La Philosophie mathématique de Russell

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La Philosophie mathématique de Russell
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INTRODUCTION
§ 01 D'UN BESOIN DE CERTITUDE
«A onze ans, j'ai commencé la géométrie, avec mon frère comme précepteur. Ce fut l'un des
grands événements de ma vie, aussi merveilleux qu'un premier amour. Je n'aurais jamais
imaginé qu'il pût exister rien d'aussi délicieux au monde. Quand j'eus assimilé le cinquième
théorème, mon frère me dit qu'il était généralement considéré comme difficile, mais je n'y
avais trouvé quant à moi nulle difficulté. Ce fut la première fois que je soupçonnais qu'il
pouvait y avoir en moi quelque intelligence. A partir de ce moment jusqu'au jour où Whitehead et moi terminâmes les Principia Mathematica, vingt-sept ans plus tard, les
mathématiques furent pour moi le principal objet d'intérêt et la principale source du bonheur.
Comme tout bonheur, cependant, celui-là ne fut pas sans mélange. On m'avait dit qu'Euclide
prouvait tout ce qu'il affirmait et j'étais fort déçu de constater qu'il commençait par des
postulats. D'abord je refusais de les admettre à moins que mon frère ne me fournît une raison
suffisante d'y souscrire. Il se contenta de me dire : "Si vous ne les acceptez pas, nous ne
pourrons pas continuer". Comme je voulais continuer, j'acceptai donc ces bases à titre
provisoire ; mais le doute concernant les prémisses des mathématiques resta au fond de moi et
c'est lui qui a déterminé le cours de mes travaux ultérieurs » (A1, ch. 1, tr. p.36). Ainsi qu'en
témoignent ces lignes, on ne saurait exagérer le rôle que jouèrent très tôt les mathématiques
dans la vie de Russell. Chez le jeune orphelin timide et solitairel, la découverte de la pure
rationalité mathématique vint combler une forte libido sciendi développée en opposition au
sentimentalisme étroit de sa grand-mère, Lady John Russell, qui l'avait recueilli. Trop lucide
pour accepter l'idéal borné qu'elle lui proposait, trop critique pour se satisfaire du réconfort de
la religion, il voulut voir dans les mathématiques le dernier moyen de combler son insatiable
besoin de certitude et d'absolu ! Ainsi, loin de résulter d'une analyse réfléchie sur l'état de la
science mathématique de l'époque, la recherche du fondement des mathématiques constitua
pour lui non un « problème », mais plus simplement et plus violemment une exigence vitale.
Pensant trouver réponse à ses perplexités mathématiques, le jeune Bertrand, alors âgé de dix
sept ans et demi, passa le concours des bourses de Cambridge. Bien vite, il dut déchanter,
l'enseignement prodigué à Trinity Collège ne faisait qu'accroître ses doutes. En géométrie
euclidienne, de nombreuses démonstrations lui apparurent rapidement insuffisantes,
notamment toutes celles qui recouraient à la méthode de superposition (§ 56). Sa découverte
des géométries non euclidiennes confirma la précarité des fondements de cette discipline.
Quant à l'Analyse, il fut choqué qu'en l'absence de toute véritable démonstration, les
principaux théorèmes du calcul infinitésimal devaient être acceptés « comme actes de foi »
(MPD, chap. III, tr. p. 42-3). De façon générale, la passion du jeune étudiant fut refroidie par
une conception étroitement scolaire et utilitaire de l'enseignement des mathématiques : « Je
me dégoûtai des mathématiques. Quand j'eus passé mes examens, je vendis mes livres de
mathématiques et fis le vœu de ne plus jamais en lire » (ibid., chap. IV, tr. p.45).
C'est alors qu'il se jeta à corps perdu dans la philosophie. Et parce qu'aucune déception, fûtelle profonde, ne saurait éteindre une passion vitale, il chercha dans la philosophie les moyens
d'« assurer à la vérité mathématique un fondement solide » (A2, chap. 3, tr. p.77). Sa lecture, à
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Une épidémie de diphtérie emporta sa mère et ses sœurs alors qu'il avait deux ans ; son père, Lord Amberley, mourut deux
ans plus tard.
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Son souci de rationalité le conduisit rapidement à abandonner la croyance en l'immortalité de l'âme, dans le libre-arbitre,
puis finalement en Dieu, cf. A1, ch.2, tr. p. 51-62 & MPD, ch.3, tr. p.33-41. Adolescent, Russell fut tenté par le suicide : « Si
j'ai renoncé, de fait, à me suicider, c'est que je voulais en savoir davantage en mathématiques», A1, ch.2, tr. p.45 et aussi
p.239.
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dix huit ans, de la Logique de son parrain J.S. Mill, l'avait convaincu de l'inanité de toute
tentative empiriste visant à subordonner les vérités mathématiques à l'usage de généralisations
inductives. Harold Joachim lui fit lire la Logique de son maître Bradley ainsi que celle de
Bosanquet. Russell subit alors l'influence, dominante à l'époque, de l'idéalisme allemand :
d'inspiration kantienne avec son professeur de mathématiques James Ward, hégélienne avec
les philosophes G.F. Stout et McTaggart. C'est ainsi qu'il entreprit, dans sa dissertation pour le
Fellowship (« The Foundations of Geometry », 1895, qui deviendra An Essay on the
Foundations of Geometry, 1897), de réconcilier l'exposition métaphysique kantienne de
l'espace avec les exigences nouvelles des géométries non euclidiennes. Des propriétés
projectives de l'espace, il tira la nécessité d'une forme a priori d'extériorité commune à toutes
les géométries (cf. L. Couturat : « Etude critique de L'Essai sur les fondements de la
géométrie de B. Russell» & N. Griffin « The Tiergarten Programme »). Il restait ensuite à
fonder l'Analyse, la physique mathématique et, par-delà, toutes les autres sciences. Ce qu'il
tenta résolument par une démarche dialectique de type hégélien (cf. MPD, chap. IV, tr. p. 656 & N. Griffin, Russell's Idealist Apprenticeship). Il partageait alors cet idéalisme avec G.E.
Moore qui, bien que de deux ans son cadet, le subjuguait par la finesse de son intelligence et
sa rectitude morale. C'est précisément Moore qui, à la fin de 1898, provoqua sa «révolte
contre l'idéalisme» ambiant en portant une attaque décisive contre les théories idéalistes du
jugement (cf. ibid., chap. V, p. 43, tr. p. 67 et A13, tr. p. 72-3 & 170). Ensemble, ils posèrent
les prémisses d'une philosophie analytique qui autorisait une appréhension partielle et
progressive d'un univers « riche, varié et solide » (cf. MMD, p. 12). Elaborée dans
l'allégresse, cette « nouvelle philosophie » (cf. MPD, chap. V, tr. p.67) ne permettait
cependant pas de fonder directement les mathématiques. Or un tel fondement redevenait
nécessaire dès lors que n'était plus permise la montée dialectique vers l'Absolu. Mais si le
principe de l'analyse se trouvait théoriquement justifié, manquait encore la méthode qui
l'autoriserait.
Les juvéniles ardeurs de la révolte anti-idéaliste seraient demeurées stériles si Russell n'avait
rencontré Giuseppe Peano au Congrès International de Philosophie qui se tint à Paris en juillet
1900. Cette rencontre provoqua en lui une véritable révolutionl. Fortement impressionné par
la «grande précision et la rigueur logique» dont fit preuve Peano lors des discussions, Russell
se précipita sur les articles que celui-ci lui envoya et fut frappé à leur lecture par la fécondité
de la méthode logique qu'il employait (cf. MPD, chap.VI, tr. p. 81-2). Naturellement, Russell
connaissait Boole, Peirce, Schröder, de Morgan, mais c'est Peano qui lui fit découvrir la
souplesse d'un symbolisme apte à traduire le raisonnement mathématique dans ses moindres
méandres et à en dissiper toutes les obscurités et ambiguïtés. Désormais en possession d'une
philosophie et d'une méthode, Russell pouvait s'attaquer effectivement à la question du
fondement des mathématiques. Il le fit d'abord en perfectionnant la logique de Peano par
l'adjonction d'un indispensable calcul des relations (cf. « Sur la logique des relations avec des
applications à la théorie des séries »). A l'aide de cet instrument logique puissant, il put
réduire l'axiomatique peanienne de l'arithmétique. Firent suite à la définition logique des
nombres entiers, celle des rationnels, des réels et des complexes. Le projet russellien d'une
réduction de toutes les mathématiques à la nouvelle logique était né. Le dernier jour du XIXe
siècle, Russell acheva le premier jet des Principles of Mathematics et réalisait ainsi son rêve
d'enfant : « Les mois qui s'étaient écoulés depuis juillet avaient été pour moi une lune de miel
intellectuelle comme je n'en ai jamais connue avant ni après. Tous les jours, je comprenais
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« Mon œuvre philosophique comporte une division importante : dans les années 1899-1900, j'ai adopté la philosophie de
l'atomisme logique et la technique de Peano en logique mathématique - révolution assez grande pour rendre mes travaux
antérieurs, sauf en ce qu'ils avaient de purement mathématique, étrangers à tout ce que j'ai fait plus tard. Le changement de
ces années fut une révolution ; les changements ultérieurs ont été de la nature d'une évolution», MPD, chap. I, tr. p. 11 et
aussi chap. VI, p. 51, tr. 81. Sur l'apport de Peano – et plus généralement sur la genèse de la pensée de Russell, cf. F.A.
Rodriguez-Consuegra, The Mathematical Philosophy of B. Russell : Origins and Development.
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quelque chose que je n'avais pas compris le jour précédent. Je croyais terminées toutes les
difficultés et résolus tous les problèmes » (MPD, chap. VI, tr. p.91). Malheureusement, cette
quiétude fut de courte durée. Sa découverte, au printemps 1901, des paradoxes, l'interrompit
brutalement. Il dut alors reprendre son insatiable quête de certitude qui ne s'acheva qu'avec la
réalisation des Principia Mathematica.
Profondément enracinées dans les angoisses du jeune Bertrand, les recherches logicomathématiques de Russell marquent un moment privilégié du développement des sciences
formelles au XXe siècle. Sa découverte de « la contradiction » ouvrit la « crise des
mathématiques ». Elle éveilla en lui l'écho désagréable de la crise qu'il subit, jeune orphelin,
lorsqu'il découvrit que les vérités religieuses puis mathématiques qu'on lui proposaient
n'offraient pas de fondements sûrs. Ceci explique sans doute qu'il ait vécu l'existence des
paradoxes comme un défi personnel et qu'il ait déployé une rage peu commune dans la
recherche d'une solution acceptable comme d'un fondement pour l'ultime savoir : la logique.
§ 02 LOGIQUE ET PHILOSOPHIE
Si le recours à une biographie intellectuelle peut expliquer un type d'engagement et sa force,
une orientation générale des recherches, elle laisse échapper l'essentiel. L'œuvre russellienne
ici en question n'a rien de littéraire, elle est scientifique. Le choix des thèses, des méthodes
d'analyse, des techniques de résolution, ne dépend d'aucune idiosyncrasie qui relèverait d'une
investigation psychologique. Il est lié à la problématique de l'époque, aux outils théoriques
disponibles, aux conceptualisations philosophiques envisageables. La réponse apportée par
Russell à la crise des mathématiques se résume en deux points indissolublement liés :
1°) la construction d'une logique nouvelle, formalisée et axiomatisée, capable par la théorie
des types d'éviter les paradoxes,
2°) la réduction effective de toutes les mathématiques à cette logique nouvelle.
Or, cette réponse ne tient en rien son intérêt d'une quelconque « originalité ». On convient
communément que les découvertes scientifiques ne se réduisent pas au « génie » propre de
leurs auteurs. Ici les choses sont particulièrement claires : on a affaire à une redécouverte. La
logique contemporaine a été inventée deux fois. Elle naquit dès 1879 avec la Begriffsschrift de
Frege. Par une genèse d'ailleurs grammaticale et non mathématique, Russell en 1902 parvint
aux mêmes résultats4. Frege et Russell sont ainsi tous deux à l'origine d'un nouveau
paradigme de rationalité qui rompt avec le double modèle ancien: celui, mathématique, que
constitua la géométrie d'Euclide ; celui, logique, de la tradition syllogistique. Tous deux
apportent la même réponse au problème du fondement des mathématiques. Dès le dernier
chapitre de la Begriffsschrift, se trouve esquissé le projet d'une réduction logique de
l'arithmétique, développé pour lui-même dans les Grundlagen en 1884 puis dans les deux
volumes des Grundgesetze, parus en 1893 et 1903. Le projet russellien des Principles est plus
vaste puisqu'il englobe toutes les mathématiques, géométrie comprise. Mais l'essentiel est
qu'ils proposent tous deux la thèse logiciste d'un fondement strictement logique des
mathématiques, thèse qui repose dans les deux cas sur une conception nouvelle de la logique.
La rupture épistémologique qu'elle opère n'est pas seulement technique (abandon de la copule
au profit des relations d'identité, d'appartenance, d'inclusion, de la quantification existentielle ;
import non existentiel des propositions universelles, schéma fonctionnel, théorie des relations,
etc.), elle s'avère d'abord et surtout philosophique.
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A propos de la Begriffsschrift, que lui offrit J. Ward et qu'il ne lut qu'en 1901, Russell précise : « J'ai été en possession de
son livre pendant des années avant de me faire une idée de ce qu'il voulait dire. A la vérité, je ne l'ai compris qu'une fois que
j'eus redécouvert par mes propres moyens la plupart de ses arguments », A1, chap. 3, tr. p.77-8. Il semble qu'il n'ait
« compris » Frege qu'en 1902, cf. infra, § 18.
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Depuis Descartes, la logique formelle était tenue pour stérile. Ce que confirma Kant lorsqu'il
en fit une science analytique. L'introduction par Frege d'un concept rigoureux d'analyticité à
partir de la déductibilité (cf. J. Proust, Questions de forme, sections I & III), sa distinction
entre sens et référence du signe pour rendre compte de l'information fournie par les égalités
du genre « a =b » (§44), l'exploitation par Russell du principe des relations externes disqualifiant définitivement le schéma prédicatif aristotélicien, etc., dessinaient une nouvelle
définition de la logique en même temps qu'elles en assuraient la fécondité. Dès lors, la
nouvelle logique ne pouvait plus valoir comme simple organon ni être disqualifiée au profil
d'une quelconque « logique transcendantale ». C'est elle qui assume désormais un rôle
transcendantal en s'imposant comme fondement ultime des mathématiques. Par là même, elle
acquiert une fonction proprement philosophique. Si elle n'était qu'un instrument de calcul, elle
ne pourrait fonder les mathématiques. Plus précisément, le problème du fondement se
déplacerait des théories mathématiques au calcul logique auquel on les réduit. La philosophie
devrait alors, de l'extérieur, fournir Urgrund manquant. Or, un tel problème ne se pose pas.
Car, pour Frege comme pour Russell, la logique se fonde elle-même. Cette auto-fondation
clôt la recherche régressive d'un fondement et impose à la nouvelle logique de se penser et
s'expliciter elle-même philosophiquement. Là est la novation majeure, là est notre objet :
appréhender cette dimension philosophique de la logique. Chez Frege comme chez Russell,
dans son rôle d'Erklärung et d'explanation, la philosophie a pour fonction d'assurer l'autofondation de la logique, partant, la fondation des mathématiques. La logique devient ainsi
proprement inséparable d'une véritable philosophie (que Russell baptise « philosophical
logic », cf. PoM, p. xv, tr. p. 3 & OKEW, chap. 1, p. 67, tr. p. 40). Loin d'être jeu gratuit sur
des symboles, elle doit attribuer signification à ses signes. Loin d'être construction technique
arbitraire, elle dévoile la connaissance de vérités ultimes. Loin de valoir pour des modèles
ponctuels, elle engage notre rapport au monde et doit assurer statut ontologique à tous ses
objets.
Pourquoi alors avoir choisi d'étudier l'œuvre de Russell plutôt que celle de Frege ? Une
justification extrinsèque consisterait à rappeler que s'il existe une multitude de commentaires
sur telle ou telle partie de l'œuvre russellienne, à notre connaissance, manquait un examen
minutieux de l'ensemble de ses recherches logico-mathématiques, alors que de telles études
existent pour l'œuvre de Frege (cf. M. Dummett, The Interprétation of Frege's Philosophy &
J. Largeault, Logique et philosophie chez Frege).
En réalité, notre choix tient à ce fait capital : seul Russell explicite pour lui-même le rôle de la
philosophie dans le procès logiciste de construction de la nouvelle logique et de réduction des
mathématiques. En prenant pour objet d'étude les recherches effectuées des Principles à la
seconde édition des Principia, nous aborderons le nouveau paradigme logique sous sa forme
désormais «classique» intégrant en particulier le traitement des paradoxes absent de l'œuvre
frégéenne. Nous nous attacherons alors à préciser le rôle de la philosophie dans le procès de
constitution de la logique et de réduction des mathématiques, rôle que Russell thématise luimême sous le nom de « philosophie mathématique ». Appelée par la pratique mathématique,
cette philosophie délimite le champ des questions qui se posent, non à propos des
développements complexes, mais des données simples sur lesquelles repose tout l'édifice.
Traquant l'incertitude en ses derniers retranchements, l'enquête philosophique permet
l'exploration ultime des principes logiques. Nous montrerons que, pour assurer l'autofondation de la logique, Russell développe un véritable système philosophique se déployant
en une interrogation principielle sur le sens des signes, leurs modes de connaissance et le
statut des réalités logico-mathématiques. Le projet logiciste consiste ainsi, par un mouvement
analytique et régressif, à fonder les mathématiques sur la nouvelle logique dont la philosophie
a pour tâche d'expliciter les principes. Or, à la différence de Frege, Russell a longuement et
précisément expliqué la genèse et les étapes de la réalisation d'un tel projet. Les Principia
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furent initialement conçus comme le développement technique et formel d'une construction
méthodique mais non formelle inaugurée dès les Principles et poursuivie ensuite dans divers
livres et maints articles. Pour le commentateur, ceci constitue une mine d'informations qu'il
convient d'exploiter. Analyses, explications et développements critiques s'enchaînent en un
ordre génétique inverse de l'ordre théorique puisque, de la réflexion philosophique, naît la
logique nouvelle qui, enfin, autorise la réduction des mathématiques.
L'œuvre de Russell fournit l'occasion privilégiée de suivre pas à pas la construction de la
logique, d'élucider le rôle qu'y jouent les présupposés philosophiques, les choix grammaticaux
et les engagements ontologiques. C'est pourquoi, débordant la problématique proprement
logico-mathématique, elle constitue une source essentielle de la philosophie analytique
contemporaine. Le corpus paraît ainsi le meilleur possible pour dresser la carte des relations
nouvelles qui se tissent entre mathématiques, logique et philosophie à l'aube du siècle.
§ 03 LA MISE EN PERSPECTIVE
Cette particularité de l'œuvre russellienne commande notre méthode. Analyser les Principia
Mathematica ne suffirait pas pour discerner, à travers la forme axiomatique des résultats, les
composants proprement philosophiques de la construction logiciste. C'est pourquoi nous
procéderons à une lecture de l'œuvre logico-mathématique de Russell depuis son origine en
1903 jusqu'à son aboutissement en 1910-13 et son repentir en 1925-75.
Outre la dimension génétique que nous venons de souligner, il convient de prendre en compte
le caractère éminemment dialogique de l'œuvre (cf. F. Jacques, L'Espace logique de
l'interlocution, notamment ch. II, p. 59-90). Personnalité forte et auteur prolixe, Russell
possède la particularité rare de mettre sans cesse en cause ses propres convictions. Si l'on a
souvent dit que sa philosophie logique était « platonicienne », on n'a pas assez remarqué
combien sa pratique philosophique était « socratique » (Whitehead ne s'y est pas trompé qui,
le 26 octobre 1931, présenta une conférence de Russell en avertissant l'auditoire qu'il allait
entendre un dialogue perdu de Platon intitulé : « The Bertrand Russell »). Son œuvre ne peut
être comprise que comme un immense et incessant dialogue de lui-même avec lui-même.
Dans ces conditions, il est exclu d'aborder isolément tel de ses ouvrages, et il importe, au
contraire, en les confrontant, de faire jouer leurs mutuelles résonances et leurs éventuelles
discordances. De plus, non content de dialoguer avec lui-même, Russell entretient une polémique permanente avec ses prédécesseurs et ses contemporains. En témoigne éloquemment
l'article fameux « On Denoting » où les analyses proposées ne prennent sens qu'à être
resituées dans un contexte polémique qui oppose le Russell de 1905 à celui de 1903 caché
sous le double masque de Frege et de Meinong. De même, la découverte du principe du cercle
vicieux qui commande la construction de la théorie des types est le fruit d'une controverse
active et féconde entre Bertrand Russell et Henri Poincaré à partir de la contribution de Jules
Richard.
Cette nature dialogique et polémique de l'œuvre impose une double mise en perspective.
D'abord, celle du texte russellien lui-même. Nous nous attacherons à marquer nettement les
constances, évolutions et ruptures dans la réalisation du projet logiciste. Ainsi éviterons-nous
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Si la date de 1903 – publication des PoM – ne fait pas difficulté, les dates de 1913 et 1927 doivent être justifiées.
Correspondant à la parution du troisième volume des PM, 1913 marque la fin de la production proprement logique de
Russell, cf. A1,1, p. 152-53, 156, 164. La seule exception notable réside en des amendements apportés dans la seconde
édition des PM en 1925 qui tiennent compte des critiques de Wittgenstein et des novations techniques de Sheffer et Nicod.
De façon plus générale, il convient de noter que la période de la Grande Guerre marqua un tournant décisif dans la pensée de
Russell. La sensibilité platonisante qui jusqu'alors avait motivé son intérêt puissant pour l'univers éthéré des mathématiques
disparut et laissa place à un souci plus prosaïque du monde et des hommes provoquant une réorientation de ses
préoccupations philosophiques vers la physique, la psychologie behavioriste et la linguistique.
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de lire les analyses des Principles à la lumière des formalisations ultérieures des Principia et,
a fortiori, de traduire les concepts russelliens encore «naïfs» dans les termes de la logique
mathématique contemporaine.
Mais aussi, une mise en perspective du texte russellien avec le contexte de l'époque. Sans
systématiser inutilement cette procédure, nous préciserons, chaque fois qu'il sera nécessaire,
les sources historiques, que celles-ci soient logico-mathématiques (Peano, Frege, Cantor, ...)
ou strictement philosophiques (Leibniz, Moore, Meinong, ...). Cette méthode de mise en
perspective nous paraît la seule apte à manifester l'originalité technique, la cohérence et la
systématicité d'une pensée qui, autrement considérée, a pu paraître «éclectique» à certains
lecteurs. Nombreux en effet sont les commentateurs qui manifestent leur désarroi et
s'interrogent sur l'unité de la pensée russellienne. Tel un peintre fantasque, Russell aurait eu
des «périodes » nettement marquées et sans guère de rapports les unes avec les autres. Ainsi
Broad n'hésite-t-il pas à déclarer que Russell a coutume de changer au bout de quelques
années de système philosophique (rapporté par A. Quinton in « Russell's Philosophical
Development », p. 10). Le fait est pourtant simple, quoique pas si courant : nous avons affaire
à un philosophe dont la pensée progresse effectivement. Imaginatif et lucide, créatif et
critique, il n'hésite jamais à remettre en chantier une problématique, à modifier ses analyses
antérieures et à bouleverser la systématique esquissée. Toutefois, nous constaterons que les
évolutions et modifications sont toujours justifiées et qu'elles ne portent en rien atteinte au
projet initial, à la méthode choisie ainsi qu'aux prémisses admises depuis 1903.
Notre méthode de lecture nous conduira à assigner un rôle second aux commentaires. Plus que
tout autre, Russell, inspirateur de la philosophie anglo-saxonne contemporaine, a fait l'objet
d'un nombre incalculable de gloses et d'interprétations. Comme c'est le cas pour toute
philosophie vraiment vivante, les « lectures » proposées sont pour la plupart « intéressées ».
Allant de l'emprunt à la critique déclarée, elles expliquent en fait plus la philosophie de leurs
auteurs que celle de Russell. Si bien que le texte lui-même finit par disparaître sous la gangue
épaisse de ces commentaires partisans. Il est par exemple devenu classique d'apprécier
aujourd'hui la doctrine ontologique de Russell à l'aune de la thèse quinéenne de l'engagement
existentiel. Or, pour avoir inspiré la conceptualisation de Quine, l'interprétation russellienne
de l'existence n'en est pas moins différente. On prendra donc garde d'expliquer Russell à la
lumière de Quine ; comme l'a fort justement rappelé C.S. Chihara, seul le procès inverse se
justifie (cf. Ontology and the Vicious-Circle Principle, intro., p. XIII). Retrouver le texte
imposera de briser les diverses sédimentations qui le recouvrent. Nous devrons parfois
procéder à une analyse des commentaires qui oblitèrent aujourd'hui la pensée de Russell ;
mais, en général, nous limiterons au maximum de telles incursions dans les débats
contemporains en fournissant en note les références utiles.
Devant l'ampleur exceptionnelle et la densité du corpus (dans les Collected Papers, les textes
logico-philosophiques occuperont les volumes 2 à 11), on peut se demander comment en
articuler la lecture. Il nous est apparu rapidement que la scansion la plus simple et la plus
efficace consistait – en suivant Russell lui-même – à distinguer trois grandes étapes qui,
chacune, regroupe les textes autour d'un noyau composé d'une œuvre importante. La première
est incontestablement centrée sur les Principles of Mathematics. Rompant avec les préoccupations scolaires des premiers travaux, cet ouvrage opère la révolution initiale qui inaugure le
projet russellien. On y découvre comment à partir d'une enquête « grammaticale » s'élabore la
logique nouvelle et comment cette nouvelle logique autorise l'espoir grandiose d'une
définition de toutes les mathématiques. Pour justifier ses choix logiques fondamentaux,
Russell y adopte des prémisses philosophiques qui, pour la plupart, gouverneront sa réflexion
jusqu'à son terme. La deuxième étape s'ouvre avec la publication en 1905 de l'article crucial
« On Denoting ». Se produit alors une évolution majeure qui impose la refonte de la première
théorie de la dénotation, forge l'outil principal de la réduction logique des concepts
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mathématiques et simplifie l'ontologie luxuriante initiale. La troisième étape voit la réalisation
effective du projet logiciste avec le magnum opus que composent les trois volumes des
Principia Mathematica. Enfin formalisé et axiomatisé, le calcul logique autorise la réduction
de l'Arithmétique et de l'Analyse.
Au terme de ces trois étapes, nous cernerons les limites du projet logiciste russellien. Le statut
assigné aux axiomes «mathématiques», les amendements apportés dans la seconde édition des
Principia pour répondre aux critiques de Wittgenstein, et surtout la conception de l'évidence
et de la logique qui sous-tendent le procès d'auto-fondation, nous permettront d'apprécier si
l'œuvre de Russell a finalement permis de satisfaire la soif de certitude et d'absolu du jeune
Bertrand.
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