Bertrand Russell

Transcription

Bertrand Russell
Bertrand Russell
anglais (1872-1970)
première lecture conseillée :
"Problèmes de philosophie"
SA VIE
Lord Bertrand Arthur William Russell, de famille aristocratique, est né au
pays de Galles. Il fut étudiant à Cambridge. Il s'est fait connaître pour ses prises de
position politiques libérales, pacifistes, contre le bolchevisme russe, contre les
dangers du nationalisme, contre l'utilisation de l'arme atomique, pour la libération
de la femme, pour la nouvelle pédagogie, contre l'intervention américaine au
Vietnam, contre la religion. Ces prises de positions lui valurent quelques
désagréments : perte de son poste à Cambridge en 1916, six mois de prison en
1918, manifestations contre sa nomination au collège de la ville de New York en
1940. Ses travaux initiaux, qui eurent une certaine importance, portent sur la
logique et les mathématiques. Sa philosophie en découle, et a notamment pour but
de justifier et d'expliquer les principes logiques de la connaissance. Il écrivit des
essais de réflexion morale qui le firent qualifier de libre penseur. Il écrivit
également une autobiographie et un roman. Il obtint le prix Nobel de littérature en
1950.
SON ŒUVRE
Quelques titres, parmi une œuvre abondante : "Les fondements de la géométrie"
(1894), "Leçons sur la social-démocratie allemande" (1896), "Principia mathematica"
(en collaboration avec Alfred Whitehead, 1910-1913), "Problèmes de philosophie"
(1912), "Notre connaissance du monde extérieur" (1914), "Vers la la liberté : le
socialisme, l'anarchie et le syndicalisme" (1918), "Introduction à la philosophie des
mathématiques" (1919), "La théorie et la pratique du bolchevisme" (1920), "L'analyse
de l'esprit" (1921), "Ce que je crois" (1925), "L'analyse de la matière" (1927), "Le
mariage et la morale" (1927), "Pourquoi je ne suis pas chrétien" (1927), "La conquête
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du bonheur" (1930), "Éloge de l'oisiveté" (1930), "Éducation et ordre social" (1932),
"Signification et vérité" (1940), "Histoire de la philosophie occidentale" (1946), "Satan
in the Suburbs" (roman, 1953), "Histoire de mes idées philosophiques"(1959).
INTRODUCTION A SA PHILOSOPHIE
1. Le logicisme
Les mathématiques sont "hypothético-déductives" : elles se contentent d'établir
que si telle proposition (A) concernant telle chose est vraie, alors telle autre
proposition (B) concernant cette chose est vraie. Elles démontrent que "A entraîne
B". Mais le fait de savoir si la première proposition A est vraie ne relève pas des
mathématiques, pas plus de savoir ce qu'est cette chose, ni même si elle existe.
Russell forme ainsi le projet "logiciste" de réduction de toutes les mathématiques
à la logique (voir troisième citation). Les Principia mathematica, écrits en
collaboration avec le philosophe et mathématicien Alfred Whitehead, développent
une théorie de la déduction, et établissent les principes d'une logique dite
"extensionnelle". Selon cette dernière, la vérité des propositions complexes dépend
uniquement de la vérité des propositions élémentaires qu'elles combinent. Le
monde est conçu par Russell comme un complexe logique : les faits sont
indépendants les uns des autres, les relations qui les unissent leur sont extérieures.
Chaque fait élémentaire peut être représenté par une proposition simple, ou
"atomique" : on parlera donc d'atomisme logique.
2. La théorie des descriptions définies
Il faut bien prendre soin de distinguer le statut logique des deux propositions :
"Scott était un homme" et "L'auteur de Waverley était un homme" (Waverley est
un roman paru en 1814, du romancier écossais Walter Scott). La première est de
la forme "x était un homme", avec comme sujet x = Scott. Mais c'est une erreur
d'analyser la seconde de la même manière, car elle dit quelque chose de plus
complexe qu'on pourrait traduire par "Une et une seule entité a écrit Waverley, et
cette entité était un homme". "L'auteur de Waverley" n'est plus à proprement parler
sujet de "était un homme", c'est une description définie, symbole incomplet par luimême dépourvu de signification, et qui se ramène logiquement à un quantificateur
existentiel (ici, il existe une et une seule entité) et un élément prédicatif (qui a écrit
Waverley). Si Russell dit que la description définie n'a pas de sens en elle-même,
c'est "(...) parce que dans n'importe quelle proposition où elle figure, la
proposition, une fois pleinement exprimée, ne contient pas l'expression, qui a été
disloquée" (Logique et connaissance). C'est pour cette raison que la preuve
ontologique de l'existence de dieu est sans portée. C'est également cette théorie qui
permettra la réduction logique des concepts mathématiques de classe, de nombre,
de relation, etc.
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3. Le paradoxe du menteur et la théorie des types
On peut reformuler le paradoxe d'Epiménide le crétois sous la forme : "Tout ce
que j'affirme est faux". Donc ce que je viens d'affirmer est faux, donc ce que
j'affirme est vrai, donc etc. Mais il y a là une insuffisance de distinction. Il faut en
effet distinguer deux types de propositions différentes, celles qui se référent à une
totalité de propositions (ex. : tout ce que j'affirme est faux) et celles qui ne le font
pas (ex. : j'ai menti en disant cela). On appellera ces dernières des propositions de
premier ordre, et les premières des propositions de second ordre (qui se référent
donc à une totalité de propositions de premier ordre). Les propositions de second
ordre, qui se référent à une totalité de propositions de premier ordre, ne peuvent
pas elles-mêmes faire partie de cette totalité. Dit autrement, une proposition ne
peut pas à la fois être de premier ordre et de second ordre. Pour reprendre le
paradoxe du menteur, "tout ce que j'affirme est faux" signifie que toute proposition
de premier ordre que j'affirme est fausse. Mais la proposition "tout ce que j'affirme
est faux" est elle-même une proposition du second ordre, et non de premier ordre :
elle n'est donc pas visée par elle-même, elle ne dit rien sur elle-même. N'étant pas
applicable à elle-même, le paradoxe disparaît. C'est une erreur logique de faire
d'une totalité un élément d'elle-même. Pour éviter cette erreur, il suffit d'imposer
que les éléments d'une totalité soient définis en eux-mêmes, antérieurement à la
totalité. Il faut ainsi établir une hiérarchie de "types" qui s'excluent. Comme il
existe des propositions d'ordres différents, il existe des classes différentes à ne pas
mélanger : les individus, les classes d'individus, les classes de classes, etc. Chaque
formule relève ainsi qui constitue son domaine de signifiance, ce qui permettra de
distinguer entre des formules signifiantes et des formules dénuées de sens.
4. Le "libre penseur"
" Mon point de vue sur la religion est celui de Lucrèce. Je la considère comme
une maladie née de la peur et comme une source de malheurs indicibles pour
l'humanité" (La religion a-t-elle contribué à la civilisation ?). Les notions et
jugements moraux et religieux demanderaient d'abord à être soumis à une critique
logique (voir la deuxième citation, portant sur la critique de la "preuve" de
l'existence de dieu par la cause première). Les argumentations théologiques sont
fréquemment inconsistantes. Par exemple, en admettant que bien et mal soient des
notions clairement définies (et sans même s'interroger sur leur existence en soi),
s'interroger si elles dépendent d'un décret de dieu, ou si elles s'imposent à lui est
inconséquent. Si le bien et le mal dépendent d'un décret de dieu, alors celui-ci n'est
pas bon, puisque c'est lui qui décide de ce qui l'est ou non (et alors, au passage, par
quelle perversion déciderait-il qu'il existe du mal ?). Mais si le bien et le mal ne
dépendent pas du libre vouloir de dieu, c'est qu'ils en sont logiquement
indépendants, et alors d'une part dieu n'a pas la toute puissance supposée (quelque
chose lui échappe), d'autre part il devient une idée moralement inutile,
contrairement à ce que voudrait faire croire Kant. Le fondement moral de
l'existence de dieu est donc aussi inconsistant que ses fondements logiques. Russell
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oppose par ailleurs Socrate au Christ, soulignant la politesse et la courtoisie de
Socrate envers les gens qui refusaient de l'écouter, alors que la menace maintes
fois réitérée des feux de l'enfer est une doctrine de cruauté : "C'est une doctrine
qui a introduit la cruauté dans le monde et justifié des siècles de torture" (Pourquoi
je ne suis pas chrétien).
5. La vigilance métaphysique
La plupart des problèmes métaphysiques sont dus à une mauvaise syntaxe du
langage, et un traitement logique suffit à les renvoyer à leur inexistence. Ce n'est
pas pour autant que Russell récuse l'interrogation philosophique, mais celle-ci doit
être menée avec la rigueur logique nécessaire. Donnons deux exemples
d'interrogation.
Le langage fait référence à de nombreuses entités. Quelque
chose de réellement existant correspond-il nécessairement à tout ce que prétend
viser le langage ? Cette question, point de départ de l'opposition entre "réalistes"
et "nominalistes", peut être traitée par le "rasoir d'Ockham", principe portant le
nom d'un des plus célèbres nominalistes. Ce principe énonce qu'il n'y a pas à
multiplier les entités non nécessaires. Quand on peut expliquer quelque chose sans
passer par une certaine entité, celle-ci n'est donc pas nécessaire, on peut donc sans
inconvénient la tenir pour non existante. Russell adopte une position nominaliste :
seuls existent réellement les êtres singuliers, les "universaux" ont un statut
purement logique ou linguistique.
Russell s'interroge également beaucoup sur le rapport entre la matière et
l'esprit. Il n'y a pas pour lui, comme l'enseigne le dualisme cartésien, deux
substances différentes. Comme Spinoza, comme, plus près de lui William James
et les philosophes américains, ce ne sont que deux aspects d'une même réalité. Ce
qui mènera logiquement à remettre en question la notion même de "sujet".
CITATIONS
1.
"La valeur de la philosophie doit en réalité surtout résider dans son caractère
incertain même... Celui qui n’a aucune teinture de philosophie traverse l’existence,
prisonnier de préjugés dérivés du sens commun, des croyances habituelles à son temps
ou à son pays et de convictions qui ont grandi en lui sans la coopération ni le
consentement de la raison. Pour un tel individu, le monde tend à devenir défini, fini,
évident; les objets ordinaires ne font pas naître de questions et les possibilités peu
familières sont rejetées avec mépris. Dès que nous commençons à penser conformément
à la philosophie, au contraire, nous voyons comme il a été dit dans nos premiers
chapitres, que même les choses les plus ordinaires de la vie quotidienne posent des
problèmes auxquels on ne trouve que des réponses très incomplètes. La philosophie, bien
qu’elle ne soit pas en mesure de nous donner avec certitude la réponse aux doutes qui
nous assiègent, peut tout de même suggérer des possibilités qui élargissent le champ de
notre pensée et délivre celle-ci de la tyrannie de l’habitude. Tout en ébranlant notre
certitude concernant la nature de ce qui nous entoure, elle accroît énormément notre
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connaissance d’une réalité possible et différente; elle fait disparaître le dogmatisme
quelque peu arrogant de ceux qui n’ont jamais parcouru la région du doute libérateur,
et elle garde intact notre sentiment d’émerveillement en nous faisant voir les choses
familières sous un aspect nouveau." (Problèmes de philosophie)
2.
"Peut-être l'argument le plus simple et le plus facile à comprendre est-il celui de
la cause première. II soutient que tout ce que nous voyons en ce monde a une cause et
qu'en remontant la chaîne des causes, on arrive fatalement à la cause première. Et c'est
à cette cause première qu'on donne le nom de Dieu. Cet argument, à mon avis, ne pèse
pas très lourd à notre époque, car, d'abord, la notion de cause n'est pas tout à fait ce
qu'elle était autrefois. Les philosophes et les savants ont étudié la notion de cause et elle
n'a plus maintenant la force qu'elle avait; mais, cela mis à part, vous pouvez constater
que l'argument selon lequel il doit y avoir une cause première est de ceux qui n'ont
aucune valeur. Je dois dire que lorsque j'étais jeune et que je méditais ces questions très
sérieusement en moi-même, j'ai longtemps accepté l'argument de la cause première,
jusqu'au jour, à l'âge de dix-huit ans, où je lus l'autobiographie de John Stuart Mill, et y
découvris cette phrase : Mon père m'apprit que cette question : Qui m'a créé? ne
comporte pas de réponse, car immédiatement elle soulève l'autre question : Qui créa
Dieu ? Cette très simple phrase me révéla, et j'y crois encore, le mensonge de l'argument
de la cause première. Si tout doit avoir une cause, alors Dieu doit avoir une cause. S'il
existe quelque chose qui n'ait pas de cause, ce peut être aussi bien le monde que Dieu,
si bien que cet argument ne présente aucune valeur. Il fait exactement penser à l'Indien
qui affirme que le monde repose sur un éléphant et l'éléphant sur une tortue; et quand
on lui demande: < Et la tortue? » l'Indien répond : « Et si nous changions de sujet? »
L'argument ne vaut vraiment pas mieux que cela. Il n'y a pas de raison pour que le monde
n'ait pu naître sans cause; ni, non plus, d'un autre côté, pour qu'il n'ait pas toujours
existé. II n'y a pas de raison de supposer que le monde ait jamais commencé. L'idée selon
laquelle les choses doivent avoir un commencement est réellement due à la pauvreté de
notre imagination. Aussi n'est-il peut-être pas nécessaire de passer plus de temps sur
l'argument de la cause première. " (Pourquoi je ne suis pas chrétien)
3.
"La mathématique pure se compose entièrement d'assertions selon lesquelles si
telle et telle proposition est vraie d'une chose quelconque, alors telle et telle autre
proposition est vraie de cette chose. Il est essentiel de ne pas demander si la première
proposition est effectivement vraie, et de ne pas mentionner ce qu'est cette chose
quelconque à propos de laquelle on suppose une vérité. Ces deux points relèveraient de
la mathématique appliquée. Nous partons, en mathématiques pure, de certaines règles
d'inférence, par lesquelles nous pouvons inférer que si une proposition est vraie, alors
quelque autre proposition l'est aussi. Ces règles d'inférence constituent la majeure partie
des principes de la logique formelle. Ensuite, nous posons une hypothèse quelconque qui
semble amusante et nous déduisons ses conséquences. Si notre hypothèse porte sur une
chose quelconque et non sur une ou plusieurs choses particulières, alors nos déductions
constituent la mathématique. Ainsi la mathématique peut être définie comme le domaine
dans lequel nous ne savons pas de quoi nous parlons, ni si ce que nous disons est vrai."
(Mysticisme et logique)
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