier politique tunisien aujourd’hui, les trois principaux partis (d’après les premiers sondages) proposent des réductions d’impôts, notamment pour les entreprises. Ce qui n’a aucune justification économique dans un pays où la pression fiscale est relativement faible et où l’impôt sur le revenu des salariés (prélevés à la source) et la TVA constituent les principales ressources budgétaires. Par ailleurs, à ma connaissance on n’aborde pas la fiscalité sur le foncier et l’immobilier qui a été fortement réduite par le régime précédent. Taxer la spéculation foncière et immobilière aurait le triple intérêt de fournir des ressources à l’État, de freiner la bulle et d’inciter les acteurs économiques à investir dans d’autres secteurs moins lucratifs à court terme, mais permettant d’augmenter le potentiel de croissance du pays à long terme. Un réel changement se dessinera si les rapports de force en présence y sont favorables. Qui sont les principaux acteurs en Tunisie aujourd’hui ? D’abord les patrons des grands groupes, assez hétérogènes dans leurs liens à l’ancien régime. Un dossier statu quo dans la gestion des affaires économiques du pays leur conviendrait, c’est-à-dire les avantages du système précédent sans ses inconvénients. Même les anciens proches pourraient prospérer dans un tel système grâce aux fortunes amassées. Les jeunes entrepreneurs seraient eux, certainement plus favorables à un système beaucoup moins conservateur. L’UGTT, syndicat historique, est lui aussi très hétérogène. Sa direction, très accommodante avec l’ancien pouvoir, risque de changer au prochain congrès. Ses structures régionales ont été très impliquées dans la révolution. L’orientation de la nouvelle direction risque de peser lourdement sur les choix économiques et sociaux à venir. Quant aux partis politiques ayant le plus de chances de gouverner, ils semblent plutôt se situer au centre de l’échiquier, ce qui signifie qu’ils ne prendront probablement pas beaucoup de risques en matière de choix économiques et sociaux. Enfin, la rue, nouvel acteur majeur en Tunisie, risque de se rappeler au bon souvenir des décideurs si les progrès se font trop attendre. n 1 - « The Manufacturing imperative », 10-08-2011, Project Syndicate. / septembre 2011 / n° 414 45 dossier Les révolutions de la dignité Transition démocratique, ingénierie constitutionnelle et électorale : l’expérience tunisienne E Par Béligh Nabli Directeur de recherches à l’Iris Maître de conférences en droit public à l’Université Paris-Est et à Sciences Po Paris C’est par un acte de souveraineté que le peuple tunisien a mis fin au régime inique du président Ben Ali. La Tunisie s’inscrit désormais dans un processus de démocratisation ponctué par deux échéances cruciales : l’élection libre et pluraliste d’une Assemblée nationale constituante, le 23 octobre 2011, et l’adoption de la Loi fondamentale de la Seconde République tunisienne. La transition démocratique exigeait une transition constitutionnelle. 46 / septembre 2011 / n° 414 n visite officielle en Tunisie (21-23 « transitologie »3, science empirique de la mars 2011), le secrétaire général de transition forgée au regard des expél’Onu, M. Ban Ki-moon, a estimé que riences vécues au Portugal, en Espagne, « la révolution tunisienne est un modèle en Amérique du Sud, et au début des de transition démocratique ». L’assertion années 1990 dans les pays d’Europe de est discutable : non seulement il demeure l’Est4. Ces divers exemples attestent du difficile de théoriser ou de « modéliser » rapport étroit, voire mécanique, entre les phénomènes de « transition démocra« transition démocratique » et ingénierie tique », mais il est encore trop tôt pour constitutionnelle. Traduite littéralement connaître l’issue du processus enclenché de l’expression américaine Constitutional en Tunisie. La transition démocratique Engeneering, l’ingénierie constitutionnelest par définition une périole permet de recourir à des de charnière et incertaine1. techniques et formes de « normativisme démocraImprévisions et improvisa« La révolution tions sont de mise. Après une tunisienne est un tique ». période d’insécurité et d’inmodèle de stabilité politique chroniques, Le cadre juridique transition l’exécutif bicéphale – transiet institutionnel démocratique » toire – demeure confronté à de la transition une crise protéiforme : l’écodémocratique Ban Ki-Moon nomie nationale est en récesSi la transition (du latin sion, des conflits sociaux transitio : passage) relève ponctuels ne cessent d’éclater sur fond de plus du fait que du droit, elle s’inscrit malchômage de masse, enfin le pays subit de gré tout dans un cadre juridique et instiplein fouet les conséquences du conflit tutionnel, lequel se substitue à l’ancien qui sévit chez son voisin libyen (tension ordre constitutionnel et en annonce un et combats sur leur frontière commune, nouveau. Reste qu’une période de flotteafflux de milliers de réfugiés, etc.). ment constitutionnel et institutionnel a Il n’empêche, la Tunisie post-révolutionsuivi le départ précipité du président Ben naire est marquée par une volonté popuAli. Il est vrai que la situation factuelle laire de rupture avec l’ancien régime. était elle-même confuse. Dans la soirée du L’émergence d’un nouvel ordre juridique, 14 juillet 2011, le Premier ministre politique et social s’est déjà traduit par un Mohamed Ghannouchi a déclaré que le multipartisme effréné2 et l’affirmation de président Ben Ali n’était temporairement nouveaux acteurs issus d’une société civile pas en mesure d’assumer ses fonctions et condamnée jusque là au silence. La consoqu’il assurait par conséquent la présidenlidation de ces avancées démocratiques ce par intérim, en vertu de l’article 56 de exige du temps et du savoir faire. Dans ce la Constitution de 1959 (alors encore en contexte, l’expertise constitutionnelle et vigueur). les techniques d’ingénierie électorale sont L’hypothèse du caractère « temporaire » des instruments indispensables au prode la vacance du pouvoir étant rapidement cessus de transition démocratique. Pays écartée, le lendemain, en application de arabo-musulman d’Afrique du Nord, la l’article 57 de la Constitution, le Conseil Tunisie n’échappe pas à cette règle de la constitutionnel a pris acte de la situation, dossier avant d’investir le président de la signés par le président de la République régi par une série de décrets-lois adoptés chambre des députés « des fonctions de par intérim, après délibération du conseil par l’Exécutif. Afin de pallier leur faible la présidence de l’État par intérim ». des ministres (art. 4), ce qui suppose légitimité, le président intérimaire et le Après avoir prêté serment, théoriquement un accord gouvernement de transition s’appuient Fouad Mebazaa, a demandé entre les deux têtes de sur des organes consultatifs qui se sont à Mohamed Ghannouchi de l’Exécutif transitoire, incarimposés comme des acteurs clefs de cette La transition former un nouveau gouvernés par deux personnages transition démocratique. Ainsi, au-delà des nement d’unité nationale. comme abolition issus de l’ère Bourguiba, représentants de l’État, la transition Face à l’inadéquation patend’une constitution mais qui ont également démocratique est préparée par des te de la Constitution de 1959 occupé des fonctions poliorganes consultatifs dont la composition est avant tout à cette situation post-révotiques non négligeables tend à allier représentativité (y siégent un acte de fait lutionnaire, le 3 mars, M. sous le régime du président des personnalités sensées refléter différentes Mebazaa a reconnu que la Ben Ali. Sous cet angle, la sensibilités politiques) et expertise (à trare Loi fondamentale de la 1 rupture révolutionnaire n’exvers la présence en force et la fonction République tunisienne ne clut pas une certaine contidirectrice de juristes/constitutionnalistes). répondait plus aux aspirations du peuple et nuité avec l’histoire politique du pays. Placée sous l’autorité du professeur de constituait un obstacle à des élections libres, Si les organes législatifs de l’ancien régidroit public Yadh Ben Achour, l’Instance pluralistes et transparentes. La violation et la supérieure pour la réalisation des objectifs me ont été dissous, un sentiment de suspension voire l’abrogation de fait de ladide la révolution, de la réforme politique et défiance perdure dans la population à te Constitution soulevaient des questions de de la transition démocratique (Isror), l’encontre de l’administration (nationale légalité. Toutefois, dans de telles circons« instance publique indépendante »6, est et locale) en général, et de la justice en tances exceptionnelles, la logique de légitiparticulier. Un grand nombre de personnachargée d’étudier les textes législatifs mité prime sur ce type de considération. Si lités de la haute fonction ayant trait à l’organisation la plupart des Consti-tutions envisagent les publique et de la sphère L’Isror n’a pas hésité politique et de proposer les modalités de leurs révisions, elles ignorent politico-institutionnelle de à adopter un « pacte réformes à même de concrétigénéralement l’hypothèse de leur propre l’ancien régime ont réussi à ser les objectifs de la révolurépublicain » abrogation et le passage d’une constitution à s’imposer comme des acteurs tion relatifs au processus une autre. La transition comme abolition de la transition. Le corps dans lequel la Tunisie démocratique. Elle est égaled’une constitution est avant tout un acte de de la magistrature a échap- est définie comme un ment en mesure d’émettre fait. En témoigne l’expérience tunisienne. pé jusqu’à maintenant à État « démocratique » un avis sur l’activité du gouEn attendant l’entrée en fonction de toute épuration, alors que vernement. Si les textes et libre l’Assemblée nationale constituante et l’inscertains de ses membres qu’elle adopte (sous forme tauration des institutions établies sur la base étaient impliqués dans le de projets de décret-loi) sont de la future Constitution, les autorités système de corruption alors en vigueur. soumis à l’approbation de l’Exécutif, le publiques de la République tunisienne sont Cet aspect ne serait qu’anecdotique, si rôle et le poids de l’Isror ne sauraient se organisées conformément au décret-loi n° cette même justice n’avait pas la responréduire à cette fonction consultative. Ses 2011-14 du 23 mars 2011, texte qui défisabilité historique de juger les anciens initiatives se sont avérées décisives dans nit donc le cadre juridique et institutionnel dignitaires du régime et autres membres la transition démocratique, comme l’atgénéral de la transition démocratique en des clans Ben Ali/Trabelsi… Dès lors, en testent les projets de décrets-lois relatifs : Tunisie. Suivant ce décret-loi, la Chambre vue d’établir les responsabilités et de perà l’élection de l’Assemblée nationale des députés, la Chambre des conseillers, le mettre une réconciliation nationale, la constituante (choix du mode de scrutin, Conseil économique et social, le Conseil question de la mise en place d’une « jusfixation de la durée de l’inéligibilité des constitutionnel sont dissous. Le pouvoir exétice transitionnelle » mérite d’être posée ex-responsables du RCD et consécration cutif est exercé par le président de la sérieusement. En revanche, les modalités du principe de parité « homme-femme » sur République par intérim assisté d’un gouveret règles fixées en vue de l’élection de les listes électorales), aux partis politiques, nement provisoire dirigé par un Premier l’Assemblée nationale constituante traau code de la presse… L’Isror n’a pas ministre qu’il nomme. L’autre tête de duisent une volonté réelle de rupture avec 1 - G. Almond, S. Verba, The Civic culture, Princeton, Princeton Univ. l’Exécutif est incarnée par Béji Caïd Essebsi, les pratiques antérieures. Press, 1963, 562 p. 2 - L’arène politique en Tunisie compte plus de 100 partis politiques offiqui a été nommé, à 84 ans, Premier ministre ciels se réclamant de diverses idéologies et sensibilités. du gouvernement provisoire5. Celui-ci veille à L’ingénierie constitutionnelle 3 - G. O’Donnell, P.C. Schmitter, L. Whitehead, Transitions from the authoritarian rule, The Johns Hopkins University Press, 1988. gérer les affaires courantes de l’État, au foncet électorale au service 4 - C. Bidegaray, « Réflexions sur la notion de transition démocratique en Europe Centrale et orientale », Pouvoirs, n° 65, 1993, pp. 129-144. tionnement ordinaire des services publics. de la transition démocratique 5 - Il a été nommé le 27 février 2011 en remplacement de Mohamed Ghannouchi, avant d’être confirmé à ce poste. Les textes à caractère législatif sont Le processus devant mener à l’élection de 6 - L’Isror accomplit ses prérogatives conformément au décret-loi n° 2011-6 du 18 février 2011 portant sur sa création. promulgués sous forme de décrets-lois l’Assemblée nationale constituante est / septembre 2011 / n° 414 47 dossier Les révolutions de la dignité hésité à adopter un « pacte républicain » assistance technique dans le domaine – visant à servir de socle à la future électoral. Par la suite, l’UE a envoyé une Constitution – dans lequel la Tunisie est équipe (Consortium de deux ONG eurodéfinie comme un État « démocratique et péennes – Eris et Osservatorio di Pavia8) libre […] Sa langue est l’arabe et sa religion auprès de l’Isie, composée de six experts est l’islam ». en matières juridique, logistique, opéraEn outre, l’Isror est à l’origine de tions, procédures, media et relations l’Instance supérieure indépendante pour extérieures. De plus, une mission d’obles élections7 (Isie) chargée de préparer, servation de l’UE – comptant 66 obserde superviser et de contrôler les opéravateurs, soit 32 équipes – est chargée tions de vote pour l’élection prévue le d’accompagner les différentes phases du 23 octobre 2011. L’Isie doit accréditer à processus électoral et devrait remettre un la fois les observateurs étrangers et rapport général à son terme. En outre, au tunisiens (recrutés parmi les associations nom du Conseil de l’Europe, la Commission citoyennes) présents aux bueuropéenne pour la démoreaux de vote et chargés de la Or si la transition cratie par le Droit9 s’est validation des résultats issus également impliquée dans constitutionnelle de l’opération de vote. Les la formation et le conseil en est en marche, élections à la Constituante matière de normes de quala transition doivent se dérouler sous le lité de la démocratie. contrôle exclusif des contrôEnfin, il convient de souliéconomique leurs tunisiens. Cela n’exclut gner le rôle non négligeable et sociale n’est pas la participation d’obserpas encore acquise des ONG dans la transition vateurs étrangers pour assudémocratique. Leur action rer une mission de supervicontribue à la stratégie sion et de suivi. d’influence de leurs États d’origine. À cet Suivant en cela une pratique classique égard, la faible présence française des transitions démocratiques, le gouvercontraste avec l’activisme remarqué des nement tunisien a fait appel à l’expertise structures allemandes (la « Konradet à l’expérience des organisations interAdenauer-Stiftung », l’Organisation « Demonationales et européennes en matière cracy Reporting International ») ou anglod’encadrement du processus électoral. saxonnes (« Electoral Reform International Même si ces actions de coopération et Services » (G.-B.), le « Center for the d’assistance sont destinées à conforter la Study of Islam and Democracy » (E.-U.). légalité et la légitimité de la transition, L’Assemblée nationale constituante aura elles n’en n’ont pas moins été accompapour mission première d’élaborer la gnées de précautions rhétoriques afin Constitution de la Seconde République d’éviter que le sentiment d’ingérence ne se tunisienne. Expression de la souveraineté développe dans un corps social qui vient à populaire, norme juridique suprême de peine de recouvrir sa souveraineté interne. l’État, cette Constitution devra définir à la Le 18 juillet 2011, un protocole d’accord fois le contrat social et le régime politique sur la coopération dans le domaine des de la Tunisie moderne. Or si la transition élections a été signé entre le ministère constitutionnelle est en marche, la transides Affaires étrangères, l’Isror et le tion économique et sociale n’est pas Programme des Nations Unies pour le encore acquise. L’une et l’autre risquent développement (Pnud). Au niveau eurode ne pas suivre le même rythme. Ce péen, l’UE comme le Conseil de l’Europe décalage entre le temps politique et le sont également mobilisés. Sur invitation temps économique est source de tension du gouvernement de transition, la sociale. Face au spectre d’une contreCommission européenne a dépêché trois révolution, les différents acteurs sont experts électoraux (10 au 25 février) qui convoqués par l’histoire : réussir la preont effectué une analyse du cadre juridique mière Révolution démocratique du XXIe et organisationnel en vue des élections et siècle10. n identifié les demandes et les besoins en 48 / septembre 2011 / n° 414 7 - Créée par le décret-loi du 18 avril 2011. 8 - Financée à travers l’Instrument pour la stabilité, mécanisme de réaction rapide de l’UE. 9 - Plus connue sous le nom de Commission de Venise du Conseil de l’Europe, celle-ci a débuté son activité en 1990, au lendemain de la chute du mur de Berlin. Elle a aidé les nouvelles démocraties de l’Europe de l’Est à adopter des constitutions en concordance avec la culture constitutionnelle européenne 10 - La Tunisie fut déjà le premier pays arabe à avoir aboli l’esclavage (1846), à s’être doté d’une Constitution écrite (1861) et d’un code moderne de statut personnel (1956). dossier L’Arabie saoudite, forteresse invincible ? Par Philippe Moreau Defarges Robespierre 1970 Chercheur et co-directeur du rapport Ramsès à l’Ifri (Institut français des relations internationales) Trop sclérosée, trop prisonnière de ses préjugés pour se réformer, la monarchie saoudienne est vouée à disparaître. Comme toujours dans l’histoire, la rupture se produira là où on l’attend le moins. Le pouvoir en principe enraciné dans les siècles s’effondrera alors comme un château de cartes. L a lame de fond révolutionnaire, qui saires ses vulnérabilités. La monarchie emporte les pays arabes depuis la fin saoudienne n’a pas ce penchant. Ses 2010, paraît s’arrêter aux frontières de gouvernants rejettent ou refoulent le l’Arabie saoudite, comme pétrifiée face à doute, convaincus que toute ouverture cette immensité de plateaux et de déserts, entraînerait la chute du royaume. Le princreuset de l’islam. En février-mars 2011, temps arabe, loin de fissurer le cercle très sur le flanc oriental du royaume, Bahreïn restreint des gouvernants, produit un durs’enflamme, mais très vite la répression, cissement de la loi saoudienne. Frapper engageant notamment des forces saoufort afin de décourager la plus raisonnable diennes, écrase la rébellion. expression de contestation ! Un dialogue dit national, étroiIl est des régimes La forteresse est sans faille, tement contrôlé, est lancé. Au du moins s’en persuade-timpossibles sud-ouest, le Yémen bascuelle… à réformer. Il est le dans la guerre civile, mais Ensuite il y a la formidable l’incendie ne s’étend pas. trop tard, l’héritage richesse pétrolière. L’Arabie Le Conseil de coopération du saoudite trône sur un tas est trop pesant, Golfe, dominé par Riyad, d’or unique au monde : un les droits acquis veille. Le 23 février 2011, sont trop enracinés quart des réserves connues le roi Abdallah (88 ans) noie de pétrole, facilement exploid’éventuels soulèvements tables. Avec de tels moyens, dans un flot d’argent : 36 milliards de dollars l’on peut acheter beaucoup de gens de répartis entre tous les mécontents possibles : bien des manières. Des millions de traétudiants, chômeurs, fonctionnaires… vailleurs immigrés, essentiels au bon Des cadeaux calmeront l’agitation des fonctionnement du système, occupent les enfants ! Alors l’Arabie saoudite échappesales emplois, indignes des Saoudiens ra-t-elle au tsunami révolutionnaire ? (alors que beaucoup de ces derniers sont sans travail). En même temps, cette main La donne géopolitique d’œuvre étrangère, souvent fort mal traiL’Arabie saoudite semble abritée des temtée (scandales autour des employées de pêtes par une combinaison de circonsmaison des familles aisées), contribue à la tances et d’atouts structurels. Elle fait paranoïa d’un pouvoir enclin à la paranoïa. partie des alliés incontournables de Enfin, la géographie de l’Arabie saoudite Washington, de ceux qu’il est exclu abanagit elle aussi comme une protection. La donner tant que les États-Unis tiennent à péninsule reste à la lisière du bouillant rester la première puissance du monde. Moyen-Orient. Les ébranlements y parLa menace numéro un pour l’Arabie saouviennent amortis. La faible densité démodite, l’Iran, est enlisée dans une crise écographique (26 millions d’habitants sur un nomique, sociale, politique diminuant ses territoire de 2,24 millions km2) n’encoucapacité d’agression. Dans ces conditions, rage pas les rassemblements massifs. une agression extérieure paraît exclue. Les atouts structurels de l’Arabie saoudiLa modernité se faufile partout te incluent d’abord le régime, son inaptiMais pourquoi l’Arabie saoudite échappetude viscérale à la réforme. Tout pouvoir rait-elle aux cycles de l’histoire ? Bien des autoritaire tentant de s’assouplir est resutopies politiques, de l’Union soviétique à senti et se ressent comme incertain, doul’Empire américain, se convainquent tant de lui-même, révélant à ses adverqu’ils sont différents, soustraits aux / septembre 2011 / n° 414 49 dossier Les révolutions de la dignité usures du temps. En fait il n’y a rien de nouveau sous le soleil. L’Arabie saoudite évoque bien des pouvoirs au bord du gouffre, tétanisés par le changement. La monarchie saoudienne reste tenue par une oligarchie ou une « nomenklatura » – princes innombrables, clergé wahhabite – qui se dispute âprement le gâteau des revenus pétroliers. Le gâteau n’est jamais suffisant et l’est de moins en moins. Sa taille augmente ou se contracte en fonction des mouvements des marchés mondiaux (parfois Riyad boucle difficilement ses fins de mois). Mais les charges communes ne cessent de s’alourdir. Les dépenses collectives – santé, éducation… – doivent compenser l’absence de droits politiques et acheter une tranquillité sociale de plus en plus bousculée par l’entrée en force de l’extérieur. La monarchie peut se raidir dans ses traditions, la société saoudienne est inexorablement pénétrée par le déferlement de la modernité. Les jeunes Saoudiennes peuvent être voilées et privées de permis de conduire, elles n’en utilisent pas moins Twitter ou Facebook, elles se pressent sur les bancs des universités. Le clergé saoudien peut se poser en détenteur du seul savoir qui vaille, celui du Coran ; ce qu’il enseigne n’en est pas moins tristement archaïque, vouant ses initiés au chômage. La Mecque illustre avec éclat l’avancée de la modernité. Ce premier lieu saint de l’islam demeure strictement interdit aux non-musulmans, afin de le préserver de l’influence corruptrice de l’Occident. La Mecque n’en est pas moins remodelée par cet Occident : gratte-ciel gigantesques (il faut loger les pèlerins), galeries marchandes et feuilletons télévisuels adaptés (il faut distraire les pèlerins)… Comme le montre, fin 1979, l’occupation de la Grande Mosquée par 300 extrémistes, la Mecque est dans le siècle, enjeu politique à la merci d’opérations très difficilement prévisibles. Les autorités saoudiennes peuvent renforcer les contrôles, elles ne seront jamais à l’abri du désir de violer l’espace interdit. Du fait même de la raideur du régime, la société saoudienne masque une immense part cachée. L’omniprésence d’un islam puritain, obscurantiste entretient de redoutables 50 / septembre 2011 / n° 414 refoulements. Dans les années 1970, l’Iran du shah se croit moderne et se pose comme le futur Japon du Moyen-Orient. En quelques mois, le système du shah est grippé, paralysé puis anéanti par les foules iraniennes. Alors que se passe-t-il vraiment dans le tréfonds de l’Arabie saoudite ? Le tremblement de terre viendra de nulle part La seule voie rationnelle et raisonnable pour l’Arabie saoudite est celle de la réforme : monarchie constitutionnelle, parlement avec de réels pouvoirs, élections libres, pluralistes… Pourtant cette démarche de bon sens n’a guère de chances de se matérialiser. Elle requiert des gouvernants suffisamment confiants et courageux pour sauter dans l’inconnu d’une métamorphose politique. Les innombrables descendants du fondateur de la monarchie, Ibn Séoud (1887-1953) – père de dizaines d’enfants, tous soucieux de prouver leur fertilité – constituent un nid de serpents. La succession de frère en frère amène à la tête du royaume des vieillards, pour lesquels le plus prudent ajustement porte atteinte aux traditions les plus sacrées. Une assemblée représentative du peuple ? Des femmes ayant des droits ? Une presse au verbe vif ? Tout cela serait prématuré ! Il est des régimes impossibles à réformer. Il est trop tard, l’héritage est trop pesant, les droits acquis sont trop enracinés, la moindre mesure déchaîne la rage des privilégiés d’autant plus crispés sur leur statut que ce dernier n’a plus la moindre légitimité. L’Arabie saoudite (comme la France de Louis XVI, la Russie de Nicolas II et bien d’autres) ne peut probablement que s’écrouler. Tout processus de réforme est long, laborieux, douloureux, décevant. Il faut du temps, de la patience pour réussir. La monarchie saoudienne est trop sclérosée, trop prisonnière de ses préjugés pour se réformer. Après moi, le déluge, ne peut que gémir le roi en place, à la fois pathétique et dérisoire. Comment cet individu, absorbé par le naufrage de son âge, les souffrances d’un corps trop nourri, peut-il se concentrer sur une réforme ? Comme toujours dans l’histoire, la rupture se produira là où on l’attend le moins : manifestations de jeunes, grève de femmes, panique à La Mecque, immigrés brisant leurs ghettos, action terroriste méthodique contre des puissants, poussée de fièvre chez des militaires… Le pouvoir en principe enraciné dans les siècles s’effondrera alors comme un château de cartes. Et l’extérieur – États-Unis, Occident, démocrates arabes…– ne peut-il faire quelque chose ? Souligner l’urgence de la réforme, tout en étant conscient que cette dernière, dans un premier temps, précipitera le désastre et peut-être accouchera d’un régime xénophobe et virulent ? Ou attendre qu’émerge une nouvelle Arabie saoudite ? Du Maroc à la Syrie, le monde arabe vit un choc comparable à celui de la Révolution française dans l’Europe de la fin du XVIIIe siècle. La mutation n’en est qu’à ses premiers balbutiements ! n dossier La transition égyptienne Par Jean-Noël Ferrié Directeur de recherche au CNRS, Centre Jacques Berque (Rabat) et CERI (Sciences-Po, Paris) Il n’y a pas eu de révolution en Égypte. L’alliance de deux conservatismes – celui des militaires et celui des Frères musulmans – a permis de stabiliser la situation au profit des élites gouvernantes et de conserver l’essentiel des rouages du régime qui a largement survécu au départ de son chef. Il n’est pas douteux que la plupart des membres de l’ancien parti présidentiel, euxmêmes parfaitement conservateurs (notamment du point de vue religieux) et qui sont avant tout des notables, se sont recasés ou se recaseront aisément dans ce paysage faiblement modifié. Il reste, toutefois, à consolider cet état de choses. C’est donc un avenir en demi-teinte qui se dessine. A lors que le terme de « révolutions notamment en adoptant un calendrier arabes » s’est popularisé, il est intéconstitutionnel serré (réforme constituressant de considérer l’évolution actuelle tionnelle limité aux conditions d’élection du de l’Égypte. On peut la décrire de la président, élections législatives à l’automfaçon suivante : l’afflux de manifestants ne, présidentielle à suivre), qui leur était sur la place Tahrir entraîne le départ défavorable, et en se rapprochant des d’Hosni Moubarak, non pas parce que Frères musulmans. Ces derniers, qui les manifestants l’auraient chassé – n’avaient rejoint le mouvement protestataire même s’ils sont incontestablement à que tardivement, en devinrent alors les l’origine de sa chute – mais parce que les premiers bénéficiaires parmi les opposants. militaires lui ont fait défaut, préférant, à Les Frères musulmans ont ainsi participé tout prendre, le coup d’État à la répresà la première réforme constitutionnelle et sion. Il n’en découle pas que les milisoutenu le référendum pour son adoption taires soient une force révolutionnaire et que refusaient les révolutionnaires de la encore moins que la révolution ait triomplace Tahrir et leurs soutiens, notamment phé en quelque manière. Ce fut, au Mohammed El Baradei. contraire, le début de sa fin. En résumé, l’alliance de deux conservaIl est difficile d’entrer dans l’esprit d’actismes – celui des militaires et celui des teurs que l’on ne connaît que fort peu, Frères – a permis de stabiliser la situation mais il semble clair que l’intervention de au profit des élites gouvernantes et de l’armée, à l’encontre de conserver l’essentiel des celui qui était constitutionrouages du régime qui a larÉcarter un seul nellement et symboliquegement survécu au départ homme afin d’éviter ment son chef, fut positivede son chef. Il n’est pas une crise majeure douteux que la plupart des ment motivé par le désir d’en finir avec un scénario membres de l’ancien parti pouvait de succession – Gamal présidentiel, le PND, euxdonc sembler Moubarak succédant à son parfaitement conseraux militaires un mêmes père – dont elle ne voulait vateurs (notamment du prix aisé à payer point de vue religieux) et pas et d’éviter que le pays ne sombre dans le désordre. qui sont avant tout des C’était d’autant plus facile que les notables, se sont recasés ou se recaseront demandes des manifestants se focaliaisément dans ce paysage faiblement saient sur Moubarak, en faisant la source modifié. Il reste, toutefois, à consolider de tous les maux du pays, ce qui était la cet état de choses. façon la plus efficace de provoquer un Je vais maintenant préciser trois points phénomène de solidarité autour de leur dont deux entièrement rétrospectifs mais mouvement. Écarter un seul homme afin essentiels pour envisager l’avenir. d’éviter une crise majeure pouvait donc sembler aux militaires un prix aisé à L’ankylose d’une fin de règne payer. Bien qu’il soit de bon ton de mettre sur le C’est dans cette logique que l’armée a même pied l’ensemble des dirigeants géré l’après-Moubarak. Plutôt que de arabes pris à partie dans les mois écoulés, s’entendre avec les libéraux de la place tous ne ressortissent pas de la même Tahrir et de favoriser une prise en compte version de l’autoritarisme. L’autoritarisme des revendications multiples émergeant de Moubarak était profondément instituderrière leur détestation du chef de l’État, tionnalisé, à la fois dans l’appareil d’État elle s’est attachée à clore la crise politique, et, pourrait-on dire, dans l’organisation / septembre 2011 / n° 414 51 dossier Les révolutions de la dignité même de la société. Par institutionnalisé, et une autre part de la croyance libérale il faut entendre qu’il agissait pour l’essen(au sens économique du terme) dans le tiel à l’intérieur de la loi et par l’entremise fait que le management privé était une de fonctionnaires dévoués à l’État. solution pour la réforme du fonctionneL’indépendance des jugements de la ment de l’État. Le fils cadet du président, Haute Cour constitutionnelle, dont tous Gamal Moubarak, incarnait cette croyance. les membres étaient pourtant nommés Il a représenté de 2000 à 2010, la frange par le président en apporte une preuve réformatrice du parti présidentiel. Le concrète. Une partie du régime s’était paradoxe est que, si Gamal Moubarak autonomisé de l’armée dont il était issu et était en phase avec une nouvelle culture s’appuyait sur un parti dominant, le PND politique et sociale, relativement diffé(Parti national démocratique) dirigé par rente de la culture autoritaire de son père Moubarak. Ce parti était composé de et d’une partie de l’appareil qu’il dirimembre du régime à proprement parler geait, il appuyait sa montée en puissan(plus ou moins proches du chef de l’État ce sur celui-ci. ou de proches du chef de À ce paradoxe s’ajouta l’anl’État) et de notables, qui kylose grandissante d’un en étaient membres par homme répugnant aux chanPremièrement, opportunisme. Ces derniers gements rapides auxquels il la violence représentaient probablement préférait, à tout prendre, de cet appareil l’essentiel des effectifs du l’immobilisme. Ainsi, au lieu était loin PND. Afin de maintenir son de pousser les réformes, de n’être hégémonie, le PND pratiMoubarak se contenta-t-il quait la corruption et truquait d’accroître les prérogatives que politique de manière plus ou moins de son fils à l’intérieur du brutale les élections. Il s’apparti et de nommer certains puyait pour ce faire sur un appareil sécude ses partisans à des postes importants ritaire protubérant et d’une efficacité tout en ne leur accordant pas une réelle variable. marge de manœuvre. Lui-même se repréIl est important de préciser deux choses. senta à l’élection présidentielle de 2005 Premièrement, la violence de cet appareil et tout partait à croire qu’il se représenteétait loin de n’être que politique. La rait à celle de 2011 sans donner aucun répression des délits les plus simples signe d’ouverture. Bien au contraire, les entraînait routinièrement la brutalité et la élections législatives de 2010 furent torture. Deuxièmement, les caractérismassivement truquées, ce qui représente tiques que je viens de décrire sont celles un recul par rapport à celle de 2005 qui du régime depuis 1952, tout particulièreavaient vues une légère ouverture permetment depuis Anouar el Sadate, et s’antant l’élection de plus que quatre-vingt crent dans des pratiques déjà courantes Frères musulmans à l’Assemblée du durant la monarchie. Il serait donc abusif Peuple. Le régime apparaît ainsi entièrede n’y voir que la marque de la dernière ment ankylosé dans ses travers et les présidence. Celle-ci s’est plutôt caractériréformateurs groupés autour du fils du sée, dans les années quatre-vingt, par la président deviennent le symbole de son volonté de revenir sur les excès de la irrémédiable corruption. période précédente. Hosni Moubarak était donc à la fois à la Une révolution de façade tête de l’armée (qui était passée au La société égyptienne est une société second plan) et d’une structure partisane, contrastée, à la fois conservatrice, hiérarla première soutenant apparemment la chique et mouvante, avec des secteurs seconde. La structure partisane s’aptotalement globalisés, des élites modernipuyait, depuis Sadate, sur les milieux satrice et d’autres qui ne le sont absoluéconomiques, et ceux-ci furent de plus en ment pas. La bigoterie y est très répandue plus sollicités. Une part de cette sollicitaet favorise, bien évidemment, une forte tion relevait de la pure et simple collusion présence de l’islam dans l’espace public 52 / septembre 2011 / n° 414 ainsi qu’une déférence ostentatoire non exempte de tartufferie vis-à-vis de tout ce qui peut s’y rattacher. Le système autoritaire n’a sérieusement bridé aucune de ces dynamiques – moins par vertu que par incapacité –, ni le libéralisme minoritaire des élites ni le conservatisme foncier du reste de la population (élites comprises). Il a simplement bloqué les expressions politiques autonomes qui pouvaient en émaner. La répression des Frères musulmans s’explique ainsi par le fait qu’ils représentaient une inquiétante concurrence et non par un désaccord sur le rôle et la présence de l’islam. De ce dernier point de vue, il n’y avait guère de différence entre eux et les gouvernants. Si l’on considère, maintenant, la société égyptienne du point de vue économique et social avant la chute de Moubarak, on ne peut que souligner la complexité des problèmes. L’État égyptien pour diverses raisons n’a jamais su mettre en place une politique de welfare. L’éducation et la santé sont notamment dans un parfait état de déliquescence ; n’en émerge qu’un secteur privé de bonne qualité seulement accessible aux plus riches et un secteur privé de qualité intermédiaire accessible à une classe moyenne protéiforme en constant appauvrissement. Par ailleurs, les relations entre l’administration et les usagers sont déplorables. Il est difficile de faire la part de l’autoritarisme et des tendances lourdes de la société dans cet état de chose. On peut, cependant, convenir que la crainte du changement inhérente à tout régime autoritaire, qui fonde sa domination sur des multiples collusions et de non moins multiples niches d’intérêts à préserver, porte une part non négligeable de la responsabilité. Il n’est cependant pas certain que tous ces dysfonctionnements soient purement et simplement attribuables à Moubarak. Pour l’essentiel, la politique économique conduite par Youssef Boutros-Ghali, au ministère de l’Économie, aurait sans doute été la même si le régime avait été démocratique plutôt qu’autoritaire. Et il en est de même dans d’autres domaines. Les manifestants de la place Tahrir, en se donnant comme modèle la Tunisie et en se focalisant sur Moubarak ont en dossier quelque sorte résumé cette complexité en système sécuritaire (et ce que permet sa une seule cause : la faute d’un homme. situation internationale). Ici, le système C’est qui a permis, dans un premier sécuritaire n’a pas tant fait défaut au temps, d’agréger des conceptions largerégime qu’à un homme dont l’autorité ment différentes de la société égyptienne : avait été invisiblement rongée par l’immoles jeunes libéraux, plus ou moins gaubilisme. chisants, à l’initiative des manifestations n’ayant finalement presque rien en comUn avenir en demi-teinte ? mun avec les Frères musulmans ou encoIl semble donc difficile de parler d’une re avec certains travailleurs du secteur victoire de la démocratie et encore moins publics qui en ont profité pour tenter de d’une révolution. C’est ainsi que le procès faire avancer des revendications essende l’ancien chef de l’État apparaît davantiellement catégorielles. La tage comme une manœuvre très grande majorité de la d’escamotage d’une responpopulation est restée, elle, sabilité collective et partaIl semble donc à l’écart du mouvement. Il difficile de parler gées sur trois décennies (au ne s’agit pas de nier qu’elle moins) que comme une d’une victoire ait pu l’accompagner moramise en cause du régime de la démocratie lui-même et de l’ensemble lement (ou d’ignorer qu’une et encore moins partie ait pu le désapproudes élites dirigeantes, pour ver), mais simplement de l’essentiel demeurées en d’une révolution constater – même en preplace. Le seul changement nant les chiffres les plus notable est, pour l’instant, hauts, généralement donnés par la chaîne l’entrée dans la vie politique légale des Al-Jazeera – qu’elle n’était pas dans la Frères musulmans. On a d’abord dit rue. qu’ils risquaient de prendre l’essentiel du Face à un mouvement localisé mais pouvoir, puis, qu’il était loin d’être cerconsidérable et dont on ne pouvait prétain qu’ils parviennent à être majoritaire voir le cours qu’il prendrait si la crise dans le prochain Parlement. Je crois que durait, les militaires avaient le choix, le problème n’est pas là. Le problème est pour ramener l’ordre, de réprimer ou qu’ils représentent, même minoritaires, d’accéder à la seule demande des maniun pôle autour duquel les conservateurs festants. Le coup d’État était de loin la (du point de vue de l’ordre social, tous solution la plus économique, d’autant étant plus ou moins libéraux économiqu’en concentrant son pouvoir sur la quement) pourront facilement s’agréger. structure partisane et le système policier Le fait que les élections législatives préet en promouvant son fils, Moubarak cèdent l’élection présidentielle devrait s’était largement éloigné de l’armée. Un même faciliter ce type d’agrégation en système autoritaire vaut ce que vaut son leur faveur, puisque la formation d’une majorité parlementaire précèdera le choix du chef de l’État qui en sera donc plus ou moins dépendant. En même temps, ceci promet une vie partisane et parlementaire plus développée, puisque le lieu du pouvoir se trouvera déporté par rapport à son centre ancien, l’Exécutif. Dans le même ordre d’idée, l’ouverture de la concurrence électorale sera bénéfique aux idées libérales (au sens politique, cette fois), sans pourtant assurer en rien leur suprématie, la liberté (probable) des élections n’impliquant en rien le libéralisme des électeurs. C’est donc un avenir en demi-teinte qui se dessine. De ce point de vue, il faut à nouveau considérer la situation économique et sociale dont les composantes n’ont pas été modifiées par la crise politique et qui s’est détériorée, tant à cause du reflux des touristes – qui sont l’une des rentes du pays – que de la désorganisation consécutive aux événements. Quand les nouvelles institutions seront en place, tout restera à faire. La consolidation du régime comme son orientation non autoritaire dépendront largement de ce qui sera fait. Ainsi, si l’initiative du bouleversement qu’a connu l’Égypte a été le fait de jeunes libéraux, le changement institutionnel et son succès semblent plutôt entre les mains des conservateurs. Débloquer un système politique ankylosé et stimuler le libéralisme, ce n’est certainement pas une révolution, mais c’est tout de même un espoir – et finalement, ce n’est pas rien. n / septembre 2011 / n° 414 53 dossier Les révolutions de la dignité Les Frères musulmans égyptiens… Quel rôle dans l’Égypte d’aujourd’hui ? L Par Tewfik Aclimandos Chercheur à la Chaire d’Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France. La Confrérie est un mouvement de masse pluriel, recrutant dans toutes les couches sociales des individus ayant toutes sortes de sensibilités. Elle est aussi un appareil secret, fermement tenu par la branche la plus radicale, dont la base provinciale est très travaillée par le salafisme. 54 / septembre 2011 / n° 414 es Frères musulmans : une confrérie née en 1928. Elle était l’expression d’un rejet de divers phénomènes, constituant un « retrait de l’islam de la sphère publique ». Mais aussi l’expression d’une question « identitaire » : une société qui adopte des codes législatifs d’inspiration occidentale, qui voit disparaître la forme politique classique de l’islam (le califat), qui voit la femme se libérer, qui retire aux ulémas le droit d’administrer la justice et de définir les politiques éducatives, une société qui voit aussi les débats intellectuels historiciser voire mettre en doute certains fondements de la religion, les communautés non musulmanes choyées et accéder à des positions de domination, une société qui ne s’intéresse pas au sort des Palestiniens, une telle société est-elle encore musulmane ? Sa réponse, d’un anti modernisme très moderne, a été plurielle, diverse, a évolué avec le temps (par exemple sur la question du multipartisme), mais peut, grosso modo, se décliner ainsi : – les « dégâts » sont tels que cette société n’est plus tout à fait musulmane, – il faut tout reconstruire : l’homme, la famille, la société, l’État, et puis conquérir la planète, – l’islam est une religion « totale » et elle doit régir la totalité de la vie individuelle et collective, – un marqueur décisif est l’application de la Shari’a, à commencer par les peines corporelles. Nier l’autoritarisme profond voire la tentation totalitaire du mouvement est une ânerie. En faire une fatalité inexorable, une essence à laquelle ce mouvement n’échappera jamais, sous tous les cieux, reflète une méconnaissance des choses. Vouloir l’application de la shari’a, c’est aussi prôner un État de droit. Une société musulmane, c’est une société que l’on veut juste. Il faut voir que les termes « Shari’a », « régir », « justice », « jihâd », peuvent être compris de manières très différente par des personnes œuvrant dans la même formation. Une autre erreur est de croire que critiquer les Frères est attaquer l’islam. Sans entrer dans les détails, disons que les Frères (ou beaucoup de Frères) ont tendance à idéologiser leur religion, à tenir des discours de haine qui ne sont pas islamiques, à accorder au jihâd un statut central et extensif qui ne fait pas l’unanimité en islam, et à avoir un rapport à la vérité qui, s’il est caractéristique des idéologies, n’est pas celui que prône une religion. La stratégie du recrutement Enfin, cette formation peut se targuer de compter en ses rangs des militants exemplaires, dévoués, admirables, se pliant à une discipline très stricte, acceptant de payer une part importante de leur salaire pour financer la cause, ayant sacrifié leur carrière pour servir leur religion telle qu’eux et d’autres la comprennent, ayant connu la prison, ayant su résister à la tentation de la violence. Admirer ces femmes et ces hommes ne doit pas empêcher la critique de leurs conceptions du monde et de la politique, de leur projet de société. C’est à la fois une confrérie religieuse et une force politique, avec trois ou quatre degrés d’initiation et de membership. Ceux qui sont dans les « deux degrés du haut », auxquels on n’accède qu’après plusieurs années d’engagement, sont de 800 à 850 000. Ceux qui sont dans les degrés du « bas » (nominalement, ils sont « aimants » ou « affiliés ») sont beaucoup plus de deux millions. On n’adhère pas à la confrérie, elle vous coopte. Sa stratégie de recrutement procède peu ou prou ainsi : ses membres « entourent » un candidat dont on a pu dossier observer que son comportement était conforme aux préceptes de la morale islamique. Ils l’aident, prient avec lui, discutent et font des choses avec lui, et, imperceptiblement, le testent. À un moment, ledit candidat comprend que ses amis font partie d’une organisation efficace et admirable. S’il ne l’a pas compris, on finit par le lui dire et on lui propose d’en faire partie. Il dit souvent oui, car son univers est déjà devenu « frère ». Les expatriés dans le Golfe ou les jeunes étudiants issus des classes moyennes provinciales et qui arrivent pour la première fois en ville quand ils s’inscrivent à l’université, sont des cibles privilégiées. Beaucoup d’activités « frères », politiques, caritatives ou sociales, gravitent autour de la mosquée, et ce alors même que la confrérie ne compte pas, en ses rangs, beaucoup d’ulémas. Recruter quelqu’un dont le comportement est « islamique », c’est recruter des gens très divers. La Confrérie est un mouvement de masse pluriel, recrutant dans toutes les couches sociales, même si la prédominance des classes moyennes provinciales est très nette, des individus ayant toutes sortes de sensibilités. Mais elle est aussi un appareil secret, et ce dernier est fermement tenu par la branche qutbienne1 la plus radicale (radical peut très bien aller de pair avec pragmatique. Pragmatique ne veut pas dire démocratique et ne veut pas dire sans idéologie contraignante. Radical, enfin, ne veut pas dire violent). Mouvement de masse pluriel, disais-je : mais il convient de voir que sa base provinciale est très travaillée par le salafisme. Ceci a de lourdes conséquences sur la marge de manœuvre de la direction. Une force hégémonique La Confrérie a été persécutée par Nasser, (qui ne lui pardonna pas l’attentat de Manchiyya en octobre 1954), ménagée voire choyée par Sadate et lors des dix premières années de la présidence Moubarak, puis harcelée depuis 1992 par ce dernier. Elle est, depuis au moins trente ans, la principale force politique du pays et elle n’a cessé de monter en puissance, en effectifs et en influence. Sa per- formance électorale, lors des législatives de 2005, a été impressionnante. En ce qui concerne son rôle pendant la révolution, la « guerre des récits » a commencé et les mérites des différents acteurs sont l’objet d’âpres débats. En l’état actuel de la recherche, on peut affirmer ce qui suit. Les Frères ont annoncé, le 24 janvier, que la Confrérie ne participerait pas aux manifestations du lendemain, mais ont donné à leurs militants l’autorisation d’y aller « à titre personnel, sans engager les Frères ». À la surprise générale, beaucoup de militants ont décidé, malgré les réserves de la direction, de prendre part à la contestation. Comprenant, le 27, qu’il y avait une lame de fond exceptionnelle, les Frères ont décidé de jeter toutes les forces dans la balance. Reste à savoir si l’entrée en jeu effective a eu lieu dès la journée cruciale du 28 ou un peu après – je penche pour le premier terme de l’alternative, mais il n’y a pas unanimité sur ce point. Le service d’ordre et la logistique des Frères ont ensuite joué un rôle central dans le succès du soulèvement. La Confrérie vient (après la Révolution) de créer un parti, qui est désormais son émanation politique, qui accepte des membres non musulmans et considère immédiatement les militants comme des membres à part entière (alors qu’il faut, au sein de la Confrérie, de longues années d’initiation). Il est trop tôt pour se prononcer sur les relations entre la maison-mère et le parti naissant, mais il y a lieu de croire que le lien ombilical ne sera pas coupé, contrairement aux vœux de ceux qui estiment qu’il faut radicalement séparer activités/discours politiques et activités/discours de prédication. Les Frères sont la force hégémonique du paysage électoral égyptien, très morcelé ; et tous les sondages et observateurs estiment que, sauf accident majeur, ils le demeureront quelques années. Mais cette force représente-t-elle un tiers de l’électorat, ou beaucoup plus ? Les divers sondages penchent pour la première solution, mais force est de reconnaître que l’on ne connaît pas la carte électorale du pays (qui, de surcroît, a probablement beaucoup changé avec la révolution). La défi- nition des enjeux d’une élection, qui est (entre autres) le jeu d’interactions entre beaucoup de projets, peut permettre aux Frères de faire beaucoup mieux ou (c’est peu probable, même si les Frères commettent beaucoup d’erreurs) beaucoup moins bien. Des signaux inquiétants Cette hégémonie pose la question de la conversion démocratique de la Confrérie. L’acceptation du principe de citoyenneté, des règles de la démocratie et le respect des libertés fondamentales par la principale force du pays sont cruciaux pour le succès d’une transition démocratique. Force est de constater qu’elle est très loin du compte et qu’elle ne veut et ne peut aller très loin. Elle a certes renoncé (depuis trente-cinq ans) à la violence et a accepté le principe du multipartisme. Elle accepte aussi le principe de la désignation du chef de l’Exécutif par le peuple, tout en interdisant la magistrature suprême à un non-musulman ou à une femme. Mais, sur les questions de l’égalité des citoyens, des libertés fondamentales, du droit du peuple à légiférer sans contrôle des spécialistes ès sciences religieuses, entre autres, sa position est insatisfaisante et, pire, elle multiplie les signaux inquiétants. De surcroît, son attitude vis-à-vis des obligations internationales de l’Égypte (la paix avec Israël) et de la dépendance égyptienne à l’égard du tourisme n’est pas rassurante. Ses pratiques sur le terrain, comme par exemple son penchant à présenter toute position autre que la sienne comme celle des ennemis de la religion, ou une brutalité certaine à l’égard des adversaires et concurrents politiques, aggravent la donne. La stratégie et les objectifs à court et moyen terme ne sont pas très lisibles, probablement, selon moi, parce que la Confrérie navigue à vue et parce que la conjoncture égyptienne est très fluide. On peut affirmer ce qui suit : les Frères avaient promis de s’autolimiter, de ne pas briguer la magistrature suprême et de ne 1 - Les qutbiens sont les disciples de Sayed Qutb (1906-1966), écrivain, idéologue islamiste influent et principale figure des Frères musulmans égyptiens dans les années 1950 et 1960. Il fut exécuté par pendaison sous Nasser. (ndlr) / septembre 2011 / n° 414 55 dossier Les révolutions de la dignité présenter des candidats aux législatives que dans un tiers des circonscriptions. Ils ont depuis revu leurs objectifs à la hausse et présenteront des candidats dans la moitié des circonscriptions (cela peut encore changer). Ils font partie d’une coalition qui inclue plusieurs partis, dont des formations salafistes et le Wafd. Cette coalition a d’excellentes chances de remporter une majorité confortable, même si ce n’est pas certain. Mais survivra-t-elle à une éventuelle victoire ? Se proposera-t-elle de rédiger la nouvelle Constitution, de gouverner directement, de faire les deux ? S’autolimitera-t-elle pour tenir compte des réserves de l’armée (le chef d’état-major vient de déclarer qu’un État civil, c’est-à-dire acceptant le principe de citoyenneté, est une question de sécurité nationale, c’est-à-dire une question non négociable), des forces politiques non islamistes, des classes moyennes urbaines et de l’industrie du tourisme ? Les Frères se contenteront-ils B U L L E T du rôle de faiseur de roi, avec une minorité de blocage ? Il est extrêmement difficile de répondre, puisque la situation est très mouvante, le rapport de forces changeant, les acteurs multiples, les agendas complexes et les passions contradictoires. Tels acteurs peuvent être des alliés sur telle question, des adversaires sur telle autre. Les forces démocratiques ne savent pas si elles doivent faire le jeu des Frères, essayer de les arracher à l’alliance avec les salafistes, ou chercher la protection des militaires, quitte à leur donner un rôle important dans la vie politique. Les classes moyennes cairotes sont minoritaires, par définition, mais peut on se les aliéner ? etc. Il me reste à évoquer la question des divisions internes de la Confrérie. Il convient de distinguer deux problèmes : celui de la discipline interne et celui des scissions. D’une part, tous les observateurs ont relevé que la base n’obéissait plus automatiquement à la hiérarchie, I N D ’ A B O que le rejet général des rapports d’autorité, qui traverse toute la société égyptienne, a atteint la Confrérie. Mais, si cela accroît l’incertitude et complique l’analyse, cela ne joue pas forcément en faveur d’une modération ou d’une démocratisation. La base est en effet souvent plus salafiste que le sommet. D’autre part, la répression moubarakienne avait renforcé la cohésion de la confrérie : les militants, cadres et dirigeants islamistes démocrates, c’est-à-dire acceptant le principe de citoyenneté, le pluralisme et de ne pas sous-entendre en permanence que leur adversaire est celui de l’islam, prônant la séparation de la prédication et du politique, ne quittaient pas la Confrérie tant que cette dernière était persécutée par l’ancien régime. L’hypothèque a été levée et certains ont commencé à le faire et tentent de s’organiser. Quantitativement, la perte n’est pas immense. Mais qualitativement ? n N N E M E N Je souscris à abonnement(s) d’un an à l’ENA Hors les murs au prix annuel unitaire de 52,00 € (France) ou 85,00 € (Étranger). Nom Prénom Adresse Ci-joint mon règlement par chèque d’un montant de libellé à l’ordre de l’AAE-ENA € Demande d’abonnement à retourner accompagné de votre règlement à : l’ENA Hors les murs 226, Bd Saint-Germain – 75007 Paris – Tél. : 01 45 44 49 50 – Télécopie : 01 45 44 02 12 56 / septembre 2011 / n° 414 T dossier diaspora égyptienne La à la recherche d’une place dans la nouvelle Égypte L Par Ahmed Abdel Hakam Emile Zola 2010 Avocat inscrit au barreau d’Égypte Le régime Moubarak n’a jamais voulu intégrer à la vie politique et économique les quelques huit millions d’Égyptiens vivant à l’étranger. Le régime issu de la révolution du 11 février a marqué une forte volonté d’intégrer cette diaspora et d’encourager sa participation la construction d’une Égypte démocratique. e 11 février 2011, les rues du quartier du Queens à New York, le quartier de Mayfair à Londres, la place de l’Uruguay - avenue d’Iéna à Paris, la Darwin Avenue à Canberra et les rues d’autres capitales, avaient toutes un point commun. Elles étaient le théâtre d’un spectacle unique en son genre. Des dizaines, voire des centaines d’Égyptiens accompagnés de ressortissants des pays dans lesquels ils vivent, ont accueilli la démission de Mohamed Hosni Sayed Moubarak avec des cris de joie et un soulagement incommensurables. Ces personnes dansaient et scandaient des slogans rendant hommage à l’Égypte et à sa liberté retrouvée. Cette joie et ce soulagement sont à la hauteur d’une frustration que connaissaient et connaissent encore les immigrés égyptiens. Une frustration qui a diverses origines : pauvreté, persécution politique ou discrimination religieuse, qui les ont poussés à l’exil. Selon les estimations officielles du gouvernement de la République arabe d’Égypte, huit à neuf millions d’Égyptiens vivent à l’étranger. Ils se répartissent, par ordre décroissant, entre les pays de la péninsule arabique, l’Europe, l’Amérique du Nord, et l’Australie. Ces immigrés ressentent tous un fort attachement à leur pays, et manifestent leur volonté d’y retourner un jour. Ce lien se matérialise par le soutien financier qu’ils apportent à leurs familles en Égypte et par leur souci de s’impliquer dans la vie politique de l’Égypte. Cet engagement a atteint son point culminant durant la révolution du 25 janvier 2011. En dépit de quelques tentatives avortées de plusieurs gouvernements égyptiens, d’Atef Sedky (1986-1996) à Ahmed Nazif (2004-2011), l’ancien régime n’a jamais porté la moindre attention à cette diaspora représentant environ 10 % de la population (82 millions d’habitants). En dépit de son importance démographique et économique, la diaspora ne s’est jamais vu accorder le droit de participer à la vie publique égyptienne. En effet, elle était uniquement considérée par le régime comme un outil économique et politique. Sur le plan économique, le montant annuel des transferts de devises effectués par les Égyptiens vivant à l’étranger s’élève à 9 milliards de dollars. Il s’agit d’une des trois principales ressources de l’État égyptien avec les revenus du tourisme et les droits de passage du canal de Suez. Sur le plan politique, les gouvernements de l’ère Moubarak considéraient ses ressortissants vivant à l’étranger, surtout ceux vivant en Europe ou en Amérique du Nord, comme des outils de propagande relayant leurs politiques. Je pense notamment à la question copte. Les intellectuels osant sortir du discours officiel en racontant la réalité de l’Égypte étaient automatiquement dépeints en traîtres et en agents à la solde de « gouvernements étrangers ». L’éternel rôle de « carnet de chèques » Avec la forte volonté politique du nouveau gouvernement Sharaf et dans l’optique de construire une Égypte démocratique, il est crucial d’entreprendre aujourd’hui une démarche d’intégration en associant ces Égyptiens vivant à l’étranger à la vie politique et économique de leur pays. Dans cette optique, le premier pas d’une politique renouvelée à l’égard de la diaspora consiste à leur accorder le droit de vote ainsi que la possibilité de se présenter aux élections municipales, parlementaires et à l’élection présidentielle. Ensuite, il est nécessaire d’encourager les gens de la diaspora à rejoindre les partis politiques égyptiens afin de normaliser leur engagement dans la vie politique égyptienne et de ne plus les cantonner à l’éternel rôle de « carnet de chèques ». Pour ce faire, il est important que les partis politiques, de toutes les sensibilités, créent des relais à l’étranger permettant de faire remonter les préoccupations et revendications de cette / septembre 2011 / n° 414 57 dossier Les révolutions de la dignité partie de la population. Les immigrés égyptiens doivent dépasser et surmonter leur méfiance à l’égard de la vie politique longtemps agonisante, opaque et marquée par un manque de dynamisme. Par ailleurs, il serait légitime de permettre aux Égyptiens de l’étranger de se présenter aux élections législatives et d’occuper des postes dans l’administration sous certaines conditions, comme, par exemple, avoir vécu un certain nombre d’année en Égypte, la maîtrise de la langue, l’obtention d’un diplôme universitaire égyptien, sans pour autant exiger leur renoncement à leur double nationalité. Cette proposition, n’est pas une nouveauté dans le monde arabe. En effet, certains États arabes voisins, comme le Maroc, ont au sein de leur Chambre des 58 / septembre 2011 / n° 414 représentants, des députés (des Marocains de l’étranger) qui représentent les communautés vivant à l’étranger. La connaissance des mesures destinées à favoriser l’investissement de la diaspora en Égypte doit se diffuser. Les politiques actuelles vont en ce sens (loi n°111/1983). La participation économique de la diaspora pourrait ainsi se transformer en un investissement long et durable pour la croissance de l’Égypte sous la forme de rente. Cette prise de participation active dans l’investissement et le développement structurel de la nation encourage et renforce le lien qu’entretient la diaspora avec la vie publique égyptienne. Le nouveau Parlement, dont la date d’élection n’est pas encore fixée, devra fournir le cadre juridique favorable à l’encouragement de l’investissement et à la participation politique des Égyptiens à l’étranger, en tant qu’individus ou institutions, dans les projets institutionnels ou sociaux en Égypte. Il y a une grande énergie chez les Égyptiens à l’étranger et un désir de contribuer à la construction d’une Égypte démocratique. Beaucoup d’entre eux ont une importante expérience dans des secteurs vitaux à notre société et qui souffrent de graves lacunes, comme l’éducation, la santé et les services sociaux. Ces expériences sont autant d’énergies qui peuvent être canalisées pour participer à la gestion et au financement de projets économiques à relever les taux d’emploi, réduire la pauvreté et bâtir ainsi une démocratie moderne. n dossier Algérie : Le calme avant la tempête ? E Par Akram Belkaïd1 Journaliste et essayiste Si l’Algérie donne l’impression d’être restée en marge du « Printemps arabe », c’est qu’elle a connu une expérience de transition démocratique avortée. La société algérienne reste profondément blessée par les conséquences de la « décennie noire » (1992-2002). Des mouvements de protestation comparables à ceux qui ont eu lieu en Tunisie ou en Égypte sont considérés avec intérêt mais aussi avec une grande prudence. La population préfére l’attentisme plutôt qu’engager le pays dans une nouvelle aventure sanglante. t l’Algérie ? Cette question ne cesse d’être posée depuis que le monde arabe est entré dans une phase historique de bouleversements politiques. En effet, nombre d’observateurs s’interrogent sur les raisons qui font que la population algérienne n’a pas investi la rue pour exiger la chute du régime comme ce fut le cas chez ses voisins tunisiens, égyptiens ou libyens. Il faut toutefois relativiser ce jugement convenu sur l’apathie supposée des Algériens en rappelant que leur pays vit en état d’émeutes permanentes depuis la fin des années 1990. En 2010, un simple bilan établi à partir d’articles de presse et de dépêches d’agences (APS, AFP) comptabilise plus de 2000 manifestations violentes (émeutes, routes coupées, grèves sauvages,...) à travers le territoire, leur particularité étant que chacune s’est produite de manière isolée et pour des motifs très précis (attributions contestées de logements, revendications salariales sectorielles, incidents entre jeunes et forces de l’ordre,…). Une situation qui s’est prolongée en 2011 et qui fait dire aux Algériens que leur pays s’agite en marge de ce qui se passe ailleurs dans le monde arabe et que leur pouvoir n’a pas son pareil au monde pour gérer sans dommages (pour lui) une terre de jacqueries et de désordres perpétuels… Cela étant, l’Algérie a connu des émeutes violentes à l’échelle nationale durant le mois de janvier 2011 mais ces dernières ont très vite été réprimées par les forces de l’ordre. De plus, les mouvements de protestation politique qui ont suivi n’ont jamais atteint une ampleur suffisante pour pouvoir déstabiliser le pouvoir algérien qui continue donc d’être épargné par les effets du Printemps arabe. Le poids de la guerre civile des années 1990 Deux raisons majeures expliquent ce statu quo apparent. La première est liée à l’histoire récente. Comme l’ont écrit nombre d’éditorialistes locaux, la société algérienne connaît déjà le prix lourd d’une transition démocratique ratée ou avortée. Ainsi, on n’oublie trop souvent que l’Algérie a connu une expérience d’ouverture démocratique à la fin des années 1980. Après les émeutes d’octobre 1988 où le président Chadli Bendjedid avait fait appel à l’armée pour rétablir l’ordre (plus de 600 morts selon un bilan officieux), le régime en place s’était résolu à autoriser le multipartisme et la liberté d’association, à engager des réformes économiques et à permettre la naissance d’une presse indépendante. Las, la montée en puissance du courant islamiste représenté par le Front islamique du salut (Fis) et la résistance de nombreux clans du pouvoir peu désireux de perdre leurs privilèges ont eu raison du « Printemps algérien » en débouchant sur une guerre civile (1992-2002) d’une incroyable violence avec un bilan terrible de près de 200 000 morts et 20 milliards de dollars de destructions. Cette expérience dramatique hante encore l’Algérie d’autant que le terrorisme n’a jamais totalement disparu. De manière régulière des attentats viennent rappeler à la population que son pays n’est finalement jamais sorti de la grave crise politique qu’il connaît depuis que l’armée a décidé d’annuler la victoire du Fis aux élections législatives du 26 décembre 1991. La société algérienne restant profondément blessée par les conséquences de la « décennie noire », des mouvements de protestation comparables avec ceux qui ont eu lieu en Tunisie ou en Égypte sont donc considérés avec intérêt, mais aussi avec une grande prudence pour ne pas dire une méfiance. Le régime algérien ayant montré sa capacité à rediriger contre le peuple toute violence qui viendrait à être exercée contre lui, la population préfère l’attentisme plutôt qu’engager le pays dans une nouvelle 1 - Auteur de l’ouvrage Etre Arabe Aujourd’hui, Editions Carnetsnord, septembre 2011. / septembre 2011 / n° 414 59 dossier Les révolutions de la dignité aventure sanglante. Cela explique pourquoi les tentatives menées par une partie de l’opposition de manifester chaque samedi pour réclamer des réformes politiques n’ont pas été très suivies et très soutenues. Outre le fait que le régime a déployé d’importantes forces de l’ordre – la presse a estimé qu’il y avait cent policiers pour un manifestant (!) –, de nombreux Algériens, pourtant peu suspects de sympathie pour le régime, ont été très critiques à l’égard de ce mouvement en lui reprochant de mettre en danger une paix civile toujours fragile. Il faut relever au passage que la crise libyenne a constitué, du moins jusqu’à la fin juillet, du pain béni pour le régime algérien. Les affrontements armés entre pro et anti Kadhafi lui ont permis de rappeler à sa population que l’usage de la violence contre un pouvoir politique quel qu’il soit peut non seulement conduire à la guerre civile mais aussi à l’intervention de forces étrangères occidentales. Une aisance financière qui permet d’acheter la paix sociale La seconde explication de l’absence de contestation politique majeure en Algérie est d’ordre socio-économique. Les émeutes de janvier 2011 ont mis en exergue une ligne de faille qui divise la société algérienne. La majorité des manifestants était composées de jeunes de moins de vingtcinq ans, c’est-à-dire une frange de la population qui est née et qui a grandit avec la violence armée et la crise politique. À l’inverse, les plus âgés se sont tenus à distance du mouvement de protestation estimant qu’ils y avaient plus à perdre qu’autre chose. Cette prudence a été accentuée par la décision du gouvernement algérien d’ouvrir les vannes financières. De nombreux corps de fonctionnaires ont ainsi vu leurs salaires augmenter, souvent avec effet rétroactif, et des consignes fermes ont été données aux administrations pour accorder les crédits nécessaires aux jeunes souhaitant créer leur propre commerce ou affaire. Avec 150 milliards de dollars de réserves de change et un revenu annuel moyen de l’ordre de 50 milliards de dollars, le régime du président Abdelaziz Bouteflika a 60 / septembre 2011 / n° 414 pu bénéficier de moyens financiers dont ne disposaient ni Ben Ali ni Moubarak. Cette aisance pèse lourd dans l’équation politique algérienne. Dans un pays où l’argent coule à flot nombreux sont ceux qui, sans porter le régime dans leur cœur, lui sont gré de les laisser faire du business. Certes, les disparités et les inégalités sociales sont de plus en plus importantes et l’on dit souvent que l’Algérie est un pays riche avec une population pauvre. Il n’empêche. L’argent du pétrole et l’affairisme ambiant contribuent au statu quo. D’ailleurs, si l’on devait faire le lien avec octobre 1988, on rappellera qu’à cette époque l’Algérie touchée de plein fouet par la chute des prix du pétrole consécutive au bras de fer entre l’Arabie Saoudite et l’Iran faisait face à une grave crise économique. C’est loin d’être le cas aujourd’hui où les prix des hydrocarbures (95% des recettes extérieures de l’Algérie) atteignent des sommets. Dès lors, on comprendra mieux pourquoi le régime ne semble vouloir faire aucune concession. À la mi-avril, le président Bouteflika avait pourtant annoncé des réformes et un dialogue politique. Plus de quatre mois plus tard, rien de concret n’avait changé et les Algériens ont continué à vivre le Printemps arabe par procuration devant leur poste de télévision. Bien plus important, la mise en cause des autorités algériennes par le Conseil national de transition libyen (CNT) pour leur soutien, réel ou imaginaire, au régime de Kadhafi et pour l’asile accordée à une partie de sa famille leur a permis d’en appeler au sentiment nationaliste des Algériens. Ces derniers, quelles que soient leurs idées politiques, n’apprécient guère que leur pays soit critiqué par l’étranger, surtout quand ce dernier est un allié de l’Otan… Un statu quo intenable Le pouvoir algérien est donc persuadé qu’il pourra survivre aux effets du Printemps arabe. Pour autant, de gros nuages s’amoncellent à l’horizon. Sur le plan interne, le pays vit une ambiance de fin de règne marquée par la maladie du président Bouteflika et par l’incertitude qui entoure à la fois sa capacité à aller au terme de son mandat (2014) mais aussi autour de son éventuelle succession. Les tensions entre les différents clans du pouvoir ainsi que la résurgence du terrorisme, notamment les attentats suicides revendiqués par Al Qaïda au Maghreb (Aqmi) inquiètent les Algériens. Ces derniers craignent que l’ajustement politique ne se traduise par de nouvelles violences et, au final, par une nouvelle période d’affrontements civils. Dans le même temps, cet immobilisme sur le plan politique risque tôt ou tard de radicaliser la population et de pousser cette dernière à investir la rue. L’aisance financière dont bénéficie le régime n’étant pas éternelle, les difficultés sociales peuvent en effet à tout moment embraser le pays. Sur le plan international, l’Algérie va devoir gérer les conséquences de la chute du régime de Kadhafi. Plus ou moins isolés sur le plan diplomatique, montrés du doigt par les médias internationaux, notamment arabes, pour leur refus de démocratiser leur pays, les dirigeants algériens restent néanmoins convaincus qu’il leur faut juste faire le dos rond et attendre de meilleurs jours. En effet, nombre d’entre eux sont persuadés que l’expérience démocratique tunisienne va vite tourner court avec une arrivée au pouvoir des islamistes et que la Libye va sombrer dans la guerre civile entre les diverses factions du CNT. Dès lors, estiment-ils, leur régime va redevenir recommandable et la communauté internationale, notamment l’Europe et les ÉtatsUnis, seront forcés de s’appuyer sur Alger pour préserver la stabilité de la Méditerranée de l’Ouest. Un calcul politique qui, même s’il se vérifie, ne résoudra en rien la fracture entre un pouvoir persuadé qu’il durera toujours et une population qui n’en peut plus d’attendre une amélioration de son sort sur le plan économique mais aussi en matière de libertés politiques et individuelles. n dossier La Constitution marocaine est un écran de fumée Entretien avec Ahmed Benchemsi Fondateur du magazine marocain TelQuel Chercheur à l’université de Stanford Il ne suffit pas qu’un régime s’abstienne de mitrailler son peuple à l’arme automatique pour qu’il mérite d’être qualifié de démocrate ! Cette Constitution n’est rien d’autre qu’un écran de fumée destiné à abuser ceux qui veulent bien l’être ou ceux qui sont trop paresseux pour aller dans le détail. en croire une majeure partie des Idem pour le contenu de la Constitution : médias occidentaux, le Maroc est le peu avant le référendum, une journaliste pays qui a le mieux géré le « printemps de la BBC qui m’avait invité pour un arabe ». Le roi a vite pris la mesure de la entretien démarrait sa question par : nécessité du changement, a formé une « Les Marocains s’apprêtent à voter une commission chargée de rédiger une nouConstitution qui réduit de beaucoup les velle constitution plus libérale et l'a soupouvoirs du roi ». Quand j’ai eu la parole, mise à référendum. Le texte fut adopté j’ai précisé que ce n’était pas là un fait triomphalement. La contagion des révomais un point de vue que, du reste, je ne lutions arabes fut évitée. Vous faites parpartageais pas. Et qu’à la lire de plus tie de ceux qui ne souscrivent pas à près, non seulement cette Constitution ne cette lecture et qui font part de leur réduit en rien les pouvoirs du roi mais au scepticisme. Pourquoi ? contraire, elle les élargit et les renforce. Cette myopie des médias occidentaux est Alors la journaliste m’a répondu : « Vous tout à fait extraordinaire. Son point culmiauriez préféré qu’il n’y ait pas de changenant consiste à s’aveugler sur ment du tout, plutôt que ce « l’éléphant dans la chambre » que vous considérez comme Bel exemple de comme disent les Américains : serpent qui se mord des changements réduits ? » le taux de « oui » au référenJ’en suis resté baba ! Par dum, 98,5% ! Comment peut- la queue : comment quel phénomène d’hypnose peut-on « primer » les médias internationaux on ignorer un chiffre aussi évidemment révélateur de la sur quelque chose les plus respectés (la BBC, fraude massive qui a carac- « dans le cadre » de mon Dieu !) sont-ils prêts à térisé ce scrutin, et conticette même chose ? être agressifs plutôt que nuer à parler de « progrès sortir de ce fantasme d’une démocratique » comme si de monarchie marocaine mirarien n’était ? Honnêtement, ça me dépasse. culeusement convertie à la démocratie ? Encore, que Sarkozy parle de « processus À la réflexion, ce phénomène a deux exemplaire » et Juppé de « décision claire explications principales. D’abord, la diset historique du peuple marocain » peut se torsion induite par la relativité. Vue sous justifier, cyniquement et mezzo voce, par le prisme libyen, syrien ou bahreïni, la l’intérêt supérieur de la France et de ses réaction de la monarchie marocaine aux multinationales. Mais qu’est-ce qui justifie manifestations de rue consécutives au que le Wall Street Journal écrive comme il « printemps arabe » paraît, certes, rail’a fait : « Normalement, les scores de sonnable. Mais enfin, il ne suffit pas 99 % sont réservés aux anciennes répuqu’un régime s’abstienne de mitrailler son bliques soviétiques, mais dans le cas du peuple à l’arme automatique pour qu’il Maroc, il est bien possible que cela soit crémérite d’être qualifié ipso facto de démodible » ? Pourquoi les Marocains, parmi cratie ! Je sais bien qu’au delà d’un certous les peuples du monde, seraient-ils tain niveau de complexité, les grands « crédibles » dans la posture d’automates médias internationaux se cabrent et orwelliens ? Une telle condescendance laisqu’un peu de simplification est inévitable, se pantois ! Le New York Times a même mais tout de même… publié une tribune titrée « Hail the demoLa deuxième explication, c’est qu’en plus cratic king ! » (« Gloire au roi démocrad’organiser un référendum plutôt qu’un te ! ») Je n’en croyais pas mes yeux ! massacre, le Palais royal marocain a grasse- À / septembre 2011 / n° 414 61 dossier Les révolutions de la dignité ment payé des cabinets de lobbying soudain moins généreux. Exemple : s’il y américains (et sans doute européens) est bien stipulé que les conventions interpour présenter l’image la plus reluisante nationales ratifiées par le royaume (sur le possible des « réformes » respect des droits de en cours. Comme ces cabi- Il ne suffit pas qu’un l’Homme, par exemple) ont nets envoient des commu« la primauté sur le droit régime s’abstienne interne du pays », comme le niqués de presse tous azide mitrailler son muts à des journalistes qui prévoit la règle universelle, peuple (…) pour aiment qu’on leur mâche le cette primauté s’exerce… travail, et que, par ailleurs, qu’il mérite d’être « dans le cadre des disposile Maroc n’est pas un pays qualifié ipso facto tions de la Constitution et assez important, géopolitides lois du royaume » ! Bel de démocratie ! quement, pour que les exemple de serpent qui se grands médias perdent leur mord la queue : comment temps à gratter le vernis, au final et l’un peut-on « primer » sur quelque chose dans l’autre… « Hail the democratic « dans le cadre » de cette même chose ? king » ! Comme si les rédacteurs de la Constitution étaient vaguement conscients qu’ils n’arVous n’êtes manifestement pas enchanriveraient pas à duper tout le monde, ils té par le nouveau texte constitutionnel. ont ajouté pour faire bonne mesure que le Pouvez-vous d'abord nous rappeler les royaume du Maroc s’engage à « harmoniprincipales avancées que vous saluez, et ser en conséquence les dispositions pertiensuite évoquer les critiques que vous nentes de sa législation nationale ». adressez à ce texte ? Notons : pas toutes les dispositions, juste Je vais citer Beaumarchais à l’envers : les « pertinentes » ! Mais qui diable jugepour qu’un blâme semble libre (c’est-àra de cette « pertinence » ? Estimera-t-on dire crédible), il faut bien quelques éloges « pertinent », par exemple, d’éliminer flatteurs. C’est en général la politique que l’article 41 du Code de la presse qui punit je m’impose quand je critique quelque de 5 ans de prison tout journaliste qui chose : mettre en relief le bon côté avant « manque au respect dû au roi » (formude m’attaquer au mauvais. Mais pour le lation particulièrement floue, du reste), coup, je vais prendre le risque d’apparaître au prétexte que le Maroc a ratifié des comme un radical : je ne vois aucune avanconventions internationales garantissant cée sérieuse dans cette Constitution ! C’est la liberté d’expression ? Permettez-moi sûr, elle fourmille de belles phrases sur la d’en douter…Et ça continue comme ça liberté, la démocratie, les droits, etc. (c’est sur des pages et des pages. Des belles d’ailleurs là dessus que brodent ses apoidées et des symboles forts à la louche, logistes). Mais j’ai été journaliste politique mais dès qu’on entre dans les disposiau Maroc pendant 15 ans, je connais la tions pratiques, virage à 180° ! La constimusique. Les déclarations d’intention de tutionnalisation du tamazight (langue la monarchie ne l’engagent à rien (sinon à berbère), désormais co-langue officielle berner ceux qui sont prêts à l’être), si elles avec l’arabe, relève de la même logique. ne sont pas accompagnées de mécaEn satisfaisant la revendication n°1 du nismes d’application concrets. On a ainsi mouvement berbère, la monarchie semble applaudi parce que le préambule de la avoir fait une concession majeure. Constitution affirme « l’attachement (du royaume) aux droits de l’homme ». Et Mais concrètement, qu’implique le staalors ? La Constitution précédente disait la tut de langue officielle ? même chose, ça n’a pas empêché la La Constitution précise bien, quelques répression, la torture, la censure ! lignes plus loin, qu’« une loi organique En revanche, quand il s’agit de fournir définit le processus de mise en œuvre du des arguments légaux précis, potentiellecaractère officiel (du tamazight), ainsi ment générateurs de dangereuses jurisque les modalités de son intégration dans prudences, le texte constitutionnel se fait l'enseignement et aux domaines priori62 / septembre 2011 / n° 414 taires de la vie publique, et ce afin de lui permettre de remplir à terme sa fonction de langue officielle ». « À terme » ? Quel terme ? Et selon quelles « modalités » ? Seule cette mystérieuse « loi organique » (qui n’existe pas encore) le déterminera. Et qui rédigera cette loi ? Le parlement, avec ses 1001 nœuds procéduraux qui font qu’aucune loi ne passe jamais sans l’aval du Palais royal ? Ou le roi luimême, qui garde le pouvoir de légiférer par dahirs (décrets royaux) ? Rappelons que l’enseignement du tamazight dans les écoles, promesse royale bien antérieure à cette Constitution, puisqu’elle date de 2001, n’est toujours pas mise en œuvre à ce jour… Ce qui s’applique au culturel fonctionne aussi pour l’économique. Personnellement, mon article préféré de cette Constitution est le 36, qui stipule que « le trafic d'influence et de privilèges, l’abus de position dominante et de monopole, et toutes les autres pratiques contraires aux principes de la concurrence libre et loyale dans les relations économiques, sont sanctionnés par la loi ». Fantastique… si une telle loi existait, ce qui n’est pas le cas. Concrètement, aucune disposition légale ou même règlementaire n’interdit tout cela au Maroc. Forcément : grâce à l’influence politique colossale de leurs managers, les holdings privés du roi réalisent tous seuls jusqu’à 10 % du Pib ! En attendant ce jour improbable où une loi (là aussi : qui la rédigera ?), définira le « trafic d’influence et de privilèges », « l’abus de position dominante » et « l’abus de monopole » (sic !), Mohammed VI pourra continuer à contrôler tranquillement 60 % de la filiale laitière et 100 % de la production de sucre du royaume — sans parler du groupe Attijariwafa, plus gros mastodonte bancaire privé du Maroc et même du Maghreb ! Voilà pour les grandes idées. Quant aux mécanismes de distribution du pouvoir, là où les périphrases n’ont plus cours, la Constitution est très claire : le chef du gouvernement, nommé par le roi, a beau être issu du parti arrivé en tête aux élections législatives (je vous épargne la foule de moyens techniques – et anti- dossier démocratiques – dont dispose le ministèassez concernés) pour aller dans le détail. re de l’Intérieur pour maîtriser les résulDans les faits, la monarchie marocaine tats électoraux à l’avance), il n’a aucun est encore plus absolue aujourd’hui qu’elpouvoir de décision autonome et doit le ne l’était hier. Sachant combien elle obtenir l’aval du roi pour à peu près tout l’était hier, c’est une performance ! – « sauf pour aller aux toilettes », a précisé un militant de gauche qui a de l’huLe mouvement du 20 février, moteur des mour. Le chef du gouvernement ne manifestations publiques qui ont conduit contrôle même pas sa propre équipe, à cette réforme constitutionnelle, semble puisque c’est le roi qui la nomme et qui s’être aujourd’hui essoufflé. Pourquoi ? la démet à discrétion ! Il s’est essoufflé parce qu’il n’avait pas La séparation des pouvoirs ? Une farce, assez de coffre ! Les jeunes cyber-actisachant que le roi préside le Conseil de la vistes qui ont lancé le mot d’ordre des magistrature (rebaptisé pour la forme « poumanifestations du 20 février 2011 sur voir supérieur »), lequel contrôle les carFacebook ont été les premiers surpris par rières des juges de bout en bout. Idem l’affluence populaire. Mais celle-ci était pour l’armée et les services de sécurité, que due, en grande partie, au climat internale roi contrôle sans partage à travers une tional : Ben Ali et Moubarak venaient de nouvelle instance centrale, tomber, on pensait la chute qui n’existait d’ailleurs pas de Kadhafi et d’Assad immiLe chef dans la Constitution précénentes… L’euphorie révoludu gouvernement dente. Une dernière pour la tionnaire était générale et route : l’opinion internationac’est parce qu’il a senti ne contrôle même le s’est ébaubie du fait que le pas sa propre équipe, le danger immédiat que roi du Maroc renonce à son puisque c’est le roi Mohammed VI a annoncé caractère « sacré », abanune révision constitutionneldonné dans la nouvelle mou- qui la nomme et qui le très vite, deux semaines ture de la Constitution. la démet à discrétion ! après la première manif’. Extraordinaire progrès démoPuis le Makhzen (pouvoir cratique ! Sauf que, si le roi n’est plus royal) a joué la montre, gagné du temps sacré dans les mots, il l’est toujours en – une stratégie qui s’est révélée payante. pratique : d’abord à travers tous les pouAvec l’enlisement de la guerre en Lybie et voirs faramineux cités précédemment et l’écrasement de la rébellion syrienne, dont il continue à jouir sans entrave l’euphorie populaire est retombée dans le rendre de comptes à personne ; ensuite à monde arabe, y compris au Maroc. travers un autre texte : celui de la déclaSur la gestion du calendrier, le Makhzen a ration coutumière d’allégeance… qui clairement démontré sa supériorité et son « double » la Constitution, en toute simexpérience sur les jeunes novices du 20 plicité. février. Grisés par leur succès, ces derLe 30 juillet dernier, un mois après le vote niers pensaient que mobiliser les foules de la nouvelle Constitution, la cérémonie dans la durée allait de soi. Grosse erreur ! annuelle de « reconduction de l’allégeanPour cela, il aurait fallu de la stratégie, ce » a eu lieu sans changement sur le des mots d’ordre bien pensés, un agenda parvis du palais royal : des milliers de et un calendrier et, condition essentielle notables et d’officiels se sont courbés en de ce qui précède, des structures et des cadence au passage du roi, vêtu et de leaders. Les jeunes activistes n’ont pas eu blanc et juché sur un pur-sang, des la clairvoyance de se doter de tout cela. dizaines d’autres ont fait la queue pour lui En revanche, sitôt la vague d’euphorie embrasser la main… Heureusement qu’avec révolutionnaire passée, le Makhzen a vite tout ça, le roi n’est plus sacré ! Bref, vous fait de mobiliser tous ses réseaux : le l’aurez compris : cette Constitution n’est ministère de l’Intérieur, machine à fabririen d’autre qu’un écran de fumée, destiquer des manifestants pro-monarchie par né à abuser ceux qui veulent bien l’être millions, les confréries religieuses dotées ou ceux qui sont trop paresseux (ou pas de dizaines de milliers d’adeptes, les médias publics matraquant la propagande royale en boucle et sans pudeur, 7 jours sur 7, les mosquées mobilisées en faveur du « oui »… La campagne référendaire a été un formidable rouleau compresseur qui a tout écrasé sur son passage. Le « oui » aurait largement gagné sans trucage, mais emportés par leur élan et par leur confiance retrouvée, les piliers du Makhzen (dont le ministre de l’Intérieur) se sont laissés aller : campagne « blitzkrieg » outrageusement déséquilibrée en faveur du « oui », transports massifs de votants aux urnes par les autorités (avec consigne de voter « oui », évidemment), absence quasi-totale de contrôle d’identité aux bureaux de vote, ce qui permettait au final de bourrer les urnes à loisir (des vidéos d’officiels farfouillant dans des urnes ouvertes sont disponibles sur Youtube), etc. Le résultat : 98,5 % de « oui », un score à la mesure du monarque de droit divin que Mohammed VI est toujours. Et avec tout ça, les applaudissements des puissances occidentales, France en tête ! Aujourd’hui, le mouvement du 20 février est quasiment inaudible. C’est ce qu’on appelle une défaite par KO. Pourtant, dans un article publié dans Le Monde le 15 mars 2011, vous avez estimé que « la boîte de Pandore démocratique est ouverte, et plus rien ne la refermera. » Vu la marge de manœuvre très étroite des partisans de réformes démocratiques plus radicales, qu’est-ce qui justifie cet optimisme ? Le temps joue pour nous. Le Makhzen a gagné par KO, mais c’est une victoire à court terme. Dans 3 mois, 6 mois, 1 an, 3 ans, le Marocain lambda, celui qui a voté « oui » en juillet dernier sans poser de questions, juste parce qu’on le lui a demandé… cet homme-là ou cette femme-là se rendront compte qu’ils n’ont toujours pas de travail et que la situation économique ne s’arrange pas, qu’ils sont toujours aussi impuissants face au flic et à l’agent d’autorité du coin porté sur les abus de pouvoir, que la justice est toujours aussi injuste, la vie aussi chère, etc. Alors, désabusés, ils tendront une oreille attentive à ces jeunes qui parlent de / septembre 2011 / n° 414 63 dossier Les révolutions de la dignité démocratie et de changement. Je blâme le mouvement du 20 février de ne pas avoir su s’organiser, mais, au fond, cet échec ne pèse pas lourd face à sa réussite majeure, capitale : réveiller la conscience politique des Marocains. Le Makhzen peut encore tenter des coups de bluff, voire d’hypnose collective, comme cette Constitution. Mais il ne peut pas refaire le B U L L E T même coup à chaque fois. Aucun écran de fumée ne peut durer éternellement, et plus on martèle que changement il y a, plus la désillusion est grande quand le peuple s’aperçoit, un jour, que changement il n’y a pas. Les jeunes du 20 février ont planté une graine, celle de la liberté d’expression, qui mettra le temps qu’il faudra pour germer. Mais quand la I N D ’ A B O conscience citoyenne aura grandi, elle sera très difficile à déraciner… Le Makhzen aurait tort de croire qu’il a gagné une fois pour toutes. La roue tournera bien assez tôt. n Propos recueillis par Karim Emile Bitar N N E M E N Je souscris à abonnement(s) d’un an à l’ENA Hors les murs au prix annuel unitaire de 52,00 € (France) ou 85,00 € (Étranger). Nom Prénom Adresse Ci-joint mon règlement par chèque d’un montant de libellé à l’ordre de l’AAE-ENA € Demande d’abonnement à retourner accompagné de votre règlement à : l’ENA Hors les murs 226, Bd Saint-Germain – 75007 Paris – Tél. : 01 45 44 49 50 – Télécopie : 01 45 44 02 12 64 / septembre 2011 / n° 414 T dossier « Printemps arabe » : pourquoi n’a-t-on rien vu venir ? À Par Patrice Gourdin1 Professeur agrégé de l’Université et docteur en histoire, Professeur de relations internationales et de géopolitique à l’école de l’Air Professeur d’histoire à l’IEP d’Aix-en-Provence Chercheur-associé au Centre d’histoire militaire comparée, géostratégie, défense et sécurité (CHMC) de l’IEP d’Aix-en-Provence. La géopolitique dispose de l’ensemble des travaux des sciences humaines, qui scrutent les États et les sociétés dans toutes leurs dimensions, détectent les éventuels dysfonctionnements et reconstituent les scénarios qui engendrèrent les crises, les révolutions et/ou les guerres. Les observateurs dûment formés peuvent constater que les conditions sont réunies et attirer l’attention sur un pays. Mais aucun ne peut savoir si, quand, par qui et comment les situations vont déboucher sur des émeutes, un changement de régime et/ou un conflit. Le scénario du printemps arabe en constitue un bonne illustration. l’ère de l’expertise, la question traduit l’impatience des décideurs et l’incompréhension des opinions publiques. Nous avons brièvement traité ailleurs quelques termes du débat aux États-Unis2 et nous proposons ici d’envisager le rôle de l’analyse géopolitique : cette dernière aurait-elle permis de prévoir le « printemps arabe » ? À toutes les époques, les dirigeants cherchèrent à valoriser leurs avantages et à remédier aux obstacles dressés par les contraintes géographiques, l’inégale répartition des ressources, les caractéristiques des populations et l’attitude des entités politiques voisines. Mais la géopolitique comme savoir et pratique spécifiques n’apparut qu’au XIXe siècle. L’accélération stupéfiante de la puissance et de la richesse des pays qui conduisaient la révolution industrielle, dans le droit fil de l’optimisme des Lumières, assura le triomphe du scientisme. Ce dernier suscita des réflexions visant à dégager des « lois scientifiques » commandant la constitution des États, régissant leurs relations et déterminant leur hiérarchie. En fait, sous couvert d’un discours savant, nous étions en présence de constructions idéologiques destinées à fournir aux décideurs politiques des éléments d’analyse et des arguments. Après la Seconde Guerre mondiale, la géopolitique, vouée aux gémonies, connut un long ostracisme. Considérée comme responsable de certains aspects de la politique extérieure du IIIe Reich, incompatible avec le discours de Guerre froide privilégiant la dimension idéologique de l’affrontement Est-Ouest, malmenée par les faits et la progression des connaissances et des techniques, elle disparut du vocabulaire politique et du champ scientifique, même si les préoccupations qui l’avaient suscitée persistaient. Lorsque la « logique » bipolaire disparut, entre 1989 et 1991, il apparut que, complexe et désordonné, le monde post- Guerre froide nécessitait de nouveaux outils d’analyse. D’une part, la mondialisation économique atteignait une ampleur inédite depuis son commencement, en 1492, et s’accompagnait d’une extension universelle de problèmes cruciaux (prolifération, criminalité, pandémies, par exemple) ; d’autre part, ressurgissaient des facteurs classiques de crises et de conflits (territoires, ressources, différences ethniques ou religieuses, notamment). Alors la géopolitique ressuscita, désormais respectueuse des exigences du travail universitaire. Dans ce cas, pourquoi une discipline dotée d’une dé-marche rigoureuse, n’a-telle rien vu venir ? Et bien parce que si l’on entend par là prédire, il s’agit d’une mission impossible ! Pour bien comprendre, il faut partir de la différence entre, d’une part, identifier les facteurs crisogènes ou belligènes, comprendre et expliquer leurs interactions a posteriori et, d’autre part, prévoir par qui, où, quand et comment éclatera la conflagration. Le géopolitologue dispose de l’ensemble des travaux des sciences humaines, qui scrutent les États et les sociétés dans toutes leurs dimensions, détectent les éventuels dysfonctionnements et reconstituent les scénarios qui engendrèrent les crises, les révolutions et/ou les guerres. Donc, les observateurs dûment formés peuvent constater que les conditions sont réunies et attirer l’attention sur un pays. Mais aucun ne peut savoir si, quand, par qui et comment les situations vont déboucher sur des émeutes, un changement de régime et/ou un conflit. Le scénario du printemps arabe illustre cela : les éléments susceptibles de conduire à la remise en cause des dirigeants étaient connus des 1 - Auteur de Géopolitiques : manuel pratique aux éditions Choiseul (2010). 2 - Gourdin Patrice, « Expertise, prévision et divination », Diploweb, 26 mars 2011, http://www.diploweb.com/Expertise-prevision-et-divination.html / septembre 2011 / n° 414 65 dossier Les révolutions de la dignité spécialistes de ces pays. Mais personne Rien ne se déroule ne pouvait prédire le lieu, la cause et l’isexactement comme prévu sue des mouvements qui défi(èr)ent MM. Quant au Prince, son attente est la même Ben Ali, Moubarak, Saleh, Kadhafi, Aldepuis toujours. Il veut connaître la seule Assad et consorts. chose qui lui échappe totalement : Ajoutons que les États autoritaires ne l’avenir. Il veut savoir, afin de prendre la favorisent guère l’étude scientifique indé« bonne » décision, celle qui assurera le pendante de leurs sociétés. Or, les succès de sa politique. Certes, il peut erreurs d’optique et les observations agir en tenant le plus grand compte du incomplètes génèrent des incompréhenplus grand nombre de paramètres possions et des contresens. L’actuel « prinsible, en créant les conditions les plus temps arabe » en constitue propices à son projet. Il le dernier exemple en date. n’empêche, le résultat n’est Mais aucun Le discours dominant polajamais garanti. Pourquoi la ne peut savoir si, résignation qui paraissait risait sur l’enracinement quand, par qui des dictatures et l’omnipréacquise durablement se sence (voire l’omnipotenmue-t-elle brusquement en et comment les ce) de l’islamisme radical. tempête politique et/ou situations vont Or, nous constatons la frasociale, voire en révoludéboucher sur gilité des régimes autorition ? Pourquoi les populades émeutes… taires, l’expression de reventions opprimées n’éproudications politiques et vent-elles soudain plus de sociales jusqu’à maintenant dépourvues crainte face à la répression sanglante ? de caractère religieux et nous avons Comment parviennent-elles à s’organiser d’ailleurs vu l’embarras initial sinon le en dehors de partis, de juntes ou de désarroi, signe d’une incompréhension, chefs de file charismatiques ? Quel évédes Frères musulmans et d’Al-Qaïda. nement joue le rôle de détonateur dans La question se pose désormais de savoir ces changements de perception et d’attisi la « démocratie-musulmane » à la turque tude ? Dans quelle mesure et comment constitue la seule option pour échapper les tribus influent-elles sur les individus ? au dilemme dictature personnelle ou Pourquoi la dissuasion n’opère-t-elle pas totalitarisme islamiste. Et si la démocraou plus vis-à-vis de tel ou tel pays et tie tout court devenait une option, selon s’engage-t-on dans l’escalade diplomades rythmes et des modalités propres tique, voire militaire ? Pourquoi n’atteintaux peuples arabes ? Et si nous assison pas ces buts de guerre qui paraistions à l’émergence de la souveraineté saient pourtant aisément accessibles lors populaire en terre d’islam, à l’entrée des du déclenchement des opérations ? Voilà sociétés arabes dans l’État de droit ? quelques-unes des questions qui hantent Pourquoi cette hypothèse n’était-elle pas les gouvernants. envisagée jusqu’alors ? Peut-être parce Et nous observons une constante : rien que l’on ne prêtait pas assez d’attention ne se déroule exactement comme prévu. à la jeunesse (notamment la partie diplôLe pouvoir contesté d’Alger et les monarmée et sans emploi), aux frustrations chies faiblement éclairées sont jusqu’à diverses de la population, à la révolution maintenant parvenus à éviter la colère plus ou moins silencieuse produite sur populaire. En dépit de la puissance de les esprits par les nouveaux médias, aux leur appareil répressif, MM. Ben Ali et modes de résistance spécifiques déveMoubarak sont tombés. Rien ne montre loppés par les populations, à la sclérose que les islamistes radicaux sortiront des appareils politiques, par exemple. Le vainqueurs des changements, mais rien géopolitologue reconnaît bien ici les éléne garantit non plus l’émergence d’un ments d’un processus de désintégration pluripartisme à l’occidentale. Malgré la et identifie une situation explosive. Pour répression sanglante, une partie des autant, il ne pourra formuler que des peuples libyen et syrien poursuit l’épreuhypothèses. ve de force contre les dictateurs. La guer66 / septembre 2011 / n° 414 re civile ne paraît pas inéluctable au Yémen. La monarchie bahreïnie semble sauvée par l’armée saoudienne, mais pour combien de temps ? L’intervention militaire de certains pays de l’Otan et de quelques États arabes n’a pas suffi pour chasser rapidement du pouvoir le tyran de Tripoli. Gouverner c’est prévoir. Certes, mais nombre de décideurs, polarisés sur le court terme et dépourvus de vision à long terme, confondent prévoir et désirer. De cela découle l’absence de stratégie(s) de substitution. Or, une politique étrangère et/ou une entreprise militaire se bâtissent sur le long terme et sur la capacité d’adaptation aux aléas. Lors du « printemps arabe », ils étaient informés, mais ils s’accommodaient du statu quo et donnaient le sentiment de n’avoir rien vu venir et rien envisagé « au cas où ». Exactement comme leurs prédécesseurs au moment de la chute du totalitarisme soviétique ! On n’anticipe jamais l’ensemble de ce qui va réellement advenir, cela est normal ; mais on s’intéresse également trop peu aux différents scénarios possibles. Or, il s’agit là d’une faute politique grave. Ici, prévoir, ce n’est pas savoir avant, c’est se préparer à des évolutions diverses et, le cas échéant, peser pour que se réalise celle qui semble la plus conforme aux intérêts du pays du décideur, tout en envisageant d’autres options en cas d’échec. La géopolitique ne peut aider qu’à cela, elle n’a aucune valeur prédictive. n dossier La réflexion stratégique à l’épreuve des révolutions arabes Par Frédéric Charillon Professeur des Universités en science politique Directeur de l’Institut de Recherche stratégique de l’École militaire (ministère de la Défense) Les bouleversements politiques initiés au début de l’année 2001, avec le départ du président tunisien Ben Ali le 14 janvier 2011, puis la destitution du président égyptien Moubarak le 11 février suivant, ont remis en cause un certain nombre de présupposés, et donné lieu à de nouvelles configurations stratégiques. L ’ampleur de la dynamique qui a suivi cuteur unique » qui les a privées d’une la chute des présidents Ben Ali et vision lucide de la région et de son tissu Moubarak a surpris les analystes : la politique et social, tissu qu’il s’agit de déstabilisation de la Libye (qui a conduit redécouvrir désormais. à la chute du régime Kadhafi), celle de la Cette dynamique sociale et politique, Syrie (qui a pour l’heure – en septembre dans sa composante contestataire, ne se 2011 – conduit à l’isolement du régime réduisait nullement à l’islamisme radical. baasiste de Bachar al-Assad), celle du De la même façon que la représentation Yémen, mais aussi les moude nombreux pays arabes vements au Maroc ou en Contrairement à ce était réduite, dans les perJordanie qui ont amené les ceptions des capitales qui était souvent palais royaux respectifs à européennes ou nord amésupposé, la entreprendre des réformes ricaines, au Prince détenpolitiques d’envergure, les centralité du pouvoir teur du pouvoir, l’opposition violences à Bahreïn, dans politique n’avait en était réduite au principal une moindre mesure les parti islamiste qui lui faisait rien annihilé la troubles en Oman, l’anticiface. Ce face-à-face, qui dynamique sociale justifiait un soutien parfois pation de nouvelles revendications sociales dans le inconditionnel à des pouGolfe ou en Algérie (qui ont suscité des voirs sultaniques ou néo-patrimonialistes, largesses financières de la part des soune s’est pas retrouvé dans les événeverains), ont définitivement tourné une ments de l’année 2011. Si la capacité de page de l’histoire du monde arabe. mobilisation et de structuration des Frères musulmans égyptiens ou du mouLes leçons des erreurs passées vement En-Nahda en Tunisie sera probaEn premier lieu, trois erreurs d’appréciation blement confirmée lors des consultations largement partagées apparaissent plus électorales à venir, ces acteurs n’ont pas clairement aujourd’hui. été au déclenchement, ni à la récupération Contrairement à ce qui était souvent des soulèvements populaires récents. supposé, la centralité du pouvoir politique Plus proches de « l’individu compétent »1, n’avait en rien annihilé la dynamique sur-informé et renforcé par les réseaux sociale. Des sociétés que l’on a trop longsociaux du Web 2.0, que de la cinquième temps réduites au vocable quelque peu colonne islamiste ou du complot extérieur, méprisant de « rue arabe », et que l’on a les acteurs de ces bouleversements ont supposées atones au point d’accorder aux suscité de nouveaux registres d’action régimes en place le monopole de la reprécollective, bien davantage qu’ils n’ont sentation politique de leur État, étaient reproduit des clivages classiques (armée porteuses de revendications précises (et contre islamistes par exemple). non de seules « frustrations »), et structurées Enfin, l’importance d’une sociologie fine en différents segments d’opinion qui se des forces de coercition a été sous-estimée. sont fondus en action collective efficace. Plutôt que de faire bloc derrière les En conséquence, il apparaît que nombre régimes en place, les acteurs de la de diplomaties occidentales s’étaient 1 - Le skillful individual comme acteur clef des nouvelles relations internationales, jadis anticipées par le politiste américain James Rosenau enfermées à tort, avec les régimes en dans son Turbulence in World Politics, Princeton University Press, Princeton, 1990. place, dans une « dépendance à l’interlo/ septembre 2011 / n° 414 67 dossier Les révolutions de la dignité contrainte physique officielle (on n’ose dire, avec Max Weber, « légitime »), étaient multiples. Armée, police, milices, « gardes républicaines », troupes d’élites ou gardes rapprochées ont entretenu des liens complexes avec le pouvoir central ou entre elles, qui ont décidé en grande partie de la chute du régime ou de son maintien. Que l’armée tunisienne fût moins bien traitée que la police par le régime Ben Ali, que l’armée égyptienne centrale dans le pays mais en perte de vitesse sur le plan du prestige social, que le destin des forces d’élite syriennes soit lié à celui de la minorité alaouite au pouvoir, ou que les allégeances libyennes se distribuent en fonction de logique tribales complexes, furent autant d’éléments déterminants. C’est là toute une sociologie politique des armées arabes qui demande à être rebâtie, après avoir été trop délaissée. Vers de nouveaux processus politiques ? Si les révolutions arabes ont souligné nos erreurs passées, elles nous éclairent également sur ce qui pourrait être l’avenir de la région et de ses relations internationales. Trois enseignements, là encore. – Les événements récents nous permettent désormais de bâtir une nouvelle typologie du « régime change ». Après le changement de régime imposé de l’extérieur, incarné par la guerre américaine en Irak en 2003, nous avons pu assister au changement de régime spontané, tel qu’imposé à des pouvoirs vieillissants par les foules de Tunis et du Caire, puis au changement de régime accompagné, en Libye. Le premier a démontré ses limites : une intervention militaire extérieure ne peut stabiliser aisément un nouveau régime à la tête d’une nouvelle société. Et c’est ce caractère extérieur même de l’intervention qui en compromet les chances de succès. – Le deuxième modèle – un changement spontané et imposé par le bas – a mis fin avec une rapidité surprenante à des régimes personnels installés de longue date. Reste à savoir si cette efficacité dans la destitution se doublera d’une efficacité dans la reconstruction et l’institutionnalisation, phases qui ne 68 / septembre 2011 / n° 414 peuvent se bâtir sur le seul enthousiasme populaire. – Le troisième enfin – un changement accompagné – s’est montré plus efficace que ce que les sceptiques en disaient initialement : en dépit d’une quasi absence d’opposition structurée au pouvoir du colonel Kadhafi, les insurgés libyens, aidés par l’Otan, sont parvenus à leurs fins. Mais la question posée est ici la même que dans le schéma précédent : le passage du « régime change » au State building reste hypothétique. Au moins en savons-nous plus désormais sur les modalités possibles du « régime change » dans le monde arabe : l’un des modèles présente un cas de dysfonctionnement grave, tandis que les deux autres devront être observés minutieusement dans les mois qui viennent. La région vit désormais une double recomposition politique. L’une touche des États autrefois accommodants avec les chancelleries occidentales (Égypte, Tunisie), et l’autre des États qui leur étaient hostiles (Libye, Syrie). Plusieurs incertitudes demeurent à cet égard : verra-t-on une transition politique plus facile dans les premiers États que dans les seconds ? Y aura-t-il, entre plusieurs puissances extérieures, une course à l’influence dans les pays qui ont connu des troubles, et dans cette compétition, quel rôle joueront les acteurs transnationaux, en particulier les acteurs religieux ? La probable participation croissante au processus politique national d’acteurs religieux autrefois sous surveillance, va-t-elle changer la nature de la politique étrangère de ces États ? La gestion internationale des crises du monde musulman est désormais moins américaine, avec le retrait des États-Unis derrière le concept de leadership from behind. Plutôt que de s’investir en première ligne dans les dossiers arabo-musulmans, dont elle cherche au contraire à se dégager (en Irak et en Afghanistan), l’Amérique a étrenné en Libye un partage des tâches nouveau avec ses alliés français et britannique. Tout en suivant avec attention les situations en cours, Washington inaugure une posture moins interventionniste, tirant les leçons de ses déboires passés, où le seul affichage d’une volonté politique américaine suffisait à peser sur les rapports de forces locaux. La question est de savoir si d’autres acteurs sont prêts à prendre le relais. L’affaire libyenne a montré qu’en dépit de contraintes budgétaires fortes, la France et le Royaume-Uni demeuraient des acteurs capables de faire la différence sur le terrain. Et probablement, l’Union européenne sera en mesure d’assurer un soutien à la reconstruction de la société civile du pays. Mais les capacités politiques et militaires des États-Unis demeurent inégalées, et fort sollicitées dans la région. C’est bien le nouveau positionnement américain qui est attendu, aussi bien face au processus de paix israélo-arabe désormais moribond, que face aux nouveaux clivages régionaux, qui voient s’affronter à nouveau des États « progressistes » qui viennent d’accomplir leur révolution, que des régimes autoritaires qui comptent bien résister au changement. Cette nouvelle prudence américaine devra donc prendre garde à ne pas être interprétée comme une faiblesse, une indécision ou une absence coupable. En fin de compte, les bouleversements récents du monde arabe nous ont offert une leçon de science politique, et imposent une remise en cause de nos cadres d’analyse. La revanche des sociétés, bientôt sans doute la revanche des enjeux (avec le retour en force d’un agenda politique moins conforme aux intérêts des puissances européennes et nord-américaines), nous somment de diversifier nos interlocuteurs et nos sources d’information dans ces pays, pour prendre une mesure plus juste des évolutions en cours. La tâche s’annonce intellectuellement exaltante, mais politiquement délicate. n 2 - Voir A. de Hoop Scheffer, La pratique américaine du regime change en Irak. Une analyse critique de l’intervention militaire comme vecteur de socialisation politique, Thèse doctorale, Sciences-Po Paris, 2011. dossier Guerres et révolutions Entretien1 avec Tzvetan Todorov2 Historien, essayiste, directeur de recherches honoraire au CNRS Depuis plusieurs siècles, l’Occident est animé par un esprit messianique. Ce messianisme s’est manifesté, au XIXe siècle, par les guerres napoléoniennes et les conquêtes coloniales. Plus tard, il a connu une tout autre incarnation : celle du projet communiste, qui devait apporter la félicité à tous les peuples de la terre. Depuis la fin de la guerre froide, nous assistons à une troisième vague de ce messianisme politique : ce sont les guerres conduites au nom de la démocratie et des droits de l’homme. ous avez été, avec Rony Brauman, l’un des rares intellectuels français à mettre en garde contre les dangers de l’intervention en Libye. Je rappelle les raisons de mon opposition à cette intervention. Celle-ci était provoquée, on s’en souvient, par l’imminence d’un massacre, celui que les forces armées de Kadhafi allaient commettre en écrasant des manifestants hostiles au gouvernement. Comme la plupart des observateurs, je suis révulsé à l’idée d’un bain de sang punissant l’expression d’une opinion critique. Mais l’action politique, on le sait au moins depuis Max Weber qui distinguait l’éthique de conviction du moraliste de l’éthique de responsabilité de l’homme politique, ne peut se contenter du sentiment d’indignation, elle doit être guidée également par une évaluation réfléchie des conséquences probables des initiatives prises. Dans ce cas précis, il était possible d’envisager une intervention ponctuelle, détruisant les armes qui menaçaient Benghazi assiégée ; elle aurait laissé ensuite les partis en présence chercher par euxmêmes une sortie du conflit. Le problème, c’est que, s’il est relativement facile de commencer une action militaire, il est beaucoup plus difficile de l’arrêter. L’intervention militaire a sa propre logique qui domine les raisons initialement invoquées : elle vise « la victoire ». Et c’est bien ce qui s’est produit. L’objectif de départ – empêcher le massacre – a été atteint dès la première frappe ; mais l’action devait se poursuivre. Les gouvernants occidentaux ont alors formulé un nouvel objectif, nullement présent dans la résolution du Conseil de sécurité de l’Onu qui autorisait la frappe (et dont la légitimité pouvait déjà être contestée), à savoir déposer Kadhafi. Ce nouveau but s’est avéré beaucoup plus difficile à atteindre. Des milliers de bombardements ont provoqué des milliers de victimes et le départ d’autres milliers vers les pays voisins. V sont divisés et ont eux-mêmes commis de graves violations des droits de l’homme dénoncées par Human Rights Watch. Comment expliquez-vous que moins de dix ans après le fiasco irakien, l’Occident décide de repartir la fleur au fusil et d’intervenir militairement en Libye ? Pourtant, le secrétaire d’État américain à la défense, Robert Gates, avait luimême déclaré que quiconque suggèrerait à un président une nouvelle intervention militaire dans le monde arabe devrait se faire soigner pour maladie mentale. Quels sont les mécanismes qui expliquent cet état d'esprit qui perdure et qui semblent obéir à une même logique depuis l’expédition de Bonaparte en Égypte en 1798 ? Tout se passe comme si on n’avait tiré aucune leçon des interventions précédentes, celles d’Afghanistan et d’Irak. Le manque évident de réflexion qui a précédé l’engagement militaire nous place à l’opposé de toute « éthique de responsabilité ». Sur la foi de propos rapportés par des journalistes, on a décidé que les opposants à Kadhafi étaient des « démocrates », alors que leurs dirigeants sont des anciens dignitaires de son régime : son ministre de l’Intérieur, responsable de répressions sanglantes, et son ministre de la Justice, responsable, entre autres, de l’affaire des « infirmières bulgares ». Bien évidemment, personne ne peut garantir que le mouvement initial de protestation, qui réclamait des libertés civiques et de la justice sociale, ne sera pas noyauté et dominé par les groupes islamistes, mieux organisés que les autres. La « guerre humanitaire » annoncée – un concept en lui-même bien problématique – s’est trouvée remplacée par un conflit d’une tout autre nature, dont on peut se demander s’il ne s’agit pas en réalité d’un donnantdonnant plus prosaïque : les insurgés demandent à l’Otan de les installer au En effet, la guerre a fait plusieurs dizaines de milliers de morts, les rebelles 1 - Entretien réalisé 10 août 2011, 2 - Dernier ouvrages parus : La peur des barbares (Robert Laffont, 2008) et Goya à l'ombre des Lumières (Flammarion, 2011). / septembre 2011 / n° 414 69 dossier Les révolutions de la dignité pouvoir, à charge pour eux d’assurer l’Occident d’un libre accès aux réserves énergétiques du pays. Depuis ce moment initial, les insurgés ont commencé à s’entredéchirer, l’ancien ministre de l’Intérieur, Younes, a été assassiné – est-ce parce que la prise du pouvoir se rapproche ? Comment s’expliquer l’aveuglement qui a présidé à cette intervention ? Sans même chercher d’éventuels avantages matériels (le pétrole), on peut remarquer que, depuis plusieurs siècles, l’Occident est animé par un esprit messianique qui se traduit par une conviction largement partagée, celle de constituer la partie du monde la plus avancée et la plus parfaite ; et par la décision d’apporter ce bien aux autres, même s’ils n’en veulent pas : c’est parce qu’ils ne savent pas ce qui leur convient le mieux ! Une conviction qui semble étayée par les succès technologiques, économiques, militaires des pays occidentaux : les hommes aiment parer leur force supérieure des couleurs de la vertu. Ce messianisme s’est manifesté, au XIXe siècle, par les guerres napoléoniennes et les conquêtes coloniales. Plus tard, il a connu une tout autre incarnation : celle du projet communiste, qui devait apporter la félicité à tous les peuples de la terre. Depuis la fin de la guerre froide, nous assistons à une troisième vague de ce messianisme politique : ce sont les guerres conduites au nom de la démocratie et des droits de l’homme. Le cas de la Grande-Bretagne et de la France, pays qui dominent la coalition engagée en Libye, est un peu plus spécifique. Ces deux pays étaient les grandes puissances coloniales d’il y a cent ou deux cents ans, ils sont devenus aujourd’hui des puissances moyennes qui doivent tenir compte de la volonté de plus forts qu’elles. Or voici qu’une occasion leur est offerte de montrer leurs capacités militaires et de jouir de l’impression qu’ils gèrent de nouveau les affaires du monde. Quand on entend ou lit que « le destin de la Libye se joue entre Paris et Londres », on a l’impression d’être revenu un siècle en arrière, lorsqu’en effet les chancelleries européennes décidaient de ce qu’allaient devenir les pays d’Afrique ou d’Asie du Sud. 70 / septembre 2011 / n° 414 L’année 2011 a également été celle de la mort d’Oussama Ben Laden. Vous avez beaucoup écrit pour dénoncer les ravages de la « guerre contre le terrorisme » déclenchée par l’administration Bush. Vous avez notamment dénoncé la légitimation de la torture et toutes les dérives rendues possible par cette « peur des barbares » à laquelle vous avez consacré un ouvrage remarqué. L’administration Obama n’a rompu qu’en partie avec cette vision du monde et beaucoup reste à faire. Comment agir pour sortir définitivement de ces logiques destructrices et d’empêcher que ces vieux démons ne resurgissent ? On ne regrettera pas la mort de Ben Laden, mais il n’est pas sûr que cela signifie en même temps la fin du terrorisme. Ben Laden en était le symbole beaucoup plus que le chef, et le terrorisme islamiste, dont il est question ici, n’est pas un mouvement centralisé, dirigé par un chef unique. Ce phénomène résulte plutôt de la conjonction de plusieurs mutations de fond. L’une d’entre elles est liée à la démocratisation de la technologie, qui fait qu’il est relativement facile aujourd’hui de se procurer, à bas prix, armes et explosifs (on en a encore eu la preuve pendant l’été 2011, avec les attentats en Norvège). Une autre résulte de la globalisation, non tant de l’économie, que de l’information : les nouvelles sont diffusées instantanément dans tous les coins du globe, les ressentiments et les identifications par projection se propagent à la vitesse de la lumière, et c’est ainsi que les habitants des banlieues de Manchester ou de Lyon se déclarent prêts à venger dans le sang les humiliations subies par leurs frères de langue ou de religion qui habitent Kaboul, Bagdad et Gaza. D’un autre côté, les méfaits du terrorisme sont entretenus par l’action des gouvernements occidentaux eux-mêmes qui, au nom de la guerre contre le terrorisme, ont acquiescé aux pratiques de torture, ou qui les ont même légalisées. Ils ont aussi adopté des mesures discriminatoires envers leur population, encourageant ainsi la xénophobie et le populisme d’extrême droite. Les États-Unis d’Obama ont interdit la torture, mais les camps où sont détenus sans jugement leurs captifs (qui ne sont pas tous des anciens combattants) sont toujours en activité, et toutes les pratiques illégales n’ont pas été interrompues. Peut-on espérer que disparaissent un jour ces comportements autodestructeurs ? La violence et les agressions ne vont pas s’évanouir de la surface de la terre comme par enchantement. Mais assurer sa sécurité ne signifie pas céder à la paranoïa et à la manie de persécution. La société a besoin d’une police efficace, non d’incitations à l’intolérance. À cet égard, les élites politiques et médiatiques ont un rôle à jouer, en contribuant à l’éducation de ceux qui les écoutent et les regardent. Sur le plan international, l’évolution vers un monde multipolaire pourrait devenir la garantie de ce que plus aucun pays ne se considère comme chargé par la providence d’une mission particulière, celle d’apporter aux autres la civilisation ou le salut, celle éventuellement de devenir leur gendarme. Le regard que l’Occident porte sur le reste du monde semble changer assez peu, finalement, de même que les discours que l’Occident produit sur les « autres ». Toute une tradition philosophique occidentale, de Montaigne à LéviStrauss, en passant par Spinoza et Adorno, incite pourtant à l’autocritique, à « penser contre soi-même », à ne pas essentialiser et réifier les autres civilisations, à se méfier des discours simples sur la civilisation et la barbarie. Il n’en reste pas moins que les nationalismes et populismes ont toujours le vent en poupe. Comment expliquer ce paradoxe ? Le problème, c’est que les leçons de morale n’ont qu’une très faible prise sur les comportements humains. Ce n’est pas parce que je ne sais quel sage a recommandé de se comporter de manière équitable qu’on va tous suivre son précepte… Si tel n’avait pas été le cas, le terre serait déjà peuplée exclusivement par des anges (ou une autre espèce équivalente) : les bonnes recommandations n’ont jamais manqué, dans aucune civilisation, aucune religion. Les comportements égoïstes, la passion du pouvoir ont des dossier racines profondes qu’on ne saurait extirper. Le messianisme, le populisme, le néolibéralisme correspondent à des pulsions largement partagées, ils ne sont d’ailleurs pas étrangers aux valeurs qui nous font aimer la démocratie : le progrès, le pouvoir populaire, la liberté. En bonne démocratie, ces différentes forces parviennent à se limiter mutuellement. Notre monde est menacé par la tentation de la démesure, la hubris, nourrie par les succès fabuleux de notre technologie. Les différents accidents, catastrophes et crises dont nous sommes témoins aujourd’hui finiront peut-être par nous inciter à un peu plus de modération. Compte tenu de ces perspectives, comment avez-vous accueilli les révolutions arabes de cette année 2011 ? Dans quelle mesure vous semblent-elles porteuses d’espoir ? Quels sont à vos yeux les principaux écueils à éviter ? Je ne suis pas sûr que le mot de « révolution » s’applique bien ici, dans la mesure où, là où ces événements ont été suivis de résultats, en Tunisie et en Egypte, les dictateurs ont accepté finalement assez vite d’abandonner leur pouvoir. Peu importe : quelle que soit la catégorie dont ils relèvent, ils ont suscité des réactions enthousiastes, qui me paraissent légitimes. Ils ont montré d’abord que la population de plusieurs pays arabes partage les aspirations des autres peuples, notamment européens ; ni la civilisation arabe, ni la religion musulmane n’empêchent d’éprouver l’attrait de la démocratie. Ils nous ont livré aussi une leçon de théorie politique : cette population rejette la démocratie qu’on lui impose par des bombardements, en l’accompagnant de l’occupation du pays ; elle la défend, au contraire, quand elle-même est à l’origine de la demande. Quant aux régimes dictatoriaux et corrompus, qui se sont maintenus longtemps grâce au soutien actif de l’Occident, ils ne suscitent aucun regret. L’issue du processus engagé au cours de ce printemps reste incertaine. Les écueils qui guettent le mouvement sont nombreux. L’un est la tentation de pureté, qui nous pousse à éliminer tous ceux que nous jugeons responsables de notre misè- re précédente. Elle prend la forme de procès politique et d’épuration systématique des anciens privilégiés. J’espère qu’on évitera les punitions physiques ; en revanche, les biens mal acquis doivent être confisqués et rendus aux États, qui les mettront au service de la population. Un autre écueil est celui de l’extrémisme, de la surenchère dans la voie de la révolution, comme cela s’est produit en France au XVIIIe siècle et en Russie au XXe. Une autre difficulté encore vient de ce que l’idée de démocratie est parfois perçue comme une importation de l’Occident : le bon équilibre entre valeurs communes et autonomie de la volonté ne sera pas facile à trouver. Nous n’en sommes pas encore là. Retenons pour l’instant cet élan populaire qui a fait vaciller des potentats jusqu’à hier intouchables, cette aspiration à la liberté individuelle, à la justice sociale, à l’État de droit, qui a fait prendre des risques aux manifestants, et qui a été couronnée de succès. On se met à rêver à un mouvement parallèle en Occident, qui permettrait de retrouver le sens des véritables valeurs démocratiques. Le printemps arabe n’est pas seulement le reflet d’idées défendues en Europe, il peut aussi devenir un exemple pour nous. n Propos recueillis par Karim Emile Bitar / septembre 2011 / n° 414 71 enaassociation aae ena Colloque Colloque organisé par l’association Réussir Aujourd’hui le mardi 11 octobre 2011 à l’École Militaire Les études d’excellence, un droit pour tous. Banlieues et diversité, comment le mettre en œuvre ? Le déroulement de la journée du 11 octobre 2011 : 8h30 9h30 9h45 Café d'accueil Ouverture par Rémi FRENTZ, directeur général de l'agence nationale pour la cohésion sociale et l'égalité des chances (ACSE) Premier atelier : Qu'est-ce que l'excellence ? Conception et perception de l'excellence par les différents acteurs Introduction par Yves MICHAUX, philosophe Daniel PELTIER, proviseur du lycée Nobel de Clichy-sous-Bois Demet SAN, étudiante Chantal DARDELET, responsable Egalité des chances à l'ESSEC Alexandre ABENSOUR, professeur en classe préparatoire 11h15 Sondage exclusif : Regards croisés des jeunes de banlieue et des jeunes de la population générale sur les espoirs de réussite universitaire et la réalité de l'enseignement supérieur. Frédéric DABI, directeur général adjoint de l'Ifop, département opinion et stratégies d'entreprise Débat avec la salle 12h30 Déjeuner 14h00 Deuxième atelier : Quels regards porter sur les politiques publiques d'égalité des chances et leurs résultats dans les banlieues ? État des lieux des politiques engagées en faveur de l'excellence au profit de ces publics. Introduction par Agnès VAN ZANTEN, directrice de recherche au CNRS Bernard HUGONNIER, directeur-adjoint, direction de l'éducation de l'OCDE Claude BOICHOT, inspecteur général de l'éducation nationale Stéphane ROUVÉ, préfet délégué pour l'égalité des chances auprès du préfet de la Seine-Saint-Denis Pierre MATHIOT, directeur de l'IEP de Lille, université Lille 2 72 / septembre 2011 / n° 414 15h30 Troisième atelier : Des propositions en provenance du terrain. À partir des expériences des organisateurs et d'un dialogue avec la salle, faire émerger des orientations et des propositions concrètes pour l'avenir. Introduction par Claude THELOT, conseiller maître à la Cour des Comptes Bernard BOUCAULT, directeur de l'ENA Thierry SIBIEUDE, directeur de l'ESSEC IIES Denys ROBERT, responsable des programmes d'égalité des chances à l'Ecole Polytechnique Philippe JAMET, directeur de l'Ecole des Mines de Saint-Etienne Jean-Claude BARROIS, président de l'association Réussir Aujourd'hui Débat avec la salle 17h15 Clôture de la journée par Yazid ZABEG, Commissaire à la diversité et à l'égalité des chances Les inscriptions sont obligatoires. Elles se font directement par un formulaire en ligne : http://www.polynome.fr/reussir-aujourdhui/ . Le nombre de places est limité enaassociation Les Lundis de L’Ena Programme 19h10 Quel rôle du manager public dans une administration publique innovante ? Jean-Benoît Albertini, Secrétaire général adjoint, Ministère de l'Intérieur, de l'Outre-mer, des Collectivités territoriales et de l'Immigration Véronique Bedague-Hamilius, Secrétaire générale, Mairie de Paris Clément Berardi, Directeur, Eurogroup Consulting Stéphane Jacobzone, Conseiller, Direction de la Gouvernance publique et du développement territorial, OCDE Jean-François Verdier, Directeur général de l'administration et de la fonction publique, Ministère de la Fonction publique OCT. 3 OCT. 17 NOV. 7 NOV. 21 18h20 Quelle place pour l’innovation au sein de l’administration ? Christophe Beaux, Président Directeur Général, La Monnaie de Paris François-Daniel Migeon, Directeur général de la modernisation de l'État, Ministère du Budget, des Comptes publics et de la Réforme de l'Etat Jean-François Monteils, Secrétaire Général, Ministère de l'Ecologie, du Développement durable, des Transports et du Logement Philippe Parini Directeur général des finances publiques, Ministère du Budget, des Comptes publics et de la Réforme de l'Etat Paul Peny, Directeur du département gestion et innovation sociale, RATP Nathalie Wright, Directrice Secteur Public, Microsoft France DÉC. Introduction par : Gilles BONNENFANT, Associé, Eurogroup Consulting Jérôme FILIPPINI, Directeur, adjoint au Secrétaire général du Gouvernement Intervenant : Françoise Chandernagor, 1969 Ecrivain Faut-il avoir peur de l'Iran ? Intervenant : François Nicoullaud, 1973 Ex-ambassadeur en Iran Quelle politique pour quel patrimoine ? Intervenant : Philippe Belaval, 1979 Directeur général des patrimoines de France Développement durable, un enjeu électoral ? Intervenant : Michèle Pappalardo, 1981 Ancienne déléguée interministérielle au développement durable Quel avenir pour la place de Paris ? Intervenant : Jean-Pierre Jouyet, 1980 5 Avec la participation de : François SAUVADET, Ministre de la Fonction publique Les prix littéraires, l’exemple du Goncourt Président de l'AMF DÉC. Eurogroup Consulting, la DGAFP et l'Association des Anciens Élèves de l’Ena (AAEENA) organisent le mercredi 19 octobre 2011 à 17h30 leur troisième colloque annuel sur le thème : Pour la bonne organisation des Lundis de l’Ena et afin que nous puissions vous avertir des éventuels changements de programmation, merci de vous inscrire auprès de Laëtitia Noblet, 01 45 44 49 50, [email protected] Rien à déclarer : quelles douanes aujourd’hui ? 19 « Le management de l’innovation dans le secteur public » Intervenant : Jérôme Fournel, 1995 Directeur général des Douanes Informations pratiques Lieu de la conférence : Ecole nationale d'administration 2, avenue de l'Observatoire 75006 Paris Pour tous renseignements : [email protected] / septembre 2011 / n° 414 73 aae ena enaassociation aae ena Vie de l’École À noter dans vos agendas… Dans le cadre de la nouvelle offre de formation de l’Ena destinée à l’encadrement supérieur, les formations automne-hiver 2011 à Paris, 2 avenue de l’Observatoire : Petits déjeuners : Réseaux sociaux et stratégies de communication, en partenariat avec le CFPJ, jeudi 6 octobre 8h30 – 10h00, avec Hervé Pargue, consultant en stratégie digitale, formateur CFPJ et Hervé Brasselet, Associé Parties Prenantes. Soft power : réseaux et influences, jeudi 3 novembre, 8h30 – 10h00, en présence de Bertrand Badie, professeur des Universités et Frank Melloul, directeur de la stratégie, du développement et des affaires publiques de l’Audiovisuel extérieur de la France (AEF). Tea-Time : Quel avenir pour les 3 fonctions publiques, regards croisés, mercredi 5 octobre, 18h30 – 20h00 en présence d’Arnaud Teyssier, ancien président de l’AAEENA (Association des Anciens Elèves de l’Ena), Jean-Christophe Baudouin, président de l’AATF (Association des Administrateurs Territoriaux de France) et Cédric Arcos, directeur de cabinet de la FHF (Fédération Hospitalière de France). Rénover les relations avec l’Afrique, mercredi 30 novembre, 18h30 – 20h00, avec Stéphane Gompertz, directeur Afrique, Océan indien au ministère des Affaires étrangères et européennes et Richard Banégas, maître de conférences Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. ½ journées : L’Intelligence économique, jeudi 27 octobre, 9h00 – 13h00, avec Alain Juillet, ancien haut responsable à l’Intelligence économique auprès du Premier ministre, Frédéric Lacave, coordonnateur ministériel à l’Intelligence économique des ministères du Budget et de l’Économie, Philippe Clerc, directeur de l’Intelligence économique, de l’innovation et des TIC à l’ACFCI-CCI et Catherine Minard, directrice des affaires internationales du Medef. (sous-réserve) Claude Evin, ministre de la Solidarité, de la Santé et de la Protection sociale entre 1988 et 1990 et directeur général de l’Agence régionale de santé Île-de-France et Claude Le Pen, professeur d’économie de la santé à l’université Paris Dauphine. Quelle école pour demain ? jeudi 1er décembre 9h00 – 13h00, avec Claude Thélot, Conseiller maître honoraire à la Cour des comptes, président de septembre 2003 à décembre 2004, de la Commission du débat national sur l’avenir de l’École et auteur du « rapport Thélot », et, Marie Duru-Bellat sociologue, auteur de « Les sociétés et leurs écoles. Emprise du diplôme et cohésion sociale » avec François Dubet et Antoine Vérétout, Seuil, 2010 et un représentant de la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO). Les enjeux de la politique de la ville mardi 13 décembre 9h00 – 13h00, Frédéric Gilli, chercheur associé au centre d’études européennes, Jacques Donzelot, maître de conférences en Science Politique, directeur du Cedov (Centre d'Etudes, d'Observation et de Documentation sur les Villes) et directeur du CEPS (Centre d'Etudes des Politiques Sociales). 2 jours : L’aménagement durable des territoires, en partenariat avec l’Inet, mardi 18 et mercredi 19 octobre, animée par (sous réserve) Alain Brossais, responsable du service du développement durable des territoires et des entreprises, direction régionale et interdépartementale de l'environnement et de l'énergie, préfecture de la Région Ile-de-France, Jean-Louis Chaussade, directeur général de Suez Environnement, Clément Cohen, directeur du développement urbain et durable, Communauté urbaine, Grand Toulouse, Catherine Dautieu, responsable service aménagement, Zone de l'Union, Ville de Roubaix, Xavier Givelet, conseiller pour les affaires internationales. L’actualité de la Réforme territoriale, en partenariat avec l’Inet, mercredi 16 novembre 9h00 – 13h00, animée par Stanislas Bourron, sous-directeur des compétences et des institutions locales, direction générale des collectivités locales, ministère de l'Intérieur, des Collectivités territoriales, de l'Outre-mer et de l'Immigration et, sous-réserve, Michel Verpeaux professeur de droit public, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Les montages contractuels complexes (PPP, BEA, etc.), mercredi 23 La santé à quel prix ? Jeudi 24 novembre 9h00 – 13h00, avec 17h00, (sous-réserve) Xavier Lapeyre-Cabanes, chef adjoint du Protocole et Philippe Casenave, sous-directeur du cérémonial, ministère des Affaires étrangères et européennes. Philippe Juvin, maire de La Garenne-Colombes, député européen et chef du service des urgences à l’Hôpital Beaujon (Clichy) et et jeudi 24 novembre 9h00 – 17h00, animé par Maître Françoise Sartorio et Maître Aurélie Minescaut, SCP Sartorio - Lonqueue Sagalovitsch & Associé, et en présence de Monsieur Thierry Reynaud, directeur de projet, mission d’appui à la réalisation des contrats de partenariat et du cabinet Finance Consult. Pratique du protocole, mardi 29 et mercredi 30 novembre 9h00 – Pour toute réservation : [email protected] ou le +33 1 44 41 85 50 L’ensemble du programme est consultable sur le site de l’Ena : www.ena.fr Vous êtes chef de service ou sous-directeur, une session d’accompagnement managérial vous est proposée lors de votre prise de poste, en partenariat avec la DGAFP, et des places vous sont réservées dans certaines formations. Vous êtes jeune ancien élève de l’ENA, 5 sessions vous sont offertes dans notre programme de formation dans un délai de 5 années à compter de votre première prise de fonction. 74 / septembre 2011 / n° 414 enaassociation Activités culturelles Théâtre Le nombre de participants aux activités culturelles étant en progression constante, nous vous demandons de bien vouloir RÉSERVER PAR TÉLÉPHONE auprès d’Elvire COLLET au 01 45 44 49 50 AVANT d'envoyer votre chèque et votre bulletin d'inscription. Cette mesure nous permettra d'améliorer les conditions d'inscription. Le Quatuor Entre deux ils D’ISABELLE COTE Théâtre de Paris – 15, rue Blanche - 75009 Paris Théâtre de l’Œuvre – 55, rue de Clichy – 75009 Paris Mise en scène de : José Paul et Agnès Boury Avec : Lysiane Meis, Bernard Malaka et Eric Savin « Les gens heureux ont une histoire. Que personne ne soupçonne. Quand le passé et ses secrets ressurgissent, les destins vacillent. Une comédie où les histoires d’amour finissent bien en général. ». Mercredi 30 novembre 2011 à 21h00 DE JOE Cabaret MASTEROFF, JOHN KANDER Prix : 38 euros ET FRED EBB Théâtre Marigny – Salle Marigny – Carré Marigny 75008 Paris Adapté du roman de : Christopher Isherwood Mise en scène de : Sam Mendès Chorégraphie : Rob Marshall Avec : Emanuelle Moire, Claire Pérot, Geoffroy Guerrier, Patrick Mazet, Catherine Arditi, Pierre Reggiani, Delphine Grandsart, Patrice Bourret, Jocelyne Sand… « L’action de CABARET se déroule au début des années 1930 à Berlin en pleine crise économique. En voyage dans la capitale allemande, le jeune écrivain américain Cliff Bradshaw découvre le Kit Kat Klub, une boîte de nuit sulfureuse et décadente où se produit la chanteuse Sally Bowles dont il tombe amoureux. Fräulein Schneider, leur logeuse, projette de se marier avec l’épicier juif Herr Schultz mais tout se complique dans cette ville où les nazis s’apprêtent à prendre le pouvoir. Dans le même temps, au Kit Kat Klub, Cliff Bradshaw découvre les idées libertaires et les mœurs truculentes de la nuit berlinoise. Sally Bowles et le Maître des Cérémonies y offrent un divertissement extravagant et provocant aux spectateurs venus oublier les tensions du monde réel ». Jeudi 8 décembre 2011 à 20h30 Prix : 77 euros Mise en scène : Alain Sachs Avec : Jean-Claude Camors, Laurent Vercambre, Pierre Ganem, Jean-Yves Lacombe « Depuis trente ans maintenant Le Quatuor offre son talent et sa folie à un public de plus en plus large. Auréolée de ses nombreuses récompenses, ce n’est pas un vain mot de dire que cette formation est devenue une incontournable référence en matière d’humour musical. Une fois encore, ce nouveau spectacle nous comble de bonheur et de surprise en repoussant les limites de l’inventivité et de l’ingéniosité. Venez découvrir quelles surprenantes trouvailles émaillent cette célébration des noces de la musique et de l’humour… » Jeudi 24 novembre 2011 à 20h30 DE Prix : 41 euros Hollywood RON HUTCHINSON Théâtre Antoine – 14, boulevard de Strasbourg 75010 Paris Adaptation : Martine Dolléans Mise en scène de : Daniel Colas Avec : Daniel Russo, Thierry Frémont, Samuel Le Bihan et Françoise Pinkwasser « Après plusieurs années de préparation, le tournage d’Autant en emporte le vent commence. Mais le producteur David O.Selznick n’est pas satisfait, il congédie son ami réalisateur George Cukor. Il convoque un nouveau scénariste, Ben Hecht et un nouveau réalisateur, Victor Fleming. Le tournage est stoppé, et chaque jour cette attente coûte des fortunes au producteur. Enfermés tous les trois dans le bureau de Selznick, il faut réécrire le scénario. Ben Hetch, ne connaissant pas l’histoire, Selznick et Fleming vont lui raconter en mimant les scènes. Après ces huit jours de folie le tournage reprend, Autant en emporte le vent devient le film mythique d’Hollywood ». Jeudi 15 décembre 2011 à 21h00 Prix : 42 euros / septembre 2011 / n° 414 75 aae ena enaassociation aae ena Activités culturelles Visites - Conférences Henri Edmond Cross et le néo-impressionnisme, de Seurat à Matisse Des jouets et des hommes Galeries nationales du Grand Palais 3, avenue du Général-Eisenhower 75008 Paris Musée Marmottan Monet 2, rue Louis-Boilly - 75016 Paris « Cette exposition, la première consacrée à l’histoire du jouet de l’Antiquité à nos jours rassemble des réalisations grandioses (jouets princiers, voitures sur mesure) mais aussi de simples objets (figurines, hochets). Dans un mélange savant de tradition et d’innovation, près de mille jouets essentiellement occidentaux et japonais vont bénéficier d’une scénographie inventive, conçue par Pierrick Sorin, qui enchantera l’imaginaire de tous les vieux enfants que nous sommes restés ». « Cette exposition suit l'évolution chronologique de l'œuvre d'Henri Edmond Cross et la confronte à celle des autres néoimpressionnistes. Elle met en évidence les liens tissés par le peintre, des années parisiennes durant lesquelles il côtoie Seurat, Signac et les premiers « néo » jusqu'aux années 18921910 lorsque Cross s'établit à Saint- Clair et Signac à SaintTropez, point de ralliement de toute une jeune génération où Matisse et les futurs fauves s'initieront à la « division ». Jeudi 5 janvier 2012 à 17h30 Lundi 12 décembre 2011 à 18h Carnets aae ena Prix : 17 euros Prix : 22 euros Carnet Naissance n Thomas More 1971 n Guernica 1976 n François Rabelais 1973 Réjane, fille de M. et Mme Laurent Cytermann, Daniel NAFTALSKI, survenu à l’âge de 69 ans. petite fille de M. et Mme Jean-Richard Cytermann. n Michel de Montaigne 1988 Marie-Claire MILLET, survenu à l’âge de 58 ans. Décès n Union française 1948 Ordre National de la Légion d’Honneur Serge MIGNONNEAU, survenu à l’âge de 92 ans. n Nations Unies 1949 Pierre PELLETIER, survenu à l’âge de 92 ans. n Paul Cambon 1953 Paul GUÉRIN, survenu à l’âge de 90 ans. Roger LECOURT, survenu à l’âge de 90 ans. Michel THENAULT, conseiller d’État. André HIRSCH, époux de Nicole Hirsch Tricart. Officier n Charles de Gaulle1972 Paul LEMPEREUR , ancien coordonnateur d’une mission d’inspection. n Guernica 1976 Marc-André FEFFER, directeur général adjoint du groupe La Poste. Commandeur n Turgot 1968 Charles WIENER de CROISSET, internatio- Joël TIXIER, secrétaire général de la commission consultative du secret défense national. nal advisor de Goldman Sachs international. n André Malraux 1977 n Thomas More 1971 Pierre SELLAL, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères et européennes. Jean WEBER, président du pôle européen d’ad- Paul Henry MANIÈRE, survenu à l’âge de 89 ans. ministration publique (PEAP). n Michel de l’Hospital 1979 Pierre ROCALVE, survenu à l’âge de 85 ans. n Léon Blum 1975 Jean-François CARENCO, préfet de la région n Albert Thomas 1955 naire et plénipotentiaire en Afghanistan. Rhône-Alpes, préfet de la zone de défense et de sécurité Sud-Est, préfet du Rhône. n André Malraux 1977 n Voltaire 1980 Bernard BAJOLET, ambassadeur extraordi- René ROUSTIDE, survenu à l’âge de 85 ans. n Vauban 1959 Bertrand LABRUSSE, survenu à l’âge de 80 ans. 76 / septembre 2011 / n° 414 Philippe PARINI, directeur général des finances Christian DECHARRIERE, préfet de la région publiques. Franche-Comté, préfet du Doubs. enaassociation n Droits de l’Homme 1981 Claude-France ARNOULD, directrice de l’agence européenne de défense. Michèle PAPPALARDO, conseiller maître à la Cour des comptes. n Henri-François d’Aguesseau 1982 Pierre de BOUSQUET de FLORIAN, préfet du Isabelle YENI, inspectrice générale des affaires n François Rabelais 1973 sociales. Alain CHRISTNACHT, conseiller d’État, a été n Liberté Egalité Fraternité 1989 nommé directeur général de la Fédération française de football-FFF. François CAZOTTES, directeur adjoint des infrastructures de transport au ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement. Pas-de-Calais. Jean-Pierre LIEB, chef du service juridique à la direction générale des finances publiques. n Fernand Braudel 1987 Laurent TEISSEIRE, directeur au ministère de Nicole KLEIN, directrice générale de l’agence la Défense et des Anciens Combattants. régionale de santé d’Aquitaine. n René Char 1995 Béatrice ABOLLIVIER, préfet de la CharenteMaritime. n Condorcet 1992 Christine ABROSSIMOV, secrétaire générale de la préfecture d’Indre-et-Loire. Emmanuel GLASER, avocat au barreau de Paris. Chevalier n Marcel Proust 1967 n Saint-Exupéry 1994 n Simone Weil 1974 Bruno REMOND, conseiller maître et président de section à la Cour des comptes, professeur à Science Po Paris, maire adjoint de Cachin, a été réélu membre du bureau au conseil d’administration de l’Institut Pasteur et président de son comité d’audit financier. Hubert VEDRINE, associé-gérant de Hubert Vedrine Conseil, a été nommé membre du Global Advisory Board de la banque d’affaires américaine Moelis & Company. n Simone Weil 1974 Michel DIEFENBACHER, député du Lot-etGaronne, a été nommé rapporteur spécial (sécurité) pour le projet de loi des finances pour 2012. Mylène ORANGE-LOUBOUTIN, sous-direc- Rolande RUELLAN , qui était président de Bruno BROCHIER, conseiller maître honoraire à la Cour des comptes. trice à la direction générale des douanes et droits indirects. n Voltaire 1980 n René Char 1995 Hervé SALUDEN, président du tribunal admi- Catherine RENONDIN, présidente de section chambre honoraire à la Cour des comptes, a été nommée présidente du Comité de sélection pour l’intégration des inspecteurs et inspecteurs généraux dans le corps de l’inspection générale des affaires sociales. nistratif de Rennes. à la chambre régionale des comptes du NordPas de Calais. n Guernica 1976 n Solidarité 1983 Daniel BESSON, contrôleur général écono- n Marc Bloch 1997 mique et financier. Isabelle SAURAT, chef du service des synthèses et du pilotage budgétaire (DAF) au ministère de la Défense et des Anciens Combattants. Jérôme CALVET , co-président de Nomura France. n Louise Michel 1984 Laurent GALZY , directeur général adjoint Carnet Professionnel d’Aéroports de Paris (ADP). Catherine de SALINS, maître des requêtes au Conseil d’État. n Léonard de Vinci 1985 Janie LETROT, directrice générale de Maroc telecom. n Denis Diderot 1986 n France Afrique 1957 Edouard BALLADUR, président du comité pour la réforme des collectivités locales, a été nommé envoyé spécial du G8 pour la mise en œuvre du Partenariat de Deauville, « consacré au soutien aux pays arabes dans leur transition vers des sociétés libres et démocratiques ». Yves-Thibault de SILGUY, vice-président et administrateur référent de Vinci, a été nommé membre du « Advisory board » de la banque d’affaires DC Advisory Partners. Patrick WERNER, qui était président de la Banque Postale, a été nommé directeur général de Gras Savoye. n André Malraux 1977 Jean-François MANCEL, député de l’Oise, a été nommé rapporteur spécial (action extérieure de l’État) pour le projet de loi de finances pour 2012. Olivier SCHRAMECK, président de la section du rapport et des études du Conseil d’État, a été nommé président du Comité d’appel indépendant de la Banque mondiale. n Pierre Mendès France 1978 Sylviane TARSOT-GILLERY, directrice géné- n Stendhal 1965 rale déléguée de l’Institut français. Marie-Eve AUBIN, président de section hono- Jean-Michel DUMOND, qui était ambassadeur raire au Conseil d’État, a été nommée membre du collège chargé de la lutte contre les discriminations et de la promotion de l’égalité auprès du défenseur des Droits. au Nigéria, a été nommé chef de la délégation de l’Union européenne en République démocratique du Congo. n Michel de Montaigne 1988 François ALABRUNE, ambassadeur auprès de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Jacques AUDIBERT, directeur général des affaires politiques et de sécurité au ministère des Affaires étrangères et européennes. Françoise MERCADAL-DELASSALLES, directrice à la Société Générale. n Robespierre 1970 Jean-Pierre HOSS, président de section à la Cour nationale du droit d’asile, a été nommé membre du collège chargé de la déontologie dans le domaine de la sécurité auprès du Défenseur des droits. Philippe ZELLER, qui était ambassadeur en Indonésie, a été nommé ambassadeur à Ottawa. n Michel de l’Hospital 1979 Charles de COURSON, député de la Marne, a été nommé rapporteur spécial (transports aériens et météorologie) pour le projet de loi de finances pour 2012. / septembre 2011 / n° 414 77 aae ena Carnets Carnet enaassociation Carnets aae ena Carnet Yves DOUTRIAUX , conseiller d’État, a été François GOULARD, député du Morbihan, a n Louise Michel 1984 nommé membre du collège chargé de la lutte contre les discriminations et de la promotion de l’égalité auprès du Défenseur des droits. été nommé rapporteur spécial (ville) pour le projet de loi de finances pour 2012. Raphaël BARTOLT , qui était directeur de l’Agence nationale des titres sécurisés, a été nommé préfet de Meurthe-et-Moselle. Bernard FRAGNEAU, qui était directeur du pôle territorial au commissariat général de l’investissement, a été nommé secrétaire général du Commissariat général pour le développement de la vallée de la Seine. Danielle MAZZEGA, qui était présidente du tribunal administratif de Besançon, a été nommée présidente du tribunal administratif de Nice. n Voltaire 1980 Jacques REILLER, qui était directeur adjoint du Collège stratégique du ministère de l’Intérieur, a été nommé préfet de la région Limousin, préfet de la Haute-Vienne. n Henri-François d’Aguesseau 1982 Pascale ANDREANI, qui était ambassadeur, représentant permanent de la France au Conseil de l’Atlantique Nord-Otan, a été nommée ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l’OCDE. François BERGERE, qui était secrétaire général de la mission d’appui à la réalisation des contrats de partenariat depuis 2005, a été nommé directeur de la « Mission d’appui aux partenariats public-privé », nouveau service à compétence nationale rattaché au directeur général du trésor. Stéphane PALLEZ, qui était administrateur et directeur général de la Caisse centrale de réassurance –CCR, a été nommée président du conseil d’administration de ce même établissement. Joël FILY, qui était préfet d’Indre-et-Loire, a été nommé préfet hors-cadre. Eric AUBRY, inspecteur général des affaires sociales, a été nommé conseiller d’État. Guillaume PEPY, président de la SNCF, a été Jean-Pierre JOUYET, président de l’Autorité des Michel AZIBERT, qui était directeur général marchés financiers-AMF, a été nommé président du conseil d’administration de l’Institut Pasteur. délégué du groupe TDF, a été nommé directeur général délégué de l’opérateur satellitaire européen d’Eutelsat Communications, mandataire social du Groupe. nommé vice-président du conseil de surveillance de Systra. Bernard LEPLAT, qui était président du tribunal administratif de Limoges, a été nommé président du tribunal administratif de la Polynésie française. Pierre MONGIN, président directeur général de la RATP, a été nommé président du conseil de surveillance de Systra. Jean-Maurice RIPERT, qui était ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l’Onu à new-York, a été nommé chef de la délégation de l’Union européenne en Turquie. Guy ROTH, qui était président de chambre à la Cour administrative d’appel de Paris, a été nommé président du Tribunal administratif de Versailles. Roger SILHOL, qui était sous-préfet de Dreux, a été nommé préfet chargé d’une mission de service public relevant du gouvernement. Jacqueline SILL, qui était présidente du tribunal administratif de Grenoble a été nommée présidente de la Cour administrative d’appel de Marseille. n Droits de l’Homme 1981 Jean-François BENEVISE, qui était directeur général des services départementaux de l’Essonne, a été nommé directeur de l’Agence régionale de santé de Lorraine. Joëlle BURLERAUX-LACKMANN, président de chambre à la cour administrative d’appel de Paris, a été nommée président de section à la Cour nationale du droit d’asile. Emmanuel FOREST qui était directeur général délégué et vice-président de Bouygues Télécom, a été nommé directeur général adjoint Affaires institutionnelles et européennes du groupe Bouygues. 78 / septembre 2011 / n° 414 Philippe CITROEN, qui était chez Systra, a été nommé directeur général de la fédération européenne de l’industrie ferroviaire européenne. Hervé DIGNE, senior partner de Kurt Salmon, a été élu à la présidence de la Collection Lambert en Avignon. Brigitte VIDARD, qui était président de section au tribunal administratif de Paris, a été nommée président du tribunal administratif de Nîmes. n Solidarité 1983 Adolphe COLRAT, qui était préfet de Meurtheet-Moselle, a été nommé préfet de la Manche. Marie-Hélène DEBART, qui était conseillère au cabinet de Claude Guéant, ministre de l’Intérieur, a été nommée inspectrice générale de l’administration. Jean-Michel SEVERINO , président de Investisseur & Partenaire pour le développement, a été nommé membre du « Advisory board » de la banque d’affaires DC Advisory Partners. Olivier VASSEROT, contrôleur général économique et financier, a été nommé délégué aux restructurations au ministère de la Défense et des Anciens combattants. n Léonard de Vinci 1985 Eve DARRAGON, conseiller maître à la Cour des comptes, a été nommée présidente du Comité national de la gestion des risques en forêt. Jean-Claude HULOT, qui était directeur des participations du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives-CEA, a été nommé contrôleur général économique et financier. Guillaume MULSANT, qui était président de chambre à la cour administrative d’appel de Douai, a été nommé président du tribunal administratif de Bastia. Mireille HEERS, qui était présidente du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, a été nommée présidente du tribunal administratif de Rouen. Alain HOLLEVILLE, qui était ambassadeur au Niger, a été nommé chef de la délégation de l’Union européenne au Burkina Faso. Marc LE FUR, député des Côtes d’Armor, a été n Denis Diderot 1986 Marc DAVY, qui était expert à la Banque mondiale, a été nommé sous-directeur des affaires générales au Commissariat général au développement durable du ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement. nommé rapporteur spécial (administration générale et territoriale) pour le projet de loi de finances pour 2012. Daniel RIQUIN, qui était président du tribunal administratif de Bastia, a été nommé président du tribunal administratif de Clermont-Ferrand. Odile PIERART, qui était président du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, a été nommée président de la Cour administrative d’appel de Nancy. n Fernand Braudel 1987 François SENERS, conseiller d’État, a été nommé membre de la Commission des infractions fiscales. Luc ALLAIRE, qui était directeur de l’administration générale et de la modernisation des services, au ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé, a été nommé directeur de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie-CNSA. enaassociation Bruno DELETRE, qui est directeur général de n Victor Hugo 1991 BPCE International et Outre-mer, a été nommé directeur général du Crédit Foncier. Jacques SCHNEIDER, qui était directeur des Isabelle DUCHEFDELAVILLE, qui était inspecteur général de la Ville de Paris, a été nommée expert de haut niveau au secrétariat général du Conseil de Paris. Thierry FRAYSSE, qui était ambassadeur au Nicaragua, a été nommé ambassadeur chargé de l’adoption internationale. Philippe LEFORT, qui était directeur de l’Europe continentale au Quai d’Orsay, a été nommé représentant spécial de l’Union européenne pour le Caucase du Sud et la crise en Géorgie. n Michel de Montaigne 1988 Marc-Antoine JAMET, secrétaire général du groupe LVMH, vice-président du conseil régional (PS) de Haute-Normandie a été nommé parallèlement président du pôle de compétitivité Cosmetic Valley. Alexandre de JUNIAC, maître des requêtes au Conseil d’État, a été nommé chargé de mission auprès de François Baroin, ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie. Jean-Pierre LACROIX , qui était ministre conseiller, représentant permanent adjoint de la France auprès des Nations unies à New-York, a été nommé ambassadeur en Suède. Jean-Michel MANGEOT de THIBALLIER, qui était président directeur général de Vacquerie Conseil, a été nommé délégué général de la Fédération des Promoteurs Immobiliers. Alain ZABULON, qui était préfet de la Corrèze, a été nommé préfet des landes. n Liberté Egalité Fraternité 1989 Jean-Luc FABRE , qui était préfet de la Guadeloupe, représentant de l’État dans les collectivités de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin, a été nommé préfet d’Indre-et-Loire. Eric THEVENON , qui était président de la chambre régionale des comptes de ChampagneArdenne, a été nommé à la 7e chambre de la Cour des comptes. n Jean Monnet 1990 Hervé GOSSELIN, conseiller à la Cour de cassation en service extraordinaire, a été nommé président de la commission de conciliation prévue dans le cadre de la réforme des droits d’auteur des journalistes intervenue en 2009. Stéphane SEILLER, qui était directeur des risques professionnels de la Caisse nationale de l’assurance-maladie des travailleurs salariés-CNAMTS, a été nommé directeur général de la Caisse nationale du régime social des indépendants – RSI. ressources humaines à la Préfecture de police, a été nommé inspecteur général de l’administration. n Condorcet 1992 Catherine DEMIER, secrétaire général du Conseil des prélèvements obligatoires, a été nommée membre du Comité de surveillance de la Caisse d’amortissement de la dette sociale. Thierry GUIMBAUD, qui était directeur de l’exploitation du Syndicat des transports d’Ile-deFrance, a été nommé directeur des services de transport (direction générale des infrastructures, des transports et de la mer) au ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement. Luc MACHARD, conseiller maître à la Cour des comptes, a été nommé directeur général des services du Défenseur des droits. Valérie PECRESSE , qui était ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, a été nommée ministre du Budget, des Comptes publics et de la Réforme de l’Etat, porte-parole du gouvernement. Philippe PORTAL, qui était sous-préfet d’Alès, a été nommé sous-préfet de Mantes-la-Jolie. n Léon Gambetta 1993 Pascal BRICE, conseiller des affaires étrangères, a été nommé conseiller spécial de Harlem Desir, Premier secrétaire du PS par intérim. Olivier PAGEZY, qui était directeur de cabinet de Valérie Pecresse au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, a été nommé conseiller spécial, à son cabinet au ministère du Budget, des Comptes publics et de la Réforme de l’État. Pierre THENARD, qui était chargé de mission pour la politique américaine et atlantique dans le monde arabe à la direction de la prospective au Quai d’Orsay, a été nommé consul général à Tanger. n Saint-Exupéry 1994 Philippe ARDANAZ, qui était chef de la Mission ministérielle de contrôle de gestion à la direction des affaires budgétaires à la direction générale de l’administration et de la modernisation de ministère des Affaires étrangères et européennes, a été nommé ambassadeur au Honduras. Joël BLONDEL, qui était directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi d’Ile-de-France, a été nommé directeur de l’administration géné- rale et de la modernisation de services au ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé. Philippe LACOSTE, qui était directeur adjoint des biens publics mondiaux au Quai d’Orsay, a été nommé ambassadeur aux Comores. n René Char 1995 Anne-Gabrielle HEILBRONNER , qui était directeur de l’audit et des risques de la SNCF, a été nommée banquier-conseil Société Générale Corporate & Investissement Banking. Armand LAFERRERE, qui était directeur à la direction International et Marketing d’Areva, a été nommé directeur du développement commercial. Olivier MARTEL, qui était chargé de mission auprès du directeur de la décentralisation et des relations avec les associations, les territoires et les citoyens de la Ville de Paris, a été nommé directeur de projet de la Ville de Paris, chargé d’assurer le déploiement du suivi des risques au sein de la collectivité. n Victor Schoelcher 1996 Yvon ALAIN, qui était adjoint au directeur général de l’Institut de recherche pour le développement-IRD, a été nommé directeur de l’Institut régional de Bastia. Yves GOUNIN, qui était conseiller (questions juridiques, espace « liberté, sécurité et justice », élargissement, Conseil de l’Europe) au cabinet de Laurent Wauquiez au ministère chargé des Affaires européennes, a été nommé directeur adjoint du cabinet de Jean Leonetti, ministre chargé des Affaires européennes. Philippe JOSSE, conseiller d’État, a été nommé président du comité de sélection pour le recrutement d’inspecteurs des finances au tour extérieur. n Marc Bloch 1997 Alexandre GARDETTE, qui était conseiller social au cabinet de François Baroin au ministère du Budget, des Comptes publics, de la Fonction publique et de la Réforme de l’État, Porte-parolat du Gouvernement, a été nommé conseiller social et budgétaire au cabinet de François Baroin, ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie et parallèlement conseiller social au cabinet de Valérie Pecresse. Régis PELISSIER, qui était directeur des relations institutionnelles et du développement à la direction des retraites de la CDC, a été nommé délégué au réseau de la direction du développement territorial et du réseau de ce même groupe. Sophie THIBAULT, qui était directrice de l’évaluation de la performance, et des affaires financières et immobilières Place Beauvau, a été nommée préfet de la Corrèze. / septembre 2011 / n° 414 79 aae ena Carnets Carnet enaassociation Carnets aae ena Carnet n Cyrano de Bergerac 1999 n René Cassin 2003 Blaise-Philippe CHAUMONT , qui était Régis BAC, qui était directeur des affaires finan- conseiller fiscal au cabinet de François Baroin au ministère du Budget, des Comptes publics, de la Fonction publique et de la réforme de l’État, Porte-parolat du Gouvernement, a été nommé directeur adjoint du cabinet de François Baroin, ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, chargé de la fiscalité, de la concurrence, de la compétitivité et des affaires juridiques. cières et du contrôle de gestion de la Cour des comptes, a été nommé sous-directeur chargé de la direction générale des services auprès du secrétaire général de la Cour des comptes. Thomas DEGOS, qui était directeur du cabinet de Maurice Leroy, ministre de la Ville, a été nommé préfet, représentant du gouvernement à Mayotte. Julien FONTAINE , directeur associé chez McKinsey & Compagny, chargé des services financiers, a été nommé directeur de la stratégie de Crédit agricole S.A. n Averroès 2000 Christophe BONNARD , qui était directeur adjoint du cabinet de Christine Lagarde au ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, a été nommé directeur adjoint du cabinet de François Baroin, chargé des affaires multilatérales et européennes, du financement de l’économie et de la politique macroéconomique. Laurent HOTTIAUX, qui était directeur adjoint du cabinet de Maurice Leroy, ministre de la Ville, a été nommé directeur de ce même cabinet. Nathalie LECLERC, qui était chef du service des finances et du budget au ministère de la Défense et des Anciens combattants, a été nommée directrice de projet chargé du renforcement de la fonction financière, auprès du directeur des affaires financières dans ce même ministère. n Nelson Mandela 2001 Laurent WAUQUIEZ, qui était ministre chargé des Affaires européennes, a été nommé ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. n Copernic 2002 Vincent CHEVRIER, qui était secrétaire général de l’Union nationale des organismes d’assurance maladie, a été nommé conseiller au cabinet de Claude Greff, secrétaire d’État chargée de la Famille. Erkki MAILLARD, qui était directeur de cabinet de Laurent Wauquiez, au ministère chargé des Affaires européennes, occupera ces mêmes fonctions au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Christophe VIPREY, qui était chef du bureau des affaires aéronautiques, militaires et navales à la direction générale du Trésor, a été nommé directeur des garanties publiques de Coface. 80 / septembre 2011 / n° 414 Hugues de BALATHIER-LANTAGE qui était jusqu’alors chef du département Travail-Emploi du centre d’analyse stratégique, a été nommé secrétaire général du Conseil d’orientation pour l’emploi. Pierre COURAL, qui était conseiller auprès de Georges Tron au secrétariat d’État chargé de la Fonction publique, a été nommé conseiller auprès de François Sauvadet, ministre de la Fonction publique. Laurence TISON-VUILLAUME, qui était rap- nomie, des Finances et de l’Industrie, chargé des entreprises et des participations publiques. Christophe GARAT, qui était conseiller (politique commerciale commune, recherche et innovation, santé et transport) au cabinet de Laurent Wauquiez au ministère chargé des Affaires européennes, a été nommé conseiller au cabinet de Jean Leonetti, ministre chargé des Affaires européennes. Julie NARBEY, qui était conseillère en charge des affaires budgétaires et fiscales, de la modernisation et du développement durable au cabinet de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, a été nommée directrice générale déléguée de la société par actions simplifiée palais de Tokyo. n Simone Veil 2006 porteur extérieur à la Cour des comptes, a été nommée secrétaire générale adjointe, chargée de l’économie et de l’Innovation du Commissariat général pour le développement de la vallée de la Seine. Alexandra LOCQUET, qui était adjointe au chef de bureau transports et mer de la direction du Budget, a été nommée conseiller technique au cabinet de Thierry Mariani, ministre chargé des Transports. n Léopold Sédar Senghor 2004 n République 2007 Charline AVENEL, qui était directrice adjointe du cabinet de Valérie Pecresse, chargée notamment des moyens et de l’évaluation, a été nommée directrice adjointe du cabinet de Laurent Wauquiez, chargée des moyens, de l’évaluation et de la recherche. Arnaud JULLIAN, qui était conseiller technique défense, logement, Outre-mer, solidarité et santé, au cabinet de François Baroin au ministère du Budget, a été nommé conseiller, défense, logement, Outre-mer, solidarité, santé au cabinet de Valérie Pecresse, ministre du Budget, des Comptes publics et de la Réforme de l’État. Sébastien PROTO , qui était gérant chez Rotschild &Cie, a été nommé directeur du cabinet de Valérie Pecresse, ministre du Budget, des Comptes publics et de la Réforme de l’État, Porteparole du Gouvernement. n Romain Gary 2005 Gautier BAILLY, qui était conseiller synthèse budgétaire et emploi au cabinet de François Baroin au ministère du Budget, des Comptes publics, de la Fonction publique et de la Réforme de l’État, Porte-parolat du Gouvernement, a été nommé directeur adjoint du cabinet, chargé du budget et des comptes publics au cabinet de Valérie Pecresse, ministre du Budget, des Comptes Publics et de la Réforme de l’État. Rodolphe CHEVALIER, qui était chef du bureau B2 (Areva et GDF Suez) de l’Agence des participations de l’État, a été nommé directeur adjoint du cabinet de François Baroin, ministre de l’Éco- Perrine BARRE, qui était chef de mission à la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle a été nommée dans les fonctions d’inspecteur des finances. Jean-Marc OLERON, qui était chef du bureau de la défense et de la mémoire à la direction du Budget, au ministère du Budget, des Comptes publics et de la Réforme de l’État, a été nommé conseiller technique collectivités locales, éducation nationale, enseignement supérieur et recherche au cabinet de Valérie Pecresse, ministre du Budget, des Comptes publics, et de la Réforme de l’État, Porte-parole du gouvernement. Grâce à vous, l’Unicef met tout en œuvre pour que soient développées le plus rapidement possible des formulations pédiatriques adaptées aux jeunes enfants des pays pauvres afin que 800 000 enfants soient mis sous traitement d’ici 2010. Envoyez vos dons à Unicef - ENFANTS ET SIDA - BP 600 - 75006 Paris temps libre Mélomanie « Nouvelles musiques, nouveaux talents « (NMNT) Cette rentrée de septembre est l’occasion de célébrer les 10 ans (déjà !) de la rubrique « Nouvelles musiques, nouveaux talents » ! Dix années passées à écouter, jour après jour, sélectionner, semaine après semaine, et essayer de vous faire partager, mois après mois, notre passion pour la Musique, pour toutes les musiques et, surtout, pour les vrais projets musicaux ! Des projets animés et portés par des musiciens, chanteurs, compositeurs que les grands médias ne mettent pas souvent ou pas assez à l’honneur : parce qu’ils ne sont pas connus ; parce d’autres sont trop connus ; parce le secteur discographique, qui vit, on le sait, une crise sans précédent, n’a jamais été aussi à la fois créatif et concentré ! Aujourd’hui, c’est un nouveau modèle tant économique que culturel qu’il faut inventer, et ce, pour les industries culturelles en général ; mais c’est aussi la notion de « prescripteur » qu’il convient de recréer afin que ce ne soient pas seulement les lois commerciales et marketing qui imposent leurs choix. Durant ces dix années passées avec vous, ce sont plus de 500 nouveautés et presque autant d’artistes qui vous ont été présentés ! Alors en ce mois « anniversaire », nous avons souhaité marquer le coup, avec une douzaine de nouveautés : six de musique classique, six de musiques actuelles ! Et souhaiter que, dans cinq, dans dix ans, nous puissions toujours être fidèles au rendez-vous ! Avec chacune et chacun d’entre vous ! En attendant, bonne rentrée et bonne écoute ! N.B. : Le symbole §§ signale nos nouveautés « coup de cœur ». Cela ne minore en rien le caractère exceptionnel des autres œuvres présentées. n MUSIQUE DE LA RENAISSANCE §§ANTOINE DE FÉVIN§§ REQUIEM D’ANNE BRETAGNE Doulce Mémoire Denis Raisin Dadre DE (Réf. : ZZT 090901 – Zig Zag Territoires – Harmonia Mundi – 2009) Avec ce disque enregistré par l’ensemble Doulce mémoire, placé sous la direction de Denis Raisin Dadre, c’est une grande page de l’histoire de France qui est évoquée. En vérité, les quarante jours de cérémonies qui accompagnèrent la dépouille d’Anne de Bretagne, de Blois, lieu de son 82 / septembre 2011 / n° 414 décès, à Saint Denis, lieu de sa sépulture, témoignent de l’importance de l’événement. Pour autant, si les écrits fournissent de très nombreux détails concernant le déroulement de cette quarantaine, ils restent quasiment muets sur les œuvres musicales jouées lors de ces jours funèbres. À cet égard, Denis Raisin Dadre dut faire des choix parmi les différentes œuvres susceptibles d’avoir figuré au programme des funérailles de la reine. Finalement, c’est le magnifique Requiem d’Antoine de Fevin (v.1470-1512) qui a finit par emporter tous les suffrages des musiciens de l’ensemble Doulce mémoire. Dès l’Introit, il émane un climat de paix et de douceur sortant les cœurs de leurs préoccupations quotidiennes. Un nouveau monde s’ouvre, tourné vers le ciel… Le temps déjà semble être aboli au fil des longues phrases se tissant autour de lignes mélodiques planantes issues du chant grégorien. La polyphonie ajoute ici une ampleur expressive retournant littéralement l’auditeur. La route s’élève graduellement comme pour être accessible à tous. De fait, passé le premier quart de l’œuvre, l’intermède instrumental Misere mei Domini est à l’auditeur ce que l’arrêt près d’une fontaine est au pèlerin : une étape indispensable, vitale, un moment de ressourcement d’une intense joie. Sacqueboutes, cornet, flûtes à bec, bassons, solennisent le moment avec une grâce indicible. Une nouvelle étape commence à partir du Sanctus. Lors, la messe se développe sur cinq voix au lieu de quatre précédemment. Des deux voix de basses résulte une profondeur saisissante, encore accrue par la puissance tout en rondeur des sacqueboutes. Ainsi, entre ferveur, tendresse et douleur, la musique franchit un sommet conduisant l’auditeur à passer une limite, comme celle qui sépare les vivants et les morts. Il atteint alors la zone du merveilleux avant d’être ramené sur Terre. Soyons heureux d’être parmi les premiers à pouvoir nous délecter pleinement de cette musique extraordinaire ! n MUSIQUE BAROQUE §§GIOVANNI GIORGI§§ AVE MARIA Chœur de chambre de Namur Leonardo GARCIAALARCON (Réf. : RIC 313 – Ricercar – 2011) Bien que parfaitement inconnue, la musique de Giovanni Giorgi (?-1762) recèle une munificence exceptionnelle. Ainsi, pour la seule messe chantée ici, pas moins d’un double chœur, des voix solistes, des cornets à bouquin et des trombones, soulignant de leurs timbres puissants et chauds l’édifice. Tel est le florilège non exhaustif des grandioses réjouissances contenues dans ce disque. À dire vrai, l’œuvre polychorale de Giorgi, qui se révèle un immense architecte sonore, se compare volontiers aux gigantesques cathédrales gothiques. Il faut dire que ces dernières sont quasiment indissociables de cette musique, tant elle réclame une nef large et élevée pour assurer l’épanouissement des instruments et voix, sans les brimer. Entre madrigalisme archaïque et harmonie anticipant un classicisme naissant, notre compositeur est parvenu à créer une sorte de microclimat dans l’histoire de la musique. En effet, maître de chapelle à Saint-Jean-de-Latran à Rome entre 1719 et 1725, il poursuivit tout en l’enrichissant l’univers polychoral des grands compositeurs du XVIe siècle. Cet état de fait s’explique sans doute par son attachement à la musique sacrée, par ailleurs soumise à des contingences liées tant à la liturgie qu’à ses commanditaires ecclésiastiques. Giorgi n’en laisse pas moins une œuvre originale, déployant un contrepoint d’une grande richesse, qui allie avec une sûre habilité de splendides dissonances. À titre d’exemple, le Credo de la messe possède un souffle rappelant parfois l’inspiration du meilleur Mozart (17561791). La diversité des modes d’écriture, les changements de n MUSIQUE BAROQUE §§ MATTHIAS WECKMAN§§ CONCERTI VOCALI / SONATE / PARTITE Ensemble LES CYCLOPES Bibiane LAPOINTE & Thierry MAEDER (Réf. : ZZT 110502 – Zig Zag Territoires – Harmonia Mundi – 2011) On peut dire que Les cyclopes, ensemble de musiciens dirigés par Bibiane Lapointe et Thierry Maeder ont eu l’œil. En effet, s’il est moins connu qu’Heinrich Schutz (1585-1672) ou Claudio Monteverdi (1567-1643), Matthias Weckman (1616-1674) est un compositeur dont les belles partitions méritent d’être rejouées. Musique sublime s’il en est, ces opus ensorcellent nos sens jusqu’à les subordonner aux émotions les plus fortes, ravissant nos cœurs d’une joie tantôt grave, tantôt légère. Exemple même de ces sentiments contrastés, la Sonate à 4 n°2 commence par un rythme sautillant, inclinant à la danse. L’embrasement aussi progressif qu’inextinguible se propage, en petites gerbes flamboyantes, de trombone en basson et de cornet à bouquin en violon. Ces effusions volubiles caressent divinement nos sens avant que ne vienne le temps des dissonances, dans lequel chaque instrument s’enlace, se frotte, créant en tout point de l’ambitus des flambeaux d’une lumière intense. Les timbres du quatuor ne sont pas pour rien dans ce feu d’artifice. Àl’aigre du basson répond la douceur du trombone, à la suavité du cornet s’oppose l’amertume du violon, le tout étant lié par le continuo de l’orgue et du clavecin. Côté pièces vocales, les textes sacrés1 oscillent entre optimiste et désolation. Ainsi, dans Weine nicht, peut-on entendre « ne pleure pas, il a triomphé le lion de la tribu de Juda » ou encore « gloire et pouvoir d’éternité en éternité ». Pour autant, il n’est qu’à se laisser porter par le conclusif « amen », éminemment déployé et orné, pour se rendre compte de toute l’espérance contenue dans cette musique. Peintre de l’âme, Weckman exprime à travers ses notes tout le climat sous-entendu par les mots. Par exemple, Wie liegt die Stadt so wuste s’égrène sur un tapis d’orgue en jeu de flûte, duquel se détache la voix admirable de délicatesse d’Eugénie Warnier. Oui, vraiment, « comme elle est déserte, cette ville si peuplée jadis ». Et cette solitude de l’Homme, « perdu entre deux infinis » pour reprendre les mots de Pascal (1623-1662), se trouve traduite ici avec une puissance dramatique sans égal. Si la musique de Matthias Weckman trouble autant, sans doute est-ce parce qu’elle concentre avec une ardeur hors du commun toutes les tensions, les interrogations mais aussi l’espérance d’un avenir radieux, de toute l’humanité. Hors du commun est également cet enregistrement, vibrant, brillant, bouleversant, tout simplement exceptionnel ! n MUSIQUE CLASSIQUE MOZART & BEETHOVEN SONATES POUR PIANOFORTE ET VIOLON Rémy CARDINALE, piano forte et Hélène SCHMITT, violon (Réf. : ALPHA 177 – 2011) Comment se faire connaître lorsque l’on est un jeune compositeur ? Cette question que beaucoup se posent aujourd’hui, Mozart (1756-1791) et Beethoven (1770-1827) l’éprouvèrent eux aussi. Leurs réponses prirent corps avec la sonate pour clavier et violon, genre qui à l’époque était le plus susceptible d’ouvrir les portes de l’aristocratie viennoise du dernier quart du XVIIIe siècle. Autant dire que ces « cartes de visite » cristallisaient beaucoup 1 - Apocalypse de Jean, lamentations de Jérémie, psaume125. / septembre 2011 / n° 414 83 temps libre tempi, l’alternance des passages entre voix et instruments, conduisent rapidement l’auditeur vers une bienheureuse plénitude. Nonobstant, l’Ave Maria d’ouverture donne la pleine mesure de la brillantissime interprétation du chœur de Namur. Voix aériennes ciselées sur une prosodie parfaite, homogénéité d’ensemble irréprochable, énergie savamment conduite du début à la fin. À cet égard, Leornardo GarciaAlarcon se fait le meilleur interprète qui soit pour sortir Giovanni Giorgi de l’ombre. Au total, si la richesse d’écriture de ces polyphonies pourrait vite confiner à un magma sonore difficilement audible – ce qui peut expliquer que sans une compréhension parfaite, cette musique ait pu ne susciter qu’une reconnaissance mitigée –, il n’en est rien avec cet enregistrement, tant la qualité d’exécution et d’interprétation est forte. La musique de Giovanni Giorgi peut ainsi être beaucoup mieux appréhendée aujourd’hui et ainsi, devenir abordable pour tous et ce, pour notre plus grand plaisir ! temps libre Mélomanie d’espoirs tout en requérant le meilleur de ces compositeurs. La Sonate en mi bémol majeur KV380 de W.A.Mozart (17521791) parue sous le titre de « Sonate pour Clavecin ou pianoforte avec l’accompagnement d’un violon ». À dire vrai, cette appellation laisse quelque peu dubitatif au regard de la partie de violon qui est bien loin de se cantonner à un simple rôle d’accompagnement. Ou alors fallait-il appréhender le terme « accompagnement » dans une perspective culinaire, c’est-à-dire la manière d’agrémenter un plat pour lui donner sa pleine saveur ? Car savoureuse, cette sonate l’est bel est bien ! deur de certains concertos de piano du maître. Quant à elle, la Première sonate en ré majeur de Beethoven, montre au-delà de son éclat et de son inventivité qu’il est toujours difficile d’être apprécié à sa juste valeur. En effet, comme le rapporte Gilles Cantagrel, bien connu des auditeurs de France Musique, un critique musical écrivait – sans doute un peu trop rapidement ! – à propos de cette sonate, lors de sa création : « C’est un amas de choses savantes sans méthode ». De quoi rendre espoir à tous les musiciens désireux de conquérir le monde… Quoiqu’il en soit, par leurs qualités d’interprète tout à fait admirables, Rémy Cardinale et Hélène Schmitt risquent bien de laisser leur nom dans bien des mémoires, y compris celle des critiques ! n MUSIQUE ROMANTIQUE §§FRANZ SCHUBERT§§ Le premier mouvement très enjoué, presque espiègle, est le reflet d’une jeunesse pleine d’énergie, de grâce et d’humour. Davantage de pudeur s’exhale du mouvement médian. Là, une plainte latente, un tourment aussi indicible qu’inexorable, s’élèvent des instruments. Quant au final Rondo allegro, son impétuosité et sa fougue grandissante démontre, s’il était besoin, que violoniste et pianiste n’ont rien à s’envier tant cette sonate exige une réelle virtuosité. Composée seulement deux ans plus tard, la Sonate en si bémol majeure KV 454 acquiert une liberté de style extraordinaire. Si elle reste en trois mouvements, les contrastes s’étalent en camaïeu sur l’ensemble de l’œuvre. L’inspiration continue n’est pas sans rappeler la gran84 / septembre 2011 / n° 414 TRIOS / SONATE « ARPEGGIONE » / FANTAISIE Trio Dali Amandine SAVARY, Vineta SAREIKA et Christian-Pierre LA MARCA (Réf. : FUG584 – Fuga Libera – 2011) À l’instar de ses aînés, Mozart et Beethoven, Franz Schubert (1797-1828) tenta de laisser une empreinte dans la société viennoise du début du XIXe siècle avec sa musique de chambre. Pour autant, malade et épuisé, bien conscient d’une mort proche, le compositeur, à seulement trente ans, écrivit non pas des œuvres pour s’ouvrir les portes des salons les plus influents de Vienne, mais un véritable testament artistique. Ainsi, en enregistrant les deux Trio, la Sonate « Arpeggione et la Fantaisie, le Trio Dali revisite l’essence même de la musique de chambre de Schubert. Du Trio en Mi bémol majeur, le second mouvement est le plus célèbre. Son thème extraordinaire de simplicité et de grâce nous imprègne avec force. Au demeurant, l’image du promeneur solitaire semble assez adaptée pour décrire ce mouvement. Promeneur en proie au doute, interrogatif, comme le suggère la mélodie se mettant soudainement à piétiner sur deux octaves, avant de reprendre sa marche forcée initiale. Quant à la Fantaisie en Ut majeur pour violon et piano, elle palpite littéralement, rayonnant d’une lumière exceptionnelle. D’une extrême difficulté, de par son atmosphère contrastée, sa légèreté ineffable, ses traits véloces et ses nuances variées, cette Fantaisie requiert une redoutable maîtrise technique. À dire vrai, le duo doit ressentir, au détour de chaque mesure, des montées d’adrénaline propres aux équilibristes posés sur un fil à trente mètres de hauteur. Cependant, ces vertiges dépassés, l’œuvre distille un élixir particulièrement séduisant. Le troisième mouvement enchante littéralement par sa puissance émotionnelle calibrée au gré de modulations fascinantes. Exaltant est également le jeu du violon intervenant comme s’il était la voix off du piano… Bref, si Schubert n’eut pas l’heur de remporter un succès – qui aurait pourtant été légi- time –avec ses œuvres de haute volée, le trio Dali risque bien lui de faire un tabac en les interprétant de la sorte. n MUSIQUE CONTEMPORAINE BERNARD CAVANNA KARL KOOP KONZERT / SHANGAI CONCERTO / TROIS STROPHES Orchestre National de Lille / Ensemble 2e2m (Réf. : AECD 1104 – Aenon – 2011) Chez Bernard Cavanna2, les antinomies sont reines. Thèmes savants, thèmes populaires, références au passé résolument filtrées par une expérimentation futuriste, sont autant de paramètres qu’il combine en un éclectisme flamboyant. De surcroît, la musique de cet anticonformiste puise dans la confrontation son combustible créateur, tout en lui conservant une unité profonde. Organiser la lutte entre les masses sonores, tel semble être un des fondements de la musique selon Bernard Cavanna. Opposer un instrument, quelquefois deux (qui n’en font en fait qu’un comme dans Shanghai Concerto) et l’orchestre symphonique, une voix et un chœur, comme dans sa Messe, un temps ordinaire, revient pour lui à poser la question du lien de l’individu avec la société, entre répulsion et attraction. Notre compositeur conserve aussi un rapport étroit avec l’anamnèse. Mémoire affective parfois, comme celle de son grand-père accordéoniste, présent en son for intérieur lorsqu’il écrit Karl Koop Konzert pour accordéon et orchestre. Notons aussi que le dernier mouvement de Shanghai Concerto rend hommage à son ami Aurèle Stroe, compositeur bulgare décédé en 2008. Anamnèse se révélant ailleurs drée, cette célébration fait revivre l’homme avec beaucoup de dignité, et travers lui tous celles et ceux qui luttent pour le progrès de l’humanité. Qu’elle plaise ou qu’elle dérange, la musique de Bernard Cavanna trouve sa force dans sa sincérité, un phénomène récurrent qui authentifie depuis la nuit des temps la marque du véritable artiste. Affaire à suivre… une rythmique d’experts, pour faire aboutir son « rêve américain ». Après, tout devient possible et l’on peut faire tomber le costume de soliste, finalement relativement étriqué, pour celui autrement plus ample et coloré d’artiste. Car il s’agit bien de créer de nouvelles frontières et non de reproduire, aussi bien soit-il, des formats joués et rejoués. n FANFARE JAZZ ROCK §§PIERRICK PÉDRON§§ CHEERLEADERS En outre, Bernard Cavanna, posé, pacifique, comme le montre l’excellent film La peau sur la table de Delphine de Blic (qui accompagne ce disque), propose souvent une musique violente, voire véhémente. Chaos sonores fortissimo, sirènes, fouets, accents, soubresauts, sont les signes d’une inquiétante instabilité qui domine souvent au début de ses œuvres. L’apaisement ne vient qu’ensuite, après le cri libérateur. Le timbre est aussi une des composantes essentielle de la musique de Bernard Cavanna. Aussi rencontre-t-on dans Karl Koop Konzert un accordéon, mais aussi des trompes de chasses et une cornemuse. Pour les Trois strophes sur le nom de Patrice Emery Lumumba, le compositeur choisit l’alto, au timbre dramatique, la viole de gambe, beaucoup plus introvertie que le violoncelle, deux contrebasses, pesantes, une harpe et des timbales. Cet ensemble aux sonorités subtiles rend un magnifique hommage à celui qui fut une figure de l’indépendance de Congo en 1960. Entre lyrisme dépouillé et angoisse savamment saupou- (Réf. : 9511-2 – ACT – Harmonia Mundi – Septembre 2011) Pour qui suit la carrière de Pierrick Pédron, il est bien délicat de le classer dans un genre particulier. Certes, le jazz est le trait d’union de l’ensemble de ses créations et interprétations. Mais du plus classique au plus free, d’une approche quasi-ethnologique du genre – depuis le bal jusqu’aux musiques du monde – à une influence fortement marquée par le rock voire le hard rock, il a su sortir d’un jazz « droit dans ses notes », où il s’agit avant tout et après tout de grimper les grilles à l’horizontal, pour développer une musique originale et un jeu parfaitement maîtrisé, lesquels le placent aujourd’hui parmi les meilleurs saxophonistes de la scène européenne et internationale. Alors qu’il était un sideman particulièrement recherché en France, il a assis son autorité de leader en traversant l’Atlantique pour graver, en 2006, Deep In A Dream, un album qui sonne, après coup, comme un rite initiatique, une véritable catharsis. Tout jazzman se doit d’en passer par New York, et qui plus est avec Avec son nouvel album Cheerleaders, ce sont bien de nouveaux formats que Pierrick Pedron nous propose, entre jazz, rock, ambiances psychédéliques et ruptures en fanfare. Il n’y a aucun interdit, aucun tabou. Plus qu’un retour aux sources, c’est un véritable bain de jouvence : il retrouve un complice de ses vertes années, Ludovic Bource, à la genèse et à la direction artistique de ce projet, dont « l’idée de base était la fanfare, un thème liés au son de [son] enfance ». Si cet album était déjà dans sa tête « il y a vingt ans », il ne deviendra réalité que grâce à un couple de mécènes qui lui offre la possibilité de réunir une fanfare de dix-sept cuivres des plus solides (parmi lesquels Patrick Artero à la trompette), un chœur de six voix et son groupe (Vincent Artaud à la guitare, Laurent Coq au piano et au Fender Rhodes, Chris de Pauw à la guitare, Fabrice Moreau et Franck Agulhon, tous deux à la batterie) !... Mais comment associer tout ce beau monde ? La bonne idée de mise en sons lui sera suggérée par la vidéaste et photographe Elise Dutartre : un personnage central autour duquel tout le disque est scénarisé. Ce personnage n’est autre qu’une majorette, héroïne de cette bande-son supersonique aux allures de superproduction. Les neufs morceaux se lient ainsi en des fondus enchaînés, qui racontent les tourments d’une nuit – de la vie ? – de cette jeune fille à la baguette, qui s’éveille avec une tête de brochet (Esox-Lucius) et prend au final les traits d’une danseuse contemporaine new-yorkaise, Toshiko, incarnant le rêve « absolu ». Le premier titre et le dernier fonctionnent par symétries (introduction lente et progressive, sons longs et étirés, thème obsédant) et dissymétries (l’aurore versus la nuit tombante ; les cuivres et les ruptures d’un côté, le piano comme tapis sonore, de l’autre ; conclusion-ouverture avec la voix d’Elise Caron contre conclusion en mourant). The Cloud, deuxième titre, s’ouvre avec la guitare électrique, bientôt rejoint par le saxophone, l’ambiance rock n’étant adoucie que lorsque le piano et le saxophone se retrouvent ; mais ce dernier revêt le double visage de Janus ou plutôt ceux de Docteur Jekill et de Mister Hyde.La fanfare fait le lien – ce sera le cas pour les autres morceaux – avec le titre suivant, Miss Falk’s Dog, dont le caractère rock est indubitable, même si Pédron saura introduire des césures et des passages faisant oublier un certain côté métal. La ballade composée par Chris de Pauw (The Mist’s Of Time) vient à point nommé, avant que la danse de Nonagon (Nonagon’s 2 - Cf. ENA Hors les Murs, avril 2006 et l’opéra pour jeune public de Bernard CAVANNA, d’après un livret de Michel Beretti : « Raphaël, Reviens ! » - réf. S208/NT100, Soupir Editions, Nocturne, Février 2006. / septembre 2011 / n° 414 85 temps libre plus structurelle en impliquant directement des citations. À cet égard, Shanghai Concerto contient en son premier mouvement une mesure de la troisième Partita pour violon de J.S. Bach (1685-1750) et un thème traditionnel chinois dans le second. temps libre Mélomanie Dance), aux mesures irrégulières et à la rythmique sautillante, ne relance la donne. Nouvelle pause avec un thème magnifique, 2010 White Boots : notes étirées, tempo lent, saxophone altier… Puis les deux avant-derniers titres, The Cheerleader’s et Coupe 3, prolongent l’ambiance totalement envoûtante de ce disque. Les événements défilent sous nos yeux, le film se déroule pas à pas ; les images se brouillent, les souvenirs aussi, l’on est littéralement envoûté : la baguette de cette majorette serait-elle également capable de jeter des sorts ? Alors que chaque instrument joue à plein régime, sans même se passer les soli, il n’y a aucun sentiment de débordement, de trop plein, bien au contraire. Pierrick Pedron signe ici une de ses plus belles œuvres, originale et subtile, cohérente et tellurique, aux timbres savamment pensés et aux arrangements ciselés. Et l’on en redemande tant l’on succombe à sa musique, tout à la fois puissante et sensible, ainsi qu’à ce destin de cheerleaders en creux duquel se devine un singulier autoportrait de son auteur… Exceptionnel ! n POLYPHONIE D’AILLEURS §§CHET NUNETA§§ PANGEA (Réf. : CDM 186 – Le Chant du Monde – Harmonia Mundi – Août 2011) Venu de nulle part, de partout et d’ailleurs, Chet Nuneta explore la voix au travers de chants traditionnels et de la création musicale. Quatre voix en polyphonie sur un tapis de percussions, une langue méconnue, un dialecte en disparition, un poème populaire : tout cela donne une incroyable aventure humaine, à la hauteur des ambitions musicales universelles défendues par le groupe ! Dans leurs chants, il est en 86 / septembre 2011 / n° 414 effet bien difficile de faire la part de la tradition et de la création personnelle, de la mémoire orale et de l’imagination, tant cette musique, par essence itinérante, se révèle sans frontière aucune. Chet Nuneta est né, il y a dix ans, d’un trio de chanteuses françaises (Juliette Roussille, Daphné Clouzeau et Valérie Gardou) interprétant des chants traditionnels du monde. Passionnées par les possibilités sonores de la voix et les polyphonies, elles créent des arrangements sur des chants glanés au gré de leurs voyages ou de leurs recherches musicologiques et discographiques. Après avoir tourné en festival de rue et dans le milieu associatif, elles rencontrent les Têtes Raides, qui les invitent à rejoindre le label… Mon Slip (cela ne s’invente pas !) pour la production d’un premier album. Elles font alors appel à une quatrième chanteuse venue d’Italie, Lilia Ruocco, pour enrichir l’harmonie et à Michaël Fernandez pour les accompagner aux percussions. Ils vont ainsi, à eux cinq, donner naissance à leur premier album, Ailleurs. Avec Pangea, leur deuxième album, c’est un quintet légèrement modifié que l’on retrouve. Juliette Roussille (voix, guitare, petites percussions), Lilia Ruocco (voix, petites percussions) et Michaël Fernandez (percussions, gembry, Iyre et sampler) sont fidèles au poste ; une troisième chanteuse apparaît en la voix de Béatriz Salmerón-Martín (voix, petites percussions) et un second percussionniste et chanteur en la personne de Fouad Achkir. Leur musique se nourrit de toutes leurs émotions et découvertes, mais aussi d’une irrésistible envie d’aller toujours plus loin dans les rencontres et les mélanges. Subtilités rythmiques (souvent), mélancolie lyrique ou allégresse de l’improvisation (au choix), éclectisme des inspirations (toujours) sont à la source de ces douze morceaux qui sont comme autant de travaux d’un Hercule chanteur… ! On y retrouve ainsi les cultures komi, pygmée, moldave, séfarade, chinoise ou encore arabe, sans qu’il ne soit possible de dire ce qui relève de la création ou de la tradition. Chaque morceau est porté par une énergie jubilatoire, un souffle de vitalité et de plaisir largement contagieux. Le titre qui ouvre l’album, Komi, en est l’illustration même : reposant sur une mesure à 7/4, qui provoque un léger et très agréable déséquilibre, il donne le sentiment d’une respiration, d’un souffle essentiel, le souffle de la vie. Sans qu’une transition ne soit finalement nécessaire, c’est en Asie que l’on se retrouve avec le titre suivant, Ni Yuan Bu Yuan : basse continue, instrument à cordes, voix nasales et invitation à venir dans un « jardin secret » créent une ambiance insolite et irrésistible. Autre titre, autre continent : avec Abee, c’est entre l’Afrique et l’Amérique Latine que l’on se situe : dans ce traditionnel m’bochi, les percussions lourdes contrastent avec la finesse du chant ; l’on pense aussi à cette Misa Criolla écoutée durant notre enfance et qui a marqué notre imaginaire musical. Le blues qui suit n’est pas courant : Pygmees Blues, aux origines de la musique noire et de beaucoup des musiques actuelles. Ce sont ensuite deux traditionnels moldave (Veres Az Eg) et araboandalou (Rasta Riyad) – avec, pour ce dernier, une voix de muezzin sortie de nulle part, qui sait aussi jouer les rasta ! – qui enchantent nos oreilles, avant d’embarquer pour l’Italie et la Roumanie avec Paradis Sott’e ‘NCoppa – qui s’ouvrira également sur un thème chanté a cappella –, la tradition séfarade et ses mélodies envoûtantes avec El Aguadero, et enfin, l’Espagne et la Bulgarie, avec le minimaliste, progressif et très planant Caminata. Les trois derniers morceaux nous plongeront dans des ambiances encore différentes : le continent indien avec Indiambedagetz et ses langueurs méditatives ; l’Océan indien – l’Ile Maurice – avec Roseda Vieja Sirena, plein de colère et de rythme ; et, enfin, la vie de nomade avec Ji Jart Ott, traditionnel rrom avec bruits de couverts, guitare et claquettes. Avec des mots et des sons sans frontières, avec aussi de l’humour et beaucoup de sensibilité et de finesse, Chet Nuneta rend hommage à la mémoire des peuples, traquant les voies musicales pour y déceler les traces de ce continent mythique qui les unissait à l’origine. Mais ce faisant, tels des archéologues de la musique, nos complices nous donnent également des repères pour le présent et célèbrent l’avenir et la vitalité de ces mêmes peuples ! Patrimoine immatériel, patrimoine imaginaire, la Musique se joue des espaces et du temps et ce sera encore longtemps comme cela ! C’est peut-être pour cette raison qu’elle est aussi nécessaire à l’homme et que des groupes comme Chet Nuneta méritent d’être connus ! À découvrir absolument ! LOUIS WINSBERG MARSEILLE, MARSEILLE (Réf. : SUCH002 – SUCH PROD – Harmonia Mundi – Septembre 2011) Avec Marseille, Marseille, Louis Winsberg signe le manifeste d’une scène musicale provençale et métissée, melting pot d’influences culturelles et musicales diverses. Marseille, carrefour de la Méditerranée, cœur de l’Europe : n’est-ce pas ce même argument que les promoteurs de Marseille 2013, capitale européenne de la Culture, ont mis en avant pour obtenir ce précieux sésame, neuf ans après Lille ? On peut gager que Louis Winsberg, artiste méditerranéen s’il en est, sera invité à prolonger son discours dans le cadre des manifestations qui émailleront cette année très spéciale pour une capitale régionale très spéciale ! Marseille, Marseille anticipe d’ores et déjà ce moment, confrontant jazz, flamenco, slam, électro et musique araboandalouse. Le groove est, s’installe et s’insinue partout. À l’image des cités cosmopolites, il est constitué d’influences multiples que le premier titre Pourquoi cette ville illustre parfaitement. Fresque rythmique, ponctuée d’un texte introductif décrivant cette ville-phare, il nous plonge dans cette ville complexe : « grande cité ensoleillée bercée par les vents, à la forte personnalité, au fort accent, cité de cohabitations radicales, de quartiers chauds très funkys, cernée par la mer… Ce Marseille me fait rêver, non parce que j’y suis né, mais parce qu’il recèle en lui un métissage qui ressemble très fort à celui que je poursuis depuis des années, issu à la fois de la rue et de la Méditerranée… Fait de bitume et de rocher, d’ombre et de soleil, bien loin de la Marseillaise : Marseille, Marseille… ». La musique de Louis Winsberg parle ainsi de rencontres, d’échanges, de respect et de tolérance. Le flamenco du deuxième morceau, La camarguaise, léger comme la vie devrait l’être plus souvent, ne déroge pas à ce principe. Musique-partage, où la guitare est reine, même dans un titre plus jazz électro comme Magic méditerranée, chantée-parlée par Mona, dans une langue également familière de Marseille, et au groove implacable et incomparable. Le morceau suivant évoque un quartier, devenu aussi un lieu culturel ultra-créatif : La Belle de Mai. L’ambiance électro se poursuit, mâtinée de rythmiques flamenca. Le disque contient également deux traditionnels algériens que Louis Winsberg a réarrangé : Fiyach d’une part, que le saxophone soprano de Julien Lourau, par sa finesse, sublime ; Makountoun d’autre part, avant-dernier titre intimiste, chanté et juste accompagné à la guitare sèche : magnifique ! L’on y trouvera également une valse provençale (Différence), un très beau slam (L’étranger) et une nouvelle version – inévitable – de La Marseillaise, précédée d’une longue improvisation à la guitare flamenca. Le thème se fait moins guerrier, l’hymne national – certes moins solennel – n’en perdant ni de sa force, ni même de sa symbolique. Pari aussi osé que réus- si ! Le dernier titre, Marcel, Marcel, ferme le ban avec un humour savoureux, dans une atmosphère pagnolesque, pour décrire le jazz… Pour cette très belle production, Louis Winsberg s’est entouré de nombreux musiciens de talent. La plupart bien entendu marseillais ! Au-delà de Mona au chant et à l’oud, l’on y trouve Jean-Luc Difraya qui manie les baguettes,Antonio « el Titi », à la guitare flamenca et aux palmas, Lilian Bencini, à la basse et contrebasse, Manuel Gutierrez, au chant et aux palmas, enfin Miguel Sanchez qui alterne cajon, percussions et guitare flamenca. On remarque aussi de nombreux invités (souvent marseillais, c’est une manie !) : le saxophoniste Julien Lourau, le percussionniste Bijan Chemirani3, l’accordéoniste Christophe Lampidecchia, et les joueurs de bendir et de karbabou, Aziz Sahmaoui et Stéphane Edouard, ainsi que le percussionniste Jean-Louis Fernandez (cajon et palmas) et Nathan Kumar aux tablas, gangira et daf. Au total, Louis Winsberg et son collectif marseillais rendent à leur ville l’un des plus beaux hommages qu’il nous ait été donné d’entendre ces dernières années. Légèreté dans l’approche, sobriété mais puissance dans le jeu, qualité dans l’exécution, tout y est pour faire de cet album le soleil de votre rentrée ! n FOLK BRÉSILIEN ? MIRODA A ESTÓRIA DOS MEUS ROTEIROS (Réf. : MM01/1 – Meu Mundo – L’autre distribution – Août 2011) Fin 2007, le guitariste David Krupinski cherche des textes pour revêtir ses nouvelles compositions. Il tombe par hasard sur le recueil de la poète bré- silienne Hilda Hilst intitulé Do Amor. C’est un coup de cœur instantané, une révélation, une évidence ! « Il s’est passé quelque chose de magique, car le découpage des textes, voire des syllabes, collait parfaitement aux musiques ; plus je tournais les pages du livre, plus une évidence se dégageait, comme si Hilda participait elle-même au projet » se rappelle le musicien qui décide alors de partir à Sao Paulo pour rencontrer les ayants-droits de la poète disparue en 2004. Ecrivain et poète intriguant, exigeant et facétieux, Hilda Hilst est aujourd’hui considérée comme l’une des voix les plus stimulantes de la littérature brésilienne contemporaine. Ses poèmes ont été édités en France par les Editions Caractères qui fêteront d’ailleurs leurs 60 ans à l’automne et qui, à cette occasion, remettront en avant la poésie d’Hilda Hilst. Plus qu’une inspiration, ce recueil devient une carte au trésor pour Miroda, le groupe composé par David Krupinski (guitare), Milena Rousseau (chant, melodica) et Singhkeo Panya (guitare, clarinette alto). Rapidement s’esquisse l’architecture de l’album A estória dos meus roteiros (L’histoire de mes itinéraires), un titre parfaitement adapté à la démarche même de cet enregistrement ! Minimaliste et immédiate, la musique de Miroda invite au silence et à la 3 - Il s’agit bien du frère de Keyvan Chemirani, tous deux héritiers du patrimoine musical de leur père Djamchid Chemirani. Cf. ENA Hors les Murs, juillet-août 2004 : Keyvan Chemirani et les grandes voix du monde, Le Rythme de la Parole, réf. AC 104, Accords croisés, mai 2004. / septembre 2011 / n° 414 87 temps libre n MUSIQUES DU SUD temps libre Mélomanie nostalgie, voire au recueillement. Tout comme les mots se couchent sur le papier, la voix se pose sur les arpèges de la guitare, pour une balade, une plainte, un murmure… Faite de petits « rien », cette musique parle à l’intime, à l’être dans son quotidien, mais aussi dans ce qui le sort d’une vie peut-être routinière pour l’élever en tant qu’esprit. Ce sont ainsi quinze titres qui s’enchaînent, fragiles et éthérés, mais aussi brillants et puissants. Chaque morceau part d’un son, d’une note, d’un souffle. Le glissement des doigts sur les cordes s’entend, les respirations des musiciens, et notamment celle de Milena Rousseau, aussi. Tout cela concourt à rendre les musiciens très proches de l’auditeur. Les bruits de fond de Contas o infinito, qui offre par ailleurs un très bel arrangement avec des vents, ou l’introduction champêtre de Ainda que obscura y contribuent également, Miroda ne reniant pas, d’une manière générale, une approche très bruitiste dans ses compositions. La batterie et les percussions de Guillaume Arbonville viennent parfois soutenir, avec subtilité et discrétion, le trio comme dans Te mandar escrito ou Minha Alegria. Le dernier morceau, Dois Caminhos, est particulièrement réussi, combinant trombone et trompette, voix, guitare et clarinette, pour un résultat d’une grande pureté. Il est bien difficile de ne pas succomber à l’œuvre de Miroda. Par sa beauté simple, elle provoque apaisement et quiétude. Transcendant les courants et genres musicaux, elle ne se rapporte ni au fado ni au folk, tout en empruntant la langue du premier et l’esprit de tradition du second. Au total, sa musique vient servir les textes 88 / septembre 2011 / n° 414 d’Hilda Hilst autant que ces derniers ont contribué à l’inspirer originellement. Ce qui en fait une œuvre à part entière, de sons et de mots, bref de chair. À découvrir absolument ! n OPERA JAZZ §§DANILO REA & FLAVIO BOLTRO§§ AT SCHLOSS ELMAU OPERA (Réf. : 9508-2 – ACT – Harmonia Mundi – Août 2011) Le pianiste Danilo Rea et le trompettiste Flavio Boltro avaient vocation à se rencontrer. Mais, connaissant leurs antécédents, ce n’était certainement pas pour jouer de l’opéra… C’est bien pourtant ce projet qui les a unis lorsqu’ils se sont retrouvés au célèbre Schloss Elmau, ce château des Alpes bavaroises connu pour l’accueil privilégié qu’y trouvent de nombreux musiciens classiques comme de jazz. Inspirées par ce refuge hors du temps, quatre des dix pièces que constitue Opera, ce somptueux disque-incursion dans le monde de l’opéra italien, ont été enregistrées sur place, en public, le 9 décembre 2010. Le reste de l’album a suivi, naturellement, et offre le privilège aux amoureux du jazz et de l’opéra de pouvoir enfin réunir en un seul et même disque leur égale passion. À cet égard, point d’inquiétude, ceux qui n’aiment que l’un ou l’autre seront également comblés tant la qualité d’interprétation comme de re- création des œuvres originales est exceptionnelle. Les italiens adorent l’opéra, et cela s’applique aussi à Danilo Rea qui semblait prédestiné à se consacrer à cette passion nationale puisqu’il a étudié le piano classique au Conservatoire Santa Cecilia (sainte patronne des musiciens !) de Rome, sa ville natale. D’ailleurs, même s’il s’est finalement tourné vers le jazz, cela a été sans faire la part belle aux standards américains comme tant que musiciens ; il a plutôt cherché à combiner le vocabulaire de cette musique avec la tradition de son pays. Une tendance particulièrement évidente dans son premier album sur le label ACT, A Tribute To Fabrizio de André. Puis suivra Lirico en 2004, dans lequel son amour immodéré pour l’opéra italien et particulièrement pour puccini, est évident. Le projet Opera ne pouvait qu’approfondir cette orientation artistique. Encore fallait-il trouver un partenaire de choix dont la maîtrise instrumentale et la culture musicale puissent s’accorder parfaitement avec celles de Rea. C’est là que l’excellentissime trompettiste Flavio Boltro entre en scène. Ce dernier a étudié, lui aussi, la musique classique (au conservatoire de Turin) et joué avec plusieurs orchestres symphoniques ; il est également ouvert aux styles les plus divers, et toujours désireux de faire de nouvelles expériences. Dès les premières notes et l’époustouflant Lasciatemi morire de Claudio Monteverdi (1567-1643), l’on sait que le pari est réussi. Rea et Boltro excellent dans l’art lyrique ; et s’ils n’hésitent pas à se lancer dans de splendides variations / improvisations, comme dans Caro moi ben de Giuseppe Giordani (1751-1798), dans Vaga luna che inargenti de Vincenzo Bellini (1801-1835) ou dans Dal tuo stellato soglio de Gioachino Antonio Rossini (1792-1868), à surligner les mélodies, comme dans la Toccata from Orfeo de Monteverdi ou dans Piango, gemo, sospiro e peno de Antonio Vivaldi (16781741), à rechercher l’esprit plus que la lettre – la splendide Sinfonia dal Barbiere di Siviglia de Rossini en atteste –, ils restent avant tout attachés à la mélodie des airs originaux. Le respect des classiques de l’opéra est évident tout en laissant, aussi, beaucoup d’espace à l’innovation. Les deux airs de Giacomo Puccini (1858-1924) – E lucevan le stelle et O moi babbino caro – illustrent aussi, de leur côté, la force créatrice de Rea et Boltro et leur capacité à faire jaillir des sentiments qui démultiplient ceux procurés par les pièces originales. Au total, jazz et opéra se mêlent sans que l’on n’ait jamais l’impression d’un mariage forcé ou d’une alliance contre nature, bien au contraire. C’est particulièrement le cas dans le magnifique Guillaume Tell de Rossini : la trompette et le piano n’hésitent pas à introduire sur des rythmes syncopés, avant que le piano n’annonce le thème tout en brodant tout autour, la trompette s’ajoutant à cette improvisation avec maestria ; réorchestrations, rythmiques chaloupées, envolées lyriques, questions réponses, nos deux complices ont totalement digéré l’œuvre originale pour la re-créer ; et le propos très théâtral de la Sinfonia s’en trouve encore renforcé. Juste avant, ils reprenaient le Casta Diva de Bellini et ses envolées lyriques faites de boucles mélodiques aux résolutions parfaites. Le disque s’achève sur une pièce de Francesco Cilea (1866-1950), lo son l’umile n PIANO SOLO LESZEK MOZDZER KOMEDA (Réf. : ACT 9516-2 – ACT – Harmonia Mundi – Août 2011) La scène jazz actuelle ne serait pas ce qu’elle est sans l’influence des musiciens polonais : ce sont en effet des artistes comme Krzysztof Komeda qui ont « traduit » le son de l’Amérique en employant leur vocabulaire propre, défini par ses origines européennes. Ce faisant, et au-delà de captiver le public jazz polonais, ils représentaient également une puissante source d’inspiration pour bien d’autres musiciens de nombreux pays. Chez lui, Leszek Mozdzer est considéré comme une figure majeure de la jeune scène jazz et l’on comprend pourquoi dès les premières notes, précises et intériorisées, de son nouvel album intitulé Komeda. Après des études classiques, ce pianiste, né en 1971, ne découvre le jazz qu’à l’âge de dix-huit ans ; il n’en est pas moins, depuis 1994, désigné presque tous les ans meilleur pianiste du pays par le magazine JazzForum. Il s’est également distingué au niveau international, notamment avec le contrebassiste Lars Danielsson, et s’est produit au côté de très grands noms tels que Pat Metheny, Lester Bowie ou encore Archie Shepp. Son premier album pour Act est un hommage à ce héro national qu’est Komeda, pianiste de jazz et compositeur de musique de films, disparu prématurément à l’âge de 38 ans, et connu internationalement pour avoir signé la quasi-totalité des bandes originales des films de Roman Polanski. Mêlant le style Komeda (un des premiers alliages de jazz et de musique classique), et son travail pour la 20th Century Fox, Mozdzer apparaît comme un fidèle interprète du maître, mû par une même et intense sensibilité. Qu’il laisse s’exprimer leurs affinités spirituelles dans le registre romantique sur Ballad fort Bernt, ou leur côté sombre sur la B.O. la plus célèbre de Komeda, Rosemary’s Baby, ou bien qu’il se régale à ré-harmoniser Crazy Girl sur une rythmique irrégulière, les petits chefs d’œuvre qu’il livre ici sont devenus autonomes de temps libre ancella, qui, forçant un certain recueillement, semble construire un pont entre les voix terrestres et célestes, la fin du morceau – joué en public – étant comme un appel à une telle unité. Si l’on devait vous conseiller un disque de chevet, pour passer quelques jours, quelques semaines, quelques mois, ce serait certainement Opéra de Danilo Rea et de Flavio Boltro. La richesse du projet, la qualité de son exécution, la fécondité – sans limite – du propos, en font un incroyable voyage à travers le temps et les sons. Ils parviennent à emmener l’auditeur loin, très loin. Et là, il est bien difficile de garder son armure, sa couverture ou sa carapace ; ils opèrent à vif, travaillant l’humain et se donnant autant qu’ils reçoivent ; et l’on en ressort ébloui et serein, ayant le sentiment d’avoir approché le Beau, voire de l’avoir touché. En tout état de cause, lui, nous a touchés. leur inspirateur et de toute tentative de catégorisation. Ayant bâti sa réputation sur sa capacité à improviser à partir des thèmes de Chopin, Leszek Mozdzer s’affirme ici comme un immense pianiste. Sa musique est pétillante, légère et grave à la fois ; accordant autant d’importance à la mélodie qu’au rythme, il dispose d’une technique incroyablement maîtrisée, qui lui permet de dire exactement ce qu’il veut. L’émotion est toujours palpable, voire un certain lyrisme, qui donne à son interprétation un charme certain. Exceptionnellement doué pour l’improvisation, il s’appuie sur l’harmonisation tout en sachant en sortir, notamment grâce aux chromatismes qu’il affectionne particulièrement. Mais son art repose certainement sur l’ornementation, qui vient enrichir son jeu sans l’alourdir. Nous avons affaire à un orfèvre qui cisèle ses œuvres comme autant de sculptures ayant vocation à orner une carte de Tendre contemporaine. Splendide.n Arnaud Roffignon Averroès 2000 Christophe Jouannard / septembre 2011 / n° 414 89 temps libre Signets La boîte à livres L es retours de vacances sont souvent un peu mélancoliques et chacun en a ses raisons. Pour moi qui n'ai pu quitter Paris, j’ai pu relire quelques classiques, Balzac, Proust et le premier roman d’un de mes amis, Gérard Landrot, galeriste sur la place de Paris, critique d’art, intitulé Tout autour des Halles quand finissait la nuit (Editions L’Editeur). Quelques mots sur cet ouvrage qui m’a retenu. C’est l’histoire d’une pensionnaire de maison close au quartier des Halles, qui devient concierge rue Montorgueil. Excellent poste d’observation car le récit se déroule durant l’Occupation, puis la Libération. Bien écrit, je vous incite à le lire. Cette dispersion ne m’a néanmoins pas fait oublier mes fidèles camarades auteurs et, une fois de plus, j’ai été contraint de m’adapter à la diversité des sujets : bon exercice, en réalité, pour vous faire tenir l’esprit « en bon état » et excite, comme disait Montaigne, l’imagination. Dans cette boîte à livres, fautil le rappeler une fois de plus, sont réunis les genres les plus divers, vous en jugerez. n Financer nos dépenses de santé. Que faire ? Christian Prieur L’Harmattan 2011 Ce livre a paru en avril dernier. C’est dire son actualité. Il 90 / septembre 2011 / n° 414 s’ouvre sur une préface de Raymond Soubie, dont on ne saurait nier la compétence dans le domaine social. Nous le citons : « Tel qu’il est financé notre système de santé est un des meilleurs du monde : la médecine y est de qualité ; il est accessible à tous, sans obstacle financier. Il concilie, conformément à notre génie national, la liberté avec la solidarité. Encore ne faut-il pas oublier qu’il faut le financer car sans financement, il n’y a pas de dépenses de santé, pas de soins ». Et le préfacier ajoute : « L’ouvrage de M. Prieur expose méthodiquement, en articulant l’observation concrète des réalités et les considérations de politiques économique et générale, les différentes facettes de notre problème central : comment adapter notre système productif de soins à la modernité en assurant son financement dans la durée ? ». Nous retiendrons le mot « méthodiquement », qui traduit bien la qualité de la recherche menée par mon camarade et ami de promotion1. Dès l’avantpropos, il nous confie pourquoi il a écrit ce livre et souligne en particulier, avec une pointe d’humour : « parce que je suis tombé par hasard au milieu des années soixante, dans le trou de la Sécurité sociale ». En effet, toute sa carrière professionnelle a été en quelque sorte entraînée dans la recherche d’une ou des solutions. Nous laissant libres d’apprécier les choix de tous nos gouvernants et les valeurs qu’ils défendaient, l’auteur n’a pas voulu proposer une réforme révolutionnaire. Il a souhaité simplement rappeler que la santé n’a pas de prix mais qu’elle a un coût et il l’a expliqué avec précision en dix chapitres, à partir du constat de la situation actuelle et de l’évolution de notre système de santé. Il a néanmoins, et on ne peut que l’en féliciter, insisté sur ce vers quoi nous devons tendre et essayer de réaliser en 2011. Non pas une conclusion, mais des perspectives d’actions susceptibles d’apporter des résultats, en dépit de la complexité : « En 2011, la réforme dans le secteur de la santé et son financement, ce n’est pas l’utopique chamboulement, c’est l’action avec continuité et transparence… » Bien que profane, cet ouvrage m’a retenu par sa rigueur et par la richesse des suggestions qu’il nous propose. Un livre à lire parce qu’il est écrit avec franchise, clarté et la volonté des résultats. Il mérite la plus grande attention de ceux qui, à tous les niveaux, politiques ou administratifs, ont en charge ce secteur essentiel, avec ceux de l’éducation et de la culture. n Les 100 mots de la Fonction publique Marcel Pochard Puf/Que sais-je, 2011 Comment ne pas donner écho à ce petit livre dont la section des retraités avait eu la primeur lors d’une intervention de Marcel Pochard à la dernière réunion du Conseil de section. Il en avait annoncé la publication prochaine : c’est chose faite et j’ai pris un intérêt tout particulier à la lecture de ces articles, rassemblés en treize chapitres, « qui se proposent d’aider à comprendre ce qu’est la fonction publique et comment elle fonctionne, le régime auquel elle est soumise, les conditions de sa gestion, les droits et obligations des agents, les dossiers d’actualité, les réformes en cours… » Dans son introduction, l’auteur précise l’esprit de son étude, centrée sur la fonction publique de l’État. Le cadre restreint de la collection a contraint l’auteur à privilégier une approche généraliste, allégée en références jurisprudentielles et textuelles habituelles : « La France, ajoute-t-il, dispose d’une fonction publique qui n’est pas parfaite mais est de grande qualité professionnelle et peut se prévaloir d’une forte tradition d’intégrité et d’impartialité, faisant, dès lors, d’elle un outil fiable au service du pays ». Les 100 mots clés sont cités en fin d’ouvrage dans un glossaire qui renvoie à chacun des chapitres. Un exemple : « Rémunérations » renvoie au chapitre VI, titré : «La rémunération et les conditions du travail », avec chacun des mots clés : rémunération, traitement indiciaire, grille indiciaire, heures supplémentaires,politique de rémunérations accessoires, rémunération au mérite et à la performance, politique de l’indice, politique salariale, 35 heures, droit à pension. Présentation heureuse, ordonnée et significative. Le texte est clair et nous avons un petit livre de références pour le fonctionnaire, mais aussi pour ceux qui souhaitent comprendre la fonction publique : une loyale et précise présentation de notre fonction publique d’aujourd’hui. La conclusion est consacrée au n°100 : « Fonctionnaire de demain ». Sur le destin du fonctionnaire de demain, il a deux certitudes : l’attente des citoyens pour une fonction publique qui maîtrise les « Titans » à l’œuvre dans ce monde et qui le menacent2. La seconde certitude, c’est qu’il appartiendra plus que jamais à la fonction publique d’assurer la cohésion sociale et de répondre à la demande de nos concitoyens, notamment les plus faibles : « Ce qui sera attendu du fonctionnaire en poste demain, ce sera plus que jamais le sens du service public et l’exemplarité professionnelle et déontologique ». Souhaitons le plus grand succès à ce n° 3919 de la collection Que sais-je : il intéressera aussi bien nos camarades de la fonction publique, à quelque poste qu’ils se situent, que nos concitoyens et ceux bien plus jeunes qui répondent à l’appel des recrutements. n Le Transport international de marchandises Air – Terre – Mer Pierre Bauchet Economica 2011 Membre de l’Institut de France (section Economie politique, Statistiques et Finances), agrégé de l’Université, l’auteur a été directeur des études de l’École. D’abord spécialiste de la planification et de la comptabilité nationale, mais aussi des grands problèmes de l’économie française, il s’est particulièrement intéressé depuis quelques années au problème des transports. Il nous propose aujourd’hui une étude d’ensemble sur le transport international des marchandises et particulièrement sur le progrès des techniques dans le transport des marchandises qui a eu des conséquences multiples : « Il a permis, précise-t-il dans l’introduction, non seulement d’étendre le champ des transports mais aussi d’en augmenter la rapidité et les capacités. Dès le début de notre ère, le progrès a forgé des économies régionales, comme l’ensemble méditerranéen, regroupant plusieurs nations ». Cette étude donne la priorité aux transports maritimes, qui représentent 95 % du tonnage des transports internationaux. Elle couvre ainsi plusieurs champs de recherche, comme en témoignent les trois chapitres qui ordonnent l’ouvrage et qu’annonce un chapitre préliminaire titré : « Les changements de structure de l’économie mondiale », contraints par les progrès des échanges et aujourd’hui d’autant plus sensibles en raison de la crise que nous vivons. Beaucoup de gouvernements et les pouvoirs publics sont conduits à réviser leurs politiques antérieures. Très brièvement, nous signalerons que le premier chapitre présente la nouvelle géographie des transports internationaux, qu’il s’agisse des trafics aussi bien que des réseaux et les changements que l’on peut constater. Le deuxième chapitre nous montre comment leurs activités sont aujourd’hui restructurées. L’auteur insiste tout particulièrement sur le fait que le transport maritime est aujourd’hui épuisé pour l’Asie. Quant aux transports aéronautiques, dont l’Europe était le principal acteur, il est progressivement concurrencé par d’autres continents. Le troisième chapitre souligne l’évolution de la régulation des transports, leur encadrement par les autorités publiques nationales comme en France, mais aussi par divers organismes internationaux (Onu) ou des organismes nationaux (Union européenne), dont « les partenaires acceptent la transposition des directives dans leur propre droit ». Une courte conclusion (que complète une bibliographie très concrète) met en évidence le progrès technique et ses conséquences qui ont conduit à la nécessité de politiques de régulations, d’interventions qu’il convient de relever dans cette région du monde dite « libérale ». Dans cet ouvrage destiné en priorité aux spécialistes, le profane trouvera son intérêt et comprendra cette évolution qu’on ne pouvait imaginer au début du XXe siècle. n Le Temps présidentiel Mémoires Tome II Jacques Chirac Nil Editions 2011 Le second volume des Mémoires de Jacques Chirac, rédigé comme le précédent avec la collaboration de l’historien Jean-Luc Barré, couvre les deux mandats de sa présidence, la plus longue période de la Ve Républiqueaprès celle de François Mitterrand. Divisé en 16 chapitres, avec une série de cahiers photos, l’ouvrage s’achève sur une vingtaine de pages titrées : « Un testament politique ». Les premières pages sont consacrées à son entrée en fonction, à la composition de son cabinet, à la préparation du gouvernement avec Alain Juppé, en attendant la passation fixée 1 - Albert Camus 1962 2 - L'auteur reprend le terme de l’écrivain allemand Ernst Junger / septembre 2011 / n° 414 91 temps libre Signets temps libre Signets au 17 mai 1995. Tout au long des chapitres suivants, il s’attache à faire le bilan de son action, de ses choix, des critiques, mais aussi des approbations. C’est ainsi qu’il évoque la dissolution de 1997, les « affaires », l’échec du référendum sur la Constitution européenne en 2005. Il met l’accent sur les réformes qu’il a engagées en vue d’éviter « la fracture sociale », tout en continuant et en accentuant la modernisation du pays. Il montre combien il a souhaité maintenir la paix intérieure, la paix extérieure et justifie la politique étrangère qu’il a menée, dans le cadre de son domaine réservé, en soulignant son engagement en faveur du respect des cultures et ses efforts tant en exYougoslavie et en Irak. Il n’omet pas de faire le récit de ses rencontres avec les « grands » de ce monde. Les politiques avant tout : Boris Eltsine et Vladimir Poutine, Bill Clinton et George W. Bush, Tony Blair, Helmut Kohl et Angela Merkel, entre autres, dont il nous donne à la fois portraits, dialogues… (à double sens quelquefois notamment avec les dirigeants chinois et japonais). Il nous fait part des relations qu’il avait à la fois avec ses « compagnons » mais aussi avec Lionel Jospin, qui fut son deuxième Premier ministre. Rencontres, accords ou désaccords avec Nicolas Sarkozy, avec ses proches conseillers, comme Dominique de Villepin. À propos de JeanPierre Raffarin, son troisième Premier ministre, il écrit : « Porteur d’un souffle neuf, le gouvernement constitué par J.P. Raffarin témoigne par sa composition même de notre volonté d’action ou de réno92 / septembre 2011 / n° 414 vation… » Il n’oublie pas d’évoquer également, et ce sont des pages particulièrement intéressantes, le Musée des Arts premiers, création à laquelle il tenait beaucoup. Dans les dernières pages, il écrit : « Au terme de ce voyage de mémoire, je ne me livrerai pas à une analyse institutionnelle, économique et sociale du pays. C’est à ceux qui sont en charge aujourd’hui de son destin de le faire. Mais je ressens le besoin de vous dire les trois ou quatre choses essentielles que je retiens d’une vie mise au service d’une singulière et dévorante passion pour la France. Je veux vous parler de notre temps : l’avenir de la France dans la mondialisation ». Il adresse un premier message: relever le défi de la mondialisation. Deuxième message : « Relever le défi technologique qui est au cœur de la mondialisation ». Son dernier message est destiné à la jeunesse et aux créateurs, à tous ceux qui seront les acteurs du rayonnement de la France : « Alors Français : Rêvez ! Osez ! » Ce livre mérite d’être lu et sera une source incontournable pour les historiens du futur, même si parfois la subjectivité l’emporte sur la réalité de l’événement. n L’ère du consommateur Laurent Fourquet Editions du Cerf 2011 Voici un premier ouvrage, fruit d’une expérience dans le domaine dont l’auteur est chargé au Secrétariat général du gouvernement. Ce n’était pas chose facile de se confronter à ces questions et d’essayer d’en tirer « le profil d’une époque, notre époque ». Cet essai de plus de trois cents pages mérite attention et cha- cun des 31 chapitres apporte des informations avec beaucoup d’impartialité. Les lecteurs pourront en juger et, très certainement, apprécier la façon dont notre camarade a traité de la vision de notre ère du consommateur pour reprendre le titre de l’ouvrage. La lecture achevée, il nous a paru que résumer ces trois cents pages, né d’une conversation avec un diplomate espagnol sur la société actuelle, serait un exercice périlleux et sans doute inutile. Nous nous contenterons de rappeler ce sévère constat de l’avant-propos : « En tout cas, en Europe, le christianisme est mort. J’éprouvais quelque temps après le désir de comprendre cette façon de concevoir l’esprit de notre temps et notamment son refus d’envisager une autre perspective sur le monde».Notre camarade se demanda pourquoi ce diplomate, homme fin et lettré, se refusait d’envisager une autre perspective sur le monde. Cette conclusion ne le satisfaisait pas. La lecture de nombreux ouvrages et sa réflexion devaient lui permettre de répondre à ses interrogations. Il finit par se demander « si, au fond, la société de consommation, au sens où on l’entend habituel- lement n’était pas la partie, plutôt que le tout, en d’autres termes si ce que l’on nomme "consommation de masse" n’est pas la simple déclinaison économique d’une mécanique plus globale conférant au principe de consommation le pouvoir de régir en totalité notre monde et nos vies ». Ceci dit, il nous confie qu’il s’est posé une double interrogation sur la capacité d’intimidation de l’opinion dominante et sur le rôle et le pouvoir de la consommation. Ses réponses ne sont pas définitives : mais il tient à saisir notre époque et son avenir. En effet, notre époque a un profil très différent de celui que beaucoup s’obstinent à vouloir présenter. Ce qu’il montre tout au long de cet essai, c’est que « notre temps n’est ni un moment de joyeuses fêtes des sens ni un âge de lucidité désenchantée ». Bien au contraire, nous vivons une période de stricte orthodoxie « gouvernée par celle du consommateur qui dicte ses valeurs, impose ses interdits et occupe chaque jour davantage notre monde et nos vies ». Que le lecteur soit persuadé, comme je l’ai été moi-même, que cet ouvrage se présente à la fois comme une analyse théorique d’un modèle économique et une lecture globale de l’époque que nous vivons. N’oublions pas la leçon qu’il tire des dernières pages titrées : « Prolégomènes du combat à venir pour que l’individu ne soit pas définitivement transformé en machine à consommer ». À chacun de nous de réfléchir et d’agir dans la limite de ses possibilités pour mener « cette tâche souterraine, qui est âpre et sourde » mais aujourd’hui elle est la seule possibilité « qui nous reste de servir la Vérité ». Collection Tel – Gallimard 2011 Paru en 1985, cet ouvrage vient d’être réédité. Sous-titré « essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée », précédé d’un texte sur l’Insomnie d’écrire, il est divisé en trois parties : « Le vol des mots », « Le communisme des idées », « Le dépouillement de l’écriture ». La quatrième de couverture nous donne une parfaite explication de la réflexion de notre camarade, qui est également psychanalyste et qui a été directeur de la Musique au ministère de la Culture : « Étrange passion que celle de Freud et de ses disciples aspirant au communisme des idées et finissant par s’entre-déchirer pour des histoires de propriété de mots et de transmission de pensées. Surpris de rencontrer dans la psychanalyse, comme chez les écrivains, ces mêmes jeux, Michel Schneider dévoile ce qui pourtant devrait être l’évidence : « Le propre des mots est d’être impropres ; leur destin d’être volés… » Et d’ajouter « ou de vous voler ». Il explique : Vous parlez, pensez, écrivez, vous créez ; mais ces mots que vous utilisez, à qui les avez-vous volés ? ». Et combien d’autres constatations ou inter- rogations et notamment la propriété des mots et des pensées ? Passion amoureuse, influence intellectuelle. La quête est difficile mais combien elle amène à nous interroger nous-mêmes : une sorte d’entrée dans un monde nouveau, personnel, dont on n’est plus le seul maître et nous conduit à réfléchir sur notre propre identité. Cet ouvrage mérite qu’on s’y attarde. Il faut le prendre au hasard. C’est l’attitude que j’ai adoptée en commençant par le chapitre « D’un double à l’autre », qui débute ainsi : « Quelque sujet extravagant que vous ayez pris, il s’insère à votre besogne ». Par ces mots, Montaigne évoquait ses démêlés avec Plutarque et autres interrogations. J’ai terminé par « Pour l’amour des mots », pages passionnantes et passionnées, sur les mots mais aussi sur les livres. J’ajouterai, pour clore ce faux compterendu qui n’est qu’une simple invitation à lire l’ouvrage de notre camarade, cette belle chute : « Un livre que l’on voulait reprendre à l’instant, des yeux fatigués se fermant sur une page qu’ils croyaient relire tout à l’heure et ne reverront pas, voilà ce qu’est pour moi mourir : cesser de lire plus tôt que l’on ne pensait ». n Affaire de Com ! Eric Giuly Editions Odile Jacob – 2011 Ce livre est né d’une indignation de l’auteur à la lecture d’un article du Monde3, d’une part, et, d’autre part, du livre d’Aurore Gorius et Michaël Moreau : Gourous de la Com’ (éditions La Découverte). Le spécialiste qu’il est devenu, fort de son expérience du secteur public et du secteur privé, a voulu réagir et « présenter une vision de cette activité qui est la sienne depuis plus de dix ans et avec qui j’ai eu affaire depuis le début de ma carrière ». Ce livre apporte à la fois un éclairage précis de la communication et des règles nécessaires, d’où le sous-titre : « stratégies gagnantes, stratégies perdantes ». Il est rempli d’exemples présentés par notre société à l’observateur attentif et dont Eric Giuly a eu à connaître ou à traiter personnellement tout au long de sa profession : réforme des retraites, rachat de Péchiney par Alcan, affaire Woerth, scandale de la Société Générale, et combien d’autres exemples. À travers ces cas concrets qui ont marqué notre époque, notre camarade livre six règles essentielles, tout en reconnaissant que « ce qui marche un jour dans un contexte donné peut ne pas être efficace, voire contre-productif, dans un autre ». Et il précise que, pour permettre de mieux en saisir la portée et l’importance, il a souhaité illustrer ces règles à travers l’analyse de deux exemples emblématiques, tirés de l’actualité récente et largement médiatisés. Il s’agit, sous le titre de « La Com’ qui sauve et la Com! qui tue », d’une part, de la bataille entre Bernard Kouchner et Pierre Péan, et d’autre part, de la malheureuse crise de France Télécom. Quant à ces six règles, nous vous laisserons le soin d’en apprécier les difficultés, les avantages et les succès : « Savoir choisir son terrain », « Savoir préparer son terrain », « Savoir occuper le terrain », « Savoir se pourvoir sur de nouveaux terrains », « Savoir changer de terrain » et enfin « Savoir traverser un terrain miné ». Pour cette dernière règle, notre camarade a choisi trois exemples : les récentes crises ministérielles, LVMH et les leçons de la Société Générale, qu’il commente ainsi : « Ce que la perte financière n’a pu faire, une grave erreur de communication va la rendre inéluctable. » Les dernières lignes de la conclusion résument bien le sujet de cet ouvrage : « Ce n’est pas parce que le résultat n’est jamais garanti ni parce que c’est souvent difficile de le faire surtout en période de crise qu’il ne faut pas appliquer avec la plus extrême rigueur et la plus grande méthodologie les six règles ». En effet, il insiste sur le respect de ces règles qui déterminent les stratégies gagnantes, leur méconnaissance faisant les stratégies perdantes. Bref, E. Giuly essaye de vous convaincre que tout est affaire de com’… Est-ce aussi votre avis ? n Défaite interdite. Plaidoyer pour une gauche au rendez-vous de l’histoire Pierre Moscovici Flammarion 2011 Dix livres de Pierre Moscovici, dix livres de « combat » sur l’Europe, la gauche, les poli3 - Le Monde (25 mars 2010) – Les seigneurs de la Cour – article de Raphaële Bacqué. / septembre 2011 / n° 414 93 temps libre n Voleurs de mots Michel Schneider temps libre Signets tiques, ont précédé ce nouvel ouvrage paru en juin dernier. Un certain nombre d’événements sont intervenus depuis sa publication mais ils n’enlèvent rien à l’intérêt de ce livre, aux rappels historiques que l’auteur a estimé devoir mentionner… et aux perspectives sur lesquelles il s’interroge et notamment sur la prochaine élection présidentielle. Après la première partie consacrée au « long échec de la gauche », la deuxième partie est intitulée : « Une ambition crédible pour demain » ; elles sont précédées d’un prologue où l’auteur explique la raison de ce livre qui l’a conduit à retrouver le passé, mais en tant que l’un des principaux dirigeants du Parti socialiste il tient à examiner les perspectives pour une nouvelle politique. Ces trois cents pages ne manquent pas d’apporter un certain nombre d’informations, de réflexions, non seulement sur notre pays, mais également sur l’Europe. Et, bien entendu, l’auteur exprime sa réprobation face à la politique actuelle. Sans aucun doute, il est persuadé que le temps de l’alternance est venu, mais il faut – et cela très rapidement – que la gauche puis94 / septembre 2011 / n° 414 se convaincre et ne pas susciter le doute parmi les citoyens, comme par le passé : « La gauche a raté tous ses rendezvous avec l’histoire depuis dix ans, écrit-il. L’échéance qui vient est donc décisive pour le pays, existentielle pour la gauche : il s’agit pour elle de vaincre ou de s’effacer ». Mais que faire pour gagner en 2012 ? Dans chacun des chapitres de la deuxième partie, il démontre que la gauche doit sortir de son immobilisme et de l’autosatisfaction. Il faut se préparer à une République exemplaire dans tous les domaines : réforme de l’État, justice, culture, tous les domaines sont analysés avec précision. Il faut également investir dans l’avenir et envisager une coordination sur le plan européen. Il faut recréer la confiance pour répondre à la crise que traverse la France. L’épilogue, soustitré « devoir de victoire », ne fait pas oublier combien une élection présidentielle est riche de « favoris défaits, de surprises majeures, d’outsiders triomphants » : « Je n’aurais pas la pédanterie de pasticher Chateaubriand et de clamer "Levez-vous, orages désirés", conclut Moscovici, mais le compte à rebours est lancé, la partie sera difficile et excitante : le temps de l’espoir et de la responsabilité arrive ». n Dictionnaire politique d’Internet et du numérique. Les 66 enjeux de la société numérique. Christophe Stener Editions de la Tribune 2011 Il s’agit d’un ouvrage collectif coordonné par notre camarade Christophe Stener, que l’on peut trouver également sur le site de la Tribune.fr. Il est introduit par Alain Minc, dont nous citerons une phrase qui résume en quelque sorte l’ouvrage : « Ce dictionnaire est l’ultime démonstration que l’Internet n’est plus un simple segment de la réalité. Il est la réalité ». Dans l’avant-propos, Neelic Kroes, vice-Président de la Commission européenne en charge de la stratégie numérique, souligne : « C’est maintenant presque un poncif, tant les sceptiques d’hier se sont ralliés à l’évidence : la maîtrise des technologies de l’information et de la communication (TIC) constitue l’une des clés essentielles de la société de demain ». De son côté, Eric Besson, ministre chargé de l’Énergie et de l’Économie numérique, apporte également un avis positif dans sa préface : « Ce dictionnaire, estime-t-il, constitue une aide précieuse pour mieux appréhender cette révolution ». Les soixante-six mots retenus sont commentés par quatrevingts auteurs, certains ayant accepté d’écrire deux ou trois définitions. Beaucoup sont de la plume de nos camarades. J’ajouterai que cet ouvrage est complété par une bibliographie comprenant une liste des rapports généraux, annuels et d’ouvrages concernant le sujet. Christophe Stener n’a pas manqué de fournir un index des mots-clés qui permet une lecture facile. Il ne me paraît pas nécessaire d’aller au-delà de ces quelques indications sur cet ouvrage qui apporte de solides informations sur ce monde d’Internet et du numérique dans lequel nous sommes tous engagés. Il convient d’ajouter que son prix raisonnable (9,99 €) est de nature à confirmer auprès des futurs lecteurs le succès qu’il a connu lors de sa parution en juin dernier. n Éthique du refus, un geste politique Christian Savés L’Harmattan. 2011 Cet ouvrage de notre camarade Christian Savés s’inscrit dans la suite de ses réflexions. Il s’agit d’un essai in spiré d’une phrase d’Alexandre Soljetnitsyne, extrait d’une lettre au IVe Congrès des écrivains (22-27 mai 1967) : « Nul ne réussira à barrer les voies de la vérité et je suis prêt à mourir pour qu’elle avance ». Lapremière partie est intitulée : B U L L E richesse que d’hommes… » Nous avons noté, en passant, d’excellentes références à Descartes, Protagoras, Romain Gary et André Malraux, qui professait : « On ne fait pas de politique avec la morale, on n’en fait pas davantage sans ». Inviter nos camarades à lire cet ouvrage n’est pas une simple proposition amicale. Ceux qui reconnaissent dans notre société le rôle de certaines valeurs et notamment le courage du refus seront confortés dans leurs convictions. Les exemples sont nombreux et l’auteur n’hésite pas à se référer à l’exemple que nous donne chaque jour la T I N D ’ vie, notre vie mais aussi celle des autres, amis, responsables politiques, etc. Et pourtant, comme il le démontre avec persuasion : le refus comme exigence, c’est aussi réconcilier l’être avec le monde : « Socrate fut le premier grand maître du refus dans la pensée occidentale », rappelle-t-il en démontrant avec force arguments que la mort du philosophe fut la matérialisation du refus : « Il nous appartient, chacun à notre niveau, conclutil, de devenir le digne héritier, le disciple de Socrate, dans une société, faisant de moins en moins de place à la liberté, A B O N N réduisant ses possibilités de choix, lui imposant un nombre de diktats… « Puisse l’homme sortir grandi de cette épreuve… » Le refus est une force qui va… mais le refus c’est la vie. À vous d’apprécier l’aventure du refus auquel nous entraîne notre camarade dans notre monde tourmenté et implacable dont nous devons surn monter les difficultés. Robert Chelle Albert Camus 1962 E M E N T Je souscris à abonnement(s) d’un an à l’ENA Hors les murs au prix annuel unitaire de 52,00 € (France) ou 85,00 € (Étranger). Nom Prénom Adresse Ci-joint mon règlement par chèque d’un montant de libellé à l’ordre de l’AAE-ENA € Demande d’abonnement à retourner accompagné de votre règlement à : l’ENA Hors les murs 226, Bd Saint-Germain – 75007 Paris – Tél. : 01 45 44 49 50 – Télécopie : 01 45 44 02 12 / septembre 2011 / n° 414 95 temps libre « Le refus comme posture : pour une éthique du politique »et la deuxième partie : « Le refus ou les prémices d’un geste politique ». Dans l’avantpropos, l’auteur exprime le dessein et la volonté personnelle qui l’ont animé : « Insurrection de la conscience ou révélation plus haute que toute sagesse, le refus n’en exprime pas moins, de manière probante et exemplaire, parfois spectaculaire, l’aptitude de l’homme à offrir, à l’occasion, un parfait condensé de volonté, de courage et d’abnégation, d’esprit de résistance. Par là même, il a au moins le mérite qu’il n’est temps libre Éphéméride ça s’est passé… u en septembre 2-7 septembre 1666 : Le grand incendie de Londres L e dimanche 2 septembre 1666, aux alentours de deux heures du matin, les cris de ses apprentis réveillèrent Thomas Faryner, boulanger dans Pudding Lane1. Le feu avait pris dans le four surchauffé et dévorait déjà tout le rez-de-chaussée. Maître Faryner et sa famille eurent juste le temps de fuir par les toits, tandis que leur servante, terrorisée, périssait dans les flammes. De la boulangerie, le feu se propagea à une auberge voisine, où des bottes de paille étaient disposées. L’incendie gagna les maisons avoisinantes, Thames Street et les bords de la Tamise. Les quais en bois, encombrés de foin, de goudron, d’huile et d’eau de vie, alimentèrent le brasier. Les autorités ne s’inquiétèrent d’abord guère. Vers trois heures du matin, Samuel Pepys2, réveillé par une de ses servantes, estima qu’il n’y avait pas grand péril et retourna se coucher. Ce fut aussi l’avis du lord-maire, sir Thomas Blendworth. Irrité, le magistrat regagna son lit en marmonnant : « Une femme éteindrait ça en pissant dessus. » (sic) Quand le jour se leva, une partie du pont de Londres et trois cent maisons avaient déjà brûlé. Par malchance, le vent, au lieu de souffler de l’ouest – ce qui aurait poussé les flammes vers les douves de la Tour – vint de l’est, rabattant l’incendie vers le centre de la City. La plupart des édifices en bois étant entassés les uns contre les autres, le vent propagea aisément le feu d’une bâtisse à une autre. Selon un témoin, « les vents mugissants excitaient les flammes dont le fracas évoquait la course de milliers de chariots lancés sur le pavé ». Il n’y avait pas de brigade de sapeurs-pompiers. Aucun moyen n’avait été prévu pour charrier l’eau de la Tamise et enrayer la progression du feu. Les canalisations alimentant en eau les fontaines publiques étaient à sec. En effet, le fleuve était au plus bas, Londres ayant connu une sécheresse sans précédent pendant l’été. Ces canalisations en bois propagèrent plus l’incendie qu’elles ne l’éteignirent. Les Londoniens ne prirent pas immédiatement conscience du danger. Cependant, dans la matinée du 3, la confusion s’installa. Les habitants se mirent à fuir, louant des charrettes à prix d’or. Beaucoup traversèrent la Tamise pour se mettre à l’abri sur la rive sud. Samuel Pepys rencontra le lord-maire, dépassé par la catastrophe : « Il pleurait comme une femmelette : ''Seigneur, que puis-je faire ? Je suis épuisé ! Personne ne veut m’obéir. On m’a chassé des maisons. Le feu va bientôt nous rattraper.'' » Le roi et son frère, le duc d’York3, se dévouèrent pour aider les secours. Afin de protéger la Tour, les services de l’Amirauté firent sauter Tower street. Le brasier prit des proportions gigantesques. À quatre-vingt kilomètres de là, à Bristol, John Locke aperçut les flammes. « Le feu était partout, d’immenses flammes consumaient les réserves d’huile, de soufre et bien d’autres choses encore. Le 5, le vent tomba, mais le brasier battait encore son plein à Holborn et à Cripplegate… » Les bâtiments en pierre se désa96 / septembre 2011 / n° 414 grégèrent, sous l’effet de la chaleur. La cathédrale Saint-Paul4 disparut, ses voûtes s’effondrant les unes après les autres. Le seul moyen de couper la route au feu fut de dynamiter des quartiers entiers. Le 7, l’incendie s’éteignit. John Evelyn5 parcourut la City : « J’ai franchi des montagnes de décombres embrasés et le sol sous mes pieds était si chaud que mes semelles y sont restées ; j’étais moi même tout en sueur. » Vint l’heure du bilan. Humainement, la catastrophe coûta la vie à huit personnes, mais laissa des milliers de sans-abris. Beaucoup de ceux-ci moururent de froid durant l’hiver suivant. Matériellement, les conséquences furent importantes : le feu détruisit 184 hectares, 400 rues, 87 églises, plus de 13 000 maisons, des monuments célèbres comme Saint-Paul, Old Bailey, le Guildhall et la Bourse. Cependant, l’incendie eut une conséquence positive en détruisant des quartiers insalubres, foyers d’épidémies6. La rénovation des égouts et des canalisations aida à l’amélioration de l’hygiène publique. Les autorités décidèrent la reconstruction des maisons en pierre et prohibèrent l’usage du bois. Enfin, politiquement, l’opinion accusa les papistes d’être responsables du grand incendie. La colère populaire provoqua la chute du chancelier Clarendon, au pouvoir depuis 1660. La catastrophe marqua durablement les esprits. En 1677, le Parlement décida de faire ériger un monument près de la boulangerie où s’était déclaré le feu. Wren conçut l’édifice : Il s’agit de l’actuel « Monument », colonne dorique, en pierre de Portland, haute de 62,15 mètres, soit l’exacte distance entre sa base et le point de départ de l’incendie dans Pudding Lane. Elle supporte en son sommet une urne où se consume une flamme en bronze doré, souvenir du Grand n incendie. Nicolas Mietton 1 - Pudding Lane était une ruelle située entre la Tamise et Eastcheap, une des principales artères de la City. 2 - Fonctionnaire à l’Amirauté, Samuel Pepys (1633-1703) a laissé un remarquable Journal, couvrant les années 1660-1669. 3 - Futur Jacques II Stuart. Passionné par les questions maritimes, le duc d’York était alors Grand amiral. 4 - La cathédrale Saint-Paul était l’un des plus vastes édifices gothiques d’Europe. Le transept était surmonté d’une tour, surplombée d’une flèche de 148 mètres. Au XVIIe siècle, l’édifice était en pleine décadence. En effet, lors de la Réforme, une partie de la nef avait été transformée en foire. En 1561, la foudre détruisit la flèche. La façade gothique menaçant ruine, on la remplaça par un portique renaissance. Pendant la Guerre civile, les soldats de Cromwell brisèrent statues et vitraux. A l’époque de l’incendie, il était question de la démolir. Quinze jours après le grand incendie, Wren présenta à Charles II les plans d’une nouvelle cathédrale, sur le modèle de Saint-Pierre de Rome. 5 - Mémorialiste, bibliophile, John Evelyn (1620-1706) a décrit le grand incendie dans son Journal. 6 - La peste avait ravagé Londres l’année précédente, tuant un quart de la population, soit environ 100 à 110 000 personnes.