Inde : les leçons du Forum social

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Inde : les leçons du Forum social
6REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES
4DOSSIER
4LIVRES ET IDÉES
MONDIALISATION
chloe keraGhel
et joël
ruet
*
Inde : les leçons
du Forum social
Le Forum social mondial, qui s’est tenu en janvier à
Bombay, a été doublement révélateur. D’abord sur
la nature même de la manifestation, dont la tonalité est très influencée par les organisateurs
locaux : cette année, la tendance marxiste et anticapitaliste était dominante. Mais surtout sur la
société indienne : les mouvements sociaux, très
émiettés, n’ont guère profité du Forum (à l’exception des « Intouchables ») pour se coordonner
entre eux, ou avec des mouvements étrangers. Ils
constituent une mosaïque de revendications catégorielles qui ont du mal à trouver une expression
universaliste ou à produire un projet de société.
– à sa périphérie, l’autre Forum, massif,
un « Forum tournant », n’est plus tant
mondial que multi-régional, se transportant d’une région à l’autre1. Il voyage
dans des aires culturelles différentes et
révèle les débats spécifiques à ces zones
d’accueil : l’intouchabilité en Inde, comme
il y eut le mouvement des « Sans terre »
au Brésil. Cette partie mouvante du
Forum fonctionne alors comme un analyseur du pays d’accueil. En l’occurrence,
l’édition indienne a mis à jour l’absence
d’une véritable intégration politicosociale de la myriade de micro-mouvements catégoriels revendicatifs que
compte l’Inde, et qui ne sont articulés à
aucun projet de société.
L
E
e Forum social mondial de Bombay,
qui s’est déroulé du 16 au 21 janvier
2004, aura été marqué par une double
absence. D’abord celle des politiques
indiens. Ils n’étaient certes pas les principaux invités de la fête, mais ils auraient
pu utiliser la visibilité offerte par le
Forum : la précédente édition, celle de
Porto Alegre, au Brésil, avait vu les
« Lulistes » en première ligne, se focalisant sur l’enjeu de la période électorale.
Or, l’Inde se trouve précisément en 2004,
elle aussi, dans une période électorale.
Absence, ensuite, de réelle couverture
journalistique et de débat médiatique en
Inde même : le Forum de Bombay n’aura
pas été en prise avec les courants dominants de la société indienne.
Ce que révèle cette double absence,
c’est à quel point les revendications et les
problèmes indo-indiens sont déconnectés des débats sur l’alter-mondialisation.
Symétriquement, le Forum, dit « social »
et « mondial », en quittant ses terres originelles, a montré sa dualité :
– d’une part, il comporte bien un comité
d’organisation pérenne, véritablement
mondial, qui s’affirme comme un Forum
d’enjeu sociétal. Dans la continuité de
son histoire brésilienne, ce comité cherche à converger vers l’alter-mondialisation. Il s’est enrichi à Bombay de
quelques recrues, mais s’est trouvé
jouer un rôle assez minoritaire dans les
débats ;
* Chloe Keraghel est doctorante à l’EHESS, Paris. Joël Ruet est chercheur au Centre de sciences
humaines, New Delhi, et au CERNA, Ecole des Mines, Paris.
Sociétal N° 44
g
2e trimestre 2004
desmouVements
sociauxisolÉs
n matière d’organisation, le Comité
d’organisation indien a été l’organe
exécutif du Forum. Il est largement
dominé par la présence du Parti communiste indien de tendance marxiste
(CPI-M), qui est en Inde le seul acteur
non-gouvernemental à disposer des
capacités de mise en œuvre logistique
d’un événement international de cette
ampleur. Quant aux réseaux scientifiques et aux syndicats qui ont active-
Le FSM 2005 aura lieu à Porto Alegre, mais
dès 2006 il pourrait aborder les rives africaines
(peut-être Le Caire). Par ailleurs se multiplient
les forums explicitement régionaux : forum
asiatique, à Hyderabad, Inde, en 2002, Forums
européens, Forum méditerranéen à la fin de
cette année, à Barcelone.
1
INDE : LES LEÇONS DU FORUM SOCIAL
ment contribué au déroulement du
Forum, ils sont aussi très proches ou
sympathisants du Parti communiste
indien. En revanche, dans le Forum
parallèle au FSM, « Mumbai Resistance »,
c’est un autre groupe de gauche qui a
prédominé, le CPI-ML, de tendance
marxiste-léniniste, revendiquant l’usage
de la violence récemment banni par la
Charte des principes du Forum. Ainsi, si
les principaux partis politiques indiens
ont peu tiré profit de l’espace du Forum
durant cette période électorale, la composante radicalement anti-capitaliste a
clairement manifesté sa présence, encadrant le choix des grandes thématiques
traitées au cours des débats.
Les mouvements sociaux indiens associés au FSM ont peu tissé de liens avec
ceux des autres pays. Il semble que
seuls les différents mouvements des
Dalits (intouchables) aient réussi à faire
entendre leur voix au sein de l’Assemblée des mouvements sociaux (dynamique indépendante du FSM). Celleci a intégré leurs revendications en
dénonçant « la marginalisation et l’oppression sociale dont le peuple des
Dalits a souffert » et en appelant à l’organisation d’une journée de mobilisation pour l’inclusion sociale en leur
faveur. Si les Dalits ont gagné sur le terrain de la mondialisation de leur mouvement, on ne peut en dire autant des
autres groupes indiens. Leur faible
interaction avec les délégués venus
d’autres pays montre que la société
civile indienne ne prend que lentement
conscience de son caractère fragmenté. Son positionnement « anti-globalisation » et anti-capitaliste ne va pas
jusqu’à la recherche d’alternatives véritables. En même temps, la participation
massive des ONG a révélé le risque
d’une coupure entre certains acteurs
de la scène alter-mondialiste et les
mouvements de masse qu’ils sont censés représenter.
L’absence d’articulation entre les partis
et les ONG, comme l’absence de coordination entre les mouvements indiens
eux-mêmes, a mis en lumière le manque
d’une dimension universaliste dans leurs
engagements et leurs revendications. On
peut sur ce point prendre de nouveau
tions de lutte, l’une contre des barrages,
l’exemple des intouchables, puisque
l’autre pour la réhabilitation des technice mouvement a été pour nombre
ques traditionnelles d’utilisation des
d’observateurs extérieurs la « révélaeaux, mettent enfin en place
tion » du Forum. Les difféentre elles de simples mécarents groupes d’intouchables
nismes de coordination.
revendiquent, à juste titre,
Il aura fallu un
l’application du droit contre
rassemblement
Sans doute cet émiettement
les pratiques iniques, les viode 100 000
est-il lié à la culture politique
lences perpétrées à leur
de l’Inde, démocratie de
égard, le déni d’enregispersonnes,
représentation catégorielle
trement de ces violences par
des débats de
collée à une réalité sociale
les autorités policières.
portée mondiale,
hiérarchisée et clivée. Le
Ces demandes se réfèrent à
débat social indien est une
un hypothétique « droit des
pour que les
juxtaposition de débats
Dalits » et réclament des
deux principales
micro-sociaux, dont le
mesures catégorielles, des
organisations de
citoyen n’est pas la figure cenpolitiques de quotas et
trale. Approche sans doute
de discrimination positive,
lutte contre les
légitime et relevant d’une
notamment en matière de
grands barrages
certaine culture politique,
représentation électorale,
mettent enfin
mais antithétique de la vision
afin de mettre en place un
alter-mondialiste en quête
« espace de vie » intouchaen place entre
d’une autre société mondiale.
ble. Aucun lien n’est établi
elles de simples
avec les droits des femmes,
mécanismes de
Cela dit, le Forum de
ceux des minorités religieuBombay aura peut-être pour
ses, ni surtout avec les droits
coordination.
effet d’inspirer à certaines
imprescriptibles de tout
ONG indiennes une concepcitoyen indien. Les Dalits ont
tion plus nationale de leur action. Mais
un parti, comptent des intellectuels, des
peuvent-elles, cinquante ans après l’indéassociations, des appuis, qui soutiennent
pendance, créer une « société civile »
leur cause, mais ce mouvement reste
qui n’existe pas dans les faits ?
séparé de ceux qui militent pour les
droits des populations déplacées, des
Quant au Forum lui-même, il faut désorbidonvilles rasés ou des autres victimes
mais prendre conscience de sa dualité :
de la société de castes.
d’un côté une tendance pérenne et
véritablement mondiale (à laquelle ont
uneculturepolitique
adhé
ré quelques rares organisations
communautariste
indiennes), de l’autre des rassemblements
e morcellement est également
représentant des régions et des mouvesensible dans un autre cas typique,
ments disparates. Ce « Forum tournant »
concernant la construction des grands
est un analyseur de l’état social des
barrages. Les zones en question abritent
régions hôtes. De ce point de vue, le verdes populations nombreuses et démudict de l’expérience indienne est clair : en
nies, éminemment fragiles, que l’on souInde, la mobilisation reste minoritaire, elle
met à des déplacements forcés. Tout
n’est pas encore alter-mondialiste, mais
projet de barrage met en balance, d’un
au mieux, anti-mondialiste voire anti-capicôté ces dégâts humains, de l’autre des
taliste. Elle est surtout fragmentée en une
possibilités d’irrigation et une producmyriade de revendications catégorielles
tion électrique qui profiteront à des
ou communautaristes que n’articule pas
populations plus aisées (dans beaucoup
une vision de société. Révélatrice de ce
de cas, d’ailleurs, une gestion plus souple
morcellement et de ce repli sur soi, cette
de l’énergie et de l’eau serait plus effibribe de conversation entendue dans une
cace que ces énormes projets). Il aura
rue de Bombay : « Sais-tu pourquoi il y a
fallu un rassemblement de 100 000 pertant d’étrangers ces jours-ci ? – Ce sont
sonnes, des débats de portée mondiale,
des Dalits blancs qui viennent revendipour que les deux principales organisaquer leurs droits… » g
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