Les révolutions de la dignité

Transcription

Les révolutions de la dignité
Magazine des Anciens Élèves de L’ENA
SEPTEMBRE 2011 – Numéro : 414 – Prix : 5,00 € – ISSN 1956-922X
www.aaeena.fr
dossier
Les révolutions
de la dignité
« C’est que nous avons, à la vérité, renversé toutes les tyrannies,
sauf une seule, la plus dure : la tyrannie des préjugés»
Charles Benoist – 1893.
sommaire
Les cris de l’écrit,
impressions d’Afrique
Gravure
Albert DuPont
06 84 13 57 03
[email protected]
www.albertdupontatelier.com
Poèmes de Francis Petit
© L’inéditeur, 1989
226, boulevard Saint-Germain – 75007 Paris
Tél. : 01 45 44 49 50 – Fax : 01 45 44 02 12
site : http ://www.aaeena.fr
Mél : [email protected]
Directeur de la publication : Christine Demesse
Directeur de la rédaction :
Karim Émile Bitar
Directeur adjoint de la rédaction :
Jean-Christophe Gracia
dossier
Septembre 2011 – Numéro 414 – 5 €
Dossier : Les révolutions de la dignité
2
9
12
15
17
19
22
25
27
29
31
Conseiller de la rédaction :
François Broche
33
Secrétaire de rédaction :
Bénédicte Derome
35
Comité de rédaction : Isabelle Antoine,
Jean-Denis d’Argenson, Didier Bellier-Ganière,
Jean-Marc Châtaigner, Robert Chelle,
Emmanuel Droz, Bernard Dujardin, Patrick Gautrat,
Stephan Geifes, Isabelle Gougenheim, Françoise Klein,
Aurélie Lorrain-Itty, Claude Revel, Arnaud Roffignon,
Jean-Charles Savignac, Didier Serrat,
Maxime Tandonnet, Laurence Toussaint.
38
40
43
46
Conseil d’administration de l’association
des anciens élèves de l’école nationale
d’administration :
49
Bureau
Président : Christine Demesse
54
Vice-présidents : Patrick Gautrat,
Odile Pierart, Sophie Thibault
Secrétaire général : Arnaud Geslin
51
57
Secrétaires généraux adjoints :
Béatrice Buguet, Jean-Christophe Gracia
59
Trésorier : Véronique Bied-Charreton
61
Trésorier adjoint : Dominique Dalmas
65
MEMBRES DU CONSEIL
Agnès Arcier, Didier Bellier-Ganière,
Jean-Étienne Caire, Jean Daubigny,
Michel Derrac, Patrice Diebold, Christian Dubreuil,
Simon Fetet, Maurice Ligot, Myriem Mazodier,
Olivier Rateau, Constance Rivière,
Arnaud Roffignon, Jean-Philippe Saint-Geours,
Laurent Stéfanini, Pierre-Antoine Vacheron,
Jérôme Verroneau.
Publicité : MAZARINE
Tél. : 01 58 05 49 17 – Fax : 01 58 05 49 03
Directeur : Paul Emmanuel Reiffers
Annonces et publicités : Yvan Guglielmetti
Mise en page, fabrication : Olivier Sauvestre
Conception maquette et Direction artistique :
Bruno Ricci – [email protected]
Compogravure, impression et brochage :
Imprimerie Chirat
Dépôt légal : 36914
© 2003 L’ENA Hors les murs
N° de commission paritaire :
0414 G84728/ISSN 1956-922X
Prix : 5,00 €
Si vous désirez vous abonner à L’ENA Hors les murs,
voir les bulletins d’abonnement page 24, 56, 64, 95
67
69
Les révolutions de la dignité
Karim Émile Bitar
Autour du « 89 arabe »
Benjamin Stora
Du 11 septembre aux révolutions arabes
Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou
Commencement du monde, révolutions arabes,
identitarismes et modernité métisse
Jean-Claude Guillebaud
Petite réflexion sur l’histoire en cours
Kader A. Abderrahim
L’esprit révolutionnaire et ses fondements philosophiques :
l’exemple américain de 1776
Steven Ekovich
L’Europe face aux révolutions arabes
Elisabeth Guigou
L’impuissance russe devant la chute des dictatures
Marie Mendras
La Chine et les révolutions arabes
Barthélémy Courmont
L’Iran à l’heure des révolutions arabes
Jean-Louis Bianco
La question israélo-palestinienne
à l’heure des révolutions arabes
Yves Aubin de La Messuzière
Vers une alliance de l’Occident et des pays du golfe
pour imposer un nouvel ordre régional ?
Samir Aita
Le rôle des femmes dans les révolutions arabes
Mansouria Mokhefi
Y a-t-il des causes démographiques aux révolutions arabes ?
Youssef Courbage
Économie politique des révolutions arabes : analyse et perspectives Mouhoub El Mouhoud
Enjeux économiques et sociaux des révolutions arabes :
quelques éléments de réflexion
Mohamed Ali Marouani
Transition démocratique, ingénierie constitutionnelle et électorale :
l’expérience tunisienne
Béligh Nabli
L’Arabie saoudite, forteresse invincible ?
Philippe Moreau Defarges
La transition égyptienne
Jean-Noël Ferrié
Les Frères musulmans égyptiens…
Quel rôle dans l’Égypte d’aujourd’hui ?
Tewfik Aclimandos
La diaspora égyptienne à la recherche d’une place
dans la nouvelle Égypte
Ahmed Abdel Hakam
Algérie : Le calme avant la tempête ?
Akram Belkaïd
La Constitution marocaine est un écran de fumée
Ahmed Benchemsi
« Printemps arabe » : pourquoi n’a-t-on rien vu venir ?
Patrice Gourdin
La réflexion stratégique à l’épreuve des révolutions arabes
Frédéric Charillon
Guerres et révolutions
Tzvetan Todorov
enaassociation
72
73
73
74
75
76
Colloque : Réussir aujourd’hui : Les études d’excellence, un droit pour tous
3e rencontre de la transformation publique : Le management de l’innovation dans le secteur public
Les Lundis de l’Ena
Vie de l’École
Activités culturelles
Carnets
Temps libre
82
90
96
Mélomanie
Signets
Éphéméride : Le grand incendie de Londres
Arnaud Roffignon et Christophe Jouannard
Robert Chelle
Nicolas Mietton
Prochain dossier : Les nouveaux défis du management
Abonnement normal : 52,00 €
Anciens élèves : 35,00 €
Étranger : 85,00 €
/ septembre 2011 / n° 414 1
dossier
Les révolutions
de la diginité
Par Karim Emile Bitar
Cyrano de Bergerac 1999
Directeur de la rédaction
«P
arfois, des décennies passent et
rien ne se passe, et parfois,
quelques semaines passent et des
décennies trépassent. » L’actualité de
ces derniers mois est venue illustrer de
façon éclatante cette citation de Lénine.
En moins d’un an, trois autocrates qui
contrôlaient leur pays d’une main de fer
depuis des décennies ont été balayés par
des jeunes arabes porteurs d’un message
universel, par une insubmersible aspiration à la liberté et à la dignité, par un vent
révolutionnaire qui n’est pas sans rappeler celui qui a soufflé sur la France et les
États-Unis à la fin du XVIIIe siècle.
Arrivé au pouvoir en 1969, ayant exercé
un pouvoir sans partage pendant 42 ans1,
le colonel Kadhafi2, qui a démontré au
monde entier que la réalité dépassait toujours la fiction, qui s’est accroché et a
fanfaronné jusqu’au bout, comme s’il
voulait prouver qu’Ubu Roi n’était à ses
côtés qu’un petit joueur, a fini par aller
rejoindre, dans les poubelles de l’histoire,
ses collègues tunisien et égyptien Zine El
Abedine Ben Ali et Hosni Moubarak, dont
leur chute l’avait tant peiné.
L’automne des autocrates arabes3
Ce qui est advenu était complètement
inespéré il y a à peine 12 mois. Trois dictatures ont d’ores et déjà été abattues.
2
/ septembre 2011 / n° 414
Plusieurs autres sont confrontées à des
manifestations populaires sans précédent, qu’elles peinent à réprimer, aussi brutales que soient les techniques employées.
Nul ne peut prédire la suite des événements. Peut-être ces révolutions serontelles, comme tant d’autres à travers l’histoire, kidnappées, confisquées ou trahies.
Peut-être les forces de la contre-révolution
pourront-elles, temporairement, reprendre
la main. Peut-être que les impératifs de la
realpolitik et l’obsession de la « stabilité »,
permettront aux conservateurs et aux
tenants de l’ordre ancien de s’accrocher
encore un peu au pouvoir. Mais il n’en
reste pas moins que dans les esprits de la
jeunesse arabe d’aujourd’hui, de l’océan
Atlantique jusqu’au golfe persique, la
mentalité d’Ancien régime est tombée. Le
carcan d’impuissance a été brisé.
Les pays n’ayant pas encore été atteint
par des manifestations de grande envergure s’efforcent d’utiliser la rente pétrolière pour acheter la paix sociale4. Mais partout, c’est panique à bord. C’est l’automne des autocrates arabes et ils en sont
tous désormais conscients. Les dominos
ne tomberont peut-être et sans doute pas
l’un après l’autre, mais l’effet domino psychologique est bel et bien présent. Dans
leurs têtes, les arabes ont appris qu’ils
n’étaient pas condamnés à être des sujets
dossier
et qu’ils pouvaient devenir des citoyens,
des acteurs, des maîtres de leur propre
destinée. Ils sont également conscients
que le combat sera long, rude, tumultueux, jalonné d’embûches.
Nous sommes en effet assez loin de la
configuration qui prévalait en Europe de
l’Est en 1989. Tout d’abord parce que
tous les pays qui étaient alors derrière le
rideau de fer étaient directement dépendants de l’Union soviétique, de simples
satellites qui ne pouvaient que s’affranchir automatiquement dès lors que la
poigne de fer avait disparu, alors que
chaque pays arabe a ses spécificités, liées
à sa composition communautaire, à son
positionnement sur l’échiquier géostratégique international et au poids de l’histoire. Ensuite, parce que les dissidents
d’Europe de l’Est étaient soutenus à bout
de bras par les puissances occidentales,
ce qui est loin d’être le cas des démocrates arabes, qui ont au contraire beaucoup souffert de voir les dictatures qui les
opprimaient être appuyées par les ÉtatsUnis et l’Europe5, tantôt au nom de la stabilité et de la crainte du chaos, tantôt au
nom de la guerre contre le terrorisme et la
menace islamiste, et toujours au nom
d’intérêts économiques et géostratégiques
bien ou mal compris.
Contrairement aux dissidents démocrates
d’Europe de l’Est, les jeunes démocrates
du monde arabe, les manifestants de
l’avenue Bourguiba de Tunis, ceux de la
place Tahrir du Caire, ceux de la place de
la Perle au Bahreïn, ceux de Homs, de
Deraa ou de Hama en Syrie, ceux de Sanaa
au Yémen, ont souvent le sentiment d’être
seuls au monde. On pense aux Soldats de
l’an deux, porteurs d’un immense idéal,
condamnés à lutter simultanément sur plusieurs fronts, et dont Victor Hugo nous
disait que « La liberté sublime emplissait
leur pensée » et que « La tristesse et la
peur leur étaient inconnues ». À ceci près
que c’est à mains nues que se battent
aujourd’hui les démocrates arabes. C’est
ce qui fait leur force, ce qui leur donne
leur légitimité, mais ce n’est guère aisé.
Certes, ils ont fini par entendre quelques
mots de soutien venus du « monde libre »,
de « l’occident démocratique », mais ils
ne sont pas dupes. Ils ont vu pendant des
décennies cet occident fermer les yeux
sur les plus abjectes violations des droits
de l’homme, ils ont vu leurs tyrans se faire
dérouler le tapis rouge dans les grandes
démocraties occidentales, ils ont vu que
jusqu’au dernier jour, les puissances occidentales ont tout fait pour que les despotes amis se maintiennent en place.
Dogmes orientalistes fracassés
C’est donc un combat extrêmement
inégal qu’a livré la jeunesse arabe au
cours des derniers mois. Contre les tyrannies, contre les puissances étrangères qui
soutenaient ces tyrannies, et souvent
aussi contre ceux qui, en interne, qu’il
s’agisse des islamistes ou des autres
forces contre-révolutionnaires cherchaient
à récupérer ces révolutions et à les
détourner de leurs objectifs initiaux.
Mais dans ce combat disproportionné,
dans ce combat du pot de terre contre le
pot de fer, les jeunes révolutionnaires
arabes ont déjà enregistré une première
victoire, fondamentale, peut-être encore
plus importante que la chute des dictateurs, il s’agit du changement dans les
représentations culturelles qui s’est opéré.
C’est toute une vision occidentale du
monde arabe, enracinée depuis fort longtemps dans les esprits, qui s’est enfin vue
remise en question. En quelques semaines,
tous les dogmes orientalistes sur lesquels
reposaient les visions et politiques occidentales se sont fracassés.
Tout d’abord l’idée selon laquelle le
monde arabe était condamné à la léthargie et à l’immobilisme, qu’il était à tout
jamais sclérosé, que seul l’usage occidental de la force, comme en Irak, pouvait le
sortir de sa torpeur. Ensuite, l’idée que ce
monde était foncièrement illibéral ou antilibéral, rétif à la démocratie et à la modernité, inapte à la maîtrise des nouvelles
technologies. Enfin, l’idée que tout ce qui
se passait dans cette région du monde
trouvait sa source, non pas dans le
contexte politique, économique et social,
mais dans le texte religieux (ce que
Maxime Rodinson, et avant lui René
Girard et Jacques Derrida avaient appelé
le théologocentrisme).
On ne voulait voir que des homo islamicus, motivés exclusivement par des consi-
dérations religieuses, et adeptes d’un islam
perçu comme sub specie aeternitatis6,
comme une « essence » absolue, de temps
immémorial, imperméable à tout changement, identique à lui-même à travers les
siècles. On a découvert bien au contraire
une jeunesse, parfois religieuse, parfois
laïque, mais surtout préoccupée par des
considérations on ne peut plus profanes
et on ne peut plus universelles : un besoin
de dignité, un refus de l’arbitraire, une
colère contre la confiscation du pouvoir
politique et économique par de toutes
petites castes liées au pouvoir.
C’est également avec étonnement que les
médias occidentaux ont découvert que les
femmes arabes avaient joué un rôle décisif dans ces révolutions. Pourtant, dans
l’imagerie orientaliste traditionnelle, seules
deux images de la femme arabe étaient
prédominantes : l’image de la danseuse
du ventre qui se déhanche dans un quelconque harem ou dans un sérail à côté
d’un charmeur de serpent, ou l’image de
la femme entièrement voilée, la « femme
grillagée » dont parle Pierre Perret. Et
c’est l’un des mérites de ces révolutions
que d’avoir fait découvrir au monde des
femmes comme toutes les autres, voulant
prendre un rôle actif, confrontées à d’innombrables difficultés mais déterminées à
poursuivre le combat, parfois aux côtés des
hommes, parfois contre eux, mais toujours
de façon naturelle et décomplexée.
1 - « Tout compte fait, les dictateurs sont un peu comme les records
olympiques, on pense toujours qu’ils sont impossibles à abattre, et pourtant, il vient un jour où ils finissent par se fracasser.» écrivait
Mohammad El Maghout, poète syrien non-conformiste qui, n’était son
tempérament trop ombrageux, aurait été reconnu comme l’un des plus
grands poètes arabes de l’histoire. Les amateurs de trivia olympique
savent que le record qui ait, à ce jour, tenu le plus longtemps est celui
du saut en longueur, établi par Bob Beamon, avec 8.90m aux jeux olympiques de Mexico, en 1968, à peine un an avant l’accession au pouvoir
de Kadhafi. En contexte non olympique, le record a déjà été battu par
Mike Powell en 1991.
2 - Sur l’itinéraire et la personnalité de l’excentrique dictateur libyen,
voir l’ouvrage de l’essayiste et romancier Alexandre Najjar, Anatomie
d’un tyran : Mouammar Kadhafi, paru en mai 2011 chez Actes Sud.
3 - Je reprends en partie dans cet article des thèmes que j’ai développé
dans une série de conférences sur le thème des révolutions et de « l’automne des autocrates arabes », conférences données en mars 2011 à
l’invitation des ambassadeurs de France au Ghana, au Togo et au Bénin.
4 - Plus de $130 milliards ont été débloqués par le roi d’Arabie Saoudite
pour des projets liés à l’emploi, au logement, aux infrastructures et à la
santé.
5 - Et dans le cas de la Syrie, par la Chine et la Russie.
6 - Cette formule employée par Spinoza dans la cinquième partie de
« L’Ethique », pourrait se traduire par « dans une perspective éternelle ».
L’expression est aujourd’hui utilisée pour décrire (ou pour tourner en
dérision) ce qui est censé être universellement et éternellement vrai, et
qui ne dépend aucunement d’une quelconque réalité temporelle.
/ septembre 2011 / n° 414 3
dossier
Les révolutions
de la dignité
Observant le monde arabe de façon panoptique, avec les œillères de l’exotisme,
de l’orientalisme et de l’ethnologie coloniale, l’occident se fixait sur trois éléments : le dictateur (la figure du « despote
oriental », populaire depuis Montesquieu,
bien qu’elle fut, dès l’époque, critiquée par
Anquetil Duperron), les ressources naturelles (le pétrole et le gaz), et les masses,
supposément toutes fanatisées par l’islam
(cette fameuse « rue arabe » qui a tant
fait fantasmer les éditorialistes7).
De ce point de vue, on peut dire que les
événements de ces derniers mois ont
conduit à une sorte de révolution copernicienne dans les représentations culturelles. On a enfin aperçu, derrière les caricatures, non plus des ombres muettes,
mais des êtres humains de chair et de
sang, qui vivaient dans ces pays, avec
leurs espoirs, leurs souffrances, leurs
idéaux. On a appris qu’il existait des troisièmes voies entre l’autoritarisme et l’islamisme. Les opinions publiques occidentales ont découvert que ces despotes
orientaux si pittoresques étaient pour la
plupart des clients et des obligés des gouvernements occidentaux, qu’ils étaient
honnis par leurs peuples et ne s’étaient
maintenus au pouvoir que par le soutien
dont ils bénéficiaient chez ceux qui par
ailleurs, prêchaient la démocratie lorsque
cela pouvait les arranger. On a découvert
l’étendue de la corruption de certains
milieux intellectuels occidentaux, notamment, exemple parmi tant d’autres,
lorsque le journal Politico8 a révélé que
certains des plus célèbres universitaires
comme Bernard Lewis, Francis Fukuyama
et plusieurs autres avaient servi de consultants stipendiés chargés de lustrer l’image
de Kadhafi, et que d’autres avaient été
chargés d’aider son fils à obtenir un doctorat de la prestigieuse London School of
Economics, ce qui fut fait.
On a également découvert que cette « rue
arabe » qu’on nous présentait comme
assoiffée de sang et congénitalement violente, pouvait inspirer les jeunesses du
monde entier, en manifestant pacifiquement, sans le moindre slogan religieux ou
identitaire, mais au contraire autour de
slogans portant un message universel, et
dans les conditions les plus difficiles qui
4
/ septembre 2011 / n° 414
soient, face à des régimes n’hésitant
aucunement à faire tirer à balles réelles
sur des jeunes désarmés.
Enfin, on a vu que ces révolutions n’étaient
en rien islamistes. Certes, les intégristes,
d’abord pris de court par les révolutions,
ont cherché à prendre le train en marche,
ont fourni des manifestants en nombre,
notamment en Égypte, et ont aidé à faire
tomber le régime, certes, ils disposent de
nombreux atouts qui pourraient leur permettre de jouer un rôle prédominant dans
les années qui viennent, mais toujours
est-il, et ils en sont conscients, qu’ils ont
été en décalage avec le cœur battant du
mouvement révolutionnaire. Les révolutions n’étaient ni laïques, ni post-islamistes comme l’ont cru certains, mais
elles n’ont à aucun moment placé l’islam
au centre des préoccupations.
L’industrie des experts en terrorisme fut
donc discréditée par ces révolutions et le
temps est aujourd’hui venu de revenir aux
choses sérieuses dans le monde de la
recherche universitaire, d’étudier les sociétés de la région dans leur complexe globalité, loin des niaiseries néo-orientalistes
propagées par certains experts jamais
dénués d’arrière-pensées. Et loin des visions
binaires qui ont aveuglé les décideurs et
dont on a vu les dégâts incommensurables.
De la chute du mur de Berlin
aux révolutions arabes,
en passant par le 11 septembre
et la guerre d’Irak
Puisqu’il est donc désormais clair que le
message porté par ces révolutions est un
message universel par excellence, axé sur
une revendication de liberté, de démocratie et de dignité, il n’est pas inutile de
nous demander pourquoi ce processus a
tant tardé, et pourquoi il intervient précisément aujourd’hui. Quelles sont les causes
profondes, politiques, démographiques et
sociétales, de ces révolutions ?
À la chute du mur de Berlin en 1989, le
monde entier semble s’orienter vers une
démocratisation accélérée. En effet, l’Europe
de l’Est, libérée du joug soviétique, s’émancipe rapidement. En Amérique latine, les
dictatures tombent l’une après l’autre et les
transitions démocratiques réussissent même
lorsque personne n’y croyait. La démocra-
tisation atteint également l’Afrique. Au
début des années 1990, des « conférences nationales » se tiennent, au Bénin
et dans plusieurs autres pays. Le continent, qui ne comptait que trois démocraties électorales en 1989 en compte près
de 25 deux décennies plus tard.
Seul le monde arabe semblait à l’écart.
Plusieurs explications à cela, et aucune
d’entre elle n’est d’ordre culturaliste. Il faut
tout d’abord signaler que derrière le glacis
apparent, celui des régimes sclérosés, les
sociétés elles-mêmes étaient au contraire
dynamiques, les débats d’idées furent
nombreux, les sociétés civiles frétillaient,
les intellectuels, parfois au péril de leurs
vies, apportaient des idées nouvelles,
même si tous ces courants souffraient
d’être pris en tenaille entre les régimes dictatoriaux et les oppositions islamistes9.
Plusieurs événements viendront toutefois
retarder l’inévitable processus de démocratisation. L’invasion du Koweït par
Saddam Hussein en 1991 nécessitera
l’intervention d’une coalition internationale pour l’en déloger. Avec le soutien des
Nations Unies, les États-Unis parviennent
à former une vaste coalition de plus de
40 pays pour mener la guerre. Plusieurs
pays arabes ont rejoint cette coalition,
mais aucun d’entre eux n’a hésité à monnayer son soutien aux États-Unis. Ces
derniers peuvent-ils se montrer très regardants sur les droits de l’homme lorsqu’un
régime vient de se joindre à eux pour combattre Saddam Hussein ? Ainsi, le syrien
Hafez El Assad obtient carte blanche pour
contrôler l’ensemble du territoire libanais,
les autres régimes obtiennent financements, armements, et garanties qu’on ne
se mêlera pas de leurs affaires intérieures.
Un ou deux ans plus tard, un autre traumatisme affectera le monde arabe et
notamment l’Afrique du Nord, à savoir la
guerre civile algérienne et ses 200 000
morts, qui aura un effet lénifiant sur les
aspirations démocratiques des habitants
des pays voisins. Ben Ali aura beau jeu de
dire à son peuple, en substance : vous
avez vu à quoi a mené la révolte algérienne d’octobre 1988, une certaine démocratisation peut-être, des élections peut-être,
mais ensuite une montée en puissance de
l’islamisme, une reprise en main par l’ar-
dossier
mée et une guerre civile sanglante. Ne
préférez-vous pas la stabilité et le développement économique relatif dont vous
bénéficiez ?
Quelques années plus tard, les attentats
terroristes du 11 septembre vinrent à nouveau ébranler l’ordre mondial. La « guerre
globale contre le terrorisme » qui s’est
ensuivie a été, à plusieurs égards, du pain
béni pour les autocrates arabes, qui ont
tous, volontaires, contraints ou forcés,
rejoint les États-Unis dans ce combat, en
ne manquant jamais de monnayer encore
une fois leur soutien. Chacun d’entre eux
en profita pour serrer la vis, museler
encore plus son opposition, et soutirer
plusieurs milliards aux Américains au
nom de la guerre contre le terrorisme. Le
dictateur yéménite, Ali Abdallah Saleh,
est passé maître en la matière. Sans
doute le plus rusé et le plus roublard des
autocrates arabes, il mériterait, comme
Laurent Gbagbo, d’être surnommé « le
boulanger », tant il a roulé dans la farine
ses interlocuteurs. C’est ce même M.
Saleh, qui après avoir obtenu une aide
financière et militaire américaine conséquente, n’hésitera pas, lorsqu’il se sentira
menacé, à céder le contrôle d’une ville
entière à Al Qaida, histoire sans doute de
rappeler à ses amis américains jusqu’à
quel point ils avaient besoin de lui.
Plusieurs chantages de ce type et plusieurs
répressions violentes sont passées inaperçues au nom de cette « guerre contre le
terrorisme. »
Après la première guerre du Golfe de 1991,
après la guerre civile algérienne, après les
événements du 11 septembre, c’est la
deuxième guerre d’Irak, celle, illégale, de
2003, qui va encore retarder les espérances démocratiques du monde arabe.
Avec huit années de recul, le bilan catastrophique de l’expédition irakienne de l’administration Bush n’est plus à faire : en
lieu et place de la démocratisation arabe
que nous avaient alors promis quelques
brillants esprits, des centaines de milliers
de morts chez les civils irakiens, un coût
récemment réévalué à 7 000 milliards de
dollars par Joseph Stiglitz, les minorités
religieuses décimées, les voisins de l’Irak
qui se lancent dans une course aux armements, les tensions entre sunnites et
chiites qui culminent... Rarement dans
l’histoire aura-t-on assisté à un tel
désastre humain, moral et stratégique.
Rarement aura-t-on pu constater de façon
aussi évidente jusqu’à quel point pouvaient être nocives les idées et les rhétoriques orientalistes et néo-conservatrices
qui avaient sous-tendu et légitimé cette
guerre. On ne peut que penser à la phrase si juste d’Albert Camus : « Les idées
fausses finissent dans le sang, mais il
s’agit toujours du sang des autres. C’est
ce qui explique que certains de nos philosophes se sentent à l’aise pour dire
n’importe quoi10. »
Mais par une délicieuse ironie de l’histoire, c’est quelques années plus tard, exactement à l’autre bout du monde arabe, et
pour des raisons inverses, que va naître
cet effet domino démocratique qu’on
nous avait promis. Il faut en effet rappeler que si la chute du dictateur tunisien
Zine El Abidine Ben Ali le 14 janvier
2011 a déclenché une vague d’exaltation
et d’enthousiasme sans précédent chez la
jeunesse arabe, c’est précisément en raison de ce contraste flagrant avec l’intervention militaire anglo-américaine en
Irak. Pour la première fois, une dictature
arabe est tombée sans F16 américains,
sans idéologues va-t-en-guerre, sans effusion massive de sang, mais uniquement
grâce à la détermination de jeunes démocrates à mains nues, refusant toute récupération de leur révolution par des intérêts étrangers. C’est essentiellement pour
cette raison que l’on a assisté à une émulation de la jeunesse tunisienne par les
autres jeunesses arabes et que l’on a vu
naître ce fameux effet domino. Et les
choses sont alors allées très vite.
Le déclic :
l’arbitraire et les humiliations
Les historiens de la Révolution française
rappellent fréquemment le rôle qu’ont
joué les petites humiliations, en apparence anodines, et qui ont été le déclic d’où
a surgi la flamme révolutionnaire. Ainsi
Barnave, que rien ne prédisposait à cela,
est devenu révolutionnaire le jour où un
aristocrate dédaigneux chassa sa mère de
la loge qu’elle occupait au théâtre de
Grenoble. Il en est allé de même en
Tunisie, en Égypte, en Syrie et dans bien
d’autres pays. Il s’agit parfois de simples
petites vexations comme celles qui ont
conduit à l’immolation par le feu de
Mohammed Bouazizi, le désormais célèbre
marchand ambulant de Sidi Bouzid, privé
de permis de travail, harcelé par des
bureaucrates, voyant ses horizons se boucher du fait de cette arrogance qui caractérisait aussi bien les hautes sphères du
régime dictatorial que ses petits fonctionnaires qui se contentaient d’obéir aux
ordres. Victor Hugo ne disait-il pas que :
« Les grandes révolutions naissent des
petites misères comme les grands fleuves
des petits ruisseaux. » ?
Mais souvent, il s’agissait de bien plus
que de petites vexations, il s’agissait de
véritables crimes d’État, comme celui
dont fut victime, six mois avant la révolution
égyptienne, le jeune blogueur d’Alexandrie,
Khaled Said, qui n’avait que 28 ans, qui
n’était même pas un activiste politique,
mais qui avait pour seul tort d’avoir
dénoncé sur son blog la corruption policière. Arrêté par des policiers en civil à
11h du soir, alors qu’il se trouvait dans
un café Internet, il fut emmené dans le
hall d’un immeuble voisin et battu à
mort. Son cas est devenu emblématique.
Une page créée sur Facebook, qui proclamait « Nous sommes tous Khaled Said »
devint un point de ralliement de la révolution égyptienne et finit par attirer plusieurs millions de personnes. On apprendra plus tard qu’elle avait été créée Waël
Ghonim, activiste qui travaillait pour
Google, et Ghonim deviendra à son tour
un porte-voix de la jeunesse égyptienne.
Crimes d’État également en Syrie, et particulièrement odieux, puisque quelques
semaines après le début des protestations, un jeune homme de 13 ans, Hamza
Al Khatib fut arrêté, torturé, et émasculé.
Ses parents subiront des menaces et se
verront contraint d’innocenter le régime,
7 - Pour de plus amples développements sur la question du théologocentrisme et de l’orientalisme des médias, voir mon article « Les médias
occidentaux face aux enjeux méditérranéens : prismes déformants et
grille de lecture biaisée », paru dans le N° 69 (printemps 2009) de la
revue Confluences Méditerranée.
8 - « Among Libya’s Lobbyists », article de Laura Rozen paru le 21 février
2011.
9 - Voir à ce sujet mon article : « Entre l’aigle et le voile, le désarroi des
démocrates du monde arabe », paru dans le N° 339 (mars 2004) de
L’ENA hors les murs.
10 - Tony Judt avait tenu à placer cette phrase en épigraphe de son
ouvrage incisif sur les intellectuels de l’après-guerre, Un passé imparfait, les intellectuels en France, Fayard, 1992.
/ septembre 2011 / n° 414 5
dossier
Les révolutions
de la dignité
dans une mascarade qui ne parvint à
tromper personne. Le même régime syrien
s’en est pris à un chanteur populaire,
Ibrahim Kachouche, qui avait composé
un hymne anti-Bachar El Assad, dans la
tradition rythmée des chants révolutionnaires français. Kachouche sera arrêté et
jeté dans un fleuve, après que les sbires
du régime syrien aient pris le soin de lui
arracher les cordes vocales. Quelques
semaines après les cordes vocales d’un
chanteur, c’est aux doigts d’un caricaturiste que s’en prendront les milices progouvernementales syriennes, (les shabbiha), et c’est Ali Ferzat, le Plantu (ou plutôt le Daumier) du monde arabe, qui
verra ses phalanges écrasées et broyées
car il avait eu le culot de dessiner une
caricature montrant Kadhafi en voiture,
sur le départ, passer devant un Bachar El
Assad faisant de l’autostop et lui demander s’il souhaitait l’accompagner. Un
chercheur français, Michel Seurat, assassiné depuis longtemps, avait parlé
d’« État de barbarie » et le régime baasiste n’a de cesse que de vouloir lui donner raison. Au Bahreïn, au Yémen, deux
pays dont on parle moins dans les médias
occidentaux, la répression fut tout aussi
brutale, et comme partout, l’exaspération
collective devant les humiliations, l’arbitraire et la férocité de ces régimes servira
de déclic ou de fuel aux révolutions.
Conception patrimoniale
du pouvoir
L’immolation du marchand ambulant de
Sidi Bouzid, le passage à tabac du blogueur
d’Alexandrie, même s’ils ont fortement
marqué les esprits, n’auraient certainement
pas suffi à provoquer ces révolutions
arabes s’il n’existait pas un certain
nombre de causes profondes, de tendances lourdes politiques, démographiques, économiques et sociétales qui
rendent ces révolution inévitables et le
processus de démocratisation irréversible.
C’est peut-être parce qu’ils sont conscients
de ces tendances lourdes et qu’ils se savent
condamnés que les régimes se montrent
aussi violents et qu’ils perdent tout sens de
la mesure. Voltaire avait forgé l’expression
« boeufs-tigres », pour qualifier des gens
qui sont « bêtes comme des bœufs et
6
/ septembre 2011 / n° 414
féroces comme des tigres. » Cette expression s’applique parfaitement aux régimes
arabes aujourd’hui en bout de course.
Il n’est pas aisé de définir les causes d’un
événement historique de cette ampleur.
222 ans après la Révolution française, les
historiens continuent de débattre de ses
causes, les uns incriminent surtout la crise
de la dette et des finances publiques, les
autres évoquent des causes plus conjoncturelles comme le climat de la saison
1788, les uns se focalisent sur le rôle des
intellectuels des Lumières, les autres minimisent ce rôle et parlent d’un essoufflement de toute la tradition absolutiste, lié à
la montée en puissance de la bourgeoisie.
Dans le cas des révolutions arabes, les
causes politiques sont relativement bien
connues. D’abord, la longévité exceptionnelle des dirigeants (Kadhafi est arrivé au
pouvoir en 1969, Moubarak en 1980,
Ben Ali en 1987, le père Assad en 1970,
Saleh en 1978, sans même aborder le cas
des monarchies héréditaires.) Ensuite, la
faillite retentissante des États post coloniaux fait que les dirigeants ne peuvent
plus se revendiquer de la légitimité du
combat national. Le décalage entre le
disque dur et les logiciels, entre la parole
et les actes est devenu insoutenable aux
yeux des nouvelles générations. Enfin, le
recours presque systématique à la torture, le degré de corruption et la conception
patrimoniale du pouvoir ont été la goutte
d’eau qui a fait déborder le vase. Passe
encore que le dictateur soit indéboulonnable de son vivant. Mais lorsqu’il s’avise
de vouloir transmettre le pouvoir à son
fils, lequel n’a ni la légitimité historique,
ni la légitimité militaire, la pilule ne passe
plus. Bachar El Assad ayant réussi à
conserver le pouvoir suite au décès de
son père en 2000, la plupart des autres
fils d’autocrates ont voulu suivre son chemin. Moubarak a dépensé des fortunes
auprès des cabinets de lobbying de K
Street, à Washington, pour convaincre
ses amis américains d’accepter que son
fils Jamal lui succède. Au Yémen, Saleh a
à la fois un fils et un neveu actifs en politique. Kadhafi plaçait tous ses espoirs en
Saif-Al-Islam, enfant chéri de l’occident
durant les années 2000. Ben Ali, à
défaut d’avoir un fils, misait sur son
gendre, lequel se retrouva, à 29 ans, à la
tête d’une immense fortune.
Plus encore que les pratiques, c’est l’hypocrisie et la duplicité des discours qui révoltait les jeunes. Le régime syrien, qui se
targue de résistance à l’ordre américain, a
pourtant collaboré aux politiques de l’administration Bush connues sous le doux nom
de « extraordinary renditions », à savoir la
sous-traitance de la torture. Le régime égyptien, qui continue de se référer au nationalisme arabe, était devenu en pratique l’exécutant docile des politiques américaines et
le complice du blocus de Gaza. Et pour ce
qui est de la duplicité, il en va de même
pour la plupart des autres régimes. Qu’ils
appartiennent au camp dit de la « modération » ou à celui dit de la « résistance »
(concepts tous deux mensongers et fallacieux), les régimes de la région ont tous un
seul et unique objectif : se maintenir au
pouvoir. Tout le reste est négociable.
Confiscation du pouvoir
économique
Les causes économiques des révolutions
sont tout aussi importantes. Privés de
démocratie au niveau politique, les nouvelles générations se voyaient également
privées de démocratie dans le monde des
affaires, tant la confiscation du pouvoir
économique par de petites oligarchies
proches du pouvoir était totale. Dans
chaque pays, une ou deux familles, une
poignée d’hommes avaient la haute main
sur les économies nationales, disposaient
de monopoles ou exigeaient des parts
considérables des revenus de toute entreprise. Le cas de la famille Traboulsi en
Tunisie ou celui d’Ahmed Ezz en Égypte
sont devenus légendaires. Mais la situation n’est guère différente en Syrie, où
l’économie est entre les mains de deux
cousins du président, Rami Makhlouf et
Zou El Hima Shalish.
La crise économique de 2008, et notamment les fluctuations du prix des matières
de base (fluctuations souvent causées par
la spéculation) a également accentué la
fragilisation de nombre de familles dans le
monde arabe, surtout dans les pays où
plus de 65 % des revenus d’un foyer sont
consacrés à l’alimentation. À cela s’ajoute
un taux de chômage des jeunes particu-
dossier
lièrement préoccupant. En Tunisie, le chômage des jeunes diplômés était souvent
supérieur à 35 % et un diplômé de l’enseignement supérieur avait quatre fois
moins de chances qu’un non-qualifié de
trouver un emploi. Toute l’économie tunisienne avait été axée sur le développement de quelques ilots touristiques et sur
le secteur textile, lequel, comme le tourisme, ne nécessite pas d’emplois qualifiés.
Les pays de la région Mena devront créer
entre 60 et 90 millions d’emplois avant
2020, selon plusieurs études. Or, les
régimes actuels sont incapables de mener
la transition nécessaire. Créer un aussi
grand nombre d’emplois, en un laps de
temps aussi court, implique de sortir des
économies de rente11, de s’orienter vers
des secteurs productifs, ceux du hightech, de l’économie du savoir et du capital humain. Devant la pénurie d’emplois,
le ressentiment des jeunes à l’égard de
ces régimes est donc appelé à grandir,
une raison supplémentaire qui nous incite à dire que le processus enclenché sera
douloureux mais irréversible.
N’oublions pas de mentionner un autre
échec patent de ces régimes, celui de
l’aménagement du territoire. Ce n’est pas
un hasard si les émeutes tunisiennes ont
commencé à Sidi Bouzid, ville moyenne
du centre-Ouest, les mouvements sociaux
égyptiens dans la ville de Mahalla Al
Kubra, ville industrielle ayant souffert du
déclin du textile, et la révolution syrienne
a commencé à Deraa, petite ville agricole
à la frontière avec la Jordanie. On le voit,
les inégalités territoriales, économiques et
sociales furent également au cœur de ces
révolutions.
La grille de lecture
démographique
Il nous faut également mentionner la
transition démographique rapide qui a
créé des conditions propices au succès de
ces révolutions. Cette grille de lecture
démographique est apparue il y a 10 ans,
lorsque le démographe Philippe Fargues a
publié Générations arabes, l’Alchimie du
nombre (Fayard, 2000)12 et s’est de nouveau imposée suite à la parution de l’ouvrage Le Rendez-vous des civilisations, coécrit
par le démographe Youssef Courbage et
Emmanuel Todd en 200713. Rappelons
certains éléments : le taux d’alphabétisation, notamment des femmes, a atteint de
très hauts niveaux alors que celui de la
fécondité diminuait rapidement. Après un
boom démographique, la transition fut
rapide depuis la fin des années 1970. La
plupart des pays musulmans passent de
6 ou 7 enfants par femme à 2 ou 3. Le
taux de fécondité en Tunisie est désormais inférieur à celui de la France. En ce
qui concerne l’alphabétisation, la situation en Tunisie en 2011 est proche de
celle de la France en 1789.
Ces analyses sont très intéressantes car
elles montrent que la hausse du taux d’alphabétisation, la baisse du taux de fécondité et la sortie progressive du modèle
endogame sont des bouleversements
sociaux et psychologiques majeurs, qui
permettent une émergence de l’individu
par rapport au groupe et une émancipation des femmes. Chacun peut désormais
lire et rédiger un tract, ce qui n’est jamais
inutile en période révolutionnaire. Ces
bouleversements démographiques se
répercutent donc sur la scène politique et
permettent aujourd’hui de mieux comprendre l’entrée de certains pays comme la
Tunisie dans le modèle historique classique.
Ces arguments eurent très vite un succès
médiatique important, puisqu’ils offraient
une grille de lecture originale à une
époque où la plupart des intellectuels en
étaient réduits à compter le nombre de
barbus parmi les manifestants cairotes ou
yéménites. Emmanuel Todd sortit donc
un deuxième livre14, intitulé avec humour
« Allah n’y est pour rien ». Mais aussi
séduisante soit-elle, cette grille de lecture
peut poser problème. À titre d’exemple, le
Yémen, pays qui est loin d’avoir achevé
sa transition démographique, a été
secoué par des manifestations monstres,
qui n’ont certes pas encore fait tomber le
régime.
Il faut également signaler le risque de
remplacer la religion par la démographie
comme sésame explicatif universel. Il y a
quelques années, le regretté intellectuel
newyorkais Tony Judt, qui avait pourtant
un certain nombre de points communs
avec Todd (le courage intellectuel, l’héritage aronien, l’iconoclastie, l’originalité,
le goût de la polémique, l’attachement à
l’empirisme) avait reproché à ce dernier,
dans les colonnes de la New York Review
of Books15 d’avoir développé une fixation
sur les questions de fécondité et sur le
facteur démographique, au point de vouloir tout expliquer à travers cette grille de
lecture16. On en reviendrait donc à une
sorte de prédétermination par les structures. On ne sortirait du théologocentrisme dénoncé plus haut que pour arriver à
une « vision téléologique de l’histoire »,
que le blogueur marocain Ibn Kafka a
également vu poindre chez Todd. Or, ce
qu’il y a de fascinant et d’enthousiasmant
dans les révolutions, c’est précisément,
comme le soulignent Edwy Plenel et
Benjamin Stora17, qu’elles sont imprévisibles, qu’elles ouvrent grand « le champ
des possibles » et qu’on peut donc enfin
espérer sortir des déterminations.
La révolution médiatique
Les causes politiques, économiques et
démographiques évoquées ci-dessus ont
également été soutenues par des évolutions technologiques et sociétales essentielles, par la révolution médiatique18 et
par cette irrésistible aspiration à la transparence qui semble caractériser notre
époque. Les Tunisiens n’avaient certes
pas attendu Wikileaks pour connaître la
corruption de leurs gouvernants, mais
voir des diplomates américains chevronnés décrire noir sur blanc toutes les turpitudes de la « famille mafieuse » a certainement accéléré la prise de conscience de
la nécessité du changement. Facebook,
11 - Sur les effets néfastes des économies de rente, voir l’ouvrage
(consacré à l’Afrique mais les problématiques sont souvent proches) de
Jean-Michel Séverino et Olivier Ray, Le temps de l’Afrique, Odile Jacob,
2010 et notamment son chapitre 14 évoquant le « syndrome hollandais ». Voir aussi la conférence de Georges Corm au Cercle des
Economistes Arabes le 26 mars 2010, titrée : « Comment sortir des économies de rente ? » dont un résumé est disponible en ligne sur
www.economistes-arabes.org
12 - Voir aussi l’entretien de Philippe Fargues avec la Revue Esprit en
janvier 2002, titré « Comprendre le monde arabe par la démographie »
13 - Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations, Seuil, 2007.
14 - Emmanuel Todd, Allah n’y est pour rien, Editions Arretsurimages.net,
2011.
15 - Tony Judt, Anti-Americans abroad, New York Review of Books, 3
avril 2003.
16 - Nonobstant cette critique, on lira avec grand intérêt la dernière
somme d’Emmanuel Todd, L’origine des systèmes familiaux, tome 1,
l’Eurasie, Gallimard, 2011.
17 - Benjamin Stora, Entretiens avec Edwy Plenel, Le 89 arabe, Stock,
2011.
18 - Voir mon article « Révolutions médiatiques en Méditerranée », paru
dans le n° 76 (septembre 2009) de la Revue Internationale et Stratégique.
/ septembre 2011 / n° 414 7
dossier
Les révolutions
de la dignité
Twitter, YouTube, ont accompagné les révolutions, ont permis d’amplifier un mouvement. Il serait toutefois indécent de parler
de « Révolution Facebook » tout d’abord
eu égard aux centaines de manifestants
qui ont subi la torture, affronté les armes
et donné leur vie pour le succès de ces
révolutions, et ensuite parce que ces instruments ne sont pas forcément utilisés
uniquement par les militants d’une alternative démocratique. Comme l’a montré
l’analyste biélorusse Evgeny Morozov
dans son ouvrage The Net Delusion19, les
régimes autoritaires peuvent aussi tirer
profit de ces nouvelles technologies et s’en
servir en position de force. Par ailleurs,
les nouveaux médias ont été pertinents
parfois et surtout parce qu’ils ont été
repris par les chaînes satellitaires traditionnelles. Al Jazeera a joué un rôle décisif durant la révolution égyptienne.
France24 a également gagné ses lettres
de noblesse avec les révolutions arabes,
ainsi que la version anglaise d’Al Jazeera
qui a réussi une percée remarquable. Il
n’est toutefois pas dit, notamment eu
égard au rapprochement entre le Qatar et
l’Arabie Saoudite qu’Al Jazeera sera toujours à l’avant-garde du combat pour les
libertés démocratiques. C’est toute l’ambiguïté de médias qui sont souvent également des relais d’influence de la diplomatie du pays d’origine. En tout état de
cause, les vieux médias de la propagande
gouvernementale arabe officielle, avec
leur logique verticale et leurs grosses
ficelles, sont désormais dépassés par une
nouvelle logique, faite d’interaction permanente, et infiniment plus propice à la
remise en question des versions étatiques,
à l’impertinence, au refus de l’autorité, et
donc à l’émergence de l’individu. Cette
révolution-là n’est pas moins importante
que les autres.
Après le « splendide lever
de soleil », des transitions
tumultueuses
On le voit, toutes les tendances lourdes
jouent contre les régimes en place. Ils
sont tout simplement incapables de s’y
adapter. Quand bien même ils tenteraient
de prendre les devants et d’annoncer de
vastes réformes, ils ne seraient guère pris
8
/ septembre 2011 / n° 414
au sérieux par leurs opinions, désormais
convaincues que les régimes actuels, à
une ou deux exceptions près, sont irréformables. Ils ont trop longtemps refusé
toute évolution, fut-elle minime, et ils ont
tant à perdre s’ils osent un authentique
changement. L’heure n’est plus aux réformettes. John Kennedy l’avait compris :
« Ceux qui rendent impossible la révolution pacifique rendront inévitable la révolution violente. »
Si ces régimes nous semblent, à terme,
condamnés, rien ne garantit que la transition se fera sans heurts. Elle sera au
contraire extrêmement tumultueuse et
nous connaîtrons de nombreuses convulsions post-révolutionnaires, des retours
provisoires à l’ordre ancien, puis un
renouveau du combat démocratique. À ce
jour, seule la Tunisie peut parler de révolution ayant été à son terme, c’est-à-dire
à une nouvelle architecture politique
nationale. En Égypte, le Conseil supérieur
des forces armées se comporte encore
souvent comme s’il souhaitait oublier les
acquis de la révolution. Le nombre de
jeunes activistes égyptiens qui ont été
traînés devant les tribunaux militaires
après la révolution fait frémir. Au Bahreïn,
les conservateurs ont joué la carte du communautarisme, présentant les révoltes
comme étant le fait d’agitateurs chiites,
supposément manipulés par l’extérieur, et
qui voudraient en découdre avec les sunnites minoritaires au pouvoir. Au Yémen,
les États-Unis et l’Arabie Saoudite étudient la perspective d’une transition mais
n’ont pas encore définitivement lâché le
président Saleh, tant ils craignent une
vaste déstabilisation, compte tenu des
importantes quantités d’armement présentes dans le pays, de la présence d’Al
Qaida, et du risque de somalisation. En
Syrie, les manifestants ont réussi jusqu’à
présent à rester fidèles aux trois règles
d’or, très pertinentes, fixées par l’opposant Burhan Ghalioun, professeur de sociologie à la Sorbonne : « Non au recours aux
armes, non à l’intervention militaire extérieure, non au confessionnalisme. » Mais
face à l’intransigeance du régime, les
opposants syriens, poussés à bout, ne risquent-ils pas bientôt de tomber dans le
piège qui consisterait à prendre les armes
et donner ainsi au régime un prétexte
pour leur mener une véritable guerre en
position de force, avec toutes les conséquences tragiques que cela pourrait
avoir ? En Libye, la décision de faire intervenir l’Otan a déjà fait sortir le pays de la
logique des printemps arabes, et l’a fait
entrer dans une logique de guerre dont on
n’est pas encore sorti. Le profil et le passé
des principaux représentants actuels du
Conseil national de transition ne sont
guère de nature à rassurer, même si certains intellectuels se sont hasardés à les
comparer hâtivement à la Résistance
française. Jacques Prévert avait tellement
raison lorsqu’il disait qu’ « il ne faut pas
laisser les intellectuels jouer avec des
allumettes.20 »
Les révolutions arabes, initialement pacifiques et non-violentes, risquent, par la
force des choses, et en raison de l’attitude
jusqu’au-boutiste de certains régimes, de
dégénérer et de sombrer dans la violence.
Il y aura probablement encore beaucoup
de sang, de sueurs et de larmes avant que
le monde arabe ne prenne le chemin de la
démocratisation. Mais comme l’a dit Edgar
Morin, citant Hegel qui saluait rétrospectivement 1789 : « Ce fut un splendide lever
de soleil », et même si le monde arabe
devait passer dans les années à venir par
des phases de retour en arrière, même s’il
devait connaître à son tour des Thermidor
et des Restaurations, « le message renaîtra et renaîtra » car il est désormais clair
que « l’aspiration démocratique, loin
d’être un monopole de l’occident, est une
aspiration planétaire ».
n
19 - Evgeny Morozov, ‘The Net Delusion, The Dark Side of Internet
Freedom’, Public Affairs, 2011,
20 - Pour une analyse de l’attitude des intellectuels face aux révolutions
en cours, voir mon article « Les intellectuels français et le printemps
arabe, paru dans le No 83 (automne 2011) de la Revue Internationale et
Stratégique.
dossier
Autour du « 89 arabe »
ous avez choisi comme titre, pour l’ouvrage d’entretiens avec Edwy Plenel,
le 89 arabe, réflexions sur les révolutions
en cours (Stock, 2011), et ce livre comporte en annexe une chronologie détaillée.
Première question : à quel moment, quel
jour si vous vous en souvenez, avez-vous
compris que ce qui se passait était irréversible, que c’était une rupture comme celle
de 89 ? Le premier article d’Edwy Plenel
intitulé « le 89 arabe » date du 2 février
2011. Par ailleurs, pourquoi avoir gardé
cette ambiguïté entre le 1989 européen et
le 1789 de la Révolution française ?
Aujourd’hui avec le recul, pensez-vous
qu’on puisse sans crainte faire le parallèle
avec 1789 et considérer que c’est un peu
« l’ancien régime » arabe qui est en train
de s’écrouler ?
Dès la mi-janvier 2011, juste après la
fuite de Ben Ali de Tunisie, dans l’hebdomadaire Marianne j’ai comparé ce
moment à d’autres processus révolutionnaires : la révolution portugaise de 1974
avec la fin d’une des plus vieilles dictatures d’Europe, ou la chute du mur de
Berlin en 1989… Cette fuite était pour
moi une surprise, un événement énorme,
suivi de la chute d’Hosni Moubarak en
Égypte. Tous les indices s’accumulaient
pour une rupture décisive, mais on ne
pouvait pas prédire ce qui allait se passer.
Dès l’an 2000, un chercheur, Philippe
Fargues, avait décrit dans son livre
Générations arabes1 tous les facteurs
démographiques – la diminution de la
taille des familles en particulier – qui
montraient l’évolution constatée aujourd’hui. La « modernisation » de la société
apparaissait à la fois comme la cause et
la conséquence de l’effondrement démographique. De Rabat à Bagdad, avec
pour seule exception, en raison de sa
situation très particulière, Gaza. Un phénomène qui était sans doute aussi lié à
une appréhension du futur : on fait moins
d’enfants quand l’avenir est mal défini,
appréhendé ; quand on ne sait pas trop
V
Entretien avec Benjamin Stora
Professeur des universités (Paris 13, Inalco)
http://www.univ-paris13.fr/benjaminstora/
« Avec le recul,
je considère toujours
qu’il s’agit d’une période
historique nouvelle pour
le monde arabe, avec,
en particulier,
le surgissement
de manière autonome,
indépendamment
des pouvoirs
et des mouvements
en place, de sociétés
qui aspirent à l’égalité
et à la liberté. »
ce qu’ils vont devenir dans la société
dans laquelle on vit. D’autant que le recul
des idéologies messianiques – du nationalisme arabe à l’islamisme radical –, qui
ont un rôle rassurant, ne pouvait que
renforcer cette incertitude, la peur de
l’inconnu.
Parmi les indices, on peut aussi évoquer
les « harragas », ceux qui fuient leur pays
pour d’autres horizons de liberté ou satisfaction sociale. Il y avait encore les abstentions aux élections, de plus en plus
massives à l’évidence malgré les chiffres
officiels proclamés. Mais comme pour les
tremblements de terre : il va se produire
vu les « tensions » accumulées… il reste
impossible de dire une date, un moment
précis. Et la surprise est grande le jour où
cela se produit. Il est vrai que le discours
de beaucoup d’intellectuels occidentaux
qui parlaient d’une spécificité des sociétés arabes peu enclines à bouger ou du
risque islamiste si les dictatures disparaissaient – légitimant ainsi la répression
– n’aidait pas à se faire entendre quand
on soutenait autre chose. Avec le recul, je
considère toujours qu’il s’agit d’une période historique nouvelle pour le monde
arabe, avec, en particulier, le surgissement de manière autonome, indépendamment des pouvoirs et des mouvements en place, de sociétés qui aspirent
à l’égalité et à la liberté.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, une
question méthodologique. C’est toujours
une gageure pour un historien que de
s’attaquer à l’histoire du temps présent.
Vous avez réussi dans cet ouvrage à
échapper aux écueils qui consisteraient
à faire du reportage ou du commentaire
à chaud, et vous avez préféré remonter
dans le temps et analyser la « reprise
d’une histoire interrompue ». Quelles
1 - Fargues Philippe, Générations arabes, l’alchimie du nombre, Fayard
2000
/ septembre 2011 / n° 414 9
dossier
Les révolutions
de la dignité
sont les règles que vous vous êtes fixées
en tant qu’historien ?
La règle essentielle est toujours celle d’aller aux faits, de les chercher, et de s’approcher de la vérité. Donc de s’éloigner
des abstractions idéologiques, ou des
théories faisant la part belle à la rumeur
ou à la conspiration. Le travail historique
s’appuie sur des déroulements concrets,
des mises en œuvre de chronologies précises, des constructions de biographies
d’acteurs essentiels, de bibliographies. Ce
dernier point, la recherche bibliographique, reste décisif : il faut connaître les
travaux déjà réalisés, ne pas repartir de
zéro, s’appuyer sur des connaissances
déjà réalisées. C’est une différence
notable avec le travail journalistique qui
semble toujours aller vers des découvertes originales, en omettant ce qui avait
déjà « préparé » le terrain. Le rapport à la
longue durée permet de se repérer dans
les tumultes du présent.
La France a été prise de cours par ces
révolutions arabes et a tardé à en
prendre la mesure. À quoi attribuez-vous
cela ? À des intérêts stratégiques bien
compris ? À la rémanence de certains
impensés coloniaux et orientalistes qui
considèrent que les Arabes doivent être
gouvernés par la force ? Au grand retard
pris par l’université française en matière
d’études postcoloniales ? À la hantise de
l’islamisme et du terrorisme ? À ce que
vous appelez « la crise du regard savant
sur l’islam » ?
Vous indiquez dans votre question toutes
les hypothèses, pistes de recherches déjà
formulées dans l’ouvrage. C’est un mixte,
un mélange de méconnaissance des
mondes du Sud avec une forme d’arrogance culturelle ; un manque d’humilité
devant un univers qui se transforme ; des
réflexes et nostalgies héritées du temps
colonial ; une grande faiblesse dans la
connaissance de l’Autre (langues, croyances,
histoires…). Ce cocktail est explosif
lorsque l’histoire se met brusquement en
marche….
L’un des pays que vous connaissez le
mieux et sur lequel vous avez beaucoup
travaillé est l’Algérie. Quelles sont à vos
10
/ septembre 2011 / n° 414
yeux les principales raisons qui font que
l’Algérie n’a pas encore emboité le pas à
la Tunisie et à l’Égypte ? En tant que
spécialiste des enjeux de mémoire et des
traumatismes collectifs, dans quelle
mesure estimez-vous que c’est le passé
et notamment les événements tragiques
des années 1990, qui expliquent ce blocage
algérien ? Vous parlez de « verrou » et de
« double traumatisme »…
Oui, il s’agit d’un double traumatisme :
celui d’une guerre d’indépendance, il y a
tout juste un demi-siècle, et qui a provoqué des centaines de milliers de morts
avec un immense déplacement de populations, en particulier paysanne ; et, plus
près de nous, le traumatisme de la guerre civile des années 1990, avec près de
cent mille morts et blessés, dans la guerre entre l’État et les groupes islamistes.
L’Algérie semble à la fois très en avance
et… en retard dans le processus en
cours. Très en avance car les Algériens
peuvent avoir le sentiment d’assister à un
« remake » de ce qu’ils ont déjà vécu il y
a vingt ans. « Nous aussi, entre 1988 et
1990, nous avons déjà connu cette effervescence », se disent-ils. Avec la fin du
système du parti unique, l’apparition
d’une presse privée, des partis politiques
nombreux, un courant islamiste puissant.
Et, après ce processus, une terrible guerre civile. Mais l’histoire n’est pas une
suite de nouvelles versions, elle se fait en
avançant. Et si les Algériens ne se mettent pas à niveau, en voyant ce qui se
passe ailleurs, ils risquent de se retrouver
très vite… en retard. Car s’ils ont obtenu
des avancées au niveau de la société civile, comme la liberté de la presse, le régime et son mode de fonctionnement sont
restés intacts. Le poids du passé, et en
particulier celui de la guerre civile dans
les mémoires ne rend pas facile un changement radical. D’autant que les
Algériens ont l’impression d’avoir été
abandonnés à l’heure des difficultés,
d’avoir payé d’une certaine façon pour les
autres. Ils ne veulent peut-être pas
recommencer une expérience du type de
celles qu’ils ont connues.
L’un des points de désaccord amical
entre vous et Edwy Plenel porte sur la
Libye. Plenel a immédiatement condamné l’intervention française en Libye tandis que vous étiez plus incertain. Avec le
recul, avez-vous changé d’avis ou estimez-vous toujours que cette intervention
était un moindre mal ?
Le livre a été écrit au début du mois de
mars 2011, au moment où commençait
l’affrontement entre le régime de Kadhafi
et les rebelles de Benghazi. Dans mon
esprit, le sentiment d’urgence dominait,
avec la hantise d’un écrasement comme
au moment de la guerre d’Espagne en
1936-1937. La non-intervention de la
gauche, alors au pouvoir au moment du
Front populaire, avait provoqué la chute
de Madrid, puis l’écrasement des antifranquistes… Je ne regrette pas d’avoir
éprouvé cela, la nécessité d’une intervention
pour protéger des civils. Je n’ignore pas
l’instrumentalisation, par le pouvoir français
à des fins de politique intérieure, de ce
conflit pour effacer l’attitude au moment
des révolutions tunisienne et égyptienne…
La vigilance s’impose sur les buts poursuivis par les Occidentaux dans cette
guerre, en particulier à propos du pétrole
(la Libye reste un des plus grands producteurs mondiaux de pétrole).
La gauche arabe a été marginalisée
depuis la fin des années 1960 et surtout
depuis la montée en puissance des mouvements religieux islamistes qui fut en
partie le résultat de l’alliance entre les
États-Unis, l’Arabie Saoudite et le
Pakistan. Pensez-vous qu’une certaine
gauche puisse resurgir à la faveur de ces
révolutions ? De quelle gauche pensezvous que le monde arabe a aujourd’hui
besoin, d’une gauche radicale et laïque ?
D’une gauche libérale qui chercherait à
composer avec les autres forces présentes sur le terrain ? Il existe une longue
tradition de gauche révolutionnaire dans
les pays arabes mais la gauche réformatrice et social-démocrate a souvent eu
du mal à s’implanter. Son heure est-elle
venue ?
Vous avez raison d’évoquer la gauche
dans les pays arabes, car c’est elle qui
semble le plus en difficulté ces dernières
années, coincée entre des régimes dictatoriaux et des mouvements islamistes qui
dossier
captent le mécontentement social. La
gauche ne pourra pas s’affranchir des
questions posées par le rapport au marché,
et la sortie d’une idéologie foncièrement
étatiste et collectiviste, longtemps portée
par le nationalisme arabe. C’est peut-être
l’heure, effectivement, pour une gauche
davantage portée sur la régulation, sur la
correction des inégalités sociales que sur
les vieux programmes de « nationalisations » qui ont mené certains pays dans
une impasse. Il y a aussi le rapport à
l’Islam, la question de la séparation entre
le politique et le religieux qui ne tardera
pas à se poser à la gauche laïque, comme
en Iran aujourd’hui.
Vous parlez de « l’histoire enfouie de la
démocratie arabe », et évoquez ensuite
la fixation occidentale sur l’islamisme.
Alors qu’émerge, selon certains, une
« génération post-islamiste », pensezvous qu’il sera plus aisé de renouer avec
l’héritage de la Nahda au Levant ou avec
celui du MTLD au Maghreb ? Ou faudrat-il imaginer de nouvelles voies vers la
démocratie, qui chercheraient à intégrer
le fait religieux ?
Les héritages d’histoires sont bien sûr à
prendre en compte, en particulier la
« Nahda » ce processus de réformes
bloqué par l’arrivée de la colonisation ; et
aussi le républicanisme entré par effraction toujours au moment de la pénétration coloniale européenne. Et c’est bien
pourquoi la démocratie reste une idée
neuve dans le monde arabe. Mais les
recherches démocratiques devront intégrer les aspects du religieux, encore si
prégnants dans les sociétés musulmanes.
Le « modèle turc », en ce qu’il combine
l’appartenance à une aire culturelle islamique, et le respect des droits de l’homme, et de la femme, indique une tendance actuelle. Mais cette bataille de définition, ne fait que commencer dans des
formes inédites : le vendredi, jour traditionnel de prière, est devenu le moment
du rassemblement démocratique, pour
l’affirmation d’une volonté citoyenne
contre les régimes…
Vous évoquez en quelques pages les
monarchies arabes et vous dites notam-
ment à propos de la dépendance énergétique de l’Occident : « Ce système infernal
s’est mis en place et ne peut plus se
défaire. Avec pour conséquence, cet
engrenage où l’Occident est amené à ''défendre'' les monarchies du Golfe. » Vous
mettez le doigt dans la plaie en rappelant
qu’en fait « ce sont des familles qui ont
pris possession de ces pays. Ce ne sont
plus des États, mais des familles qui se
considèrent comme propriétaires de ces
pays. » Ces monarchies, dites-vous, ont
contaminé les républiques et Edwy
Plenel fait le parallèle avec la Tunisie de
Ben Ali, avec le clan Moubarak en Égypte, avec la succession héréditaire envisagée par Kadhafi en Libye et même avec
le Liban, où Plenel qualifie Hariri de
« fondé de pouvoir de la monarchie saoudienne ». Or, jusqu’à aujourd’hui, les
monarchies se serrent les coudes et semblent mieux résister aux vents du changement. Pensez-vous qu’il puisse y avoir
une contamination dans l’autre sens et
que les nouvelles républiques libérées de
la tyrannie puissent susciter des aspirations démocratiques dans les pays gouvernés par des monarchies ? Et tant que
les monarchies demeurent solidement
établies, souvent en train de fomenter
des contre-révolutions, ne sera-t-il pas
illusoire de parler de démocratie dans le
monde arabe ? Pour que l’on puisse parler d’un véritable 1789 arabe, ne faudrait-il pas attendre qu’une monarchie ne
trébuche ?
Dans mon esprit, et je l’ai exprimé dans
le livre, il y a eu contamination, perversion des systèmes républicains par la
volonté d’instaurer des successions
dynastiques. Le fils de Hafez El Assad est
ainsi arrivé au pouvoir, et se profilait l’arrivée du fils de Moubarak ou de la femme
de Ben Ali… Les clans familiaux devenant ainsi des dynasties, appuyés sur des
pratiques de clientélisme et de corruption. Pour les monarchies, à mon avis, la
question centrale, pour le moment, est
celle du passage à des monarchies
constitutionnelles (sur les modèles anglais
ou espagnol), avec valorisation du rôle
des Parlements. Nous sommes encore
loin, même si cette direction a été prise
par le roi du Maroc. L’effet de contamina-
tion, en sens inverse, part cette fois des
républiques pour atteindre les monarchies, en particulier celle des Émirats, de
l’Arabie saoudite, engluées dans des pratiques de fonctionnement archaïque.
Cette montée en puissance, cette volonté,
ce courage pour parvenir à la liberté et
l’égalité des droits est bien le début d’un
« 89 arabe ». La force et la vivacité des
revendications, de Rabat à Damas, ont
été aussi l’occasion d’une inversion de
regard porté jusque-là sur cette région du
monde musulman. La vitesse de propagation des idéaux de liberté et d’égalité a
obligé, en effet, à voir différemment des
sociétés que certains spécialistes ont
longtemps considérées comme immobiles, engluées dans le religieux et le despotisme.
n
Propos recueillis par Karim Emile Bitar
/ septembre 2011 / n° 414 11
dossier
Les révolutions
de la dignité
Du
11 septembre
aux révolutions arabes
Entretien avec
Mohammad-Mahmoud
Ould Mohamedou1
Professeur invité à l’Institut de hautes études
internationales et du développement
Expert associé au Centre de politique
de sécurité de Genève,
Ancien ministre des Affaires étrangères
de Mauritanie.
Le printemps arabe,
s’il nous a tous surpris
de par la rapide succession
des épisodes
révolutionnaires
entre décembre 2010
et mars 2011,
était attendu de longue
date tant les dystrophies
dans le monde arabe
étaient allé croissantes.
L’impact des révolutions
arabes sur l’Afrique va
grandissant et risquerait
de prendre de l’ampleur
si l’on venait à assister à
un seul précédent mettant
en scène cette logique
de contestation dans un
théâtre sub-saharien.
12
/ septembre 2011 / n° 414
u cours des dix dernières années,
vous avez beaucoup écrit sur les
mutations d’Al Qaida et sur les impasses
de la « guerre globale contre le terrorisme ». Très tôt, puis dans votre ouvrage
Understanding Al Qaeda publié en 2006,
vous avez rompu avec certaines lectures
focalisées exclusivement sur les facteurs
religieux ou sécuritaires, adoptant une
démarche scientifique et rationnelle
pour analyser Al Qaida comme phénomène essentiellement politique. Depuis
l’élimination d’Oussama Ben Laden et le
déclenchement des révolutions arabes,
beaucoup d’analystes évoquent un « changement de paradigme » et une marginalisation de son groupe. Al Qaida avait
pourtant souhaité la chute de nombre de
ces régimes. Dans quelle mesure pensez-vous que la page des années 2000
est aujourd’hui tournée ?
De manière assez consistante, Al Qaida a
été dès le départ dépeinte par le biais
d’analyses émotionnelles et non scientifiques. Si l’on pouvait escompter une telle
approche de la part des politiques,
notamment au lendemain du traumatisme du 11 septembre, la rapide mise en
place du récit sécuritaro-religieux décrivant des « fous de Dieu » en quête du
« Califat » avancé à la fois par des universitaires, des experts et des journalistes
aura, au bout du compte, perceptiblement appauvri notre compréhension
d’une forme de terrorisme qui, à l’examen
critique et circonstancié des faits, tient
plus d’une nouvelle génération de projection transnationale de la violence politique que des mutations sociales de l’islamisme. La perpétuation, dix ans durant,
de ce discours aux soubassements culturalistes en dit plus sur ceux qui s’entêtèrent à répéter ses axiomes, alors que les
faits infirmaient leurs hypothèses, que sur
l’organisation de Ben Laden. En réalité,
ce discours était pétri de contradictions et
alterna au cours de la décennie entre
A
annonces sporadiques de « la fin d’Al
Qaida » et du « retour d’Al Qaida »...
L’essentiel, à savoir la capacité inhérente
de métamorphose et le positionnement
sur le long de cette organisation, aura
échappé au récit public.
Aujourd’hui, alors qu’Al Qaida avait précisément fait de la chute des régimes autoritaristes dans le monde arabe un des
trois éléments de son casus belli régulièrement exprimés (les deux autres étant la
présence de troupes américaines en
« terre d’islam » et le soutien américain à
Israël), le printemps arabe est présenté
comme une défaite d’une Al Qaida qui n’a
réellement jamais cherché à atteindre les
masses, puisque, comme toute organisation terroriste, elle fonctionne essentiellement au niveau d’une élite. Avant même
la disparition de Ben Laden, Al Qaida
était consciemment entrée dans une
logique suivant laquelle l’organisation
mère, que j’appelle Al Qaeda Al Oum,
s’était mise en retrait au profit des
groupes régionaux en Irak, dans la péninsule arabique et en Afrique du nord.
Paradoxalement, le tapage médiatique
autour de la mort de Ben Laden et les
analyses annonçant prématurément la
disparition du groupe ont facilité une
forme de « che guevarisation » de Ben
Laden ainsi que l’émancipation d’une
nouvelle génération au sein de la mouvance dont on peut croire qu’elle sera
plus imprévisible et moins politique.
Quelle lecture faites-vous des révolutions
en cours dans le monde arabe ? Peut-on
parler à nouveau d’un « retournement
du monde » ? Est-on sorti de ce que
vous aviez appelé la « logique carcérale
mondialisée » ?
Le printemps arabe, s’il nous a tous surpris de par la rapide succession des épisodes révolutionnaires entre décembre
2010 et mars 2011, était néanmoins
attendu de longue date tant les dystro-
dossier
phies dans le monde arabe étaient allées
croissantes. Il est avant tout la réponse
déférée à la mal gouvernance qui sévit
dans la région depuis une décolonisation
qui à maints égards n’en fut pas réellement une et qui fut suivie par des régimes
arabes post-coloniaux incompétents et
pour la grande majorité corrompus, à
l’image emblématique de la Tunisie des
Ben Ali, l’Égypte des Moubarak et la Syrie
des Assad. Passée la période romantique
de l’hiver dernier, les révolutions sont
aujourd’hui entrées dans la phase de
transition politique dont la complexité est
autrement plus conséquente. Il s’agira de
jeter les fondements d’une nouvelle relation entre État et société au-delà des rendez-vous électoraux, de l’imagination
d’une culture démocratique contextualisée aux spécificités musulmanes – ce qui
est possible et intéressant du point de vue
de la régénération universelle du concept
démocratique en soi – mais également de
la responsabilisation du citoyen arabe qui
ne devra pas quitter un extrême, la violation de sa dignité, pour un autre, un
assistanat social qui à terme le rendrait à
nouveau dépendant de l’arbitraire. Je suis
optimiste à l’égard d’une évolution qui
était nécessaire pour « rebooter » le système politique arabe même si j’insisterais
sur deux points : le temps que cela prendra et l’impératif d’une gestion consciencieuse des démocratisations.
Le printemps arabe est la première e-révolution et son influence mondiale est déjà
avérée. Voyez los indignados en Espagne
et les mouvements de protestation s’inspirant de cette vague en Grèce, en GrandeBretagne, en France, et ce jusqu’en
Israël... Mais cela est également révélateur
du besoin mondial de défoulement face à
un système global bouleversé et travaillé
dix ans durant par un regain de logiques
impériales et d’invention de nouvelles
formes d’asservissement des citoyens.
Compte tenu de ces bouleversements,
quelles doivent être les principales
étapes de la refonte des grilles de lecture occidentales ? Dans une tribune parue
dans Le Monde le 7 mars 2011, vous
lanciez un appel à rompre avec les vieux
dogmes orientalistes, avec l’essentialis-
me qui a caractérisé le regard européen
depuis si longtemps. Les pays arabes,
écriviez-vous, doivent être désormais
« compris simplement par le biais des
catégories universelles de la libéralisation politique et de la transition démocratique. » Comment expliquez-vous la
rémanence de ces théories pourtant discréditées sur « l’exception arabe », et
comment les dépasser ?
Ce qui est frappant, voyez-vous, c’est
que, quel que soit le développement dans
le monde arabe – crise économique,
conflit armé, révolution sociale –, il se
heurte invariablement dans ces analyses
soit au scepticisme, soit à une redéfinition sur la base d’analogies bancales.
C’est cette impossible réciprocité avec
l’universel qui prévaut, donnant le la de la
politique complexe d’une région complexe, dont il faudrait se départir désormais. Aussi, je note la naissance du néoorientalisme à l’occasion du printemps
arabe. Là où une transformation évidente
du terrain devrait logiquement interpeller
les sciences sociales et le politique en vue
d’un réexamen d’une grille de lecture discréditée à l’égard d’une région importante du monde, les mêmes analystes qui,
trente ans durant, auront présidé à la
définition du « monde arabe » remettent
à jour des récits, simplement saupoudrées de recettes démocratiques mais
retenant les mêmes catégories de « réveil
arabe ». Où sont les analyses comparatives replaçant ce dernier mouvement de
libéralisation – il y en a eu un qui a
échoué durant les années 1990 – dans
une trajectoire historique qui puise dans
des modernités avortées durant les
années 1910-20 puis les libérations
confisquées en 1950-60, et que l’on peut
plus comprendre à l’aune des expériences
en Amérique latine durant les années
1970 qu’en se penchant pour la énième
fois sur « la rue arabe » ou la sentencieuse interrogation de « la compatibilité
entre islam et démocratie » ?
Vous vous inscrivez également en faux
contre la thèse selon laquelle nous
serions aujourd’hui entrés dans une ère
post-islamiste. En quoi cette thèse vous
paraît-elle erronée ? Et comment voyez-
vous les prochaines métamorphoses de
l’islamisme ?
Le « post-islamisme » est une phrase se
positionnant tard et de façon hypothétique par rapport à un printemps arabe
qui a pris de court orientalistes et spécialistes de l’islamisme. Je vais être clair sur
ce point : c’est la troisième fois que l’on
nous annonce la fin de l’islamisme... En
1991, avant qu’ils ne remportent les
élections en Algérie. En 2001, avant
qu’ils ne frappent l’Amérique. En 2011,
avant, comme je le pense, qu’ils normalisent leur action politique en vue d’un partage du pouvoir au lendemain des
révoltes arabes. La rhétorique post-islamiste est précisément l’illustration de ce
qu’Edward Said dénonçait comme le penchant du discours orientaliste à nier l’autoreprésentation à son objet2; « ils ne
peuvent se représenter eux-mêmes, ils
doivent être représentés » disait Marx3.
C’est ce que font tout autant les nouvelles
analyses réduisant les comportements
sociaux des musulmans à des paramètres
démographiques. Comprenons que l’objet
d’étude est ainsi potentiellement tout
autant idéologisé chez un Alain Finkielkraut
qu’un Emmanuel Todd, et que, dans une
telle posture essentialiste, nous ne
sommes pas bien loin de Gustave Le Bon.
En lieu du « post-islamisme », il nous
faut évoluer vers la dédramatisation de
l’analyse de ce qui n’est ultimement
qu’une possibilité clinique parmi d’autres,
dans un portfolio idéologique évolutif,
pour le citoyen musulman de donner des
oripeaux religieux à un discours politique,
soit de radicalisation soit de contestation
non violente. La relation entre religion et
politique ne diffère pas tant que cela, que
l’on soit en Occident ou en Orient. Le
grand paradoxe est qu’au moment où le
monde arabe s’ouvre, le monde occidental se ferme sur cette question.
Quel est l’impact des révolutions arabes
sur l’Afrique ?
Je dirais qu’il va grandissant et risquerait
de prendre de l’ampleur si l’on venait à
1 - Auteur de Contre-Croisade, Le 11 Septembre et le Retournement du
Monde, L’Harmattan, 2011, et Understanding Al Qaeda, Changing War
and Global Politics, Pluto Press, Londres, 2011.
2 - Edward Said, L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, Seuil, 1980
3 - Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852
/ septembre 2011 / n° 414 13
dossier
Les révolutions
de la dignité
assister à un seul précédent mettant en
scène cette logique de contestation dans
un théâtre sub-saharien. Des mouvements
s’inspirant du printemps arabe s’étaient
manifestés en avril au Burkina Faso contre
le président Blaise Compaoré, mais le candidat évident est le Sénégal d’Abdoulaye
Wade, où la recette explosive est réunie :
Exécutif vieillissant aux tendances autoritaristes, velléités dynastiques, classe politique impuissante, jeunesse mobilisée sur
le mode mondialisé et corruption endémique. Accélérée par le mimétisme du
monde arabe et par des parallèles que
beaucoup de Sénégalais établissent déjà
avec ce qui s’est passé en Tunisie et en
Égypte, la séquence pourrait aboutir à
l’occasion du rendez-vous électoral présidentiel de 2012. Notons que, sous l’influence du momentum des démocratisations en Europe de l’Est au lendemain de
la chute de l’Union soviétique et contrairement à l’aire arabe, l’Afrique sub-saharienne avait connu des avancées démocratiques substantielles durant les années
1990 — au Sénégal, au Bénin, au Mali
et au Ghana notamment.
Il n’y a pas aujourd’hui au Sahel de
guerre ou d’occupation comme en Irak
ou en Afghanistan. Pourtant, à entendre
certains discours politiques, la rhétorique utilisée est souvent la même. N’y
a-t-il pas un risque que ces discours ne
finissent par aggraver la situation ?
Il y a effectivement un réel danger d’une
telle prophétie auto-réalisatrice. Sur cette
question, il faudrait identifier sereinement
les causes de la détérioration de la situation sécuritaire régionale au cours des
cinq dernières années, à savoir deux
développements : l’exportation par le
Groupe salafiste pour la prédication et le
combat (GSPC) de son action — une
forme hybride de terrorisme économique
pseudo-religieux — au-delà des frontières
algériennes vers le reste du Maghreb,
puis le Sahel, et, dans ce contexte, la
multiplication de rapts d’Occidentaux qui
a entraîné un interventionnisme de la
France ainsi qu’une présence accrue des
États-Unis, et, dans une moindre mesure,
de l’Espagne. Le danger serait de faire le
jeu d’un GSPC rénové en Al Qaida au
14
/ septembre 2011 / n° 414
Maghreb islamique (Aqmi) en suivant
une partition habilement composée pour
générer une telle militarisation de la zone
que le groupe instrumentaliserait plus en
avant au lendemain du vortex sécuritaire
libyen. Le Sahel n’est pas l’Afghanistan,
encore moins la Somalie. La situation
peut être relativement maîtrisée par une
coopération améliorée et dépolitisée
impliquant l’ensemble des pays de la
région, un partenariat avec l’Europe et les
États-Unis respectueux des souverainetés
locales et un effort plus marqué de
l’Algérie, dont proviennent historiquement et majoritairement les terroristes, et
le Mali, au nord duquel ils ont établi des
camps de repli.
Quel jugement portez-vous sur l’évolution de la situation libyenne ? Quelles
ont été à vos yeux les principales erreurs
commises ? Vous avez évoqué à la télévision suisse l’ironie qu’il y avait à voir
sur les murs de Libye des graffitis indiquant : « Kadhafi, l’ami de l’Amérique,
va tomber. » Quelles peuvent être les
conséquences de cette guerre ? Craignezvous une partition ou un désordre permanent ?
La situation en Libye est une mauvaise
affaire dont nous n’avons vu que le début.
Nous nous orientons vers une « irakisation » de la Libye aux conséquences stratégiques « lose-lose » pour tous sur le
long terme. La chute coup sur coup de
Ben Ali et de Moubarak rendait assurément la survie d’un Kadhafi — en dépit
effectivement de sa reconversion internationale ces dernières années — inévitable, et la séquence débutait de la même
façon avec des manifestations pacifiques
à la mi-février. La réponse répressive a
transformé la situation en conflit armé,
mais, précisément à ce stade, il aurait
fallu trouver moyen de faciliter une solution libyenne pour forcer le départ de
Kadhafi dans le droit fil des révolutions
sans redéfinir ce mouvement national
d’émancipation dans le cadre d’un jeu stratégique international mal conçu, ambigu et
mettant en scène des Tintin en Cyrénaïque
qui multiplieront les improvisations diplomatico-idéologiques. Le monde a, par la
suite, toléré durant de longs mois une
répression en Syrie tout autant si ce n’est
plus sanguinaire. Où est la logique si ce
n’est celle d’une realpolitik contre-productive? En Libye comme en Syrie, je
crains que Kadhafi et Assad fassent preuve de jusqu’au-boutisme criminel, et que
cela rende les transitions subséquentes
plus difficiles qu’ailleurs, tant le tissu
social aura été entamé par une violence
n
déclinée nationalement.
Propos recueillis par Karim Emile Bitar
dossier
Commencement du monde,
révolutions arabes,
identitarismes et modernité métisse
Entretien avec
Jean-Claude Guillebaud1
Écrivain et journaliste,
éditorialiste au Nouvel Observateur
Pendant quatre siècles
la culture européenne,
puis « occidentale »,
est devenue hégémonique.
Elle a été l’organisatrice
du monde et l’unique
dépositaire de
la modernité. […]
Cette séquence s’achève.
Cela ne veut pas dire que
l’Occident va disparaître,
cela signifie seulement
qu’il ne sera plus la seule
matrice de la modernité.
Les autres cultures se
réveillent, se mêlent,
s’influencent
mutuellement pour
concourir à l’émergence
de ce que j’appelle
une modernité métisse,
c’est-à-dire partagée.
C’est dans cette modernité
composite, plurielle,
métisse que le monde
arabe est déjà
en train de s’insérer.
ous avez publié en 2008 un livre
intitulé Le Commencement du
monde1 et sous-titré « Vers une modernité métisse » (Seuil, 2008). Il s’agissait
d’un passionnant tour d’horizon du
monde d’aujourd’hui, qui analysait
notamment la convergence des civilisations, l’occidentalisation de l’Asie et
d’une grande partie du globe, l’ascension de la Chine et de l’Inde après une
séquence occidentale de quatre siècles.
Vous analysiez la mondialisation du religieux, les détresses identitaires, l’apport
de l’école post-coloniale cherchant à surmonter les clivages binaires entre Orient
et Occident, et bien d’autres sujets. Un
de vos chapitres était titré « Un rendezvous pour l’islam ». L’ouvrage pouvait
alors paraître pécher par excès d’optimisme. Mais, avec quelques années de
recul, il semble en effet que les « indicateurs de modernité » que vous perceviez aient fini par produire de vastes transformations politiques. Comment avez-vous
accueilli ces révolutions arabes ? Y avezvous vu une confirmation de vos vues
sur la naissance d’un monde nouveau ?
Craignez-vous que ces bouleversements
rapides ne renforcent les crispations
identitaires et la peur de l’autre qui
continuent de prédominer dans plusieurs
parties du globe ?
J’ai accueilli, bien sûr, les révolutions
arabes de 2011 – mais aussi ce qui s’était
passé en Iran au printemps 2009 –
comme une confirmation des analyses que
je proposais dans mon livre et qui ont parfois été jugées trop « optimistes ». Je ne
niais pourtant pas les risques du repli identitaire et des fondamentalismes de toutes
natures. Mais j’observais qu’à un niveau
anthropologique plus profond, l’évolution
allait dans le sens d’une convergence des
civilisations, et non de ce prétendu « choc »
V
prophétisé en 1993 par Samuel Huntington.
Je veux dire par là que, dans leur façon de
vivre, de communiquer, d’aspirer à la liberté, les jeunesses du monde se rapprochaient les unes des autres. J’ai vérifié cela
dans nombre de pays que je connais bien,
que ce soit la Chine, le Vietnam, l’Inde, le
Proche-Orient.
Or, c’est bien ce qui est apparu en févriermars-avril 2011 en Tunisie, en Égypte et
en Syrie, pour ne citer que ces exemples.
L’émergence d’une génération de garçons
et filles éduqués, en prise directe sur la
modernité, habile à se servir des nouvelles technologies de la communication.
Leur irruption sur la scène politique – et
leur courage – ont pris de court les islamistes et les mouvements identitaires.
Cela étant dit, il faut se garder de l’angélisme. Rien n’est vraiment joué. Les crispations identitaires sont bien présentes,
elles aussi. Disons que les deux mouvements sont simultanés et nul ne sait encore qui des deux l’emportera. Cela dépendra sans doute des conditions particulières de chaque pays. Je vois déjà que,
dans un grand pays musulman comme la
Turquie, le synthèse entre Islam et démocratie est sur le point de réussir.
De la même façon, l’élection d’Obama
aux États-Unis, quelques mois après la
parution de mon livre m’a semblé représenter un symbole prodigieux, et même
s’il arrivait, au bout du compte,
qu’Obama déçoive ses électeurs. La rupture symbolique est définitive.
La France et la plupart des pays occidentaux ont tardé à prendre la mesure de ce
qui se passait. Vous avez parlé d’ « embarras
diplomatique ». À quoi attribuez-vous les
frilosités et les aveuglements ? À un passé
1 - Dernier ouvrage paru : La Vie vivante : Contre les nouveaux
pudibonds (Les Arènes, 2011)
/ septembre 2011 / n° 414 15
dossier
Les révolutions
de la dignité
colonial mal digéré ou à des intérêts stratégiques et à la raison d’État ? Nonobstant les
révolutions en cours, l’Occident continue de
soutenir un certain nombre de régimes très
autoritaires, notamment les monarchies
pétrolières. Est-ce uniquement la conséquence d’une dépendance énergétique ou
est-on toujours dans un état d’esprit qui fait
de la « stabilité » la valeur suprême ? Dans
le monde arabe, ce ne sont pas les valeurs
occidentales qui sont contestées, mais plutôt l’hypocrisie qui fait que ces valeurs ne
sont appliquées qu’en fonction des intérêts
et jamais de façon systématique. Comment
sortir de cette duplicité, qui nourrit l’antioccidentalisme ?
J’insistais beaucoup, dans mon livre, sur
ce thème de la « duplicité occidentale »,
un thème très présent – à juste titre –
chez les auteurs appartenant aux « Postcolonial studies ». Cette duplicité a toujours servi les « identitaires » dans leur
dénonciation de « l’occidentalisation du
monde ». Les intellectuels de l’hémisphère
sud ont mille fois raison de dénoncer cette
duplicité. Quand la France ou l’Amérique
trahit ses propres valeurs en faisant prévaloir ses intérêts à court terme, on n’est pas
loin du « crime symbolique ». J’ai vue avec
consternation qu’il en allait ainsi en Tunisie,
en Égypte et – comble du comble – en
Libye. C’est au nom d’un prétendu moindre
mal (mieux vaut une dictature que l’islamisme) que nos gouvernements ont dissimulé ce qu’il faut bien appeler un cynisme
intéressé : vendre des armes ou des centrales nucléaires, acheter du pétrole, etc.
Je n’ai jamais oublié la façon dont, dans
les années 1980, nous avons soutenu,
armé et encouragé Saddam Hussein, car
nous pensions qu’il nous protégerait du danger islamiste venu d’Iran. Les Américains
avaient fait la même chose en armant les
islamistes afghans en lutte contre l’occupation soviétique.
Je crois que ces aberrations de la realpolitik ont été mises à mal par les révoltes
arabes. Je ne suis pas assez naïf pour
penser qu’elles n’existeront plus. Disons
qu’elles seront plus difficiles à faire accepter – ou à dissimuler – aux électeurs.
Comment le nouveau monde arabe qui
est en train d’émerger peut-il s’inscrire
16
/ septembre 2011 / n° 414
dans cette « modernité métisse » que
vous appelez de vos vœux ?
L’expression « modernité métisse » que
j’ai proposée avec un brin de provocation
mérite un mot d’explication. Je ne parlais
pas du métissage des peuples. Je n’ai rien
contre, mais c’est un autre sujet. Je parlais de ce qu’on pourrait appeler, avec
Édouard Glissant, la créolisation du concept
même de modernité. Elle nous fait sortir
d’un cycle « occidental » qui aura duré
quatre siècles. Je m’explique. À partir de
la fin du XVIe siècle, la culture européenne
qui était jusqu’alors très en retard sur celle
de l’Inde ou de la Chine (pour ne citer que
ces deux exemples) a spectaculairement
rattrapé son retard. Dès le milieu du XVIIe
siècle elle supplantait, par son dynamisme,
les autres civilisations figées dans leurs traditions, notamment la Chine.
Ainsi, pendant quatre siècles la culture
européenne, puis « occidentale », est devenue hégémonique. Elle a été l’organisatrice
du monde et l’unique dépositaire de la
modernité. Le « centre » ou « l’empire » a
ainsi dominé la « périphérie », par la
conquête et la colonisation, bien sûr, mais
aussi par l’influence, le rayonnement
« civilisateur ». Il a relégué les autres cultures dans les marges. Or, je dis simplement que cette séquence s’achève. Cela
ne veut pas dire que l’Occident va disparaître, cela signifie seulement qu’il ne sera
plus la seule matrice de la modernité. Les
autres cultures se réveillent, se mêlent,
s’influencent mutuellement pour concourir
à l’émergence de ce que j’appelle une
modernité métisse, c’est-à-dire partagée.
C’est dans cette modernité composite,
plurielle, métisse que le monde arabe est
déjà en train de s’insérer.
L’idée même d’une modernité métisse
horripile un grand nombre d’intellectuels, qui voient dans le multiculturalisme un grand danger. Le terroriste norvégien a cité dans son manifeste un grand
nombre de ces penseurs européens ou
américains qui se réclament de visions
identitaires. Ne craignez-vous pas qu’en
prêchant une modernité métisse, les
partisans du multiculturalisme ne renforcent paradoxalement les approches
identitaires ?
J’entends bien les protestations des intellectuels qui s’alarment du multiculturalisme. Mais je crois qu’ils se trompent de
danger, si j’ose dire. Le multiculturalisme
est déjà là, et depuis longtemps. Nos
sociétés sont déjà multiethniques, multiconfessionnelles, multiculturelles. Il en va
de même dans l’hémisphère Sud. Les
jeunes Tunisiens, Égyptiens ou Iraniens
que l’on a vu dressés contre la dictature
sont largement « occidentalisés », même
s’ils gardent un attachement légitime
pour leur propre tradition. Ils sont culturellement « créoles ». En revanche, le multiculturalisme ne peut exister dans un pays
donné que si les « différences » qu’il fait
cohabiter sont surplombées par un socle
de valeurs communes, de représentations
collectives partagées, comme dirait Émile
Durkheim. Autrement dit l’installation
dans un pays implique que l’on souscrive
à un minimum de valeurs fondatrices :
liberté individuelle, égalité des sexes,
droits de l’homme, etc. C’est quand le
repli communautariste l’emporte que les
problèmes commencent. C’est alors
qu’on se met à justifier, par exemple, les
mutilations sexuelles des femmes, les
mariages arrangés par les familles, la
« dissidence » antidémocratique, etc. En
faisant cela, on donne du grain à moudre
aux « identitaires » xénophobes et on
trace la voie pour des cinglés comme le
terroriste norvégien, ou chez nous pour
les islamophobes obsessionnels.
En tant qu’intellectuel chrétien, comment percevez-vous cette résurgence
d’appels à défendre un « Occident chrétien » contre le monde musulman perçu
comme conquérant. Face à cette « peur
des barbares » dont parle Tzvetan
Todorov, craignez-vous que l’on en vienne à oublier les valeurs spirituelles fondamentales de l’Évangile et du christianisme au profit d’une conception temporelle et guerrière de la « Chrétienté » ?
Les critiques inquiètes que j’adresse aux
fondamentalistes musulmans, juifs ou
hindouistes, je les adresse aussi – et
régulièrement – aux chrétiens. Je suis
effaré quand je vois réapparaître chez certains chrétiens – y compris des jeunes –
ce que j’appelle un « christianisme iden-
dossier
titaire », celui qui renoue avec le triomphalisme conquérant de l’ancienne chrétienté. J’ai fait de nombreuses chroniques
pour dénoncer ce que j’appelle un
« catholicisme athée », en référence à
Charles Maurras qui disait : « Je suis
athée, mais catholique ». J’ai même écrit
un livre entier La Force de conviction
(Points Seuil, 2006 ) pour m’expliquer
sur ce point. C’est le réflexe de la citadel-
le assiégée, ou le syndrome de la croisade. À mes yeux, la foi n’est pas une
« identité », c’est un parcours, un chemin
une espérance. Elle passe forcément par
la rencontre avec « l’autre ». Je garde en
mémoire cette phrase magnifique du
théologien catholique Stanislas Breton
(mort en 2005) qui, parlant des autres
religions, disait : « Il ne suffit pas d’accepter que l’autre existe, il faut se réjouir qu’il
existe ». Quant au très dangereux concept
de « chrétienté », je vous renvoie volontiers à cette remarque superbe du philosophe danois Sören Kierkegaard (18131855) : « Il est urgent de remettre un peu
de christianisme dans la “chrétienté“ » n
Propos recueillis par Karim Emile Bitar
Petite réflexion sur
l’histoire en cours
Par Kader A. Abderrahim
Professeur associé California University
Chercheur à l’Iris
Maître de conférences IEP Paris.
Un dictateur après l’autre
tombe sous la pression
conjuguée des forces
sociales internes et,
dans le cas libyen,
de l’intervention
militaire occidentale.
Impressionné et fasciné,
ébranlé et inquiet,
le monde observe
les révolutions arabes.
Quels enseignements
politiques tirer de ce grand
chambardement ?
Que nous enseigne
le passé sanglant
du Proche-Orient
et du Maghreb sur l’avenir
de la région ?
Comment évaluer les
chances d’instauration
de la démocratie ?
S
i les événements de Tunis et du Caire,
de Bahreïn et de Benghazi, de Homs et
de Sanaa ont montré quelque chose, c’est
bien qu’il n’y a pas de déterminisme culturel. Et qu’il n’y a pas de dictature impossible à abattre.
Personne n’imaginait que l’immolation de
Mohamed Bouazizi, ce jeune vendeur tunisien au chômage, allait en quelques
semaines conduire à la chute du puissant
régime égyptien.
Mais, après Moubarak, quoi ? Et en Libye,
la fin de Kadhafi préfigure-t-elle une sorte
de « gigantesque Somalie », comme le
craint la secrétaire d’État américaine Hillary
Clinton ? Où mène cette nouvelle liberté ?
Depuis 1945, une douzaine de guerres
internationales, d’innombrables guerres
civiles, des milliers d’attaques terroristes et
d’attentats politiques ont ensanglanté la
région. Si ces conflits s’étaient déroulés
ailleurs dans le monde, l’Occident exprimerait sans doute de silencieux regrets et
détournerait le regard.
Mais ces combats, politiques et militaires,
se produisent dans une région assise sur
près de 60 % des réserves mondiales d’or
noir et plus de 40 % de celles de gaz.
Quand le Proche-Orient brûle, l’Occident ne
peut pas détourner le regard.
Nul ne sait de quoi l’avenir sera fait, mais
un coup d’œil sur l’histoire permet peutêtre de déduire ce que réserve les événements en cours.
Le démembrement
de l’Empire ottoman
Il y a cent ans, à l’automne 1911, un major
de l’armée ottomane atteint les remparts de
Benghazi. Arrivé d’Istanbul, il veut reconquérir ces marches de l’Empire. Voilà près
de 400 ans que les Ottomans contrôlent
l’Afrique du Nord, la Syrie et la Palestine, la
Mésopotamie jusqu’au Golfe, la mer Rouge
jusqu’à Aden, le Nil jusqu’au Soudan.
Mais les Français ont pris l’Algérie et la
Tunisie, les Britanniques se sont emparés
de l’Égypte et les Italiens sont en
Cyrénaïque.
Des mois durant, le major Mustafa Kemal,
ses 150 officiers turcs et ses 8 000 mercenaires arabes contiennent une armée de
15 000 Italiens sur le littoral libyen.
Mais l’Empire se désagrège ailleurs, dans
les Balkans, sur le Danube, dans le
Caucase. « Cela n’avait pas de sens d’attaquer l’Italie », écrit-il avant son retour à
Istanbul. Il se doute qu’avec la perte de la
dernière province d’Afrique s’annonce la fin
de l’Empire, et la fin d’une Histoire.
Le temps de la révolte
Cent ans après le voyage du major Kemal
en Libye, un autre monde semble surgir
sous nos regards ébahis.
C’est en 1915, quand il apparut que
l’Empire ottoman se désintégrait que l’idée
germa à Paris et à Londres de s’en partager
la dépouille en commençant par les provinces arabes.
En juillet de cette année-là, le haut-commissaire britannique en Égypte communiqua au chérif de La Mecque que la GrandeBretagne était « prête à reconnaître l’indépendance des Arabes dans les régions dont
il avait mentionné les frontières ».
La grande révolte des Arabes contre les
Ottomans commença en 1916, sous le
/ septembre 2011 / n° 414 17
dossier
Les révolutions
de la dignité
regard cynique de l’auteur des Sept piliers
de la sagesse, T.E. Lawrence : « Les Arabes
sont encore plus inconstants que les Turcs.
Traités de manière adéquate, ils ne se développeront pas hors de leur mosaïque politique, un tissu de petites principautés
jalouses et incapables de se fédérer ». Cette
vision essentialiste conditionnera pendant
un demi-siècle, la vision que les Européens
ont des Arabes.
En même temps, à Londres, le diplomate
britannique Mark Sykes et son collègue
français François Georges-Picot se mettaient d’accord pour se partager le butin
espéré : les régions de Beyrouth, Damas et
Mossoul iraient à la France, le littoral arabe
du Golfe persique, les provinces de Bagdad
et Bassora ainsi que la Palestine à la
Grande-Bretagne.
Et le ministre britannique des Affaires
étrangères, Arthur James Balfour, promettait à la Fédération sioniste « la création
d’un foyer national pour le peuple juif en
Palestine ».
Des frontières artificielles.
L’Accord Sykes-Picot et la Déclaration
Balfour sont les textes fondateurs du
Proche-Orient moderne et ils expliquent
pourquoi cinq États et un non-État sont,
depuis lors, des facteurs de troubles : Syrie,
Irak, Liban, Jordanie, Israël et Palestine.
Pour les Arabes, ces documents sont une
trahison, les frontières artificielles qu’ils tracent, les dynasties et les régimes qu’ils ont
mis en place n’ont à leurs yeux aucune légitimité.
Ces divisions sont, aujourd’hui encore, le
principal ferment des blocages des sociétés
arabes, et de régimes totalement calcifiés.
Après la Première Guerre mondiale et l’occupation alliée de l’Empire ottoman, Mustapha
Kemal refuse de voir l’Empire ottoman être
démembré par le traité de Sèvres. Avec ses
partisans, il se révolte contre le gouvernement impérial et crée un deuxième pouvoir
politique à Ankara. C’est de cette ville qu’il
mène, à la tête de la résistance turque, la
guerre contre les occupants.
Sous son commandement, les forces
turques vainquirent les armées arméniennes, françaises et italiennes. Puis ils
viennent à bout des armées grecques qui
occupent la ville et la région d’Izmir, la
Thrace orientale et des îles de la mer Égée.
18
/ septembre 2011 / n° 414
Après la bataille du Sangarios (aujourd’hui
Sakarya), la Grande Assemblée nationale
de Turquie lui donne le titre de Gazi (le victorieux) ; il parvient à repousser définitivement les armées grecques hors de Turquie.
Suite à ces victoires, les forces britanniques
choisissent de signer un premier armistice
avec lui et s’engagent aussi à quitter le
pays.
Mustafa Kemal affirme également une
volonté farouche de rupture avec le passé
impérial ottoman, et met en place des
réformes radicales pour son pays.
Inspiré par la Révolution française, il profite de ce qu’il considère comme une trahison du sultan lors de l’armistice de
Moudros, pour mettre un terme au règne
du sultan le 1er novembre 1922, date à
laquelle il accède au pouvoir.
Dans les années 1930, sont formulés les
« six principes », – laïcisme, républicanisme,
étatisme, populisme, révolutionnarisme et
nationalisme – qui sont aujourd’hui encore,
une source d’inspiration pour de nombreux
intellectuels et responsables politiques.
Le kémalisme sera une doctrine qui structurera le pays, et lui permettra de retrouver
une place et un rôle politique dans un environnement marqué par le conservatisme et
le rejet du progrès.
Un demi-siècle d’immobilisme.
Du côté arabe, c’est dans la frustration historique et politique, que les régimes, tentent, pendant des décennies de puiser leur
légitimité. Les évolutions actuellement en
cours dans le monde Arabe bouleversent
les données stratégiques et politiques.
Du Maroc à Oman, de l’Arabie saoudite à
la Jordanie, du Yémen à Bahreïn, les
peuples exigent ce qui leur revient : justice,
prospérité, liberté, participation politique.
Peu de régions du monde sont aussi improductives : l’ensemble des pays arabes, 350
millions de personnes, produit moins que
60 millions d’Italiens. Seuls 3 % des
Libyens travaillent dans l’industrie pétrolière qui représente plus de 60 % du Pib.
Dans les États du Maghreb, le chômage
touche 70 % des jeunes. Un Yéménite sur
trois vit avec moins de 2 dollars par jour.
Tandis qu’entre 1980 et 1999 la Corée du
Sud a enregistré 16 000 brevets internationaux, l’Égypte en a annoncé 77 dans le
même temps.
Quel avenir ?
Seule la Turquie échappe à ce triste bilan :
l’économie turque était en 2004 une des
vingt premières puissances mondiales, par
la richesse produite annuellement.
Le pays est en train de vivre une véritable
révolution silencieuse. Le Code pénal et la
Constitution ont été refondus, le Code civil
a été révisé, et une série de lois visant à
réformer l’administration publique a été
votée. Ces changements sont certes liés à
l’agenda européen, mais ils s’expliquent
aussi par l’aspiration croissante des Turcs
eux-mêmes.
Un siècle après la dislocation de l’Empire
Ottoman, la modernisation de la Turquie lui
permet de retrouver une place centrale au
Moyen-Orient, et d’être un interlocuteur
incontournable pour les occidentaux,
comme pour les arabes.
Mais, pour la première fois depuis des
décennies, une intervention occidentale au
cœur de la méditerranée, permet de chasser un tyran. Le revers de cette aventure
militaire, c’est qu’elle se produit au
moment où les peuples arabes tentent de
reprendre leurs destins en mains.
Dans ce contexte, on peut s’interroger sur
les véritables visées de l’opération occidentale menée en Libye, et si elle ne risque pas
de fournir des prétextes aux dirigeants,
encore en place, pour freiner les aspirations
populaires.
Comme l’écrivait il y a quelques jours l’éditorialiste du quotidien pan arabe Al Hayat,
« bouclez vos ceintures de sécurité », pour
qui le voyage qu’entame le monde arabe
n’est pas « une promenade d’agrément. Le
chemin sera long et chaotique ». Un jugement qui se trouve confirmé par les visées
stratégiques de l’Europe sur la région.
L’avenir n’est pas écrit d’avance, car, à présent, une opinion publique émerge et se
mobilise pour revendiquer des droits et
arracher sa liberté. Pour les dirigeants occidentaux, comme pour les régimes arabes
chacun est conscient qu’il doit à présent
composer avec les nouveaux représentants
qui ont conduit les révoltes et les révolutions de cette année 2011.
n
dossier
L’esprit révolutionnaire
et ses fondements philosophiques :
l’exemple américain de 17761
Par Steven Ekovich
Professeur associé de sciences politiques et
d’histoire à l’Université américaine de Paris
Les révolutions américaine
et française ont toujours
exercé une grande
fascination sur les
intellectuels et sociétés
civiles du monde arabe,
depuis l’époque de la
Nahda (renaissance arabe)
jusqu’à celle des
révolutions de 2011. Le
Christian Science Monitor
citait récemment un expert
du monde arabe qui
déclarait : « ‘We the
People’ has come to the
Middle East ». En effet,
l’état d’esprit qui a régné
cette année sur l’avenue
Bourguiba de Tunis, sur la
place Tahrir du Caire et à
travers les capitales
arabes, n’était pas sans
rappeler aussi bien l’esprit
de 1789 que le souffle
révolutionnaire qui animait
les Américains à la fin du
XVIIIe siècle, et qui s’est
traduit par la Déclaration
d’Indépendance rédigée
par Thomas Jefferson en
1776, puis par la
Constitution de 1787.
Retour sur les fondements
philosophiques et
théologiques de la
révolution américaine.
L
es Américains sont très attachés à ce
qu’ils appellent l’esprit révolutionnaire,
qui constitue une partie intégrante de la
culture politique des États-Unis. Mais
cet attachement est strictement limité
aux révolutions libérales, qui visent le
renversement des régimes autoritaires ou
totalitaires. Ce penchant s’inscrit dans le
droit fil de l’époque où les américains se
sont séparés de la tutelle de la Grande
Bretagne. Cette question fait d’ailleurs
l’objet d’un vif débat parmi les historiens :
les Américains ont-ils vraiment réalisé
une révolution, ou tout simplement une
guerre d’indépendance ? Après tout, la
structure du pouvoir dans les anciennes
colonies n’était pas très différente de
celle qui existait auparavant. Si révolution
il y a, il s’agit d’une révolution intellectuelle, caractérisée par une nouvelle
vision de la fondation légitime de l’État.
Et ce nouveau raisonnement se déploie
précisément dans ce qui est très probablement le document le plus important
de l’histoire américaine – la Déclaration
d’Indépendance de 1776. Aujourd’hui
encore, quand les Américains évoquent
l’esprit de la Révolution, ils le nomment
the « Spirit of 76 ».
Une référence emblématique
La Déclaration d’Indépendance américaine
de 1776 figure parmi les références
emblématiques des luttes révolutionnaires
et mouvements d’auto-détermination du
monde entier. Aujourd’hui, la moitié des
pays de la planète se prévalent de ce type
de texte fondateur. Le poids symbolique
de la Déclaration américaine ne doit pas
être sous-estimé, ses formules sont
parfois reprises mot pour mot dans les
nombreuses déclarations d’indépendance
qui ont accompagné ce passage historique des empires aux États modernes.
Dès son apparition sur la scène internationale et intellectuelle de la fin du XVIIIe
siècle, l’œuvre des « révolutionnaires »
américains a immédiatement suscité un
vif débat sur les fondements légitimes
d’un État. La revendication d’une nouvelle
base philosophique, et a fortiori juridique,
de la souveraineté a entraîné une redéfinition
du corpus existant en droit international.
Conscients de la dangereuse innovation
que constituait la Déclaration dans les
affaires internationales, un grand nombre
de commentateurs britanniques de
l’époque se sont efforcés d’en réfuter les
justifications mobilisées par leurs cousins
outre-Atlantique. Beaucoup de temps et
de combats ont été nécessaires à la réalisation des espoirs suscités par la puissance des mots du préambule : « Nous
tenons pour évidentes pour elles-mêmes
les vérités suivantes : tous les hommes
sont créés égaux ; ils sont dotés par le
Créateur de certains droits inaliénables ;
parmi ces droits se trouvent la vie, la
liberté et la recherche du bonheur. »
La Déclaration d’Indépendance américaine peut être découpée en trois parties : un
préambule qui énumère les droits fondamentaux et présente une théorie de gouvernement ; une liste de griefs et l’énumération des atteintes britanniques à ces
droits ; et la conclusion qui annonce la rupture avec l’Angleterre et la création d’une
nouvelle nation. L’ensemble développe une
théorie de l’Empire britannique et de sa
place dans ce qu’on appelait jadis le droit
des gens (law of nations).
Une curiosité frappante de la Déclaration
est l’absence quasi totale de référence au
Parlement britannique – et c’était, après
tout, les actes du Parlement, principalement sur les questions de fiscalité et de
non-respect des institutions locales, qui
ont poussé les colons à la résistance.
1- Version abrégée d’une contribution à paraître en 2012 dans Les
déclarations unilatérales d’indépendance, sous la direction de Rahim
Kherad, Colloque international, Pedone, Paris.
/ septembre 2011 / n° 414 19
dossier
Les révolutions
de la dignité
Tous leurs griefs visaient le Roi, qui jouait
en fait un rôle plutôt mineur dans l’administration de l’Empire. Par ce silence
retentissant à l’égard de l’organe législatif,
ils affirmaient une volonté de réduire son
poids politique. En présentant leurs
doléances au Roi, ils tournaient le dos
aux élus anglais qui les réprimaient. Le
geste politique signifiait : nos frères britanniques ont leur Parlement, nous avons
le nôtre – indépendant. Leur théorie affirmait que le Parlement de la métropole
n’avait aucun droit sur leur organe législatif outre-Atlantique, que les lois émanant de Londres n’étaient pas légitimes.
Ce sont les sous-entendus de leurs propositions, à partir des principes posés,
qui recelaient implicitement une dimension
explosive.
Mais c’est le raisonnement audacieux
déployé par les rédacteurs américains
pour justifier leur « silence » envers le
Parlement britannique qui constitue le
legs philosophique le plus prégnant du
document. Il faut rappeler ici que même
si à l’époque on voulut propager l’idée
que la Déclaration était une œuvre collective, les recherches des historiens
révèlent que Thomas Jefferson en fut le
principal auteur. Homme des Lumières à
l’instar de ses collègues, son texte fondateur de juillet 1776 est un chef d’œuvre
dans la droite ligne du philosophe John
Locke. La plupart des membres de la
classe politique de l’époque étaient
imprégnés des écrits du philosophe
anglais, quasiment sacralisés et partie
intégrante de l’atmosphère intellectuelle
de l’Amérique coloniale.
La théorie du « double contrat »
Pour placer l’indépendance sous le
meilleur angle philosophique possible, il
était impératif de prétendre que les liens
avec la Grande-Bretagne n’avaient jamais
été très étroits, ni à proprement parler
régis par le droit positif, mais constituaient
seulement une association volontairement
conclue par deux peuples libres séparés
par un vaste océan. Un tel raisonnement
nécessitait de se fonder sur d’autres
sources : à savoir celles du droit naturel.
Ces droits naturels ont été envisagés
comme ceux détenus par tous les
20
/ septembre 2011 / n° 414
hommes, au moins tous les peuples libres
– régis par des principes immuables,
accessibles par la raison humaine. Leo
Strauss précise dans Droit naturel et histoire : « Rejeter le droit naturel revient à dire
que tout droit est positif, autrement dit
que le droit est déterminé exclusivement
par les législateurs et les tribunaux des différents pays.2 » Les hommes des Lumières
qu’étaient les fondateurs américains
considéraient que leur indépendance était
fondée sur la nature humaine et non sur la
réalité sociale et juridique dans laquelle vit
chacun.
Selon cette conception, les actes du
Parlement à Londres, et même les droits
historiques de tous les sujets britanniques
pouvaient être remis en question car, en
l’espèce, ils ne correspondaient pas à la
nature essentielle des hommes. Cette
nature, dans un état hypothétique de
nature, révélait qu’ils étaient libres et
égaux, qu’ils détenaient les droits imprescriptibles fondamentaux à la vie, la liberté, la santé et la propriété. Par conséquent, la seule version du contrat original
dont l’autorité gouvernementale pourrait
être dérivée, était un contrat entre
hommes agissant en fonction de leur
nature essentielle. Une conception moins
« imaginaire » que découverte et construite
rationnellement. C’est seulement après
avoir conclu entre eux un contrat social
entre hommes libres et rationnels, qu’ils
pourraient alors établir un pacte entre
citoyens et leur gouvernement. C’était un
second contrat dans une deuxième étape,
celui qui permettait la séparation américaine du Parlement et de la Couronne –
et par la suite fournissait la doctrine
philosophique pour la rédaction d’un
nouveau pacte entre les Américains et leur
gouvernement novateur : La Constitution
des États-Unis.
La théorie du « double contrat » était
connue des fondateurs. Ils l’avaient trouvée dans les écrits de Samuel de
Pufendorf (1632-1694, juriste et philosophe allemand du droit naturel), et Hugo
Grotius (1583-1645, juriste des Provinces
Unies qui posa les fondations du droit
international basé sur le droit naturel).
D’après les œuvres de Pufendorf et
Grotius, pour qu’il y ait société civile et
ensuite État, il est nécessaire que ceux
qui désirent être membres s’engagent à
former un corps de personnes libres qui
se sont réunies pour jouir paisiblement de
leurs droits et pour leur utilité commune.
Les contractants doivent ensuite opter
pour une forme de gouvernement. Ceux
qui sont par la suite investis de l’autorité
gouvernementale obtiennent une obéissance légitime à condition de s’engager à
veiller avec soin au bien public. Le pacte
d’union entre hommes libres et le pacte
de soumission scellent en un double
contrat l’État, ils fondent l’autorité souveraine sur un ciment d’obligations réciproques entre gouvernants et gouvernés,
sujets et roi. L’empire a donc été envisagé comme une sorte de confédération.
Les enseignements de Calvin
La Déclaration d’Indépendance légitime
alors le droit fondamental de contester
toute autorité – ce qui semble par conséquent inclure un droit à la désobéissance
civile. Celle-ci repose sur l’hypothèse selon
laquelle l’individu est la source ultime
d’autorité, mais à condition que ses actes
soient soumis à un principe supérieur à
l’État, même démocratique. Ainsi, la fondation de la république américaine repose sur un droit philosophiquement légitime de désobéir, de contester l’autorité.3
Cette désobéissance civile peut être pacifique ou violente – et les révolutionnaires
américains ont tenté la première démarche
avant de passer à la seconde. Mais les
fondateurs n’étaient pas uniquement les
enfants des Lumières, ils étaient aussi
des protestants.
Les sources intellectuelles de l’indépendance américaine ne sont pas limitées à
la philosophie du contrat social, mais
intègrent aussi les enseignements du
théologien Jean Calvin. L’idée de l’alliance pratiquée par les puritains du XVIIe
siècle en Nouvelle-Angleterre portait des
dimensions tant conservatrices que radicales. Sur le premier registre, cela signifie
l’impératif de se soumettre aux gouvernants et d’obéir aux lois d’ici bas conçues
comme une expression de la volonté de
Dieu. Cependant, la philosophie politique
calviniste intègre également le principe
selon lequel le peuple détient le droit,
dossier
même le devoir, de désobéir aux magistrats et dirigeants lorsqu’ils agissent d’une
manière qui enfreint l’alliance avec Dieu
et peuvent donc être légitimement
déchus de leur autorité. Une communauté enfreindrait la loi divine et s’exposerait
à la colère de Dieu en se soumettant à un
gouvernement qui aurait rompu l’alliance.
Or, les colons américains se sont soulevés
contre la domination britannique non
seulement à cause de sa dureté et du
non-respect des droits naturels, mais
aussi en raison de ses lacunes morales.
Dans un discours devant le Parlement britannique, le défenseur de la cause américaine, Edmund Burke, a averti son auditoire que les protestants n’aimaient avant
tout rien tant que de protester, questionner, et finalement rejeter toute autorité
douteuse4. Dans son ouvrage devenu classique sur la Déclaration d’Indépendance,
Carl Becker puise dans ses sources intellectuelles pour tracer l’évolution de la
légitimité divine du pouvoir politique5. Il
note que les philosophes médiévaux fondèrent l’autorité des princes sur un pacte
avec leurs sujets, qui les engageait à
régner justement, à défaut de quoi les
sujets seraient déliés de leur allégeance.
Pour déposer de tels souverains, les
protestants dissidents affirmaient que les
simples sujets pouvaient prétendre euxmêmes à des rapports intimes avec Dieu,
à l’instar des rois ou du Pape. Becker
remarque que « Calvin fut un des premiers
écrivains à suggérer cette alléchante
possibilité aux générations futures6. »
Mais interviennent les Lumières, qui veulent éclairer par la raison humaine (don
de Dieu) et non pas l’illumination divine.
Locke et les Whigs anglais, et plus encore Jefferson, avaient abandonné les rapports intimes et directs de la conversation
familière avec Dieu qui était l’apanage des
penseurs protestants des XVIe et XVIIe
siècles. L’Être suprême était dorénavant
perçu comme la Cause première, Grand
organisateur de l’Univers, Sa volonté se
révélait à l’homme par la mise en pratique
de sa raison au déchiffrage de la nature.
Jamais autant qu’au XVIIe siècle, « la
Nature » ainsi conçue, ne s’était interposée
entre l’homme et Dieu – à un tel point,
note Becker, qu’on ne pouvait plus
découvrir la volonté de Dieu que par une
connaissance des « lois » de la nature,
qui étaient sans doute, comme le disait
Jefferson, les « lois de la Nature créée par
Dieu ». Ainsi, se rejoignent les courants
philosophique et théologique qui alimentent la Déclaration d’Indépendance.
«I have a dream»
Le destin de la Déclaration d’Indépendance
est celui d’un fil rouge blanc bleu qui
traverse l’Histoire américaine. Une de ses
occurrences les plus notables se trouve dans
un discours resté cher aux Américains : The
Gettysburg Address du président Abraham
Lincoln. Il a été prononcé en 1863, pendant la Guerre de Sécession, sur le site de
la bataille de Gettysburg en Pennsylvanie.
C’est un discours simple, court, mais éloquent – qui résume et rappelle en quelques
paragraphes (il fut prononcé en deux minutes) les valeurs sur lesquelles son pays a
été fondé et pour lesquelles il est prêt à lutter. À l’instar du préambule de la Déclaration,
la plupart des Américains en connaissent
les premières phrases par cœur : Four score
and seven years ago our fathers brought
forth on this continent a new nation,
conceived in liberty, and dedicated to the
proposition that all men are created equal
(« Il y a quatre-vingt-sept ans nos pères
donnèrent naissance sur ce continent à une
nouvelle nation conçue dans la liberté et
vouée à la proposition que tous les
hommes sont créés égaux »). Il faut souligner ici un détail de poids dans ces propos
dont le sens est intraduisible directement.
Lincoln emploie le terme « fourscore », qui
constitue déjà un archaïsme au XIXe siècle
pour signifier le chiffre quatre-vingts. Mais
cette formulation archaïque renvoie à une
terminologie fréquemment utilisée dans la
version de La Bible du Roi Jacques (King
James Version), de loin la plus répandue à
l’époque. Ainsi, dans la même courte phrase,
Lincoln invoque, pour un peuple républicain
et croyant, la double légitimation de l’indépendance américaine. Car ces 87 ans nous
renvoient à la Déclaration d’Indépendance
de 1776, et non à la Constitution de 1787.
Si, depuis la seconde moitié du XIXe
siècle, les Américains ont eu tendance à
s’appuyer de plus en plus sur leur second
pacte, à savoir la Constitution, pour
construire une société plus juste et plus
démocratique, ils ont invoqué le fondement lockien de leur contrat dans des
moments d’accomplissement de progrès
déterminants7. Les jalons posés par
Lincoln seront redéployés en 1963 par
Martin Luther King, dans un autre discours emblématique : I have a dream (Je
fais un rêve), qui marque le point d’orgue
du mouvement des droits civiques des
noirs. Sur les marches du Lincoln
Memorial à Washington D.C. il ranime le
préambule de Jefferson : « Je rêve qu’un
jour, notre nation se lèvera pour vivre véritablement son credo : Nous tenons pour
vérité évidente que tous les hommes ont
été créés égaux ». Mais comme il
convient de marquer un pas en avant
dans l’histoire des États-Unis, le pasteur
King puise aussi dans l’autre source fondatrice des valeurs américaines en faisant
référence à l’Ancien Testament.
La Déclaration d’Indépendance demeure
le document emblématique de l’histoire
américaine. Elle se situe au cœur de la
conception étasunienne du gouvernement
et son esprit révolutionnaire, et apparaît
comme une référence incontournable de
la mise en œuvre des doctrines des droits
naturels et du consentement entre hommes
libres. Son influence a traversé l’histoire des
États-Unis depuis leur fondation, dans les
années sombres de leur terrible guerre civile,
jusqu’au mouvement des droits civiques, et
on peut même trouver son écho dans le discours du Caire de Barack Obama. Les
exclus de la vie américaine – les femmes,
les Afro-Américains, les ouvriers – ont toujours invoqué la Déclaration. Les appels à
ce document fondateur retentissent tout au
long de l’histoire des États-Unis. Mais l’impact de la Déclaration a pris une envergure
planétaire, et son souffle n’est pas près de
faiblir.
n
2 - Traduction de Natural Right and History, The University of Chicago
Press, 1953. Plon, 1954, p. 14.
3 - Jack Diggins, « Civil Disobedience in American Political Thought » in
Luther S. Luedke, ed. Making America: The Society and Culture of the
United States, Forum Series, Washington D.C., 1987.
4- Edmund Burke, Conciliation with America, Discours prononcé à la
Chambre de Communes le 22 mars 1775.
5 - Carl Becker, La Déclaration d’Indépendance : Contribution à l’Histoire
des Idées politiques, Vent d’Ouest, 1967; traduction de The Declaration of
Independence: A Study in the History of Political Ideas, Alfred A. Knopf,
1922.
6 - Ibid., p. 43.
7 - Cf. Mark Hulliung, op. cit.
/ septembre 2011 / n° 414 21
dossier
Les révolutions
de la dignité
L’Europe
face aux révolutions arabes
L
Par Elisabeth Guigou
Simone Weil 1974
Vice-Présidente de l’Assemblée nationale
Député de Seine-Saint-Denis
Les révolutions
démocratiques en Afrique
du Nord et au MoyenOrient offrent à l’Europe
une chance historique :
refonder sur de nouvelles
bases ses relations
avec son Sud.
L’Europe ne doit pas
considérer les pays arabes
comme des puits
de pétrole et de gaz
ou des lieux de fourniture
de main d’œuvre
bon marché,
mais doit envisager
une forme d’intégration
économique et politique
qui partage équitablement
la valeur ajoutée.
22
/ septembre 2011 / n° 414
’Europe, comme les pays du Sud et
De surcroît, l’Europe et les pays du Sud et
de l’Est de la Méditerranée, ont un
de l’Est de la Méditerranée ont, des défis
intérêt commun à construire un dévelopcommuns à relever : la sécurité alimentaire
pement partagé fondé sur leur proximité
menacée par le réchauffement climatique,
géographique et leurs complémentarités
la santé, l’emploi des jeunes, les migrations
qui recèlent un potentiel de croissance et
de populations, la sécurité, la pollution de
d’emplois considérable.
la Méditerranée, la poussée des extréCe qui manque au Nord on le trouve au
mismes et des populismes, le terrorisme
Sud et à l’Est de la Méditerranée, et réciet les mafias.
proquement :
Si les complémentarités sont exploitées,
– L’Europe, dont la population vieillit, va
si les défis communs sont affrontés en
perdre 20 millions d’habitants d’ici à
coopération étroite et non en rivalités sté2030 et aura de ce fait de plus en plus
riles, un processus gagnant-gagnant au
de mal à financer son modèle social.
Nord comme au Sud de la Méditerranée
Elle aura besoin du dynamisme démopeut s’engager : plus de croissance partagraphique du Sud et de
gée, plus d’emplois qualil’Est de la Méditerranée où
fiés, moins de migrations
la population est jeune, et
massives et plus de mobiliCe qui manque
a besoin de débouchés proté circulaire. Un nouveau
au Nord
fessionnels.
modèle organisé de déveon le trouve
– L’Union européenne imporloppement et d’échange
au
Sud
et
à
l’Est
te aujourd’hui 50 % de son
plus social et écologique,
énergie, 70 % dans vingt de la Méditerranée, entre l’Europe et les pays
ans. Au Sud, les ressources
et réciproquement du Sud de la Méditerranée
énergétiques et les matières
peut se construire qui perpremières sont abondantes.
mette au Nord comme au
L’Europe a intérêt à ne pas laisser le
Sud d’optimiser la croissance et l’emploi,
pétrole, le gaz, les métaux précieux, les
de maîtriser les flux migratoires et de se
marchés du Sud méditerranéen, lui
faire entendre dans le monde global.
échapper au profit des Américains, des
Il y a seize ans déjà, en 1995, à Barcelone,
Chinois ou des Indiens qui sont de plus
sous l’impulsion de Jacques Delors et de
en plus présents et qui attirent chez eux
Felipe Gonzales, les pays de l’Union euroles meilleurs étudiants africains alors
péenne et des rives Sud et Est de la
que l’Europe ne le accueille qu’avec
Méditerranée ont lancé un ambitieux proréticence et parcimonie.
jet de partenariat euro-méditerranéen,
– L’Europe est en avance pour les technofondé sur la coopération économique, les
logies, les brevets, et offre un cadre
échanges culturels, la paix et la stabilité
sécurisé pour les investissements. Mais
politique.
la crise et l’addition irréfléchie de plans
Le processus de Barcelone a produit un
d’austérité, sans soutien de l’activité,
bilan mitigé dont il convient de tirer les
compromet gravement les perspectives
leçons : l’Union européenne n’a pas su
de croissance. Au contraire, en dépit de
offrir un vrai partenariat politique aux
la crise, le Sud de la Méditerranée est
pays du Sud, qui, de leur coté, n’ont pas
en forte croissance. Nombreux sont en
su surmonter leurs divisions et se regrouper
Afrique et au Moyen-Orient les pays
pour parler d’égal à égal avec l’Europe. Le
émergents...
conflit du Sahara occidental entre l’Algérie
dossier
et le Maroc obère la croissance de
l’Afrique du Nord et de la Mauritanie et
bloque l’indispensable construction d’un
marché unique Nord africain. Plus encore, le conflit israélo-palestinien demeure
un obstacle dirimant à la coopération
régionale.
En 2008, le président Sarkozy a lancé
son projet d’Union pour la Méditerranée
(UPM). J’ai salué cette initiative qui donnait
au projet euro-méditerranéen une priorité
et une visibilité politiques sans précédent.
Hélas, dès le départ, le projet était mal
engagé : volonté de l’Élysée de réserver
l’UPM aux pays européens riverains ce
qui a provoqué la colère de l’Allemagne et
la méfiance des pays européens du Nord ;
volonté d’offrir à la Turquie un substitut à
l’intégration européenne. Après un laborieux
rabibochage avec les pays non méditerranéens de l’Europe, a eu lieu la réunion à
grand spectacle à Paris le 13 juillet 2008
avec, en vedettes, El Assad, Moubarak et
Ben Ali ! De surcroît, rapidement l’UPM a
buté sur les conflits politiques au Sud et
la réunion de Paris n’a pas eu de suite.
Comment relancer sur
de nouvelles bases une
Union euro-méditerranéenne ?
D’abord, en disant clairement que ce
grand projet géopolitique ne s’adresse
qu’aux pays qui ont engagé leur transition
démocratique et qui respectent les
valeurs et les droits fondamentaux de
l’humanité. Un Comité politique permanent
présidé par le « Monsieur Méditerranée »
de la Haute représentation de l’UE pourrait
être crée. Il rassemblerait les secrétaires
d’État à la Méditerranée de chaque État
membre de l’UE et les secrétaires d’État
aux Affaires européennes des pays du
Sud associés au nouveau partenariat.
Il travaillerait en étroite liaison avec le
secrétariat chargé des projets à Barcelone.
Les projets concrets doivent apporter des
réponses immédiates ou sur le moyen
terme aux besoins des populations. Le
secrétariat de Barcelone dirigé par un
haut diplomate marocain, M. Amrani, a
eu le mérite d’être composé, à parité, de
représentants du Nord et du Sud et de
répondre ainsi à la volonté légitime des
pays du Sud de construire un partenariat
équilibré dans la préparation des projets,
nouvelle offre européenne à ses voisins
des décisions et dans la gouvernance.
du Sud. Cette offre existe, elle a été
Les six secteurs prioritaires identifiés par le
annoncée en mars 2011 et concrétisée
secrétariat de l’UPM installé à Barcelone
en juin 2011. Mais elle reste très, trop,
sont l’eau et l’environnement, l’énergie,
classique. Sa mise en œuvre reste très
les transports urbains, l’éducation supélente, et, a beaucoup d’égards, encore
rieure et la recherche, la protection sociapeu adaptée aux besoins immédiats et à
le et civile, le financement de l’économie
moyen terme des pays en transition
et la sécurité des investissements. Pour le
démocratique. La Tunisie par exemple, a
moment, on en est au stade des idées et
deux besoins urgents : que le tourisme,
non des projets. Pour franchir ce pas, il
principale ressource du pays, redémarre,
faudrait que des ingénieurs, spécialistes
car le chômage a explosé, et que les élecde l’eau, de l’énergie, des banques, des
tions du 23 octobre prochain soient un
avocats, viennent renforcer l’équipe des
succès démocratique. Une aide d’urgence
diplomates du secrétariat général de
pour l’organisation des élections, l’aliBarcelone.
mentation des populations les plus défaDévelopper des projets qui soient direcvorisées, l’octroi de micro-crédits devrait
tement utiles aux populations exige d’orêtre mis en œuvre, faute de quoi, le
ganiser et de faciliter la circulation des
risque de voir les partis islamiques et/ou
personnes entre l’Europe et le Sud de la
les partisans des tyrans de l’ancien régiMéditerranée.
me arriver en tête des élecLa mobilité transitoire des
tions est réel. L’Union euroCar n’oublions
personnes peut remplacer
doit accepter la
pas que si l’Europe péenne
les migrations définitives non
création d’une banque d’invoulues, si elle est organisée craint l’immigration vestissement méditerranéenclandestine,
à partir d’une analyse comne pour organiser les finanmune des besoins des uns et
cements à court à moyen
les pays du Sud
des autres. L’Union eurodéplorent la fuite terme des économies des
péenne a tout intérêt à ce
pays du Sud et de l’Est.
de
leurs
cerveaux
que les étudiants africains
Plus encore, l’Europe doit
continuent à venir en Europe
reprendre le modèle alleplutôt qu’aux États-Unis ou – de plus en
mand d’intégration économique des pays
plus – en Inde ou en Chine ! L’Europe a un
d’Europe centrale et Orientale. Depuis la
intérêt majeur à aider au développement
chute du mur, l’Allemagne a multiplié les
économique et social et à la démocratie
localisations d’ateliers de PME en Pologne,
qui, seuls, peuvent fixer durablement les
Tchéquie, Roumanie, etc. Plutôt que de
populations dans les pays du Sud. Il serait
voir les travailleurs des pays de l’Est venir
alors possible d’organiser sereinement une
en Allemagne, ce sont les capitaux allemobilité étudiante, professionnelle et
mands qui sont allés à l’Est.
familiale qui fasse vivre les liens personnels
L’Allemagne a créé des emplois dans les
et professionnels tissés des deux côtés de
pays de l’Est mais aussi des emplois
la Méditerranée et permette une circulaindustriels chez elle, mais des emplois de
tion maîtrisée des personnes des deux
haut de gamme qui ont conforté la comcôtés. Car n’oublions pas que si l’Europe
pétitivité des entreprises allemandes. Cette
craint l’immigration clandestine, les pays
forme de multi-localisation qui évite la desdu Sud déplorent la fuite de leurs certruction du tissu industriel et crée de la
veaux et de leurs travailleurs qualifiés.
valeur ajoutée des deux côtés, pourrait insPour répondre aux aspirations démocrapirer notre attitude vis à vis du Maghreb.
tiques, économiques et sociales des
Jusqu’ici l’Union européenne a peiné à se
peuples du Sud – dont le courage doit
hisser à la hauteur des événements.
être salué – l’Union européenne se doit
Espérons que la révolution en Libye revigod’inventer.
rera l’imagination et la volonté européenne.
La révolution tunisienne a fait comÀ terme, on pourrait imaginer un « Erasprendre à Bruxelles la nécessité d’une
mus » euro-méditerranéen, lancer la pers/ septembre 2011 / n° 414 23
dossier
Les révolutions
de la dignité
pective d’une Communauté euro-méditerMais l’Union euro-méditerranéenne peut
ranéenne de l’énergie, imaginer un seret doit répondre aux défis de la mondialipent monétaire euro-méditerranéen. Bien
sation.
sûr, cela suppose que l’Union européenne
Un grand ensemble régional Europesurmonte la crise de la zone euro et
Afrique pourrait négocier, en meilleure
retrouve une nouvelle dynamique. Mais
position dans les institutions internatiopeut-être est-ce dans sa nounales, à l’OMC notamment,
velle politique au Sud qu’elle
pour la préservation de son
L’Union europourra ressourcer son projet et
propre modèle de dévelopméditerranéenne pement fondé sur trois
se renforcer dans le monde
n’a pas vocation à grands principes : la proxiglobal.
L’Union euro-méditerranéenne préparer l’adhésion mité, la complémentarité,
n’a pas vocation à préparer
la solidarité Nord-Sud. Il
des pays Sud
l’adhésion des pays Sud médipourrait s’organiser face à
méditerranéen à
terranéen à l’Union européenla concurrence chinoise
l’Union européenne avec des préférences clairene, ni à se substituer aux
négociations d’adhésion entre
ment affichées sur le plan
la Commission européenne et la Turquie, non
social et écologique.
plus qu’aux négociations avec le Maroc et
La puissance change d’échelle. L’ordre de
Israël pour un statut avancé. Ces négociagrandeur aujourd’hui est devenu le milliard
tions se poursuivront bilatéralement.
d’êtres humains. Or, si l’on fait la somme
B
U
L
L
E
T
I
N
D
’
A
B
O
de la population européenne ajoutée à
celle des PSEM et du Moyen-Orient on
aboutit à 900 millions d’habitants. Si l’on
ajoute la population européenne à celle
du continent africain : 1,7 milliard d’habitants. En 2050, l’ensemble euro-africain pèsera 2,5 milliards d’êtres humains,
soit le quart de la population mondiale.
Avec un tel potentiel, il est possible de
construire un développement économique, social et écologique partagé, et de
se faire entendre au sein des organisations internationales et par les autres
grandes puissances mondiales.
n
N
N
E
M
E
N
Je souscris à
abonnement(s) d’un an à l’ENA Hors les murs
au prix annuel unitaire de 52,00 € (France) ou 85,00 € (Étranger).
Nom
Prénom
Adresse
Ci-joint mon règlement par chèque d’un montant de
libellé à l’ordre de l’AAE-ENA
€
Demande d’abonnement à retourner accompagné de votre règlement à : l’ENA Hors les murs
226, Bd Saint-Germain – 75007 Paris – Tél. : 01 45 44 49 50 – Télécopie : 01 45 44 02 12
24
/ septembre 2011 / n° 414
T
dossier
L’impuissance russe
devant la chute des dictatures
Par Marie Mendras1
Politologue au CNRS et au CERI
Professeur à Sciences Po
Les gouvernants russes
ont été désagréablement
surpris par les révoltes
dans les pays arabes
et ont réagi
dans la confusion.
Comme d’autres capitales,
Moscou n’imaginait
pas que des régimes
autoritaires, vus comme
solidement établis autour
d’une personnalité
et d’un clan, tomberaient
en quelques jours
ou quelques mois.
Cependant, la position
russe est particulièrement
délicate.
Le régime poutinien
voit dans l’ébranlement
d’un arc de cercle
autoritaire l’esquisse de sa
propre vulnérabilité.
La révolution orange
en Ukraine en 2004
a laissé un fort
traumatisme.
À
l’instar de nombreux autres pays, la
Russie a des intérêts économiques
dans la plupart des pays arabes, intérêts
qu’elle a d’abord eu le souci de protéger.
Elle a beaucoup misé ces dernières années
sur les ventes d’armements et les accords
énergétiques avec l’Égypte et la Libye
notamment. Plusieurs milliards de dollars
de contrats sont suspendus depuis le début
des révoltes2. Ces considérations économiques ont empêché les dirigeants russes
de prendre la mesure des événements au
début mais, très vite, les préoccupations
d’ordre politique ont pris le dessus.
La crainte de la contagion
anti-autoritaire
Le plus inquiétant pour le pouvoir russe
n’est pas la préservation d’intérêts économiques ou sécuritaires dans la région
moyen-orientale, mais la contagion révolutionnaire. Les Tunisiens et les Égyptiens
ont fait la démonstration que les dictatures qui les gouvernaient n’étaient pas
des forteresses imprenables ; les rebelles
libyens ont démontré qu’avec l’aide de la
communauté internationale l’implacable
système Kadhafi se décomposait rapidement, en dépit d’une supériorité militaire
sur le terrain et de l’extrême violence utilisée contre des civils. La colère d’une
population non préparée et démunie peut
faire tomber une tyrannie brutale et surarmée. Tel est le message qu’ont entendu
les dirigeants russes, et qui fait écho aux
« révolutions de couleur » en Georgie en
2003 et en Ukraine en 2004. Que les
Ukrainiens, regardés d’en haut par les
Russes, aient prouvé au monde entier
qu’ils pouvaient s’organiser, s’exprimer et
forcer un régime corrompu à se soumettre
à la sanction des urnes a été pour
Vladimir Poutine une grande humiliation.
Le patron de la Russie n’apprécie pas les
changements de régime, ni pacifiques, ni
par la rupture. Sa position peut se résumer en ces termes : Moubarak et Kadhafi
ont été « lâchés » par les Américains et
leurs alliés européens, après des décennies de bonnes relations et de juteuses
affaires commerciales. Les Occidentaux
tentent de garder la main dans la région et
d’imposer un ordre qui leur soit favorable,
même si les nouveaux régimes ne sont
pas plus démocratiques que les anciens.
Fedor Lukyanov, rédacteur en chef de
l’influente revue Russia in Global Affairs,
a accompagné l’évolution de la position
officielle par ses nombreux articles depuis
janvier 2011. En avril 2011, il affirme
que la coalition militaire échouera et que
Kadhafi restera au pouvoir. Il souligne
aussi, comme la plupart des commentateurs russes, que les révoltes arabes renforceront l’islam radical et produiront des
hybrides « de la Turquie d’Ataturk et de
l’Iran théocratique3 ».
La façon dont les sociétés ukrainienne,
tunisienne, géorgienne, libyenne seront
à l’avenir gouvernées ne concernent les
dirigeants russes que dans la mesure où
des changements en profondeur modifieraient le rapport de forces et mettraient
en danger leur propre système politique.
Le statu quo est préférable au changement. L’élite poutinienne a mis vingt ans
avant de s’accommoder d’une Pologne
démocratique et européenne. Elle est très
soucieuse de contrer toute influence extérieure, signe qu’elle n’est pas si confiante
dans son propre avenir.
1 - Auteur de Russie. L’envers du pouvoir (Odile Jacob, 2008).
2 - Les échanges russo-libyens concernaient les ventes d’armements
(un contrat estimé à 4 milliards de dollars a été signé en 2010), des
concessions à Tatneft pour développer l’exploitation pétrolière, des
contrats d’exploration accordés à Gazprom, et des projets de construction d’un train à grande vitesse le long de la côté libyenne.
3 - Fedor Lukyanov, « Arab spring – after the euphoria has faded »,
Russia in Global Affairs web site, http://eng.globalaffairs.ru, 23 April
2011.
/ septembre 2011 / n° 414 25
dossier
Les révolutions
de la dignité
Le cas libyen et la résolution 1973
La Russie n’a pas voté contre la résolution
1973 le 17 mars 2011 et a donc permis
la constitution par l’Otan d’une coalition
militaire chargée de protéger les populations par des frappes aériennes. C’est une
première depuis vingt ans. En 19901991, l’URSS de Gorbatchev s’allie aux
États-Unis dans la « guerre du Golfe » et
vote les résolutions du Conseil de sécurité de l’Onu condamnant l’Irak de Saddam
Hussein après l’invasion du Koweit. En
1999 au Kosovo, en 2003 en Irak, la
Russie s’est fortement opposée au
recours à la force et les interventions ont
eu lieu sans mandat des Nations-Unies.
La guerre du Kosovo provoque une césure entre la Russie et l’Occident et met fin
à l’alignement sur Washington, alors que
se prépare à Moscou la seconde guerre
en Tchétchénie.
Douze ans après les frappes de l’Otan contre
la Serbie, trois ans après l’indépendance du
Kosovo qu’il n’a pas reconnue, le régime
poutinien a toléré la formation d’une coalition militaire qui a opéré de très nombreuses
frappes contre le régime de Kadhafi.
L’abstention du 17 mars 2011 est une
évolution significative dans la politique
russe, mais il est encore trop tôt pour dire
si elle marquera une rupture fondamentale avec la politique traditionnelle de refus
des interventions contre un État souverain. Comme la Chine, la Russie souhaite
être considérée comme une puissance
responsable, a good stakeholder dans le
vocabulaire américain, mais sans abdiquer la puissance que lui confère le droit
de veto au Conseil de sécurité de l’Onu.
En votant la résolution 1970 condamnant le régime libyen et en ne s’opposant
pas à la résolution 1973, la Russie a
introduit une notion de valeurs dans la
realpolitik : ne pas laisser un tyran tuer
sa propre population. Vladimir Poutine
s’insurge « à titre personnel » le 21 mars
et choisit de faire vibrer d’autres émotions
en comparant l’intervention à « un appel
médiéval à la croisade ». Nous verrons
que le résultat sera un ajustage assez
réussi combinant deux sensibilités, permettant à la Russie de ne pas perdre sa
marge de manœuvre par un « niet »
improductif tout en réaffirmant son oppo26
/ septembre 2011 / n° 414
sition à un changement de régime de
facto opéré par l’Otan et violant la souveraineté d’un État. L’abstention de la
Russie le 17 mars n’a pas pu être décidée
contre l’avis de Vladimir Poutine.
La position russe se précise les 26-27
mai 2011 au sommet du G8 à Deauville.
Le président Medvedev dit clairement
qu’il ne soutient pas le colonel Kadhafi et
qu’il envoie un émissaire, Mikhail Margelov,
en Libye. La médiation ne donnera rien. Le
ministre des Affaires étrangères, Serguei
Lavrov, reçoit à Moscou des émissaires
des rebelles libyens le 25 mai mais la Russie
ne reconnaîtra formellement le Conseil
national de transition que le 1er septembre
2011, alors que s’ouvre la conférence
internationale sur la Libye à Paris.
Et pourtant, Moscou continue, en ce
début septembre 2011, d’exprimer des
réticences fortes en ce qui concerne des
sanctions et une éventuelle intervention
contre la Syrie de Bachar el-Assad, qui a
dépassé toutes les limites en termes
d’exactions contre sa propre population.
L’embargo décrété par les Européens est
dénoncé par le ministre Lavrov le 3 septembre.
L’enjeu pour la Russie est d’exister dans
les grandes affaires du monde. Ceci
implique un équilibre compliqué entre
concertation avec les États-Unis et l’Otan,
autorité à l’Onu, et revendication d’une
position russe souveraine et spécifique.
Le primat de la souveraineté
de l’État
Les différences de ton entre Poutine,
Medvedev, Lavrov et quelques autres
responsables ont suscité l’effervescence
dans le microcosme moscovite. La rhétorique est reine dans un pays privé de
débat parlementaire, de pluralisme politique et de télévision libre. Les blogs
russes montrent que ces vifs échanges
ont satisfait une partie de la société qui
peut se retrouver dans l’une ou l’autre
position. Il est agréable pour un Russe
d’avoir l’impression, probablement illusoire,
que la politique n’est pas complètement
verrouillée et que des discussions ont lieu
au sommet.
Telle est, au fond, l’une des fonctions du
tandem Poutine/Medvedev depuis 2008.
Le président et le Premier ministre ont
des sensibilités différentes, et cela est
utile dans la négociation multilatérale : on
actionne selon les besoins l’une ou l’autre
manette. Le résultat reste médiocre pour
l’autorité de Moscou dans les affaires
internationales et sa réputation dans les
capitales arabes. Les hésitations sur la
Libye et la Syrie ont montré que la Russie
manquait de résolution et de capacité de
levier, et avait peur du changement. n
Après quelques hésitations, la position
russe s’est fixée sur une ligne fragile : critiquer l’ampleur de l’intervention militaire
sans faire obstacle à la coalition formée
par les puissances occidentales, s’opposer
à un changement de régime imposé de
l’extérieur tout en reconnaissant que
Kadhafi avait peut-être fait son temps.
Pour le Kremlin, la Libye ne doit pas être
un précédent ; la position des dirigeants
russes est donc inconfortable. Dmitri
Medvedev a introduit la note de l’émotion
dans le registre russe en affirmant la légitimité d’une protection humanitaire. Il n’a
pas pour autant conduit son pays à accepter une interprétation plus précise des
engagements qui résultent de la « responsabilité de protéger » votée par les Nations
Unies en 2005 avec la voix de Moscou 4.
Dmitri Medvedev est fidèle au mode de
négociation russe qui vise à lier ensemble
des sujets différents pour obtenir des
concessions, notamment commerciales,
en échange d’un soutien aux efforts occidentaux sur la Libye, l’Iran, l’Afghanistan.
En août 2011, le président russe a rencontré le président iranien et le chef nordcoréen. Il tente de marquer des points en
démontrant que la Russie est incontournable dans la gestion des États ennemis
des États-Unis. La chute du régime Kadhafi
en août est un recul pour Moscou, qui,
n’envisageait pas un dénouement rapide.
Poutine - Medvedev :
un utile jeu de rôles
4 - Roy Allison, « From Kosovo to Lybia. Russia and Humanitarian
Intervention », étude présentée au séminaire de l’Observatoire de la
Russie, CERI/Sciences Po, 6 juillet 2011.
dossier
La Chine et
les révolutions arabes
Par Barthélémy Courmont
Professeur à Hallym University
(Chuncheon, Corée du Sud),
Chercheur-associé à l’Iris,
Directeur-associé, sécurité et défense, à la
Chaire Raoul-Dandurand en études
stratégiques et diplomatiques (UQAM),
Rédacteur en chef de la revue trimestrielle
Monde chinois, nouvelle Asie.
La Chine s’est
progressivement imposée
comme un acteur majeur
au Moyen-Orient, avec
de multiples accords sur
les échanges énergétiques,
des forums de coopération,
des investissements
en progression
et une présence politique
de plus en plus nette.
Même Israël, longtemps
ignoré par Pékin,
s’est considérablement
rapproché de l’Empire
du Milieu. Cette présence
est cependant diffuse
et essentiellement
articulée autour
d’accords bilatéraux,
et la formulation d’une
véritable politique
chinoise au Moyen-Orient
reste à définir.
La crainte d’une contagion
démocratique
Pékin a pris au sérieux les risques de contagion démocratique, au point d’étouffer toutes
les tentatives de contestation. Consécutivement au mouvement dans le monde arabe,
plusieurs manifestations furent organisées
en Chine pour réclamer des réformes démocratiques, en faisant usage des réseaux
sociaux sur Internet, et s’inspirant ainsi
directement du printemps arabe. Plusieurs
jours de suite, les grandes villes chinoises
furent le théâtre de manifestations, réprimées par les forces de l’ordre. Les autorités
chinoises se sont également tournées vers
les médias occidentaux, critiquant leur couverture du sujet, contenant l’accès à certains sites « sensibles », et exigeant qu’ils se
plient aux règles chinoises. De telles critiques eurent pour effet d’internationaliser
les troubles et de discréditer les manifestants aux yeux de la population chinoise en
dénonçant une manipulation des puissances occidentales.
Le Premier ministre Wen Jiabao choisit de
son côté de chercher à rassurer sur les
objectifs de la croissance chinoise et sur la
volonté de Pékin d’améliorer les conditions
de vie de la population, notant ainsi que
« notre développement économique a pour
objectif de répondre aux besoins croissants
de la population sur le plan matériel et culturel et de rendre leur vie toujours meilleure », et que « nous avons suivi de près les
turbulences dans certains pays d’Afrique
du Nord et du Moyen-Orient, mais il n’y a
pas d’analogie entre la Chine et ces pays ».
Une position en retrait
L
es effets des révolutions arabes pour
la Chine sont doubles. D’un côté,
Pékin a pris actes des changements politiques avec prudence, craignant un effet
de contagion. D’un autre côté, les dirigeants
chinois sont conscients de l’opportunité
de nouveaux accords sur les échanges
énergétiques et d’une affirmation politicostratégique au Moyen-Orient.
La gestion des possibles conséquences du
printemps arabe sur le régime chinois a
naturellement imposé une réserve dans la
manière dont les changements en Tunisie
puis en Égypte ont été commentés en Chine.
L’accent fut ainsi mis sur les risques de
chaos plus que sur la transition démocratique elle-même. Cette méfiance face aux
conséquences des révolutions démocra-
tiques s’est doublée, dans le cas de la Libye,
d’inquiétudes concernant l’ingérence des
puissances occidentales, critiquée par Pékin,
qui s’abstint par ailleurs de voter la résolution
1973 du Conseil de sécurité de l’Onu, bien
que n’utilisant pas son droit de veto. Malgré
son refus de soutenir officiellement la campagne militaire libyenne, la Chine ne souhaite cependant pas rester trop en retrait, et a
exceptionnellement choisi d’envoyer dans la
zone des forces armées, comme pour mieux
marquer sa présence, avec officiellement
pour mission d’évacuer les ressortissants
chinois présents en territoire libyen, et officieusement de ne pas laisser aux puissances
occidentales le champ totalement libre.
L’idée de se positionner comme une puissance responsable fut même évoquée à plusieurs reprises, répondant en écho à cette
volonté de projeter des forces en observation. Mais Pékin ne souhaite pas s’exposer,
au risque de voir son image de puissance
refusant toute ingérence politique être compromise auprès de ses partenaires, et choisit
donc d’observer à distance.
Priorité à l’énergie
Par opportunisme, la Chine cherche à
profiter des changements politiques pour
étendre son partenariat avec les pays
exportateurs d’énergie. D’ici 2030, la
Chine devra importer 75 % de l’énergie
qu’elle consomme et les initiatives de
Pékin au Moyen-Orient sont guidées par
cet objectif. Afin de répondre à sa demande
énergétique en hausse constante, la Chine
s’est efforcée de bâtir au cours des dernières années de multiples partenariats.
On peut ainsi mentionner la coopération
entre la compagnie chinoise Sinopec et des
firmes d’Arabie saoudite sur la construction
de raffineries en Chine, permettant d’augmenter les importations en provenance
de Riyad. Forte de ces accords, la Chine
est devenue en 2009 le premier importateur de pétrole saoudien, devant les
États-Unis. Les membres du Conseil du
Golfe (Arabie saoudite, Koweït, Émirats
/ septembre 2011 / n° 414 27
dossier
Les révolutions
de la dignité
arabes unis, Oman, Qatar, Bahreïn) ont
signé un accord en 2005 avec Pékin sur
la mise en place d’une zone de libreéchange, s’appuyant essentiellement sur
les exportations de matières énergétiques
vers la Chine, et permettant à cette dernière de sécuriser ses approvisionnements. Les relations avec le Yémen, qui
dispose d’importantes réserves de gaz
naturel, en plus d’une position stratégique
qui ne laisse pas la Chine indifférente,
sont excellentes. Depuis la chute du régime
de Saddam Hussein, la Chine a massivement
investi dans l’exploitation des ressources
pétrolières irakiennes. L’Algérie intéresse
aussi Pékin, avec des projets pharaoniques
dans le développement des infrastructures.
La relation que Pékin entretient avec
Téhéran est enfin révélatrice de l’anticipation des besoins futurs de la Chine que
sert un opportunisme réciproque. La quasi
absence des puissances occidentales en
Iran a progressivement incité la Chine à
se tourner vers ce pays avec lequel elle
entretient des relations depuis 1971 pour
en faire son principal partenaire économique, sur la base d’un échange entre
importations d’hydrocarbures et exportation
de biens de consommation. La Sinopec a
ainsi signé en 2007 un important accord
avec le gouvernement iranien pour l’exploitation des réserves de Yadavaran,
dans le sud-ouest du pays.
Dans ce contexte, les changements politiques dans le monde arabe sont perçus à
Pékin comme potentiellement déstabilisateurs, notamment si l’Arabie saoudite
ou l’Iran venaient à être concernés. À
l’inverse, tant qu’ils touchent essentiellement
les alliés des puissances occidentales, les
événements du printemps arabe peuvent
permettre à la Chine de renforcer sa
position et d’élargir ses partenariats.
Une présence stratégique
confortée
Si Pékin a une position de plus en plus
importante dans la région, ses implications
politiques restent déséquilibrées, alternant
des partenariats étroits et l’absence de
dialogue stratégique. Cela s’explique par
une volonté de ne pas trop s’impliquer.
Mais la Chine ne pourra maintenir longtemps cette ambiguïté, et se verra dans
l’obligation d’afficher une diplomatie plus
28
/ septembre 2011 / n° 414
active. Les changements politiques dans le
monde arabe peuvent dès lors être perçus
comme une opportunité lui permettant de
renforcer sa position stratégique. La Chine
souhaite désormais s’affirmer comme une
puissance de premier plan. Plus que ses
produits et même sa culture, c’est un véritable modèle de développement et de gouvernance qu’elle souhaite proposer aux pays
du Moyen-Orient, qualifié de « consensus
de Pékin ». Le sommet sino-arabe du 14
mai 2010 à Tianjin est un indicateur de
cette évolution. À la manière de ce que l’on
observe en Afrique, la Chine pourrait ainsi
rapidement devenir le premier investisseur
de la région, et par voie de conséquence
un acteur politique majeur.
Bien que maintenant une politique prudente et
pragmatique, mise en évidence par son
comportement au Conseil de sécurité de
l’Onu depuis la guerre du Golfe de 1991,
Pékin a multiplié ces derniers mois les initiatives diplomatiques en vue de se repositionner et d’établir des contacts étroits avec
les nouvelles équipes dirigeantes. Le
ministre chinois des Affaires étrangères,
Yang Jiechi, a ainsi rencontré le 3 mai 2011
son homologue égyptien, Nabil el-Arabi,
révélant les intentions de Pékin de ne pas
perdre de temps dans l’établissement de
nouvelles relations avec le Caire. Lors d’une
rencontre avec l’envoyé spécial chinois au
Moyen-Orient, Wu Sikai, en mars 2011, le
vice-président syrien Farouq al-Shara a, de
son côté, noté son souhait de renforcer les
relations d’amitié et de coopération avec la
Chine dans tous les domaines. À l’issue de
cette rencontre, Wu a déclaré : « Peu importe les changements (…), la Chine va maintenir sa politique de renforcement des rela-
tions avec les États de la région, y compris
la Syrie ».
La Chine est enfin amenée à jouer un rôle
important dans le conflit israélo-palestinien,
et bien que maintenant une position propalestinienne, évite de froisser l’État hébreu
avec lequel elle entretient des relations qui
n’ont fait que s’améliorer, et n’ont pas placé
la Chine dans une position délicate à l’égard
d’autres partenaires dans la région. Israël
s’accommode de son côté des relations que
Pékin entretient avec Téhéran. Les relations
sino-israéliennes se caractérisent ainsi par
une vision pragmatique et réaliste des relations internationales, et sont justifiées du
côté israélien par la crainte de voir l’allié
américain faire défaut. Là encore, nul doute
que consécutivement aux changements
politiques dans la région, l’hypothèse d’un
partenariat stratégique entre les deux pays
semble plus possible que jamais.
Conclusion
Le régime chinois se méfie des changements politico-stratégiques profonds que
connaît le monde arabe et d’un processus
de démocratisation aux lendemains incertains. Dans le même temps, la Chine sait
que toute modification des rapports de
force au Moyen-Orient peut se faire à son
avantage, à condition qu’elle se positionne rapidement et s’adapte aux nouvelles
réalités politiques. Dans la durée, Pékin
pourrait paradoxalement profiter d’un
mouvement démocratique pourtant totalement incompatible avec la nature du
régime chinois, faisant une nouvelle fois
la démonstration du pragmatisme et de
l’opportunisme de la politique étrangère
de la Chine.
n
Quelques références
- Jean-Pierre Cabestan, La politique internationale de la Chine, Paris, Presses de
Sciences Po, 2010.
- Barthélémy Courmont, Chine, la grande séduction. Essai sur le soft power
chinois, Paris, Choiseul, 2009.
- Joshua Eisenman, Eric Heginbotham et
Dereck Mitchell (ed.), China and the
developing World. Beijing’s Strategy
for the Twenty-First Century, Armonk,
M.E. Sharpe, 2007.
- Stefan Halper, The Beijing Consensus.
How China’s Authoritarian Model
Will Dominate the 21th Century, New
York, Basic Books, 2010.
- Carine Pina-Guerassimoff, La Chine
dans le monde : panorama d’une
ascension, Paris, Ellipses, 2011.
- « Chine – Moyen-Orient : la coopération du siècle ? », Monde chinois, n°
23, automne 2010.
dossier
L’Iran à l’heure
des révolutions arabes
O
Par Jean-Louis Bianco
Thomas More 1971
Ancien ministre, Député
Président du Conseil général
des Alpes de Haute-Provence
Le « mouvement vert »
iranien, jugulé par
la dictature du président
Ahmadinejad, apparaît
comme le précurseur
des révolutions arabes
du printemps 2011.
Disparate, portant des
revendications diverses,
il s’inscrit dans
une tradition politique
forte, propre à la société
iranienne. Il a su,
en outre, utiliser
les nouvelles technologies
de l’information et
sa défaite électorale
(due à une fraude massive)
n’a pas entamé sa volonté
de renverser le « Guide
suprême ».
n oublie parfois que le mouvement
de protestation en Iran, « le mouvement vert » ou « révolte verte », a précédé les révolutions arabes. Le vert, couleur des descendants du prophète, a été
choisie pour sa campagne par l’un des
deux principaux candidats d’opposition,
M. Moussavi. N’ayant pas le droit de coller des affiches, certains de ses partisans
ont eu l’idée d’utiliser des vêtements et
accessoires de couleur verte.
La réélection triomphale du président
sortant Ahmadinejad le 12 juin 2009, a
été le résultat d’une fraude massive. Dès
le lendemain du scrutin, des milliers de
personnes manifestent à Téhéran. La
répression s’organise immédiatement. Une
centaine de responsables réformateurs
sont arrêtés le soir même, les deux candidats « perdants » sont assignés à domicile « pour les protéger ». Le jour même,
un vendredi, les envois de textos sont bloqués, les principaux sites réformistes filtrés, tout comme les réseaux sociaux. Le
principal réseau de téléphonie mobile est
coupé dans la soirée de samedi, tandis
que la presse reçoit l’ordre de ne publier
ni les réactions de MM. Moussavi et
Karoubi, ni d’informations sur les manifestations. Malgré tout, 3 millions de personnes défilent à Téhéran le 15 juin, derrière des pancartes qui demandent « Où
est mon vote ? ».
Le point central qu’il faut avoir présent à
l’esprit est que le combat est dès le début
un combat autour de l’information. À l’origine du mouvement vert se trouve l’organisation par la télévision nationale de
véritables débats entre les candidats.
Certains débats auraient été suivis par 50
millions de personnes. Il semble que la
télévision iranienne se soit crue obligée
de procéder ainsi pour contrer l’influence
de la BBC, qui diffusait des émissions en
persan depuis février 2009, et dont l’audience s’était envolée au printemps.
Résultats : cet air de liberté a provoqué
une participation électorale massive, de
l’ordre de 85 %, et une colère à la mesure de la fraude organisée par tous moyens
en faveur de M. Ahmadinejad.
Si les manifestations se sont étiolées au
cours de l’été 2009 les opposants ont su
utiliser des commémorations officielles,
comme celle de l’Achoura – en mémoire
de l’assassinat de l’imam Hussein – en
décembre 2009.
Le mouvement vert, avant les révolutions
arabes, s’est organisé en recourant aux
nouvelles technologies de l’information. En
dépit du coût très élevé des connexions internet et de l’absence de haut débit, l’Iran
compterait aujourd’hui près de 29 millions d’internautes, soit 38 % de la population – 28 % dans la Turquie voisine et
62 % en France – l’Iran est aussi un des
pays qui comptent le plus de blogs.
Le mouvement vert – et là encore on
peut y voir une certaine analogie avec les
révolutions arabes – ne s’est pas organisé autour d’un leader reconnu. M.
Moussavi était un pur produit du régime,
il avait été premier ministre pendant la
guerre entre l’Iran et l’Irak et avait soutenu les violentes purges qui ont marqué
cette période. Sa principale force fut, en
réalité, sa défaite électorale.
Le mouvement vert, comme les révolutions arabes, est disparate et porte des
revendications diverses. Sans qu’on en
ait la certitude, il est possible qu’une
majorité des contestataires souhaite une
solution démocratique à l’intérieur du
système – ce qui apparaît évidemment
aujourd’hui comme très peu probable.
Le mouvement vert s’inscrit aussi dans
une tradition politique forte, propre à la
société iranienne : loges maçonniques au
XIXe siècle, révolution constitutionnaliste
de 1906-1911, création du premier
parti communiste au Moyen-Orient en
1920.
/ septembre 2011 / n° 414 29
dossier
Les révolutions
de la dignité
La protestation a rassemblé dans la rue
l’ambassade de France dénombrait au
des millions d’Iraniens, de tous âges et de
moins 274 exécutions depuis le début de
toutes conditions. Mais les étudiants et
l’année. Et l’Iran avait été candidat au
les femmes ont joué un rôle décisif dans
printemps 2010 à un siège au Conseil
son déclenchement comme dans son
des droits de l’Homme ! Ajoutons que
organisation. Il y a aujourd’hui près de
nombre de scientifiques ou de chercheurs
4 millions d’étudiants dans un pays de
non iraniens ont été malmenés ou expulsés
70 millions d’habitants. Il existe plus de
du pays, dès lors qu’ils refusent à servir
2 200 universités, chaque ville, même
de faire-valoir à la révolution islamique.
située dans les provinces les plus recuFace au printemps arabe, l’Iran a tenté un
lées, en ayant une, ce qui
discours de récupération : il
permet à des jeunes, même
serait le triomphe de la révoLe mouvement
issus des classes pauvres et
lution islamique. En réalité,
vert,
comme
les
moyennes, de suivre des
c’est le mouvement vert qui
révolutions arabes, a pu inspirer les révolutions
études supérieures.
est disparate
À côté des aspects très traarabes. Le régime iranien a
ditionnalistes du régime, la
voulu voir dans la chute du
et porte
société iranienne montre en des revendications président Ben Ali puis du prémême temps pour une part
sident Moubarak la consédiverses
assez importante de sa
quence de la proximité de
population, des signes de
ces dirigeants avec l’Occident.
modernité et d’occidentalisation. La féconLa réaction au soulèvement populaire en
dité est passée de 6,2 enfants par femme
Libye a suivi la même logique, les relations
à 2 en 2006. La population est scolarisée
entre Téhéran et Tripoli étant historiquement
à 80 %. L’omniprésence des femmes est
mauvaises. L’intervention occidentale n’en
caractéristique de la société actuelle,
a pas moins été dénoncée comme une
malgré ou à cause du hidjab. 60 % des
« nouvelle forme de colonialisme ».
étudiants sont des étudiantes.
Selon des informations rendues publiques
Le rôle du mouvement féministe, qui est
par les services de renseignement occiné en 2003, a été déterminant dans la
dentaux début juillet, le Guide suprême
contestation. Il s’agit du tout premier
Khamenei aurait chargé la force al-Qods
mouvement de fond depuis la révolution.
des gardiens de la révolution d’apporter
De la même manière, une partie très
une assistance militaire au colonel Kadhafi.
importante de la jeunesse est en cours de
À Bahreïn, malgré l’existence d’une majo« désislamisation ». La religion a de plus
rité chiite dominée par une minorité sunen plus tendance à glisser sur elle, selon
nite, l’Iran a été bien plus spectateur
un chercheur, « comme l’eau sur les
qu’acteur dans le déclenchement des
plumes d’un canard ».
événements. Il s’efforce d’utiliser ses
Dans la répression, le pouvoir iranien a
capacités perturbatrices pour entretenir le
fait preuve d’une détermination sans
désordre actuel.
faille. Il a réussi, à ce stade, à diminuer la
Pour le régime iranien, les manifestations
visibilité de la contestation et à empêcher
contre Bachar el Assad seraient le résultat
la structuration d’un mouvement divers,
d’un complot étranger. Il ne faut pas
largement spontané, et dépourvu de vérioublier que, pour l’Iran, la Syrie est le
tables leaders.
seul ami et allié fidèle – même si la Syrie
Les premiers coups de feu ont été tirés
aurait souhaité se dégager de cette amitié
sur les manifestants dès le 15 juin. Entre
encombrante. Il n’y a aucun doute que
5 et 10 000 personnes ont été arrêtées
l’Iran apporte une aide matérielle au pouentre juin et décembre 2009. De nomvoir syrien dans son entreprise d’étouffebreux étudiants emprisonnés ont été
ment des mouvements de protestations.
violés, torturés et tués. Les procès se sont
Par un effet retour, les révoltes arabes ont
multipliés pour « incitation à une révoluété l’occasion pour le mouvement vert
tion de velours » ou « actes nuisant à la
d’une grande manifestation le 14 février
sécurité nationale ». À la mi-juin 2011,
2011 « en solidarité avec les peuples
30
/ septembre 2011 / n° 414
tunisien et égyptien et contre le dictateur »,
alors qu’aucune grande manifestation
n’était intervenue depuis décembre
2009.
L’atmosphère créée par le printemps
arabe a entraîné une certaine radicalisation. Pour la première fois, ce 14 février
2011, apparaît la revendication d’un
renversement de régime et, nommément,
du Guide suprême.
L’Iran ne peut espérer sortir gagnant des
révolutions arabes. Certes, l’Égypte a fait
depuis quelques mois des gestes qui
témoignent d’une volonté d’ouverture.
Mais pour autant le passage de l’Égypte
dans le camp de l’Iran apparaît exclu, à la
fois pour des raisons idéologiques et à
cause des liens, toujours étroits, entre le
Caire et Washington.
n
dossier
La question
israélopalestinienne
à l’heure des révolutions arabes
Par Yves Aubin de La Messuzière
Ancien ambassadeur de France
Ancien Directeur Afrique du Nord/
Moyen-Orient au ministère des Affaires
étrangères.
La communauté
internationale est face
à ses responsabilités,
qui ne peut, d’un coté,
soutenir les révolutions
arabes et de l’autre,
ne pas accéder
à une revendication
légitime des palestiniens
d’établir un État depuis
si longtemps promis.
Contrairement aux
pronostics prématurés
évoqués plus haut,
la question israélopalestinienne n’a pas
perdu sa centralité malgré
les bouleversements
dans une région secouée
par les révolutions arabes.
C
hroniqueurs, personnalités politiques,
intellectuels, furent nombreux à
observer que, lors des manifestations qui
se sont déroulées au début de l’année en
Tunisie et en Égypte, conduisant au
renversement de Ben Ali et de Hosni
Moubarak, aucun slogan anti-israélien
ou de soutien à la cause palestinienne
n’a été entendu. On a salué la maturité
des manifestants en tirant la conclusion
que le conflit israélo-palestinien avait
perdu de son caractère central, d’autant
plus que les territoires palestiniens sont
restés calmes. Erreur d’analyse et de
perspective. Certes, les révoltes au
Maghreb et au Machrek se sont développées selon des logiques proprement
nationales, comme en témoignent la présence systématique des drapeaux nationaux dans les rassemblements et des
mots d’ordre patriotiques. Gamal Aid, du
Centre arabe d’information des droits de
l’homme, dont le siège est au Caire, avait
l’habitude de dire à l’adresse des partisans
de la cause palestinienne, instrumentalisés
par les régimes arabes : « Si vous voulez
libérer la Palestine, commencez par vous
libérer vous-mêmes ».
La Palestine à l’Onu ?
La chute du raïs égyptien a aussitôt provoqué un changement de la politique
palestinienne du nouveau gouvernement,
dont le premier geste a consisté à ouvrir
le passage de Rafah pour alléger le blocus
de Gaza. Il s’est efforcé de favoriser la
réconciliation inter palestinienne en vue
de la formation d’un gouvernement
d’union nationale. En agissant ainsi, le
Caire se met à l’unisson de l’opinion
égyptienne, solidaire des habitants de
Gaza. Dans le même temps, le Conseil
suprême des forces armées, dépositaire
du pouvoir dans cette phase transitoire,
veille à ce que l’accord de paix avec Israël
ne soit pas remis en cause.
Dans les territoires, les Palestiniens ont
été à l’écoute des mouvements qui agitent
le monde arabe. Un collectif a été créé sur
Facebook, en mars, réunissant des jeunes
contestataires à Gaza et en Cisjordanie qui
ont appelé à la réunification des rangs
palestiniens. Le Hamas s’est efforcé sans
succès de contenir ce mouvement. Israël,
pris de court par les révoltes dans son
environnement qui pourraient lui faire
perdre, à terme, son statut d’unique
démocratie du Proche-Orient, a réagi
avec méfiance. Le risque d’une montée
en puissance des mouvements islamistes
et, partant, de l’influence croissante de
l’Iran forme la trame du discours de
Netanyahou qui ne cachait pas son attachement au statu quo, garant à ses yeux,
de la stabilité régionale.
Rien n’indique en effet que Tel Aviv pourrait infléchir sa position pour favoriser la
reprise des négociations interrompues
depuis une année. Bien au contraire, l’annonce en août de la relance de nouveaux
programmes ambitieux de constructions
de logements à Jérusalem-Est et en
Cisjordanie, en réponse aux revendications sociales, risque de créer de nouvelles tensions, dans un contexte qui sera
marqué par la demande d’admission à
l’Onu de l’État palestinien.
L’Autorité palestinienne a annoncé qu’elle
déposera cette requête le 20 septembre à
l’ouverture de l’assemblée générale, malgré la perspective d’un veto américain au
Conseil de Sécurité. Barak Obama, dont
la politique proche-orientale doit maintenant s’analyser à l’aune de sa réélection,
avait pourtant salué à la tribune de l’Onu,
en septembre 2010, la perspective de
/ septembre 2011 / n° 414 31
dossier
Les révolutions
de la dignité
l’admission de l’État palestinien en 2011,
qui ne pouvait toutefois intervenir qu’à
l’issue de négociations bilatérales directes
avec Israël. En prenant cette initiative,
annoncée dès août 2009 par le Premier
ministre, l’Autorité palestinienne partait
du constat de l’échec du tête à tête avec
Israël, pour privilégier une approche
multilatérale. Comme État membre des
Nations Unies, la Palestine sera mieux en
mesure de faire valoir ses droits en s’appuyant sur le corpus des résolutions onusiennes qui prônent le retour aux frontières
de 1967.
Le risque d’une troisième Intifada
Faute d’admission de plein droit, les
Palestiniens s’adresseront à l’assemblée
générale pour obtenir le statut « d’État non
membre, observateur », qui se substituera
à celui d’entité accordé à l’OLP. L’Autorité
palestinienne pourra ainsi compter ses
appuis. Probablement quelque 130 pays,
soit les deux tiers des membres des
Nations Unies. Cette option est aussi
rejetée par Israël, qui constaterait l’ampleur de son isolement sur la scène internationale. On se trouverait dans une
situation inédite dans l’histoire du conflit
où les Palestiniens s’approprieraient leur
destin par une initiative politique que l’on
a tort de qualifier d’unilatérale, tandis que
les Israéliens, réfugiés dans le statu quo,
ne feraient mouvement que pour renforcer la colonisation et réprimer les manifestations pacifiques.
D’ores et déjà, Tel Aviv a annoncé des
mesures de rétorsion économiques et
sécuritaires, qui pourraient entraîner de
nouvelles confrontations. Le risque est
réel d’une troisième Intifada, mais de
nature différente de celles de la fin des
années 1980 et 2000. Elle s’inspirerait
des révoltes arabes par une forte mobilisation des réseaux sociaux sans appel à
la violence. Des marches pacifiques sont
envisagées. Des factions jihadistes pourraient y faire échec, alors que le Hamas,
tout comme le Hezbollah, soucieux de
maîtriser leur agenda, ne semblent pas
tentés par de nouvelles aventures militaires, à l’instigation de la Syrie et de l’Iran.
Le gouvernement de Nétanyahou ira-t-il
jusqu’à réprimer par la force armée des
32
/ septembre 2011 / n° 414
manifestants réclamant leur droit à un
État ? Israël apparaîtrait ainsi comme utilisant les mêmes méthodes que les
régimes arabes oppresseurs contre des
manifestants dont les revendications se
rapprochent de ceux qui étaient rassemblés place Tahrir, réclamant liberté, justice,
fin de l’humiliation et restauration de leur
dignité, mot-clé des révolutions, dont le
sens est encore plus fort en arabe :
« karama ». La tentation d’une stratégie
de tension, est présente dans un climat
social agité qui menace la coalition gouvernementale, confrontée pour la première
fois à une demande de réduction des
budgets militaires et des aides financières
aux colons, qui n’émane pas cette fois
des seuls pacifistes Israéliens.
Le degré de mobilisation des opinions arabes
dépendra de l’évolution des situations
internes au Proche-Orient, plus particulièrement en Syrie. Un mouvement de
solidarité à l’égard des Palestiniens se
distinguera de l’instrumentalisation de la
question palestinienne par les gouvernements arabes. Dans un mouvement de
fuite en avant, le régime de Bachar Al
Assad s’y est essayé sans succès, en
juillet, en envoyant quelques centaines de
réfugiés palestiniens à la frontière du
Golan, dont une dizaine furent abattus
par Tsahal, quoique désarmés.
Dans ce contexte, l’Europe apparaît frileuse
et hésitante. La déclaration de Berlin de
1999, d’inspiration française, avait marqué la disposition des États européens à
reconnaître « en temps opportun un État
palestinien, souverain, démocratique,
viable et pacifique. » Dix ans plus tard, le
Conseil des Affaires étrangères de l’Union
européenne reprenait mot pour mot cette
formulation, en ajoutant que Jérusalem
avait vocation à devenir la capitale de deux
États. Le temps est venu pour l’Europe de
reconnaître un État qui présente déjà
toutes les caractéristiques d’effectivité
nécessaires, selon la jurisprudence internationale, c’est-à-dire un peuple, un
territoire, et une autorité que l’on pourrait
qualifier de para étatique.
Division des Européens
Les précédents d’Israël et plus récemment du Kosovo démontrent qu’un État
peut se constituer et être reconnu en l’absence de la fixation définitive de ses frontières. Une bonne part des contributions
financières européennes destinées aux
Territoires palestiniens sont dédiées au
renforcement des institutions étatiques, à
la gouvernance et à l’édification d’un État
de droit. Le FMI et la Banque mondiale et
les agences de l’Onu, ont récemment
reconnu la bonne gestion du gouvernement de Salam Fayyad. Plusieurs anciens
chefs d’État et de gouvernement, et
ministres des Affaires étrangères européens, dont Hubert Védrine, ainsi que
vingt-et-un anciens ambassadeurs de
France, ont lancé un appel en faveur de la
reconnaissance de l’État palestinien.
Donnant l’impression de renouer avec le
rôle d’impulsion de la politique française
sur le dossier du Proche Orient, le président de la République a déclaré dans une
interview à l’Express, en mai, que faute
de reprise des négociations de paix, « la
France prendrait ses responsabilités sur la
question centrale de la reconnaissance de
l’État palestinien ». Qu’en sera-t-il en septembre lorsque l’admission de la Palestine
sera inscrite dans l’agenda du Conseil de
Sécurité et de l’assemblée générale de
l’Onu ? La division des Européens sur
cette perspective que semble redouter
Alain Juppé, ne devrait pas retenir la
France de prendre une initiative, qui finira par avoir un effet d’entraînement. Tel
fut le cas lorsque la France a été précurseur dans la relation avec l’OLP.
La communauté internationale est face à
ses responsabilités, qui ne peut, d’un coté,
soutenir les révolutions arabes et de
l’autre, ne pas accéder à une revendication
légitime des palestiniens d’établir un État
depuis si longtemps promis. Contrairement
aux pronostics prématurés évoqués plus
haut, la question israélo-palestinienne n’a
pas perdu sa centralité malgré les bouleversements dans une région secouée par
les révolutions arabes.
n
Rédaction achevée le 30/08/2011
dossier
Vers une alliance de l’Occident
et des pays du golfe pour imposer
un nouvel ordre régional ?
Par Samir Aita
Rédacteur en chef du Monde diplomatique,
éditions arabes
Président du Cercle des économistes arabes
Phénomène profond
et historique,
le « printemps arabe »
a des fondements
démographiques,
culturels et socioéconomiques.
Préfigure-t-il une alliance
entre les puissances
occidentales et les pays
du Golfe, destinée
à exercer une nouvelle
hégémonie sur les
républiques arabes
en transformation ?
L
e « printemps arabe » s’est imposé
comme un événement majeur de
notre époque. Les jeunes d’un « mondecontinent » aux confins de l’Europe, de
l’Afrique et de l’Asie se sont lancés
comme un tsunami pour bousculer
l’ordre économique, social et surtout
politique qui s’est établi essentiellement
depuis le boom pétrolier de 1973. Leur
cible est ce « pouvoir au-dessus des
États » qui a fait les républiques arabes
à l’image de leurs royaumes, despotiques
et héréditaires.
Ce phénomène est profond et historique.
Il a des fondements démographiques (la
vague du « baby-boom » arabe arrivant à
l’âge d’entrer sur le marché du travail,
l’accélération des migrations ruralesurbaines du fait de la « mondialisation »
de l’agriculture) ; culturels (le développement de l’information et d’une conscience des valeurs sociales à travers les
médias, des télévisions satellitaires aux
nouvelles technologies de l’information :
blogs, facebook et twitter), mais aussi
socio-économiques (la généralisation des
politiques néo-libérales, la diminution des
protections sociales traditionnelles et institutionnelles, etc., et l’absence de perspectives). En moyenne et hors secteur
public, plus de 70 % de ceux qui travaillent dans les pays arabes sont des travailleurs informels, sans contrat de travail, sans sécurité sociale et sans retraite ; au moment où le total des emplois
créés annuellement est faible, largement
en-dessous du nombre des nouveaux arrivants sur le marché du travail.
Le tournant violent
Le dénouement en Tunisie et en Égypte a
été rapide. Les jeunes ont occupé la place
publique, ont résisté à l’assaut des forces
de sécurité, l’armée s’est mise en position
de neutralité… et le sommet du pouvoir
s’est effondré. Le déroulement des événements a surpris aussi bien les acteurs
locaux qu’internationaux. Le « printemps
arabe » est né. Il aura un écho mondial,
notamment grâce aux valeurs humaines
et pacifiques dont il a constitué le symbole.
Les choses se sont passées autrement au
Bahreïn, au Yémen, en Libye et en Syrie.
L’effet de surprise n’est plus ; et les
« pouvoirs » en place ont réagi avec plus
de force pour maintenir leurs acquis ; et
les puissances régionales et internationales ont eu le temps de repositionner
leurs politiques. Les forces du Conseil de
coopération du golfe ont été appelées à la
rescousse au Bahreïn pour mater le soulèvement, sans que la « communauté
internationale » ne bronche, sous couvert
qu’un « changement » dans ce pays à
majorité chiite profiterait à l’Iran. Au
Yémen, l’Arabie Saoudite et les États
Unis continuent depuis des mois de bloquer le processus de « changement », tellement il pourrait naturellement induire
des implications profondes justement sur
l’ensemble des pays du Golfe. En effet, la
symbolique du Yémen est extrêmement
forte : un pays marqué par ses composantes tribales et communautaires, où
tous les individus sont armés, où le
peuple scande et insiste depuis des mois
que sa « révolution » restera… pacifique.
Le tournant violent a été pris en Libye.
Les manifestations à la mémoire des victimes des massacres du régime de Kadhafi
dans les prisons ont conduit à la conquête des bases militaires dans la région de
Benghazi. De pacifique, le soulèvement
s’est vite transformé en conquête armée
des autres villes du pays, médiatisée à
outrance par les chaînes satellitaires. Ce
tournant vers une « guerre civile » s’étaitil fait pour des causes internes au pays ou
grâce à des interventions extérieures ?
/ septembre 2011 / n° 414 33
dossier
Les révolutions
de la dignité
On le saura un jour. De toute façon, la suite
mer leurs droits à manifester et à occuper
des événements changera la nature du
les places publiques, et celle du régime à
« printemps libyen », et pèsera longtemps
les mater.
sur l’avenir du « printemps arabe » : reconLe tournant du « changement » tarde,
naissance du Conseil national de transition
notamment à travers l’arrêt de la répresde Benghazi, effondrement de la conquête
sion par les forces de sécurité et l’armée.
« révolutionnaire », Benghazi menacé, déciAussi, les forces régionales et les puission de la Ligue arabe, puis de Conseil de
sances « occidentales » ont maintenant eu
Sécurité des Nations Unis pour une interlargement le temps de pousser à l’intédiction de vol des avions libyens, interrieur leurs propres « agendas » dans un
vention de l’Otan, et guerre de conquête :
pays clef, allié de l’Iran et du Hezbollah,
terrestre par différentes composantes trimais aussi de la Turquie dernièrement,
bales, et aériennes et des forces spéciales
acteur régional au Liban et en Iraq.
par des puissances « occidentales » et du
Pousserait-on à travers les sanctions sur
Golfe, chute du régime de Kadhafi, et
le pétrole et les demandes de résolution
conférence des vainqueurs « amis » de la
du Conseil de Sécurité vers une internaLibye. Le pays sort exsangue de ses institionalisation, à la libyenne, d’un soulèvetutions, y compris de son armée, garante
ment essentiellement interne ?
de sa souveraineté et de son unité. Tout
Vu de loin, le « printemps arabe » prend
est à reconstruire.
aujourd’hui deux dimensions. La premièLa Syrie connaîtra-t-elle un tel tournant ?
re est celle surtout d’un événement histoSon « printemps » n’était pas une fatalirique pour les peuples de ce « mondeté. Son président, fort d’une
continent » pour les libertés
réelle popularité avant les
L’histoire dira son et les États de droits. Il lui
événements malgré son régimanque néanmoins, à l’imamot entre les
me despotique, a commis
ge de la Révolution françaitoutes les erreurs politiques révolutions, c’est-à- se, car l’événement est de
dire les peuples,
et morales pour créer un
cette ampleur, sa « Déclaretournement spectaculaire
et la géostratégie, ration des droits », qui consade la population pour qu’elcrerait son statut de « révoc’est-à-dire
le réclame aujourd’hui son
lution » et non de simple
les puissances.
départ. Le « réformateur »
suite de soulèvements. Cet
que les images de Parisaspect est d’autant plus
Match montraient se promenant à pieds
nécessaire que divers phénomènes monavec sa jolie et élégante épouse à Paris,
diaux de fonds y trouvent leur creuset :
s’est transformé en ogre. Ses propres
l’affrontement entre islam fondamentalisalliés le lâchent, les uns après les autres.
te et islam message humain ; le conflit
entre laïcité institutionnalisée comme reliDeux dimensions
gion et laïcité ouverte et tolérante ; la
Le « printemps syrien » s’est propagé lenséparation de la religion et de l’État ; les
tement, amenant petit à petit des villes
pouvoirs, même élus, s’instituant comme
entières à embrasser les slogans « de
corps au-dessus des institutions de l’État ;
liberté et de dignité ». Sa symbolique est
le financement de la politique, notamment
restée profondément pacifique et humaidans une région bourrée de rentes pétrone, à l’image de ses confrères tunisiens et
lières et immobilières ; les regroupements
égyptiens. Il y a là un écho que ces trois
régionaux entre libre-échange et pactes
pays ont constitué au XIXe siècle les trois
sociaux communs ; etc. Ces problémapiliers de la « renaissance arabe », et
tiques n’intéressent pas que le monde
qu’ils pourraient aujourd’hui le devenir pour
arabe.
la « nouvelle renaissance » (« Nahda », en
La seconde dimension a un caractère
arabe) que pourraient symboliser le pringéostratégique. L’Europe est vieillissante et
temps. Mais ils sont longs et éprouvants
en crise, pas seulement financière, mais
les six mois d’affrontements entre les
pour son positionnement face aux puisdeux volontés : celle des jeunes de clasances émergentes. Le Golfe épuise ses
34
/ septembre 2011 / n° 414
capacités d’utilisation interne des rentes
qu’il dégage, et cherche des potentialités
d’investissements, non seulement financières, mais aussi politiques. Alors, voit-on
naître une alliance entre les puissances
« occidentales », surtout européennes, et
les pays du Golfe, destinée à exercer une
nouvelle hégémonie sur les républiques
arabes en transformation, d’autant plus
que ces républiques vont être largement
affaiblies pendant leurs printemps ?
Plusieurs signes l’attestent : de la Libye à
la proposition de faire adhérer la Jordanie
et le Maroc au Conseil de coopération
du… golfe.
L’histoire dira son mot entre les révolutions, c’est-à-dire les peuples, et la géostratégie, c’est-à-dire les puissances.
n
dossier
Le rôle des femmes
dans les révolutions arabes
P
Par Mansouria Mokhefi
Responsable du Programme Maghreb Moyen-Orient à l’Ifri
Enseignante à New York University/Paris
À la surprise face
à l’ampleur et la rapidité
des soulèvements dans
les pays arabes s’est
ajoutée celle de voir
que les femmes arabes
n’étaient pas restées dans
les coulisses des révoltes,
mais que, présentes et
actives, elles ont réclamé
la fin de la dictature,
la liberté et la justice
sociale pour tous. Alors
qu’on les croyait invisibles
et forcément passives,
les femmes ont pris part
aux manifestations et
occupé l’espace public,
mêlées aux hommes ou
séparées selon les pays,
et se sont montrées plus
que jamais déterminées
à jouer un rôle dans
la démocratisation
de leur pays.
eut-on considérer que le printemps
arabe est aussi celui des femmes
arabes dans la mesure où il serait une
chance pour elles de voir avancer leur
cause vers la reconnaissance et la pleine
égalité des droits ? Croire que la démocratisation revendiquée s’accompagnera
nécessairement de la fin de la discrimination contre les femmes ? Et imaginer
que les révoltes arabes de l’année 2011
sonneront le glas de la domination masculine sur les femmes arabes ?
Les révoltes arabes :
la mobilisation des femmes
Dans les soulèvements populaires qui
secouent les régimes arabes de l’Afrique
du Nord au Moyen-Orient et jusque dans
le Golfe Persique, les femmes se sont
imposées comme des actrices essentielles
En effet, défiant les tabous, de tous âges,
et de toutes conditions sociales, voilées
ou non, elles sont sorties de chez elles et
ont pris part aux revendications de démocratie et de justice sociale. Bousculant les
traditions culturelles et religieuses, elles
ont clamé leur aspiration à la dignité et à
la liberté. Bousculant les représentations
stéréotypées, elles ont affirmé leur existence
et leur désir de jouer un rôle dans la société.
En janvier et février 2011 la forte mobilisation des femmes dans les mouvements
de contestation en Tunisie et en Égypte a
démontré l’absurdité de ce que l’on a
appelé « l’exceptionnalisme arabe » et
prouvé que non seulement le changement
était possible mais qu’il se faisait avec les
femmes. En Tunisie, presque aussi nombreuses que les hommes, les femmes ont
été au cœur de la « révolution de jasmin ».
Présentes depuis les premières manifestations parties de Sidi Bouzid, elles ont
été des milliers jusque dans les rues de
Tunis, pour réclamer le départ de Ben Ali.
En Égypte, les femmes de tous âges
étaient sur la Place Tahrir qu’elles ont
occupée aux côtés des hommes pendant
18 jours. On les a découvertes déterminées
à faire entendre la voix de la société civile
dans son entier et à se réapproprier leur
nation, actives dans les nouveaux médias et
sur la Toile, pour appeler à la mobilisation,
au changement et au départ de Moubarak1.
Le monde entier a aussi découvert avec
stupeur la mobilisation en masse des
femmes chiites de Bahreïn qui n’ont pas
hésité à descendre dans la rue pour réclamer la chute de la dynastie sunnite des
Al-Khalifa, manifestant de leur côté, à
part des hommes, dans leurs longues
abayas noires. En Syrie, les femmes ont
participé en grand nombre au soulèvement contre le régime du président El
Assad parti de la ville de Daraa, mais la
répression sanglante les a exclues de la
rue ; cependant elles restent actives dans
l’opposition et déterminées à obtenir la
démocratie et la justice sociale2. Et même
dans un pays aussi conservateur que le
Yémen, les femmes ont défié les tabous
sociaux et culturels en se joignant à la
contestation du régime du président
Saleh et contrairement aux traditions
archaïques qui les veulent maintenues à
la maison et invisibles dans l’espace
public, elles sont sorties de chez elles pour
demander des réformes et l’avènement
d’une nouvelle société.
L’insurrection libyenne devenue une guerre
civile a effectivement été une affaire
d’hommes et a vite exclu de l’espace
public et des affrontements les femmes
qui voulaient prouver qu’elles n’accordaient aucun crédit à Kadhafi pour les
avancées de leurs droits. À l’arrière, elles ont
pourtant continué à soutenir les insurgés,
1 - Certaines sont devenues les emblèmes des révolutions. Asma
Mahfouz, une jeune blogueuse égyptienne, est considérée comme l’une
des voix ayant déclenché la révolte. Au Yémen, Tawakoul Karman est
devenue le fer de lance de la mobilisation contre le président Ali Abdallah
Saleh
2 - Voir « Les femmes participent activement à la résistance », Courrier
International, 8 août 2011
/ septembre 2011 / n° 414 35
dossier
Les révolutions
de la dignité
fournissant refuge et ravitaillement quand
cela était possible.
S’il n’y a pas eu de mobilisation massive
en Arabie saoudite, des voix féminines se
font entendre via Facebook ou Twitter,
appelant non seulement au droit de
conduire une voiture mais à une plus
grande et plus équitable reconnaissance
de leur place dans la société civile ; elles
réclament notamment le droit de pouvoir
sortir sans être accompagnées par un
« tuteur » et rappellent que les efforts
faits dans le domaine de l’éducation et la
formation les rendent aptes à jouer un
plus grand rôle dans leur pays.
Ainsi à l’occasion de ces révoltes et du
vent de démocratisation qui souffle sur
tous les pays arabes, les femmes se sont
impliquées et imposées, certes à divers
degrés et sous différentes formes, dans
les réformes demandées et les changements survenus. À la fois dans la rue et
dans les réseaux sociaux, elles se sont
montrées concernées, fortes, et prêtes à
assumer leurs responsabilités de citoyennes.
Si leurs revendications n’ont pas été dans
un premier temps spécifiquement féminines, puisqu’elles réclament la liberté et la
justice pour tous dans le cadre d’un système
démocratique, elles expriment néanmoins
leur soif de dignité et exigent l’égalité des
droits et la fin de la discrimination.
Le printemps arabe :
une chance pour les femmes ?
Indéniablement, bien que le futur paysage
politique de la région demeure fort incertain, les sociétés arabes sont aujourd’hui
engagées dans des réformes, révoltes et
révolutions dans lesquelles les femmes
doivent et vont continuer à jouer un rôle
crucial. Leur apparition sur la scène
publique a d’abord bousculé nos schémas
classiques d’une femme arabe traditionnellement soumise et dépendante, toujours
victime et passive, trop souvent analphabète ou inéduquée, quelquefois exotique
et mystérieuse.
Leur apparition et leur rôle actif ont été
d’autant plus surprenants que les sociétés
arabes sont toujours perçues par l’Occident
comme rigides et résistantes au changement,
fatalement en dehors de la démocratie, de
l’État de droit, et de l’histoire. Or, s’il est
36
/ septembre 2011 / n° 414
vrai que les droits des femmes3 ont été
négligés depuis plus d’un demi siècle par
les régimes arabes des post indépendances, nous n’avons peut être pas suffisamment prêté attention aux dynamiques
du changement et aux transformations
sociales présentes depuis au moins
30 ans. L’intense urbanisation, certes,
parfois chaotique voire anarchique, la
scolarisation mixte et obligatoire, l’accès
des jeunes filles en grand nombre aux
études secondaires et universitaires ainsi
que la féminisation de la main d’œuvre,
ont favorisé l’apparition de la femme dans
l’espace public. Outre l’instruction, le
mariage tardif, l’accès à la contraception et
le déclin de la natalité sont les facteurs
d’émancipation des femmes arabes qui
n’ont pas été suffisamment analysés
comme des indices révélateurs de changements profonds au sein des sociétés
arabes4.
Mais les dynamiques de changements ne
se sont pas reflétées clairement dans des
réformes politiques ou institutionnelles
qui permettraient une véritable reconnaissance des femmes et leur intégration à
tous les niveaux de la sphère politique et
économique5. Malgré l’éducation acquise,
les femmes arabes n’occupent qu’une
place marginale dans les instances de
décision institutionnelles et politiques, et
ce, dans l’ensemble du monde arabe,
quel que soit le niveau de développement
économique et social des différents pays6.
Même si elles ont réussi à s’imposer dans
les associations et les espaces alternatifs,
leurs droits ne sont toujours pas inscrits
dans la loi et leur égalité sociale et juridique n’est toujours pas reconnue.
Aujourd’hui, la femme arabe n’a encore
droit qu’à la moitié de l’héritage que son
frère perçoit et, à part la Tunisie, où
Bourguiba l’avait interdite dès 1956, la
polygamie n’est toujours pas abolie. En
Égypte, les mutilations génitales féminines
sont une pratique encore très répandue
puisque, selon un rapport de 2009 du
ministère de la Santé égyptien, 91 % des
Égyptiennes sont excisées. Au Maroc,
même si le roi a introduit des mesures
plus égalitaires avec la réforme du Code
de la famille en 2003, la femme marocaine n’est toujours pas maîtresse de son
corps et les rapports sexuels hors mariage
sont toujours passibles d’emprisonnement7. Et de l’Algérie au Yémen, aucune
loi n’interdit ou ne punit les mariages
forcés ou les crimes d’honneur encore
trop nombreux.
Après les révolutions arabes,
quel avenir pour les femmes ?
Après avoir exigé la démocratie et participé
activement au renversement des dictateurs,
les femmes tentent d’influer sur leurs
gouvernements afin qu’elles ne soient pas
exclues de la reconstruction du pays et de
la mise en place des nouvelles institutions.
À travers des pétitions, des déclarations
et des communiqués, elles continuent à
se mobiliser pour arracher leurs droits.
Mais elles sont inquiètes devant les
diverses résistances à l’émancipation
totale qu’elles réclament8.
Bien que les Tunisiennes aient obtenu que
les listes électorales présentent un nombre
paritaire d’hommes et de femmes, l’ordre
masculin dominant n’est pas prêt à leur
accorder la place entière qu’elles réclament et les cris entendus dans certaines
manifestations : « les femmes à la maison ! », « les femmes à la cuisine ! » font
craindre que la future Constitution ne
contienne pas les avancées significatives
qu’elles attendent en vue d’une plus grande égalité.
La volonté de chasser les femmes de
l’espace public est encore plus nette en
Égypte où l’influence des Frères musulmans
se fait sentir à tous les niveaux : d’ailleurs,
les autorités de transition n’ont inclus aucune femme ni dans le comité constitutionnel
chargé de préparer la nouvelle Constitution
ni dans le comité civil de consultation appelé « Conseil des hommes sages ».9
Ainsi, après l’enthousiasme et les espoirs
des premières semaines, l’heure est à
l’inquiétude et à la vigilance. En effet, la
marginalisation des femmes dans le processus de transition politique est réelle et
avérée et elle accentue les craintes de
voir la révolution confisquée par les
hommes et les islamistes. Or, les femmes
ont tiré les leçons de l’expérience algérienne qui avait vu les Algériennes qui
avaient participé à la guerre de libération
renvoyées dans leurs foyers et exclues de
dossier
la construction de l’Algérie indépendante10.
Elles ne veulent pas et ne doivent pas
rater la chance de pouvoir exiger une
démocratie avec une pleine égalité entre
les hommes et les femmes. Elles savent
que pour que leurs intérêts et leurs droits
soient pris en compte, il faut qu’elles
soient suffisamment représentées dans
les organes de décision et qu’elles continuent à s’affirmer face à des systèmes
juridiques discriminatoires basés sur la
religion et les traditions.
Les femmes arabes sont aujourd’hui
confrontées à des défis majeurs. Après
avoir été des protagonistes dans le renversement des dictatures, elles doivent
continuer à affirmer leur dignité de
citoyennes dans des sociétés foncièrement
inégalitaires et exiger leur participation et
représentation dans les processus de
transformation politique pour en garantir
le caractère démocratique. Elles doivent
également affirmer leur volonté de
démanteler les structures autoritaires,
inégalitaires et discriminatoires qui s’attachent à les maintenir dans l’invisibilité.
Seule la reconnaissance de l’égalité en
droit et en dignité des femmes et des
hommes peut garantir la démocratie à
laquelle aspire le monde arabe.
n
3 - Delcroix Catherine, Espoirs et réalités de la Femme arabe, L’Harmattan, 2000.
4 - Gema Martín-Muños, « La Révolution féministe silencieuse du monde arabe »,
La Libre Belgique, 27 -12- 2010. Voir Bessis Sophie, Les Arabes, les Femmes, la
Liberté, Albin Michel, 2007.
5 - Dayan-Herzbrun Sonia, Femmes et politique au Moyen-Orient, L’Harmattan,
2005.
6 - Même en Tunisie où le Code de la famille reconnaît depuis maintenant plus d’un
demi siècle l’égalité des femmes et des hommes et où le pourcentage de femmes
éduquées est le plus élevé du monde arabe (71%). Voir Mohsen Finan Khadija,
(sous la dir.) L’Image de la Femme au Maghreb, Actes sud ,2008.
7 - Article 490 du Code pénal. Voir Alami- M’Chichi Houria, Genre et Politique au
Maroc : Les enjeux de l’Egalité Hommes Femmes entre Islamisme et
Modernisme, L’Harmattan, 2003.
8 - Sophie Bessis, Femmes : les dangers se précisent,
www.leaders.com.tn/article/femmes-les-dangers-se-précisent, 9 août 2011
9 - La réforme constitutionnelle qui a été approuvée par référendum le 20 mars
2011 ne garantit aucun droit aux femmes et n’envisage à l’élection présidentielle
qu’un candidat de sexe masculin.
10 - Amarane-Minne D.D. Des Femmes dans la Guerre d’Algérie, Khartala, 1994.
/ septembre 2011 / n° 414 37
dossier
Les révolutions
de la dignité
Y a-t-il des causes
démographiques
aux révolutions arabes ?
C
Par Youssef Courbage
Directeur de recherches
Institut national d’études démographiques,
Paris1
Dans l’histoire du monde
arabe et même de
l’humanité, l’année
2011 restera comme
l’Annus mirabilis.
Les bouleversements en
cours : Tunisie, Égypte,
Libye, Yémen, Bahreïn,
etc., sont porteurs
de transformations
considérables sur tous
les plans : politiques
sociaux, économiques,
culturels, idéologiques,
religieux. Se rend-on
suffisamment compte
qu’ils ont également
un soubassement
démographique ?
38
/ septembre 2011 / n° 414
e qui ressort en premier lieu, est que le
phose démographique concerne tous les
phénomène de convergence démograArabes et partout elle est porteuse de
phique avec la rive nord de la Méditerranée
transformations politiques grandioses.
s’est poursuivi à un rythme soutenu dans
En fait, toutes ces tendances étaient plus
la grande majorité des pays arabes ou
ou moins attendues. La grande surprise
non-arabes du Sud. En privilégiant, parmi
vient du tandem Israël-Palestine ou plutôt
les indicateurs l’indice de fécondité, celui
du comportement démographique des
qui a la charge émotionnelle et psycholoJuifs et des Palestiniens. La fécondité des
gique la plus forte, qui a d’ailleurs servi à
Juifs continue à augmenter année après
étoffer l’image repoussante des mondes
année et frôle aujourd’hui le seuil symboarabe et musulman, comme sous la plume
lique de trois enfants par femme, tandis
de la journaliste Oriana Fallaci,
que la baisse de la fécondité
nous voyons une convergenla métamorphose est continue chez les Palesce remarquable dans les
tiniens des territoires occudémographique
cas du Liban, de la Tunisie,
pés : Cisjordanie (et Jéruconcerne tous
de la Turquie et, en allant
salem-Est) et même à Gaza,
les Arabes et (…) où elle était à un record
plus loin, du côté de la
République islamique d’Iran,
mondial dans les années de
elle est porteuse
où les indices sont aux
de transformations la première Intifada, et chez
niveaux européens, voire
les Arabes israéliens. Le
politiques grandioses paradoxe est que la fécondité
inférieurs. Une convergence
qui ne prendra que quelques
palestinienne se modernise,
années encore pour le Maroc, peut-être
sous l’effet de l’émergence de l’individu
l’Algérie et encore plus surprenant pour
dont les valeurs ne sont plus les valeurs
la Libye, dont la fécondité continue à
sociétales, tandis que la fécondité des
baisser. En revanche, la transition démojuifs en Israël s’«arabise», par une adhésion
graphique semble plus essoufflée, fait du
aux normes populationnistes, familialistes
surplace en Égypte, en Syrie ou en
et natalistes et, serions-nous tentés de
Jordanie. Mais les évolutions les plus
dire, patriarcales, qui sont celles de l’Estaconsternantes portent sur le couple
blishment au pouvoir depuis la création
Israël-Palestine, où l’on assiste à un surde l’État juif.
prenant retournement de l’histoire démographique.
Une lecture démographique
Curieusement, les pays où la révolution a
des révolutions en cours
eu lieu ou est en cours (Tunisie, Égypte,
Les Arabes ont pris le monde par surprise
Libye) comprennent des configurations
et par le fait que ce soit la Tunisie qui ait
démographiques différentes. Dans les
mis le feu aux poudres. Néanmoins, cette
pays où l’instabilité s’intensifie, on trouve
révolution était inéluctable. La démographie
des pays à transition démographique
en atteste. Le processus que l’Europe a
achevée Bahreïn ; et d’autres où elle n’en
connu à partir du XVIIe siècle s’est propagé
est qu’à ses premiers balbutiements :
au monde entier. Il ne pouvait épargner
Yémen, Soudan. Pourtant, la métamorle sud de la Méditerranée qui vit, depuis
dossier
quatre décennies, les mêmes transformations démographiques, culturelles et anthropologiques de l’Europe depuis Cromwell, en
Angleterre, jusqu’à Robespierre avec la
Révolution française, puis des autres
révolutions européennes, jusqu’à Lénine
en 1905/1917. Le monde arabe n’est
pas une chasse gardée, une exception.
Croire le contraire, c’est se montrer
essentialiste, s’inventer un homo arabicus
ou un homo islamicus, par définition rétif
au progrès.
La progression de l’éducation, l’éradication de l’analphabétisme d’abord pour les
garçons puis pour les filles, a été porteuse
de ces transformations que nous vivons à
présent. À l’exception des Libanais chrétiens, qui ont bénéficié de la présence des
missions chrétiennes et de leurs universités dès le XIXe siècle, le monde arabe a
commencé à se métamorphoser grâce à
l’élévation du niveau d’instruction et à la
baisse de la fécondité à partir des années
1960 pour les pays les plus avancés. Pour
certains pays comme la Tunisie sous
Bourguiba, il y avait une volonté de
modernisation, par l’accès à l’enseignement aussi bien pour les garçons que pour
les filles. Au Maroc c’était le cas des premiers gouvernements de l’indépendance
qui avaient fait de l’éducation leur priorité,
avant qu’on y mette un bémol parce qu’elle pouvait remettre en question les hiérarchies politiques. Jusqu’à l’avènement du
roi Mohammed VI (1999), les hautes instances du pouvoir ont parfois bloqué
l’avancée de l’éducation. Ce qui explique
aujourd’hui le retard du Maroc en matière
d’alphabétisation, surtout des filles et
dans les milieux ruraux.
Cette instruction généralisée a entraîné le
contrôle de la natalité et l’utilisation des
moyens de contraception, dont l’avantage
économique n’est pas à démontrer, mais
qui peut être facteur temporaire de malaise à l’intérieur des familles. La baisse de
la fécondité, tombée à deux enfants, dans
les pays arabes les plus avancés, au
Maghreb, a été tellement forte que les
valeurs traditionnelles de type patriarcal
ont été ébranlées. La remise en cause du
pater familias porte à terme celle de tous
les « père des peuples » comme c’est
déjà le cas en Tunisie et en Égypte.
En outre l’endogamie, le mariage préférentiel avec le cousin germain ou avec
d’autres parents, cette étanchéité du
groupe familial, qui entraîne la fermeture
des groupes sociaux sur eux-mêmes et la
rigidité des institutions, est en diminution
très rapide dans les pays « révolutionnaires » Égypte, Tunisie, Libye et dans
d’autres qui ne le sont pas : Maroc,
Liban. Lorsqu’elle devient moins endogame, la société s’ouvre vers l’extérieur et
devient potentiellement plus encline à se
mobiliser quand elle est gouvernée de
manière autoritaire ou despotique. La
scolarisation de masse et la baisse de la
fécondité peuvent aussi indirectement
provoquer une prise de conscience et des
révoltes.
Car, ces deux éléments mènent au bouleversement de la cellule familiale. Les
effets en sont à la fois positifs et négatifs.
Positifs, puisque le fait de limiter sa descendance permet de mieux soigner ses
enfants, de mieux les nourrir, de mieux
les scolariser et plus longtemps. Ainsi,
dans une famille restreinte, modèle vers
lequel la famille arabe et musulmane
s’achemine, les interactions père-mère,
parents-enfants, deviennent plus démocratiques, ce qui ne peut que se diffuser
positivement au plan sociétal et politique.
Négatifs, car à partir du moment où
cohabite un enfant instruit et un père
analphabète mais détenteur du pouvoir
absolu, du fait que toutes ces sociétés
étaient patriarcales, la cohabitation est
malaisée. Ces troubles, familiaux peuvent
se traduire temporairement par des
troubles à une échelle plus globale, et
expliquent, partiellement les phénomènes
islamistes.
Mais, le fait de passer de l’instruction
généralisée des garçons puis celle des
filles, à l’éveil des consciences dû à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture,
induit une sécularisation, un « désenchantement » du monde, et la baisse de
la fécondité, ingrédients indispensables
de cette fameuse «transition démocratique».
Il est vrai que les jeunes universitaires
arabes au chômage se sont révoltés plus
tôt. Mais du Maroc à Bahreïn, toutes les
tranches d’âge et les deux sexes étaient
représentées parmi les manifestants. En
aucun cas, on ne peut en faire une exclusive de jeunes. Ce n’est pas non plus une
révolution islamique ; cette lame de fond
est essentiellement d’origine séculière.
Où s’arrêtera-t-elle ? Partie d’Occident
elle revient en Occident. En mai 1968, il
y a de cela près d’un demi-siècle, le
monde occidental diffusait ses modes
vers le monde entier, le monde arabe
notamment. Aujourd’hui, les manifestants
de Madrid, de Lisbonne ou de Rome,
prennent leur inspiration à Tunis ou au
Caire. Un pays aussi colossal que la
Chine, essaye de bloquer l’information
sur les révolutions arabes, craignant
qu’elles ne déteignent chez lui.
Ce sont tous là des pays qui on franchi le
cap de la première, voire de la deuxième
transition démographique, mais il est un
continent qui en est encore loin. L’Afrique
subsaharienne, où la transition démographique est encore balbutiante – un pays
comme le Niger garde encore une fécondité de plus de sept enfants par femme ! –
ne pourra rester longtemps hermétique
aux contagions arabes, malgré cet énorme glacis que constitue le désert du
Sahara. Attendons-nous donc à voir pour
bientôt cette succession de révolutions :
éducative, démographique et politique
balayer le continent noir.
n
1 - Auteur, avec Emmanuel Todd de l’ouvrage, Le Rendez-vous des
civilisations, La République des Idées/Le Seuil, 2007.
/ septembre 2011 / n° 414 39
dossier
Les révolutions
de la dignité
Économie politique
des révolutions arabes :
analyse et perspectives
L
Par Mouhoub El Mouhoud
Professeur d’économie à l’université Paris
Dauphine,
Directeur du GDR International du CNRS
DREEM (Développement des recherches
économiques euro-méditerranéenes)
Les changements soudains
qu’ont connus les pays
au sud et à l’est de la
Méditerranée ont surpris
tous les observateurs.
La surprise était d’autant
plus grande que ces pays
ont relativement mieux
résisté à la crise que
l’ensemble des autres
régions du monde.
Derrière les apparences et
les bonnes performances
macroéconomiques
l’ensemble des pays
de la région souffrent
des mêmes symptômes
expliquant ainsi la
diffusion inattendue
des révolutions
et de la revendication
démocratique.
40
/ septembre 2011 / n° 414
es économies des pays du sud et de
l’est de la Méditerranée sont caractérisées par une polarisation sur peu de
secteurs, des taux d’emplois parmi les
plus faibles du monde, une gestion rentière des ressources et une corruption
conduite et organisée par les oligarchies
claniques au pouvoir impliquant ou non
les militaires. Par dessus tout, une augmentation considérable du niveau d’éducation depuis la décolonisation se traduit
par un sous-emploi des diplômés et des
taux d’expatriation anormalement élevés
des qualifiés.
Cet article se compose deux parties : la première publiée dans ce numéro analyse la
nature des systèmes économiques de ces
pays et les similitudes dans leur fonctionnement interne et externe qui permettent
d’expliquer la diffusion du processus révolutionnaire dans l’ensemble de la région. Une
seconde partie qui sera publiée dans le
numéro de décembre s’intéresse aux perspectives économiques après les révolutions
arabes et propose des voies de sortie combinant intégration régionale Sud-Est et stratégie de rattrapage par les activités de services intensives en personnels qualifiés.
La nature des économies arabes
et leur résistance à la crise
Les pays de la zone ont bien résisté à la
crise mondiale des subprimes de 2008.
D’une part, les pays du Maghreb étaient
relativement faiblement intégrés aux
marchés financiers internationaux, ce qui
a permis de limiter considérablement la
transmission financière de la crise. Les
difficultés furent en outre plus faibles
dans les pays exportateurs d’hydrocarbures dont les réserves de change autorisaient une intervention directe sur les prix
des biens consommation alimentaires de
base par exemple et par le maintien des
dépenses publiques.
Depuis la seconde moitié de la décennie
2000, les gouvernements ont appris à
gérer les crises en mettant en œuvre
presque partout des politiques contracycliques efficaces : extension des incitations fiscales favorisant l’investissement,
ampleur de la réduction des taux d’intérêt
nécessaires pour maintenir l’activité économique… (Abdih et alli 2010).
Des progrès dans le développement
humain mesuré par l’indice Pnud (Idhe) ont
été en moyenne remarquables. La Tunisie,
l’Algérie, le Maroc, Oman et l’Arabie
Saoudite avaient ainsi été classées parmi
les dix pays du monde ayant enregistré la
plus forte augmentation de l’indice de
développement humain entre 1970 et
20101. Des progrès très rapides faits par
les pays de la région dans les domaines de
la santé et de l’éducation ont été soulignés.
L’espérance de vie en Afrique du Nord est
passée de 51 à 71 ans entre 1970 et
2010. La part des enfants scolarisés est,
quant à elle, passée de 37 % à 70 % sur la
même période en Afrique du Nord.
Les niveaux faibles du taux de naissances
des populations arabes vont de pair avec le
retard dans l’entrée dans le mariage et l’accroissement du taux de participation (bien
qu’encore faible) des femmes au marché
du travail. En moyenne les populations des
pays arabes connaissent un taux annuel de
croissance d’environ 1 à 2 % tandis que la
population en âge de travailler augmente
de 3 % par an, la demande d’emploi de
4 % par an et le nombre de personnes
diplômées de 6 à 8 %2.
Le paradoxe de Toqueville illustre cet état
de fait : lorsque les États progressent et
dossier
se réforment, les inégalités, l’iniquité (la
Hogra selon la formule utilisée dans les
pays du Maghreb) deviennent insupportables aux élites et aux populations.
Inégalités, migrations et
corruption : l’implosion
d’un équilibre interne et externe
n
Une polarisation de l’économie
qui exclut la main d’œuvre qualifiée
Les pays de la région partagent la même
tare : une très faible diversification des
secteurs de l’économie concentrée sur
trois ou quatre secteurs associés aux
secteurs primaires ou aux secteurs manufacturiers à faibles valeur ajoutée.
Dans les pays pétroliers comme l’Algérie
dont les recettes extérieures continuent
de dépendre à 98 % des hydrocarbures,
le secteur manufacturier a connu un net
recul du secteur et l’agriculture fut sacrifiée.
Le système est fondé sur la coexistence de
trois secteurs clés qui ont de très faibles
liens réels entre eux mais entretiennent
des relations financières. Contribuant à un
tiers du Pib, à l’origine des deux tiers des
recettes budgétaires et de 98% des recettes
d’exportations, le secteur des hydrocarbures
est pourvoyeur de liquidités, en particulier en période haussière des cours du
pétrole et alimente, pour partie par le
biais du système bancaire public, un secteur importateur de biens de consommation et de biens d’équipement.
Le deuxième secteur, le négoce international, intègre une large partie des activités informelles, et le financement des
importations se fait pour partie au taux de
change officieux et par le biais des
réseaux nationaux dans les pays développés, principalement la France. L’activité
formelle et le secteur informel sont donc
étroitement imbriqués. Ce deuxième secteur d’importation déverse sur un troisième secteur : les services, le petit commerce, la construction et les biens non
échangeables en général.
L’économie libyenne ressemble sur une
échelle plus réduite à l’économie algérienne. La taille faible de sa population et
la rente pétrolière en font le pays dont le
Pib par habitant est le plus élevé du continent africain. Cela ne dit rien, à l’évidence,
de la répartition de cette richesse entre les
Libyens d’une part et les clans qui continuent à structurer le pays d’autre part.
L’économie tunisienne est structurellement concentrée dans le tourisme de
masse, côtier, intensif en main d’œuvre
peu qualifiée, ou qualifiée. Les secteurs
d’exportations de segments d’assemblage
en sous-traitance dans l’industrie du textile et de l’habillement et dans les services supports aux entreprises, n’ayant
eu que très peu d’effets induits sur le
reste de l’économie ni d’effet de remontée de filières sur les biens d’équipement
et les biens intermédiaires. Les investissements directs ne viennent pas ce pays
en raison de l’étroitesse du marché intérieur.
L’économie marocaine, un peu plus diversifiée, souffre néanmoins d’un certain
nombre de dépendances structurelles à
l’égard de certaines ressources naturelles,
de la volatilité du revenu agricole, et de
l’entrée des flux financiers des migrants
qui continuent à représenter près de
10 % du Pib marocain.
L’économie égyptienne se concentre essentiellement dans le tourisme de masse, le
pétrole, et les métaux et l’agriculture et
dépend des transferts de fonds des
migrants. Les chocs et aléas politiques
rendent les revenus du tourisme et les
transferts des migrants volatiles et fragiles.
Au total, polarisation sectorielle et spatiale
de l’économie et performances globales
remarquables peuvent aller de pair et, de
manière évidente voiler les véritables
tares de ces sociétés.
davantage les pays non pétroliers que les
autres se traduit par une baisse des
dépenses d’éducation et par une crise du
système d’éducation. Le taux de croissance annuel du nombre d’étudiants s’élève
à 10 – 15 % en Algérie, au Maroc, et en
Syrie. Les dépenses d’éducation nécessaires pour maintenir la qualité de l’éducation doivent suivre des rythmes de
croissance de 15 à 25 %. Même s’il
n’existe pas de lien de causalité évident
entre les dépenses d’éducation et la qualité,
toute diminution de ces niveaux de
dépenses risque de se traduire par des
dégradations de la qualité de l’éducation.
Il y a en fait deux catégories d’élites dans
les pays arabes. La première, numériquement faible, se compose de personnes
associées aux nomenklaturas au pouvoir
dont les familles scolarisent leurs enfants
dans les écoles et les universités étrangères pour se voir octroyer des places
réservées sur le marché du travail des
qualifiés.
La seconde catégorie, rassemblant la
masse des diplômés de l’enseignement
supérieur, issus en général de familles
pauvres ou des classes moyennes est
numériquement majoritaire. Le chômage
de masse de ces jeunes diplômés, même
lorsqu’ils ont suivi les cycles d’études
sélectifs, est amplifié pour les jeunes des
petites villes ou des zones rurales qui ne
peuvent accéder à l’emploi même déclassé
des grands centres urbains en raison du
coût exorbitant des logements. Ils se trouvent
assignés à résidence sous la dépendance
matérielle et morale des pères.
n
Des taux d’emplois très bas,
des élites diplômées à la dérive
Dans l’ensemble des économies du Sud
et de l’Est de la Méditerranée, le niveau
élevé des taux de chômage, en particulier
le chômage des jeunes, la faiblesse de la
participation des jeunes et des femmes
(bien qu’en progression) au marché du
travail, associés à l’existence d’un secteur
informel conséquent, se traduisent par
taux d’emploi formels parmi les plus bas
du monde (moins de 40 %).
Parallèlement, on assiste bien à un accroissement considérable du nombre de diplômés de l’enseignement supérieur et des
taux d’inscription, mais la crise qui frappe
n
Des taux d’expatriation
des qualifiés anormalement élevés
Dans le cas des économies arabes, on
observe une « fuite des cerveaux » plus
marquée que dans d’autres régions comparables en termes de revenu par tête. Le
taux d’expatriation des personnes diplômées est supérieur à 10 % contre 8,3 %
en Amérique latine et 7,1 % en Asie de
l’Est. Les principaux flux liés à la migra-
1 - En 1970, la Tunisie avait une espérance de vie plus faibles que le
Congo et le Maroc, un taux de scolarisation des enfants plus faible que
celui du Malawi.
2 - Philippe Fargues Voice After Exit : Revolution and Migration in the
Arab World, Migration Information, 12/05/2011.
/ septembre 2011 / n° 414 41
dossier
Les révolutions
de la dignité
tion des travailleurs hautement qualifiés
émanent de pays d’Afrique du Nord, et
plus précisément de l’Algérie, du Maroc
et de la Tunisie vers la France et la Belgique
et, plus récemment, vers l’Espagne et
l’Italie. L’Amérique du Nord attire de plus
en plus les plus qualifiés. Les « nouvelles
migrations » des années 1990-2000 de
jeunes hommes et femme qualifiés de
« Harragas3 », apparaissent peu attachés
à leur pays d’origine et ne se déclarent pas
non plus désirer y retourner 4.
La révolution tunisienne a consacré la rupture de ce pacte interne implicite à travers
lequel les élites de la Nomenklatura occupaient une place protégée sur le marché
du travail des qualifiés et les élites éduquées de classes pauvres et moyennes
reléguées au sous emploi et au déclassement domestique ou à l’expatriation assortie parfois d’un déclassement à l’étranger.
monétaire est limitée par l’existence de
transferts (ceux des émigrés) et l’organisation de filets sociaux par les solidarités
familiales et par le soutien public aux prix
des produits de base ou à l’emploi dans
l’administration. Mais le contrat social
implicite qui fonde cette solidarité favorise
les pratiques clientélistes tendant à lier
les individus aux titulaires de parcelles de
pouvoirs politique ou administratif. Enfin,
la progression des règles formelles est
bloquée et les fonctionnements traditionnels continuent de prévaloir.
En fait, un pacte extérieur qui sera analysé
dans le prochain numéro, a longtemps
retardé les changements en cours. Ce
pacte a lié durant l’ensemble des années
1990 les nomenklaturas au pouvoir des
pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée
et les États de l’Union européenne, la
France au premier chef.
n
Conclusion
Corruption et ponctions
sur les économies
Le blocage des institutions et la diffusion
de la corruption érodent les capabilities
pour reprendre la formulation d’Amartya
Sen et la confiance, ce qui a pour conséquence de réduire l’efficacité et de nuire à
la productivité du travail. La pauvreté
Bibliographie
Abedini J., Péridy N. (2008) The
Greater Arab Free Trade Area (GAFTA):
An Estimation of Trade Effects (with
Javad Abedini), Journal of Economic
Integration, 23(4): 848-872
Abdih Y., Lopez-Murphy P., Agustin
Roitman, and Ratna Sahay The
Cyclicality of Fiscal Policy in the Middle
East and Central Asia: Is the Current
Crisis Different?, IMF Working paper,
WP/10/68, 2010.
Moriyama (Kenji) The Spillover Effects of
the Global Crisis on Economic Activity in
MENA Emerging Market Countries—An
Analysis Using the Financial Stress
Index IMF Working paper WP/10/8
(2010).
42
/ septembre 2011 / n° 414
Sept actions stratégiques pour les États
qui pourraient être très vite testés en
Tunisie sont proposées ici :
– développer des actions en direction de
la diaspora qualifiée pour la faire participer de manière ponctuelle au développement d’activités dans les services
de la connaissance et d’investissement
immatériel
– renforcer le Gafta5 et renégocier collectivement l’accord de libre échange avec
l’UE en exigeant l’ouverture des marchés européens à tous les produits agricoles et créer une asymétrie transitoire
favorable aux pays du Mena. Il convient
d’y inclure des clauses de participation
des pays du Sud de la Méditerranée aux
programmes de recherche et d’innovation (appels d’offres) européen.
– chasser le comportement de rente sur
le marché du travail des qualifiés et
développant systématiquement des
appels d’offre pour chaque poste qualifié ouvert et en motivant chaque recrutement par signalisation des CV des candidats retenus et non retenus sur le site
de l’employeur public ou privé.
– négocier des contrats de co-traitance
voire d’OEM (Original Equipment
Manufacturer) adaptés aux services
stipulant l’utilisation des cadres locaux
dans les filiales en co-traitance (ne pas
accepter d’être sous traitants et de
déclasser ses diplômés dans les centres
d’appel)
– une politique d’éducation qui doit mieux
exploiter les matières techniques et les
sciences sociales en direction du secteur
des services cognitifs dans son ensemble.
– une politique des services collectifs articulés aux besoins des territoires assurant un accès complet aux infrastructures de transport et de télécommunications. Les infrastructures publiques
doivent être financés sur des bases
claires recourant à des opérations de
souscription bannissant la subvention
étatique complète source de clientélisme et de corruption d’une part et de
faible durabilité d’autre part. La sanctuarisation des dépenses d’éducation
doit être posée d’emblée.
– créer un espace intégré de l’innovation
et de la recherche au Sud et à l’Est de la
Méditerranée en partenariat avec l’UE.
Ces propositions qui peuvent être détaillées
répondent aux défis des économies arabes
en transition vers la démocratie. Elles n’excluent des mesures complémentaires
visant plus précisément l’industrie et les
autres secteurs de l’économie.
n
3 - Mot originaire de l’arabe maghrébin qui se traduit par "qui brulent"
(les papiers, en référence aux documents d’identité).
4 - L. Miotti, E.M. Mouhoud et J. Oudinet (2008).
5 - Greater Arab Free Area ou grande zone arabe du libre échange.
dossier
Enjeux économiques et sociaux
des révolutions arabes :
quelques éléments de réflexion
Par Mohamed Ali Marouani
Maître de conférences à l’Université Paris1Panthéon-Sorbonne, membre de l’UMR
« Développement et société » (IRD-Paris1)
et membre associé de l’UMR DIAL (IRDParis Dauphine).
Dans les pays
du « printemps arabe »,
les gouvernements
provisoires sont sommés
de rendre des comptes,
de débattre notamment
des projets engageant
le pays en termes
d’endettement
pour les décennies à venir.
L’urgence est de relancer
la croissance,
puis de réfléchir
au modèle
de développement
et enfin de s’attaquer
aux inégalités.
L
’économie étant de plus en plus une
affaire d’expertise technique et de
moins en moins politique, elle dérange
peu les dictatures. Elle a même été
« domestiquée » pour permettre aux
régimes de tirer le meilleur parti du système en place, sans le remettre en
cause. Le meilleur exemple est le Chili de
Pinochet avec ses fameux Chicago Boys,
courroie de transmission essentielle des
idées de Reagan et Thatcher. Les
régimes arabes les moins riches ont tenté
tant bien que mal de copier le modèle
chilien avec l’aide des Institutions de
Bretton-Woods (IBW) ; et ceci pendant
près de deux décennies avec plus ou
moins de succès selon les pays. En tous
cas suffisamment pour les maintenir au
pouvoir.
Indépendamment des résultats obtenus,
ce schéma où les débats économiques et
sociaux sont confinés entre gouvernements, experts et institutions internationales est aujourd’hui remis en cause par
les révolutions arabes. Aujourd’hui, les
gouvernements provisoires sont sommés
de rendre des comptes, de débattre
notamment des projets engageant le pays
en termes d’endettement pour les décennies à venir.
Le cas de la Tunisie est emblématique à
cet effet puisque ce pays était considéré
comme le modèle à suivre par les pays
arabes non pétroliers. Tout en suivant les
prescriptions standards des IBW, le régime tunisien a toujours conservé une
marge de manœuvre pour éviter de
mécontenter les foules. Depuis la « révolte du pain » de janvier 1984, le ministère du Commerce joue ainsi un rôle clé
pour assurer la stabilité des prix des produits agricoles et alimentaires. Le coût
est supporté non seulement par le budget
de l’État, mais aussi par les agriculteurs
qui paient pourtant leurs intrants de plus
en plus chers. Ces écarts à l’orthodoxie
ont été souvent soulignés par les institutions financières internationales, mais
vite pardonnés car elles avaient besoin de
success stories et la Tunisie n’en était
pas l’une des moindres. Le contexte international où cette orthodoxie était de plus
en plus remise en cause, y compris au
sein même d’institutions telles que la
Banque mondiale, a pu aider à trouver
des compromis. Les rares désaccords
affichés publiquement avec la Banque
mondiale concernaient les questions de
gouvernance.
Un impact limité
Ce modèle tunisien qui fonctionnait avec
un taux de croissance moyen de 5 % a
néanmoins rapidement montré ses limites
dès que les cohortes de jeunes nés dans
les années 1980 sont arrivées sur le marché du travail, avec un niveau d’éducation
supérieur à celui des générations précédentes. Elles ont mis en évidence la faiblesse majeure du modèle tunisien : une
spécialisation basée sur les productions à
bas coûts de main-d’œuvre. Pertinente
dans les années 1970 vu le niveau d’éducation de la population et les préférences
accordées par l’Europe, elle n’a plus
aucun sens dans un monde globalisé face
à des concurrents tels que le Bangladesh,
la Chine ou le Vietnam. D’où le fort taux
de chômage des diplômés synonyme de
frustrations et de la fin du rêve de mobilité sociale qui était bien réel après
l’Indépendance. Le régime a essayé de
colmater la brèche en réservant de plus
en plus de moyens à des politiques
actives du marché du travail (notamment
des stages financés par l’État et un pro/ septembre 2011 / n° 414 43
dossier
Les révolutions
de la dignité
gramme de micro-crédit), mais ces programmes n’ont eu qu’un impact limité,
notamment pour créer des emplois
stables.
Ce problème fondamental a été aggravé
par la faiblesse du taux d’investissement
en raison de l’insécurité croissante des
droits de propriété, imposée par l’appétit
insatiable des familles au pouvoir. La
piètre qualité de l’investissement a également joué puisque la part des activités de
captation de rente et de spéculation
immobilière n’a cessé d’augmenter. Cette
dernière a été encouragée par une fiscalité de plus en plus accommodante.
Le diagnostic est probablement similaire
pour des pays tels que l’Égypte ou la
Syrie, voire le Maroc avec des circonstances aggravantes dues à un secteur
informel plus développé et donc une couverture sociale plus faible. En outre, ces
pays ayant commencé leur transition
démographique plus tard, ils n’ont pas
encore atteint le pic en termes de chômage des diplômés atteint par la Tunisie.
Ce qui signifie que les années à venir
seront encore plus dures.
Entre-temps, que s’est-il passé en Tunisie
depuis le 14 janvier ? Un des premiers
constats est que l’activité économique
s’est contractée, notamment dans les
secteurs les plus sensibles à la situation
politique tels que le tourisme.
Le conflit en Libye a largement amplifié
ce phénomène. Par ailleurs des revendications salariales ont émergé dans tous
les secteurs, souvent légitimes, mais parfois extravagantes, notamment dans le
secteur public. L’incertitude sur l’avenir
politique du pays, notamment sous les
deux premiers gouvernements, a découragé la relance de l’investissement local
et étranger. Ceci a deux conséquences
principales. À court terme, le chômage
des jeunes risque d’atteindre des niveaux
pouvant mettre en danger le processus
politique dans son ensemble. Le gouvernement de transition l’a d’ailleurs bien
compris en mettant en place un programme de grande ampleur visant l’insertion
des jeunes chômeurs de longue durée.
Son principal bénéfice visible pour les
chômeurs à ce stade est l’aide financière
qu’ils reçoivent, et qui explique la très
44
/ septembre 2011 / n° 414
forte participation au programme. À plus
long terme, le modèle basé sur la soustraitance pour l’Europe grâce à une maind’œuvre bon marché n’a plus aucune
chance de survivre.
L’urgence est donc de relancer la croissance, puis de réfléchir au modèle de
développement et enfin de s’attaquer aux
inégalités. La première condition de
relance est l’amélioration de la visibilité
politique, ce qui sera probablement le cas
après les élections de la Constituante du
23 octobre. L’équipe gérant la transition a
beaucoup insisté sur cet aspect. Par
contre, elle a peu utilisé le levier macroéconomique, et notamment les politiques
monétaires et de change qui sont restées
très conservatrices, probablement par
hantise de l’inflation. Pour stimuler l’investissement privé et international, le
gouvernement de transition a préparé un
plan de grande ampleur présenté au G8.
Ce programme est toutefois critiqué par
de nombreux économistes tunisiens du
fait qu’il n’ait pas été discuté sur la place
publique alors qu’il engage la Tunisie en
termes d’endettement pour de nombreuses années.
S’agissant du modèle de développement,
comme l’a récemment souligné Dani
Rodrik1, si les services peuvent fournir
des emplois de très haut niveau, leur
potentiel en termes de création d’emplois
créés reste très limité. En conséquence,
seule l’industrie manufacturière peut
créer des emplois stables pour une fraction importante de la population. Dans
les deux cas, il convient de développer
des politiques industrielles spécifiques et
veiller à la cohérence avec les autres politiques telles que la politique commerciale, de change ou d’éducation. L’insertion
de la Tunisie dans l’économie mondiale
doit être repensée, et notamment les liens
avec l’Europe, mais aussi avec les voisins
arabes et africains.
Un réél changement
L’agriculture a aujourd’hui aussi une
chance historique de redevenir une activité rentable depuis la crise alimentaire de
2008 et l’augmentation spectaculaire des
prix agricoles. La sécurité alimentaire
peut être atteinte sans nécessairement
déverser des milliards de subventions à
l’image des Américains ou des Européens
au cours des décennies écoulées.
L’investissement dans le secteur a aussi
l’avantage de réduire les inégalités régionales en Tunisie puisque les régions les
plus pauvres sont aussi essentiellement
rurales et basées sur une agriculture à
très basse productivité.
Le débat sur la distribution des revenus
reste essentiellement confiné à cette
dimension régionale depuis la révolution.
En effet, la révolution étant partie des
régions de l’intérieur les plus pauvres, un
consensus s’est dégagé (du moins dans le
discours) pour réduire l’écart avec les
régions côtières. Mais comment ? Avec
quelles ressources ? Par ailleurs, les
inégalités sociales au sein des régions ne
sont pas forcément moins importantes
que les inégalités inter-régionales. Cellesci se manifestent non seulement en
termes de revenus et de patrimoine, mais
aussi de qualité de l’éducation et de la
santé, ce qui signifie des perspectives de
mobilité sociale plus faible dans l’avenir.
Si on observe l’échiquier politique tunisien aujourd’hui, les trois principaux partis (d’après les premiers sondages) proposent des réductions d’impôts, notamment
pour les entreprises. Ce qui n’a aucune
justification économique dans un pays où
la pression fiscale est relativement faible
et où l’impôt sur le revenu des salariés
(prélevés à la source) et la TVA constituent les principales ressources budgétaires. Par ailleurs, à ma connaissance on
n’aborde pas la fiscalité sur le foncier et
l’immobilier qui a été fortement réduite
par le régime précédent. Taxer la spéculation foncière et immobilière aurait le
triple intérêt de fournir des ressources à
l’État, de freiner la bulle et d’inciter les
acteurs économiques à investir dans
d’autres secteurs moins lucratifs à court
terme, mais permettant d’augmenter le
potentiel de croissance du pays à long
terme.
Un réel changement se dessinera si les
rapports de force en présence y sont favorables. Qui sont les principaux acteurs en
Tunisie aujourd’hui ? D’abord les patrons
des grands groupes, assez hétérogènes
dans leurs liens à l’ancien régime. Un
dossier
statu quo dans la gestion des affaires
économiques du pays leur conviendrait,
c’est-à-dire les avantages du système précédent sans ses inconvénients. Même les
anciens proches pourraient prospérer
dans un tel système grâce aux fortunes
amassées. Les jeunes entrepreneurs
seraient eux, certainement plus favorables
à un système beaucoup moins conservateur. L’UGTT, syndicat historique, est lui
aussi très hétérogène. Sa direction, très
accommodante avec l’ancien pouvoir,
risque de changer au prochain congrès.
Ses structures régionales ont été très
impliquées dans la révolution. L’orientation
de la nouvelle direction risque de peser
lourdement sur les choix économiques et
sociaux à venir. Quant aux partis politiques ayant le plus de chances de gouverner, ils semblent plutôt se situer au
centre de l’échiquier, ce qui signifie qu’ils
ne prendront probablement pas beaucoup de risques en matière de choix économiques et sociaux. Enfin, la rue, nouvel
acteur majeur en Tunisie, risque de se
rappeler au bon souvenir des décideurs si
les progrès se font trop attendre.
n
1 - « The Manufacturing imperative », 10-08-2011, Project Syndicate.
/ septembre 2011 / n° 414 45
dossier
Les révolutions
de la dignité
Transition démocratique, ingénierie
constitutionnelle et électorale :
l’expérience tunisienne
E
Par Béligh Nabli
Directeur de recherches à l’Iris
Maître de conférences en droit public à
l’Université Paris-Est et à Sciences Po Paris
C’est par un acte
de souveraineté que
le peuple tunisien a mis
fin au régime inique
du président Ben Ali.
La Tunisie s’inscrit
désormais dans un processus
de démocratisation
ponctué par deux
échéances cruciales :
l’élection libre et pluraliste
d’une Assemblée nationale
constituante, le 23 octobre
2011, et l’adoption
de la Loi fondamentale
de la Seconde République
tunisienne. La transition
démocratique exigeait
une transition
constitutionnelle.
46
/ septembre 2011 / n° 414
n visite officielle en Tunisie (21-23
« transitologie »3, science empirique de la
mars 2011), le secrétaire général de
transition forgée au regard des expél’Onu, M. Ban Ki-moon, a estimé que
riences vécues au Portugal, en Espagne,
« la révolution tunisienne est un modèle
en Amérique du Sud, et au début des
de transition démocratique ». L’assertion
années 1990 dans les pays d’Europe de
est discutable : non seulement il demeure
l’Est4. Ces divers exemples attestent du
difficile de théoriser ou de « modéliser »
rapport étroit, voire mécanique, entre
les phénomènes de « transition démocra« transition démocratique » et ingénierie
tique », mais il est encore trop tôt pour
constitutionnelle. Traduite littéralement
connaître l’issue du processus enclenché
de l’expression américaine Constitutional
en Tunisie. La transition démocratique
Engeneering, l’ingénierie constitutionnelest par définition une périole permet de recourir à des
de charnière et incertaine1.
techniques et formes de
« normativisme démocraImprévisions et improvisa« La révolution
tions sont de mise. Après une
tunisienne est un tique ».
période d’insécurité et d’inmodèle de
stabilité politique chroniques,
Le cadre juridique
transition
l’exécutif bicéphale – transiet institutionnel
démocratique »
toire – demeure confronté à
de la transition
une crise protéiforme : l’écodémocratique
Ban Ki-Moon
nomie nationale est en récesSi la transition (du latin
sion, des conflits sociaux
transitio : passage) relève
ponctuels ne cessent d’éclater sur fond de
plus du fait que du droit, elle s’inscrit malchômage de masse, enfin le pays subit de
gré tout dans un cadre juridique et instiplein fouet les conséquences du conflit
tutionnel, lequel se substitue à l’ancien
qui sévit chez son voisin libyen (tension
ordre constitutionnel et en annonce un
et combats sur leur frontière commune,
nouveau. Reste qu’une période de flotteafflux de milliers de réfugiés, etc.).
ment constitutionnel et institutionnel a
Il n’empêche, la Tunisie post-révolutionsuivi le départ précipité du président Ben
naire est marquée par une volonté popuAli. Il est vrai que la situation factuelle
laire de rupture avec l’ancien régime.
était elle-même confuse. Dans la soirée du
L’émergence d’un nouvel ordre juridique,
14 juillet 2011, le Premier ministre
politique et social s’est déjà traduit par un
Mohamed Ghannouchi a déclaré que le
multipartisme effréné2 et l’affirmation de
président Ben Ali n’était temporairement
nouveaux acteurs issus d’une société civile
pas en mesure d’assumer ses fonctions et
condamnée jusque là au silence. La consoqu’il assurait par conséquent la présidenlidation de ces avancées démocratiques
ce par intérim, en vertu de l’article 56 de
exige du temps et du savoir faire. Dans ce
la Constitution de 1959 (alors encore en
contexte, l’expertise constitutionnelle et
vigueur).
les techniques d’ingénierie électorale sont
L’hypothèse du caractère « temporaire »
des instruments indispensables au prode la vacance du pouvoir étant rapidement
cessus de transition démocratique. Pays
écartée, le lendemain, en application de
arabo-musulman d’Afrique du Nord, la
l’article 57 de la Constitution, le Conseil
Tunisie n’échappe pas à cette règle de la
constitutionnel a pris acte de la situation,
dossier
avant d’investir le président de la
signés par le président de la République
régi par une série de décrets-lois adoptés
chambre des députés « des fonctions de
par intérim, après délibération du conseil
par l’Exécutif. Afin de pallier leur faible
la présidence de l’État par intérim ».
des ministres (art. 4), ce qui suppose
légitimité, le président intérimaire et le
Après avoir prêté serment,
théoriquement un accord
gouvernement de transition s’appuient
Fouad Mebazaa, a demandé
entre les deux têtes de
sur des organes consultatifs qui se sont
à Mohamed Ghannouchi de
l’Exécutif transitoire, incarimposés comme des acteurs clefs de cette
La transition
former un nouveau gouvernés par deux personnages
transition démocratique. Ainsi, au-delà des
nement d’unité nationale.
comme abolition issus de l’ère Bourguiba, représentants de l’État, la transition
Face à l’inadéquation patend’une constitution mais qui ont également démocratique est préparée par des
te de la Constitution de 1959
occupé des fonctions poliorganes consultatifs dont la composition
est avant tout
à cette situation post-révotiques non négligeables
tend à allier représentativité (y siégent
un acte de fait
lutionnaire, le 3 mars, M.
sous le régime du président
des personnalités sensées refléter différentes
Mebazaa a reconnu que la
Ben Ali. Sous cet angle, la
sensibilités politiques) et expertise (à trare
Loi fondamentale de la 1
rupture révolutionnaire n’exvers la présence en force et la fonction
République tunisienne ne
clut pas une certaine contidirectrice de juristes/constitutionnalistes).
répondait plus aux aspirations du peuple et
nuité avec l’histoire politique du pays.
Placée sous l’autorité du professeur de
constituait un obstacle à des élections libres,
Si les organes législatifs de l’ancien régidroit public Yadh Ben Achour, l’Instance
pluralistes et transparentes. La violation et la
supérieure pour la réalisation des objectifs
me ont été dissous, un sentiment de
suspension voire l’abrogation de fait de ladide la révolution, de la réforme politique et
défiance perdure dans la population à
te Constitution soulevaient des questions de
de la transition démocratique (Isror),
l’encontre de l’administration (nationale
légalité. Toutefois, dans de telles circons« instance publique indépendante »6, est
et locale) en général, et de la justice en
tances exceptionnelles, la logique de légitiparticulier. Un grand nombre de personnachargée d’étudier les textes législatifs
mité prime sur ce type de considération. Si
lités de la haute fonction
ayant trait à l’organisation
la plupart des Consti-tutions envisagent les
publique et de la sphère
L’Isror n’a pas hésité politique et de proposer les
modalités de leurs révisions, elles ignorent
politico-institutionnelle de
à adopter un « pacte réformes à même de concrétigénéralement l’hypothèse de leur propre
l’ancien régime ont réussi à
ser les objectifs de la révolurépublicain »
abrogation et le passage d’une constitution à
s’imposer comme des acteurs
tion relatifs au processus
une autre. La transition comme abolition
de la transition. Le corps dans lequel la Tunisie démocratique. Elle est égaled’une constitution est avant tout un acte de
de la magistrature a échap- est définie comme un ment en mesure d’émettre
fait. En témoigne l’expérience tunisienne.
pé jusqu’à maintenant à État « démocratique » un avis sur l’activité du gouEn attendant l’entrée en fonction de
toute épuration, alors que
vernement. Si les textes
et libre
l’Assemblée nationale constituante et l’inscertains de ses membres
qu’elle adopte (sous forme
tauration des institutions établies sur la base
étaient impliqués dans le
de projets de décret-loi) sont
de la future Constitution, les autorités
système de corruption alors en vigueur.
soumis à l’approbation de l’Exécutif, le
publiques de la République tunisienne sont
Cet aspect ne serait qu’anecdotique, si
rôle et le poids de l’Isror ne sauraient se
organisées conformément au décret-loi n°
cette même justice n’avait pas la responréduire à cette fonction consultative. Ses
2011-14 du 23 mars 2011, texte qui défisabilité historique de juger les anciens
initiatives se sont avérées décisives dans
nit donc le cadre juridique et institutionnel
dignitaires du régime et autres membres
la transition démocratique, comme l’atgénéral de la transition démocratique en
des clans Ben Ali/Trabelsi… Dès lors, en
testent les projets de décrets-lois relatifs :
Tunisie. Suivant ce décret-loi, la Chambre
vue d’établir les responsabilités et de perà l’élection de l’Assemblée nationale
des députés, la Chambre des conseillers, le
mettre une réconciliation nationale, la
constituante (choix du mode de scrutin,
Conseil économique et social, le Conseil
question de la mise en place d’une « jusfixation de la durée de l’inéligibilité des
constitutionnel sont dissous. Le pouvoir exétice transitionnelle » mérite d’être posée
ex-responsables du RCD et consécration
cutif est exercé par le président de la
sérieusement. En revanche, les modalités
du principe de parité « homme-femme » sur
République par intérim assisté d’un gouveret règles fixées en vue de l’élection de
les listes électorales), aux partis politiques,
nement provisoire dirigé par un Premier
l’Assemblée nationale constituante traau code de la presse… L’Isror n’a pas
ministre qu’il nomme. L’autre tête de
duisent une volonté réelle de rupture avec
1 - G. Almond, S. Verba, The Civic culture, Princeton, Princeton Univ.
l’Exécutif est incarnée par Béji Caïd Essebsi,
les pratiques antérieures.
Press, 1963, 562 p.
2 - L’arène politique en Tunisie compte plus de 100 partis politiques offiqui a été nommé, à 84 ans, Premier ministre
ciels se réclamant de diverses idéologies et sensibilités.
du gouvernement provisoire5. Celui-ci veille à
L’ingénierie constitutionnelle
3 - G. O’Donnell, P.C. Schmitter, L. Whitehead, Transitions from the
authoritarian rule, The Johns Hopkins University Press, 1988.
gérer les affaires courantes de l’État, au foncet électorale au service
4 - C. Bidegaray, « Réflexions sur la notion de transition démocratique en
Europe Centrale et orientale », Pouvoirs, n° 65, 1993, pp. 129-144.
tionnement ordinaire des services publics.
de la transition démocratique
5 - Il a été nommé le 27 février 2011 en remplacement de Mohamed
Ghannouchi, avant d’être confirmé à ce poste.
Les textes à caractère législatif sont
Le processus devant mener à l’élection de
6 - L’Isror accomplit ses prérogatives conformément au décret-loi n°
2011-6 du 18 février 2011 portant sur sa création.
promulgués sous forme de décrets-lois
l’Assemblée nationale constituante est
/ septembre 2011 / n° 414 47
dossier
Les révolutions
de la dignité
hésité à adopter un « pacte républicain »
assistance technique dans le domaine
– visant à servir de socle à la future
électoral. Par la suite, l’UE a envoyé une
Constitution – dans lequel la Tunisie est
équipe (Consortium de deux ONG eurodéfinie comme un État « démocratique et
péennes – Eris et Osservatorio di Pavia8)
libre […] Sa langue est l’arabe et sa religion
auprès de l’Isie, composée de six experts
est l’islam ».
en matières juridique, logistique, opéraEn outre, l’Isror est à l’origine de
tions, procédures, media et relations
l’Instance supérieure indépendante pour
extérieures. De plus, une mission d’obles élections7 (Isie) chargée de préparer,
servation de l’UE – comptant 66 obserde superviser et de contrôler les opéravateurs, soit 32 équipes – est chargée
tions de vote pour l’élection prévue le
d’accompagner les différentes phases du
23 octobre 2011. L’Isie doit accréditer à
processus électoral et devrait remettre un
la fois les observateurs étrangers et
rapport général à son terme. En outre, au
tunisiens (recrutés parmi les associations
nom du Conseil de l’Europe, la Commission
citoyennes) présents aux bueuropéenne pour la démoreaux de vote et chargés de la
Or si la transition cratie par le Droit9 s’est
validation des résultats issus
également impliquée dans
constitutionnelle
de l’opération de vote. Les
la formation et le conseil en
est en marche,
élections à la Constituante
matière de normes de quala transition
doivent se dérouler sous le
lité de la démocratie.
contrôle exclusif des contrôEnfin, il convient de souliéconomique
leurs tunisiens. Cela n’exclut
gner le rôle non négligeable
et sociale n’est
pas la participation d’obserpas encore acquise des ONG dans la transition
vateurs étrangers pour assudémocratique. Leur action
rer une mission de supervicontribue à la stratégie
sion et de suivi.
d’influence de leurs États d’origine. À cet
Suivant en cela une pratique classique
égard, la faible présence française
des transitions démocratiques, le gouvercontraste avec l’activisme remarqué des
nement tunisien a fait appel à l’expertise
structures allemandes (la « Konradet à l’expérience des organisations interAdenauer-Stiftung », l’Organisation « Demonationales et européennes en matière
cracy Reporting International ») ou anglod’encadrement du processus électoral.
saxonnes (« Electoral Reform International
Même si ces actions de coopération et
Services » (G.-B.), le « Center for the
d’assistance sont destinées à conforter la
Study of Islam and Democracy » (E.-U.).
légalité et la légitimité de la transition,
L’Assemblée nationale constituante aura
elles n’en n’ont pas moins été accompapour mission première d’élaborer la
gnées de précautions rhétoriques afin
Constitution de la Seconde République
d’éviter que le sentiment d’ingérence ne se
tunisienne. Expression de la souveraineté
développe dans un corps social qui vient à
populaire, norme juridique suprême de
peine de recouvrir sa souveraineté interne.
l’État, cette Constitution devra définir à la
Le 18 juillet 2011, un protocole d’accord
fois le contrat social et le régime politique
sur la coopération dans le domaine des
de la Tunisie moderne. Or si la transition
élections a été signé entre le ministère
constitutionnelle est en marche, la transides Affaires étrangères, l’Isror et le
tion économique et sociale n’est pas
Programme des Nations Unies pour le
encore acquise. L’une et l’autre risquent
développement (Pnud). Au niveau eurode ne pas suivre le même rythme. Ce
péen, l’UE comme le Conseil de l’Europe
décalage entre le temps politique et le
sont également mobilisés. Sur invitation
temps économique est source de tension
du gouvernement de transition, la
sociale. Face au spectre d’une contreCommission européenne a dépêché trois
révolution, les différents acteurs sont
experts électoraux (10 au 25 février) qui
convoqués par l’histoire : réussir la preont effectué une analyse du cadre juridique
mière Révolution démocratique du XXIe
et organisationnel en vue des élections et
siècle10.
n
identifié les demandes et les besoins en
48
/ septembre 2011 / n° 414
7 - Créée par le décret-loi du 18 avril 2011.
8 - Financée à travers l’Instrument pour la stabilité, mécanisme de
réaction rapide de l’UE.
9 - Plus connue sous le nom de Commission de Venise du Conseil de
l’Europe, celle-ci a débuté son activité en 1990, au lendemain de la
chute du mur de Berlin. Elle a aidé les nouvelles démocraties de l’Europe
de l’Est à adopter des constitutions en concordance avec la culture
constitutionnelle européenne
10 - La Tunisie fut déjà le premier pays arabe à avoir aboli l’esclavage
(1846), à s’être doté d’une Constitution écrite (1861) et d’un code
moderne de statut personnel (1956).
dossier
L’Arabie saoudite,
forteresse invincible ?
Par Philippe Moreau Defarges
Robespierre 1970
Chercheur et co-directeur du rapport
Ramsès à l’Ifri (Institut français des relations
internationales)
Trop sclérosée,
trop prisonnière
de ses préjugés
pour se réformer,
la monarchie saoudienne
est vouée à disparaître.
Comme toujours
dans l’histoire,
la rupture se produira là
où on l’attend le moins.
Le pouvoir en principe
enraciné dans les siècles
s’effondrera alors comme
un château de cartes.
L
a lame de fond révolutionnaire, qui
saires ses vulnérabilités. La monarchie
emporte les pays arabes depuis la fin
saoudienne n’a pas ce penchant. Ses
2010, paraît s’arrêter aux frontières de
gouvernants rejettent ou refoulent le
l’Arabie saoudite, comme pétrifiée face à
doute, convaincus que toute ouverture
cette immensité de plateaux et de déserts,
entraînerait la chute du royaume. Le princreuset de l’islam. En février-mars 2011,
temps arabe, loin de fissurer le cercle très
sur le flanc oriental du royaume, Bahreïn
restreint des gouvernants, produit un durs’enflamme, mais très vite la répression,
cissement de la loi saoudienne. Frapper
engageant notamment des forces saoufort afin de décourager la plus raisonnable
diennes, écrase la rébellion.
expression de contestation !
Un dialogue dit national, étroiIl est des régimes La forteresse est sans faille,
tement contrôlé, est lancé. Au
du moins s’en persuade-timpossibles
sud-ouest, le Yémen bascuelle…
à
réformer.
Il
est
le dans la guerre civile, mais
Ensuite il y a la formidable
l’incendie ne s’étend pas. trop tard, l’héritage richesse pétrolière. L’Arabie
Le Conseil de coopération du
saoudite trône sur un tas
est trop pesant,
Golfe, dominé par Riyad,
d’or unique au monde : un
les droits acquis
veille. Le 23 février 2011,
sont trop enracinés quart des réserves connues
le roi Abdallah (88 ans) noie
de pétrole, facilement exploid’éventuels soulèvements
tables. Avec de tels moyens,
dans un flot d’argent : 36 milliards de dollars
l’on peut acheter beaucoup de gens de
répartis entre tous les mécontents possibles :
bien des manières. Des millions de traétudiants, chômeurs, fonctionnaires…
vailleurs immigrés, essentiels au bon
Des cadeaux calmeront l’agitation des
fonctionnement du système, occupent les
enfants ! Alors l’Arabie saoudite échappesales emplois, indignes des Saoudiens
ra-t-elle au tsunami révolutionnaire ?
(alors que beaucoup de ces derniers sont
sans travail). En même temps, cette main
La donne géopolitique
d’œuvre étrangère, souvent fort mal traiL’Arabie saoudite semble abritée des temtée (scandales autour des employées de
pêtes par une combinaison de circonsmaison des familles aisées), contribue à la
tances et d’atouts structurels. Elle fait
paranoïa d’un pouvoir enclin à la paranoïa.
partie des alliés incontournables de
Enfin, la géographie de l’Arabie saoudite
Washington, de ceux qu’il est exclu abanagit elle aussi comme une protection. La
donner tant que les États-Unis tiennent à
péninsule reste à la lisière du bouillant
rester la première puissance du monde.
Moyen-Orient. Les ébranlements y parLa menace numéro un pour l’Arabie saouviennent amortis. La faible densité démodite, l’Iran, est enlisée dans une crise écographique (26 millions d’habitants sur un
nomique, sociale, politique diminuant ses
territoire de 2,24 millions km2) n’encoucapacité d’agression. Dans ces conditions,
rage pas les rassemblements massifs.
une agression extérieure paraît exclue.
Les atouts structurels de l’Arabie saoudiLa modernité se faufile partout
te incluent d’abord le régime, son inaptiMais pourquoi l’Arabie saoudite échappetude viscérale à la réforme. Tout pouvoir
rait-elle aux cycles de l’histoire ? Bien des
autoritaire tentant de s’assouplir est resutopies politiques, de l’Union soviétique à
senti et se ressent comme incertain, doul’Empire américain, se convainquent
tant de lui-même, révélant à ses adverqu’ils sont différents, soustraits aux
/ septembre 2011 / n° 414 49
dossier
Les révolutions
de la dignité
usures du temps. En fait il n’y a rien de
nouveau sous le soleil. L’Arabie saoudite
évoque bien des pouvoirs au bord du
gouffre, tétanisés par le changement.
La monarchie saoudienne reste tenue par
une oligarchie ou une « nomenklatura »
– princes innombrables, clergé wahhabite – qui se dispute âprement le gâteau
des revenus pétroliers. Le gâteau n’est
jamais suffisant et l’est de moins en
moins. Sa taille augmente ou se contracte en fonction des mouvements des marchés mondiaux (parfois Riyad boucle difficilement ses fins de mois). Mais les
charges communes ne cessent de s’alourdir. Les dépenses collectives – santé, éducation… – doivent compenser l’absence
de droits politiques et acheter une tranquillité sociale de plus en plus bousculée
par l’entrée en force de l’extérieur.
La monarchie peut se raidir dans ses traditions, la société saoudienne est inexorablement pénétrée par le déferlement de la
modernité. Les jeunes Saoudiennes peuvent être voilées et privées de permis de
conduire, elles n’en utilisent pas moins
Twitter ou Facebook, elles se pressent sur
les bancs des universités. Le clergé saoudien peut se poser en détenteur du seul
savoir qui vaille, celui du Coran ; ce qu’il
enseigne n’en est pas moins tristement
archaïque, vouant ses initiés au chômage.
La Mecque illustre avec éclat l’avancée
de la modernité. Ce premier lieu saint de
l’islam demeure strictement interdit aux
non-musulmans, afin de le préserver de
l’influence corruptrice de l’Occident. La
Mecque n’en est pas moins remodelée
par cet Occident : gratte-ciel gigantesques (il faut loger les pèlerins), galeries
marchandes et feuilletons télévisuels
adaptés (il faut distraire les pèlerins)…
Comme le montre, fin 1979, l’occupation
de la Grande Mosquée par 300 extrémistes, la Mecque est dans le siècle,
enjeu politique à la merci d’opérations
très difficilement prévisibles. Les autorités saoudiennes peuvent renforcer les
contrôles, elles ne seront jamais à l’abri
du désir de violer l’espace interdit.
Du fait même de la raideur du régime, la
société saoudienne masque une immense
part cachée. L’omniprésence d’un islam puritain, obscurantiste entretient de redoutables
50
/ septembre 2011 / n° 414
refoulements. Dans les années 1970, l’Iran
du shah se croit moderne et se pose
comme le futur Japon du Moyen-Orient. En
quelques mois, le système du shah est
grippé, paralysé puis anéanti par les foules
iraniennes. Alors que se passe-t-il vraiment
dans le tréfonds de l’Arabie saoudite ?
Le tremblement de terre
viendra de nulle part
La seule voie rationnelle et raisonnable
pour l’Arabie saoudite est celle de la
réforme : monarchie constitutionnelle,
parlement avec de réels pouvoirs, élections libres, pluralistes… Pourtant cette
démarche de bon sens n’a guère de
chances de se matérialiser.
Elle requiert des gouvernants suffisamment confiants et courageux pour sauter
dans l’inconnu d’une métamorphose politique. Les innombrables descendants du
fondateur de la monarchie, Ibn Séoud
(1887-1953) – père de dizaines d’enfants,
tous soucieux de prouver leur fertilité –
constituent un nid de serpents. La succession de frère en frère amène à la tête du
royaume des vieillards, pour lesquels le
plus prudent ajustement porte atteinte aux
traditions les plus sacrées. Une assemblée
représentative du peuple ? Des femmes
ayant des droits ? Une presse au verbe
vif ? Tout cela serait prématuré !
Il est des régimes impossibles à réformer.
Il est trop tard, l’héritage est trop pesant,
les droits acquis sont trop enracinés, la
moindre mesure déchaîne la rage des privilégiés d’autant plus crispés sur leur statut que ce dernier n’a plus la moindre
légitimité. L’Arabie saoudite (comme la
France de Louis XVI, la Russie de Nicolas
II et bien d’autres) ne peut probablement
que s’écrouler. Tout processus de réforme
est long, laborieux, douloureux, décevant.
Il faut du temps, de la patience pour réussir. La monarchie saoudienne est trop
sclérosée, trop prisonnière de ses préjugés pour se réformer. Après moi, le déluge, ne peut que gémir le roi en place, à la
fois pathétique et dérisoire. Comment cet
individu, absorbé par le naufrage de son
âge, les souffrances d’un corps trop nourri, peut-il se concentrer sur une réforme ?
Comme toujours dans l’histoire, la rupture se produira là où on l’attend le moins :
manifestations de jeunes, grève de femmes,
panique à La Mecque, immigrés brisant
leurs ghettos, action terroriste méthodique
contre des puissants, poussée de fièvre
chez des militaires… Le pouvoir en principe enraciné dans les siècles s’effondrera alors comme un château de cartes.
Et l’extérieur – États-Unis, Occident, démocrates arabes…– ne peut-il faire quelque
chose ? Souligner l’urgence de la réforme,
tout en étant conscient que cette dernière, dans un premier temps, précipitera le
désastre et peut-être accouchera d’un
régime xénophobe et virulent ? Ou attendre
qu’émerge une nouvelle Arabie saoudite ?
Du Maroc à la Syrie, le monde arabe vit
un choc comparable à celui de la Révolution
française dans l’Europe de la fin du XVIIIe
siècle. La mutation n’en est qu’à ses premiers balbutiements !
n
dossier
La transition égyptienne
Par Jean-Noël Ferrié
Directeur de recherche au CNRS,
Centre Jacques Berque (Rabat)
et CERI (Sciences-Po, Paris)
Il n’y a pas eu de
révolution en Égypte.
L’alliance de deux
conservatismes – celui des
militaires et celui des
Frères musulmans – a
permis de stabiliser la
situation au profit des
élites gouvernantes et de
conserver l’essentiel des
rouages du régime qui a
largement survécu au
départ de son chef. Il n’est
pas douteux que la plupart
des membres de l’ancien
parti présidentiel, euxmêmes parfaitement
conservateurs (notamment
du point de vue religieux)
et qui sont avant tout des
notables, se sont recasés
ou se recaseront aisément
dans ce paysage
faiblement modifié.
Il reste, toutefois,
à consolider cet état
de choses. C’est donc
un avenir en demi-teinte
qui se dessine.
A
lors que le terme de « révolutions
notamment en adoptant un calendrier
arabes » s’est popularisé, il est intéconstitutionnel serré (réforme constituressant de considérer l’évolution actuelle
tionnelle limité aux conditions d’élection du
de l’Égypte. On peut la décrire de la
président, élections législatives à l’automfaçon suivante : l’afflux de manifestants
ne, présidentielle à suivre), qui leur était
sur la place Tahrir entraîne le départ
défavorable, et en se rapprochant des
d’Hosni Moubarak, non pas parce que
Frères musulmans. Ces derniers, qui
les manifestants l’auraient chassé –
n’avaient rejoint le mouvement protestataire
même s’ils sont incontestablement à
que tardivement, en devinrent alors les
l’origine de sa chute – mais parce que les
premiers bénéficiaires parmi les opposants.
militaires lui ont fait défaut, préférant, à
Les Frères musulmans ont ainsi participé
tout prendre, le coup d’État à la répresà la première réforme constitutionnelle et
sion. Il n’en découle pas que les milisoutenu le référendum pour son adoption
taires soient une force révolutionnaire et
que refusaient les révolutionnaires de la
encore moins que la révolution ait triomplace Tahrir et leurs soutiens, notamment
phé en quelque manière. Ce fut, au
Mohammed El Baradei.
contraire, le début de sa fin.
En résumé, l’alliance de deux conservaIl est difficile d’entrer dans l’esprit d’actismes – celui des militaires et celui des
teurs que l’on ne connaît que fort peu,
Frères – a permis de stabiliser la situation
mais il semble clair que l’intervention de
au profit des élites gouvernantes et de
l’armée, à l’encontre de
conserver l’essentiel des
celui qui était constitutionrouages du régime qui a larÉcarter un seul
nellement et symboliquegement survécu au départ
homme
afin
d’éviter
ment son chef, fut positivede son chef. Il n’est pas
une crise majeure douteux que la plupart des
ment motivé par le désir
d’en finir avec un scénario
membres de l’ancien parti
pouvait
de succession – Gamal
présidentiel, le PND, euxdonc sembler
Moubarak succédant à son
parfaitement conseraux militaires un mêmes
père – dont elle ne voulait
vateurs (notamment du
prix aisé à payer point de vue religieux) et
pas et d’éviter que le pays
ne sombre dans le désordre.
qui sont avant tout des
C’était d’autant plus facile que les
notables, se sont recasés ou se recaseront
demandes des manifestants se focaliaisément dans ce paysage faiblement
saient sur Moubarak, en faisant la source
modifié. Il reste, toutefois, à consolider
de tous les maux du pays, ce qui était la
cet état de choses.
façon la plus efficace de provoquer un
Je vais maintenant préciser trois points
phénomène de solidarité autour de leur
dont deux entièrement rétrospectifs mais
mouvement. Écarter un seul homme afin
essentiels pour envisager l’avenir.
d’éviter une crise majeure pouvait donc
sembler aux militaires un prix aisé à
L’ankylose d’une fin de règne
payer.
Bien qu’il soit de bon ton de mettre sur le
C’est dans cette logique que l’armée a
même pied l’ensemble des dirigeants
géré l’après-Moubarak. Plutôt que de
arabes pris à partie dans les mois écoulés,
s’entendre avec les libéraux de la place
tous ne ressortissent pas de la même
Tahrir et de favoriser une prise en compte
version de l’autoritarisme. L’autoritarisme
des revendications multiples émergeant
de Moubarak était profondément instituderrière leur détestation du chef de l’État,
tionnalisé, à la fois dans l’appareil d’État
elle s’est attachée à clore la crise politique,
et, pourrait-on dire, dans l’organisation
/ septembre 2011 / n° 414 51
dossier
Les révolutions
de la dignité
même de la société. Par institutionnalisé,
et une autre part de la croyance libérale
il faut entendre qu’il agissait pour l’essen(au sens économique du terme) dans le
tiel à l’intérieur de la loi et par l’entremise
fait que le management privé était une
de fonctionnaires dévoués à l’État.
solution pour la réforme du fonctionneL’indépendance des jugements de la
ment de l’État. Le fils cadet du président,
Haute Cour constitutionnelle, dont tous
Gamal Moubarak, incarnait cette croyance.
les membres étaient pourtant nommés
Il a représenté de 2000 à 2010, la frange
par le président en apporte une preuve
réformatrice du parti présidentiel. Le
concrète. Une partie du régime s’était
paradoxe est que, si Gamal Moubarak
autonomisé de l’armée dont il était issu et
était en phase avec une nouvelle culture
s’appuyait sur un parti dominant, le PND
politique et sociale, relativement diffé(Parti national démocratique) dirigé par
rente de la culture autoritaire de son père
Moubarak. Ce parti était composé de
et d’une partie de l’appareil qu’il dirimembre du régime à proprement parler
geait, il appuyait sa montée en puissan(plus ou moins proches du chef de l’État
ce sur celui-ci.
ou de proches du chef de
À ce paradoxe s’ajouta l’anl’État) et de notables, qui
kylose grandissante d’un
en étaient membres par
homme répugnant aux chanPremièrement,
opportunisme. Ces derniers
gements rapides auxquels il
la violence
représentaient probablement
préférait, à tout prendre,
de cet appareil
l’essentiel des effectifs du
l’immobilisme. Ainsi, au lieu
était
loin
PND. Afin de maintenir son
de pousser les réformes,
de n’être
hégémonie, le PND pratiMoubarak se contenta-t-il
quait la corruption et truquait
d’accroître les prérogatives
que politique
de manière plus ou moins
de son fils à l’intérieur du
brutale les élections. Il s’apparti et de nommer certains
puyait pour ce faire sur un appareil sécude ses partisans à des postes importants
ritaire protubérant et d’une efficacité
tout en ne leur accordant pas une réelle
variable.
marge de manœuvre. Lui-même se repréIl est important de préciser deux choses.
senta à l’élection présidentielle de 2005
Premièrement, la violence de cet appareil
et tout partait à croire qu’il se représenteétait loin de n’être que politique. La
rait à celle de 2011 sans donner aucun
répression des délits les plus simples
signe d’ouverture. Bien au contraire, les
entraînait routinièrement la brutalité et la
élections législatives de 2010 furent
torture. Deuxièmement, les caractérismassivement truquées, ce qui représente
tiques que je viens de décrire sont celles
un recul par rapport à celle de 2005 qui
du régime depuis 1952, tout particulièreavaient vues une légère ouverture permetment depuis Anouar el Sadate, et s’antant l’élection de plus que quatre-vingt
crent dans des pratiques déjà courantes
Frères musulmans à l’Assemblée du
durant la monarchie. Il serait donc abusif
Peuple. Le régime apparaît ainsi entièrede n’y voir que la marque de la dernière
ment ankylosé dans ses travers et les
présidence. Celle-ci s’est plutôt caractériréformateurs groupés autour du fils du
sée, dans les années quatre-vingt, par la
président deviennent le symbole de son
volonté de revenir sur les excès de la
irrémédiable corruption.
période précédente.
Hosni Moubarak était donc à la fois à la
Une révolution de façade
tête de l’armée (qui était passée au
La société égyptienne est une société
second plan) et d’une structure partisane,
contrastée, à la fois conservatrice, hiérarla première soutenant apparemment la
chique et mouvante, avec des secteurs
seconde. La structure partisane s’aptotalement globalisés, des élites modernipuyait, depuis Sadate, sur les milieux
satrice et d’autres qui ne le sont absoluéconomiques, et ceux-ci furent de plus en
ment pas. La bigoterie y est très répandue
plus sollicités. Une part de cette sollicitaet favorise, bien évidemment, une forte
tion relevait de la pure et simple collusion
présence de l’islam dans l’espace public
52
/ septembre 2011 / n° 414
ainsi qu’une déférence ostentatoire non
exempte de tartufferie vis-à-vis de tout ce
qui peut s’y rattacher. Le système
autoritaire n’a sérieusement bridé aucune
de ces dynamiques – moins par vertu que
par incapacité –, ni le libéralisme minoritaire
des élites ni le conservatisme foncier du
reste de la population (élites comprises).
Il a simplement bloqué les expressions
politiques autonomes qui pouvaient en
émaner. La répression des Frères musulmans s’explique ainsi par le fait qu’ils
représentaient une inquiétante concurrence
et non par un désaccord sur le rôle et la
présence de l’islam. De ce dernier point
de vue, il n’y avait guère de différence
entre eux et les gouvernants.
Si l’on considère, maintenant, la société
égyptienne du point de vue économique
et social avant la chute de Moubarak, on
ne peut que souligner la complexité des
problèmes. L’État égyptien pour diverses
raisons n’a jamais su mettre en place une
politique de welfare. L’éducation et la
santé sont notamment dans un parfait
état de déliquescence ; n’en émerge qu’un
secteur privé de bonne qualité seulement
accessible aux plus riches et un secteur
privé de qualité intermédiaire accessible
à une classe moyenne protéiforme en
constant appauvrissement. Par ailleurs,
les relations entre l’administration et les
usagers sont déplorables. Il est difficile de
faire la part de l’autoritarisme et des tendances lourdes de la société dans cet état
de chose. On peut, cependant, convenir
que la crainte du changement inhérente à
tout régime autoritaire, qui fonde sa domination sur des multiples collusions et de
non moins multiples niches d’intérêts à
préserver, porte une part non négligeable
de la responsabilité. Il n’est cependant
pas certain que tous ces dysfonctionnements soient purement et simplement
attribuables à Moubarak. Pour l’essentiel,
la politique économique conduite par
Youssef Boutros-Ghali, au ministère de
l’Économie, aurait sans doute été la
même si le régime avait été démocratique
plutôt qu’autoritaire. Et il en est de même
dans d’autres domaines.
Les manifestants de la place Tahrir, en se
donnant comme modèle la Tunisie et en
se focalisant sur Moubarak ont en
dossier
quelque sorte résumé cette complexité en
système sécuritaire (et ce que permet sa
une seule cause : la faute d’un homme.
situation internationale). Ici, le système
C’est qui a permis, dans un premier
sécuritaire n’a pas tant fait défaut au
temps, d’agréger des conceptions largerégime qu’à un homme dont l’autorité
ment différentes de la société égyptienne :
avait été invisiblement rongée par l’immoles jeunes libéraux, plus ou moins gaubilisme.
chisants, à l’initiative des manifestations
n’ayant finalement presque rien en comUn avenir en demi-teinte ?
mun avec les Frères musulmans ou encoIl semble donc difficile de parler d’une
re avec certains travailleurs du secteur
victoire de la démocratie et encore moins
publics qui en ont profité pour tenter de
d’une révolution. C’est ainsi que le procès
faire avancer des revendications essende l’ancien chef de l’État apparaît davantiellement catégorielles. La
tage comme une manœuvre
très grande majorité de la
d’escamotage d’une responpopulation est restée, elle,
sabilité collective et partaIl semble donc
à l’écart du mouvement. Il
difficile de parler gées sur trois décennies (au
ne s’agit pas de nier qu’elle
moins) que comme une
d’une victoire
ait pu l’accompagner moramise en cause du régime
de la démocratie lui-même et de l’ensemble
lement (ou d’ignorer qu’une
et encore moins
partie ait pu le désapproudes élites dirigeantes, pour
ver), mais simplement de
l’essentiel demeurées en
d’une révolution
constater – même en preplace. Le seul changement
nant les chiffres les plus
notable est, pour l’instant,
hauts, généralement donnés par la chaîne
l’entrée dans la vie politique légale des
Al-Jazeera – qu’elle n’était pas dans la
Frères musulmans. On a d’abord dit
rue.
qu’ils risquaient de prendre l’essentiel du
Face à un mouvement localisé mais
pouvoir, puis, qu’il était loin d’être cerconsidérable et dont on ne pouvait prétain qu’ils parviennent à être majoritaire
voir le cours qu’il prendrait si la crise
dans le prochain Parlement. Je crois que
durait, les militaires avaient le choix,
le problème n’est pas là. Le problème est
pour ramener l’ordre, de réprimer ou
qu’ils représentent, même minoritaires,
d’accéder à la seule demande des maniun pôle autour duquel les conservateurs
festants. Le coup d’État était de loin la
(du point de vue de l’ordre social, tous
solution la plus économique, d’autant
étant plus ou moins libéraux économiqu’en concentrant son pouvoir sur la
quement) pourront facilement s’agréger.
structure partisane et le système policier
Le fait que les élections législatives préet en promouvant son fils, Moubarak
cèdent l’élection présidentielle devrait
s’était largement éloigné de l’armée. Un
même faciliter ce type d’agrégation en
système autoritaire vaut ce que vaut son
leur faveur, puisque la formation d’une
majorité parlementaire précèdera le
choix du chef de l’État qui en sera
donc plus ou moins dépendant. En
même temps, ceci promet une vie partisane et parlementaire plus développée,
puisque le lieu du pouvoir se trouvera
déporté par rapport à son centre ancien,
l’Exécutif. Dans le même ordre d’idée,
l’ouverture de la concurrence électorale
sera bénéfique aux idées libérales
(au sens politique, cette fois), sans pourtant assurer en rien leur suprématie,
la liberté (probable) des élections
n’impliquant en rien le libéralisme des
électeurs.
C’est donc un avenir en demi-teinte qui
se dessine. De ce point de vue, il faut à
nouveau considérer la situation économique et sociale dont les composantes
n’ont pas été modifiées par la crise politique et qui s’est détériorée, tant à cause
du reflux des touristes – qui sont l’une des
rentes du pays – que de la désorganisation consécutive aux événements. Quand
les nouvelles institutions seront en place,
tout restera à faire. La consolidation du
régime comme son orientation non autoritaire dépendront largement de ce qui
sera fait. Ainsi, si l’initiative du bouleversement qu’a connu l’Égypte a été le fait
de jeunes libéraux, le changement institutionnel et son succès semblent plutôt
entre les mains des conservateurs.
Débloquer un système politique ankylosé
et stimuler le libéralisme, ce n’est certainement pas une révolution, mais c’est
tout de même un espoir – et finalement,
ce n’est pas rien.
n
/ septembre 2011 / n° 414 53
dossier
Les révolutions
de la dignité
Les Frères
musulmans égyptiens…
Quel rôle dans l’Égypte d’aujourd’hui ?
L
Par Tewfik Aclimandos
Chercheur à la Chaire d’Histoire
contemporaine du monde arabe au Collège
de France.
La Confrérie
est un mouvement
de masse pluriel,
recrutant dans toutes
les couches sociales
des individus ayant
toutes sortes
de sensibilités.
Elle est aussi un appareil
secret, fermement tenu
par la branche la plus
radicale, dont la base
provinciale est très
travaillée par le salafisme.
54
/ septembre 2011 / n° 414
es Frères musulmans : une confrérie
née en 1928. Elle était l’expression
d’un rejet de divers phénomènes, constituant un « retrait de l’islam de la sphère
publique ». Mais aussi l’expression d’une
question « identitaire » : une société qui
adopte des codes législatifs d’inspiration
occidentale, qui voit disparaître la forme
politique classique de l’islam (le califat),
qui voit la femme se libérer, qui retire aux
ulémas le droit d’administrer la justice et
de définir les politiques éducatives, une
société qui voit aussi les débats intellectuels historiciser voire mettre en doute
certains fondements de la religion, les
communautés non musulmanes choyées
et accéder à des positions de domination,
une société qui ne s’intéresse pas au sort
des Palestiniens, une telle société est-elle
encore musulmane ?
Sa réponse, d’un anti modernisme très
moderne, a été plurielle, diverse, a évolué
avec le temps (par exemple sur la question du multipartisme), mais peut, grosso
modo, se décliner ainsi :
– les « dégâts » sont tels que cette société n’est plus tout à fait musulmane,
– il faut tout reconstruire : l’homme, la
famille, la société, l’État, et puis conquérir la planète,
– l’islam est une religion « totale » et elle
doit régir la totalité de la vie individuelle et collective,
– un marqueur décisif est l’application de
la Shari’a, à commencer par les peines
corporelles.
Nier l’autoritarisme profond voire la tentation totalitaire du mouvement est une
ânerie. En faire une fatalité inexorable,
une essence à laquelle ce mouvement
n’échappera jamais, sous tous les cieux,
reflète une méconnaissance des choses.
Vouloir l’application de la shari’a, c’est
aussi prôner un État de droit. Une société
musulmane, c’est une société que l’on
veut juste. Il faut voir que les termes
« Shari’a », « régir », « justice », « jihâd »,
peuvent être compris de manières très
différente par des personnes œuvrant
dans la même formation.
Une autre erreur est de croire que critiquer
les Frères est attaquer l’islam. Sans entrer
dans les détails, disons que les Frères (ou
beaucoup de Frères) ont tendance à idéologiser leur religion, à tenir des discours
de haine qui ne sont pas islamiques, à
accorder au jihâd un statut central et
extensif qui ne fait pas l’unanimité en
islam, et à avoir un rapport à la vérité qui,
s’il est caractéristique des idéologies,
n’est pas celui que prône une religion.
La stratégie du recrutement
Enfin, cette formation peut se targuer de
compter en ses rangs des militants exemplaires, dévoués, admirables, se pliant à
une discipline très stricte, acceptant de
payer une part importante de leur salaire
pour financer la cause, ayant sacrifié leur
carrière pour servir leur religion telle qu’eux
et d’autres la comprennent, ayant connu la
prison, ayant su résister à la tentation de la
violence. Admirer ces femmes et ces
hommes ne doit pas empêcher la critique
de leurs conceptions du monde et de la
politique, de leur projet de société.
C’est à la fois une confrérie religieuse et
une force politique, avec trois ou quatre
degrés d’initiation et de membership.
Ceux qui sont dans les « deux degrés du
haut », auxquels on n’accède qu’après
plusieurs années d’engagement, sont de
800 à 850 000. Ceux qui sont dans les
degrés du « bas » (nominalement, ils sont
« aimants » ou « affiliés ») sont beaucoup
plus de deux millions.
On n’adhère pas à la confrérie, elle vous
coopte. Sa stratégie de recrutement procède peu ou prou ainsi : ses membres
« entourent » un candidat dont on a pu
dossier
observer que son comportement était
conforme aux préceptes de la morale
islamique. Ils l’aident, prient avec lui, discutent et font des choses avec lui, et,
imperceptiblement, le testent. À un
moment, ledit candidat comprend que
ses amis font partie d’une organisation
efficace et admirable. S’il ne l’a pas compris, on finit par le lui dire et on lui propose d’en faire partie. Il dit souvent oui,
car son univers est déjà devenu « frère ».
Les expatriés dans le Golfe ou les jeunes
étudiants issus des classes moyennes
provinciales et qui arrivent pour la première fois en ville quand ils s’inscrivent à
l’université, sont des cibles privilégiées.
Beaucoup d’activités « frères », politiques, caritatives ou sociales, gravitent
autour de la mosquée, et ce alors même
que la confrérie ne compte pas, en ses
rangs, beaucoup d’ulémas.
Recruter quelqu’un dont le comportement
est « islamique », c’est recruter des gens
très divers. La Confrérie est un mouvement de masse pluriel, recrutant dans
toutes les couches sociales, même si la
prédominance des classes moyennes provinciales est très nette, des individus
ayant toutes sortes de sensibilités. Mais
elle est aussi un appareil secret, et ce dernier est fermement tenu par la branche
qutbienne1 la plus radicale (radical peut
très bien aller de pair avec pragmatique.
Pragmatique ne veut pas dire démocratique et ne veut pas dire sans idéologie
contraignante. Radical, enfin, ne veut pas
dire violent). Mouvement de masse pluriel, disais-je : mais il convient de voir
que sa base provinciale est très travaillée
par le salafisme. Ceci a de lourdes conséquences sur la marge de manœuvre de la
direction.
Une force hégémonique
La Confrérie a été persécutée par Nasser,
(qui ne lui pardonna pas l’attentat de
Manchiyya en octobre 1954), ménagée
voire choyée par Sadate et lors des dix
premières années de la présidence
Moubarak, puis harcelée depuis 1992
par ce dernier. Elle est, depuis au moins
trente ans, la principale force politique du
pays et elle n’a cessé de monter en puissance, en effectifs et en influence. Sa per-
formance électorale, lors des législatives
de 2005, a été impressionnante.
En ce qui concerne son rôle pendant
la révolution, la « guerre des récits » a
commencé et les mérites des différents
acteurs sont l’objet d’âpres débats. En
l’état actuel de la recherche, on peut
affirmer ce qui suit. Les Frères ont annoncé, le 24 janvier, que la Confrérie ne participerait pas aux manifestations du lendemain, mais ont donné à leurs militants
l’autorisation d’y aller « à titre personnel,
sans engager les Frères ». À la surprise
générale, beaucoup de militants ont décidé, malgré les réserves de la direction, de
prendre part à la contestation. Comprenant,
le 27, qu’il y avait une lame de fond
exceptionnelle, les Frères ont décidé de
jeter toutes les forces dans la balance.
Reste à savoir si l’entrée en jeu effective
a eu lieu dès la journée cruciale du 28 ou
un peu après – je penche pour le premier
terme de l’alternative, mais il n’y a pas
unanimité sur ce point. Le service d’ordre
et la logistique des Frères ont ensuite joué
un rôle central dans le succès du soulèvement.
La Confrérie vient (après la Révolution)
de créer un parti, qui est désormais son
émanation politique, qui accepte des
membres non musulmans et considère
immédiatement les militants comme des
membres à part entière (alors qu’il faut,
au sein de la Confrérie, de longues
années d’initiation). Il est trop tôt pour se
prononcer sur les relations entre la maison-mère et le parti naissant, mais il y a
lieu de croire que le lien ombilical ne sera
pas coupé, contrairement aux vœux de
ceux qui estiment qu’il faut radicalement
séparer activités/discours politiques et
activités/discours de prédication.
Les Frères sont la force hégémonique du
paysage électoral égyptien, très morcelé ;
et tous les sondages et observateurs estiment que, sauf accident majeur, ils le
demeureront quelques années. Mais cette
force représente-t-elle un tiers de l’électorat, ou beaucoup plus ? Les divers sondages penchent pour la première solution,
mais force est de reconnaître que l’on ne
connaît pas la carte électorale du pays
(qui, de surcroît, a probablement beaucoup changé avec la révolution). La défi-
nition des enjeux d’une élection, qui est
(entre autres) le jeu d’interactions entre
beaucoup de projets, peut permettre aux
Frères de faire beaucoup mieux ou (c’est
peu probable, même si les Frères commettent beaucoup d’erreurs) beaucoup moins
bien.
Des signaux inquiétants
Cette hégémonie pose la question de la
conversion démocratique de la Confrérie.
L’acceptation du principe de citoyenneté,
des règles de la démocratie et le respect
des libertés fondamentales par la principale force du pays sont cruciaux pour le
succès d’une transition démocratique.
Force est de constater qu’elle est très loin
du compte et qu’elle ne veut et ne peut
aller très loin. Elle a certes renoncé
(depuis trente-cinq ans) à la violence et a
accepté le principe du multipartisme. Elle
accepte aussi le principe de la désignation du chef de l’Exécutif par le peuple,
tout en interdisant la magistrature suprême
à un non-musulman ou à une femme.
Mais, sur les questions de l’égalité des
citoyens, des libertés fondamentales, du
droit du peuple à légiférer sans contrôle
des spécialistes ès sciences religieuses,
entre autres, sa position est insatisfaisante
et, pire, elle multiplie les signaux inquiétants. De surcroît, son attitude vis-à-vis
des obligations internationales de l’Égypte
(la paix avec Israël) et de la dépendance
égyptienne à l’égard du tourisme n’est
pas rassurante. Ses pratiques sur le terrain, comme par exemple son penchant à
présenter toute position autre que la sienne comme celle des ennemis de la religion, ou une brutalité certaine à l’égard
des adversaires et concurrents politiques,
aggravent la donne.
La stratégie et les objectifs à court et
moyen terme ne sont pas très lisibles,
probablement, selon moi, parce que la
Confrérie navigue à vue et parce que la
conjoncture égyptienne est très fluide. On
peut affirmer ce qui suit : les Frères
avaient promis de s’autolimiter, de ne pas
briguer la magistrature suprême et de ne
1 - Les qutbiens sont les disciples de Sayed Qutb (1906-1966), écrivain,
idéologue islamiste influent et principale figure des Frères musulmans
égyptiens dans les années 1950 et 1960. Il fut exécuté par pendaison
sous Nasser. (ndlr)
/ septembre 2011 / n° 414 55
dossier
Les révolutions
de la dignité
présenter des candidats aux législatives
que dans un tiers des circonscriptions. Ils
ont depuis revu leurs objectifs à la hausse
et présenteront des candidats dans la
moitié des circonscriptions (cela peut
encore changer). Ils font partie d’une coalition qui inclue plusieurs partis, dont des
formations salafistes et le Wafd.
Cette coalition a d’excellentes chances de
remporter une majorité confortable,
même si ce n’est pas certain. Mais survivra-t-elle à une éventuelle victoire ? Se
proposera-t-elle de rédiger la nouvelle
Constitution, de gouverner directement,
de faire les deux ? S’autolimitera-t-elle
pour tenir compte des réserves de l’armée
(le chef d’état-major vient de déclarer
qu’un État civil, c’est-à-dire acceptant le
principe de citoyenneté, est une question
de sécurité nationale, c’est-à-dire une
question non négociable), des forces politiques non islamistes, des classes
moyennes urbaines et de l’industrie du
tourisme ? Les Frères se contenteront-ils
B
U
L
L
E
T
du rôle de faiseur de roi, avec une minorité de blocage ? Il est extrêmement difficile de répondre, puisque la situation est
très mouvante, le rapport de forces changeant, les acteurs multiples, les agendas
complexes et les passions contradictoires.
Tels acteurs peuvent être des alliés sur
telle question, des adversaires sur telle
autre. Les forces démocratiques ne
savent pas si elles doivent faire le jeu des
Frères, essayer de les arracher à l’alliance
avec les salafistes, ou chercher la protection des militaires, quitte à leur donner un
rôle important dans la vie politique. Les
classes moyennes cairotes sont minoritaires, par définition, mais peut on se les
aliéner ? etc.
Il me reste à évoquer la question des
divisions internes de la Confrérie. Il
convient de distinguer deux problèmes :
celui de la discipline interne et celui des
scissions. D’une part, tous les observateurs ont relevé que la base n’obéissait
plus automatiquement à la hiérarchie,
I
N
D
’
A
B
O
que le rejet général des rapports d’autorité, qui traverse toute la société égyptienne, a atteint la Confrérie. Mais, si
cela accroît l’incertitude et complique
l’analyse, cela ne joue pas forcément en
faveur d’une modération ou d’une démocratisation. La base est en effet souvent
plus salafiste que le sommet. D’autre
part, la répression moubarakienne avait
renforcé la cohésion de la confrérie : les
militants, cadres et dirigeants islamistes
démocrates, c’est-à-dire acceptant le
principe de citoyenneté, le pluralisme et
de ne pas sous-entendre en permanence
que leur adversaire est celui de l’islam,
prônant la séparation de la prédication et
du politique, ne quittaient pas la Confrérie
tant que cette dernière était persécutée
par l’ancien régime. L’hypothèque a été
levée et certains ont commencé à le faire
et tentent de s’organiser. Quantitativement,
la perte n’est pas immense. Mais qualitativement ?
n
N
N
E
M
E
N
Je souscris à
abonnement(s) d’un an à l’ENA Hors les murs
au prix annuel unitaire de 52,00 € (France) ou 85,00 € (Étranger).
Nom
Prénom
Adresse
Ci-joint mon règlement par chèque d’un montant de
libellé à l’ordre de l’AAE-ENA
€
Demande d’abonnement à retourner accompagné de votre règlement à : l’ENA Hors les murs
226, Bd Saint-Germain – 75007 Paris – Tél. : 01 45 44 49 50 – Télécopie : 01 45 44 02 12
56
/ septembre 2011 / n° 414
T
dossier
diaspora égyptienne
La
à la recherche d’une place dans la nouvelle Égypte
L
Par Ahmed Abdel Hakam
Emile Zola 2010
Avocat inscrit au barreau d’Égypte
Le régime Moubarak
n’a jamais voulu intégrer
à la vie politique
et économique
les quelques huit millions
d’Égyptiens vivant
à l’étranger.
Le régime issu
de la révolution
du 11 février a marqué
une forte volonté
d’intégrer cette diaspora
et d’encourager sa
participation la construction
d’une Égypte démocratique.
e 11 février 2011, les rues du quartier
du Queens à New York, le quartier de
Mayfair à Londres, la place de l’Uruguay
- avenue d’Iéna à Paris, la Darwin Avenue
à Canberra et les rues d’autres capitales,
avaient toutes un point commun. Elles
étaient le théâtre d’un spectacle unique
en son genre. Des dizaines, voire des centaines d’Égyptiens accompagnés de ressortissants des pays dans lesquels ils
vivent, ont accueilli la démission de
Mohamed Hosni Sayed Moubarak avec
des cris de joie et un soulagement incommensurables. Ces personnes dansaient et
scandaient des slogans rendant hommage à l’Égypte et à sa liberté retrouvée.
Cette joie et ce soulagement sont à la
hauteur d’une frustration que connaissaient et connaissent encore les immigrés
égyptiens. Une frustration qui a diverses
origines : pauvreté, persécution politique
ou discrimination religieuse, qui les ont
poussés à l’exil.
Selon les estimations officielles du gouvernement de la République arabe d’Égypte,
huit à neuf millions d’Égyptiens vivent à
l’étranger. Ils se répartissent, par ordre
décroissant, entre les pays de la péninsule
arabique, l’Europe, l’Amérique du Nord, et
l’Australie. Ces immigrés ressentent tous
un fort attachement à leur pays, et manifestent leur volonté d’y retourner un jour.
Ce lien se matérialise par le soutien financier qu’ils apportent à leurs familles en
Égypte et par leur souci de s’impliquer
dans la vie politique de l’Égypte. Cet engagement a atteint son point culminant
durant la révolution du 25 janvier 2011.
En dépit de quelques tentatives avortées
de plusieurs gouvernements égyptiens,
d’Atef Sedky (1986-1996) à Ahmed Nazif
(2004-2011), l’ancien régime n’a jamais
porté la moindre attention à cette diaspora représentant environ 10 % de la population (82 millions d’habitants). En dépit
de son importance démographique et économique, la diaspora ne s’est jamais vu
accorder le droit de participer à la vie
publique égyptienne. En effet, elle était
uniquement considérée par le régime
comme un outil économique et politique.
Sur le plan économique, le montant
annuel des transferts de devises effectués
par les Égyptiens vivant à l’étranger s’élève
à 9 milliards de dollars. Il s’agit d’une des
trois principales ressources de l’État égyptien avec les revenus du tourisme et les
droits de passage du canal de Suez. Sur le
plan politique, les gouvernements de l’ère
Moubarak considéraient ses ressortissants
vivant à l’étranger, surtout ceux vivant en
Europe ou en Amérique du Nord, comme
des outils de propagande relayant leurs
politiques. Je pense notamment à la question copte. Les intellectuels osant sortir du
discours officiel en racontant la réalité de
l’Égypte étaient automatiquement dépeints
en traîtres et en agents à la solde de
« gouvernements étrangers ».
L’éternel rôle de
« carnet de chèques »
Avec la forte volonté politique du nouveau
gouvernement Sharaf et dans l’optique de
construire une Égypte démocratique, il
est crucial d’entreprendre aujourd’hui
une démarche d’intégration en associant
ces Égyptiens vivant à l’étranger à la vie
politique et économique de leur pays.
Dans cette optique, le premier pas d’une
politique renouvelée à l’égard de la
diaspora consiste à leur accorder le droit
de vote ainsi que la possibilité de se
présenter aux élections municipales, parlementaires et à l’élection présidentielle.
Ensuite, il est nécessaire d’encourager
les gens de la diaspora à rejoindre les
partis politiques égyptiens afin de normaliser leur engagement dans la vie politique égyptienne et de ne plus les cantonner à l’éternel rôle de « carnet de
chèques ». Pour ce faire, il est important
que les partis politiques, de toutes les
sensibilités, créent des relais à l’étranger
permettant de faire remonter les préoccupations et revendications de cette
/ septembre 2011 / n° 414 57
dossier
Les révolutions
de la dignité
partie de la population. Les immigrés
égyptiens doivent dépasser et surmonter
leur méfiance à l’égard de la vie politique
longtemps agonisante, opaque et marquée par un manque de dynamisme.
Par ailleurs, il serait légitime de permettre aux Égyptiens de l’étranger de se
présenter aux élections législatives et
d’occuper des postes dans l’administration sous certaines conditions, comme,
par exemple, avoir vécu un certain
nombre d’année en Égypte, la maîtrise
de la langue, l’obtention d’un diplôme
universitaire égyptien, sans pour autant
exiger leur renoncement à leur double
nationalité. Cette proposition, n’est pas
une nouveauté dans le monde arabe. En
effet, certains États arabes voisins, comme
le Maroc, ont au sein de leur Chambre des
58
/ septembre 2011 / n° 414
représentants, des députés (des Marocains
de l’étranger) qui représentent les communautés vivant à l’étranger.
La connaissance des mesures destinées
à favoriser l’investissement de la diaspora en Égypte doit se diffuser. Les politiques actuelles vont en ce sens (loi
n°111/1983). La participation économique de la diaspora pourrait ainsi se
transformer en un investissement long et
durable pour la croissance de l’Égypte
sous la forme de rente. Cette prise de
participation active dans l’investissement
et le développement structurel de la nation
encourage et renforce le lien qu’entretient la diaspora avec la vie publique
égyptienne. Le nouveau Parlement, dont
la date d’élection n’est pas encore fixée,
devra fournir le cadre juridique favorable
à l’encouragement de l’investissement et
à la participation politique des Égyptiens
à l’étranger, en tant qu’individus ou institutions, dans les projets institutionnels
ou sociaux en Égypte.
Il y a une grande énergie chez les Égyptiens à l’étranger et un désir de contribuer à la construction d’une Égypte
démocratique. Beaucoup d’entre eux ont
une importante expérience dans des secteurs vitaux à notre société et qui souffrent de graves lacunes, comme l’éducation, la santé et les services sociaux. Ces
expériences sont autant d’énergies qui
peuvent être canalisées pour participer à
la gestion et au financement de projets
économiques à relever les taux d’emploi,
réduire la pauvreté et bâtir ainsi une
démocratie moderne.
n
dossier
Algérie : Le calme avant la tempête ?
E
Par Akram Belkaïd1
Journaliste et essayiste
Si l’Algérie donne
l’impression d’être restée
en marge du « Printemps
arabe », c’est qu’elle a
connu une expérience de
transition démocratique
avortée.
La société algérienne reste
profondément blessée par
les conséquences
de la « décennie noire »
(1992-2002).
Des mouvements de
protestation comparables
à ceux qui ont eu lieu
en Tunisie ou en Égypte
sont considérés avec
intérêt mais aussi
avec une grande prudence.
La population préfére
l’attentisme plutôt
qu’engager le pays
dans une nouvelle
aventure sanglante.
t l’Algérie ? Cette question ne cesse
d’être posée depuis que le monde
arabe est entré dans une phase historique
de bouleversements politiques. En effet,
nombre d’observateurs s’interrogent sur
les raisons qui font que la population
algérienne n’a pas investi la rue pour
exiger la chute du régime comme ce fut
le cas chez ses voisins tunisiens, égyptiens
ou libyens. Il faut toutefois relativiser ce
jugement convenu sur l’apathie supposée
des Algériens en rappelant que leur pays
vit en état d’émeutes permanentes
depuis la fin des années 1990. En 2010,
un simple bilan établi à partir d’articles
de presse et de dépêches d’agences
(APS, AFP) comptabilise plus de 2000
manifestations violentes (émeutes, routes
coupées, grèves sauvages,...) à travers le
territoire, leur particularité étant que
chacune s’est produite de manière isolée
et pour des motifs très précis (attributions contestées de logements, revendications salariales sectorielles, incidents
entre jeunes et forces de l’ordre,…).
Une situation qui s’est prolongée en
2011 et qui fait dire aux Algériens que
leur pays s’agite en marge de ce qui se
passe ailleurs dans le monde arabe et
que leur pouvoir n’a pas son pareil au
monde pour gérer sans dommages (pour
lui) une terre de jacqueries et de désordres
perpétuels… Cela étant, l’Algérie a connu
des émeutes violentes à l’échelle nationale durant le mois de janvier 2011 mais
ces dernières ont très vite été réprimées
par les forces de l’ordre. De plus, les
mouvements de protestation politique qui
ont suivi n’ont jamais atteint une ampleur
suffisante pour pouvoir déstabiliser le pouvoir algérien qui continue donc d’être épargné par les effets du Printemps arabe.
Le poids de la guerre civile
des années 1990
Deux raisons majeures expliquent ce
statu quo apparent. La première est liée
à l’histoire récente. Comme l’ont écrit
nombre d’éditorialistes locaux, la société
algérienne connaît déjà le prix lourd d’une
transition démocratique ratée ou avortée.
Ainsi, on n’oublie trop souvent que
l’Algérie a connu une expérience d’ouverture démocratique à la fin des années
1980. Après les émeutes d’octobre 1988
où le président Chadli Bendjedid avait fait
appel à l’armée pour rétablir l’ordre (plus
de 600 morts selon un bilan officieux), le
régime en place s’était résolu à autoriser
le multipartisme et la liberté d’association,
à engager des réformes économiques et à
permettre la naissance d’une presse indépendante. Las, la montée en puissance
du courant islamiste représenté par le
Front islamique du salut (Fis) et la résistance de nombreux clans du pouvoir peu
désireux de perdre leurs privilèges ont eu
raison du « Printemps algérien » en débouchant sur une guerre civile (1992-2002)
d’une incroyable violence avec un bilan
terrible de près de 200 000 morts et
20 milliards de dollars de destructions.
Cette expérience dramatique hante encore l’Algérie d’autant que le terrorisme n’a
jamais totalement disparu. De manière
régulière des attentats viennent rappeler
à la population que son pays n’est finalement jamais sorti de la grave crise politique qu’il connaît depuis que l’armée a
décidé d’annuler la victoire du Fis aux
élections législatives du 26 décembre
1991. La société algérienne restant profondément blessée par les conséquences
de la « décennie noire », des mouvements de protestation comparables avec
ceux qui ont eu lieu en Tunisie ou en
Égypte sont donc considérés avec intérêt,
mais aussi avec une grande prudence
pour ne pas dire une méfiance. Le régime
algérien ayant montré sa capacité à rediriger contre le peuple toute violence qui
viendrait à être exercée contre lui, la
population préfère l’attentisme plutôt
qu’engager le pays dans une nouvelle
1 - Auteur de l’ouvrage Etre Arabe Aujourd’hui, Editions Carnetsnord,
septembre 2011.
/ septembre 2011 / n° 414 59
dossier
Les révolutions
de la dignité
aventure sanglante. Cela explique pourquoi les tentatives menées par une partie
de l’opposition de manifester chaque
samedi pour réclamer des réformes politiques
n’ont pas été très suivies et très soutenues. Outre le fait que le régime a
déployé d’importantes forces de l’ordre –
la presse a estimé qu’il y avait cent policiers pour un manifestant (!) –, de nombreux Algériens, pourtant peu suspects de
sympathie pour le régime, ont été très
critiques à l’égard de ce mouvement en
lui reprochant de mettre en danger une
paix civile toujours fragile. Il faut relever
au passage que la crise libyenne a constitué, du moins jusqu’à la fin juillet, du
pain béni pour le régime algérien. Les
affrontements armés entre pro et anti
Kadhafi lui ont permis de rappeler à sa
population que l’usage de la violence
contre un pouvoir politique quel qu’il soit
peut non seulement conduire à la guerre
civile mais aussi à l’intervention de forces
étrangères occidentales.
Une aisance financière qui
permet d’acheter la paix sociale
La seconde explication de l’absence de
contestation politique majeure en Algérie
est d’ordre socio-économique. Les émeutes
de janvier 2011 ont mis en exergue une
ligne de faille qui divise la société algérienne. La majorité des manifestants était
composées de jeunes de moins de vingtcinq ans, c’est-à-dire une frange de la
population qui est née et qui a grandit
avec la violence armée et la crise politique. À l’inverse, les plus âgés se sont
tenus à distance du mouvement de protestation estimant qu’ils y avaient plus à
perdre qu’autre chose. Cette prudence a
été accentuée par la décision du gouvernement algérien d’ouvrir les vannes financières. De nombreux corps de fonctionnaires ont ainsi vu leurs salaires augmenter, souvent avec effet rétroactif, et des
consignes fermes ont été données aux
administrations pour accorder les crédits
nécessaires aux jeunes souhaitant créer
leur propre commerce ou affaire. Avec
150 milliards de dollars de réserves de
change et un revenu annuel moyen de
l’ordre de 50 milliards de dollars, le régime du président Abdelaziz Bouteflika a
60
/ septembre 2011 / n° 414
pu bénéficier de moyens financiers dont
ne disposaient ni Ben Ali ni Moubarak.
Cette aisance pèse lourd dans l’équation
politique algérienne. Dans un pays où
l’argent coule à flot nombreux sont ceux
qui, sans porter le régime dans leur cœur,
lui sont gré de les laisser faire du business.
Certes, les disparités et les inégalités
sociales sont de plus en plus importantes
et l’on dit souvent que l’Algérie est un
pays riche avec une population pauvre. Il
n’empêche. L’argent du pétrole et l’affairisme ambiant contribuent au statu quo.
D’ailleurs, si l’on devait faire le lien avec
octobre 1988, on rappellera qu’à cette
époque l’Algérie touchée de plein fouet
par la chute des prix du pétrole consécutive au bras de fer entre l’Arabie Saoudite
et l’Iran faisait face à une grave crise économique. C’est loin d’être le cas aujourd’hui où les prix des hydrocarbures (95%
des recettes extérieures de l’Algérie) atteignent des sommets. Dès lors, on comprendra mieux pourquoi le régime ne
semble vouloir faire aucune concession.
À la mi-avril, le président Bouteflika avait
pourtant annoncé des réformes et un dialogue politique. Plus de quatre mois plus
tard, rien de concret n’avait changé et les
Algériens ont continué à vivre le Printemps
arabe par procuration devant leur poste
de télévision. Bien plus important, la
mise en cause des autorités algériennes
par le Conseil national de transition libyen
(CNT) pour leur soutien, réel ou imaginaire, au régime de Kadhafi et pour l’asile
accordée à une partie de sa famille leur a
permis d’en appeler au sentiment nationaliste des Algériens. Ces derniers, quelles
que soient leurs idées politiques, n’apprécient guère que leur pays soit critiqué par
l’étranger, surtout quand ce dernier est un
allié de l’Otan…
Un statu quo intenable
Le pouvoir algérien est donc persuadé
qu’il pourra survivre aux effets du
Printemps arabe. Pour autant, de gros
nuages s’amoncellent à l’horizon. Sur le
plan interne, le pays vit une ambiance de
fin de règne marquée par la maladie du
président Bouteflika et par l’incertitude
qui entoure à la fois sa capacité à aller au
terme de son mandat (2014) mais aussi
autour de son éventuelle succession. Les
tensions entre les différents clans du pouvoir ainsi que la résurgence du terrorisme,
notamment les attentats suicides revendiqués par Al Qaïda au Maghreb (Aqmi)
inquiètent les Algériens. Ces derniers
craignent que l’ajustement politique ne se
traduise par de nouvelles violences et, au
final, par une nouvelle période d’affrontements civils. Dans le même temps, cet
immobilisme sur le plan politique risque
tôt ou tard de radicaliser la population et
de pousser cette dernière à investir la rue.
L’aisance financière dont bénéficie le régime n’étant pas éternelle, les difficultés
sociales peuvent en effet à tout moment
embraser le pays.
Sur le plan international, l’Algérie va
devoir gérer les conséquences de la chute
du régime de Kadhafi. Plus ou moins isolés sur le plan diplomatique, montrés du
doigt par les médias internationaux,
notamment arabes, pour leur refus de
démocratiser leur pays, les dirigeants
algériens restent néanmoins convaincus
qu’il leur faut juste faire le dos rond et
attendre de meilleurs jours. En effet,
nombre d’entre eux sont persuadés que
l’expérience démocratique tunisienne va
vite tourner court avec une arrivée au
pouvoir des islamistes et que la Libye va
sombrer dans la guerre civile entre les
diverses factions du CNT. Dès lors, estiment-ils, leur régime va redevenir recommandable et la communauté internationale, notamment l’Europe et les ÉtatsUnis, seront forcés de s’appuyer sur Alger
pour préserver la stabilité de la
Méditerranée de l’Ouest. Un calcul politique qui, même s’il se vérifie, ne résoudra en rien la fracture entre un pouvoir
persuadé qu’il durera toujours et une
population qui n’en peut plus d’attendre
une amélioration de son sort sur le plan
économique mais aussi en matière de
libertés politiques et individuelles.
n
dossier
La Constitution marocaine
est un écran de fumée
Entretien avec Ahmed Benchemsi
Fondateur du magazine marocain TelQuel
Chercheur à l’université de Stanford
Il ne suffit pas
qu’un régime s’abstienne
de mitrailler son peuple
à l’arme automatique
pour qu’il mérite d’être
qualifié de démocrate !
Cette Constitution
n’est rien d’autre
qu’un écran de fumée
destiné à abuser
ceux qui veulent bien l’être
ou ceux qui sont
trop paresseux pour aller
dans le détail.
en croire une majeure partie des
Idem pour le contenu de la Constitution :
médias occidentaux, le Maroc est le
peu avant le référendum, une journaliste
pays qui a le mieux géré le « printemps
de la BBC qui m’avait invité pour un
arabe ». Le roi a vite pris la mesure de la
entretien démarrait sa question par :
nécessité du changement, a formé une
« Les Marocains s’apprêtent à voter une
commission chargée de rédiger une nouConstitution qui réduit de beaucoup les
velle constitution plus libérale et l'a soupouvoirs du roi ». Quand j’ai eu la parole,
mise à référendum. Le texte fut adopté
j’ai précisé que ce n’était pas là un fait
triomphalement. La contagion des révomais un point de vue que, du reste, je ne
lutions arabes fut évitée. Vous faites parpartageais pas. Et qu’à la lire de plus
tie de ceux qui ne souscrivent pas à
près, non seulement cette Constitution ne
cette lecture et qui font part de leur
réduit en rien les pouvoirs du roi mais au
scepticisme. Pourquoi ?
contraire, elle les élargit et les renforce.
Cette myopie des médias occidentaux est
Alors la journaliste m’a répondu : « Vous
tout à fait extraordinaire. Son point culmiauriez préféré qu’il n’y ait pas de changenant consiste à s’aveugler sur
ment du tout, plutôt que ce
« l’éléphant dans la chambre »
que vous considérez comme
Bel exemple de
comme disent les Américains :
serpent qui se mord des changements réduits ? »
le taux de « oui » au référenJ’en suis resté baba ! Par
dum, 98,5% ! Comment peut- la queue : comment quel phénomène d’hypnose
peut-on « primer » les médias internationaux
on ignorer un chiffre aussi
évidemment révélateur de la
sur quelque chose les plus respectés (la BBC,
fraude massive qui a carac- « dans le cadre » de mon Dieu !) sont-ils prêts à
térisé ce scrutin, et conticette même chose ? être agressifs plutôt que
nuer à parler de « progrès
sortir de ce fantasme d’une
démocratique » comme si de
monarchie marocaine mirarien n’était ? Honnêtement, ça me dépasse.
culeusement convertie à la démocratie ?
Encore, que Sarkozy parle de « processus
À la réflexion, ce phénomène a deux
exemplaire » et Juppé de « décision claire
explications principales. D’abord, la diset historique du peuple marocain » peut se
torsion induite par la relativité. Vue sous
justifier, cyniquement et mezzo voce, par
le prisme libyen, syrien ou bahreïni, la
l’intérêt supérieur de la France et de ses
réaction de la monarchie marocaine aux
multinationales. Mais qu’est-ce qui justifie
manifestations de rue consécutives au
que le Wall Street Journal écrive comme il
« printemps arabe » paraît, certes, rail’a fait : « Normalement, les scores de
sonnable. Mais enfin, il ne suffit pas
99 % sont réservés aux anciennes répuqu’un régime s’abstienne de mitrailler son
bliques soviétiques, mais dans le cas du
peuple à l’arme automatique pour qu’il
Maroc, il est bien possible que cela soit crémérite d’être qualifié ipso facto de démodible » ? Pourquoi les Marocains, parmi
cratie ! Je sais bien qu’au delà d’un certous les peuples du monde, seraient-ils
tain niveau de complexité, les grands
« crédibles » dans la posture d’automates
médias internationaux se cabrent et
orwelliens ? Une telle condescendance laisqu’un peu de simplification est inévitable,
se pantois ! Le New York Times a même
mais tout de même…
publié une tribune titrée « Hail the demoLa deuxième explication, c’est qu’en plus
cratic king ! » (« Gloire au roi démocrad’organiser un référendum plutôt qu’un
te ! ») Je n’en croyais pas mes yeux !
massacre, le Palais royal marocain a grasse-
À
/ septembre 2011 / n° 414 61
dossier
Les révolutions
de la dignité
ment payé des cabinets de lobbying
soudain moins généreux. Exemple : s’il y
américains (et sans doute européens)
est bien stipulé que les conventions interpour présenter l’image la plus reluisante
nationales ratifiées par le royaume (sur le
possible des « réformes »
respect des droits de
en cours. Comme ces cabi- Il ne suffit pas qu’un l’Homme, par exemple) ont
nets envoient des commu« la primauté sur le droit
régime s’abstienne interne du pays », comme le
niqués de presse tous azide mitrailler son
muts à des journalistes qui
prévoit la règle universelle,
peuple (…) pour
aiment qu’on leur mâche le
cette primauté s’exerce…
travail, et que, par ailleurs,
qu’il mérite d’être « dans le cadre des disposile Maroc n’est pas un pays
qualifié ipso facto tions de la Constitution et
assez important, géopolitides lois du royaume » ! Bel
de démocratie !
quement, pour que les
exemple de serpent qui se
grands médias perdent leur
mord la queue : comment
temps à gratter le vernis, au final et l’un
peut-on « primer » sur quelque chose
dans l’autre… « Hail the democratic
« dans le cadre » de cette même chose ?
king » !
Comme si les rédacteurs de la Constitution
étaient vaguement conscients qu’ils n’arVous n’êtes manifestement pas enchanriveraient pas à duper tout le monde, ils
té par le nouveau texte constitutionnel.
ont ajouté pour faire bonne mesure que le
Pouvez-vous d'abord nous rappeler les
royaume du Maroc s’engage à « harmoniprincipales avancées que vous saluez, et
ser en conséquence les dispositions pertiensuite évoquer les critiques que vous
nentes de sa législation nationale ».
adressez à ce texte ?
Notons : pas toutes les dispositions, juste
Je vais citer Beaumarchais à l’envers :
les « pertinentes » ! Mais qui diable jugepour qu’un blâme semble libre (c’est-àra de cette « pertinence » ? Estimera-t-on
dire crédible), il faut bien quelques éloges
« pertinent », par exemple, d’éliminer
flatteurs. C’est en général la politique que
l’article 41 du Code de la presse qui punit
je m’impose quand je critique quelque
de 5 ans de prison tout journaliste qui
chose : mettre en relief le bon côté avant
« manque au respect dû au roi » (formude m’attaquer au mauvais. Mais pour le
lation particulièrement floue, du reste),
coup, je vais prendre le risque d’apparaître
au prétexte que le Maroc a ratifié des
comme un radical : je ne vois aucune avanconventions internationales garantissant
cée sérieuse dans cette Constitution ! C’est
la liberté d’expression ? Permettez-moi
sûr, elle fourmille de belles phrases sur la
d’en douter…Et ça continue comme ça
liberté, la démocratie, les droits, etc. (c’est
sur des pages et des pages. Des belles
d’ailleurs là dessus que brodent ses apoidées et des symboles forts à la louche,
logistes). Mais j’ai été journaliste politique
mais dès qu’on entre dans les disposiau Maroc pendant 15 ans, je connais la
tions pratiques, virage à 180° ! La constimusique. Les déclarations d’intention de
tutionnalisation du tamazight (langue
la monarchie ne l’engagent à rien (sinon à
berbère), désormais co-langue officielle
berner ceux qui sont prêts à l’être), si elles
avec l’arabe, relève de la même logique.
ne sont pas accompagnées de mécaEn satisfaisant la revendication n°1 du
nismes d’application concrets. On a ainsi
mouvement berbère, la monarchie semble
applaudi parce que le préambule de la
avoir fait une concession majeure.
Constitution affirme « l’attachement (du
royaume) aux droits de l’homme ». Et
Mais concrètement, qu’implique le staalors ? La Constitution précédente disait la
tut de langue officielle ?
même chose, ça n’a pas empêché la
La Constitution précise bien, quelques
répression, la torture, la censure !
lignes plus loin, qu’« une loi organique
En revanche, quand il s’agit de fournir
définit le processus de mise en œuvre du
des arguments légaux précis, potentiellecaractère officiel (du tamazight), ainsi
ment générateurs de dangereuses jurisque les modalités de son intégration dans
prudences, le texte constitutionnel se fait
l'enseignement et aux domaines priori62
/ septembre 2011 / n° 414
taires de la vie publique, et ce afin de lui
permettre de remplir à terme sa fonction
de langue officielle ». « À terme » ? Quel
terme ? Et selon quelles « modalités » ?
Seule cette mystérieuse « loi organique »
(qui n’existe pas encore) le déterminera.
Et qui rédigera cette loi ? Le parlement,
avec ses 1001 nœuds procéduraux qui
font qu’aucune loi ne passe jamais sans
l’aval du Palais royal ? Ou le roi luimême, qui garde le pouvoir de légiférer
par dahirs (décrets royaux) ? Rappelons
que l’enseignement du tamazight dans
les écoles, promesse royale bien antérieure à cette Constitution, puisqu’elle date
de 2001, n’est toujours pas mise en
œuvre à ce jour… Ce qui s’applique au
culturel fonctionne aussi pour l’économique. Personnellement, mon article préféré de cette Constitution est le 36, qui
stipule que « le trafic d'influence et de
privilèges, l’abus de position dominante
et de monopole, et toutes les autres pratiques contraires aux principes de la
concurrence libre et loyale dans les relations économiques, sont sanctionnés par
la loi ». Fantastique… si une telle loi existait, ce qui n’est pas le cas.
Concrètement, aucune disposition légale
ou même règlementaire n’interdit tout
cela au Maroc.
Forcément : grâce à l’influence politique
colossale de leurs managers, les holdings
privés du roi réalisent tous seuls jusqu’à
10 % du Pib ! En attendant ce jour
improbable où une loi (là aussi : qui la
rédigera ?), définira le « trafic d’influence
et de privilèges », « l’abus de position
dominante » et « l’abus de monopole »
(sic !), Mohammed VI pourra continuer à
contrôler tranquillement 60 % de la filiale laitière et 100 % de la production de
sucre du royaume — sans parler du groupe Attijariwafa, plus gros mastodonte
bancaire privé du Maroc et même du
Maghreb ! Voilà pour les grandes idées.
Quant aux mécanismes de distribution du
pouvoir, là où les périphrases n’ont plus
cours, la Constitution est très claire : le
chef du gouvernement, nommé par le roi,
a beau être issu du parti arrivé en tête aux
élections législatives (je vous épargne la
foule de moyens techniques – et anti-
dossier
démocratiques – dont dispose le ministèassez concernés) pour aller dans le détail.
re de l’Intérieur pour maîtriser les résulDans les faits, la monarchie marocaine
tats électoraux à l’avance), il n’a aucun
est encore plus absolue aujourd’hui qu’elpouvoir de décision autonome et doit
le ne l’était hier. Sachant combien elle
obtenir l’aval du roi pour à peu près tout
l’était hier, c’est une performance !
– « sauf pour aller aux toilettes », a précisé un militant de gauche qui a de l’huLe mouvement du 20 février, moteur des
mour. Le chef du gouvernement ne
manifestations publiques qui ont conduit
contrôle même pas sa propre équipe,
à cette réforme constitutionnelle, semble
puisque c’est le roi qui la nomme et qui
s’être aujourd’hui essoufflé. Pourquoi ?
la démet à discrétion !
Il s’est essoufflé parce qu’il n’avait pas
La séparation des pouvoirs ? Une farce,
assez de coffre ! Les jeunes cyber-actisachant que le roi préside le Conseil de la
vistes qui ont lancé le mot d’ordre des
magistrature (rebaptisé pour la forme « poumanifestations du 20 février 2011 sur
voir supérieur »), lequel contrôle les carFacebook ont été les premiers surpris par
rières des juges de bout en bout. Idem
l’affluence populaire. Mais celle-ci était
pour l’armée et les services de sécurité, que
due, en grande partie, au climat internale roi contrôle sans partage à travers une
tional : Ben Ali et Moubarak venaient de
nouvelle instance centrale,
tomber, on pensait la chute
qui n’existait d’ailleurs pas
de Kadhafi et d’Assad immiLe chef
dans la Constitution précénentes… L’euphorie révoludu
gouvernement
dente. Une dernière pour la
tionnaire était générale et
route : l’opinion internationac’est parce qu’il a senti
ne contrôle même
le s’est ébaubie du fait que le pas sa propre équipe, le danger immédiat que
roi du Maroc renonce à son
puisque c’est le roi Mohammed VI a annoncé
caractère « sacré », abanune révision constitutionneldonné dans la nouvelle mou- qui la nomme et qui le très vite, deux semaines
ture de la Constitution. la démet à discrétion ! après la première manif’.
Extraordinaire progrès démoPuis le Makhzen (pouvoir
cratique ! Sauf que, si le roi n’est plus
royal) a joué la montre, gagné du temps
sacré dans les mots, il l’est toujours en
– une stratégie qui s’est révélée payante.
pratique : d’abord à travers tous les pouAvec l’enlisement de la guerre en Lybie et
voirs faramineux cités précédemment et
l’écrasement de la rébellion syrienne,
dont il continue à jouir sans entrave
l’euphorie populaire est retombée dans le
rendre de comptes à personne ; ensuite à
monde arabe, y compris au Maroc.
travers un autre texte : celui de la déclaSur la gestion du calendrier, le Makhzen a
ration coutumière d’allégeance… qui
clairement démontré sa supériorité et son
« double » la Constitution, en toute simexpérience sur les jeunes novices du 20
plicité.
février. Grisés par leur succès, ces derLe 30 juillet dernier, un mois après le vote
niers pensaient que mobiliser les foules
de la nouvelle Constitution, la cérémonie
dans la durée allait de soi. Grosse erreur !
annuelle de « reconduction de l’allégeanPour cela, il aurait fallu de la stratégie,
ce » a eu lieu sans changement sur le
des mots d’ordre bien pensés, un agenda
parvis du palais royal : des milliers de
et un calendrier et, condition essentielle
notables et d’officiels se sont courbés en
de ce qui précède, des structures et des
cadence au passage du roi, vêtu et de
leaders. Les jeunes activistes n’ont pas eu
blanc et juché sur un pur-sang, des
la clairvoyance de se doter de tout cela.
dizaines d’autres ont fait la queue pour lui
En revanche, sitôt la vague d’euphorie
embrasser la main… Heureusement qu’avec
révolutionnaire passée, le Makhzen a vite
tout ça, le roi n’est plus sacré ! Bref, vous
fait de mobiliser tous ses réseaux : le
l’aurez compris : cette Constitution n’est
ministère de l’Intérieur, machine à fabririen d’autre qu’un écran de fumée, destiquer des manifestants pro-monarchie par
né à abuser ceux qui veulent bien l’être
millions, les confréries religieuses dotées
ou ceux qui sont trop paresseux (ou pas
de dizaines de milliers d’adeptes, les
médias publics matraquant la propagande royale en boucle et sans pudeur, 7
jours sur 7, les mosquées mobilisées en
faveur du « oui »…
La campagne référendaire a été un formidable rouleau compresseur qui a tout
écrasé sur son passage. Le « oui » aurait
largement gagné sans trucage, mais
emportés par leur élan et par leur
confiance retrouvée, les piliers du
Makhzen (dont le ministre de l’Intérieur)
se sont laissés aller : campagne « blitzkrieg » outrageusement déséquilibrée en
faveur du « oui », transports massifs de
votants aux urnes par les autorités (avec
consigne de voter « oui », évidemment),
absence quasi-totale de contrôle d’identité aux bureaux de vote, ce qui permettait
au final de bourrer les urnes à loisir (des
vidéos d’officiels farfouillant dans des urnes
ouvertes sont disponibles sur Youtube), etc.
Le résultat : 98,5 % de « oui », un score
à la mesure du monarque de droit divin
que Mohammed VI est toujours. Et avec
tout ça, les applaudissements des puissances occidentales, France en tête !
Aujourd’hui, le mouvement du 20 février
est quasiment inaudible. C’est ce qu’on
appelle une défaite par KO.
Pourtant, dans un article publié dans Le
Monde le 15 mars 2011, vous avez estimé que « la boîte de Pandore démocratique est ouverte, et plus rien ne la refermera. » Vu la marge de manœuvre très
étroite des partisans de réformes démocratiques plus radicales, qu’est-ce qui
justifie cet optimisme ?
Le temps joue pour nous. Le Makhzen a
gagné par KO, mais c’est une victoire à
court terme. Dans 3 mois, 6 mois, 1 an,
3 ans, le Marocain lambda, celui qui a
voté « oui » en juillet dernier sans poser
de questions, juste parce qu’on le lui a
demandé… cet homme-là ou cette
femme-là se rendront compte qu’ils n’ont
toujours pas de travail et que la situation
économique ne s’arrange pas, qu’ils sont
toujours aussi impuissants face au flic et
à l’agent d’autorité du coin porté sur les
abus de pouvoir, que la justice est toujours aussi injuste, la vie aussi chère, etc.
Alors, désabusés, ils tendront une oreille
attentive à ces jeunes qui parlent de
/ septembre 2011 / n° 414 63
dossier
Les révolutions
de la dignité
démocratie et de changement. Je blâme
le mouvement du 20 février de ne pas
avoir su s’organiser, mais, au fond, cet
échec ne pèse pas lourd face à sa réussite majeure, capitale : réveiller la conscience politique des Marocains. Le Makhzen
peut encore tenter des coups de bluff,
voire d’hypnose collective, comme cette
Constitution. Mais il ne peut pas refaire le
B
U
L
L
E
T
même coup à chaque fois. Aucun écran
de fumée ne peut durer éternellement, et
plus on martèle que changement il y a,
plus la désillusion est grande quand le
peuple s’aperçoit, un jour, que changement il n’y a pas. Les jeunes du 20 février
ont planté une graine, celle de la liberté
d’expression, qui mettra le temps qu’il
faudra pour germer. Mais quand la
I
N
D
’
A
B
O
conscience citoyenne aura grandi, elle
sera très difficile à déraciner… Le
Makhzen aurait tort de croire qu’il a
gagné une fois pour toutes. La roue tournera bien assez tôt.
n
Propos recueillis par Karim Emile Bitar
N
N
E
M
E
N
Je souscris à
abonnement(s) d’un an à l’ENA Hors les murs
au prix annuel unitaire de 52,00 € (France) ou 85,00 € (Étranger).
Nom
Prénom
Adresse
Ci-joint mon règlement par chèque d’un montant de
libellé à l’ordre de l’AAE-ENA
€
Demande d’abonnement à retourner accompagné de votre règlement à : l’ENA Hors les murs
226, Bd Saint-Germain – 75007 Paris – Tél. : 01 45 44 49 50 – Télécopie : 01 45 44 02 12
64
/ septembre 2011 / n° 414
T
dossier
« Printemps arabe » :
pourquoi n’a-t-on rien vu venir ?
À
Par Patrice Gourdin1
Professeur agrégé
de l’Université et docteur en histoire,
Professeur de relations internationales
et de géopolitique à l’école de l’Air
Professeur d’histoire à l’IEP d’Aix-en-Provence
Chercheur-associé au Centre d’histoire
militaire comparée, géostratégie, défense et
sécurité (CHMC) de l’IEP d’Aix-en-Provence.
La géopolitique dispose
de l’ensemble des travaux
des sciences humaines,
qui scrutent les États
et les sociétés dans toutes
leurs dimensions,
détectent les éventuels
dysfonctionnements et
reconstituent les scénarios
qui engendrèrent
les crises, les révolutions
et/ou les guerres.
Les observateurs dûment
formés peuvent constater
que les conditions sont
réunies et attirer l’attention
sur un pays. Mais aucun
ne peut savoir si, quand,
par qui et comment les
situations vont déboucher
sur des émeutes,
un changement de régime
et/ou un conflit.
Le scénario du printemps
arabe en constitue
un bonne illustration.
l’ère de l’expertise, la question traduit
l’impatience des décideurs et l’incompréhension des opinions publiques.
Nous avons brièvement traité ailleurs
quelques termes du débat aux États-Unis2
et nous proposons ici d’envisager le rôle
de l’analyse géopolitique : cette dernière
aurait-elle permis de prévoir le « printemps
arabe » ?
À toutes les époques, les dirigeants cherchèrent à valoriser leurs avantages et à
remédier aux obstacles dressés par les
contraintes géographiques, l’inégale répartition des ressources, les caractéristiques
des populations et l’attitude des entités
politiques voisines. Mais la géopolitique
comme savoir et pratique spécifiques
n’apparut qu’au XIXe siècle. L’accélération
stupéfiante de la puissance et de la
richesse des pays qui conduisaient la
révolution industrielle, dans le droit fil de
l’optimisme des Lumières, assura le
triomphe du scientisme. Ce dernier suscita des réflexions visant à dégager des
« lois scientifiques » commandant la
constitution des États, régissant leurs relations et déterminant leur hiérarchie. En
fait, sous couvert d’un discours savant,
nous étions en présence de constructions
idéologiques destinées à fournir aux décideurs politiques des éléments d’analyse et
des arguments.
Après la Seconde Guerre mondiale, la
géopolitique, vouée aux gémonies, connut
un long ostracisme. Considérée comme
responsable de certains aspects de la
politique extérieure du IIIe Reich, incompatible avec le discours de Guerre froide
privilégiant la dimension idéologique de
l’affrontement Est-Ouest, malmenée par
les faits et la progression des connaissances et des techniques, elle disparut du
vocabulaire politique et du champ scientifique, même si les préoccupations qui
l’avaient suscitée persistaient.
Lorsque la « logique » bipolaire disparut,
entre 1989 et 1991, il apparut que,
complexe et désordonné, le monde post-
Guerre froide nécessitait de nouveaux
outils d’analyse. D’une part, la mondialisation économique atteignait une ampleur
inédite depuis son commencement, en
1492, et s’accompagnait d’une extension
universelle de problèmes cruciaux (prolifération, criminalité, pandémies, par exemple) ;
d’autre part, ressurgissaient des facteurs
classiques de crises et de conflits (territoires, ressources, différences ethniques
ou religieuses, notamment). Alors la géopolitique ressuscita, désormais respectueuse des exigences du travail universitaire.
Dans ce cas, pourquoi une discipline
dotée d’une dé-marche rigoureuse, n’a-telle rien vu venir ? Et bien parce que si
l’on entend par là prédire, il s’agit d’une
mission impossible !
Pour bien comprendre, il faut partir de la
différence entre, d’une part, identifier les
facteurs crisogènes ou belligènes, comprendre et expliquer leurs interactions a
posteriori et, d’autre part, prévoir par
qui, où, quand et comment éclatera la
conflagration. Le géopolitologue dispose
de l’ensemble des travaux des sciences
humaines, qui scrutent les États et les
sociétés dans toutes leurs dimensions,
détectent les éventuels dysfonctionnements et reconstituent les scénarios qui
engendrèrent les crises, les révolutions
et/ou les guerres. Donc, les observateurs
dûment formés peuvent constater que les
conditions sont réunies et attirer l’attention sur un pays. Mais aucun ne peut
savoir si, quand, par qui et comment les
situations vont déboucher sur des
émeutes, un changement de régime
et/ou un conflit. Le scénario du printemps arabe illustre cela : les éléments
susceptibles de conduire à la remise en
cause des dirigeants étaient connus des
1 - Auteur de Géopolitiques : manuel pratique aux éditions Choiseul
(2010).
2 - Gourdin Patrice, « Expertise, prévision et divination », Diploweb, 26
mars 2011, http://www.diploweb.com/Expertise-prevision-et-divination.html
/ septembre 2011 / n° 414 65
dossier
Les révolutions
de la dignité
spécialistes de ces pays. Mais personne
Rien ne se déroule
ne pouvait prédire le lieu, la cause et l’isexactement comme prévu
sue des mouvements qui défi(èr)ent MM.
Quant au Prince, son attente est la même
Ben Ali, Moubarak, Saleh, Kadhafi, Aldepuis toujours. Il veut connaître la seule
Assad et consorts.
chose qui lui échappe totalement :
Ajoutons que les États autoritaires ne
l’avenir. Il veut savoir, afin de prendre la
favorisent guère l’étude scientifique indé« bonne » décision, celle qui assurera le
pendante de leurs sociétés. Or, les
succès de sa politique. Certes, il peut
erreurs d’optique et les observations
agir en tenant le plus grand compte du
incomplètes génèrent des incompréhenplus grand nombre de paramètres possions et des contresens. L’actuel « prinsible, en créant les conditions les plus
temps arabe » en constitue
propices à son projet. Il
le dernier exemple en date.
n’empêche, le résultat n’est
Mais aucun
Le discours dominant polajamais garanti. Pourquoi la
ne peut savoir si, résignation qui paraissait
risait sur l’enracinement
quand, par qui
des dictatures et l’omnipréacquise durablement se
sence (voire l’omnipotenmue-t-elle brusquement en
et comment les
ce) de l’islamisme radical.
tempête politique et/ou
situations vont
Or, nous constatons la frasociale, voire en révoludéboucher sur
gilité des régimes autorition ? Pourquoi les populades émeutes…
taires, l’expression de reventions opprimées n’éproudications politiques et
vent-elles soudain plus de
sociales jusqu’à maintenant dépourvues
crainte face à la répression sanglante ?
de caractère religieux et nous avons
Comment parviennent-elles à s’organiser
d’ailleurs vu l’embarras initial sinon le
en dehors de partis, de juntes ou de
désarroi, signe d’une incompréhension,
chefs de file charismatiques ? Quel évédes Frères musulmans et d’Al-Qaïda.
nement joue le rôle de détonateur dans
La question se pose désormais de savoir
ces changements de perception et d’attisi la « démocratie-musulmane » à la turque
tude ? Dans quelle mesure et comment
constitue la seule option pour échapper
les tribus influent-elles sur les individus ?
au dilemme dictature personnelle ou
Pourquoi la dissuasion n’opère-t-elle pas
totalitarisme islamiste. Et si la démocraou plus vis-à-vis de tel ou tel pays et
tie tout court devenait une option, selon
s’engage-t-on dans l’escalade diplomades rythmes et des modalités propres
tique, voire militaire ? Pourquoi n’atteintaux peuples arabes ? Et si nous assison pas ces buts de guerre qui paraistions à l’émergence de la souveraineté
saient pourtant aisément accessibles lors
populaire en terre d’islam, à l’entrée des
du déclenchement des opérations ? Voilà
sociétés arabes dans l’État de droit ?
quelques-unes des questions qui hantent
Pourquoi cette hypothèse n’était-elle pas
les gouvernants.
envisagée jusqu’alors ? Peut-être parce
Et nous observons une constante : rien
que l’on ne prêtait pas assez d’attention
ne se déroule exactement comme prévu.
à la jeunesse (notamment la partie diplôLe pouvoir contesté d’Alger et les monarmée et sans emploi), aux frustrations
chies faiblement éclairées sont jusqu’à
diverses de la population, à la révolution
maintenant parvenus à éviter la colère
plus ou moins silencieuse produite sur
populaire. En dépit de la puissance de
les esprits par les nouveaux médias, aux
leur appareil répressif, MM. Ben Ali et
modes de résistance spécifiques déveMoubarak sont tombés. Rien ne montre
loppés par les populations, à la sclérose
que les islamistes radicaux sortiront
des appareils politiques, par exemple. Le
vainqueurs des changements, mais rien
géopolitologue reconnaît bien ici les éléne garantit non plus l’émergence d’un
ments d’un processus de désintégration
pluripartisme à l’occidentale. Malgré la
et identifie une situation explosive. Pour
répression sanglante, une partie des
autant, il ne pourra formuler que des
peuples libyen et syrien poursuit l’épreuhypothèses.
ve de force contre les dictateurs. La guer66
/ septembre 2011 / n° 414
re civile ne paraît pas inéluctable au
Yémen. La monarchie bahreïnie semble
sauvée par l’armée saoudienne, mais
pour combien de temps ? L’intervention
militaire de certains pays de l’Otan et de
quelques États arabes n’a pas suffi pour
chasser rapidement du pouvoir le tyran
de Tripoli.
Gouverner c’est prévoir. Certes, mais
nombre de décideurs, polarisés sur le
court terme et dépourvus de vision à long
terme, confondent prévoir et désirer. De
cela découle l’absence de stratégie(s) de
substitution. Or, une politique étrangère
et/ou une entreprise militaire se bâtissent
sur le long terme et sur la capacité
d’adaptation aux aléas. Lors du « printemps arabe », ils étaient informés, mais
ils s’accommodaient du statu quo et
donnaient le sentiment de n’avoir rien vu
venir et rien envisagé « au cas où ».
Exactement comme leurs prédécesseurs
au moment de la chute du totalitarisme
soviétique ! On n’anticipe jamais l’ensemble de ce qui va réellement advenir,
cela est normal ; mais on s’intéresse également trop peu aux différents scénarios
possibles. Or, il s’agit là d’une faute politique grave. Ici, prévoir, ce n’est pas
savoir avant, c’est se préparer à des évolutions diverses et, le cas échéant, peser
pour que se réalise celle qui semble la
plus conforme aux intérêts du pays du
décideur, tout en envisageant d’autres
options en cas d’échec. La géopolitique
ne peut aider qu’à cela, elle n’a aucune
valeur prédictive.
n
dossier
La réflexion stratégique
à l’épreuve des révolutions arabes
Par Frédéric Charillon
Professeur des Universités en science politique
Directeur de l’Institut de Recherche
stratégique de l’École militaire (ministère
de la Défense)
Les bouleversements
politiques initiés au début
de l’année 2001, avec
le départ du président
tunisien Ben Ali
le 14 janvier 2011, puis
la destitution du président
égyptien Moubarak
le 11 février suivant, ont
remis en cause un certain
nombre de présupposés,
et donné lieu à
de nouvelles
configurations
stratégiques.
L
’ampleur de la dynamique qui a suivi
cuteur unique » qui les a privées d’une
la chute des présidents Ben Ali et
vision lucide de la région et de son tissu
Moubarak a surpris les analystes : la
politique et social, tissu qu’il s’agit de
déstabilisation de la Libye (qui a conduit
redécouvrir désormais.
à la chute du régime Kadhafi), celle de la
Cette dynamique sociale et politique,
Syrie (qui a pour l’heure – en septembre
dans sa composante contestataire, ne se
2011 – conduit à l’isolement du régime
réduisait nullement à l’islamisme radical.
baasiste de Bachar al-Assad), celle du
De la même façon que la représentation
Yémen, mais aussi les moude nombreux pays arabes
vements au Maroc ou en Contrairement à ce était réduite, dans les perJordanie qui ont amené les
ceptions des capitales
qui était souvent
palais royaux respectifs à
européennes ou nord amésupposé,
la
entreprendre des réformes
ricaines, au Prince détenpolitiques d’envergure, les centralité du pouvoir teur du pouvoir, l’opposition
violences à Bahreïn, dans politique n’avait en était réduite au principal
une moindre mesure les
parti islamiste qui lui faisait
rien annihilé la
troubles en Oman, l’anticiface. Ce face-à-face, qui
dynamique sociale justifiait un soutien parfois
pation de nouvelles revendications sociales dans le
inconditionnel à des pouGolfe ou en Algérie (qui ont suscité des
voirs sultaniques ou néo-patrimonialistes,
largesses financières de la part des soune s’est pas retrouvé dans les événeverains), ont définitivement tourné une
ments de l’année 2011. Si la capacité de
page de l’histoire du monde arabe.
mobilisation et de structuration des
Frères musulmans égyptiens ou du mouLes leçons des erreurs passées
vement En-Nahda en Tunisie sera probaEn premier lieu, trois erreurs d’appréciation
blement confirmée lors des consultations
largement partagées apparaissent plus
électorales à venir, ces acteurs n’ont pas
clairement aujourd’hui.
été au déclenchement, ni à la récupération
Contrairement à ce qui était souvent
des soulèvements populaires récents.
supposé, la centralité du pouvoir politique
Plus proches de « l’individu compétent »1,
n’avait en rien annihilé la dynamique
sur-informé et renforcé par les réseaux
sociale. Des sociétés que l’on a trop longsociaux du Web 2.0, que de la cinquième
temps réduites au vocable quelque peu
colonne islamiste ou du complot extérieur,
méprisant de « rue arabe », et que l’on a
les acteurs de ces bouleversements ont
supposées atones au point d’accorder aux
suscité de nouveaux registres d’action
régimes en place le monopole de la reprécollective, bien davantage qu’ils n’ont
sentation politique de leur État, étaient
reproduit des clivages classiques (armée
porteuses de revendications précises (et
contre islamistes par exemple).
non de seules « frustrations »), et structurées
Enfin, l’importance d’une sociologie fine
en différents segments d’opinion qui se
des forces de coercition a été sous-estimée.
sont fondus en action collective efficace.
Plutôt que de faire bloc derrière les
En conséquence, il apparaît que nombre
régimes en place, les acteurs de la
de diplomaties occidentales s’étaient
1 - Le skillful individual comme acteur clef des nouvelles relations internationales, jadis anticipées par le politiste américain James Rosenau
enfermées à tort, avec les régimes en
dans son Turbulence in World Politics, Princeton University Press,
Princeton, 1990.
place, dans une « dépendance à l’interlo/ septembre 2011 / n° 414 67
dossier
Les révolutions
de la dignité
contrainte physique officielle (on n’ose
dire, avec Max Weber, « légitime »),
étaient multiples. Armée, police, milices,
« gardes républicaines », troupes d’élites
ou gardes rapprochées ont entretenu des
liens complexes avec le pouvoir central ou
entre elles, qui ont décidé en grande partie de la chute du régime ou de son maintien. Que l’armée tunisienne fût moins
bien traitée que la police par le régime
Ben Ali, que l’armée égyptienne centrale
dans le pays mais en perte de vitesse sur
le plan du prestige social, que le destin
des forces d’élite syriennes soit lié à celui
de la minorité alaouite au pouvoir, ou que
les allégeances libyennes se distribuent en
fonction de logique tribales complexes,
furent autant d’éléments déterminants.
C’est là toute une sociologie politique des
armées arabes qui demande à être rebâtie, après avoir été trop délaissée.
Vers de nouveaux processus
politiques ?
Si les révolutions arabes ont souligné nos
erreurs passées, elles nous éclairent également sur ce qui pourrait être l’avenir de la
région et de ses relations internationales.
Trois enseignements, là encore.
– Les événements récents nous permettent désormais de bâtir une nouvelle
typologie du « régime change ». Après
le changement de régime imposé de
l’extérieur, incarné par la guerre américaine en Irak en 2003, nous avons pu
assister au changement de régime spontané, tel qu’imposé à des pouvoirs
vieillissants par les foules de Tunis et du
Caire, puis au changement de régime
accompagné, en Libye. Le premier a
démontré ses limites : une intervention
militaire extérieure ne peut stabiliser
aisément un nouveau régime à la tête
d’une nouvelle société. Et c’est ce caractère extérieur même de l’intervention qui
en compromet les chances de succès.
– Le deuxième modèle – un changement
spontané et imposé par le bas – a mis
fin avec une rapidité surprenante à des
régimes personnels installés de longue
date. Reste à savoir si cette efficacité
dans la destitution se doublera d’une
efficacité dans la reconstruction et
l’institutionnalisation, phases qui ne
68
/ septembre 2011 / n° 414
peuvent se bâtir sur le seul enthousiasme populaire.
– Le troisième enfin – un changement
accompagné – s’est montré plus efficace
que ce que les sceptiques en disaient initialement : en dépit d’une quasi absence
d’opposition structurée au pouvoir du
colonel Kadhafi, les insurgés libyens,
aidés par l’Otan, sont parvenus à leurs
fins. Mais la question posée est ici la
même que dans le schéma précédent : le
passage du « régime change » au State
building reste hypothétique. Au moins
en savons-nous plus désormais sur les
modalités possibles du « régime change » dans le monde arabe : l’un des
modèles présente un cas de dysfonctionnement grave, tandis que les deux autres
devront être observés minutieusement
dans les mois qui viennent.
La région vit désormais une double
recomposition politique. L’une touche des
États autrefois accommodants avec les
chancelleries occidentales (Égypte, Tunisie),
et l’autre des États qui leur étaient
hostiles (Libye, Syrie). Plusieurs incertitudes demeurent à cet égard : verra-t-on
une transition politique plus facile dans
les premiers États que dans les seconds ?
Y aura-t-il, entre plusieurs puissances
extérieures, une course à l’influence dans
les pays qui ont connu des troubles, et
dans cette compétition, quel rôle joueront
les acteurs transnationaux, en particulier
les acteurs religieux ? La probable participation croissante au processus politique
national d’acteurs religieux autrefois sous
surveillance, va-t-elle changer la nature
de la politique étrangère de ces États ?
La gestion internationale des crises du
monde musulman est désormais moins
américaine, avec le retrait des États-Unis
derrière le concept de leadership from
behind. Plutôt que de s’investir en première
ligne dans les dossiers arabo-musulmans,
dont elle cherche au contraire à se dégager
(en Irak et en Afghanistan), l’Amérique a
étrenné en Libye un partage des tâches
nouveau avec ses alliés français et britannique. Tout en suivant avec attention les
situations en cours, Washington inaugure
une posture moins interventionniste,
tirant les leçons de ses déboires passés,
où le seul affichage d’une volonté politique
américaine suffisait à peser sur les rapports de forces locaux. La question est de
savoir si d’autres acteurs sont prêts à
prendre le relais.
L’affaire libyenne a montré qu’en dépit de
contraintes budgétaires fortes, la France
et le Royaume-Uni demeuraient des
acteurs capables de faire la différence sur
le terrain. Et probablement, l’Union européenne sera en mesure d’assurer un soutien à la reconstruction de la société civile du pays. Mais les capacités politiques
et militaires des États-Unis demeurent
inégalées, et fort sollicitées dans la région.
C’est bien le nouveau positionnement américain qui est attendu, aussi bien face au
processus de paix israélo-arabe désormais
moribond, que face aux nouveaux clivages
régionaux, qui voient s’affronter à nouveau
des États « progressistes » qui viennent
d’accomplir leur révolution, que des
régimes autoritaires qui comptent bien
résister au changement. Cette nouvelle
prudence américaine devra donc prendre
garde à ne pas être interprétée comme
une faiblesse, une indécision ou une
absence coupable.
En fin de compte, les bouleversements
récents du monde arabe nous ont offert
une leçon de science politique, et imposent une remise en cause de nos cadres
d’analyse. La revanche des sociétés,
bientôt sans doute la revanche des enjeux
(avec le retour en force d’un agenda politique moins conforme aux intérêts des
puissances européennes et nord-américaines), nous somment de diversifier nos
interlocuteurs et nos sources d’information
dans ces pays, pour prendre une mesure
plus juste des évolutions en cours. La
tâche s’annonce intellectuellement exaltante, mais politiquement délicate.
n
2 - Voir A. de Hoop Scheffer, La pratique américaine du regime change
en Irak. Une analyse critique de l’intervention militaire comme vecteur
de socialisation politique, Thèse doctorale, Sciences-Po Paris, 2011.
dossier
Guerres et révolutions
Entretien1 avec Tzvetan Todorov2
Historien, essayiste,
directeur de recherches honoraire au CNRS
Depuis plusieurs siècles,
l’Occident est animé
par un esprit messianique.
Ce messianisme s’est
manifesté, au XIXe siècle,
par les guerres
napoléoniennes
et les conquêtes
coloniales.
Plus tard, il a connu
une tout autre incarnation :
celle du projet
communiste, qui devait
apporter la félicité à tous
les peuples de la terre.
Depuis la fin de la guerre
froide, nous assistons
à une troisième vague
de ce messianisme
politique :
ce sont les guerres
conduites au nom
de la démocratie
et des droits de l’homme.
ous avez été, avec Rony Brauman,
l’un des rares intellectuels français à
mettre en garde contre les dangers de
l’intervention en Libye.
Je rappelle les raisons de mon opposition
à cette intervention. Celle-ci était provoquée, on s’en souvient, par l’imminence
d’un massacre, celui que les forces armées
de Kadhafi allaient commettre en écrasant
des manifestants hostiles au gouvernement. Comme la plupart des observateurs,
je suis révulsé à l’idée d’un bain de sang
punissant l’expression d’une opinion critique. Mais l’action politique, on le sait au
moins depuis Max Weber qui distinguait
l’éthique de conviction du moraliste de
l’éthique de responsabilité de l’homme
politique, ne peut se contenter du sentiment d’indignation, elle doit être guidée
également par une évaluation réfléchie des
conséquences probables des initiatives
prises. Dans ce cas précis, il était possible
d’envisager une intervention ponctuelle,
détruisant les armes qui menaçaient
Benghazi assiégée ; elle aurait laissé ensuite les partis en présence chercher par euxmêmes une sortie du conflit. Le problème,
c’est que, s’il est relativement facile de
commencer une action militaire, il est
beaucoup plus difficile de l’arrêter.
L’intervention militaire a sa propre logique
qui domine les raisons initialement invoquées : elle vise « la victoire ». Et c’est bien
ce qui s’est produit. L’objectif de départ –
empêcher le massacre – a été atteint dès
la première frappe ; mais l’action devait se
poursuivre. Les gouvernants occidentaux
ont alors formulé un nouvel objectif, nullement présent dans la résolution du Conseil
de sécurité de l’Onu qui autorisait la frappe (et dont la légitimité pouvait déjà être
contestée), à savoir déposer Kadhafi. Ce
nouveau but s’est avéré beaucoup plus difficile à atteindre. Des milliers de bombardements ont provoqué des milliers de victimes et le départ d’autres milliers vers les
pays voisins.
V
sont divisés et ont eux-mêmes commis
de graves violations des droits de l’homme dénoncées par Human Rights Watch.
Comment expliquez-vous que moins de
dix ans après le fiasco irakien, l’Occident
décide de repartir la fleur au fusil et d’intervenir militairement en Libye ?
Pourtant, le secrétaire d’État américain
à la défense, Robert Gates, avait luimême déclaré que quiconque suggèrerait à un président une nouvelle intervention militaire dans le monde arabe
devrait se faire soigner pour maladie
mentale. Quels sont les mécanismes qui
expliquent cet état d'esprit qui perdure
et qui semblent obéir à une même
logique depuis l’expédition de Bonaparte
en Égypte en 1798 ?
Tout se passe comme si on n’avait tiré
aucune leçon des interventions précédentes, celles d’Afghanistan et d’Irak. Le
manque évident de réflexion qui a précédé l’engagement militaire nous place à
l’opposé de toute « éthique de responsabilité ». Sur la foi de propos rapportés par
des journalistes, on a décidé que les
opposants à Kadhafi étaient des « démocrates », alors que leurs dirigeants sont
des anciens dignitaires de son régime :
son ministre de l’Intérieur, responsable de
répressions sanglantes, et son ministre de
la Justice, responsable, entre autres, de
l’affaire des « infirmières bulgares ». Bien
évidemment, personne ne peut garantir
que le mouvement initial de protestation,
qui réclamait des libertés civiques et de la
justice sociale, ne sera pas noyauté et
dominé par les groupes islamistes, mieux
organisés que les autres. La « guerre
humanitaire » annoncée – un concept en
lui-même bien problématique – s’est trouvée remplacée par un conflit d’une tout
autre nature, dont on peut se demander
s’il ne s’agit pas en réalité d’un donnantdonnant plus prosaïque : les insurgés
demandent à l’Otan de les installer au
En effet, la guerre a fait plusieurs
dizaines de milliers de morts, les rebelles
1 - Entretien réalisé 10 août 2011,
2 - Dernier ouvrages parus : La peur des barbares (Robert Laffont,
2008) et Goya à l'ombre des Lumières (Flammarion, 2011).
/ septembre 2011 / n° 414 69
dossier
Les révolutions
de la dignité
pouvoir, à charge pour eux d’assurer
l’Occident d’un libre accès aux réserves
énergétiques du pays. Depuis ce moment
initial, les insurgés ont commencé à s’entredéchirer, l’ancien ministre de l’Intérieur,
Younes, a été assassiné – est-ce parce que
la prise du pouvoir se rapproche ?
Comment s’expliquer l’aveuglement qui a
présidé à cette intervention ? Sans même
chercher d’éventuels avantages matériels
(le pétrole), on peut remarquer que,
depuis plusieurs siècles, l’Occident est
animé par un esprit messianique qui se
traduit par une conviction largement partagée, celle de constituer la partie du
monde la plus avancée et la plus parfaite ; et par la décision d’apporter ce bien
aux autres, même s’ils n’en veulent pas :
c’est parce qu’ils ne savent pas ce qui
leur convient le mieux ! Une conviction
qui semble étayée par les succès technologiques, économiques, militaires des
pays occidentaux : les hommes aiment
parer leur force supérieure des couleurs
de la vertu. Ce messianisme s’est manifesté, au XIXe siècle, par les guerres napoléoniennes et les conquêtes coloniales.
Plus tard, il a connu une tout autre incarnation : celle du projet communiste, qui
devait apporter la félicité à tous les
peuples de la terre. Depuis la fin de la
guerre froide, nous assistons à une troisième vague de ce messianisme politique : ce sont les guerres conduites au
nom de la démocratie et des droits de
l’homme. Le cas de la Grande-Bretagne
et de la France, pays qui dominent la coalition engagée en Libye, est un peu plus
spécifique. Ces deux pays étaient les
grandes puissances coloniales d’il y a
cent ou deux cents ans, ils sont devenus
aujourd’hui des puissances moyennes qui
doivent tenir compte de la volonté de plus
forts qu’elles. Or voici qu’une occasion
leur est offerte de montrer leurs capacités
militaires et de jouir de l’impression qu’ils
gèrent de nouveau les affaires du monde.
Quand on entend ou lit que « le destin de
la Libye se joue entre Paris et Londres »,
on a l’impression d’être revenu un siècle
en arrière, lorsqu’en effet les chancelleries européennes décidaient de ce qu’allaient devenir les pays d’Afrique ou d’Asie
du Sud.
70
/ septembre 2011 / n° 414
L’année 2011 a également été celle de
la mort d’Oussama Ben Laden. Vous
avez beaucoup écrit pour dénoncer les
ravages de la « guerre contre le terrorisme » déclenchée par l’administration Bush.
Vous avez notamment dénoncé la légitimation de la torture et toutes les dérives
rendues possible par cette « peur des barbares » à laquelle vous avez consacré un
ouvrage remarqué. L’administration Obama
n’a rompu qu’en partie avec cette vision
du monde et beaucoup reste à faire.
Comment agir pour sortir définitivement
de ces logiques destructrices et d’empêcher que ces vieux démons ne resurgissent ?
On ne regrettera pas la mort de Ben
Laden, mais il n’est pas sûr que cela
signifie en même temps la fin du terrorisme. Ben Laden en était le symbole beaucoup plus que le chef, et le terrorisme
islamiste, dont il est question ici, n’est
pas un mouvement centralisé, dirigé par
un chef unique. Ce phénomène résulte
plutôt de la conjonction de plusieurs
mutations de fond. L’une d’entre elles est
liée à la démocratisation de la technologie, qui fait qu’il est relativement facile
aujourd’hui de se procurer, à bas prix,
armes et explosifs (on en a encore eu la
preuve pendant l’été 2011, avec les
attentats en Norvège). Une autre résulte
de la globalisation, non tant de l’économie, que de l’information : les nouvelles
sont diffusées instantanément dans tous
les coins du globe, les ressentiments et
les identifications par projection se propagent à la vitesse de la lumière, et c’est
ainsi que les habitants des banlieues de
Manchester ou de Lyon se déclarent prêts
à venger dans le sang les humiliations
subies par leurs frères de langue ou de
religion qui habitent Kaboul, Bagdad et
Gaza. D’un autre côté, les méfaits du terrorisme sont entretenus par l’action des
gouvernements occidentaux eux-mêmes
qui, au nom de la guerre contre le terrorisme, ont acquiescé aux pratiques de torture, ou qui les ont même légalisées. Ils
ont aussi adopté des mesures discriminatoires envers leur population, encourageant ainsi la xénophobie et le populisme
d’extrême droite. Les États-Unis d’Obama
ont interdit la torture, mais les camps où
sont détenus sans jugement leurs captifs
(qui ne sont pas tous des anciens combattants) sont toujours en activité, et
toutes les pratiques illégales n’ont pas été
interrompues.
Peut-on espérer que disparaissent un jour
ces comportements autodestructeurs ? La
violence et les agressions ne vont pas
s’évanouir de la surface de la terre
comme par enchantement. Mais assurer
sa sécurité ne signifie pas céder à la paranoïa et à la manie de persécution. La
société a besoin d’une police efficace,
non d’incitations à l’intolérance. À cet
égard, les élites politiques et médiatiques
ont un rôle à jouer, en contribuant à l’éducation de ceux qui les écoutent et les
regardent. Sur le plan international, l’évolution vers un monde multipolaire pourrait devenir la garantie de ce que plus
aucun pays ne se considère comme chargé par la providence d’une mission particulière, celle d’apporter aux autres la civilisation ou le salut, celle éventuellement
de devenir leur gendarme.
Le regard que l’Occident porte sur le
reste du monde semble changer assez
peu, finalement, de même que les discours que l’Occident produit sur les
« autres ». Toute une tradition philosophique occidentale, de Montaigne à LéviStrauss, en passant par Spinoza et
Adorno, incite pourtant à l’autocritique, à
« penser contre soi-même », à ne pas
essentialiser et réifier les autres civilisations, à se méfier des discours simples
sur la civilisation et la barbarie. Il n’en
reste pas moins que les nationalismes et
populismes ont toujours le vent en
poupe. Comment expliquer ce paradoxe ?
Le problème, c’est que les leçons de
morale n’ont qu’une très faible prise sur
les comportements humains. Ce n’est pas
parce que je ne sais quel sage a recommandé de se comporter de manière équitable qu’on va tous suivre son précepte…
Si tel n’avait pas été le cas, le terre serait
déjà peuplée exclusivement par des
anges (ou une autre espèce équivalente) :
les bonnes recommandations n’ont
jamais manqué, dans aucune civilisation,
aucune religion. Les comportements
égoïstes, la passion du pouvoir ont des
dossier
racines profondes qu’on ne saurait extirper. Le messianisme, le populisme, le
néolibéralisme correspondent à des pulsions largement partagées, ils ne sont
d’ailleurs pas étrangers aux valeurs qui
nous font aimer la démocratie : le progrès, le pouvoir populaire, la liberté. En
bonne démocratie, ces différentes forces
parviennent à se limiter mutuellement.
Notre monde est menacé par la tentation
de la démesure, la hubris, nourrie par les
succès fabuleux de notre technologie. Les
différents accidents, catastrophes et
crises dont nous sommes témoins aujourd’hui finiront peut-être par nous inciter à
un peu plus de modération.
Compte tenu de ces perspectives, comment avez-vous accueilli les révolutions
arabes de cette année 2011 ? Dans
quelle mesure vous semblent-elles porteuses d’espoir ? Quels sont à vos yeux
les principaux écueils à éviter ?
Je ne suis pas sûr que le mot de « révolution » s’applique bien ici, dans la mesure où, là où ces événements ont été suivis de résultats, en Tunisie et en Egypte,
les dictateurs ont accepté finalement
assez vite d’abandonner leur pouvoir. Peu
importe : quelle que soit la catégorie dont
ils relèvent, ils ont suscité des réactions
enthousiastes, qui me paraissent légitimes. Ils ont montré d’abord que la
population de plusieurs pays arabes partage les aspirations des autres peuples,
notamment européens ; ni la civilisation
arabe, ni la religion musulmane n’empêchent d’éprouver l’attrait de la démocratie. Ils nous ont livré aussi une leçon de
théorie politique : cette population rejette
la démocratie qu’on lui impose par des
bombardements, en l’accompagnant de
l’occupation du pays ; elle la défend, au
contraire, quand elle-même est à l’origine
de la demande. Quant aux régimes dictatoriaux et corrompus, qui se sont maintenus longtemps grâce au soutien actif de
l’Occident, ils ne suscitent aucun regret.
L’issue du processus engagé au cours de
ce printemps reste incertaine. Les écueils
qui guettent le mouvement sont nombreux. L’un est la tentation de pureté, qui
nous pousse à éliminer tous ceux que
nous jugeons responsables de notre misè-
re précédente. Elle prend la forme de procès politique et d’épuration systématique
des anciens privilégiés. J’espère qu’on
évitera les punitions physiques ; en
revanche, les biens mal acquis doivent
être confisqués et rendus aux États, qui
les mettront au service de la population.
Un autre écueil est celui de l’extrémisme,
de la surenchère dans la voie de la révolution, comme cela s’est produit en
France au XVIIIe siècle et en Russie au
XXe. Une autre difficulté encore vient de
ce que l’idée de démocratie est parfois
perçue comme une importation de
l’Occident : le bon équilibre entre valeurs
communes et autonomie de la volonté ne
sera pas facile à trouver.
Nous n’en sommes pas encore là.
Retenons pour l’instant cet élan populaire
qui a fait vaciller des potentats jusqu’à
hier intouchables, cette aspiration à la
liberté individuelle, à la justice sociale, à
l’État de droit, qui a fait prendre des
risques aux manifestants, et qui a été
couronnée de succès. On se met à rêver
à un mouvement parallèle en Occident,
qui permettrait de retrouver le sens des
véritables valeurs démocratiques. Le printemps arabe n’est pas seulement le reflet
d’idées défendues en Europe, il peut
aussi devenir un exemple pour nous. n
Propos recueillis par Karim Emile Bitar
/ septembre 2011 / n° 414 71
enaassociation
aae
ena
Colloque
Colloque organisé par l’association
Réussir Aujourd’hui
le mardi 11 octobre 2011 à l’École Militaire
Les études d’excellence,
un droit pour tous.
Banlieues et diversité,
comment le mettre en œuvre ?
Le déroulement de la journée du 11 octobre 2011 :
8h30
9h30
9h45
Café d'accueil
Ouverture par Rémi FRENTZ, directeur général de l'agence
nationale pour la cohésion sociale et l'égalité des chances
(ACSE)
Premier atelier : Qu'est-ce que l'excellence ? Conception et
perception de l'excellence par les différents acteurs
Introduction par Yves MICHAUX, philosophe
Daniel PELTIER, proviseur du lycée Nobel de Clichy-sous-Bois
Demet SAN, étudiante
Chantal DARDELET, responsable Egalité des chances à l'ESSEC
Alexandre ABENSOUR, professeur en classe préparatoire
11h15 Sondage exclusif : Regards croisés des jeunes de banlieue
et des jeunes de la population générale sur les espoirs de
réussite universitaire et la réalité de l'enseignement supérieur.
Frédéric DABI, directeur général adjoint de l'Ifop, département
opinion et stratégies d'entreprise
Débat avec la salle
12h30 Déjeuner
14h00 Deuxième atelier : Quels regards porter sur les politiques
publiques d'égalité des chances et leurs résultats dans les
banlieues ? État des lieux des politiques engagées en faveur
de l'excellence au profit de ces publics.
Introduction par Agnès VAN ZANTEN, directrice de recherche
au CNRS
Bernard HUGONNIER, directeur-adjoint, direction de l'éducation de
l'OCDE
Claude BOICHOT, inspecteur général de l'éducation nationale
Stéphane ROUVÉ, préfet délégué pour l'égalité des chances auprès
du préfet de la Seine-Saint-Denis
Pierre MATHIOT, directeur de l'IEP de Lille, université Lille 2
72
/ septembre 2011 / n° 414
15h30 Troisième atelier : Des propositions en provenance du terrain.
À partir des expériences des organisateurs et d'un dialogue
avec la salle, faire émerger des orientations et des propositions
concrètes pour l'avenir.
Introduction par Claude THELOT, conseiller maître à la Cour des
Comptes
Bernard BOUCAULT, directeur de l'ENA
Thierry SIBIEUDE, directeur de l'ESSEC IIES
Denys ROBERT, responsable des programmes d'égalité des chances
à l'Ecole Polytechnique
Philippe JAMET, directeur de l'Ecole des Mines de Saint-Etienne
Jean-Claude BARROIS, président de l'association Réussir Aujourd'hui
Débat avec la salle
17h15 Clôture de la journée par Yazid ZABEG, Commissaire à la
diversité et à l'égalité des chances
Les inscriptions sont obligatoires.
Elles se font directement par un formulaire en ligne :
http://www.polynome.fr/reussir-aujourdhui/ .
Le nombre de places est limité
enaassociation
Les Lundis de L’Ena
Programme
19h10 Quel rôle du manager public dans une administration
publique innovante ?
Jean-Benoît Albertini, Secrétaire général adjoint, Ministère de
l'Intérieur, de l'Outre-mer, des Collectivités territoriales et de l'Immigration
Véronique Bedague-Hamilius, Secrétaire générale, Mairie de Paris
Clément Berardi, Directeur, Eurogroup Consulting
Stéphane Jacobzone, Conseiller, Direction de la Gouvernance
publique et du développement territorial, OCDE
Jean-François Verdier, Directeur général de l'administration et de la
fonction publique, Ministère de la Fonction publique
OCT.
3
OCT.
17
NOV.
7
NOV.
21
18h20 Quelle place pour l’innovation au sein de l’administration ?
Christophe Beaux, Président Directeur Général, La Monnaie de Paris
François-Daniel Migeon, Directeur général de la modernisation de
l'État, Ministère du Budget, des Comptes publics et de la Réforme de l'Etat
Jean-François Monteils, Secrétaire Général, Ministère de l'Ecologie,
du Développement durable, des Transports et du Logement
Philippe Parini Directeur général des finances publiques, Ministère du
Budget, des Comptes publics et de la Réforme de l'Etat
Paul Peny, Directeur du département gestion et innovation sociale, RATP
Nathalie Wright, Directrice Secteur Public, Microsoft France
DÉC.
Introduction par : Gilles BONNENFANT,
Associé, Eurogroup Consulting
Jérôme FILIPPINI,
Directeur, adjoint au Secrétaire général du Gouvernement
Intervenant :
Françoise Chandernagor, 1969
Ecrivain
Faut-il avoir peur de l'Iran ?
Intervenant :
François Nicoullaud, 1973
Ex-ambassadeur en Iran
Quelle politique pour quel patrimoine ?
Intervenant :
Philippe Belaval, 1979
Directeur général des patrimoines de France
Développement durable,
un enjeu électoral ?
Intervenant :
Michèle Pappalardo, 1981
Ancienne déléguée interministérielle
au développement durable
Quel avenir pour la place de Paris ?
Intervenant :
Jean-Pierre Jouyet, 1980
5
Avec la participation de : François SAUVADET,
Ministre de la Fonction publique
Les prix littéraires, l’exemple du Goncourt
Président de l'AMF
DÉC.
Eurogroup Consulting, la DGAFP et l'Association des
Anciens Élèves de l’Ena (AAEENA) organisent le
mercredi 19 octobre 2011 à 17h30
leur troisième colloque annuel sur le thème :
Pour la bonne organisation des Lundis de l’Ena et afin que
nous puissions vous avertir des éventuels changements de
programmation, merci de vous inscrire auprès de
Laëtitia Noblet, 01 45 44 49 50, [email protected]
Rien à déclarer :
quelles douanes aujourd’hui ?
19
« Le management
de l’innovation dans
le secteur public »
Intervenant :
Jérôme Fournel, 1995
Directeur général des Douanes
Informations pratiques
Lieu de la conférence : Ecole nationale d'administration
2, avenue de l'Observatoire 75006 Paris
Pour tous renseignements :
[email protected]
/ septembre 2011 / n° 414 73
aae
ena
enaassociation
aae
ena
Vie de l’École
À noter dans vos agendas…
Dans le cadre de la nouvelle offre de formation de l’Ena destinée à l’encadrement supérieur, les formations
automne-hiver 2011 à Paris, 2 avenue de l’Observatoire :
Petits déjeuners :
Réseaux sociaux et stratégies de communication, en partenariat
avec le CFPJ, jeudi 6 octobre 8h30 – 10h00, avec Hervé Pargue,
consultant en stratégie digitale, formateur CFPJ et Hervé Brasselet,
Associé Parties Prenantes.
Soft power : réseaux et influences, jeudi 3 novembre, 8h30 –
10h00, en présence de Bertrand Badie, professeur des Universités
et Frank Melloul, directeur de la stratégie, du développement et des
affaires publiques de l’Audiovisuel extérieur de la France (AEF).
Tea-Time :
Quel avenir pour les 3 fonctions publiques, regards croisés, mercredi
5 octobre, 18h30 – 20h00 en présence d’Arnaud Teyssier, ancien
président de l’AAEENA (Association des Anciens Elèves de l’Ena),
Jean-Christophe Baudouin, président de l’AATF (Association des
Administrateurs Territoriaux de France) et Cédric Arcos, directeur
de cabinet de la FHF (Fédération Hospitalière de France).
Rénover les relations avec l’Afrique, mercredi 30 novembre, 18h30
– 20h00, avec Stéphane Gompertz, directeur Afrique, Océan
indien au ministère des Affaires étrangères et européennes et
Richard Banégas, maître de conférences Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne.
½ journées :
L’Intelligence économique, jeudi 27 octobre, 9h00 – 13h00, avec
Alain Juillet, ancien haut responsable à l’Intelligence économique
auprès du Premier ministre, Frédéric Lacave, coordonnateur ministériel à l’Intelligence économique des ministères du Budget et de
l’Économie, Philippe Clerc, directeur de l’Intelligence économique,
de l’innovation et des TIC à l’ACFCI-CCI et Catherine Minard, directrice des affaires internationales du Medef.
(sous-réserve) Claude Evin, ministre de la Solidarité, de la Santé et
de la Protection sociale entre 1988 et 1990 et directeur général
de l’Agence régionale de santé Île-de-France et Claude Le Pen, professeur d’économie de la santé à l’université Paris Dauphine.
Quelle école pour demain ? jeudi 1er décembre 9h00 – 13h00, avec
Claude Thélot, Conseiller maître honoraire à la Cour des comptes,
président de septembre 2003 à décembre 2004, de la Commission
du débat national sur l’avenir de l’École et auteur du « rapport
Thélot », et, Marie Duru-Bellat sociologue, auteur de « Les sociétés et leurs écoles. Emprise du diplôme et cohésion sociale » avec
François Dubet et Antoine Vérétout, Seuil, 2010 et un représentant de la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO).
Les enjeux de la politique de la ville mardi 13 décembre 9h00 –
13h00, Frédéric Gilli, chercheur associé au centre d’études européennes, Jacques Donzelot, maître de conférences en Science
Politique, directeur du Cedov (Centre d'Etudes, d'Observation et de
Documentation sur les Villes) et directeur du CEPS (Centre
d'Etudes des Politiques Sociales).
2 jours :
L’aménagement durable des territoires, en partenariat avec l’Inet,
mardi 18 et mercredi 19 octobre, animée par (sous réserve) Alain
Brossais, responsable du service du développement durable des
territoires et des entreprises, direction régionale et interdépartementale de l'environnement et de l'énergie, préfecture de la Région
Ile-de-France, Jean-Louis Chaussade, directeur général de Suez
Environnement, Clément Cohen, directeur du développement
urbain et durable, Communauté urbaine, Grand Toulouse,
Catherine Dautieu, responsable service aménagement, Zone de
l'Union, Ville de Roubaix, Xavier Givelet, conseiller pour les affaires
internationales.
L’actualité de la Réforme territoriale, en partenariat avec l’Inet,
mercredi 16 novembre 9h00 – 13h00, animée par Stanislas
Bourron, sous-directeur des compétences et des institutions
locales, direction générale des collectivités locales, ministère de
l'Intérieur, des Collectivités territoriales, de l'Outre-mer et de
l'Immigration et, sous-réserve, Michel Verpeaux professeur de droit
public, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Les montages contractuels complexes (PPP, BEA, etc.), mercredi 23
La santé à quel prix ? Jeudi 24 novembre 9h00 – 13h00, avec
17h00, (sous-réserve) Xavier Lapeyre-Cabanes, chef adjoint du
Protocole et Philippe Casenave, sous-directeur du cérémonial,
ministère des Affaires étrangères et européennes.
Philippe Juvin, maire de La Garenne-Colombes, député européen
et chef du service des urgences à l’Hôpital Beaujon (Clichy) et
et jeudi 24 novembre 9h00 – 17h00, animé par Maître Françoise
Sartorio et Maître Aurélie Minescaut, SCP Sartorio - Lonqueue Sagalovitsch & Associé, et en présence de Monsieur Thierry
Reynaud, directeur de projet, mission d’appui à la réalisation des
contrats de partenariat et du cabinet Finance Consult.
Pratique du protocole, mardi 29 et mercredi 30 novembre 9h00 –
Pour toute réservation : [email protected] ou le +33 1 44 41 85 50
L’ensemble du programme est consultable sur le site de l’Ena : www.ena.fr
Vous êtes chef de service ou sous-directeur, une session d’accompagnement managérial vous est proposée lors de votre prise de poste,
en partenariat avec la DGAFP, et des places vous sont réservées dans certaines formations.
Vous êtes jeune ancien élève de l’ENA, 5 sessions vous sont offertes dans notre programme de formation dans un délai de 5 années à
compter de votre première prise de fonction.
74
/ septembre 2011 / n° 414
enaassociation
Activités culturelles
Théâtre
Le nombre de participants aux activités culturelles étant en progression constante, nous vous demandons de bien vouloir
RÉSERVER PAR TÉLÉPHONE auprès d’Elvire COLLET au 01 45 44 49 50 AVANT d'envoyer votre chèque et votre bulletin
d'inscription. Cette mesure nous permettra d'améliorer les conditions d'inscription.
Le Quatuor
Entre deux ils
D’ISABELLE COTE
Théâtre de Paris – 15, rue Blanche - 75009 Paris
Théâtre de l’Œuvre – 55, rue de Clichy – 75009 Paris
Mise en scène de : José Paul et Agnès Boury
Avec : Lysiane Meis, Bernard Malaka et Eric Savin
« Les gens heureux ont une histoire. Que personne ne soupçonne. Quand le passé et ses secrets ressurgissent, les destins
vacillent. Une comédie où les histoires d’amour finissent bien
en général. ».
Mercredi 30 novembre 2011 à 21h00
DE JOE
Cabaret
MASTEROFF, JOHN KANDER
Prix : 38 euros
ET
FRED EBB
Théâtre Marigny – Salle Marigny – Carré Marigny
75008 Paris
Adapté du roman de : Christopher Isherwood
Mise en scène de : Sam Mendès
Chorégraphie : Rob Marshall
Avec : Emanuelle Moire, Claire Pérot, Geoffroy Guerrier, Patrick
Mazet, Catherine Arditi, Pierre Reggiani, Delphine Grandsart,
Patrice Bourret, Jocelyne Sand…
« L’action de CABARET se déroule au début des années 1930
à Berlin en pleine crise économique. En voyage dans la capitale allemande, le jeune écrivain américain Cliff Bradshaw
découvre le Kit Kat Klub, une boîte de nuit sulfureuse et décadente où se produit la chanteuse Sally Bowles dont il tombe
amoureux.
Fräulein Schneider, leur logeuse, projette de se marier avec
l’épicier juif Herr Schultz mais tout se complique dans cette
ville où les nazis s’apprêtent à prendre le pouvoir.
Dans le même temps, au Kit Kat Klub, Cliff Bradshaw
découvre les idées libertaires et les mœurs truculentes de la
nuit berlinoise. Sally Bowles et le Maître des Cérémonies y
offrent un divertissement extravagant et provocant aux spectateurs venus oublier les tensions du monde réel ».
Jeudi 8 décembre 2011 à 20h30
Prix : 77 euros
Mise en scène : Alain Sachs
Avec : Jean-Claude Camors, Laurent Vercambre, Pierre Ganem,
Jean-Yves Lacombe
« Depuis trente ans maintenant Le Quatuor offre son talent et
sa folie à un public de plus en plus large. Auréolée de ses nombreuses récompenses, ce n’est pas un vain mot de dire que
cette formation est devenue une incontournable référence en
matière d’humour musical.
Une fois encore, ce nouveau spectacle nous comble de bonheur et de surprise en repoussant les limites de l’inventivité et
de l’ingéniosité. Venez découvrir quelles surprenantes trouvailles émaillent cette célébration des noces de la musique et
de l’humour… »
Jeudi 24 novembre 2011 à 20h30
DE
Prix : 41 euros
Hollywood
RON HUTCHINSON
Théâtre Antoine – 14, boulevard de Strasbourg
75010 Paris
Adaptation : Martine Dolléans
Mise en scène de : Daniel Colas
Avec : Daniel Russo, Thierry Frémont, Samuel Le Bihan et
Françoise Pinkwasser
« Après plusieurs années de préparation, le tournage d’Autant
en emporte le vent commence. Mais le producteur David
O.Selznick n’est pas satisfait, il congédie son ami réalisateur
George Cukor. Il convoque un nouveau scénariste, Ben Hecht
et un nouveau réalisateur, Victor Fleming. Le tournage est
stoppé, et chaque jour cette attente coûte des fortunes au producteur. Enfermés tous les trois dans le bureau de Selznick, il
faut réécrire le scénario. Ben Hetch, ne connaissant pas l’histoire, Selznick et Fleming vont lui raconter en mimant les
scènes. Après ces huit jours de folie le tournage reprend,
Autant en emporte le vent devient le film mythique
d’Hollywood ».
Jeudi 15 décembre 2011 à 21h00
Prix : 42 euros
/ septembre 2011 / n° 414 75
aae
ena
enaassociation
aae
ena
Activités culturelles
Visites - Conférences
Henri Edmond Cross et le néo-impressionnisme,
de Seurat à Matisse
Des jouets et des hommes
Galeries nationales du Grand Palais
3, avenue du Général-Eisenhower
75008 Paris
Musée Marmottan Monet
2, rue Louis-Boilly - 75016 Paris
« Cette exposition, la première consacrée à l’histoire du jouet
de l’Antiquité à nos jours rassemble des réalisations grandioses (jouets princiers, voitures sur mesure) mais aussi de
simples objets (figurines, hochets).
Dans un mélange savant de tradition et d’innovation, près de
mille jouets essentiellement occidentaux et japonais vont
bénéficier d’une scénographie inventive, conçue par Pierrick
Sorin, qui enchantera l’imaginaire de tous les vieux enfants
que nous sommes restés ».
« Cette exposition suit l'évolution chronologique de l'œuvre
d'Henri Edmond Cross et la confronte à celle des autres néoimpressionnistes. Elle met en évidence les liens tissés par le
peintre, des années parisiennes durant lesquelles il côtoie
Seurat, Signac et les premiers « néo » jusqu'aux années 18921910 lorsque Cross s'établit à Saint- Clair et Signac à SaintTropez, point de ralliement de toute une jeune génération où
Matisse et les futurs fauves s'initieront à la « division ».
Jeudi 5 janvier 2012 à 17h30
Lundi 12 décembre 2011 à 18h
Carnets
aae
ena
Prix : 17 euros
Prix : 22 euros
Carnet
Naissance
n Thomas More 1971
n Guernica 1976
n François Rabelais 1973
Réjane, fille de M. et Mme Laurent Cytermann,
Daniel NAFTALSKI, survenu à l’âge de 69 ans.
petite fille de M. et Mme Jean-Richard Cytermann.
n Michel de Montaigne 1988
Marie-Claire MILLET, survenu à l’âge de 58 ans.
Décès
n Union française 1948
Ordre National de la
Légion d’Honneur
Serge MIGNONNEAU, survenu à l’âge de 92 ans.
n Nations Unies 1949
Pierre PELLETIER, survenu à l’âge de 92 ans.
n Paul Cambon 1953
Paul GUÉRIN, survenu à l’âge de 90 ans.
Roger LECOURT, survenu à l’âge de 90 ans.
Michel THENAULT, conseiller d’État.
André HIRSCH, époux de Nicole Hirsch Tricart.
Officier
n Charles de Gaulle1972
Paul LEMPEREUR , ancien coordonnateur
d’une mission d’inspection.
n Guernica 1976
Marc-André FEFFER, directeur général adjoint
du groupe La Poste.
Commandeur
n Turgot 1968
Charles WIENER de CROISSET, internatio-
Joël TIXIER, secrétaire général de la commission consultative du secret défense national.
nal advisor de Goldman Sachs international.
n André Malraux 1977
n Thomas More 1971
Pierre SELLAL, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères et européennes.
Jean WEBER, président du pôle européen d’ad-
Paul Henry MANIÈRE, survenu à l’âge de 89 ans.
ministration publique (PEAP).
n Michel de l’Hospital 1979
Pierre ROCALVE, survenu à l’âge de 85 ans.
n Léon Blum 1975
Jean-François CARENCO, préfet de la région
n Albert Thomas 1955
naire et plénipotentiaire en Afghanistan.
Rhône-Alpes, préfet de la zone de défense et de
sécurité Sud-Est, préfet du Rhône.
n André Malraux 1977
n Voltaire 1980
Bernard BAJOLET, ambassadeur extraordi-
René ROUSTIDE, survenu à l’âge de 85 ans.
n Vauban 1959
Bertrand LABRUSSE, survenu à l’âge de 80 ans.
76
/ septembre 2011 / n° 414
Philippe PARINI, directeur général des finances
Christian DECHARRIERE, préfet de la région
publiques.
Franche-Comté, préfet du Doubs.
enaassociation
n Droits de l’Homme 1981
Claude-France ARNOULD, directrice de l’agence européenne de défense.
Michèle PAPPALARDO, conseiller maître à la
Cour des comptes.
n Henri-François d’Aguesseau 1982
Pierre de BOUSQUET de FLORIAN, préfet du
Isabelle YENI, inspectrice générale des affaires
n François Rabelais 1973
sociales.
Alain CHRISTNACHT, conseiller d’État, a été
n Liberté Egalité Fraternité 1989
nommé directeur général de la Fédération française de football-FFF.
François CAZOTTES, directeur adjoint des infrastructures de transport au ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports
et du Logement.
Pas-de-Calais.
Jean-Pierre LIEB, chef du service juridique à
la direction générale des finances publiques.
n Fernand Braudel 1987
Laurent TEISSEIRE, directeur au ministère de
Nicole KLEIN, directrice générale de l’agence
la Défense et des Anciens Combattants.
régionale de santé d’Aquitaine.
n René Char 1995
Béatrice ABOLLIVIER, préfet de la CharenteMaritime.
n Condorcet 1992
Christine ABROSSIMOV, secrétaire générale
de la préfecture d’Indre-et-Loire.
Emmanuel GLASER, avocat au barreau de
Paris.
Chevalier
n Marcel Proust 1967
n Saint-Exupéry 1994
n Simone Weil 1974
Bruno REMOND, conseiller maître et président
de section à la Cour des comptes, professeur à
Science Po Paris, maire adjoint de Cachin, a été
réélu membre du bureau au conseil d’administration de l’Institut Pasteur et président de son
comité d’audit financier.
Hubert VEDRINE, associé-gérant de Hubert
Vedrine Conseil, a été nommé membre du Global
Advisory Board de la banque d’affaires américaine Moelis & Company.
n Simone Weil 1974
Michel DIEFENBACHER, député du Lot-etGaronne, a été nommé rapporteur spécial (sécurité) pour le projet de loi des finances pour 2012.
Mylène ORANGE-LOUBOUTIN, sous-direc-
Rolande RUELLAN , qui était président de
Bruno BROCHIER, conseiller maître honoraire à la Cour des comptes.
trice à la direction générale des douanes et droits
indirects.
n Voltaire 1980
n René Char 1995
Hervé SALUDEN, président du tribunal admi-
Catherine RENONDIN, présidente de section
chambre honoraire à la Cour des comptes, a été
nommée présidente du Comité de sélection pour
l’intégration des inspecteurs et inspecteurs généraux dans le corps de l’inspection générale des
affaires sociales.
nistratif de Rennes.
à la chambre régionale des comptes du NordPas de Calais.
n Guernica 1976
n Solidarité 1983
Daniel BESSON, contrôleur général écono-
n Marc Bloch 1997
mique et financier.
Isabelle SAURAT, chef du service des synthèses
et du pilotage budgétaire (DAF) au ministère de
la Défense et des Anciens Combattants.
Jérôme CALVET , co-président de Nomura
France.
n Louise Michel 1984
Laurent GALZY , directeur général adjoint
Carnet Professionnel
d’Aéroports de Paris (ADP).
Catherine de SALINS, maître des requêtes au
Conseil d’État.
n Léonard de Vinci 1985
Janie LETROT, directrice générale de Maroc
telecom.
n Denis Diderot 1986
n France Afrique 1957
Edouard BALLADUR, président du comité pour
la réforme des collectivités locales, a été nommé
envoyé spécial du G8 pour la mise en œuvre du
Partenariat de Deauville, « consacré au soutien
aux pays arabes dans leur transition vers des
sociétés libres et démocratiques ».
Yves-Thibault de SILGUY, vice-président et
administrateur référent de Vinci, a été nommé
membre du « Advisory board » de la banque
d’affaires DC Advisory Partners.
Patrick WERNER, qui était président de la
Banque Postale, a été nommé directeur général de Gras Savoye.
n André Malraux 1977
Jean-François MANCEL, député de l’Oise, a été
nommé rapporteur spécial (action extérieure de
l’État) pour le projet de loi de finances pour 2012.
Olivier SCHRAMECK, président de la section
du rapport et des études du Conseil d’État, a été
nommé président du Comité d’appel indépendant de la Banque mondiale.
n Pierre Mendès France 1978
Sylviane TARSOT-GILLERY, directrice géné-
n Stendhal 1965
rale déléguée de l’Institut français.
Marie-Eve AUBIN, président de section hono-
Jean-Michel DUMOND, qui était ambassadeur
raire au Conseil d’État, a été nommée membre
du collège chargé de la lutte contre les discriminations et de la promotion de l’égalité auprès
du défenseur des Droits.
au Nigéria, a été nommé chef de la délégation
de l’Union européenne en République démocratique du Congo.
n Michel de Montaigne 1988
François ALABRUNE, ambassadeur auprès de
l’Organisation pour la sécurité et la coopération
en Europe.
Jacques AUDIBERT, directeur général des
affaires politiques et de sécurité au ministère
des Affaires étrangères et européennes.
Françoise MERCADAL-DELASSALLES, directrice à la Société Générale.
n Robespierre 1970
Jean-Pierre HOSS, président de section à la
Cour nationale du droit d’asile, a été nommé
membre du collège chargé de la déontologie
dans le domaine de la sécurité auprès du
Défenseur des droits.
Philippe ZELLER, qui était ambassadeur en
Indonésie, a été nommé ambassadeur à Ottawa.
n Michel de l’Hospital 1979
Charles de COURSON, député de la Marne, a
été nommé rapporteur spécial (transports aériens
et météorologie) pour le projet de loi de finances
pour 2012.
/ septembre 2011 / n° 414 77
aae
ena
Carnets
Carnet
enaassociation
Carnets
aae
ena
Carnet
Yves DOUTRIAUX , conseiller d’État, a été
François GOULARD, député du Morbihan, a
n Louise Michel 1984
nommé membre du collège chargé de la lutte
contre les discriminations et de la promotion de
l’égalité auprès du Défenseur des droits.
été nommé rapporteur spécial (ville) pour le projet de loi de finances pour 2012.
Raphaël BARTOLT , qui était directeur de
l’Agence nationale des titres sécurisés, a été
nommé préfet de Meurthe-et-Moselle.
Bernard FRAGNEAU, qui était directeur du
pôle territorial au commissariat général de l’investissement, a été nommé secrétaire général
du Commissariat général pour le développement
de la vallée de la Seine.
Danielle MAZZEGA, qui était présidente du tribunal administratif de Besançon, a été nommée
présidente du tribunal administratif de Nice.
n Voltaire 1980
Jacques REILLER, qui était directeur adjoint
du Collège stratégique du ministère de l’Intérieur,
a été nommé préfet de la région Limousin, préfet de la Haute-Vienne.
n Henri-François d’Aguesseau 1982
Pascale ANDREANI, qui était ambassadeur,
représentant permanent de la France au Conseil
de l’Atlantique Nord-Otan, a été nommée ambassadeur, représentant permanent de la France
auprès de l’OCDE.
François BERGERE, qui était secrétaire général de la mission d’appui à la réalisation des
contrats de partenariat depuis 2005, a été nommé
directeur de la « Mission d’appui aux partenariats
public-privé », nouveau service à compétence
nationale rattaché au directeur général du trésor.
Stéphane PALLEZ, qui était administrateur et
directeur général de la Caisse centrale de réassurance –CCR, a été nommée président du conseil
d’administration de ce même établissement.
Joël FILY, qui était préfet d’Indre-et-Loire, a été
nommé préfet hors-cadre.
Eric AUBRY, inspecteur général des affaires
sociales, a été nommé conseiller d’État.
Guillaume PEPY, président de la SNCF, a été
Jean-Pierre JOUYET, président de l’Autorité des
Michel AZIBERT, qui était directeur général
marchés financiers-AMF, a été nommé président
du conseil d’administration de l’Institut Pasteur.
délégué du groupe TDF, a été nommé directeur
général délégué de l’opérateur satellitaire européen d’Eutelsat Communications, mandataire
social du Groupe.
nommé vice-président du conseil de surveillance de Systra.
Bernard LEPLAT, qui était président du tribunal administratif de Limoges, a été nommé président du tribunal administratif de la Polynésie
française.
Pierre MONGIN, président directeur général
de la RATP, a été nommé président du conseil
de surveillance de Systra.
Jean-Maurice RIPERT, qui était ambassadeur,
représentant permanent de la France auprès de
l’Onu à new-York, a été nommé chef de la délégation de l’Union européenne en Turquie.
Guy ROTH, qui était président de chambre à
la Cour administrative d’appel de Paris, a été
nommé président du Tribunal administratif de
Versailles.
Roger SILHOL, qui était sous-préfet de Dreux,
a été nommé préfet chargé d’une mission de service public relevant du gouvernement.
Jacqueline SILL, qui était présidente du tribunal administratif de Grenoble a été nommée présidente de la Cour administrative d’appel de
Marseille.
n Droits de l’Homme 1981
Jean-François BENEVISE, qui était directeur
général des services départementaux de
l’Essonne, a été nommé directeur de l’Agence
régionale de santé de Lorraine.
Joëlle BURLERAUX-LACKMANN, président
de chambre à la cour administrative d’appel de
Paris, a été nommée président de section à la
Cour nationale du droit d’asile.
Emmanuel FOREST qui était directeur général délégué et vice-président de Bouygues
Télécom, a été nommé directeur général adjoint
Affaires institutionnelles et européennes du groupe Bouygues.
78
/ septembre 2011 / n° 414
Philippe CITROEN, qui était chez Systra, a été
nommé directeur général de la fédération européenne de l’industrie ferroviaire européenne.
Hervé DIGNE, senior partner de Kurt Salmon,
a été élu à la présidence de la Collection Lambert
en Avignon.
Brigitte VIDARD, qui était président de section
au tribunal administratif de Paris, a été nommée président du tribunal administratif de Nîmes.
n Solidarité 1983
Adolphe COLRAT, qui était préfet de Meurtheet-Moselle, a été nommé préfet de la Manche.
Marie-Hélène DEBART, qui était conseillère
au cabinet de Claude Guéant, ministre de
l’Intérieur, a été nommée inspectrice générale
de l’administration.
Jean-Michel SEVERINO , président de
Investisseur & Partenaire pour le développement,
a été nommé membre du « Advisory board » de
la banque d’affaires DC Advisory Partners.
Olivier VASSEROT, contrôleur général économique et financier, a été nommé délégué aux
restructurations au ministère de la Défense et
des Anciens combattants.
n Léonard de Vinci 1985
Eve DARRAGON, conseiller maître à la Cour
des comptes, a été nommée présidente du Comité
national de la gestion des risques en forêt.
Jean-Claude HULOT, qui était directeur des participations du Commissariat à l’énergie atomique
et aux énergies alternatives-CEA, a été nommé
contrôleur général économique et financier.
Guillaume MULSANT, qui était président de
chambre à la cour administrative d’appel de
Douai, a été nommé président du tribunal administratif de Bastia.
Mireille HEERS, qui était présidente du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, a
été nommée présidente du tribunal administratif de Rouen.
Alain HOLLEVILLE, qui était ambassadeur au
Niger, a été nommé chef de la délégation de
l’Union européenne au Burkina Faso.
Marc LE FUR, député des Côtes d’Armor, a été
n Denis Diderot 1986
Marc DAVY, qui était expert à la Banque mondiale, a été nommé sous-directeur des affaires
générales au Commissariat général au développement durable du ministère de l’Écologie, du
Développement durable, des Transports et du
Logement.
nommé rapporteur spécial (administration générale et territoriale) pour le projet de loi de finances
pour 2012.
Daniel RIQUIN, qui était président du tribunal
administratif de Bastia, a été nommé président
du tribunal administratif de Clermont-Ferrand.
Odile PIERART, qui était président du tribunal
administratif de Cergy-Pontoise, a été nommée président de la Cour administrative d’appel de Nancy.
n Fernand Braudel 1987
François SENERS, conseiller d’État, a été
nommé membre de la Commission des infractions fiscales.
Luc ALLAIRE, qui était directeur de l’administration générale et de la modernisation des services, au ministère du Travail, de l’Emploi et de
la Santé, a été nommé directeur de la Caisse
nationale de solidarité pour l’autonomie-CNSA.
enaassociation
Bruno DELETRE, qui est directeur général de
n Victor Hugo 1991
BPCE International et Outre-mer, a été nommé
directeur général du Crédit Foncier.
Jacques SCHNEIDER, qui était directeur des
Isabelle DUCHEFDELAVILLE, qui était inspecteur général de la Ville de Paris, a été nommée expert de haut niveau au secrétariat général
du Conseil de Paris.
Thierry FRAYSSE, qui était ambassadeur au
Nicaragua, a été nommé ambassadeur chargé
de l’adoption internationale.
Philippe LEFORT, qui était directeur de l’Europe
continentale au Quai d’Orsay, a été nommé représentant spécial de l’Union européenne pour le
Caucase du Sud et la crise en Géorgie.
n Michel de Montaigne 1988
Marc-Antoine JAMET, secrétaire général du
groupe LVMH, vice-président du conseil régional (PS) de Haute-Normandie a été nommé
parallèlement président du pôle de compétitivité Cosmetic Valley.
Alexandre de JUNIAC, maître des requêtes au
Conseil d’État, a été nommé chargé de mission
auprès de François Baroin, ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie.
Jean-Pierre LACROIX , qui était ministre
conseiller, représentant permanent adjoint de la
France auprès des Nations unies à New-York, a
été nommé ambassadeur en Suède.
Jean-Michel MANGEOT de THIBALLIER, qui
était président directeur général de Vacquerie
Conseil, a été nommé délégué général de la
Fédération des Promoteurs Immobiliers.
Alain ZABULON, qui était préfet de la Corrèze,
a été nommé préfet des landes.
n Liberté Egalité Fraternité 1989
Jean-Luc FABRE , qui était préfet de la
Guadeloupe, représentant de l’État dans les collectivités de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin,
a été nommé préfet d’Indre-et-Loire.
Eric THEVENON , qui était président de la
chambre régionale des comptes de ChampagneArdenne, a été nommé à la 7e chambre de la
Cour des comptes.
n Jean Monnet 1990
Hervé GOSSELIN, conseiller à la Cour de cassation en service extraordinaire, a été nommé
président de la commission de conciliation prévue dans le cadre de la réforme des droits d’auteur des journalistes intervenue en 2009.
Stéphane SEILLER, qui était directeur des risques
professionnels de la Caisse nationale de l’assurance-maladie des travailleurs salariés-CNAMTS,
a été nommé directeur général de la Caisse nationale du régime social des indépendants – RSI.
ressources humaines à la Préfecture de police,
a été nommé inspecteur général de l’administration.
n Condorcet 1992
Catherine DEMIER, secrétaire général du
Conseil des prélèvements obligatoires, a été nommée membre du Comité de surveillance de la
Caisse d’amortissement de la dette sociale.
Thierry GUIMBAUD, qui était directeur de l’exploitation du Syndicat des transports d’Ile-deFrance, a été nommé directeur des services de
transport (direction générale des infrastructures,
des transports et de la mer) au ministère de
l’Écologie, du Développement durable, des
Transports et du Logement.
Luc MACHARD, conseiller maître à la Cour des
comptes, a été nommé directeur général des services du Défenseur des droits.
Valérie PECRESSE , qui était ministre de
l’Enseignement supérieur et de la Recherche, a
été nommée ministre du Budget, des Comptes
publics et de la Réforme de l’Etat, porte-parole
du gouvernement.
Philippe PORTAL, qui était sous-préfet d’Alès,
a été nommé sous-préfet de Mantes-la-Jolie.
n Léon Gambetta 1993
Pascal BRICE, conseiller des affaires étrangères, a été nommé conseiller spécial de Harlem
Desir, Premier secrétaire du PS par intérim.
Olivier PAGEZY, qui était directeur de cabinet
de Valérie Pecresse au ministère de l’Enseignement
supérieur et de la Recherche, a été nommé
conseiller spécial, à son cabinet au ministère du
Budget, des Comptes publics et de la Réforme
de l’État.
Pierre THENARD, qui était chargé de mission
pour la politique américaine et atlantique dans
le monde arabe à la direction de la prospective
au Quai d’Orsay, a été nommé consul général à
Tanger.
n Saint-Exupéry 1994
Philippe ARDANAZ, qui était chef de la Mission
ministérielle de contrôle de gestion à la direction des affaires budgétaires à la direction générale de l’administration et de la modernisation
de ministère des Affaires étrangères et européennes, a été nommé ambassadeur au
Honduras.
Joël BLONDEL, qui était directeur régional des
entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi d’Ile-de-France,
a été nommé directeur de l’administration géné-
rale et de la modernisation de services au ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé.
Philippe LACOSTE, qui était directeur adjoint
des biens publics mondiaux au Quai d’Orsay, a
été nommé ambassadeur aux Comores.
n René Char 1995
Anne-Gabrielle HEILBRONNER , qui était
directeur de l’audit et des risques de la SNCF, a
été nommée banquier-conseil Société Générale
Corporate & Investissement Banking.
Armand LAFERRERE, qui était directeur à la
direction International et Marketing d’Areva, a
été nommé directeur du développement commercial.
Olivier MARTEL, qui était chargé de mission
auprès du directeur de la décentralisation et des
relations avec les associations, les territoires et
les citoyens de la Ville de Paris, a été nommé
directeur de projet de la Ville de Paris, chargé
d’assurer le déploiement du suivi des risques au
sein de la collectivité.
n Victor Schoelcher 1996
Yvon ALAIN, qui était adjoint au directeur général de l’Institut de recherche pour le développement-IRD, a été nommé directeur de l’Institut
régional de Bastia.
Yves GOUNIN, qui était conseiller (questions
juridiques, espace « liberté, sécurité et justice »,
élargissement, Conseil de l’Europe) au cabinet
de Laurent Wauquiez au ministère chargé des
Affaires européennes, a été nommé directeur
adjoint du cabinet de Jean Leonetti, ministre
chargé des Affaires européennes.
Philippe JOSSE, conseiller d’État, a été nommé
président du comité de sélection pour le recrutement d’inspecteurs des finances au tour extérieur.
n Marc Bloch 1997
Alexandre GARDETTE, qui était conseiller social
au cabinet de François Baroin au ministère du
Budget, des Comptes publics, de la Fonction
publique et de la Réforme de l’État, Porte-parolat du Gouvernement, a été nommé conseiller
social et budgétaire au cabinet de François
Baroin, ministre de l’Économie, des Finances et
de l’Industrie et parallèlement conseiller social
au cabinet de Valérie Pecresse.
Régis PELISSIER, qui était directeur des relations institutionnelles et du développement à la
direction des retraites de la CDC, a été nommé
délégué au réseau de la direction du développement territorial et du réseau de ce même groupe.
Sophie THIBAULT, qui était directrice de l’évaluation de la performance, et des affaires financières et immobilières Place Beauvau, a été
nommée préfet de la Corrèze.
/ septembre 2011 / n° 414 79
aae
ena
Carnets
Carnet
enaassociation
Carnets
aae
ena
Carnet
n Cyrano de Bergerac 1999
n René Cassin 2003
Blaise-Philippe CHAUMONT , qui était
Régis BAC, qui était directeur des affaires finan-
conseiller fiscal au cabinet de François Baroin
au ministère du Budget, des Comptes publics,
de la Fonction publique et de la réforme de l’État, Porte-parolat du Gouvernement, a été
nommé directeur adjoint du cabinet de François
Baroin, ministre de l’Économie, des Finances et
de l’Industrie, chargé de la fiscalité, de la concurrence, de la compétitivité et des affaires juridiques.
cières et du contrôle de gestion de la Cour des
comptes, a été nommé sous-directeur chargé
de la direction générale des services auprès du
secrétaire général de la Cour des comptes.
Thomas DEGOS, qui était directeur du cabinet
de Maurice Leroy, ministre de la Ville, a été
nommé préfet, représentant du gouvernement
à Mayotte.
Julien FONTAINE , directeur associé chez
McKinsey & Compagny, chargé des services
financiers, a été nommé directeur de la stratégie de Crédit agricole S.A.
n Averroès 2000
Christophe BONNARD , qui était directeur
adjoint du cabinet de Christine Lagarde au ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie,
a été nommé directeur adjoint du cabinet de
François Baroin, chargé des affaires multilatérales et européennes, du financement de l’économie et de la politique macroéconomique.
Laurent HOTTIAUX, qui était directeur adjoint
du cabinet de Maurice Leroy, ministre de la Ville,
a été nommé directeur de ce même cabinet.
Nathalie LECLERC, qui était chef du service
des finances et du budget au ministère de la
Défense et des Anciens combattants, a été nommée directrice de projet chargé du renforcement
de la fonction financière, auprès du directeur des
affaires financières dans ce même ministère.
n Nelson Mandela 2001
Laurent WAUQUIEZ, qui était ministre chargé
des Affaires européennes, a été nommé ministre
de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
n Copernic 2002
Vincent CHEVRIER, qui était secrétaire général de l’Union nationale des organismes d’assurance maladie, a été nommé conseiller au cabinet
de Claude Greff, secrétaire d’État chargée de la
Famille.
Erkki MAILLARD, qui était directeur de cabinet de Laurent Wauquiez, au ministère chargé
des Affaires européennes, occupera ces mêmes
fonctions au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
Christophe VIPREY, qui était chef du bureau
des affaires aéronautiques, militaires et navales
à la direction générale du Trésor, a été nommé
directeur des garanties publiques de Coface.
80
/ septembre 2011 / n° 414
Hugues de BALATHIER-LANTAGE qui était
jusqu’alors chef du département Travail-Emploi
du centre d’analyse stratégique, a été nommé
secrétaire général du Conseil d’orientation pour
l’emploi.
Pierre COURAL, qui était conseiller auprès de
Georges Tron au secrétariat d’État chargé de la
Fonction publique, a été nommé conseiller auprès
de François Sauvadet, ministre de la Fonction
publique.
Laurence TISON-VUILLAUME, qui était rap-
nomie, des Finances et de l’Industrie, chargé
des entreprises et des participations publiques.
Christophe GARAT, qui était conseiller (politique commerciale commune, recherche et innovation, santé et transport) au cabinet de Laurent
Wauquiez au ministère chargé des Affaires européennes, a été nommé conseiller au cabinet de
Jean Leonetti, ministre chargé des Affaires européennes.
Julie NARBEY, qui était conseillère en charge
des affaires budgétaires et fiscales, de la modernisation et du développement durable au cabinet de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture
et de la Communication, a été nommée directrice générale déléguée de la société par actions
simplifiée palais de Tokyo.
n Simone Veil 2006
porteur extérieur à la Cour des comptes, a été
nommée secrétaire générale adjointe, chargée
de l’économie et de l’Innovation du Commissariat
général pour le développement de la vallée de
la Seine.
Alexandra LOCQUET, qui était adjointe au chef
de bureau transports et mer de la direction du
Budget, a été nommée conseiller technique au
cabinet de Thierry Mariani, ministre chargé des
Transports.
n Léopold Sédar Senghor 2004
n République 2007
Charline AVENEL, qui était directrice adjointe
du cabinet de Valérie Pecresse, chargée notamment des moyens et de l’évaluation, a été nommée directrice adjointe du cabinet de Laurent
Wauquiez, chargée des moyens, de l’évaluation
et de la recherche.
Arnaud JULLIAN, qui était conseiller technique
défense, logement, Outre-mer, solidarité et santé,
au cabinet de François Baroin au ministère du
Budget, a été nommé conseiller, défense, logement, Outre-mer, solidarité, santé au cabinet de
Valérie Pecresse, ministre du Budget, des
Comptes publics et de la Réforme de l’État.
Sébastien PROTO , qui était gérant chez
Rotschild &Cie, a été nommé directeur du cabinet de Valérie Pecresse, ministre du Budget, des
Comptes publics et de la Réforme de l’État, Porteparole du Gouvernement.
n Romain Gary 2005
Gautier BAILLY, qui était conseiller synthèse
budgétaire et emploi au cabinet de François
Baroin au ministère du Budget, des Comptes
publics, de la Fonction publique et de la Réforme
de l’État, Porte-parolat du Gouvernement, a été
nommé directeur adjoint du cabinet, chargé du
budget et des comptes publics au cabinet de
Valérie Pecresse, ministre du Budget, des
Comptes Publics et de la Réforme de l’État.
Rodolphe CHEVALIER, qui était chef du bureau
B2 (Areva et GDF Suez) de l’Agence des participations de l’État, a été nommé directeur adjoint
du cabinet de François Baroin, ministre de l’Éco-
Perrine BARRE, qui était chef de mission à la
délégation générale à l’emploi et à la formation
professionnelle a été nommée dans les fonctions
d’inspecteur des finances.
Jean-Marc OLERON, qui était chef du bureau
de la défense et de la mémoire à la direction du
Budget, au ministère du Budget, des Comptes
publics et de la Réforme de l’État, a été nommé
conseiller technique collectivités locales, éducation nationale, enseignement supérieur et
recherche au cabinet de Valérie Pecresse,
ministre du Budget, des Comptes publics, et de
la Réforme de l’État, Porte-parole du gouvernement.
Grâce à vous, l’Unicef met tout en œuvre pour que soient développées
le plus rapidement possible des formulations pédiatriques adaptées aux
jeunes enfants des pays pauvres afin que 800 000 enfants soient mis
sous traitement d’ici 2010.
Envoyez vos dons à Unicef - ENFANTS ET SIDA - BP 600 - 75006 Paris
temps libre
Mélomanie
« Nouvelles musiques,
nouveaux talents « (NMNT)
Cette rentrée de septembre est l’occasion de célébrer les 10 ans (déjà !) de la rubrique
« Nouvelles musiques, nouveaux talents » ! Dix années passées à écouter, jour après jour,
sélectionner, semaine après semaine, et essayer de vous faire partager, mois après mois, notre passion
pour la Musique, pour toutes les musiques et, surtout, pour les vrais projets musicaux !
Des projets animés et portés par des musiciens, chanteurs, compositeurs que les grands médias
ne mettent pas souvent ou pas assez à l’honneur : parce qu’ils ne sont pas connus ; parce d’autres
sont trop connus ; parce le secteur discographique, qui vit, on le sait, une crise sans précédent,
n’a jamais été aussi à la fois créatif et concentré ! Aujourd’hui, c’est un nouveau modèle tant économique
que culturel qu’il faut inventer, et ce, pour les industries culturelles en général ; mais c’est aussi la notion
de « prescripteur » qu’il convient de recréer afin que ce ne soient pas seulement les lois commerciales
et marketing qui imposent leurs choix.
Durant ces dix années passées avec vous, ce sont plus de 500 nouveautés et presque autant d’artistes
qui vous ont été présentés ! Alors en ce mois « anniversaire », nous avons souhaité marquer le coup,
avec une douzaine de nouveautés : six de musique classique, six de musiques actuelles !
Et souhaiter que, dans cinq, dans dix ans, nous puissions toujours être fidèles au rendez-vous !
Avec chacune et chacun d’entre vous ! En attendant, bonne rentrée et bonne écoute !
N.B. : Le symbole §§ signale nos nouveautés « coup de cœur ». Cela ne minore en rien le caractère
exceptionnel des autres œuvres présentées.
n MUSIQUE DE LA RENAISSANCE
§§ANTOINE DE FÉVIN§§
REQUIEM D’ANNE
BRETAGNE
Doulce Mémoire
Denis Raisin Dadre
DE
(Réf. : ZZT 090901 – Zig Zag
Territoires – Harmonia Mundi –
2009)
Avec ce disque enregistré par
l’ensemble Doulce mémoire,
placé sous la direction de
Denis Raisin Dadre, c’est une
grande page de l’histoire de
France qui est évoquée. En
vérité, les quarante jours de
cérémonies qui accompagnèrent la dépouille d’Anne de
Bretagne, de Blois, lieu de son
82
/ septembre 2011 / n° 414
décès, à Saint Denis, lieu de sa
sépulture, témoignent de l’importance de l’événement.
Pour autant, si les écrits fournissent de très nombreux
détails concernant le déroulement de cette quarantaine, ils
restent quasiment muets sur
les œuvres musicales jouées
lors de ces jours funèbres. À
cet égard, Denis Raisin Dadre
dut faire des choix parmi les
différentes œuvres susceptibles
d’avoir figuré au programme
des funérailles de la reine.
Finalement, c’est le magnifique
Requiem d’Antoine de Fevin
(v.1470-1512) qui a finit par
emporter tous les suffrages des
musiciens de l’ensemble Doulce
mémoire.
Dès l’Introit, il émane un climat
de paix et de douceur sortant
les cœurs de leurs préoccupations quotidiennes. Un nouveau monde s’ouvre, tourné
vers le ciel… Le temps déjà
semble être aboli au fil des
longues phrases se tissant
autour de lignes mélodiques
planantes issues du chant grégorien. La polyphonie ajoute
ici une ampleur expressive
retournant littéralement l’auditeur.
La route s’élève graduellement
comme pour être accessible à
tous. De fait, passé le premier
quart de l’œuvre, l’intermède
instrumental Misere mei Domini
est à l’auditeur ce que l’arrêt
près d’une fontaine est au
pèlerin : une étape indispensable, vitale, un moment de ressourcement d’une intense joie.
Sacqueboutes, cornet, flûtes à
bec, bassons, solennisent le
moment avec une grâce indicible.
Une nouvelle étape commence à partir du Sanctus. Lors, la
messe se développe sur cinq
voix au lieu de quatre précédemment. Des deux voix de
basses résulte une profondeur
saisissante, encore accrue par
la puissance tout en rondeur
des sacqueboutes. Ainsi, entre
ferveur, tendresse et douleur,
la musique franchit un sommet
conduisant l’auditeur à passer
une limite, comme celle qui
sépare les vivants et les morts.
Il atteint alors la zone du merveilleux avant d’être ramené
sur Terre.
Soyons heureux d’être parmi
les premiers à pouvoir nous
délecter pleinement de cette
musique extraordinaire !
n MUSIQUE BAROQUE
§§GIOVANNI GIORGI§§
AVE MARIA
Chœur de chambre
de Namur
Leonardo GARCIAALARCON
(Réf. : RIC 313 – Ricercar –
2011)
Bien que parfaitement inconnue, la musique de Giovanni
Giorgi (?-1762) recèle une
munificence exceptionnelle.
Ainsi, pour la seule messe
chantée ici, pas moins d’un
double chœur, des voix solistes,
des cornets à bouquin et des
trombones, soulignant de leurs
timbres puissants et chauds
l’édifice. Tel est le florilège non
exhaustif des grandioses réjouissances contenues dans ce disque.
À dire vrai, l’œuvre polychorale de Giorgi, qui se révèle un
immense architecte sonore, se
compare volontiers aux gigantesques cathédrales gothiques.
Il faut dire que ces dernières
sont quasiment indissociables
de cette musique, tant elle
réclame une nef large et élevée pour assurer l’épanouissement des instruments et voix,
sans les brimer.
Entre madrigalisme archaïque
et harmonie anticipant un classicisme naissant, notre compositeur est parvenu à créer
une sorte de microclimat dans
l’histoire de la musique. En
effet, maître de chapelle à
Saint-Jean-de-Latran à Rome
entre 1719 et 1725, il poursuivit tout en l’enrichissant l’univers polychoral des grands
compositeurs du XVIe siècle.
Cet état de fait s’explique sans
doute par son attachement à
la musique sacrée, par ailleurs
soumise à des contingences
liées tant à la liturgie qu’à ses
commanditaires ecclésiastiques.
Giorgi n’en laisse pas moins
une œuvre originale, déployant
un contrepoint d’une grande
richesse, qui allie avec une sûre
habilité de splendides dissonances.
À titre d’exemple, le Credo de
la messe possède un souffle
rappelant parfois l’inspiration
du meilleur Mozart (17561791). La diversité des modes
d’écriture, les changements de
n MUSIQUE BAROQUE
§§ MATTHIAS
WECKMAN§§
CONCERTI VOCALI / SONATE /
PARTITE
Ensemble LES CYCLOPES
Bibiane LAPOINTE &
Thierry MAEDER
(Réf. : ZZT 110502 – Zig Zag
Territoires – Harmonia Mundi –
2011)
On peut dire que Les cyclopes,
ensemble de musiciens dirigés
par Bibiane Lapointe et Thierry
Maeder ont eu l’œil. En effet,
s’il est moins connu qu’Heinrich
Schutz (1585-1672) ou Claudio
Monteverdi (1567-1643), Matthias
Weckman (1616-1674) est un
compositeur dont les belles
partitions méritent d’être
rejouées. Musique sublime s’il
en est, ces opus ensorcellent nos
sens jusqu’à les subordonner
aux émotions les plus fortes,
ravissant nos cœurs d’une joie
tantôt grave, tantôt légère.
Exemple même de ces sentiments contrastés, la Sonate à 4
n°2 commence par un rythme
sautillant, inclinant à la danse.
L’embrasement aussi progressif qu’inextinguible se propage,
en petites gerbes flamboyantes,
de trombone en basson et de
cornet à bouquin en violon. Ces
effusions volubiles caressent
divinement nos sens avant que
ne vienne le temps des dissonances, dans lequel chaque instrument s’enlace, se frotte,
créant en tout point de l’ambitus des flambeaux d’une lumière intense. Les timbres du
quatuor ne sont pas pour rien
dans ce feu d’artifice. Àl’aigre
du basson répond la douceur du
trombone, à la suavité du cornet
s’oppose l’amertume du violon,
le tout étant lié par le continuo
de l’orgue et du clavecin.
Côté pièces vocales, les textes
sacrés1 oscillent entre optimiste et désolation. Ainsi, dans
Weine nicht, peut-on entendre
« ne pleure pas, il a triomphé le
lion de la tribu de Juda » ou
encore « gloire et pouvoir
d’éternité en éternité ». Pour
autant, il n’est qu’à se laisser
porter par le conclusif « amen »,
éminemment déployé et orné,
pour se rendre compte de
toute l’espérance contenue
dans cette musique.
Peintre de l’âme, Weckman
exprime à travers ses notes
tout le climat sous-entendu par
les mots. Par exemple, Wie liegt
die Stadt so wuste s’égrène sur
un tapis d’orgue en jeu de
flûte, duquel se détache la voix
admirable de délicatesse
d’Eugénie Warnier. Oui, vraiment, « comme elle est déserte, cette ville si peuplée jadis ».
Et cette solitude de l’Homme,
« perdu entre deux infinis »
pour reprendre les mots de
Pascal (1623-1662), se trouve
traduite ici avec une puissance dramatique sans égal.
Si la musique de Matthias
Weckman trouble autant, sans
doute est-ce parce qu’elle
concentre avec une ardeur
hors du commun toutes les
tensions, les interrogations
mais aussi l’espérance d’un
avenir radieux, de toute l’humanité. Hors du commun est
également cet enregistrement,
vibrant, brillant, bouleversant,
tout simplement exceptionnel !
n MUSIQUE CLASSIQUE
MOZART & BEETHOVEN
SONATES POUR PIANOFORTE
ET VIOLON
Rémy CARDINALE, piano
forte et Hélène SCHMITT,
violon
(Réf. : ALPHA 177 – 2011)
Comment se faire connaître
lorsque l’on est un jeune compositeur ? Cette question que
beaucoup se posent aujourd’hui, Mozart (1756-1791) et
Beethoven (1770-1827) l’éprouvèrent eux aussi. Leurs réponses
prirent corps avec la sonate
pour clavier et violon, genre
qui à l’époque était le plus susceptible d’ouvrir les portes de
l’aristocratie viennoise du dernier quart du XVIIIe siècle.
Autant dire que ces « cartes de
visite » cristallisaient beaucoup
1 - Apocalypse de Jean, lamentations de Jérémie, psaume125.
/ septembre 2011 / n° 414 83
temps libre
tempi, l’alternance des passages entre voix et instruments,
conduisent rapidement l’auditeur vers une bienheureuse
plénitude. Nonobstant, l’Ave
Maria d’ouverture donne la
pleine mesure de la brillantissime interprétation du chœur
de Namur. Voix aériennes ciselées sur une prosodie parfaite,
homogénéité d’ensemble irréprochable, énergie savamment
conduite du début à la fin. À
cet égard, Leornardo GarciaAlarcon se fait le meilleur
interprète qui soit pour sortir
Giovanni Giorgi de l’ombre.
Au total, si la richesse d’écriture de ces polyphonies pourrait vite confiner à un magma
sonore difficilement audible –
ce qui peut expliquer que sans
une compréhension parfaite,
cette musique ait pu ne susciter qu’une reconnaissance
mitigée –, il n’en est rien avec
cet enregistrement, tant la qualité d’exécution et d’interprétation est forte. La musique de
Giovanni Giorgi peut ainsi
être beaucoup mieux appréhendée aujourd’hui et ainsi,
devenir abordable pour tous
et ce, pour notre plus grand
plaisir !
temps libre
Mélomanie
d’espoirs tout en requérant le
meilleur de ces compositeurs.
La Sonate en mi bémol majeur
KV380 de W.A.Mozart (17521791) parue sous le titre de
« Sonate pour Clavecin ou pianoforte avec l’accompagnement
d’un violon ». À dire vrai, cette
appellation laisse quelque peu
dubitatif au regard de la partie
de violon qui est bien loin de se
cantonner à un simple rôle d’accompagnement. Ou alors fallait-il
appréhender le terme « accompagnement » dans une perspective
culinaire, c’est-à-dire la manière d’agrémenter un plat pour lui
donner sa pleine saveur ? Car
savoureuse, cette sonate l’est bel
est bien !
deur de certains concertos de
piano du maître.
Quant à elle, la Première sonate en ré majeur de Beethoven,
montre au-delà de son éclat et
de son inventivité qu’il est toujours difficile d’être apprécié à
sa juste valeur. En effet, comme
le rapporte Gilles Cantagrel,
bien connu des auditeurs de
France Musique, un critique
musical écrivait – sans doute un
peu trop rapidement ! – à propos de cette sonate, lors de sa
création : « C’est un amas de
choses savantes sans méthode ». De quoi rendre espoir à
tous les musiciens désireux de
conquérir le monde…
Quoiqu’il en soit, par leurs
qualités d’interprète tout à fait
admirables, Rémy Cardinale
et Hélène Schmitt risquent
bien de laisser leur nom dans
bien des mémoires, y compris
celle des critiques !
n MUSIQUE ROMANTIQUE
§§FRANZ SCHUBERT§§
Le premier mouvement très
enjoué, presque espiègle, est le
reflet d’une jeunesse pleine
d’énergie, de grâce et d’humour. Davantage de pudeur
s’exhale du mouvement médian.
Là, une plainte latente, un
tourment aussi indicible qu’inexorable, s’élèvent des instruments. Quant au final Rondo
allegro, son impétuosité et sa
fougue grandissante démontre,
s’il était besoin, que violoniste
et pianiste n’ont rien à s’envier
tant cette sonate exige une
réelle virtuosité.
Composée seulement deux ans
plus tard, la Sonate en si bémol
majeure KV 454 acquiert une
liberté de style extraordinaire.
Si elle reste en trois mouvements, les contrastes s’étalent
en camaïeu sur l’ensemble de
l’œuvre. L’inspiration continue
n’est pas sans rappeler la gran84
/ septembre 2011 / n° 414
TRIOS / SONATE « ARPEGGIONE » / FANTAISIE
Trio Dali
Amandine SAVARY, Vineta
SAREIKA et Christian-Pierre
LA MARCA
(Réf. : FUG584 – Fuga Libera
– 2011)
À l’instar de ses aînés, Mozart
et Beethoven, Franz Schubert
(1797-1828) tenta de laisser
une empreinte dans la société
viennoise du début du XIXe
siècle avec sa musique de
chambre. Pour autant, malade
et épuisé, bien conscient d’une
mort proche, le compositeur, à
seulement trente ans, écrivit
non pas des œuvres pour s’ouvrir les portes des salons les
plus influents de Vienne, mais
un véritable testament artistique. Ainsi, en enregistrant les
deux Trio, la Sonate « Arpeggione
et la Fantaisie, le Trio Dali revisite l’essence même de la musique
de chambre de Schubert.
Du Trio en Mi bémol majeur,
le second mouvement est le
plus célèbre. Son thème extraordinaire de simplicité et de
grâce nous imprègne avec
force. Au demeurant, l’image
du promeneur solitaire semble
assez adaptée pour décrire ce
mouvement. Promeneur en
proie au doute, interrogatif,
comme le suggère la mélodie
se mettant soudainement à
piétiner sur deux octaves,
avant de reprendre sa marche
forcée initiale.
Quant à la Fantaisie en Ut
majeur pour violon et piano,
elle palpite littéralement,
rayonnant d’une lumière
exceptionnelle. D’une extrême difficulté, de par son atmosphère contrastée, sa légèreté
ineffable, ses traits véloces et
ses nuances variées, cette
Fantaisie requiert une redoutable maîtrise technique. À
dire vrai, le duo doit ressentir,
au détour de chaque mesure,
des montées d’adrénaline
propres aux équilibristes posés
sur un fil à trente mètres de
hauteur. Cependant, ces vertiges dépassés, l’œuvre distille
un élixir particulièrement
séduisant. Le troisième mouvement enchante littéralement
par sa puissance émotionnelle
calibrée au gré de modulations
fascinantes. Exaltant est également le jeu du violon intervenant comme s’il était la voix
off du piano…
Bref, si Schubert n’eut pas
l’heur de remporter un succès
– qui aurait pourtant été légi-
time –avec ses œuvres de haute
volée, le trio Dali risque bien
lui de faire un tabac en les
interprétant de la sorte.
n MUSIQUE CONTEMPORAINE
BERNARD CAVANNA
KARL KOOP KONZERT /
SHANGAI CONCERTO / TROIS
STROPHES
Orchestre National de
Lille / Ensemble 2e2m
(Réf. : AECD 1104 – Aenon –
2011)
Chez Bernard Cavanna2, les
antinomies sont reines. Thèmes
savants, thèmes populaires,
références au passé résolument filtrées par une expérimentation futuriste, sont
autant de paramètres qu’il
combine en un éclectisme
flamboyant. De surcroît, la
musique de cet anticonformiste puise dans la confrontation
son combustible créateur, tout
en lui conservant une unité
profonde.
Organiser la lutte entre les
masses sonores, tel semble être
un des fondements de la musique selon Bernard Cavanna.
Opposer un instrument, quelquefois deux (qui n’en font en
fait qu’un comme dans Shanghai
Concerto) et l’orchestre symphonique, une voix et un chœur,
comme dans sa Messe, un
temps ordinaire, revient pour
lui à poser la question du lien
de l’individu avec la société,
entre répulsion et attraction.
Notre compositeur conserve
aussi un rapport étroit avec
l’anamnèse. Mémoire affective parfois, comme celle de son
grand-père accordéoniste, présent en son for intérieur lorsqu’il écrit Karl Koop Konzert
pour accordéon et orchestre.
Notons aussi que le dernier
mouvement de Shanghai
Concerto rend hommage à son
ami Aurèle Stroe, compositeur
bulgare décédé en 2008.
Anamnèse se révélant ailleurs
drée, cette célébration fait
revivre l’homme avec beaucoup de dignité, et travers lui
tous celles et ceux qui luttent
pour le progrès de l’humanité.
Qu’elle plaise ou qu’elle dérange, la musique de Bernard
Cavanna trouve sa force dans
sa sincérité, un phénomène
récurrent qui authentifie
depuis la nuit des temps la
marque du véritable artiste.
Affaire à suivre…
une rythmique d’experts, pour
faire aboutir son « rêve américain ». Après, tout devient possible et l’on peut faire tomber
le costume de soliste, finalement relativement étriqué,
pour celui autrement plus
ample et coloré d’artiste. Car
il s’agit bien de créer de nouvelles frontières et non de
reproduire, aussi bien soit-il,
des formats joués et rejoués.
n FANFARE JAZZ ROCK
§§PIERRICK
PÉDRON§§
CHEERLEADERS
En outre, Bernard Cavanna,
posé, pacifique, comme le
montre l’excellent film La
peau sur la table de Delphine
de Blic (qui accompagne ce
disque), propose souvent une
musique violente, voire véhémente. Chaos sonores fortissimo, sirènes, fouets, accents,
soubresauts, sont les signes
d’une inquiétante instabilité
qui domine souvent au début
de ses œuvres. L’apaisement ne
vient qu’ensuite, après le cri
libérateur.
Le timbre est aussi une des
composantes essentielle de la
musique de Bernard Cavanna.
Aussi rencontre-t-on dans Karl
Koop Konzert un accordéon,
mais aussi des trompes de
chasses et une cornemuse. Pour
les Trois strophes sur le nom de
Patrice Emery Lumumba, le
compositeur choisit l’alto, au
timbre dramatique, la viole de
gambe, beaucoup plus introvertie que le violoncelle, deux
contrebasses, pesantes, une
harpe et des timbales. Cet
ensemble aux sonorités subtiles
rend un magnifique hommage
à celui qui fut une figure de l’indépendance de Congo en 1960.
Entre lyrisme dépouillé et
angoisse savamment saupou-
(Réf. : 9511-2 – ACT –
Harmonia Mundi – Septembre
2011)
Pour qui suit la carrière de
Pierrick Pédron, il est bien
délicat de le classer dans un
genre particulier. Certes, le jazz
est le trait d’union de l’ensemble de ses créations et
interprétations. Mais du plus
classique au plus free, d’une
approche quasi-ethnologique
du genre – depuis le bal jusqu’aux musiques du monde –
à une influence fortement marquée par le rock voire le hard
rock, il a su sortir d’un jazz
« droit dans ses notes », où il
s’agit avant tout et après tout
de grimper les grilles à l’horizontal, pour développer une
musique originale et un jeu
parfaitement maîtrisé, lesquels
le placent aujourd’hui parmi
les meilleurs saxophonistes de
la scène européenne et internationale.
Alors qu’il était un sideman
particulièrement recherché en
France, il a assis son autorité
de leader en traversant
l’Atlantique pour graver, en
2006, Deep In A Dream, un
album qui sonne, après coup,
comme un rite initiatique, une
véritable catharsis. Tout jazzman se doit d’en passer par
New York, et qui plus est avec
Avec son nouvel album Cheerleaders, ce sont bien de nouveaux formats que Pierrick
Pedron nous propose, entre
jazz, rock, ambiances psychédéliques et ruptures en fanfare. Il n’y a aucun interdit,
aucun tabou. Plus qu’un retour
aux sources, c’est un véritable
bain de jouvence : il retrouve
un complice de ses vertes
années, Ludovic Bource, à la
genèse et à la direction artistique de ce projet, dont « l’idée
de base était la fanfare, un
thème liés au son de [son]
enfance ». Si cet album était
déjà dans sa tête « il y a vingt
ans », il ne deviendra réalité
que grâce à un couple de
mécènes qui lui offre la possibilité de réunir une fanfare de
dix-sept cuivres des plus
solides (parmi lesquels Patrick
Artero à la trompette), un
chœur de six voix et son groupe (Vincent Artaud à la guitare, Laurent Coq au piano et au
Fender Rhodes, Chris de Pauw
à la guitare, Fabrice Moreau et
Franck Agulhon, tous deux à
la batterie) !... Mais comment
associer tout ce beau monde ?
La bonne idée de mise en sons
lui sera suggérée par la vidéaste
et photographe Elise Dutartre :
un personnage central autour
duquel tout le disque est scénarisé. Ce personnage n’est
autre qu’une majorette, héroïne
de cette bande-son supersonique
aux allures de superproduction.
Les neufs morceaux se lient
ainsi en des fondus enchaînés,
qui racontent les tourments
d’une nuit – de la vie ? – de
cette jeune fille à la baguette,
qui s’éveille avec une tête de
brochet (Esox-Lucius) et prend
au final les traits d’une danseuse contemporaine new-yorkaise, Toshiko, incarnant le
rêve « absolu ». Le premier
titre et le dernier fonctionnent
par symétries (introduction
lente et progressive, sons longs
et étirés, thème obsédant) et
dissymétries (l’aurore versus
la nuit tombante ; les cuivres
et les ruptures d’un côté, le
piano comme tapis sonore, de
l’autre ; conclusion-ouverture
avec la voix d’Elise Caron
contre conclusion en mourant). The Cloud, deuxième
titre, s’ouvre avec la guitare
électrique, bientôt rejoint par
le saxophone, l’ambiance rock
n’étant adoucie que lorsque le
piano et le saxophone se
retrouvent ; mais ce dernier
revêt le double visage de Janus
ou plutôt ceux de Docteur
Jekill et de Mister Hyde.La
fanfare fait le lien – ce sera le
cas pour les autres morceaux
– avec le titre suivant, Miss
Falk’s Dog, dont le caractère
rock est indubitable, même si
Pédron saura introduire des
césures et des passages faisant
oublier un certain côté métal.
La ballade composée par Chris
de Pauw (The Mist’s Of Time)
vient à point nommé, avant que
la danse de Nonagon (Nonagon’s
2 - Cf. ENA Hors les Murs, avril 2006 et l’opéra pour jeune
public de Bernard CAVANNA, d’après un livret de Michel Beretti :
« Raphaël, Reviens ! » - réf. S208/NT100, Soupir Editions,
Nocturne, Février 2006.
/ septembre 2011 / n° 414 85
temps libre
plus structurelle en impliquant
directement des citations. À
cet égard, Shanghai Concerto
contient en son premier mouvement une mesure de la troisième Partita pour violon de
J.S. Bach (1685-1750) et un
thème traditionnel chinois
dans le second.
temps libre
Mélomanie
Dance), aux mesures irrégulières et à la rythmique sautillante, ne relance la donne.
Nouvelle pause avec un thème
magnifique, 2010 White Boots :
notes étirées, tempo lent, saxophone altier… Puis les deux
avant-derniers titres, The Cheerleader’s et Coupe 3, prolongent
l’ambiance totalement envoûtante de ce disque.
Les événements défilent sous
nos yeux, le film se déroule pas
à pas ; les images se brouillent,
les souvenirs aussi, l’on est littéralement envoûté : la baguette de cette majorette serait-elle
également capable de jeter des
sorts ? Alors que chaque instrument joue à plein régime,
sans même se passer les soli, il
n’y a aucun sentiment de
débordement, de trop plein,
bien au contraire. Pierrick
Pedron signe ici une de ses
plus belles œuvres, originale et
subtile, cohérente et tellurique,
aux timbres savamment pensés et aux arrangements ciselés. Et l’on en redemande tant
l’on succombe à sa musique,
tout à la fois puissante et sensible, ainsi qu’à ce destin de
cheerleaders en creux duquel se
devine un singulier autoportrait
de son auteur… Exceptionnel !
n POLYPHONIE D’AILLEURS
§§CHET NUNETA§§
PANGEA
(Réf. : CDM 186 – Le Chant
du Monde – Harmonia Mundi –
Août 2011)
Venu de nulle part, de partout
et d’ailleurs, Chet Nuneta
explore la voix au travers de
chants traditionnels et de la
création musicale. Quatre voix
en polyphonie sur un tapis de
percussions, une langue méconnue, un dialecte en disparition,
un poème populaire : tout cela
donne une incroyable aventure humaine, à la hauteur des
ambitions musicales universelles défendues par le groupe ! Dans leurs chants, il est en
86
/ septembre 2011 / n° 414
effet bien difficile de faire la
part de la tradition et de la
création personnelle, de la
mémoire orale et de l’imagination, tant cette musique, par
essence itinérante, se révèle
sans frontière aucune.
Chet Nuneta est né, il y a dix
ans, d’un trio de chanteuses
françaises (Juliette Roussille,
Daphné Clouzeau et Valérie
Gardou) interprétant des chants
traditionnels du monde. Passionnées par les possibilités sonores
de la voix et les polyphonies,
elles créent des arrangements
sur des chants glanés au gré de
leurs voyages ou de leurs
recherches musicologiques et
discographiques. Après avoir
tourné en festival de rue et
dans le milieu associatif, elles
rencontrent les Têtes Raides,
qui les invitent à rejoindre le
label… Mon Slip (cela ne s’invente pas !) pour la production
d’un premier album. Elles font
alors appel à une quatrième
chanteuse venue d’Italie, Lilia
Ruocco, pour enrichir l’harmonie et à Michaël Fernandez
pour les accompagner aux percussions. Ils vont ainsi, à eux
cinq, donner naissance à leur
premier album, Ailleurs.
Avec Pangea, leur deuxième
album, c’est un quintet légèrement modifié que l’on retrouve. Juliette Roussille (voix,
guitare, petites percussions),
Lilia Ruocco (voix, petites percussions) et Michaël Fernandez
(percussions, gembry, Iyre et
sampler) sont fidèles au poste ;
une troisième chanteuse apparaît en la voix de Béatriz
Salmerón-Martín (voix, petites
percussions) et un second percussionniste et chanteur en la
personne de Fouad Achkir.
Leur musique se nourrit de
toutes leurs émotions et découvertes, mais aussi d’une irrésistible envie d’aller toujours
plus loin dans les rencontres et
les mélanges. Subtilités rythmiques (souvent), mélancolie
lyrique ou allégresse de l’improvisation (au choix), éclectisme des inspirations (toujours)
sont à la source de ces douze
morceaux qui sont comme
autant de travaux d’un Hercule
chanteur… ! On y retrouve
ainsi les cultures komi, pygmée,
moldave, séfarade, chinoise ou
encore arabe, sans qu’il ne soit
possible de dire ce qui relève
de la création ou de la tradition.
Chaque morceau est porté par
une énergie jubilatoire, un
souffle de vitalité et de plaisir
largement contagieux. Le titre
qui ouvre l’album, Komi, en est
l’illustration même : reposant
sur une mesure à 7/4, qui provoque un léger et très agréable
déséquilibre, il donne le sentiment d’une respiration, d’un
souffle essentiel, le souffle de
la vie. Sans qu’une transition
ne soit finalement nécessaire,
c’est en Asie que l’on se
retrouve avec le titre suivant,
Ni Yuan Bu Yuan : basse continue, instrument à cordes, voix
nasales et invitation à venir
dans un « jardin secret » créent
une ambiance insolite et irrésistible. Autre titre, autre continent : avec Abee, c’est entre
l’Afrique et l’Amérique Latine
que l’on se situe : dans ce traditionnel m’bochi, les percussions lourdes contrastent avec
la finesse du chant ; l’on pense
aussi à cette Misa Criolla écoutée durant notre enfance et qui
a marqué notre imaginaire
musical. Le blues qui suit n’est
pas courant : Pygmees Blues,
aux origines de la musique
noire et de beaucoup des
musiques actuelles. Ce sont
ensuite deux traditionnels moldave (Veres Az Eg) et araboandalou (Rasta Riyad) – avec,
pour ce dernier, une voix de
muezzin sortie de nulle part,
qui sait aussi jouer les rasta ! –
qui enchantent nos oreilles,
avant d’embarquer pour
l’Italie et la Roumanie avec
Paradis Sott’e ‘NCoppa – qui
s’ouvrira également sur un
thème chanté a cappella –, la
tradition séfarade et ses mélodies envoûtantes avec El
Aguadero, et enfin, l’Espagne
et la Bulgarie, avec le minimaliste, progressif et très planant
Caminata. Les trois derniers
morceaux nous plongeront
dans des ambiances encore différentes : le continent indien
avec Indiambedagetz et ses langueurs méditatives ; l’Océan
indien – l’Ile Maurice – avec
Roseda Vieja Sirena, plein de
colère et de rythme ; et, enfin,
la vie de nomade avec Ji Jart
Ott, traditionnel rrom avec
bruits de couverts, guitare et
claquettes.
Avec des mots et des sons sans
frontières, avec aussi de l’humour et beaucoup de sensibilité et de finesse, Chet Nuneta
rend hommage à la mémoire
des peuples, traquant les voies
musicales pour y déceler les
traces de ce continent mythique
qui les unissait à l’origine. Mais
ce faisant, tels des archéologues
de la musique, nos complices
nous donnent également des
repères pour le présent et célèbrent l’avenir et la vitalité de ces
mêmes peuples ! Patrimoine
immatériel, patrimoine imaginaire, la Musique se joue des
espaces et du temps et ce sera
encore longtemps comme cela !
C’est peut-être pour cette raison qu’elle est aussi nécessaire
à l’homme et que des groupes
comme Chet Nuneta méritent
d’être connus ! À découvrir
absolument !
LOUIS WINSBERG
MARSEILLE, MARSEILLE
(Réf. : SUCH002 – SUCH
PROD – Harmonia Mundi –
Septembre 2011)
Avec Marseille, Marseille, Louis
Winsberg signe le manifeste
d’une scène musicale provençale et métissée, melting pot
d’influences culturelles et musicales diverses. Marseille, carrefour de la Méditerranée,
cœur de l’Europe : n’est-ce pas
ce même argument que les
promoteurs de Marseille 2013,
capitale européenne de la
Culture, ont mis en avant pour
obtenir ce précieux sésame,
neuf ans après Lille ? On peut
gager que Louis Winsberg,
artiste méditerranéen s’il en
est, sera invité à prolonger son
discours dans le cadre des
manifestations qui émailleront
cette année très spéciale pour
une capitale régionale très spéciale !
Marseille, Marseille anticipe
d’ores et déjà ce moment,
confrontant jazz, flamenco,
slam, électro et musique araboandalouse. Le groove est, s’installe et s’insinue partout. À
l’image des cités cosmopolites,
il est constitué d’influences
multiples que le premier titre
Pourquoi cette ville illustre parfaitement. Fresque rythmique,
ponctuée d’un texte introductif décrivant cette ville-phare,
il nous plonge dans cette ville
complexe : « grande cité ensoleillée bercée par les vents, à la
forte personnalité, au fort
accent, cité de cohabitations
radicales, de quartiers chauds
très funkys, cernée par la
mer… Ce Marseille me fait
rêver, non parce que j’y suis né,
mais parce qu’il recèle en lui
un métissage qui ressemble
très fort à celui que je poursuis
depuis des années, issu à la fois
de la rue et de la Méditerranée…
Fait de bitume et de rocher,
d’ombre et de soleil, bien loin de
la Marseillaise : Marseille, Marseille… ». La musique de Louis
Winsberg parle ainsi de rencontres, d’échanges, de respect
et de tolérance. Le flamenco
du deuxième morceau, La
camarguaise, léger comme la
vie devrait l’être plus souvent,
ne déroge pas à ce principe.
Musique-partage, où la guitare est reine, même dans un titre
plus jazz électro comme Magic
méditerranée, chantée-parlée
par Mona, dans une langue également familière de Marseille,
et au groove implacable et
incomparable. Le morceau suivant évoque un quartier, devenu aussi un lieu culturel
ultra-créatif : La Belle de Mai.
L’ambiance électro se poursuit, mâtinée de rythmiques
flamenca. Le disque contient
également deux traditionnels
algériens que Louis Winsberg
a réarrangé : Fiyach d’une part,
que le saxophone soprano de
Julien Lourau, par sa finesse,
sublime ; Makountoun d’autre
part, avant-dernier titre intimiste, chanté et juste accompagné à la guitare sèche :
magnifique ! L’on y trouvera
également une valse provençale (Différence), un très beau
slam (L’étranger) et une nouvelle version – inévitable – de
La Marseillaise, précédée
d’une longue improvisation à
la guitare flamenca. Le thème
se fait moins guerrier, l’hymne
national – certes moins solennel – n’en perdant ni de sa
force, ni même de sa symbolique. Pari aussi osé que réus-
si ! Le dernier titre, Marcel,
Marcel, ferme le ban avec un
humour savoureux, dans une
atmosphère pagnolesque, pour
décrire le jazz…
Pour cette très belle production, Louis Winsberg s’est
entouré de nombreux musiciens de talent. La plupart bien
entendu marseillais ! Au-delà
de Mona au chant et à l’oud,
l’on y trouve Jean-Luc Difraya
qui manie les baguettes,Antonio
« el Titi », à la guitare flamenca
et aux palmas, Lilian Bencini, à
la basse et contrebasse, Manuel
Gutierrez, au chant et aux palmas, enfin Miguel Sanchez qui
alterne cajon, percussions et
guitare flamenca. On remarque
aussi de nombreux invités
(souvent marseillais, c’est une
manie !) : le saxophoniste Julien
Lourau, le percussionniste
Bijan Chemirani3, l’accordéoniste Christophe Lampidecchia,
et les joueurs de bendir et de
karbabou, Aziz Sahmaoui et
Stéphane Edouard, ainsi que
le percussionniste Jean-Louis
Fernandez (cajon et palmas)
et Nathan Kumar aux tablas,
gangira et daf.
Au total, Louis Winsberg et
son collectif marseillais rendent à leur ville l’un des plus
beaux hommages qu’il nous ait
été donné d’entendre ces dernières années. Légèreté dans
l’approche, sobriété mais puissance dans le jeu, qualité dans
l’exécution, tout y est pour
faire de cet album le soleil de
votre rentrée !
n FOLK BRÉSILIEN ?
MIRODA
A ESTÓRIA DOS MEUS
ROTEIROS
(Réf. : MM01/1 – Meu Mundo
– L’autre distribution – Août
2011)
Fin 2007, le guitariste David
Krupinski cherche des textes
pour revêtir ses nouvelles compositions. Il tombe par hasard
sur le recueil de la poète bré-
silienne Hilda Hilst intitulé Do
Amor. C’est un coup de cœur
instantané, une révélation, une
évidence ! « Il s’est passé quelque
chose de magique, car le découpage des textes, voire des syllabes, collait parfaitement aux
musiques ; plus je tournais les
pages du livre, plus une évidence se dégageait, comme si
Hilda participait elle-même au
projet » se rappelle le musicien
qui décide alors de partir à Sao
Paulo pour rencontrer les
ayants-droits de la poète disparue en 2004. Ecrivain et
poète intriguant, exigeant et
facétieux, Hilda Hilst est
aujourd’hui considérée comme
l’une des voix les plus stimulantes de la littérature brésilienne contemporaine. Ses
poèmes ont été édités en
France par les Editions Caractères qui fêteront d’ailleurs
leurs 60 ans à l’automne et qui,
à cette occasion, remettront en
avant la poésie d’Hilda Hilst.
Plus qu’une inspiration, ce
recueil devient une carte au trésor pour Miroda, le groupe
composé par David Krupinski
(guitare), Milena Rousseau
(chant, melodica) et Singhkeo
Panya (guitare, clarinette alto).
Rapidement s’esquisse l’architecture de l’album A estória dos
meus roteiros (L’histoire de mes
itinéraires), un titre parfaitement
adapté à la démarche même de
cet enregistrement ! Minimaliste
et immédiate, la musique de
Miroda invite au silence et à la
3 - Il s’agit bien du frère de Keyvan Chemirani, tous deux héritiers du patrimoine musical de leur père Djamchid Chemirani.
Cf. ENA Hors les Murs, juillet-août 2004 : Keyvan Chemirani et
les grandes voix du monde, Le Rythme de la Parole, réf. AC
104, Accords croisés, mai 2004.
/ septembre 2011 / n° 414 87
temps libre
n MUSIQUES DU SUD
temps libre
Mélomanie
nostalgie, voire au recueillement.
Tout comme les mots se couchent sur le papier, la voix se pose
sur les arpèges de la guitare, pour
une balade, une plainte, un murmure… Faite de petits « rien »,
cette musique parle à l’intime, à
l’être dans son quotidien, mais
aussi dans ce qui le sort d’une vie
peut-être routinière pour l’élever en tant qu’esprit.
Ce sont ainsi quinze titres qui
s’enchaînent, fragiles et éthérés, mais aussi brillants et
puissants. Chaque morceau
part d’un son, d’une note,
d’un souffle. Le glissement
des doigts sur les cordes s’entend, les respirations des
musiciens, et notamment
celle de Milena Rousseau,
aussi. Tout cela concourt à
rendre les musiciens très
proches de l’auditeur. Les
bruits de fond de Contas o
infinito, qui offre par ailleurs
un très bel arrangement avec
des vents, ou l’introduction
champêtre de Ainda que obscura y contribuent également, Miroda ne reniant pas,
d’une manière générale, une
approche très bruitiste dans
ses compositions. La batterie
et les percussions de Guillaume
Arbonville viennent parfois
soutenir, avec subtilité et discrétion, le trio comme dans
Te mandar escrito ou Minha
Alegria. Le dernier morceau,
Dois Caminhos, est particulièrement réussi, combinant
trombone et trompette, voix,
guitare et clarinette, pour un
résultat d’une grande pureté.
Il est bien difficile de ne pas succomber à l’œuvre de Miroda.
Par sa beauté simple, elle provoque apaisement et quiétude. Transcendant les courants
et genres musicaux, elle ne se
rapporte ni au fado ni au folk,
tout en empruntant la langue
du premier et l’esprit de tradition du second. Au total, sa
musique vient servir les textes
88
/ septembre 2011 / n° 414
d’Hilda Hilst autant que ces
derniers ont contribué à l’inspirer originellement. Ce qui en
fait une œuvre à part entière,
de sons et de mots, bref de
chair. À découvrir absolument !
n OPERA JAZZ
§§DANILO
REA
& FLAVIO BOLTRO§§
AT SCHLOSS ELMAU OPERA
(Réf. : 9508-2 – ACT –
Harmonia Mundi – Août 2011)
Le pianiste Danilo Rea et le
trompettiste Flavio Boltro
avaient vocation à se rencontrer. Mais, connaissant leurs
antécédents, ce n’était certainement pas pour jouer de
l’opéra… C’est bien pourtant
ce projet qui les a unis lorsqu’ils se sont retrouvés au
célèbre Schloss Elmau, ce château des Alpes bavaroises
connu pour l’accueil privilégié
qu’y trouvent de nombreux
musiciens classiques comme
de jazz. Inspirées par ce refuge hors du temps, quatre des
dix pièces que constitue Opera,
ce somptueux disque-incursion
dans le monde de l’opéra italien, ont été enregistrées sur
place, en public, le 9 décembre
2010. Le reste de l’album a
suivi, naturellement, et offre le
privilège aux amoureux du jazz
et de l’opéra de pouvoir enfin
réunir en un seul et même
disque leur égale passion.
À cet égard, point d’inquiétude, ceux qui n’aiment que l’un
ou l’autre seront également
comblés tant la qualité d’interprétation comme de re-
création des œuvres originales
est exceptionnelle.
Les italiens adorent l’opéra, et
cela s’applique aussi à Danilo
Rea qui semblait prédestiné à se
consacrer à cette passion nationale puisqu’il a étudié le piano
classique au Conservatoire
Santa Cecilia (sainte patronne
des musiciens !) de Rome, sa
ville natale. D’ailleurs, même
s’il s’est finalement tourné vers
le jazz, cela a été sans faire la
part belle aux standards américains comme tant que musiciens ; il a plutôt cherché à
combiner le vocabulaire de
cette musique avec la tradition
de son pays. Une tendance particulièrement évidente dans
son premier album sur le label
ACT, A Tribute To Fabrizio de
André. Puis suivra Lirico en
2004, dans lequel son amour
immodéré pour l’opéra italien
et particulièrement pour puccini, est évident. Le projet
Opera ne pouvait qu’approfondir cette orientation artistique. Encore fallait-il trouver
un partenaire de choix dont la
maîtrise instrumentale et la
culture musicale puissent s’accorder parfaitement avec celles
de Rea. C’est là que l’excellentissime trompettiste Flavio
Boltro entre en scène. Ce dernier a étudié, lui aussi, la
musique classique (au conservatoire de Turin) et joué avec
plusieurs orchestres symphoniques ; il est également ouvert
aux styles les plus divers, et
toujours désireux de faire de
nouvelles expériences.
Dès les premières notes et
l’époustouflant Lasciatemi morire de Claudio Monteverdi
(1567-1643), l’on sait que le
pari est réussi. Rea et Boltro
excellent dans l’art lyrique ; et
s’ils n’hésitent pas à se lancer
dans de splendides variations /
improvisations, comme dans
Caro moi ben de Giuseppe
Giordani (1751-1798), dans
Vaga luna che inargenti de
Vincenzo Bellini (1801-1835)
ou dans Dal tuo stellato soglio
de Gioachino Antonio Rossini
(1792-1868), à surligner les
mélodies, comme dans la Toccata
from Orfeo de Monteverdi ou
dans Piango, gemo, sospiro e
peno de Antonio Vivaldi (16781741), à rechercher l’esprit plus
que la lettre – la splendide
Sinfonia dal Barbiere di Siviglia
de Rossini en atteste –, ils restent avant tout attachés à la
mélodie des airs originaux. Le
respect des classiques de l’opéra est évident tout en laissant,
aussi, beaucoup d’espace à l’innovation. Les deux airs de
Giacomo Puccini (1858-1924)
– E lucevan le stelle et O moi
babbino caro – illustrent aussi,
de leur côté, la force créatrice
de Rea et Boltro et leur capacité à faire jaillir des sentiments
qui démultiplient ceux procurés par les pièces originales.
Au total, jazz et opéra se mêlent
sans que l’on n’ait jamais l’impression d’un mariage forcé ou
d’une alliance contre nature,
bien au contraire. C’est particulièrement le cas dans le
magnifique Guillaume Tell de
Rossini : la trompette et le
piano n’hésitent pas à introduire sur des rythmes syncopés,
avant que le piano n’annonce
le thème tout en brodant tout
autour, la trompette s’ajoutant
à cette improvisation avec
maestria ; réorchestrations,
rythmiques chaloupées, envolées lyriques, questions réponses,
nos deux complices ont totalement digéré l’œuvre originale
pour la re-créer ; et le propos
très théâtral de la Sinfonia s’en
trouve encore renforcé. Juste
avant, ils reprenaient le Casta
Diva de Bellini et ses envolées
lyriques faites de boucles mélodiques aux résolutions parfaites. Le disque s’achève sur
une pièce de Francesco Cilea
(1866-1950), lo son l’umile
n PIANO SOLO
LESZEK MOZDZER
KOMEDA
(Réf. : ACT 9516-2 – ACT –
Harmonia Mundi – Août 2011)
La scène jazz actuelle ne serait
pas ce qu’elle est sans l’influence des musiciens polonais :
ce sont en effet des artistes
comme Krzysztof Komeda qui
ont « traduit » le son de l’Amérique en employant leur vocabulaire propre, défini par ses
origines européennes. Ce faisant, et au-delà de captiver le
public jazz polonais, ils représentaient également une puissante source d’inspiration pour
bien d’autres musiciens de
nombreux pays.
Chez lui, Leszek Mozdzer est
considéré comme une figure
majeure de la jeune scène jazz
et l’on comprend pourquoi dès
les premières notes, précises et
intériorisées, de son nouvel
album intitulé Komeda. Après
des études classiques, ce pianiste, né en 1971, ne découvre le
jazz qu’à l’âge de dix-huit ans ;
il n’en est pas moins, depuis
1994, désigné presque tous les
ans meilleur pianiste du pays
par le magazine JazzForum. Il
s’est également distingué au
niveau international, notamment avec le contrebassiste Lars
Danielsson, et s’est produit au
côté de très grands noms tels
que Pat Metheny, Lester Bowie
ou encore Archie Shepp.
Son premier album pour Act
est un hommage à ce héro
national qu’est Komeda, pianiste de jazz et compositeur de
musique de films, disparu prématurément à l’âge de 38 ans,
et connu internationalement
pour avoir signé la quasi-totalité des bandes originales des
films de Roman Polanski.
Mêlant le style Komeda (un
des premiers alliages de jazz et
de musique classique), et son
travail pour la 20th Century
Fox, Mozdzer apparaît comme
un fidèle interprète du maître,
mû par une même et intense
sensibilité. Qu’il laisse s’exprimer leurs affinités spirituelles
dans le registre romantique sur
Ballad fort Bernt, ou leur côté
sombre sur la B.O. la plus
célèbre de Komeda, Rosemary’s
Baby, ou bien qu’il se régale à
ré-harmoniser Crazy Girl sur
une rythmique irrégulière, les
petits chefs d’œuvre qu’il livre
ici sont devenus autonomes de
temps libre
ancella, qui, forçant un certain
recueillement, semble construire un pont entre les voix terrestres et célestes, la fin du
morceau – joué en public –
étant comme un appel à une
telle unité.
Si l’on devait vous conseiller un
disque de chevet, pour passer
quelques jours, quelques semaines,
quelques mois, ce serait certainement Opéra de Danilo Rea et
de Flavio Boltro. La richesse du
projet, la qualité de son exécution, la fécondité – sans limite
– du propos, en font un
incroyable voyage à travers le
temps et les sons. Ils parviennent à emmener l’auditeur loin,
très loin. Et là, il est bien difficile de garder son armure, sa
couverture ou sa carapace ; ils
opèrent à vif, travaillant l’humain et se donnant autant qu’ils
reçoivent ; et l’on en ressort
ébloui et serein, ayant le sentiment d’avoir approché le Beau,
voire de l’avoir touché. En tout
état de cause, lui, nous a touchés.
leur inspirateur et de toute tentative de catégorisation.
Ayant bâti sa réputation sur sa
capacité à improviser à partir
des thèmes de Chopin, Leszek
Mozdzer s’affirme ici comme
un immense pianiste. Sa
musique est pétillante, légère
et grave à la fois ; accordant
autant d’importance à la mélodie qu’au rythme, il dispose
d’une technique incroyablement maîtrisée, qui lui permet
de dire exactement ce qu’il
veut. L’émotion est toujours
palpable, voire un certain lyrisme, qui donne à son interprétation un charme certain.
Exceptionnellement doué
pour l’improvisation, il s’appuie sur l’harmonisation tout
en sachant en sortir, notamment grâce aux chromatismes
qu’il affectionne particulièrement. Mais son art repose certainement sur l’ornementation,
qui vient enrichir son jeu sans
l’alourdir. Nous avons affaire
à un orfèvre qui cisèle ses
œuvres comme autant de
sculptures ayant vocation à
orner une carte de Tendre
contemporaine. Splendide.n
Arnaud Roffignon
Averroès 2000
Christophe Jouannard
/ septembre 2011 / n° 414 89
temps libre
Signets
La boîte à livres
L
es retours de vacances sont
souvent un peu mélancoliques et chacun en a ses raisons. Pour moi qui n'ai pu
quitter Paris, j’ai pu relire
quelques classiques, Balzac,
Proust et le premier roman
d’un de mes amis, Gérard
Landrot, galeriste sur la place
de Paris, critique d’art, intitulé Tout autour des Halles
quand finissait la nuit (Editions
L’Editeur). Quelques mots sur
cet ouvrage qui m’a retenu.
C’est l’histoire d’une pensionnaire de maison close au quartier des Halles, qui devient
concierge rue Montorgueil.
Excellent poste d’observation
car le récit se déroule durant
l’Occupation, puis la Libération.
Bien écrit, je vous incite à le
lire. Cette dispersion ne m’a
néanmoins pas fait oublier mes
fidèles camarades auteurs et,
une fois de plus, j’ai été contraint
de m’adapter à la diversité des
sujets : bon exercice, en réalité,
pour vous faire tenir l’esprit « en
bon état » et excite, comme disait
Montaigne, l’imagination.
Dans cette boîte à livres, fautil le rappeler une fois de plus,
sont réunis les genres les plus
divers, vous en jugerez.
n Financer nos dépenses
de santé. Que faire ?
Christian Prieur
L’Harmattan 2011
Ce livre a paru en avril dernier.
C’est dire son actualité. Il
90
/ septembre 2011 / n° 414
s’ouvre sur une préface de
Raymond Soubie, dont on ne
saurait nier la compétence
dans le domaine social. Nous
le citons : « Tel qu’il est financé notre système de santé est
un des meilleurs du monde : la
médecine y est de qualité ; il
est accessible à tous, sans obstacle financier. Il concilie,
conformément à notre génie
national, la liberté avec la solidarité. Encore ne faut-il pas
oublier qu’il faut le financer
car sans financement, il n’y a
pas de dépenses de santé, pas
de soins ». Et le préfacier ajoute : « L’ouvrage de M. Prieur
expose méthodiquement, en
articulant l’observation concrète des réalités et les considérations de politiques économique
et générale, les différentes
facettes de notre problème central : comment adapter notre
système productif de soins à la
modernité en assurant son
financement dans la durée ? ».
Nous retiendrons le mot
« méthodiquement », qui traduit
bien la qualité de la recherche
menée par mon camarade et
ami de promotion1. Dès l’avantpropos, il nous confie pourquoi
il a écrit ce livre et souligne en
particulier, avec une pointe
d’humour : « parce que je suis
tombé par hasard au milieu
des années soixante, dans le
trou de la Sécurité sociale ».
En effet, toute sa carrière professionnelle a été en quelque
sorte entraînée dans la recherche
d’une ou des solutions.
Nous laissant libres d’apprécier les choix de tous nos gouvernants et les valeurs qu’ils
défendaient, l’auteur n’a pas
voulu proposer une réforme
révolutionnaire. Il a souhaité
simplement rappeler que la
santé n’a pas de prix mais
qu’elle a un coût et il l’a expliqué avec précision en dix chapitres, à partir du constat de la
situation actuelle et de l’évolution de notre système de
santé. Il a néanmoins, et on ne
peut que l’en féliciter, insisté
sur ce vers quoi nous devons
tendre et essayer de réaliser en
2011. Non pas une conclusion,
mais des perspectives d’actions
susceptibles d’apporter des
résultats, en dépit de la complexité : « En 2011, la réforme
dans le secteur de la santé et
son financement, ce n’est pas
l’utopique chamboulement,
c’est l’action avec continuité et
transparence… »
Bien que profane, cet ouvrage
m’a retenu par sa rigueur et par
la richesse des suggestions qu’il
nous propose. Un livre à lire
parce qu’il est écrit avec franchise, clarté et la volonté des
résultats. Il mérite la plus grande attention de ceux qui, à tous
les niveaux, politiques ou administratifs, ont en charge ce secteur essentiel, avec ceux de
l’éducation et de la culture.
n Les 100 mots de
la Fonction publique
Marcel Pochard
Puf/Que sais-je, 2011
Comment ne pas donner écho
à ce petit livre dont la section
des retraités avait eu la primeur lors d’une intervention
de Marcel Pochard à la dernière réunion du Conseil de
section. Il en avait annoncé la
publication prochaine : c’est
chose faite et j’ai pris un intérêt tout particulier à la lecture
de ces articles, rassemblés en
treize chapitres, « qui se proposent d’aider à comprendre
ce qu’est la fonction publique
et comment elle fonctionne, le
régime auquel elle est soumise, les conditions de sa gestion,
les droits et obligations des
agents, les dossiers d’actualité,
les réformes en cours… »
Dans son introduction, l’auteur
précise l’esprit de son étude,
centrée sur la fonction publique
de l’État. Le cadre restreint de
la collection a contraint l’auteur à privilégier une approche
généraliste, allégée en références jurisprudentielles et textuelles habituelles : « La France,
ajoute-t-il, dispose d’une fonction publique qui n’est pas parfaite mais est de grande qualité
professionnelle et peut se prévaloir d’une forte tradition
d’intégrité et d’impartialité,
faisant, dès lors, d’elle un outil
fiable au service du pays ». Les
100 mots clés sont cités en fin
d’ouvrage dans un glossaire
qui renvoie à chacun des chapitres. Un exemple : « Rémunérations » renvoie au chapitre
VI, titré : «La rémunération et
les conditions du travail », avec
chacun des mots clés : rémunération, traitement indiciaire,
grille indiciaire, heures supplémentaires,politique de rémunérations accessoires, rémunération
au mérite et à la performance,
politique de l’indice, politique
salariale, 35 heures, droit à pension. Présentation heureuse,
ordonnée et significative. Le
texte est clair et nous avons un
petit livre de références pour
le fonctionnaire, mais aussi
pour ceux qui souhaitent comprendre la fonction publique :
une loyale et précise présentation de notre fonction
publique d’aujourd’hui.
La conclusion est consacrée
au n°100 : « Fonctionnaire de
demain ». Sur le destin du
fonctionnaire de demain, il a
deux certitudes : l’attente des
citoyens pour une fonction
publique qui maîtrise les
« Titans » à l’œuvre dans ce
monde et qui le menacent2. La
seconde certitude, c’est qu’il
appartiendra plus que jamais
à la fonction publique d’assurer la cohésion sociale et de
répondre à la demande de nos
concitoyens, notamment les
plus faibles : « Ce qui sera
attendu du fonctionnaire en
poste demain, ce sera plus que
jamais le sens du service public
et l’exemplarité professionnelle et déontologique ».
Souhaitons le plus grand succès à ce n° 3919 de la collection
Que sais-je : il intéressera aussi
bien nos camarades de la fonction publique, à quelque poste
qu’ils se situent, que nos concitoyens et ceux bien plus jeunes
qui répondent à l’appel des
recrutements.
n Le Transport international
de marchandises
Air – Terre – Mer
Pierre Bauchet
Economica 2011
Membre de l’Institut de France
(section Economie politique,
Statistiques et Finances), agrégé de l’Université, l’auteur a
été directeur des études de
l’École. D’abord spécialiste de
la planification et de la comptabilité nationale, mais aussi
des grands problèmes de l’économie française, il s’est particulièrement intéressé depuis
quelques années au problème
des transports. Il nous propose
aujourd’hui une étude d’ensemble sur le transport international des marchandises et
particulièrement sur le progrès
des techniques dans le transport des marchandises qui a eu
des conséquences multiples :
« Il a permis, précise-t-il dans
l’introduction, non seulement
d’étendre le champ des transports mais aussi d’en augmenter la rapidité et les capacités.
Dès le début de notre ère, le
progrès a forgé des économies
régionales, comme l’ensemble
méditerranéen, regroupant
plusieurs nations ».
Cette étude donne la priorité
aux transports maritimes, qui
représentent 95 % du tonnage
des transports internationaux.
Elle couvre ainsi plusieurs
champs de recherche, comme
en témoignent les trois chapitres qui ordonnent l’ouvrage et qu’annonce un chapitre
préliminaire titré : « Les changements de structure de l’économie mondiale », contraints
par les progrès des échanges et
aujourd’hui d’autant plus sensibles en raison de la crise que
nous vivons. Beaucoup de gouvernements et les pouvoirs
publics sont conduits à réviser
leurs politiques antérieures.
Très brièvement, nous signalerons que le premier chapitre
présente la nouvelle géographie des transports internationaux, qu’il s’agisse des trafics
aussi bien que des réseaux et
les changements que l’on peut
constater. Le deuxième chapitre nous montre comment
leurs activités sont aujourd’hui
restructurées. L’auteur insiste
tout particulièrement sur le fait
que le transport maritime est
aujourd’hui épuisé pour l’Asie.
Quant aux transports aéronautiques, dont l’Europe était
le principal acteur, il est progressivement concurrencé par
d’autres continents. Le troisième chapitre souligne l’évolution de la régulation des
transports, leur encadrement
par les autorités publiques
nationales comme en France,
mais aussi par divers organismes internationaux (Onu)
ou des organismes nationaux
(Union européenne), dont
« les partenaires acceptent la
transposition des directives
dans leur propre droit ».
Une courte conclusion (que
complète une bibliographie très
concrète) met en évidence le
progrès technique et ses conséquences qui ont conduit à la
nécessité de politiques de régulations, d’interventions qu’il
convient de relever dans cette
région du monde dite « libérale ». Dans cet ouvrage destiné
en priorité aux spécialistes, le
profane trouvera son intérêt et
comprendra cette évolution
qu’on ne pouvait imaginer au
début du XXe siècle.
n Le Temps présidentiel
Mémoires Tome II
Jacques Chirac
Nil Editions 2011
Le second volume des Mémoires
de Jacques Chirac, rédigé comme
le précédent avec la collaboration de l’historien Jean-Luc
Barré, couvre les deux mandats
de sa présidence, la plus longue
période de la Ve Républiqueaprès
celle de François Mitterrand.
Divisé en 16 chapitres, avec
une série de cahiers photos,
l’ouvrage s’achève sur une
vingtaine de pages titrées :
« Un testament politique ».
Les premières pages sont consacrées à son entrée en fonction,
à la composition de son cabinet, à la préparation du gouvernement avec Alain Juppé,
en attendant la passation fixée
1 - Albert Camus 1962
2 - L'auteur reprend le terme de l’écrivain allemand Ernst Junger
/ septembre 2011 / n° 414 91
temps libre
Signets
temps libre
Signets
au 17 mai 1995. Tout au long
des chapitres suivants, il s’attache à faire le bilan de son
action, de ses choix, des critiques, mais aussi des approbations. C’est ainsi qu’il évoque
la dissolution de 1997, les
« affaires », l’échec du référendum sur la Constitution
européenne en 2005. Il met
l’accent sur les réformes qu’il
a engagées en vue d’éviter
« la fracture sociale », tout en
continuant et en accentuant la
modernisation du pays. Il
montre combien il a souhaité
maintenir la paix intérieure, la
paix extérieure et justifie la politique étrangère qu’il a menée,
dans le cadre de son domaine
réservé, en soulignant son engagement en faveur du respect des
cultures et ses efforts tant en exYougoslavie et en Irak.
Il n’omet pas de faire le récit
de ses rencontres avec les
« grands » de ce monde. Les
politiques avant tout : Boris
Eltsine et Vladimir Poutine,
Bill Clinton et George W. Bush,
Tony Blair, Helmut Kohl et
Angela Merkel, entre autres,
dont il nous donne à la fois portraits, dialogues… (à double
sens quelquefois notamment
avec les dirigeants chinois et
japonais). Il nous fait part des
relations qu’il avait à la fois
avec ses « compagnons » mais
aussi avec Lionel Jospin, qui
fut son deuxième Premier
ministre. Rencontres, accords
ou désaccords avec Nicolas
Sarkozy, avec ses proches
conseillers, comme Dominique
de Villepin. À propos de JeanPierre Raffarin, son troisième
Premier ministre, il écrit :
« Porteur d’un souffle neuf, le
gouvernement constitué par
J.P. Raffarin témoigne par sa
composition même de notre
volonté d’action ou de réno92
/ septembre 2011 / n° 414
vation… » Il n’oublie pas
d’évoquer également, et ce
sont des pages particulièrement intéressantes, le Musée
des Arts premiers, création à
laquelle il tenait beaucoup.
Dans les dernières pages, il
écrit : « Au terme de ce voyage
de mémoire, je ne me livrerai
pas à une analyse institutionnelle, économique et sociale du
pays. C’est à ceux qui sont en
charge aujourd’hui de son destin de le faire. Mais je ressens
le besoin de vous dire les trois
ou quatre choses essentielles
que je retiens d’une vie mise
au service d’une singulière et
dévorante passion pour la
France. Je veux vous parler de
notre temps : l’avenir de la
France dans la mondialisation ». Il adresse un premier
message: relever le défi de la
mondialisation. Deuxième message : « Relever le défi technologique qui est au cœur de
la mondialisation ». Son dernier
message est destiné à la jeunesse et aux créateurs, à tous ceux
qui seront les acteurs du rayonnement de la France : « Alors
Français : Rêvez ! Osez ! »
Ce livre mérite d’être lu et sera
une source incontournable pour
les historiens du futur, même si
parfois la subjectivité l’emporte sur la réalité de l’événement.
n L’ère du consommateur
Laurent Fourquet
Editions du Cerf 2011
Voici un premier ouvrage, fruit
d’une expérience dans le
domaine dont l’auteur est
chargé au Secrétariat général
du gouvernement. Ce n’était
pas chose facile de se confronter à ces questions et d’essayer
d’en tirer « le profil d’une
époque, notre époque ». Cet
essai de plus de trois cents
pages mérite attention et cha-
cun des 31 chapitres apporte
des informations avec beaucoup d’impartialité. Les lecteurs pourront en juger et, très
certainement, apprécier la façon
dont notre camarade a traité de
la vision de notre ère du
consommateur pour reprendre
le titre de l’ouvrage.
La lecture achevée, il nous a
paru que résumer ces trois cents
pages, né d’une conversation
avec un diplomate espagnol sur
la société actuelle, serait un exercice périlleux et sans doute inutile. Nous nous contenterons de
rappeler ce sévère constat de
l’avant-propos : « En tout cas,
en Europe, le christianisme est
mort. J’éprouvais quelque temps
après le désir de comprendre cette
façon de concevoir l’esprit de
notre temps et notamment son
refus d’envisager une autre perspective sur le monde».Notre camarade se demanda pourquoi ce
diplomate, homme fin et lettré, se
refusait d’envisager une autre
perspective sur le monde. Cette
conclusion ne le satisfaisait pas. La
lecture de nombreux ouvrages et
sa réflexion devaient lui permettre
de répondre à ses interrogations.
Il finit par se demander « si, au
fond, la société de consommation,
au sens où on l’entend habituel-
lement n’était pas la partie, plutôt
que le tout, en d’autres termes si
ce que l’on nomme "consommation de masse" n’est pas la simple
déclinaison économique d’une
mécanique plus globale conférant
au principe de consommation le
pouvoir de régir en totalité notre
monde et nos vies ».
Ceci dit, il nous confie qu’il s’est
posé une double interrogation
sur la capacité d’intimidation
de l’opinion dominante et sur
le rôle et le pouvoir de la
consommation. Ses réponses ne
sont pas définitives : mais il tient
à saisir notre époque et son avenir. En effet, notre époque a un
profil très différent de celui que
beaucoup s’obstinent à vouloir
présenter. Ce qu’il montre tout
au long de cet essai, c’est que
« notre temps n’est ni un
moment de joyeuses fêtes des
sens ni un âge de lucidité désenchantée ». Bien au contraire,
nous vivons une période de
stricte orthodoxie « gouvernée
par celle du consommateur qui
dicte ses valeurs, impose ses
interdits et occupe chaque jour
davantage notre monde et nos
vies ».
Que le lecteur soit persuadé,
comme je l’ai été moi-même,
que cet ouvrage se présente à
la fois comme une analyse
théorique d’un modèle économique et une lecture globale de
l’époque que nous vivons.
N’oublions pas la leçon qu’il
tire des dernières pages titrées :
« Prolégomènes du combat à
venir pour que l’individu ne soit
pas définitivement transformé
en machine à consommer ».
À chacun de nous de réfléchir
et d’agir dans la limite de ses
possibilités pour mener « cette
tâche souterraine, qui est âpre
et sourde » mais aujourd’hui
elle est la seule possibilité « qui
nous reste de servir la Vérité ».
Collection Tel – Gallimard 2011
Paru en 1985, cet ouvrage vient
d’être réédité. Sous-titré « essai
sur le plagiat, la psychanalyse
et la pensée », précédé d’un
texte sur l’Insomnie d’écrire, il
est divisé en trois parties : « Le vol
des mots », « Le communisme des
idées », « Le dépouillement de
l’écriture ». La quatrième de
couverture nous donne une parfaite explication de la réflexion
de notre camarade, qui est également psychanalyste et qui a
été directeur de la Musique au
ministère de la Culture : « Étrange passion que celle de Freud
et de ses disciples aspirant au
communisme des idées et finissant par s’entre-déchirer pour
des histoires de propriété de
mots et de transmission de pensées. Surpris de rencontrer dans
la psychanalyse, comme chez
les écrivains, ces mêmes jeux,
Michel Schneider dévoile ce
qui pourtant devrait être l’évidence : « Le propre des mots
est d’être impropres ; leur destin d’être volés… » Et d’ajouter « ou de vous voler ». Il
explique : Vous parlez, pensez,
écrivez, vous créez ; mais ces
mots que vous utilisez, à qui les
avez-vous volés ? ». Et combien
d’autres constatations ou inter-
rogations et notamment la propriété des mots et des pensées ?
Passion amoureuse, influence
intellectuelle. La quête est difficile mais combien elle amène
à nous interroger nous-mêmes :
une sorte d’entrée dans un
monde nouveau, personnel,
dont on n’est plus le seul maître
et nous conduit à réfléchir sur
notre propre identité.
Cet ouvrage mérite qu’on s’y
attarde. Il faut le prendre au
hasard. C’est l’attitude que j’ai
adoptée en commençant par
le chapitre « D’un double à
l’autre », qui débute ainsi :
« Quelque sujet extravagant
que vous ayez pris, il s’insère à
votre besogne ». Par ces mots,
Montaigne évoquait ses démêlés avec Plutarque et autres
interrogations. J’ai terminé par
« Pour l’amour des mots »,
pages passionnantes et passionnées, sur les mots mais
aussi sur les livres. J’ajouterai,
pour clore ce faux compterendu qui n’est qu’une simple
invitation à lire l’ouvrage de
notre camarade, cette belle
chute : « Un livre que l’on voulait reprendre à l’instant, des
yeux fatigués se fermant sur
une page qu’ils croyaient relire tout à l’heure et ne reverront pas, voilà ce qu’est pour
moi mourir : cesser de lire plus
tôt que l’on ne pensait ».
n Affaire de Com !
Eric Giuly
Editions Odile Jacob – 2011
Ce livre est né d’une indignation
de l’auteur à la lecture d’un
article du Monde3, d’une part,
et, d’autre part, du livre
d’Aurore Gorius et Michaël
Moreau : Gourous de la Com’
(éditions La Découverte). Le
spécialiste qu’il est devenu, fort
de son expérience du secteur
public et du secteur privé, a
voulu réagir et « présenter une
vision de cette activité qui est la
sienne depuis plus de dix ans et
avec qui j’ai eu affaire depuis le
début de ma carrière ». Ce livre
apporte à la fois un éclairage
précis de la communication et
des règles nécessaires, d’où le
sous-titre : « stratégies gagnantes,
stratégies perdantes ». Il est rempli d’exemples présentés par
notre société à l’observateur
attentif et dont Eric Giuly a eu
à connaître ou à traiter personnellement tout au long de sa profession : réforme des retraites,
rachat de Péchiney par Alcan,
affaire Woerth, scandale de la
Société Générale, et combien
d’autres exemples.
À travers ces cas concrets qui
ont marqué notre époque, notre
camarade livre six règles essentielles, tout en reconnaissant que
« ce qui marche un jour dans un
contexte donné peut ne pas être
efficace, voire contre-productif,
dans un autre ». Et il précise
que, pour permettre de mieux
en saisir la portée et l’importance, il a souhaité illustrer ces
règles à travers l’analyse de
deux exemples emblématiques,
tirés de l’actualité récente et largement médiatisés. Il s’agit, sous
le titre de « La Com’ qui sauve
et la Com! qui tue », d’une part,
de la bataille entre Bernard
Kouchner et Pierre Péan, et
d’autre part, de la malheureuse crise de France Télécom.
Quant à ces six règles, nous vous
laisserons le soin d’en apprécier
les difficultés, les avantages et
les succès : « Savoir choisir son
terrain », « Savoir préparer son
terrain », « Savoir occuper le
terrain », « Savoir se pourvoir
sur de nouveaux terrains »,
« Savoir changer de terrain » et
enfin « Savoir traverser un terrain miné ». Pour cette dernière
règle, notre camarade a choisi
trois exemples : les récentes
crises ministérielles, LVMH et
les leçons de la Société Générale,
qu’il commente ainsi : « Ce que
la perte financière n’a pu faire,
une grave erreur de communication va la rendre inéluctable. » Les dernières lignes de
la conclusion résument bien le
sujet de cet ouvrage : « Ce
n’est pas parce que le résultat
n’est jamais garanti ni parce
que c’est souvent difficile de le
faire surtout en période de
crise qu’il ne faut pas appliquer
avec la plus extrême rigueur et
la plus grande méthodologie
les six règles ». En effet, il insiste sur le respect de ces règles
qui déterminent les stratégies
gagnantes, leur méconnaissance
faisant les stratégies perdantes.
Bref, E. Giuly essaye de vous
convaincre que tout est affaire de
com’… Est-ce aussi votre avis ?
n Défaite interdite.
Plaidoyer pour une
gauche au rendez-vous
de l’histoire
Pierre Moscovici
Flammarion 2011
Dix livres de Pierre Moscovici,
dix livres de « combat » sur
l’Europe, la gauche, les poli3 - Le Monde (25 mars 2010) – Les seigneurs de la Cour –
article de Raphaële Bacqué.
/ septembre 2011 / n° 414 93
temps libre
n Voleurs de mots
Michel Schneider
temps libre
Signets
tiques, ont précédé ce nouvel
ouvrage paru en juin dernier.
Un certain nombre d’événements sont intervenus depuis
sa publication mais ils n’enlèvent rien à l’intérêt de ce livre,
aux rappels historiques que
l’auteur a estimé devoir mentionner… et aux perspectives
sur lesquelles il s’interroge et
notamment sur la prochaine
élection présidentielle.
Après la première partie
consacrée au « long échec de
la gauche », la deuxième partie est intitulée : « Une ambition crédible pour demain » ;
elles sont précédées d’un prologue où l’auteur explique la
raison de ce livre qui l’a
conduit à retrouver le passé,
mais en tant que l’un des principaux dirigeants du Parti
socialiste il tient à examiner les
perspectives pour une nouvelle politique. Ces trois cents
pages ne manquent pas d’apporter un certain nombre d’informations, de réflexions, non
seulement sur notre pays, mais
également sur l’Europe. Et,
bien entendu, l’auteur exprime sa réprobation face à la
politique actuelle. Sans aucun
doute, il est persuadé que le
temps de l’alternance est venu,
mais il faut – et cela très rapidement – que la gauche puis94
/ septembre 2011 / n° 414
se convaincre et ne pas susciter le doute parmi les citoyens,
comme par le passé : « La
gauche a raté tous ses rendezvous avec l’histoire depuis dix
ans, écrit-il. L’échéance qui
vient est donc décisive pour le
pays, existentielle pour la
gauche : il s’agit pour elle de
vaincre ou de s’effacer ».
Mais que faire pour gagner en
2012 ? Dans chacun des chapitres de la deuxième partie, il
démontre que la gauche doit
sortir de son immobilisme et de
l’autosatisfaction. Il faut se préparer à une République exemplaire dans tous les domaines :
réforme de l’État, justice, culture, tous les domaines sont analysés avec précision. Il faut
également investir dans l’avenir et envisager une coordination sur le plan européen. Il
faut recréer la confiance pour
répondre à la crise que traverse la France. L’épilogue, soustitré « devoir de victoire », ne
fait pas oublier combien une
élection présidentielle est riche
de « favoris défaits, de surprises majeures, d’outsiders
triomphants » : « Je n’aurais
pas la pédanterie de pasticher
Chateaubriand et de clamer
"Levez-vous, orages désirés",
conclut Moscovici, mais le
compte à rebours est lancé, la
partie sera difficile et excitante : le temps de l’espoir et de la
responsabilité arrive ».
n Dictionnaire politique
d’Internet
et du numérique.
Les 66 enjeux
de la société numérique.
Christophe Stener
Editions de la Tribune 2011
Il s’agit d’un ouvrage collectif
coordonné par notre camarade Christophe Stener, que l’on
peut trouver également sur le
site de la Tribune.fr. Il est introduit par Alain Minc, dont nous
citerons une phrase qui résume
en quelque sorte l’ouvrage :
« Ce dictionnaire est l’ultime
démonstration que l’Internet
n’est plus un simple segment
de la réalité. Il est la réalité ».
Dans l’avant-propos, Neelic
Kroes, vice-Président de la
Commission européenne en
charge de la stratégie numérique, souligne : « C’est maintenant presque un poncif, tant
les sceptiques d’hier se sont
ralliés à l’évidence : la maîtrise des technologies de l’information et de la communication
(TIC) constitue l’une des clés
essentielles de la société de
demain ». De son côté, Eric
Besson, ministre chargé de l’Énergie et de l’Économie numérique, apporte également un
avis positif dans sa préface :
« Ce dictionnaire, estime-t-il,
constitue une aide précieuse
pour mieux appréhender cette
révolution ».
Les soixante-six mots retenus
sont commentés par quatrevingts auteurs, certains ayant
accepté d’écrire deux ou trois
définitions. Beaucoup sont de
la plume de nos camarades.
J’ajouterai que cet ouvrage est
complété par une bibliographie comprenant une liste des
rapports généraux, annuels et
d’ouvrages concernant le sujet.
Christophe Stener n’a pas
manqué de fournir un index des
mots-clés qui permet une lecture facile. Il ne me paraît pas
nécessaire d’aller au-delà de ces
quelques indications sur cet
ouvrage qui apporte de solides
informations sur ce monde
d’Internet et du numérique
dans lequel nous sommes tous
engagés.
Il convient d’ajouter que son
prix raisonnable (9,99 €) est de
nature à confirmer auprès des
futurs lecteurs le succès qu’il a
connu lors de sa parution en
juin dernier.
n Éthique du refus,
un geste politique
Christian Savés
L’Harmattan. 2011
Cet ouvrage de notre camarade Christian Savés s’inscrit
dans la suite de ses réflexions.
Il s’agit d’un essai in spiré
d’une phrase d’Alexandre
Soljetnitsyne, extrait d’une
lettre au IVe Congrès des écrivains (22-27 mai 1967) : « Nul
ne réussira à barrer les voies
de la vérité et je suis prêt à
mourir pour qu’elle avance ».
Lapremière partie est intitulée :
B
U
L
L
E
richesse que d’hommes… »
Nous avons noté, en passant,
d’excellentes références à
Descartes, Protagoras, Romain
Gary et André Malraux, qui
professait : « On ne fait pas de
politique avec la morale, on
n’en fait pas davantage sans ».
Inviter nos camarades à lire cet
ouvrage n’est pas une simple
proposition amicale. Ceux qui
reconnaissent dans notre société le rôle de certaines valeurs
et notamment le courage du
refus seront confortés dans
leurs convictions. Les exemples
sont nombreux et l’auteur n’hésite pas à se référer à l’exemple
que nous donne chaque jour la
T
I
N
D
’
vie, notre vie mais aussi celle
des autres, amis, responsables
politiques, etc. Et pourtant,
comme il le démontre avec
persuasion : le refus comme
exigence, c’est aussi réconcilier l’être avec le monde : «
Socrate fut le premier grand
maître du refus dans la pensée
occidentale », rappelle-t-il en
démontrant avec force arguments que la mort du philosophe fut la matérialisation du
refus : « Il nous appartient,
chacun à notre niveau, conclutil, de devenir le digne héritier,
le disciple de Socrate, dans une
société, faisant de moins en
moins de place à la liberté,
A
B
O
N
N
réduisant ses possibilités de
choix, lui imposant un nombre
de diktats… « Puisse l’homme
sortir grandi de cette épreuve… »
Le refus est une force qui va…
mais le refus c’est la vie. À
vous d’apprécier l’aventure du
refus auquel nous entraîne
notre camarade dans notre
monde tourmenté et implacable dont nous devons surn
monter les difficultés.
Robert Chelle
Albert Camus 1962
E
M
E
N
T
Je souscris à
abonnement(s) d’un an à l’ENA Hors les murs
au prix annuel unitaire de 52,00 € (France) ou 85,00 € (Étranger).
Nom
Prénom
Adresse
Ci-joint mon règlement par chèque d’un montant de
libellé à l’ordre de l’AAE-ENA
€
Demande d’abonnement à retourner accompagné de votre règlement à : l’ENA Hors les murs
226, Bd Saint-Germain – 75007 Paris – Tél. : 01 45 44 49 50 – Télécopie : 01 45 44 02 12
/ septembre 2011 / n° 414 95
temps libre
« Le refus comme posture :
pour une éthique du politique »et la deuxième partie :
« Le refus ou les prémices d’un
geste politique ». Dans l’avantpropos, l’auteur exprime le dessein et la volonté personnelle
qui l’ont animé : « Insurrection
de la conscience ou révélation
plus haute que toute sagesse,
le refus n’en exprime pas
moins, de manière probante et
exemplaire, parfois spectaculaire, l’aptitude de l’homme à
offrir, à l’occasion, un parfait
condensé de volonté, de courage et d’abnégation, d’esprit
de résistance. Par là même, il a
au moins le mérite qu’il n’est
temps libre
Éphéméride
ça s’est passé…
u en septembre
2-7 septembre 1666 :
Le grand incendie de Londres
L
e dimanche 2 septembre 1666, aux alentours de deux heures du
matin, les cris de ses apprentis réveillèrent Thomas Faryner, boulanger dans Pudding Lane1. Le feu avait pris dans le four surchauffé et dévorait déjà tout le rez-de-chaussée. Maître Faryner et sa
famille eurent juste le temps de fuir par les toits, tandis que leur servante, terrorisée, périssait dans les flammes. De la boulangerie, le feu
se propagea à une auberge voisine, où des bottes de paille étaient
disposées. L’incendie gagna les maisons avoisinantes, Thames Street
et les bords de la Tamise. Les quais en bois, encombrés de foin, de
goudron, d’huile et d’eau de vie, alimentèrent le brasier. Les autorités ne s’inquiétèrent d’abord guère. Vers trois heures du matin,
Samuel Pepys2, réveillé par une de ses servantes, estima qu’il n’y
avait pas grand péril et retourna se coucher. Ce fut aussi l’avis du
lord-maire, sir Thomas Blendworth. Irrité, le magistrat regagna son
lit en marmonnant : « Une femme éteindrait ça en pissant dessus. »
(sic) Quand le jour se leva, une partie du pont de Londres et trois
cent maisons avaient déjà brûlé. Par malchance, le vent, au lieu de
souffler de l’ouest – ce qui aurait poussé les flammes vers les douves
de la Tour – vint de l’est, rabattant l’incendie vers le centre de la City.
La plupart des édifices en bois étant entassés les uns contre les autres,
le vent propagea aisément le feu d’une bâtisse à une autre. Selon un
témoin, « les vents mugissants excitaient les flammes dont le fracas
évoquait la course de milliers de chariots lancés sur le pavé ». Il n’y
avait pas de brigade de sapeurs-pompiers. Aucun moyen n’avait été
prévu pour charrier l’eau de la Tamise et enrayer la progression du
feu. Les canalisations alimentant en eau les fontaines publiques
étaient à sec. En effet, le fleuve était au plus bas, Londres ayant connu
une sécheresse sans précédent pendant l’été. Ces canalisations en
bois propagèrent plus l’incendie qu’elles ne l’éteignirent. Les
Londoniens ne prirent pas immédiatement conscience du danger.
Cependant, dans la matinée du 3, la confusion s’installa. Les habitants se mirent à fuir, louant des charrettes à prix d’or. Beaucoup
traversèrent la Tamise pour se mettre à l’abri sur la rive sud. Samuel
Pepys rencontra le lord-maire, dépassé par la catastrophe : « Il pleurait comme une femmelette : ''Seigneur, que puis-je faire ? Je suis
épuisé ! Personne ne veut m’obéir. On m’a chassé des maisons. Le
feu va bientôt nous rattraper.'' » Le roi et son frère, le duc d’York3,
se dévouèrent pour aider les secours. Afin de protéger la Tour, les
services de l’Amirauté firent sauter Tower street. Le brasier prit des
proportions gigantesques. À quatre-vingt kilomètres de là, à Bristol,
John Locke aperçut les flammes. « Le feu était partout, d’immenses
flammes consumaient les réserves d’huile, de soufre et bien d’autres
choses encore. Le 5, le vent tomba, mais le brasier battait encore son
plein à Holborn et à Cripplegate… » Les bâtiments en pierre se désa96
/ septembre 2011 / n° 414
grégèrent, sous l’effet de la chaleur. La cathédrale Saint-Paul4 disparut, ses voûtes s’effondrant les unes après les autres. Le seul moyen
de couper la route au feu fut de dynamiter des quartiers entiers. Le
7, l’incendie s’éteignit. John Evelyn5 parcourut la City : « J’ai franchi
des montagnes de décombres embrasés et le sol sous mes pieds était
si chaud que mes semelles y sont restées ; j’étais moi même tout en
sueur. » Vint l’heure du bilan. Humainement, la catastrophe coûta
la vie à huit personnes, mais laissa des milliers de sans-abris. Beaucoup
de ceux-ci moururent de froid durant l’hiver suivant. Matériellement,
les conséquences furent importantes : le feu détruisit 184 hectares,
400 rues, 87 églises, plus de 13 000 maisons, des monuments célèbres
comme Saint-Paul, Old Bailey, le Guildhall et la Bourse. Cependant,
l’incendie eut une conséquence positive en détruisant des quartiers
insalubres, foyers d’épidémies6. La rénovation des égouts et des canalisations aida à l’amélioration de l’hygiène publique. Les autorités
décidèrent la reconstruction des maisons en pierre et prohibèrent
l’usage du bois. Enfin, politiquement, l’opinion accusa les papistes
d’être responsables du grand incendie. La colère populaire provoqua la chute du chancelier Clarendon, au pouvoir depuis 1660.
La catastrophe marqua durablement les esprits. En 1677, le Parlement
décida de faire ériger un monument près de la boulangerie où s’était
déclaré le feu. Wren conçut l’édifice : Il s’agit de l’actuel
« Monument », colonne dorique, en pierre de Portland, haute de
62,15 mètres, soit l’exacte distance entre sa base et le point de départ
de l’incendie dans Pudding Lane. Elle supporte en son sommet une
urne où se consume une flamme en bronze doré, souvenir du Grand
n
incendie.
Nicolas Mietton
1 - Pudding Lane était une ruelle située entre la Tamise et Eastcheap, une des principales artères de la City.
2 - Fonctionnaire à l’Amirauté, Samuel Pepys (1633-1703) a laissé un remarquable Journal, couvrant les années 1660-1669.
3 - Futur Jacques II Stuart. Passionné par les questions maritimes, le duc d’York était alors Grand amiral.
4 - La cathédrale Saint-Paul était l’un des plus vastes édifices gothiques d’Europe. Le transept était surmonté d’une tour, surplombée d’une flèche de 148 mètres. Au XVIIe siècle, l’édifice était en pleine décadence. En effet, lors de la Réforme, une partie de la nef
avait été transformée en foire. En 1561, la foudre détruisit la flèche. La façade gothique menaçant ruine, on la remplaça par un portique renaissance. Pendant la Guerre civile, les soldats de Cromwell brisèrent statues et vitraux. A l’époque de l’incendie, il était question de la démolir. Quinze jours après le grand incendie, Wren présenta à Charles II les plans d’une nouvelle cathédrale, sur le modèle
de Saint-Pierre de Rome.
5 - Mémorialiste, bibliophile, John Evelyn (1620-1706) a décrit le grand incendie dans son Journal.
6 - La peste avait ravagé Londres l’année précédente, tuant un quart de la population, soit environ 100 à 110 000 personnes.

Documents pareils