robin d`ardèche - Soigner les maux d`esprit de divers mots écrits, l

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robin d`ardèche - Soigner les maux d`esprit de divers mots écrits, l
Joël MEDINA
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ROBIN D'ARDÈCHE
ROMAN SYLVESTRE
Courriel : [email protected]
"Quel bon pays est la France, à tous les escrocs,
les aventuriers et les fripons ! "
Duc de Saint-Simon
On peut lire aussi :
LA QUESTE D'ALDORAN, Roman Mythologique
L'INDE DEVOILEE, Roman Philosophique
LES AVENTURES DU DOCTEUR ENFOYRUS, Roman Philosophique illustré :
ISBN 911344006 (Ouvrage papier commandable à domicile)
Article personnel sur l'Encyclopédie en ligne Wikipédia
.
À tous ceux qui, de par le monde, bûcherons,
sculpteurs ou menuisiers, aiment encore à
travailler le bois, je dédie ce livre.
J.M.
ACTE PREMIER
LA FLÈCHE NOIRE
1
Le moteur froid de la moto tousse, puis lentement s'ébroue. Les
naseaux de feu du noir coursier crachent de blanches bouffées de
liberté.
Le rebelle renâcle. Les cent chevaux piaffent dans leur écurie de
métal. Ils se cambrent sous les rênes, hennissent d'impatience. Ils ne
demandent qu'à s'élancer sur le long ruban d'asphalte. Cette route
mystérieuse qui serpente toujours plus loin à l' horizon. Par-delà monts
et prairies, là où l'herbe pousse plus vert.
Robin goûte au bonheur simple du motard. Au guidon de son
roadster "Bandit 12", il hume à pleins poumons les senteurs d'avril. Là,
sur ce bout de plateau ardéchois, quelque part entre St-Cirgues-enMontagne et le Lac d'Issarlès, coincé entre la nationale 102 et le Mont
Gerbier-de-Jonc.
La Loire, dernier fleuve sauvage de France, y murmure ses
premières notes en glissant sur son lit de pierres, depuis la Ferme.
Elle coule gros comme le doigt dans un abreuvoir à vaches, avant
de dévaler la pente vers Ste-Eulalie.
Des pêcheurs à la ligne remontent le fil de l'onde. Ils agitent
leurs grands fouets de soie pour imiter le vol d'une mouche qui tombe.
C'est que la truite hante les lieux.
Des épais bois de Rieutord, à flanc de montagne, accrochées à
une oreille géante pendent des perles de neige. Les ultimes névés qui
fondront dans la quinzaine et que, le pas mal assuré, des biches passent
encore.
Après ses ablutions matinales à la cascade, Robin Dubois, trentesix ans, fils de Francis et Margot Dubois, se rend à la scierie. La scierie
de Chez Francis, comme on dit. Celle qu'il a hérité de ses parents, morts
l'année dernière en accident d'avion. La seule fois qu'ils quittèrent le sol
de leur vie, c'était pour quitter la Terre. Vacances à la Martinique, tu
parles !
Prendre une telle succession n'est pas chose aisée. Elaguer ,
couper, débarder, acheminer, débiter les planches, cela n'a rien d'une
sinécure. Surtout avec la tempête de l'an 2000 qui a cassé la ligne du
bois, et flanqué par terre le quart des futaies.
Robin a tenu bon. Le travail ne lui fait pas peur. Les mains
calleuses qu'il cache sous ses gants de cuir, son torse musclé, son teint
hâlé, qui, avec sa tignasse châtain et ses yeux marrons lui donnent un
air de bohémien, montrent assez que la vie l'a tanné. Spécimen du bel
homme. Rude comme un celte. On ne l'appelle pas Robin le Hardi pour
rien. C'est un pugnace.
Mais cette écorce brute cache un coeur, et il n'est pas rare de le
voir verser une larme à l'enterrement d'un chat. Ou de demander
pardon au daim qu'il tire à la flèche.
La poudre coûte cher, et la chasse hors saison aussi, surtout si
un forestier le pince. Une fois ses ouvriers payés, ses charges, et un lot
de coupe à la commune, pour acheter de la viande il n'a plus guère de
quoi. Un oeuf coque, un bol de bouillie de châtaignes, un gibier sous le
manteau, voilà son ordinaire.
C'est comme ça que vivent là-bas les gens du pays. Un peu de
bric et de broc.
2
Marion ! Marion, où es-tu, bon sang de bois ! crie René
--
Labiche, le pompiste de Flammigel. Tu sais bien que nous devons
rendre visite à madame Fauvel, ce matin.
Labiche, veuf, quarante-sept ans, grisonnant et le nez en
aubergine n'a qu'un seul enfant. Depuis que sa femme est morte du
cancer, il s'est occupé de Marion tel une mère poule.
Il veille sur elle comme d'autres sur le trésor de la reine
d'Angleterre.
C'est vrai qu'elle est fraîche et jolie, cette petite, et déjà
pimpante pour ses dix-neuf ans. Mais Labiche, avec la station-service
sur les bras, n'a guère le temps de chaperonner. Aussi s'inquiète-t-il
toujours de la savoir dans le coin.
Maintenant qu'elle a obtenu son bac au Lycée de Privas, mention
bien, et qu'elle est rentrée au village, il lui faudrait un job en
conséquence. À Flammigel ? Ce n'est au fond que cent maisons aux
murs de basalte gris et toits de lauze, abritant trois cents âmes perdues
au milieu de nulle part.
Ce n'est pas San Francisco ! Et les voisins de chahuter Labiche et
de lui dire que sa fille sera la fermière la plus instruite du bled.
--Et puis ? se fâche-t-il. Un peu de culture ne nuira pas à
l'agriculture, non ? Même si c'est pas ça qui rendra les oeufs cubiques,
un dé à coudre de savoir n'a jamais soûlé une paysanne, crénom !
Il est comme ça, le René, il aime bien parler par images. Un
marchand d'essence qui cause d'essentiel.
Il sait que vu la rareté du client, il ne peut donner de l'ouvrage à
Marion. Rapport à la crise de pétrole qui sévit au Moyen-Orient, le
rationnement des pompes n'a rien arrangé.
Mais une idée a germé dans sa tête, ces derniers jours. Pourquoi
ne pas frapper à la porte de la "reine mère" ?
Attenant à son négoce, en effet, la dame en question, une
curiosité locale, tient un bar-ferme-auberge. Certes, le luxe n'y est pas
de mise, mais l'accueil est affable et la maison bien tenue. Rien de
comparable à la sinistre Auberge de Peyrebeilhe. Aucun grand noir ne
se tient embusqué dans la cage d'escalier, un bâton à la main. Et l'on ne
sert pas de tisane au rhum passées vingt-trois heures.
La reine mère. Dans le pays on l'appelle comme ça parce que
madame Eléonore, trente-huit ans, veuve de feu Henri Fauvel, est la
mère de Richard Fauvel, le jeune élu de vingt-deux ans qui administre la
commune. Détail amusant, madame Eléonore détient cent mille euros
du capital d' Elf-Aquitaine. Elle a laissé la station en bail à Labiche, il y a
dix ans.
Dame patronnesse s'il en est, cette petite brune au regard de
braise a une réputation de mangeuse d'hommes. En dépit de son
apparente froideur. Son port altier n'encourage guère à l'accostage, et
nombre de célibataires du cru s'y sont cassés les dents.
Ce genre de femme n'apprécie que les humbles et les timides,
c'est-à-dire ceux qui ne le font pas exprès d'être polis.
Plus on lui en remontre, plus se cabre le cheval de remonte.
Bref, un vrai morceau de roi.
3
Elle a déjà tout d'une femme. Ce n'est plus une gamine et sur
son passage les hommes se retournent. Marion, son père peut la
chercher. Ca fait belle lurette qu'elle a passé un jeans, enfilé sweat et
baskets, et qu'elle trotte menu sur la route de Rieutord.
Un matin l'autre, elle chemine en direction des bois, vers la
scierie de Chez Francis.
C'est que son petit coeur bat la chamade, son pouls frappe plus
vite que son pas. La voici à la fourche. Elle prête l'oreille. Un
ronronnement familier trouble la quiétude des arbres. Le son module du
grave à l'aigu, par alternance.
Une courbe puis l'autre. Ca se rapproche. Il est presque là, tout
près, il arrive. Qu'il est beau ! Qu'il fait aventurier, dans sa cuirasse !
Centaure des temps modernes, Robin surgit du tournant sur son cheval
de fer. Tornado, qu'il l'appelle.
Il s'arrête. Il lève sa visière constellée d'une bouillie
d'insectes.
--Holà, Marion ! Où vas-tu donc ? dit-il. Comme s'il ne le
savait pas.
--Ben, j'allais au camion-épicerie de Rieutord. Y'a pas ce que je
veux au village. Tu m'emmènes, dis ? J'ai pas de casque, mais vu que
c'est à côté...
--Allez, grimpe. Agrippe-toi. On passe à la scierie. Faut que
j'ouvre la boîte, les ouvriers ne tarderont guère.
--Vas-y, roule.
Le Hardi rajuste son heaume et enclenche un rapport.
La bête à deux roues part sur du velours. Sous la pression de la
main d'un titan qui pousse l'équipée au creux des reins, elle accélère.
Tornado a vite atteint ses allures. Gros couple, on sent la reprise. Sortie
de virage, côte ou ligne droite, le quatre cylindres pulse dans un filet de
gaz. Il avale tout sans broncher.
Marion ferme les yeux. Elle se grise aux caresses du vent,
respire l'odeur des prés qui se mêle à celle des résineux, plus âcre, et
du cuir de Robin.
Elle s'imagine qu'un chevalier l'a sauvée des griffes de
malfaisants qui, dans une tour, la retenaient captive. Enlevée sur un
destrier fougueux.
Comme au Moyen-Âge.
Ces temps jadis où les hommes tuaient des dragons pour séduire
les belles. Ici, un ours suffirait amplement. Lui, il serait Tristan et elle
Iseult. Ils se seraient enfuis de la cour du roi Marc et iraient se cacher
dans la forêt, bride abattue. Le bon sorcier Merlin leur offrirait
protection.
Un livre que Marion a lu en première A. D'une traite, sans dormir.
Parce que l'histoire l'a tenue et ne l'a plus lâchée.
À leur droite miroite la Loire. Elle clapote sur des galets ronds
revêtus de mousse. Tous les enfants du cru y ont taquiné, l'été, le
têtard à l'épuisette. Une aimable rivière bien éloignée des servitudes de
Touraine et de la pompe des rois.
La fonte des neiges l'a un peu grossie, mais tout juste. Faute à
l'effet de serre qui tue la planète, les hivers n'ont plus les rigueurs
d'antan. Il n'est pas tombé gras cette année. Quinze ans que ça dure.
En plus, les pluies acides broutent la sapinette.
Trop de camions. Trop d'imbéciles au volant achètent leurs
cigarettes en ville, dans les plaines. Trop de tout.
Elle est encore bien jolie, notre Loire, mais demain ?
4
Labiche frappe au carreau de l'auberge.
--Madame Eléonore, s'il vous plaît, pouvez-vous m'ouvrir ?
--Faites le tour. Entrez du côté buvette, gesticule la patronne
du Coeur de Lion.
Neuf heures et demie. Tôt matin pour écluser. Il n'empêche
qu'on boit déjà aux quatre tables. On joue au poker à l'une, et à une
autre on décortique Paris-Turf. Ca empeste le cigare.
À une troisième table Félicien Dard, le pharmacien, cinquantehuit ans, sirote sa médecine. Un double scotch sec. Les glaçons, jamais,
ça casse les dents. Son bouc et ses lunettes rondes lui confèrent un air
de docteur en chaire.
Quand il n'est pas de tournée au bistrot, sa tournée, la vraie, il la
réalise en fourgonnette. S'il le peut. Tandis que son neveu Hugo tient la
boutique, Félicien fournit à domicile tous les vieux de la contrée.
Les pharmacies ne courent pas le plateau.
Pauvre monsieur Dard ! Il travaille du chapeau depuis que Lucie
l'a quitté, l'an passé. Sa femme. Elle l'a cocufié avec un trompettiste. Un
soir, ils sont partis en moto en klaxonnant à tire-larigot devant sa
vitrine. Les mauvaises langues ont mis le nez à la fenêtre. Pour sûr, ça a
fait du bruit.
D'accord, il est né du côté de Barges-en-Velay, autant dire un
étranger. Mais quand même, on a peine pour lui.
À l'ultime table, deux têtes du coin qu'on reverra souvent. Jean
Santer, cinquante-deux ans, l'adjoint au maire. Si on se le figure comme
un portrait de Balzac, ventre bedonnant, bouille de mousquetaire
et mal fagoté, on frôle la vérité. Rouquin comme Goupil.
Un rien patibulaire. Il possède une scierie, dite "la Scierie du
Vallon", car elle jouxte le barrage de La Palisse.
Son vis-à-vis est aussi maigre que lui rondouillard.
La paire, c'est Laurel et Hardy. L'acolyte en question se nomme
Louis Bornas, quarante-cinq ans. C'est le commissaire de police
municipale. Il entre juste en fonction et Santer l'a pistonné. Leurs pères
respectifs s'étaient battus en Algérie ensemble, au moment des
dissidences de l'O.A.S..
Ils trinquent à l'anisette. Un poste bien tranquille. À part cette
affaire de nains de jardin de tantôt. Le fils du notaire était de la bande.
Si la table des joueurs de carte ne retient pas l'attention, celle
des turfistes, en revanche, vaut qu'on s'y arrête. Trois compères, qui
plus est, trois motards.
Frère Stucka, quarante-trois ans, dit l'ermite de Coucouron. C'est
un gros moine gourmand d'origine bavaroise. Léger accent. Un moine
défroqué.
Voilà peu, il a donné du fil à retordre à son diocèse. Il battait le
Vivarais de ferme en ferme, muni de fausses reliques de saint François
Régis qu'il avait confectionnées avec des os de poulet, pour réclamer
l'obole.
Enragé de moto devant l'Eternel, il roule en Monster 900. Les
"Béhème" , ça l'ennuie.
Du même acabit, voici Pierre Petitjean, trente-deux ans. Un
géant barbu style Harley. Une force de la nature. Un ancien lutteur de
foire au chômage.
Lui, c'est plutôt le Sporster 883.
Enfin, pour achever le triptyque, le jeune Alain Quedale, vingt
cinq ans, dit le Ménestrel. C'est un chanteur de rock qui tente de
percer. Il parcourt landes et forêts avec un banjo, et colporte les
nouvelles qu'il tourne en vers de mirliton.
Il roule en Bonneville 800.
Ces trois-là sont bavards comme les autres taiseux.
Ils devisent sur le Prix d'Aubenas qui se court cet après-midi.
--Eurasie gagnante, dit le géant.
--Ach ! Ca est risqué pour un pari, sais-tu ? conteste frère Stucka.
Moi, mon fieu, che la chouerais plutôt placée. Orane l'a battue d'une
encolure, la dernière fois.
--Taratata ! Vous êtes deux nabots. Un favori se viande à coup
sûr, dans un handicap sur sol gras. C'est Omerta qui va parler. La
classe. Deuxième, troisième, cinq courses d'affilée. Six kilos de plus sur
le dos, qu'elle avait.
--La presse la boude, dit Petitjean.
--Justement, ça fera du sept ou huit contre un. Bon petit
outsider.
--Ya, goutte idée. Omerta placée.
--Quoi, placée ? dit le Ménestrel. Pas de burnes, ces curés.
Gagnante, que je dis.
Frère Stucka s'énerve et saisit Quedale par le col.
--Ach ! Faudrait foir à me causer correct, ya ! Tu feux que che
te fasse une grosse kopf ?
--Oh, la paix, vous deux ! lance madame Fauvel depuis le
comptoir. Jouez votre pouliche gagnante-placée, et basta. On n'entend
que vous, ici !
Soudain, on voit que Pierre Petitjean se retient de rire. Rouge
jusqu'aux oreilles. Il en a des vapeurs.
--Quoi ? dit l'ermite.
--Chut ! pouffe l'autre. Moins fort.
--Mais quoi ?
--J'en sais une qui les coiffe toutes au poteau.
--Accouche !
Sourires. Il se penche en avant, et, d'une voix chevrottante, il
lâche :
--Eléonor. Gagnante.
Toute la taverne rigole. À part Félicien Dard qui mâche sa
mélancolie, et la patronne qui a compris.
--Vous allez me décamper vite fait ! s'écrie-t-elle. Je vous ai
assez vus. Ouste, du balai !
--Goutt ! On y fa. Faut l'excuser, fous safez, c'est un gros
nigaud. Danke pour la bière de châtaignes. Pas maufaise, et che m'y
connais. Wiedersehen, fraulein Eléonor.
--Oui, oui, ça va !
Les trois lascars vident les lieux et enfourchent leurs
montures. Les bicylindres craquettent dans un joyeux feu d'artifice. En
un tournemain, l'italienne, l'anglaise et l'américaine ont bousté
ces messieurs au diable Vauvert.
À cette tornade suit un calme plat. On dirait que les gens sont
punis. Trente secondes avant que Jean Santer ne rompe le silence :
--Contre ces engins, faudra tout de même sévir un jour.
--On va y penser, dit le commissaire.
Le pharmacien se lève brusquement, la face cramoisie. Il en
tient un dans le cornet, pour sûr.
--Bon, j'ai ma tournée, dit-il. Faut que j'y aille. Salut la
compagnie.
Labiche est accoudé au comptoir depuis tout ce temps. Il
s'impatiente, mais, prudence, ce n'est pas le moment de risquer un
impair.
Madame Eléonore l'avise enfin. Pas un habitué, le René. Sobre
comme un chameau. S'il vient, c'est qu'il a ses raisons. La casquette à la
main, c'est un monsieur poli.
--Alors, Labiche, que me vaut l'honneur ? sourit-elle.
--Ben, je ne sais pas si c'est opportun.
--Dites toujours.
--C'est pour Marion. Une requête. Depuis son bac, elle n'a pu
trouver d'emploi. L'accepteriez-vous comme aide ?
--Ma foi, si ça lui va, ça me va. Il y a de quoi s'occuper, ici.
Reste à savoir si ça lui plaira. Pas drôle, des fois.
--S'agit pas pour elle de s'amuser, mais de s'y mettre, crénom !
J'aurais voulu vous la présenter, mais j'ignore où elle a filé. Un vrai
poisson.
--Ne vous inquiétez pas, je l'ai vue tantôt. Elle est partie du côté
de Chez Francis. Elle aime bien monter derrière la moto de Robin.
J'aurais fait pareil, à son âge. Et aujourd'hui encore, il m'arrive d'y
songer.
Mais le René ne goûte pas ça du tout. Qu'est-ce que c'est que ce
Robin qui promène sa fille ? Il pourrait être son père, à trois ans
près. Labiche ne sait pas ce qui le retient d'aller lui casser la figure.
Chiche. À tout le moins il va lui dire deux mots. L'autre est quand même
un costaud.
Il vide d'un trait la petite prune que la reine mère lui a servie,
salue d'un bref coup de tête, et fonce vers Rieutord dans sa 4L pourrie.
5
La
scierie tourne à pleins copeaux depuis plus d'une demi-
heure. C'est que Gilles Laforge, Jacques Pons et Luc Rabotin vivent à
pied d'oeuvre, dans un chalet du coin. Il n'est pas rare de voir le patron
arriver après.
Ce sont de bons petits gars et Robin leur accorde une confiance
méritée. Laforge, en matière de calage de machine, c'est un expert. Si
une planche doit mesurer trois centimètres d'épaisseur, elle n'en fera
pas deux virgule neuf.
Pour arrimer un chargement dans un camion et livrer sous délais,
comme Rabotin, on n'en trouve pas deux.
La vente et les comptes, c'est plutôt l'univers de Jacques Pons.
Les chiffres, ça le connaît. La preuve ? À chaque kermesse, le curé de
Flammigel le met à contribution.
Ces trois-là, ce sont les piliers de l'entreprise. Les seuls
permanents. Quant aux autres, c'est un peu à la carte, selon la coupe et
la saison. Tous les lundi matin se présentent des ouvriers ou des
manoeuvres qu'on prend à la semaine. Robin en choisit quinze. Sept en
forêt, huit en scierie.
De solides gaillards du plateau. Ce n'est pas un travail de lopette,
fichtre !
Pas forcément bûcherons, d'ailleurs. Il suffit qu'ils aient de la
pogne, du coeur à l'ouvrage, et une pas trop grande gueule. Des
fermiers en mal d'élevage, parfois. Témoin Hugues Martin d'Issanlas,
qui a dû abattre son troupeau le mois dernier à cause de la vache folle.
Heureusement que le Hardi l'a aidé ! Sinon, ses quatre enfants, qui les
aurait nourris ?
Robin et Marion sont assis un peu en retrait, sur un banc de
rondins mal dégrossi. L'épaisse ramure d'un hêtre les dérobe aux
regards. Marion en a oublié sa course, et Robin sa scierie. Ils se
tiennent la main. Ils ont des pensées pures.
Ce gros bêta de Robin ne sait pas y faire, avec les filles. L'air des
montagnes ne l'a guère habitué aux civilités de cour. À peine ébauché,
le fils Dubois. Comme le banc. Il se sent attendri, mais les mots... que
lui dire ?
--Tes mains sont bien menues, à côté de mes pattes, tu sais ?
commence-t-il.
Marion rit.
--Des battoirs, tu veux dire.
--Tes yeux bleus, ce sont deux lacs profonds.
--Le Lac Ferrand et le Lac d'Issarlès, peut-être ?
--Tu as une jolie petite frimousse de chatte.
--Madame Zouzou !
--Tes jambes sont fines comme celles du faon qui court par làderrière.
--Bonjour, je m'appelle Bambi.
--La profondeur de tes oreilles, c'est comme l'Aven d'Orgnac.
--Au secours, une corde !
--Marion, tu te moques.
--Mais non. Je m'amuse, quoi. Tu es gentil, Robin.
Bise sur la joue.
Et encore, le Robin, il nia pas osé tout dire. Pour un peu, il aurait
comparé les seins de sa bien-aimée au Mont Gerbier-de-Jonc. S'il ne
choisit pas bien ses mots, il sait que c'est comme lui jeter une bûche à
la figure.
C'est délicat, une fille. Faut faire attention. Rien ne lui échappe
des nuances, à présent qu'elle a le bac.
6
Là-haut.
Les brumes hachurent la lande, bien qu'à dix heures sonnées au
clocher de Lanarce. Le soleil avale les derniers lambeaux de vapeur
blanche, sans se hâter. Des linceuls qui se tordent et se lèvent des
tombes imbibées de rosée.
Des touffes de bruyère et de genêts parsèment cette terre
envieuse où, çà et là, des sapins pleurent leur célibat.
Menaçants, quelques moignons rocheux dressent leur nudité, tels
des ascètes. Une masse de coton froid y brise parfois son étrave de
vaisseau fantôme. Le silence pèse des tonnes. Une chape de plomb.
Quiconque traverse ces lieux ne s'y attarde pas. Le frisson a tôt
fait de lui glacer le sang. Ou le cri d'une buse qui vole trop près du sol.
Un décor digne du Chien des Baskerville.
Des histoires à se dresser les cheveux sur la tête, nul n'est besoin
d'en importer. C'est qu'ici, on a eu plus que notre compte, dans le
temps.
C'était avant la télé. Guerres de religions, contrebandiers,
assassins en cavale, voilà pour les vraies. Et puis il y a eu toutes les
autres, celles qu'on se racontait. De la bête du Gévaudan, du diable ou
du loup-garou.
Autant de contes qui parcouraient les chaumières les longues
nuits d'hiver, tandis que soufflait la burle du nord, et que des congères
de trois mètres isolaient le pays. Un jour, on découvrira un monstre
dans le Lac d'Issarlès, tu verras. Comme dans leur fameux Loch Ness,
aux Ecossais. Celle-là, on ne la lira pas dans l'Almanach du Père
Menfoute !
Au beau milieu de cette dévastation, tout à coup, une silhouette.
On ne sait tout d'abord si elle est le fruit de l'imagination qui
court la campagne, ou si elle abrite quelque âme perdue. Mais oui, c'est
peut-être bien un homme. Sa démarche est incertaine. Il trébuche
parfois et se relève. Sans doute un braconnier, si l'on en juge par l'arc
qu'il tient dans sa main gauche, et la flèche à empennage noir dans sa
droite.
Derrière un talus qui borde la route de Rieutord, il s'embusque
et attend.
Cependant, un bruit de moteur indique qu'arrive un véhicule
depuis la forêt. Un gros quatre cylindres. On reconnaît les feulements de
Tornado. C'est Robin qui ramène Marion.
En sens inverse, une voiture blanche gravit la côte et va bientôt
les rejoindre. C'est une 4 L toute déglinguée. René Labiche, pour sûr. Il
aurait dans l'idée de leur passer un savon que ça n'étonnerait personne.
Une flèche coupe soudain la route de la moto. Elle se fiche en
sifflant dans le pneu avant de la voiture, juste au moment où ils se
croisent. Il éclate net. Embardée. Labiche se flanque droit dans un
arbre. La carosserie vole en éclats. Ca doit faire mal.
Son forfait accompli, l'ombre se sauve dans la lande et disparaît.
On ne sait pas qui a tiré la flèche, mais, sûr et certain que ce n'est pas
Cupidon.
7
--
Papa ! s'écrie Marion.
--Ben ça alors, ben ça alors ! répète Robin comme s'il ne peut
croire à ce qu'il voit.
La voiture n'est plus qu'un tas de ferraille. Le moulin est
fendu jusqu'à la garde et le radiateur fume.
René Labiche git sur son siège, inanimé. Il est resté assis,
ceinture oblige, mais sa tête pend en arrière. S'il n'est pas mort, il est
salement secoué.
Robin a quelques notions de secourisme. Le brevet, il l'a obtenu
à Toul, au 516ème Régiment du Train. Il a été Maréchal des Logis six
mois, en tant qu'appelé. Instructeur, qu'il était.
Que faire ? Le pouls bat faiblement, mais il bat. Les cervicales
ont souffert, vu le choc. Déplacer le corps le moins possible. Les
vertèbres. Robin sait que s'il le laisse dans cette position, c'est
l'étouffement assuré. Il vérifie que la 4 L ne prendra pas feu. Non, pas
de fuite d'essence. Retirer les éclats de verre.
Il allonge le siège. Ayant trouvé dans le coffre une toile cirée, il la
plie en huit. Après avoir placé Labiche en position latérale de sécurité, il
demande à Marion de la glisser sous sa joue droite. Ah oui, gaffe à
l'hypothermie ! Il couvre Labiche de son blouson. Pas terrible, mais
bon...
--Marion, s'il te plaît, qu'il dit, poste-toi à l'entrée du
virage pour signaler. C'est assez d'une collision.
Alerter. Le portable. Chienlit, pas de couverture ! C'est toujours
pareil. Quand on a besoin de ces trucs-là, ils ne servent à rien. Ah, le
progrès... Je t'en foutrais, du progrès.
Mais la Providence passe par là. Voici du monde qui vient. Un,
deux, .. .non, trois motards. Un gros, une armoire à glace, et un
gringalet. Code d'honneur des chevaliers de la route, voyant la moto sur
le bord, ils s'arrêtent. Ils n'auraient vu que la voiture, faut pas charrier,
ils auraient stoppé quand même.
--Holà, mec, dit Pierre Petitjean. Un 'blèrne ?
--Moi non, mais lui oui. C'est Labiche, le pompiste. Faudrait
prévenir le SAMU, mais le réseau couvre pas.
--Je pars téléphoner au village, propose Alain Quedale. Bougez
pas. Je fais vite. Gardez mon banjo.
Trois pétarades, et la Triurnph est à Pampelune. Peut-être rétro,
la Bonneville, mais pêchue quand tu l'énerves. Joli son de turbine. Un
brin aseptisé, comparé au vieux modèle.
Le groupe restant n'a pas le temps de jouer de la flûte, qu'un
grincement inquiétant sort de la guimbarde. C'est l'accotement qui
menace de s'affaisser sous la roue. Petitjean bondit. Il s'arc-boute du
côté que la voiture penche. Il t'attrape tout ça et, ni une ni deux, hop !
il te lève les trois cents kilos du résidu de tôles comme qui rigole, et
repose le tout bien à plat.
--Toi, je t'embauche quand tu veux, dit Robin médusé. T'as un
boulot, ou quoi ?
--Non, au chomdu. J'étais lutteur de foire, mais le cirque s'est
planté.
--C'est dit. Passe à ma scierie demain. Jamais vu ça !
René Labiche est livide comme un drap de riche. Toujours dans
le cirage. Et la Marion qui pleure toute son eau.
--Ne fous en faites pas, fraulein, la console frère Stucka. On fa le
saufer, fous ferrez. Un coup de schnapps sur ses lèvres, et il fa refenir à
lui. Che fous le garantis.
En effet, le René, il a rouvert les yeux. Le Hardi lui tapote la
joue de sa main qu'il a trempée dans le ruisseau.
--Ca va aller, ça va aller monsieur Labiche, qu'il lui dit.
L'homme reprend des couleurs. Il tente par plusieurs fois de
parler, mais il est trop faible pour ça.
--Qu'est-ce que ça est donc pour une flèche noire ? demande le
Bavarois, qui montre l'objet en question.
--Bougre de bougre ! s'exclame Robin. J'avais pas vu. Si je
tiens jamais l'abruti...
Un quart d' heure plus tard, une ambulance escortée par le
Ménestrel vient ramasser le blessé. Direction l'hôpital du Puy. Plus
de peur que de mal. Légèrement commotionné, vertèbres un peu
démises. Labiche en sera quitte pour une semaine de chambre et une
belle minerve. Il lui doit une sacrée chandelle, au Robin ! Envolée, sa
colère. Le René, il n'est pas près d'oublier ça.
ACTE II
L'USURPATEUR
1
Deux semaines ont passé. L'accident n'est plus qu'un lointain
souvenir. Reste la flèche. Un chasseur qui n'aura pas osé signer sa
maladresse. Hors saison, il risquait gros.
C'est que les habitants de Flammigel ont d'autres chats à
fouetter.
D'abord, la Noiraude de monsieur le curé a eu son veau. À
minuit. Comme ça, tout le monde en a profité. Puis, les oies de madame
Eléonore ont failli claquer, suite à des pluies sales. Pas de pâté cette
année. Enfin, la jument de Giroflet s'est fait la malle. Tout le village l'a
cherchée. On l'a retrouvée dans le pré de Langlois, courant le guilledou
parmi ses chevaux. La garce !
Le plus croustillant, ce n'était même pas ça. C'est que Giroflet ne
jure que par Marx, et Langlois est à droite toute. Ils en sont presque
venus aux mains. Vingt ans qu'ils ne se parlaient plus.
Le pompon, c'est le maire qui l'a décroché. La situation mondiale
étant quasi pourrie, notre citoyen modèle a été forcé d'aller à un
congrès, en Autriche.
Au bord du Danube. Du côté de Krems. Un congrès traitant des
solutions à la crise israëlo-arabe. En effet, le conflit qui embrase le
Moyen-Orient a tant flambé le prix de l'essence, que le litre coûte
plus cher que l'eau-de-vie.
Il part aujourd'hui, le Richard.
Midi tapant. Le village entier s'est donné rendez-vous au Coeur
de Lion pour saluer le fils de la patronne. Madame Fauvel a sorti tout
exprès son fameux Cornas. Un rouge de derrière les fagots. Le Saint­
Esprit en culotte de soie, plaisante le curé. Sur un saucisson du Mézenc,
il te chatouille le palais.
C'est la reine mère qui régale et la Marion qui sert. Alors, on
ne va pas se priver.
--Mes chers amis, dit Richard, je pars le coeur serré. C'est
bien parce que des enjeux importants m'y contraignent.
--Rapport avec les Arabes ? demande Labiche dans son joli
collier de plâtre.
--Vous savez que j'ai partie liée avec le député européen Charles
Preux. Or, il m'a promis de nous obtenir des subventions
communautaires. Pour encourager l'économie du plateau. Ca changera
des quotas. Il y va de notre avenir à tous, Arabes ou pas.
--Et peut-être un peu du tien ? ironise Félicien Dard. Les
voyages forment la jeunesse et arrondissent le porte-monnaie, hein ?
--Certes, monsieur l'apothicaire. Mais les intérêts du village
d'abord. Nul ne dira ici m'avoir surpris la main dans la caisse.
--C'est un fait, j'en conviens. Autant pour moi.
--Et puis, c'est compliqué, la politique, dit le maire. Tout est
dans tout. Petite cause et grands effets. Nous ne pouvons froisser le
député en refusant d'y aller. Trop de choses en dépendent.
--Diable, t'as raison, commente Robin. Suffit qu'un chinois pète
à Tokyo, aussitôt crèvent les choux de ton jardin.
--Exact. On appelle ça l'effet domino.
C'est qu'il en a dans la carafe, notre jeune maire. Il n'est pas
sorti de Polytechnique pour rien. Sa maman n'a pas gaspillé ses sous.
Il va le lui rendre au centuple, c'est sûr. De la graine d'orateur, le
Richard. Il sera ministre un jour. Obligé. Un météore.
Toujours bien mis, avec ça. La cravate, la chemise et le col.
Pas un défaut, rien ne dépasse. Il est presque trop bien pour nous.
--J'irai droit au but, reprend-il. Mon absence risquant de se
prolonger un peu, j'ai délégué la bonne garde du village à mon fidèle
adjoint. Approchez-vous, Santer.
--C'est un honneur, monsieur le maire.
--Je propose donc que l'on porte un toast à notre second. Mine
de rien, il va faire tout le travail. Trinquons tous à Jean Santer !
--Vous êtes trop bon, monsieur le maire. Et moi je dis que c'est à
vous qu'il faut boire. Et hop, d'un canon pour Richard Fauvel ! Que son
voyage lui soit clément et qu'il nous rentre plein d'usage et raison.
--Ah, c'est là qu'on voit ses amis ! Mais n'exagérons rien. Je ne
pars tout de même pas pour les croisades. Nous nous reverrons de bref.
--Oui, dit le curé, et que les mânes de saint François Régis
vous assistent depuis Lalouvesc. Soyez béni, mon fils.
--Ya, saint François Réchis, c'est un copain à moi, dit frère
Stucka. Che lui ferai aussi ma petite prière. Grüss gott, herr Fauvel.
Et le maire s'en va. Il a droit à la voiture et au chauffeur.
Jusqu'à Lyon où il prendra l'avion.
Jean Santer marmonne quelque chose au commissaire Bornas.
Une sale tête, qu'ils font.
--Tu pars peut-être pas aux croisades, ajoute-t-il à part soi,
mais t'es pas encore rentré chez toi, mon gars.
2
Le père Dupuis est un sacré bonhomme. Quatre-vingt-trois ans,
et encore bien vert. Il fend ses bûches lui-même. Sec comme de
l'amadou.
Sa parlure est à l'avenant. Maigre.
Il ne cause pas pour rien, l'Alfred. C'est d'ailleurs assez général,
de par nos contrées. Nos vieux, les loups ne s'en approcheraient pas à
cent mètres.
Bourru, certes, mais jamais il ne reprochera le pain et le lard à
l'étranger. Toujours un couvert de plus à sa table. La part de Soulas,
qu'on appelle ça. Qui sait quand Dieu déguisé en gueux débarquera
chez nous ?
Bon patriote. Il s'est battu bec et ongles, en quarante. Pour sûr
que les allemands ont dû en baver. Quand il a été rapatrié, après la
défaite, il a continué le combat. À sa façon. Il ravitaillait les résistants
qui se cachaient dans les Cévennes toutes proches. Par la route de
Montpezat, ou le col de Mézilhac.
Il partait chaque matin sur sa 500 Gnome-Rhône, les sacoches
pleines de jambon et de fromage. Plus d'une fois, les "bérets-tarte" ont
failli le choper. Pas les chasseurs alpins, les miliciens. Ceux-là, quand ils
t'invitaient dans leur cave, tu savais que c'était pas pour boire du
Chablis !
Il l'a conservée en état, sa vingt-rossinantes.
De celles dont la plaque d'immatriculation se flanquait sur le
garde-boue avant, de profil. Chaque 14 juillet, il la fait tourner sur la
place. Enfin pas lui, quand même, mais Robin. Pour la gloire des héros
disparus.
La porte de son jardin grince. Faudrait huiler les gonds. C'est
Jean Santer qui lui rend visite. Qu'est-ce qu'il lui veut, l'adjoint au
maire ?
Le vieil Alfred, on ne la lui fait pas. Il a, dès son plus jeune âge,
appris à ranger les gens en deux catégories. Les intéressants et les
intéressés. Avec la tête de salaud qu'il se paye, il sent bien que l'autre
ne vient pas chez lui fumer le calumet de la paix.
--Père Dupuis ?
--Oui, vous voulez quoi ?
--Parler.
--Dans ce cas, vous le ferez aussi bien de la rue.
--Allons, allons, père Dupuis. C'est urgent.
--À mon âge, plus rien ne presse. J'ai tout mon temps.
--Oui, mais pas les affaires de la commune.
Alfred Dupuis dresse l'oreille. Les affaires de la commune ?
Diable. La chose publique, il l'a toujours considérée. Faudrait voir ce que
Santer lui veut, peut-être.
--De quoi tu causes ?
--Laissez-moi entrer. Que je vous explique, au moins.
--Bon. Mais vite. Ne compte pas me vendre du baratin.
--À la bonne heure !
Santer passe la porte, mais Dupuis ne l'invite pas à s'asseoir.
--Alors ?
--Alors, père Dupuis, c'est très simple. Ca fait sept ans que vous
ne payez pas la taxe communale sur le Bois des Fontainiers. Cette
futaie que vous possédez sur la ligne de partage des eaux.
--Si, je paye. Mais à mon rythme. J'ai un moratoire, non ?
--N'empêche que vous avez trois trains de retard et que
s'accumulent les dettes. Il faut payer. Sinon, l'huissier s'en mêlera.
--Pas un sou vaillant. Comment veux-tu que je fasse ? C'est pas
ma pension de guerre qui...
--Je sais bien. Aussi j'ai pensé vous proposer un arrangement.
Vendez-moi le Bois. Je vous l'achète un bon prix.
--Et c'est quoi, pour un assassin d'arbres comme toi, un bon
prix d'achat ?
--La moitié du cours le lot.
--Rien que ça ! Profiteur. Petit voyou !
--Allons. C'est à prendre ou à laisser. Dubois ne vous
l'achètera pas. Il peut tout juste équilibrer les comptes, en ce
moment. Et vu que c'est mon seul concurrent des environs...
--Jamais !
--Réfléchissez. Vous préférez l'huissier ?
--Tu serais obligé de racheter le Bois plus cher à la commune, au
moins !
--Seulement, vous perdriez le tout. Mauvais calcul.
Le pauvre vieux soupire de résignation. Il sait bien que Santer
a raison. Il va se faire avoir par cette fripouille, et ça le rend malade. Un
vrai vautour, ce Santer. S'il était plus jeune, il te le sortirait à coups de
pompe.
Sale petit merdeux, va ! Mais la loi, hélas, c'est la loi. Alfred
Dupuis a versé son sang pour qu'on la respecte, en son temps. Il va
devoir accepter. Le couteau sous la gorge.
--Ca va, je signe. Mais aussitôt fait, tu fous le camp. Je suis
encore chez moi !
--Comme vous voudrez, père Dupuis.
Et l'Alfred de lever sa canne en guise de menace.
--Toi, mon petit, je te le prédis. Ca te portera poisse.
--Mais oui. Allons. Adieu, père Dupuis.
Et Santer quitte la place, la mine triomphante.
Le père Dupuis en a la larme à l'oeil. Mais il ne le montre pas. Il est
fier, le vieil Alfred. Il pleure tout seul dans son coin. Il conte
sesmalheurs à son chien qui bat de la queue, comme s'il comprenait.
3
Robin
vient d'achever sa coupe. Le tronc d'un sapin. Pas un
sapin de Noël, nuance. Un doyen de trente mètres, un Mathusalem.
Brutal corps à corps où l'arbre s'en sort parfois vainqueur.
S'il écrase l'homme. Un combat singulier où chacun éprouve sa force.
Des rapports vrais. À la loyale. Le mérite par l'effort.
La tronçonneuse a hurlé. Ca casse les oreilles, ces petits deux
temps. Et ça crache une fumée bleue à faire gerber le diable. Les
scooters des banlieues, c'est rien à côté.
--Holà, ho ! dit Robin. Petitjean, tu m'enfonce trois coins. Là, là,
et là.
--Mon beau sapin, roi des forêts, que j'aime ta verdure ! entonne
le Ménestrel.
--Arrête un peu. Tu crois que c'est le moment ? Loupian,
Crébillon, Martin, dégagez de là ! Chaud devant!
Le sapin est tombé d'un coup.
Dans un fracas de tonnerre.
Pour l'acheminer vers le bas du versant, il va falloir quelques
schlittes !
Il n' avait aucune chance de fuir, enraciné qu'il était. Mais venu à
maturité, il a vécu sa vie d'arbre. Tant de sangliers ont couru
à ses pieds. Il a surpris tant de secrets. Paisible, il va reposer du
sommeil de la terre, à présent.
Le temps de sécher. Car est-il seulement mort, ce géant ? Une
seconde carrière s'offre à lui. Jouet de bois, il enchantera les enfants.
Simple parquet, il craquera sous leurs pas joyeux. Violon, il chantera la
grandeur de ses parents d'Europe.
Fichtre, un sapin, ce n'est pas rien. Quand on raconte
l'histoire du Petit Poucet, ça ne se passe pas dans une orangeraie.
--Encore heureux que le traîneau descende direct à la scierie,
cette fois-ci, dit le Hardi. Si on avait dû passer par la route, c'était
double corvée.
--Un téléphérique, avec câbles, poulies, moteur électrique et
tout le bordel. C'est ce qui manque, ici, dit Petitjean.
--Je sais. Comme Santer. Mais lui, il est assez riche pour ça. Moi
pas. Maintenant, s'il y en a un parmi vous qui préfère bosser chez lui, je
ne le retiens pas.
--Vous savez bien que non, patron, dit Martin. On ne vous
laissera pas choir. Et puis, ce Santer, personne ne l'aime des masses.
Un beau dégueulasse, oui ! Paraît qu'à chaque fois qu'il voit un de ses
ouvriers prendre la pose plus de dix minutes, il le colle à l'amende. On
n'est pas des bêtes, quand même !
Jean Santer, le Robin non plus, ne l'adore pas. À peine ses vieux
décédés, le voilà qui rapplique chez lui en vrai faux cul pour racheter
son affaire. Rien que pour le principe, il a refusé. En voilà, des
manières!
Même entre catholiques et protestants, on n'en est plus à se faire
de telles crasses.
4
Le commissaire Bornas a carte blanche. Il sévit dans la
commune assisté d'une petite escouade.
Quatre lampistes se partagent les vingt-cinq mètres carrés du
local et deux Renault Laguna. Un motard en sus, Paul Cuchet, patrouille
sur sa BMW blanche, fier comme Artaban. Il fréquentait la même école
que Robin, à l'âge tendre. Que d'eau a coulé dans la Loire, depuis !
Louis Bornas a des consignes. Il doit, coûte que coûte, maintenir
l'ordre. C'en est fini des trublions de minuit. Les gens vont enfin pouvoir
dormir. Si ça continue, ils n'auront plus que ça à faire...
Effet de serre et crise du pétrole oblige, on a restreint l'usage de
tous les véhicules à moteur. Un décret. On a ressorti vélos et charrettes
des granges. Pas plus de dix litres d'essence par semaine et par tête de
pipe.
De quoi alimenter la pompe à eau pour un plant de salades.
Un beau matin, chacun a reçu dans son courrier les fameux
coupons. Oui, on paye à Labiche par bons de deux litres. Le
rationnement, ça rappelle une époque. La facture, c'est le commissariat
qui l'adresse, et le commissariat, c'est la mairie.
Inutile de chercher.
Avec toutes ses rondes, la police boit la moitié des cuves. Je t'en
foutrais ! On dirait qu'ils ont peur que les habitants s'échappent. Pour
aller où, bon Dieu !
Ristourne sur les carburants verts. Tu as déjà vu des tracteurs
et des camions rouler au colza, toi ?
Dérogation spéciale pour les entrepreneurs. Tu parles ! Il y en a
de plus égaux que d'autres. En dessous d'un certain chiffre d'affaires,
on se voit reléguer au statut de particulier.
Et les motos ? Labiche n'a pas oublié ce qu'il doit au Hardi. Non
seulement il lui confie sa fille en promenade, mais encore ne lésine-t-il
pas sur les pleins. Les litres qu'il lui sert frisent le gallon américain.
Histoire d'emmerder Jean Santer. Et tous les trafiquants d'or noir qui se
goinfrent de commissions, aussi.
C'est qu'il gruge les contrôles en bricolant le bordereau de
livraison du camion-citerne. Il sous-déclare. Entre les bons d'achat et les
tickets fournisseurs, il organisera bientôt une sacrée tombola.
Voilà qu'on exhume les fourches, les fléaux et les faux. Ca va
être commode, pour appliquer la loi des trente-cinq heures, tiens ! Les
temps médiévaux à vingt lieues de Montélimar.
Par bonheur, la fête foraine vient dans trois jours. Du baume au
coeur par-dessus cette misère, ça ne fera pas de mal.
5
Sur ce, samedi est arrivé.
Un franc soleil. Du pain béni pour Robin et ses amis. Décret ou
pas, ils vont se gaver d'air pur. Cette liberté-là, nul ne la leur prendra.
Mort aux vaches. Et Born to be wild, comme chante le Ménestrel.
Sept motos. Robin sur Tornado, Marion en croupe, les trois
turfistes, et les trois permanents de la scierie. Laforge et Rabotin roulent
en 650 tout terrain. Une Transalp et une Péqaso. Pons, lui, en bon
intendant, ne jure que par sa 1100 Pan European, une grand tourisme
avec cardan et valises.
Il transporte les victuailles du groupe et sa femme Perrette. Un
cordon bleu. La cuisinière qui mijote les plats de la rôtisserie Lou
Pédauque, c'est elle. Une auxiliaire précieuse. Car celui qui verra le
Bavarois manger des sandwiches se lèvera tôt matin.
Les routards forment le quinconce. Robin en proue, et Pons en
poupe.
Ils filent sur Ste-Eulalie. Douce est la senteur des narcisses,
jonquilles et violettes qui mouchètent cette grasse prairie. La
quintessence du plateau. Vestige des fêtes païennes, la fleur y est
célébrée chaque début juillet.
Les marmottes piaulent. Les papillons virevoltent, deçà delà. Un
épervier arpente l'azur. Dire que certains hivers on a relevé moins vingttrois !
La chaumière accolée à l'église, de celles qu'on voit encore à
Moudeyres-en-Velay, raconte le temps jadis. Quand, par les Boutières,
le courrier des plaines montait à dos de mulet.
--Ach ! s'exclame frère Stucka. C'est bien choli, les fleurettes.
Mais ma Ducati s'ennuie. Un petit coup de matrake, il lui faut ! Ropin,
une course de côte, bitte schön. Chusqu'au Montte Cherbier, nein ? Cinq
kilomèter.
--Bon. Les copains, attendez là-haut. On ne peut courir qu'à
deux. Trop étroit sinon. Alain, tu emmènes Marion.
--D'ac. Sitôt à la Ferme, j'ouvre les paris.
Dix minutes. Les autres sont à coup sûr au pain de sucre à
poiroter. Le bûcheron sur sa Bandit noire et le Teuton sur sa Monster
rutilante, voilà qui promet.
Les chevaliers baissent visière. Bref salut. On se concentre.
Coups de gaz. L'italienne éructe, la japonaise vrombit, et c'est parti !
Trois secondes, et déjà, la sombre Tornado caracole devant. Le couple
moteur, c'est le couple moteur. Ca tracte méchant. La chaîne tend à se
rompre. Et puis, il pèse son gros quintal vingt-cinq, le chanoine. Ca
l'handicape.
Duo de l'enfer, les bisons de métal reniflent, raclent du piston, et
crachent leurs colères au rythme des trépidations. Les chromes brillent
plus que la livrée des ablettes. Ca va pisser l'huile, c'est clair. Du
tonnerre de feu.
Quand Robin se croit au pinacle, l'autre lui revient sur la roue.
C'est que la latine a du nerf, de la corne et du sabot, passé les bas
régimes. Ne pas laisser tomber la vapeur en dessous de quatre mille
tours, c'est le secret. Bigre, il a de la superbe, ce curé ! Décroche-moile. Fonce, Robin.
Et ça repart. Tornado redécolle. Quelques longueurs à flirter
avec la Loire qui mincit parmi joncs et genêts, et c'est gagné. Presque.
On aperçoit le carrefour du sommet. Coup de guidon. Vlan ! Glissade.
Ca aussi, c'est le couple. Une bouse, vacherie, Robin a dérapé.
L'ermite de Coucouron franchit seul le panneau en vainqueur.
Enfin, le Hardi n'a rien. Tornado non plus. Ils ont juste brouté
l'herbe. Le temps de remettre sur pattes la bête de deux cent trente
kilos. Mais il n'aurait pas fallu que ça se passe dans la côte de Mayres et
son ravin. Sans quoi, c'était le saut de l'ange.
Détente. Le Ménestrel chante d'un air narquois.
--"Rien ne sert de courir ; il faut partir à point :
Le Lièvre et la Tortue en sont un témoignage.
Oh , oh year !"
Sourires. Les deux compères se laissent brocarder. La bonne
humeur, aujourd'hui, ne tarira pas. Comme la Loire à l'abreuvoir. Tous
se désaltèrent à cette Fontaine de Jouvence.
--Songez, reprend Alain Quedale, que si je bouche ce tuyau avec
mon doigt, l'eau cesse de couler à St-Nazaire. Quel pouvoir. Quelle
revanche sur les médiocres !
--Qu'il est bête ! rit Marion.
--Très spirituel, reconnaît Robin. Ceci dit, à cheval.
Et la troupe s'en va tambour battant. Petitjean a mis sa veste en
daim frangée. On dirait Buffalo Bill ou Dennis Hopper dans Easy Rider.
Sa bécane claque très rock' n' roll. Tagada-boum, tagada-boum, tagadaboum ! Marion a revêtu son sweat à capuche. Elle, c'est plutôt le Petit
Chaperon Rouge.
Le cortège enfile la route des Estables, histoire de se payer la
crête qui surplombe le Cirque des Boutières.
C'est là que viennent buter les ultimes serres des Cévennes. On
voit pointer leurs échines faméliques, nues jusqu'à l'os. Les travers. Des
mouroirs à poitrinaires. Rien de commun avec les cimes alpines qui
bordent l'horizon de leur front orgueilleux. L'astre du jour les saupoudre
de pluie d'or.
Ici, la montagne n'est pas haute, et bas est le plafond.
En contrebas, les gorges de l'Eyrieux creusent son passage à
coups de serpe.
Le bonheur, ça doit être ça. Une insouciance mêlée d'ivresse.
L'oubli de soi. Quand notre être se sent si léger qu'il se prendrait pour
un oiseau. Pas trop, quand même. L'endroit est mal choisi !
Zigzags dans la Forêt de Bonnefoy, au pied du Mézenc, et c'est
le Velay. La Haute-Loire, quoi.
Les motards piquent droit sur le Monastier. Ils rentrent en
Ardèche par Issarlès et son lac ourlé de sapins.
Pas banal, ce lac. À 967 mètres d'altitude, il garnit un cône de
134 mètres de fond. Les volcans ont sculpté les lieux avant la ponte du
premier dinosaure. Entre les orgues de basalte, les sucs, les pitons et
cratères, notre plateau offre plus d'attractions que Luna Park et ses
toboggans.
--La pause déjeuner ! cornent Pons et Perrette.
--Ach ya. Ca est plutôt bien, pour une halte, safez-vous ? dit
Stucka. Ca me rappelle les lacs de quand chétais petit tout, et que
tante Hildegarde me berçait sur ses chenoux.
--Ho, ho, ho ! s'esclaffe Marion.
Elle a du mal à s'imaginer que cette montagne de chair ait un
jour pu porter des couches. Décidément, Marion s'amuse. Et le
Ménestrel ne la calme pas. Robin ferait bien de s'en inquiéter. Mais il ne
voit rien. Son esprit flotte.
Chacun sort son Laguiole. Certes, c'est un couteau de l'Aubrac,
de l'autre côté du Massif Central, mais ici, ce n'est pas si différent. Les
gens de là-bas nous ressemblent. Quoique plus rigolards. L'air de
l'océan, sans doute.
Perrette a mitonné un velouté de lentilles et un pavé de chevreuil
à l'estragon. Bien que ce soit interdit, Robin l'a tué avant-hier et le lui a
porté. Un régal. Bien chaud. Epatant, ces sacs isothermes. Par-dessus
tout ça, un fromage qu'a offert Rabotin, une tarte aux marrons
proposée par l'ami Laforge, et une bonne sieste au bord de l'eau. Voilà
des agapes réussies.
6
L'après-midi a passé.
Les joyeux turlurons se sont baignés dans le lac. Des loutres.
L'eau fraîche ne gêne pas des montagnards comme eux. Des
générations de réfractaires les ont précédés.
Puis, ils ont repris les casques. Les voici qui passent La ChapelleGraillouse et s'engagent sur la route de St-Cirgues.
Au milieu de la lande. C'est sinistre, la lande, entre chien et
loup. Les ombres commencent à s'allonger, vu qu'il est dix-neuf heures
bien tassées. Ca flanque les foies, cette solitude.
Soudain, Robin freine sans crier gare. Si la formation ne roulait
en quinconce, Petitjean l'aurait heurté sec.
--Là, j'ai vu un homme couper devant, dit le Hardi. Je jurerais
qu'il fuyait. Drôlement looké. Du genre à tramer un mauvais coup.
--Bizarre, en effet, dit Marion qui a vu. Pour un piéton, ça fait loin
des villages.
--Dix kilomètres de part et d'autre, précise Pons. Oh, oui ! Il est
là-bas. Le buisson bouge ! Regardez.
Et tous de béquiller les motos et de courir après. Une vraie
battue au sanglier.
On rattrape le fuyard en moins de deux. C'est un type. Enfin, si
on peut appeler ça comme ça. Parce qu'il ressemble plus à un
épouvantail qu'à un humain. En guenilles. Et il pue. Le savon, il doit pas
connaître, ou alors il doit croire que ça se mange.
Son visage respire l'effroi. Il est tellement effrayé qu'il en est
effrayant. Une bête aux abois.
Vu que trois gaillards le retiennent par le bras, il se débat
comme un beau diable.
--Laissez-moi vous tranquille ! dit-il.
Accent étranger. "R" roulés, des "ou" à la place des "u".
--Calmez-vous. On ne va rien vous faire, dit Robin.
--Laissez-moi vous tranquille !
--Allons, n'ayez pas peur, dit Petitjean. On n'est pas des
assassins.
--Qu'est-ce que vous voulez-vous moi ?
--On a cru que vous aviez de mauvaises intentions, dit Perrette.
--Moi pas méchant. Moi voyageur. Venir de loin. Là-bas, dit
l'homme.
Il montre l'Est. Il a les lèvres rouges. Est-il blessé : Non. On dirait
plutôt qu'il ne s'est pas essuyé après avoir avalé quelque chose.
--Qu'est-ce que vous tenez, là, dans votre main ? s'enquiert
Marion.
--Un tire-cailloux. Pour tuer grand oiseau noir.
--Pourquoi tuez-vous les oiseaux ?
Le loqueteux esquisse le geste le plus vieux du monde. Il porte
la main à sa bouche.
--Bon Dieu! s'exclame Laforge. J'ai compris. Il a bouffé du
corbeau ! Tout cru. Faut pas être chrétien, pour faire ça.
--Faut surtout avoir faim, oui ! dit Robin. Voyons. C'est clair.
C'est un sans-papier qui traverse l'Europe en évitant les villes. Il becte
tout ce qu'il trouve, histoire de pas crever.
--Le pauvre garçon, s'apitoie Perrette. Qui sait depuis quand
dure son calvaire ?
S'en suit un moment de silence. La souffrance force le respect.
Tout le monde reste coi devant cette rencontre improbable. Puis fusent
les questions.
--Mais enfin, comment vous appelez-vous, monsieur ?
--Oui, comment vous vous appelez?
L'homme se tait. Il a encore très peur. Il doit avoir dans les
trente ans, mais en paraît davantage. Et pour cause. Pour sûr qu'il en a
vu de sales.
--Allons. On ne vous veut pas de mal. On n'est pas de la police.
--Roumain, je suis. De Sighiçoara. Carpathes.
--Oui ?
--Je m'appelle...
--Dites-nous.
--Vlad. On me nomme Vlad.
Perrette pare au plus pressé. La détresse du personnage l'ayant
émue, elle tire un paquet chaud des valises de la Pan European, et le lui
remet. Un en-cas. Du rab. Ce n'est pas du rôti à l'ail, heureusement.
Parce qu'on sent bien que ça ne passerait pas.
L'autre ne se fait pas prier. Les yeux et narines dilatés, il dévore.
La misère sur la France. Nous autres, à manger comme ça, on
s'étoufferait. Pas lui. Ce que c'est que la dale, quand même !
Il reprend peu à peu figure civilisée. Ses traits se détendent et son
regard s'allume. Faut dire que frère Stucka lui a offert trois gorgées de
schnapps, et que ça réchauffe plus qu'un sermon. Ca doit lui rappeler
l'eau-de-vie de par là-bas. Un genre de raki.
Le Vlad est un peu plus loquace, à présent qu'il a le ventre
plein. Il conte son odyssée depuis la Transylvanie.
Au départ, c'est un ingénieur méca. Faut deviner, il n'a pas la
tête à ça. Il travaillait à Bucarest, chez un constructeur de voitures. Pour
cent euros par mois. Le triple du revenu paysan. Et puis l'usine a fermé.
Licencié.
Alors, comme il n'avait rien à perdre que sa chemise, il a tenté
l'Eldorado de l'Ouest. À vingt-neuf ans, pas marié, pas d'enfants, on
peut refaire sa vie.
Quatre mois de marche depuis les Portes de Fer. À passer par les
cols et les campagnes, et à ronger des racines et des os pour chien.
Sans cesse à se cacher de la police et des gardes-frontière. Tel un
coupable. Seul. Les groupes se font toujours cueillir.
On lui avait bien proposé la filière par la Moldavie, l'Ukraine et la
Pologne. Mais la somme exigée par le passeur était exhorbitante. Par
conteneur de Constanza jusqu'à Londres à fond de cale ? Il en
serait mort. Il n'a pas la vigueur de son arrière-grand-père qui recourut
à ce moyen, autrefois.
Et puis, à Londres, ce n'est plus aussi facile d'y aller. C'est vrai
qu'on y voit pas que des résistants, depuis peu. Logique que le filet se
resserre.
De Sangatte à Douvres, pas la peine d'essayer non plus. Ses
compagnons d'infortune Afghans ou Albanais l'auraient tabassé. C'est un
chétif, le Vlad.
Bref, la journée se termine avec un nouvel ami. Le Hardi lui a
trouvé un abri dans les bois. Par la route de Montpezat, où coule la
Fontolière. Une vieille cahute que personne ne connaît. Celle où son
bisaïeul distillait de l'alcool de contrebande. L'alambic et les cornues y
sont encore.
Il a brûlé les hardes de Vlad et lui a fourni quelques-uns de
ses habits qui ne lui allaient plus.
Ils ont coupé par les halliers sur la Péqaso tout terrain de
Rabotin. Ils ont évité le village. On ne sait jamais. Les murs ont des
yeux et des oreilles, maintenant.
7
Dimanche, dix heures.
Un haut-parleur retentit sur la place. Celui d'une voiture
d'annonceur qu'on utilise pour le cirque.
--Avis à la population ! Cet après-midi, grande fête au vil-Iageu.
Tourtes, barbecue et boissons frai-cheus. Léon, le petit montreur d'ours.
Mât de cocagne, autos tamponneuses, concours de flé-chet-teus.
Chansons et bal mu-set-teu. Venez vous amuser nombreux !
On est accouru des quatre coins du plateau. De Coucouron, du
Béage, de Lachamp-Raphaël, voire. Le village le plus haut perché du
Vivarais. Trois cents festoyeurs facile. Catholiques et protestants réunis
dans la même liesse. Les vieilles lunes, c'est fini depuis des lustres.
La fête, comme la messe, c'est l'occasion de se mettre sur son
trente-et-un. Pas trop. Gaspiller ses sous en rubans et dentelles passe
chez nous pour de la vanité. Juste ce qu'il faut pour montrer qu'au foyer
tout va bien.
Madame Fauvel est de sortie.
Elle porte son fichu de soie et ses talons-aiguilles. Une couche de
mascara pour rendre les yeux mystérieux. À presque quarante ans, elle
touche encore sa bille dans l'art de plaire. Une vamp. Plus d'un dans le
village aimerait se la marier. Mais vu la pointure, ce n'est pas de la
tarte.
Jean Santer lui-même, y a songé. Il a un trois pièces bien coupé,
son chapeau neuf, et des pompes en crocodile. C'est ce qu'on appelle
un notable. La réputation suit les écus.
Si l'adjoint au maire courtise madame Eléonore, peu de chances
que ce soit pour la romance. Diable, en épousant le capital d'Elf
Aquitaine, que d'économies ne réaliserait-il pas sur le transport du
bois ! Ses camions rouleraient au rabais, du coup.
Le micro siffle.
--Mesdames et messieurs, le mât de co-ca-gneu ! Que nos
sympathiques concurrents ap-pro-cheu.
L'enjeu de ce mât savonné à l'envi est un jambon du Cheylard, et
des saucisses de Langogne qui pendouillent au sommet. Quinze
candidats au profil de Superman. Pierre Petitjean est du nombre.
Le micro siffle à nouveau.
--Applaudissez p'tit Léon, notre montreur d'our-seu !
Un gamin de douze ans, grimé en forain du 19ème, tient au bout
d'une chaîne un ours en muselière. Il joue de l'orgue de Barbarie et
chante une complainte. Au rythme de la manivelle, l'animal danse d'un
pied sur l'autre. Il danse en rond autour de son maître.
À une toise de l'ours, les badauds forment un cercle. Ils jettent
des piécettes et poussent des vivats. Frère Stucka le premier. Il jubile.
Ce n'est jamais qu'un grand enfant.
Le haut-parleur chevrotte un peu plus loin.
--Autos tampon-neu-seus ! Montez vite tous pour un voyage
inoubli-a-bleu.
Ca vaut le détour, en effet. Parmi les vingt voitures, on reconnaît
d'une part le curé, Louis Bornas, et Félicien Dard toujours sérieux. Un
col amidonné, on n'a pas idée ! Marion, Robin, le Ménestrel et Perrette
Pons sont en face.
L'euphorie aidant, le pharmacien finit par tomber dans un guet­
apens que lui tendent les quatre motards. C'est le sort des grincheux
esseulés. Plus il se fait tamponner, plus s'assombrit sa mine, et plus les
autres rigolent et retamponnent. Bornas aussi en a pour ses deniers.
Autour du barbecue, les vieux tapent la causette. René Labiche
les accompagne. Encore convalescent, il ne peut pas se livrer à des jeux
trop violents.
On se raconte les dernières nouvelles. On commente les
actualités. De leur temps, ça ne se passait pas comme ça. Tout le
monde était beau, tout le monde était gentil.
Les côtelettes ont la cote. Ces anciens, ça se tient bien, question
fourchette. Il n'y a guère qu'Alfred Dupuis qui ne mange pas son soûl.
Ses récents soucis, ça le contrarie.
--Attention, le mât cra-queu ! Ecartez-vous !
On te le donne en mille, mon cousin. Tous les costauds du mât
de cocagne ont vainement tenté de décrocher la timbale. Quand la
couche de savon s'est amoindrie, Petitjean s'est présenté. Il a grimpé
jusqu'en haut. Mais, l'impatience faisant, il a trop gigoté des jambes
pour se hisser. Et comme il touchait les saucisses de Langogne, le mât a
cassé.
--J'ai gagné ! qu'il crie.
--Non, monsieur. Ca ne vaut pas. Vous êtes disqualifié.
--Comment ? J'ai touché le haut avant la casse. Je veux mon lot,
et tout de suit-eu !
Il a fallu que le chef forain s'en mêle. En bon arbitre, il a compris
qu'il valait mieux concéder le gain que de se prendre un coquard. Ce
n'est pas un arbitre de foot. Il n'est pas assez payé pour y risquer sa
tête.
--Mesdames et messieurs, l'incident est clos, reprend la voix.
Venez tous vous amuser au grand karaoké. Des volon-tai-reus ?
--Si j'osais, dit Alain Quedale.
--Vas-y, le pousse Marion. Fais pas ton timide.
--Quais, ne te dégonfle pas, dit Robin. Montre-leur que tu en
veux, mon pote.
Et le Ménestrel monte sur l'estrade. Il imite deux ou trois airs
connus. Puis, après qu'un complice lui ait passé son banjo et coupé le
play-back, il chante une chanson à lui. Il parodie les Inconnus.
--"C'est nous Urssaf, Cancras et Carballas,
Quoi que tu fass', faut que tu crach'.
Tax et tax, tax, tax, tax, et retax,
Year.. .yé !
Y'avait un méchant loup,
Dans un villag' de fous,
Qui aimait bien les gens,
Mais encor' plus l'argent.
Tax et tax, tax, tax, tax, et retax,
Year.. .yé !"
Alain Quedale enchaîne par une autre chanson, sur l'air du petit
navire.
--"Il était un' p'tit' entreprise
Qui ne con-nais-sait pas la crise,
Car son patron é-tait presse-citron,
Car son patron é-tait presse-citron.
Ohé, ohé, ohé !"
Les baffles sifflent. L'ours, qu'on a remis dans sa cage, hurle
et tambourine la porte, tant ça l'énerve.
On termine là le tour de chant. Principe de précaution oblige.
N'empêche que le Ménestrel a fait un tabac. Enfin, quelques mauvais
coucheurs n'ont pas aimé. On en trouve dans les meilleurs publics.
Quel talent, ce Quedale ! Il va finir à l'Olympia. Sûr et certain.
--Concours de flé-chet-teus ! poursuit l'annonceur.
La règle du jeu est simple. On lance trois fléchettes sur une cible
ronde. On totalise les points à l'issue du tir. Au début, le groupe
comporte trente-deux participants. On élimine à chaque manche la
moitié des plus bas scores, jusqu'à s'affronter en duel.
Ne restent bientôt plus en lice que Robin et Paul Cuchet, le
motard patrouilleur. Dans son école de police, le Paul était champion de
tir au pistolet. Il a l'oeil de lynx et sa main ne tremble pas. Ca sert
même à la fête foraine, d'être policier.
--N'oubliez pas, Cuchet, lui dit Bornas, que vous défendez
l'honneur du commissariat. Que le meilleur gagne, et le meilleur, c'est
vous !
--Ca reste à voir, rétorque Robin.
--Tu ferais mieux de te concentrer, mon gars, dit Cuchet.
On s'attroupe autour du stand. Tout le monde serait curieux de
savoir, de la commune ou des bois, quelle faction va remporter la
Fléchette d'Or. Un symbole fort qu'on reconduit d'une année sur
l'autre.
--Premières flé-chet-teus ! dit le micro.
Elles fendent l'air de concert et se logent au centre, sur chaque
carton.
--Bravo ! Deuxièmes flé-chet-teus !
Ca resiffle et ça se fiche dans le mille d'un trait. Ex aequo.
--Messieurs, ça c'est du grand art. Attention, dernière salve !
Lancez !
D'un jet. Mais, au même instant, un bruit distrait Cuchet qui
loupe sa cible tandis que Robin fait mouche. C'est le pharmacien qui a
éternué. Il en est à son troisième verre de whisky sec. Il exagère.
--Toi, le barbichu, s'énerve le policier, retourne à tes pastilles !
Avec toute ta quincaillerie, tu te démerdes encore de tousser, si c'est
pas malheureux !
Rires. Félicien Dard sursaute et blêmit mais ne dit mot.
C'est un homme réservé. Ca n'est pas dans ses habitudes de
polémiquer. D'ailleurs, il va falloir qu'il parte. Sûrement la Marie Vaucel,
une diabétique, qui a tombé ses ampoules d'insuline par terre. Elle fait
le même coup tous les dimanche. Monsieur Dard salue du chef et se
retire sans tarder.
--Monsieur Robin Dubois est proclamé vainqueur, dit l'animateur.
J'ai donc le bonheur de vous remettre la Fléchette d'Or, un trophée
magni-fi-queu.
Applaudissements. Le commissaire Bornas, suivi de près par
Santer et madame Fauvel qu'il tient à son bras, s'approche.
--Sans rancune, Dubois, dit Bornas. Il faut savoir être sport et
saluer le talent. C'est de gars comme vous, dont la "municipale" aurait
besoin.
--Ben, plutôt me casser la jambe que d'en être, réplique le Hardi
d'un ton sec.
--Plaît-il ?
--Il fut un temps où l'uniforme honorait son homme. Mais depuis
peu, mieux vaut vivre en brigand. C'est plus franc du collier.
--Surtout que toi, enchaîne Santer, comme brigand, tu as déjà de
la bouteille. C'est sans doute parce que tu t'exerces à l'arc sur tous les
daims du département, que ton tir est si affûté !
--Je ne vous permets pas de me tutoyer ! Seuls mes amis le font,
et vous n'êtes pas du lot. D'ailleurs, pour préciser ma pensée, vous êtes
un sale type et je ne vous aime pas. Vous et vos méthodes, vous me
dégoûtez.
Le Hardi ne se laisse pas répondre et, se retournant vers
madame Fauvel, il ajoute :
--Et vous, madame, je ne comprends pas que vous puissiez vous
gaspiller avec de tels affreux. C'est indigne de vous. Cette Fléchette d'Or
que je vous dédie, vous le rappellera peut-être un jour.
Il donne l'objet à la reine mère surprise et tourne les talons,
plantant là tout le monde. Il prend la main de Marion, et l'entraîne au
beau milieu du bal qui vient de commencer.
Jean Santer n'a pipé mot. Mais dès qu'il est à l'écart, il dit à
Bornas :
--Cette fois-ci, la coupe est pleine. Dites-moi, Commissaire,
quel sort réserve-t-on à un poulet qui caquète sans répit ?
--On lui tord le cou, monsieur l'Adjoint.
--Vous m'avez bien compris.
8
La nuit
est tombée. Le village danse encore sur la place. Les
clameurs s'entendent de loin.
Cuchet est parti sur sa BMW, direction Rieutord. C'est qu'il a ses
ordres. Ca ne lui plaît pas trop, ce qu'on lui a demandé. Mais le devoir,
c'est le devoir. Faut pas chercher à comprendre. Bornas a sans doute
ses raisons. Des raisons d'Etat, comme on dit. Si on le destitue, qui va
nourrir ses gosses ?
La Loire qui gazouille, le petit pont de bois, le chemin. Ca y est, le
voilà rendu.
Il est Chez Francis, il reconnaît la bâtisse. En rondins. Cuchet
fouille sa poche. Ca va, il a ses allumettes. Là, il va disposer en cercle
quelques pierres pour faire croire à un accident. Des touristes auront
grillé leurs brochettes trop près du local.
Sale boulot ! Là, dans le hangar. Avec toutes ces planches, il peut
pas manquer son coup. Ca tombe bien, c'est bientôt la Saint-Jean.
Cuchet a mis le feu. Mais, comme il est pas fier, il est pas resté pour le
méchouis.
Juste au moment où il enfourche sa machine, il reçoit une flèche
à l'épaule. Pas trop profond. C'est venu des frondaisons, à l'orée du
bois. Une flèche noire.
Tant bien que mal, Cuchet s'en va par la route de Montpezat,
pour ne croiser personne. Avant de trouver une infirmière par là, il a le
temps d' en baver. Tant mieux. Sûr qu'il ne va pas manifester demain, à
Privas, avec ses collègues. Pour se plaindre des conditions de travail ?
On le voit mal brandir une pancarte sur laquelle serait écrit: "on n'est
pas payés pour se prendre des flèches !"
Pendant ce temps, sur la place, les gens S'amusent, rient,
boivent et dansent. Au bout d'une demi-heure, une lueur point du côté
de Rieutord. Et pour cause ! Elle a vite attiré l'attention.
--Hé, Robin, dit le Ménestrel. On dirait que ça vient de par
chez toi.
--C'est quoi ? Oui, bizarre. Allons voir.
Mais quand ils parviennent à la scierie, il n'y a plus grand chose.
Seul un immense brasier engloutit sa proie. Tout le monde s'est
déplacé. Le spectacle continue, c'est gratuit. Si Néron était venu avec sa
lyre, il aurait été content du voyage.
Les pompiers ont investi les lieux, mais l'incendie a déjà mangé
les trois quarts de la baraque. Encore heureux qu'ils aient pu contenir le
feu. C'était moins une qu'il ne se propage aux arbres.
--À mon avis, dit un sapeur, ce sont des touristes qui ont fait ça.
Voyez le foyer circulaire.
Robin est prostré. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Tout son
bien a flambé. Tout son héritage. Ses souvenirs d'enfance, ses racines,
sa raison d'être. Sa vie. En fumée. En quelques minutes !
Il possède bien encore la futaie, mais plus d'entreprise, plus de
revenus. Plus de quoi payer les taxes, c'est du passif rapide. Plus de
pain pour ses ouvriers. Plus rien ! C'est la faillite.
Les assurances ? Quand il récupèrera vingt pour cent de l'affaire
au bout de dix-huit mois d'attente, il n'aura plus qu'à monter un
camion-pizza! Les Assedic ? Tintin, c'est un patron. Le RMI ? Trois cent
cinquante euros. À réclamer dans le bureau du Centre Communal
d'Action Sociale, chez les scribes à Santer. C'est pas demain la veille !
Surtout après ce qu'il lui a dit ce soir.
Pas de chance, le Robin. C'est pourtant pas faute d'avoir touché
du bois.
Il ne dit rien, le Hardi. Impassible. Sa face, c'est un masque de
cire. Son calme a de quoi inquiéter. Ce n'est pas normal, ce flegme. En
silence, il fixe le feu. Longtemps. Et puis, la mâchoire crispée, il
murmure entre ses dents :
--Ca se passera pas comme ça. Oh non ! Ca se passera pas
comme ça du tout.
Et il ajoute en ardéchois :
--Je te le jure, papa !
ACTE III
TURBULENCES
1
Six jours plus tard.
Voici le défilé de Ruoms, en amont de Vallon Pont-d'Arc, sur le
cours de l'Ardèche. La rivière roule ses cailloux, ils forment des grèves
par endroits. Elle s'est taillée une voie au travers du Plateau des Gras.
La charrue du temps a tracé profond dans cette table un sillon vert.
À flanc d'escarpement, la route longe la gorge en hauteur. On s'y
croise avec peine.
Le soir arrive et la fraîcheur monte de l'abîme. L'obscurité
tombera dans un quart d'heure. Le coin n'est pas passant. Seule une
voiture dont l'occupant jette un papier par la vitre s'approche. Guère
plus vite que les diligences d'antan. Une grosse cylindrée d'Ile-deFrance.
Trois motos la rattrapent. Trois motards noirs de pied en cap sur
trois roadsters noirs. L'un passe devant, les autres derrière et à côté.
L'homme de tête, un grassouillet, pile du frein et arrête ce curieux
convoi.
Le motard latéral pose sa monture et ouvre la portière.
--Que me voulez-vous ?
--Bonsoir, monsieur. Ayez l'extrême obligeance de nous remettre
votre porte-monnaie et votre téléphone, s'il vous plaît. Nous vous
laisserons, si vous obtempérez, la moitié de l'argent. Le portable vous
sera rendu, mais sans carte SIM. Désolés.
--Vous n'allez pas vous enrichir, dit l'homme. Je n'ai que deux
euros en tout.
--Avec une voiture pareille ?
--Que croyez-vous ? À partir d'un certain chiffre, on paye par
chèque ou carte bleue. Les gens aisés plus que les autres. N'importe
quel voleur de métier le sait. Vous, vous n'exercez pas depuis
longtemps.
--Et ça, demande le motard de queue. Qu'est-ce que c'est ?
--Ca ? C'est un portefeuille.
--Ah, d'accord. Je vois qu'on a fait l'école du rire. Ben mon
gars, tu me le donnes, et un peu vite.
--La moitié ?
--Je prends tout. Ca t'apprendra à te foutre de ma gueule. Les
mauvais esprits, j'aime pas.
Et le trio de s'éclipser dans la nuit, non sans qu'un des
agresseurs n'ait cloué sur place la Mercedes. Il a crevé un pneu. D'un
coup de flèche. Il tenait un arc en bandoulière. Puis il a crié au
conducteur :
--Salaud de touriste, va !
2
Jean Santer est dans le bureau de Richard. Assis dans le
fauteuil en cuir vachette pleine fleur du maire, il fume sa pipe. Il pivote
son siége de droite et de gauche, et, entre chaque bouffée de
satisfaction, il songe.
Ses affaires prospèrent.
Outre le bois du vieil Alfred, son domaine s'est enrichi de deux
ou trois spoliations récentes. De quoi tripler son rendement. Plus de
concurrent, puisque Robin a quitté le village pour on ne sait trop où.
Même Marion, avec qui il s'est brouillé, l'ignore. Ses deux acolytes,
Petitjean et le Bavarois aussi, sont partis. Bon débarras !
Tout de même, Bornas y est allé un peu fort. Le feu, il n'en
demandait pas tant. Mais comment traiter un enragé ? Puis le Paul qui
se ramasse un trait. Lui, ce n'est pas une flèche, en revanche. On l'a
soigné incognito à Vals-les-Bains.
Et le mystérieux archer ? S'il a vu agir Cuchet, pourquoi n'a-til
rien dit ? Espére-t-il les faire chanter ? Non, il se serait déjà manifesté.
Il n'a rien donc dû voir, c'est la seule explication. Ou il n'a compris
qu'après avoir tiré. Parce qu'il faut être idiot ou bourrache pour ne pas
saisir.
Enfin, tout est au mieux. L'adjoint s'est mis dans la poche la
reine mère, par-dessus le marché. Elle aime les hommes de pouvoir et
d'argent. Comme toutes ces femmes-là. Si elle savait !
Le téléphone sonne.
--Allô, oui ? Bornas ? (...) Alors, où en est-on ? (...) Je dis,
du porteur de malette Autrichien, où en est-on ? (...) Comment,
presque ? Qu'il se dépèche. L'autre va finir par rappliquer. (...) Bon, ça
va. (...) Oui, ça va. Vous me tenez au courant. (...) Allez, je raccroche.
J'ai un rendez-vous.
On frappe à la porte. Trois coups secs. Un maigrichon risque la
tête dans l'entrebâillement.
--Ah, monsieur Calfat! Entrez, entrez donc. Asseyez-vous. Vous
voulez un cigare ?
--Non, merci. J'ai arrêté.
--Vous avez raison, monsieur Calfat. Alors, vous avez ce qui
nous intéresse ?
--J'ai apporté tout ça.
Calfat pose deux feuilles sur la table. Un grand format où est
dessinée l'épure d'un pont truffée de chiffres et de cotes. L'autre feuille
est un devis. Le coût de la main-d'oeuvre et des matériaux. C'est que
Jules Calfat est entrepreneur de travaux publics. Il a réalisé pas mal de
constructions, dans le pays.
Santer examine le tout d'un oeil attentif.
--Mmvoui, c'est bien ficelé. L'idée me plaît, dit-il.
--Tout en pierre de taille.
--Fort bien, fort bien !
--Mais, monsieur l'Adjoint. Pourquoi un deuxième pont juste en
amont de celui qui existe déjà ?
--C'est simple. On va dédoubler en deux sens uniques. Vu que
c'est étroit.
--J'y aurais pas pensé. Mais, avec le peu de monde qui fréquente,
est-ce bien nécessaire ?
--Ne vous posez pas tant de questions, monsieur Calfat. Ce qui
compte, c'est qu'on vous passe commande, non ? Et de la belle
ouvrage, en plus.
--Sûr que ça m'arrangerait bien.
--Hé, hé ! C'est une cause entendue. À une condition. Gonflez
votre devis de cinq pour cent.
--Comprends pas.
--Vous allez comprendre. Cette légère majoration va vous servir
à payer un imprimeur.
--Un imprimeur ? Et pour quoi faire ?
--Vous allez acheter à votre nom des affiches pour moi. Des
affiches de campagne électorale. Un petit renvoi d'ascenseur, en
somme. . .
--Mais. . .
--Ah, ne me dites pas non ! De toutes façons, c'est du donnant,
donnant.
Jules Calfat ne réfléchit qu'une demi-minute. Une commande de
cent cinquante mille euros, est-ce que ça se dédaigne ? Oh, et puis
foin ! Où est le problème ? Il s'en fout, lui. C'est Santer qui paie. Avec
l'argent de la commune. Mais quoi ? Celui-là ou un autre...
--Entendu.
--Topez-là, monsieur Calfat ! J'aime les audacieux.
Et Calfat quitte Santer content. Il va pouvoir offrir le manteau
de zibeline à sa femme. Celui dont elle ne cesse de lui parler.
Profitant de l'occasion, un homme de soixante-cinq ans environ
se glisse dans la pièce. Il n'est guère rassuré. C'est le père Emile, le
curé de la paroisse que Santer a convoqué.
--Monsieur l'Adjoint, qu'il dit. Que me vaut l'honneur d'un
entretien chez vous ? Vous savez que l'église n'est pas loin, et que vous
y êtes le bienvenu.
--C'est que, père Emile, ce que j'ai à vous dire ne concerne pas
les oreilles du Seigneur, mais les vôtres.
--Le Seigneur est toute ouïe, ici comme là-bas.
--Alors j'espère qu'il est sourd. Ca vaut mieux.
--Monsieur l'Adjoint !
--Bon. Au fait. Je voulais vous informer de mon intention de me
présenter aux prochaines municipales.
--Vous voulez devenir maire ? Et le jeune Fauvel, qu'est-ce
qu'il en pense ?
--On ne peut rien vous cacher. Oh, le Richard, vous savez, il a
d'autres visées, avec l'instruction qu'il a. Il m'a confié laisser le poste
vacant bientôt. Donc, je voulais, à toute fin utile, m'assurer de votre
soutien.
--Ma foi, que votre réussite soit à l'image de vos mérites, c'est là
tout le bien que je vous souhaite.
--Je parle d'un soutien plus actif, mon père.
--Ah ?
--Oui. Il s'agirait de prononcer quelques bonnes paroles à mon
égard devant vos ouailles, au cours de vos sermons dominicaux. Un
petit mot par-ci, un petit mot par-là... Vous voyez ? Enfin, pendant la
campagne. Trop tôt, le soufflé retomberait.
--Je vous arrête tout de suite. Je ne me mêle pas de politique.
Les rouages de ce monde ne sont pas du ressort de l'Eglise.
--C'est un refus définitif ?
--Catégorique.
--Alors, dans ce cas... Puisque vous parlez comme un horloger,
mettons les pendules à l'heure.
Et Santer fouille sa poche. Il en sort une fiche bristol. Genre
fiche biographique. Il lit :
--"Lucien Emile. Né à Auxerre le 1er mai 1936. Bonnes études au
séminaire Saint Paul. Promis à un brillant avenir, il débute son
sacerdoce à l'église de Remilly-sur-Yonne. Rien à dire jusqu'à "l'affaire
Jeannette Lambert", en 1960. Une première communiante. Il a dû
changer de diocèse pour calmer les esprits. Désormais, il sait qu'il ne
deviendra pas évêque."
Le curé pâlit et tremble. Santer le regarde d'un oeil amusé.
--Dois-je continuer ?
--Non, ce n'est pas la peine, j'ai compris. Vous... vous êtes un
misérable !
--Et vous, mon père, qu'est-ce que vous êtes ? Avec une gamine.
C'est du joli !
--Dieu du Ciel ! Cette erreur de parcours me sera-t-elle
éternellement reprochée ? Ne suis- je pas assez puni d'y repenser
chaque jour ?
--Ecoutez. Tout ce que je vous demande, c'est de dire du bien de
moi à la messe. Le reste, ça vous regarde. Si vous coopérez, vos
paroissiens n'en sauront rien. Sinon...
--Mais que voulez-vous que je leur raconte ?
--Sais pas. Vous n'avez qu'à leur dire que s'ils ne votent pas pour
moi, ils iront tous en enfer casser de l'anthracite. Débrouillezvous. Le
ratichon, c'est vous.
--Mécréant !
Santer ricane, et le père Emile quitte le bureau, déchiré entre
crainte et colère.
--Et, n'oubliez pas, mon père, reprend l'adjoint. J'ai ma petite
fiche !
3
Bornas est fier de lui. Il vient enfin de découvrir un voleur
dans Flammigel. Celui-là, il ne l'a pas fabriqué. Il existe bel et bien,
l'animal.
Dire que ça se passait tous les jours devant son nez ! Mais malin
à malin et demi. Il compte et il recompte. Il vérifie et il revérifie. Pas de
doute, la preuve est là. Sous ses yeux. Ah, la canaille ! Il va te le pincer
vite fait. On va rire. Il va justifier ses appointements, le Louis. Mandat
en poche.
Il bondit hors du commissariat, flanqué de ses quatre clampins.
Il a retrouvé ses jambes de vingt ans. Excité comme à la chasse.
Les voici arrivés au repère du brigand. Ils poussent la porte et
entrent.
--Au nom de la loi, je vous arrête !
Un bref temps mort. Puis l'interpelé répond:
--Ah ? Et je peux savoir de quoi l'on m'accuse ?
--De trafic illicite de marchandises, de fausse déclaration, et
d'escroquerie publique.
--Quoi donc ?
--Labiche, vous êtes coincé. Vous vendez moins d'essence que ce
qu'on vous en livre.
--Comment ça ?
--J'ai comparé le nombre de bons que vous encaissez en banque
et la quantité réellement livrée de "95" par votre fournisseur. Et oui.
On a enquêté ! On a contacté la société pétrolière.
--Et ?
--Et vous sous-déclarez de trois pour cent le super 95 que vous
apporte le camion. Or, sur la période où s'étend la fraude, son prix a,
comme par hasard, augmenté du même taux. Ce carburant-là, et lui
seul. C'est d'ailleurs ce qui m'a intrigué.
--Les prix sont libres, non ?
--À condition que tout le monde paie pareil ! Or, il appert ici que
la collectivité prend en charge des usagers qui bénéficient de trois pour
cent de vos cuves gratis ! Alors Labiche, je vous le demande : à qui cela
profite-t-il ?
--À moi, vous l'avez dit.
--Menteur ! Votre 4 L est à la casse, et votre autre véhicule
est un diesel. Alors, je répète : à qui profite le crime ?
Il est embêté, le René. Doit-il parler ? Ca va causer grand tord à
son ami. Mais on l'a pris la main dans le sac, alors... Il hésite. Va falloir
qu'il se mette à table. Pardon, les gars.
--Bon, ça va. Ca va, vous avez gagné ! À Robin, quoi. Normal,
non ? Il m'a sauvé la vie.
--Non, pas normal. Il n'a pas sauvé la mienne. Je ne lui dois rien,
moi. Pourquoi devrais-je régler sa note d'essence ? Et puis ne me dites
pas que Robin consomme tout ça.
--Les motards ses copains, quoi. En général. J'ai une dette envers
eux.
--Ben voyons ! Pourquoi pas toute la France, tant que vous y
êtes ? Sans compter que je ne sais pas si vous êtes au courant, mais
une bande de trois malfrats en moto sévit dans le département. C'est
pour le coup que vous les ayez servis à l'oeil, eux aussi ! Allez, ouste !
Bouclez-moi ça en cellule.
Fatal qu'on en arrive là.
L'entourloupe, c'est un métier. Une vocation, voire. Les petits
n'ont pas le doigté des grands. Le René, il aurait dû consulter les
énarques de la question. On trouve de ces aigles, dans les hauts corps.
Mais lui, il ne sait ni résoudre d'équations, ni calculer de dérivées. C'est
un pauvre homme, tout juste nanti du certificat primaire.
Et il est sorti comme ça. Encadré, menottes au poignet, la tête
basse. Un gosse qu'on aurait piqué à voler des confitures. Et sa fille à la
fenêtre de l'auberge à côté. Elle a tout vu. Et les autres buvassiers
qu'elle sert. Marion va avoir honte, à présent. Le pays n'a pas fini de
jaser, pour sûr.
On a mené Labiche à la prison de Privas. Il écopera de trois mois
ferme. Le jour même, les policiers ont aménagé dans la station.
Réquisition, qu'ils ont dit. Et sur la pompe, cet écriteau : "Ici, pas
d'essence pour les motos."
La nuit qui a suivi l'arrestation, une ombre a rasé les murs. Il y a
eu de nombreuses allées et venues du côté des Laguna garées derrière
l'auberge. Un individu cagoulé de noir, tuyau et bidons à la main. Un
petit artisan.
Au matin, les sbires à Bornas ont retrouvé leurs réservoirs
siphonnés. Plus une goutte ! Et, sur les voitures, on a pu lire barbouillé
à la craie cette littérature :
"Que le cul t'en pèle, poulet !"
4
Le
Ménestrel, avant que Robin n'ait quitté les lieux, il l'a revu,
une fois. C'était au pont de bois où le Hardi capture des truites, de
temps en temps.
--Ah, qu'il lui dit. Mon ami, Robin, tu tiens le coup ?
--On fait avec.
--Mais comment tu vas t'y prendre ? Tu ne vas tout de même pas
vivre que de chasse et de pêche, maintenant.
--J'ai mon idée.
--Tu sais, ma maison c'est la tienne. Viens quand tu veux.
Et Robin donne une tape à l'épaule d'Alain.
--Tu es un pote, je sais. Mais je vais partir.
--Où ça donc ?
--Je te l'ai dit, j'ai mon idée. Un secret. Peux pas t'expliquer. Toi,
tu as ta musique. Tu es un artiste. Je suis sûr que tu perceras, tôt ou
tard. Mais moi...
--Y'a loin !
--Obligé. Invite-moi à ton concert, ce jour-là. Promets-moi.
--Promis. Justement, à ce propos, j'avais une idée. Tout ce bois,
là. Les planches dans la cour qui n'ont pas brûlé, qu'est-ce que tu vas
en faire ? Y'en a des tonnes, et ça va pourrir à la longue. Tout ce
gaspillage, ça m'écoeure.
--Bof. Quand c'est perdu, c'est perdu ! Personne va m'acheter
ça, à présent. Pourquoi ?
--Je l'aurais bien récupéré pour bâtir quelque chose.
--Si le coeur t'en dit, tu n'as qu'à te servir. Tout le lot, si ça te
chante.
Et le Ménestrel, ça lui a chanté, en effet.
Robin parti, il est revenu avec Pons, Laforge et Rabotin. Le
lendemain de la mise en cage du René. Et on te le donne en mille,
mon cousin. Sais-tu ce qu'il leur propose ? Il évoque d'abord le spectre
du chômage qui les guette, vu qu'ils ne vont pas se vendre à l'autre
dégueulasse. Puis il leur expose sa solution. Ils vont fabriquer tous
ensemble des roulottes.
Des roulottes ? Oui. Des tréteaux, une estrade, et monter une
société de spectacle de marionnettes en bois.
--Et pendant que je chanterai sur l'estrade, vous agiterez les
personnages. On fera le tour des villages, et on amusera petits et
grands.
--Drôle d'idée, dit Pons. Mais ça tient la route. Surtout que
Perrette a une malle pleine de chiffons, et qu'on a le vieux tour à bois
du grand-père, du temps qu'il façonnait des jouets. Mais les chevaux ?
Où vas-tu les prendre ?
--Va falloir vendre quelques motos, les gars. Les rejetons de
riches du Puy, de Vals ou de Privas vous les achèteront bien. Voilà qui
résoud le problème du carburant. Enfin. Moi, j'aimerais garder ma
Bonneville. On se sépare pas de sa muse, vous comprenez ?
--Sacré travail que tout ça, dit Rabotin. On va devoir en mettre
un coup. Parce que les outils modernes de coupe, on les a plus. Scie à
main, marteau, clous et peinture, y'en a pour des semaines !
--Ecoutez, dit le Ménestrel. On n'a qu'à contacter les anciens
ouvriers. On se côtise avec nos allocs et on les paie pour presser le
mouvement. D'autant qu'ils sont à la rue, eux aussi. Les gars, on va
montrer au monde qu'il est bien des façons de brûler les planches !
Les gaillards du plateau, quand ils ont martel en tête, faut que tu
t'ôtes de leur chemin. Rien ne les contre. Ils foncent sans se retourner.
Lyon n'est pas si loin, et Guignol encore moins. Les marionnettes, ça
peut marcher. On trouve bien dans le village un homme qui ment
comme Pinocchio. Alors, fallait que ça se passe ici.
Ils ont mis les bouchées doubles. Tant et tant qu'en trois
semaines, les trois roulottes achevées prennent la route. De vrais
tziganes.
L'idée a plu à Marion qui l'a su. Dès qu'elle a cinq minutes, elle
écrit des histoires et les donne à Alain. Quand elle le voit au bar. Elle est
bonne en français, c'est l'occasion que ça serve, et elle a toujours aimé
le théâtre.
En souvenir de Robin, aussi. Il lui a dit des horreurs, de lui foutre
la paix, mais il était mal. L'incendie, ça lui a retourné les tripes. La
haine. Mais quand même, il était gentil, avant.
5
Antraigues
au crépuscule. Âpre pays. Au confluent du Mas, de
la Bise et de la Volane, le village domine de sa terrasse les ravines des
trois torrents.
La route relie Vals à Mézilhac et s'insinue dans ce décor que le
diable a vomi. Des rochers grands comme des maisons déchiquètent les
abords de leurs dents pointues. Les châtaigniers se tordent et profilent
des ombres de chauve-souris. La lave grise a coulé sa muraille tout
autour.
Une voiture s'aventure dans l'étranglement. Une Jaguar vert
anglais. Immatriculée du Vaucluse. Dans l'intérieur tapissé de cuir fauve,
trois occupants.
L'auto n'a pas fait deux tortillons que l'assaillent trois bolides. Le
trio de choc, celui qui porte si bien le noir. Et, par une méthode
désormais brevetée, ils la stoppent.
Le conducteur baisse sa vitre teintée. Pour un riche, il a une
drôle de tête.
--Vous voulez quoi ? dit-il.
--Monsieur. Bien le bonsoir, nous...
--Accouche !
--Ton fric, vilain aspic !
Et alors, l'homme à la balafre claque des doigts à l'attention des
passagers arrière. Les portières s'ouvrent pour en laisser descendre
deux teigneux en lunettes noires et complet veston. Ils s'habillent chez
un grand couturier italien, c'est sûr.
--Viens donc le prendre !
--Ca va, ça va, on a compris, dit le chef de bande. On s'excuse,
on vous avait pris pour des caves.
--Brou-no, Ma-rio ! dit le balafré. Va bene. Sono banditi di
teatro. Vous voulez mourir ou quoi, les rigolos ?
--On savait pas. On a vu trop de films.
--Basta ! Débinez-vous. Mais attenzione, la prochaine fois. Que
ça vous serve de leçon. Vous pourriez plous mal tomber. Si on avait été
de vrais riches, et qu'on ait eu peur, on sortait direct le flingue et on
vous plombait.
Et les trois bandits casqués repartent, quelque peu désappointés.
--Je vous l'avais dit que c'était trop gros comme charrette,
sermonna le chef. Maintenant, on fait à ma façon.
Un quart d'heure plus tard passent d'autres voyageurs. Un couple
dans une Ford Escort. De la Drôme. En tenue de soirée, un collier de
perles au cou de la dame. Probable qu'ils sortent du casino ou du
théâtre de Vals.
Même scénario.
--Bonsoir, messieurs dame. Alors, on est allé verser sa petite
larme devant les vocalises d'une diva ? La bourse ou la vie !
--Ooohh ! crie la femme hystérique. Ne nous faites pas de mal.
Pitié !
--La greluche, on se tait ! Ton collier et tes dorures. Vite !
--Voyons, du calme, dit l'un des motards à l'énervé.
--M'en fous ! Z'avaient qu'à pas se pointer après les ritals.
Faut que j'évacue.
--Allons, allons. C'est un malentendu. Gente dame, vous pouvez
garder vos parures. Une princesse n'a pas à se défausser de ce qui la
flatte. Voulez-vous bien nous faire l'aumône de quelques billets de
banque pour nos pauvres qui meurent au fond des bois ? Merci. Je vois
qu'on est compréhensive. Au revoir et bonne route en Vivarais. N'y
faites pas de trop mauvaises rencontres. Les chemins ne sont pas sûrs,
par les temps qui courent.
Après le nécessaire tir de flèche qui clôt ce charmant entretien, le
bon, la brute, et le truand, s'évanouissent au loin.
6
Dans
sa cahute, le Vlad s'est pas mal requinqué. Il n'a plus sa
tête de papier mâché des débuts. Robin lui rend visite souvent, et
même, depuis l'incendie, ils cohabitent.
Petitjean et frère Stucka les ont vite rejoints. C'est que les trois
compères ont décidé de prendre du champ avec le village. Ils ont trouvé
un travail de nuit, pas très bien payé des fois, mais bon...
Aussi, tandis que Vlad se lève au chant du coq, ils rentrent avec
leurs motos et, fourbus, s'étendent sur leurs lits. Le Vlad, lui, il reste
seul la nuit. Sa santé fragile ne lui permet pas les gros travaux. Mais il
sait se rendre utile. Il n'est pas ingénieur méca pour rien. Quand se
reposent ses amis, lui, il répare les bécanes, veille à l'entretien. Les
berlingots n'ont pas de secret pour ses mains de sorcier.
Puis il taquine assez bien la chimie. Deuxième lauréat à
l'Université de Bucarest. Comme il a vu toutes les cornues de l'ancêtre
de Robin qui jonchaient le sol, ça l'a démangé de pratiquer sa cuisine.
L'ancêtre. Celui qui fabriquait de l'alcool de contrebande.
La question du carburant l'a turlupiné des jours entiers. Il a
retourné tout ça dans son esprit industrieux, et il a mis sur le feu un tas
d'ingrédients.
Et voilà qu'après maint essai, il découvre la clé. Des feuilles de
châtaignier. De l'essence de feuilles. Fallait
y penser. Broyées et
malaxées. Portées à distillation jusqu'au septième degré. Dix litres par
mètre cube. Faut se les ramasser ! Puis faut revoir la compression
des machines. Travailler les diagrammes, enfin, c'est compliqué. Mais
cette fois-ci, il tient le bon bout.
Et les châtaigniers, en Cévennes, c'est pas ce qui manque ! En
attendant, c'est moins éreintant de siphonner.
7
Et voilà ! C'est arrivé. La pluie, ça faisait trop longtemps
qu'on l'attendait. C'est venu d'un coup. En trombe. Le ciel a noirci. Il
s'est coincé entre St-Etienne et le Mont Aigoual, et son ventre a crevé.
Une vessie trop pleine. Les fins de printemps ont parfois un goût de
revanche.
Les pentes ruissellent, les prés se noient, les torrents gonflent les
rivières. La Loire vient lécher la route. Dans les villages, les gouttières
débordent et les ruelles refluent. Avant, ces choses-là ne se
produisaient qu'au quinze août. Mais l'effet de serre gagne. Il déploie
ses tentacules sur la planète entière.
Dans les travers, en contrebas, ça va être de l'humidité à n'en
plus finir. Les châtaigneraies vont pomper cette eau comme de l'ouate,
et les chaleurs d'été n'y changeront rien. Maladies des poumons,
coliques, mauvaises fièvres, ça va grimper en flèche.
Ici, la terre ne rend pas ce qu'elle reçoit d'en haut. Elle prend
tout.
Blotti dans la cahute, le Vlad, il claque des dents. Ses jambes
flageolent. Les sueurs froides alternent avec des pics de température.
--Ca ne va pas ? lui dit Robin.
--J'ai corps brûler partout. Je voudrais toi me donner boire.
Soif de démon qui ma gorge sèche.
--Tu as bu ? s'inquiète Petitjean. Et qu'as-tu bu ?
Le Vlad montre le ruisseau qui court derrière la cabane. Un
maigre affluent de la Fontolière.
--Et tu as bu ça ? Sans même filtrer ? Risqué, avec les pluies.
--J'ai pas pensé danger que c'est.
--Tu me fais un fameux chimiste, toi !
Le roumain tombe à terre, près de tourner de l'oeil. Le trio le
transporte aussitôt sur un lit. Stucka le couvre de sa couette garnie de
plumes d'oie. Son corps réagit bizarrement. Il se dilate et se contracte
tour à tour. Des spasmes crispent ses muscles et il se tend comme une
arbalète. Façon crise de tétanos.
--Fièvre du Vivarais, commente l'ermite de Coucouron. Comment
fa-t-on le quérir sans doktor ? Ach, mein gott !
Vlad sursaute. La religion, il doit pas aimer. Parler de Dieu,
ça le hérisse.
--Pas question de docteur, dit Robin. C'est un clandestin.
Personne ne doit savoir. Ecoutez. Je file au village, à la pharmacie.
Attendez-moi.
Robin enfourche Tornado et s'élance vers Flammigel. Ca ne lui
plaît pas des masses, de retourner là-bas. Le regard des autres. Leurs
questions. Mais il y a urgence. Par bonheur, il croise la fourgonnette de
monsieur Dard.
--Monsieur Dard ! Monsieur Dard ! C'est moi, Robin. Arrêtez !
Félicien Dard freine à temps. Il a manqué de l'éperonner. C'est
vrai qu'il est myope et pas toujours à jeun.
--C'est vous ? dit-il. Je ne vous avais pas reconnu. Que
devenez-vous ?
--Ca va, j'ai un boulot sur Montpezat. Mais j'ai besoin de vos
lumières, monsieur le pharmacien. J'ai un ami qui a contracté la fièvre
du Vivarais. Ne pourriez-vous pas me donner de quoi la calmer ?
Et le Hardi décrit les symptômes du malade. Il n'omet aucun
détail.
--Et bien, d'après ce que vous me dites, ce patient, ce n'est pas
un homme. C'est plutôt un cheval ! Il lui faut un remède d'importance.
Félicien Dard a réponse à tout. Consciencieux, professionnel,
c'est un résolu. Il est du Sagittaire. Il fouille dans sa panoplie, derrière
le rideau qui masque le fond de l'utilitaire. Il en sort une fiole remplie
d'un liquide jaune pisseux.
--Voilà. C'est une potion que préparait autrefois mon père, du
temps qu'il était colonel aux Cadets de Saumur. C'est pour les bêtes,
mais en faible quantité ça peut faire pour nous. Pas plus de dix gouttes
dans un verre, attention ! À renouveler trois fois par jour si persiste le
mal. Au-delà d'une semaine, je ne vois que l'hôpital... Et vous, avec
votre grosse moto, vous allez finir par y prendre vos quartiers. Ca vous
pend au nez.
--Ah, monsieur Dard, vous me sauvez la vie. Enfin, celle de mon
copain. Merci bien.
--Et vous avez de la chance. Je partais pour manifester à Sainte-
Gabelle. À cause des taxes qui écrasent la profession. Je rentre dans
trois jours. Pour un peu, vous trouviez porte close. Mais, à propos. Les
coupables, ou le coupable, devrais-je dire, on les a retrouvés ?
--Les coupables ?
--Oui, ceux qui ont mis le feu chez vous.
--Les pompiers disent que ce sont des touristes.
--Des touristes ? Permettez-moi d'en douter.
--Pourquoi ?
--Parce que, bien qu'ils ne soient pas tous des plus futés, je ne
les imagine pas choisir l'enceinte d'une entreprise pour griller des
saucisses. Il y a bien assez de place dans les clairières à l'entour. Non,
croyez-moi, jeune homme, celui qui a commis cette vilainie n'est pas
plus touriste que vous et moi. J'en mettrais ma
main au... Oh, pardon !
--Ah ?
--Et je ne serais pas étonné si l'on m'apprenait que c'est un
habitant du coin.
--Vous m'en direz tant !
--Voyons. Il y avait peut-être quelqu'un au village que votre
ruine arrangeait.
--Parce que ça ne serait pas accidentel ?
--Ah, jeune homme. L' expérience, l'expérience ! La vie m' a
enseigné que rien ici-bas n'est gratuit. Enfin, pour ce que j'en dis. Allez.
Bonne continuation, Robin. Content de vous avoir revu.
Et Robin que cette entrevue a laissé songeur, retourne au plus
vite au chevet de Vlad. Il réfléchira aux propos de monsieur Dard plus
tard. L'autre, dès qu'il le voit, il attrape la fiole et il te la vide à
grandes
gorgées.
--Non pas ça ! dit le Hardi. Ah, le malheureux ! Il va passer.
Mais va savoir comment la nature en dispose avec nous.
Toujours est-il qu'après trente minutes de coliques infernales, le Vlad
s'est retrouvé sur pieds. Un teint de rose aux joues. Il tenait même une
de ces formes !
Ce qui aurait tué un escadron de hussards l'a remis en santé. Pas
mal, pour un malingre.
8
On est au petit matin, le lendemain.
Aujourd'hui, le père Dupuis a mis sa chemise du dimanche. Celle
qui n'est pas reprisée. Pourtant, on n'est que mercredi. Il s'est fait tout
de neuf, le vieil Alfred. Comme pour les noces.
Les noces ? Il se souvient des siennes.
Il a devant lui le portrait de sa Justine, morte depuis quinze ans.
C'était en 1940, juste après son retour au pays, que la guerre était
perdue. Le village s'était réuni au banquet. Enfin, quand on dit un
banquet... Les rescapés de ses copains étaient là, tout autour attablés.
On aimait la vie de toute sa fureur, surtout après qu'on ait failli la
perdre.
Ah oui, ce fut une belle vie. Droite et franche comme un labour
au soc. Ca n'a pas toujours été rose, non, loin de là. Des malheurs, il y
en a eu. Mais ils sont le sel de l'existence. Celui qui n'a pas pris de
risque, tremblé, ou ne s'est pas débattu dans les difficultés, il n'a pas su
qu'il vivait.
Il pose sur sa table une lettre, contre la cruche d'eau. C'est à
Robin, qu'il la destine.
Non, il n'a rien oublié. Il regarde une dernière fois le portrait de
sa femme sur la commode. Alors, il se lève de sa chaise, l'Alfred. Il
monte dessus, et, à la grande poutre en se laissant aller, il se pend.
Et tandis qu'au bout de sa corde il se balance encore, on entend
dans la rue un camion passer. C'est le camion de Jean Santer. Il conduit
ses ouvriers au Bois des Fontainiers, où va tomber tout à l'heure le
premier arbre abattu.
9
L'après-midi
qui a suivi, le Ménestrel a porté la lettre de
l'Alfred à Robin. Depuis la rencontre du Vlad en moto, il se doute du lieu
de sa retraite.
La lettre, c'est la Marion qui l'a trouvée, avec le vieux mort à
côté. Car la petite lui apporte son pain à domicile chaque matin. Elle a
préféré ne pas signaler aux autorités ce courrier-là. C'est pour Robin.
Donc, c'est Robin qui l'aura.
Et Robin la lit dans la cahute, du temps que les autres sont
occupés à rôtir une pièce de venaison au-dehors. La missive est écrite
d'une main tremblante :
.
" MON CHER ROBIN,
"quand tu lira cette letre, mon cor seura déjà froid. Pardone les
fôtes dl ortografe, je ne suis pas alé a lécole beaucou, tu le sée C'est la
cose que mon père était tré malade quand j'été jeune, et qu'il falai que
je reste à la méson pour aider maman.
" Je te plain de tou mon queur qu'on tai mis feu à la si rie de ton
papa.
"Tu sé que je t'aime bien, et que tu a été come mon petit fis. Je
ne peu pa te doné grand chose, car il ne me reste rien a moi, même pa
mon bois que le Santer, il ma forcé a le lui vendre que je pouvé plu
payé la taxe, le saligo !
"Mé il y a une chose qu'il ma pa pu volé. C'est ma moto de
l'ansien tem que je lé gardé pour toi. Tu la prendra.
"Pardon d'être parti come sa, mé j'en pouvé plu a l'idée que le
bois ou jalé queuillir des champignon avec Justine quand j'été jeune, je
l'auré plu.
"Au revoir mon peti et ne soi pa triste. Je diré bien dé
chose a té paren au paradi ou je vé, j'en sui sur.
L'ALFRED"
Quand il a refermé la lettre, le Hardi, il est devenu rouge. Il ne lui
a pas fallu longtemps pour compter deux et deux, et déduire l'évidence.
Après un instant de silence parce que ça l'a ému, il a lancé, plein de
colère :
--Salopard, c'était donc toi ! Dire qu'un tas d'innocents ont trinqué
par ta faute. Et bien, à nous deux, maintenant.
Le soir, comme la nuit est tombée, une flèche a sifflé. Elle
s'est plantée sur la porte de Santer. Une flèche ordinaire, à cela près
qu'elle comporte attaché au bout d'un fil un billet. Un message est écrit
dessus :
"Odieux personnage ! Tu es découvert et je sais tout. Prépare-toi
à payer le prix de ta méchanceté. Tu ne sauras pas où, tu ne sauras
pas quand, mais, sois-en sûr, ma main te frappera.
Signé : Le Vengeur Masqué"
10
Deux jours ont passé.
On enterre le vieux. C'est simple à se rappeler, parce que c'est la
fois que monsieur Dard est rentré de Ste-Gabelle. Même qu'il a été fort
triste d'arriver trop tard.
Il l'aimait bien. Tout le monde l'aimait bien. Et Robin mis à part,
personne n'a su pourquoi il s'était pendu. Lui, si plein de verve et
d'entrain, qui l'eût cru ?
Robin est venu. Il se fait violence, vu qu'il va croiser l'adjoint et
tous les autres. Mais il n'allait pas laisser partir tout seul un vieil ami.
Puis une absence remarquée aurait signé son billet de l'avant-veille.
Santer ne lui laisserait pas les coudées franches, s'il savait.
Enfin, le Hardi est trop curieux d'observer la tête de l'autre. S'il a
mal dormi, s'il trahit des signes d'angoisse, c'est que son idée se
confirme. Alors, il est coupable. Robin ne veut plus se tromper.
Et en effet, le Santer a une petite mine. À moins que ça ne soit
une rechute de gastro-entérite, ça ne lui ressemble pas. Car l'homme
est désinvolte, au naturel. Oui, sûr qu'il est mouillé. Le responsable
de l'incendie, c'est lui. À la lumière des dires de monsieur le pharmacien,
tout s'éclaircit !
L'adjoint était le seul à y gagner. Les autres n'ont aucun
enjeu, dans cette affaire.
Un type qui n'a cure de pousser un pauvre vieux au bord du
gouffre est capable de tout. Rien ne l'arrêtera. Robin va devoir s'en
méfier, car il est dangereux. Surtout s'il se sent acculé.
Il ressort du cimetière avant la fin. Il ne tient pas à parler à
Marion, ni à personne. Il va prendre la vieille Gnome-Rhône de l'Alfred
et l'offrir à Vlad. Le roumain sera content, c'est déjà ça. Il pourra
poursuivre ses recherches.
De son côté, le Santer n'est pas idiot. Il se doute que l'archer
d'avant-hier, c'est Robin. Le Hardi sait. Mais que sait-il ? L'adjoint a
commis tant de forfaits. À quoi Robin pensait-il ? L'incendie ?
Impossible, il n'y a pas de preuves. De toutes façons, il n'a pas
donné cet ordre-là. Bornas a interprété.
Le reste l'effraie davantage. Il suffirait de chercher pour trouver.
Robin sait-il qu'il a fait cacher une malette bourrée de cannabis à l' hôtel
de Krems ? Pour évincer le Richard, une fois convaincu de trafic. En
principe, non, la chaîne est trop longue pour remonter à lui.
Sale matinée, celle où deux hommes qui se savent chacun
l'auteur d'un méfait ne trouvent pas comment déjouer l'autre sans s'y
piquer. Ils se tiennent par la barbichette. Quand leurs regards se sont
croisés, il y a eu du feu. Ca va mal finir. Mais pour qui ?
Enfin. La journée se serait close sur cette note tragique, si un fait
nouveau ne l' avait colorée sur le tard. Ainsi, un écolo des plaines est
monté sur le plateau en scooter des villes. Il était venu
mesurer les variations de l'effet de serre. De visu, avec tout son attirail.
Sur les coups de vingt heures, il a porté plainte chez Bornas.
C'est qu'il a reçu sur la lande une flèche au cul. La flèche
était noire. L'autre lui a ri au nez. Il a été formel :
--Pas de tireur de flèches par ici.
ACTE IV
LA CAUTION
1
La semaine qui a suivi, les choses de la vie ont repris leur cours.
Chacun a de quoi s'occuper chez soi, et on ne se mêle pas des histoires
d'autrui.
Aujourd'hui, dix-neuf heures, on est au Coeur de Lion.
Madame Fauvel allume la télé pour ses clients. La taverne fait
salle comble. Marion ne s'arrête pas de courir d'une table à l'autre. Il y a
même Jean Santer et Louis Bornas. L'adjoint a pris l'habitude de passer
ici tous les soirs pour conter fleurette à la patronne. Elle a fini par se
laisser avoir par cet enjôleur qui ne manque pas de bagout.
On passe les infos de la "trois". Les régionales. C'est Robert
Denesle qui parle, un enfant du pays :
"--Le gang des trois motards Ardéchois a encore frappé ! Ils ont
sévi cette fois-ci du côté du Col de Mézilhac. Ces malfaiteurs d'une
audace incroyable, à la manière de l'attaque des diligences d'autrefois,
s'en sont pris à notre Directeur Général, Pierre Bargouin. Il est venu
exprès à l'antenne nous relater sa mésaventure. Monsieur Bargouin,
alors, comment ça s'est passé ?
--Et bien, mon cher Robert, je roulais bien tranquille dans la
Peugeot 106 que j'avais emprunté à ma femme, quand trois voyous en
moto m'ont coincé au col. C'est drôle, parce qu'au début, je me suis cru
embarqué dans un mauvais film. Le ton n'y était pas. Les bandits
étaient presque trop polis.
--Et qu'ont-ils fait ?
--Polis ou pas, le résultat fut le même. Je me suis vu leur
remettre mes liquidités. Et il y en avait !
--Combien aviez-vous ?
--Cent mille euros.
--Cent mille euros ! Vous vous promeniez avec tout ça dans vos
poches ? Dans une 106 ?
--C'est-à-dire qu'il s'agissait d'un sac de sport qui contenait la
prime que je devais distribuer à tous les employés de la maison. Vous
comprenez, une voiture banalisée attire moins l'attention qu'un fourgon
de la Brinks.
--Tintin pour ma prime, quoi ?
--Nous verrons. Mais le plus fort reste à venir. Savez-vous ce
qu'ils m'ont dit ?
--Et bien ?
--Et bien ces trois messieurs ont précisé que d'habitude, ils ne
prennent que la moitié du montant pour ne pas démunir les passants.
Mais ils ont dit, que, pressés par le temps, ils n'auraient pas le loisir de
recompter tout ça. Aussi ont-ils préféré tout garder. Non, mais, quel
culot ! C'est inouï !
--Certes. Et comment la chose a-t-elle fini ?
--Les trois malfrats sont repartis après que l'un d'entre eux
m'ait planté, tenez-vous bien, une flèche dans un pneu ! Pays de
sauvages !
--Ne dites pas cela, j'en viens.
--Ben, je ne sais pas si je vais vous garder. Non, je plaisante,
mon cher Robert.
--J'avais compris. Et ces motards, ont-ils quelques traits de
nature à les identifier ?
--Hors mis la flèche ? Non. Ah, si ! Il y en a un qui parle avec un
fort accent étranger. Germanique, je dirais. Peut-être même bavarois.
C'est qu'ils portaient quand même des casques. Ils étaient tout en noir.
Les motos aussi.
--Le Bavarois : celui qui a tiré à l'arc ?
--Non, celui-là était plus svelte. Le chef de la bande, sans
doute. L'autre était gras. Quant au troisième, une vraie armoire à glace.
À côté de lui, sa moto, une Harley, on aurait dit un chien de salon. C'est
comme je vous dis !
--Voilà qui va sûrement aider les enquêteurs. Monsieur Bargouin,
merci beaucoup."
Un moment de silence dans le bar. Puis tout le monde s'est
regardé.
--Moi, je sais qui c'est, dit Santer. J'en jurerais.
--Vous pensez la même chose que moi ? monsieur l'Adjoint, dit
Bornas.
--Je ne sais pas ce que vous pensez. Pour moi, le chef des trois
forbans, et bien, c'est Robin Dubois !
--"Robin Dubois! ?" reprend la salle en choeur.
--Oui, Robin Dubois. Je savais bien que ce gars-là n'était pas
net des entournures.
--Menteur ! s'écrie Marion choquée. Vous n'avez pas de preuves.
Vous accusez à tord et à travers. Robin est un honnête et gentil garçon.
Et ses malheurs vous arrangent bien.
--Marion, tais-toi ! la rappelle à l'ordre madame Eléonore.
--Je n'ai peut-être pas de preuves pour ça, dit Santer. Mais
j'en trouverai bien pour autre chose. Ma main à couper qu'il n'est pas
innocent. Quant aux deux autres zigotos, il n'est pas besoin d'être grand
clerc pour reconnaître Stucka et Petitjean. Et d'ailleurs, où sont-ils ? Que
font-ils de leurs journées ? De quoi vivent-ils ? Il serait bon de s'en
inquiéter.
On en est là des propos de taverne quand tout à coup, un nouvel
impromptu vient gommer l'effet de la précédente annonce. Il y a des
jours, je te jure, où on ferait bien de rester couché ! Robert Denesle a
enchaîné ses dépêches, jusqu'à celle-ci :
"--Nous venons juste de découvrir que Richard Fauvel , maire
d'une petite commune du plateau ardéchois vient d'être arrêté à Krems,
en Autriche, où il participait à une conférence sur le Moyen-Orient.
"Il est accusé de trafic de stupéfiants. On a trouvé dans sa
chambre d'hôtel, une malette en cuir contenant sept kilos de cannabis.
Lui, jure ne l'avoir jamais vue.
"En attendant, on l'a incarcéré dans la prison de Dürnstein, au
pied du château du même nom. Le magistrat Léopold Schmidt, en
charge de cette affaire, a d'ores et déjà fixé le montant de la caution.
Elle s'élève à cent mille euros. Une rançon royale, on peut le dire !"
La reine mère en a les jambes coupées. On lui aurait appris la
mort de Richard que ça ne l'aurait pas plus frappée. Le sang lui
bourdonne aux tempes. Elle a chaud, elle a froid, elle tremble. La
nausée monte. Elle est moins fière, à présent.
La vamp est redevenue mère. Son fils ! On a touché à son fils !
Et puis, la drogue, ça n'est pas de lui. Il ne peut pas avoir tramé làdedans. Ni de près, ni de loin. Elle le connaît.
--Sortez ! Sortez tous ! hurle-t-elle aux clients.
La salle se vide. Seuls restent Santer, Bornas, et Marion.
L'adjoint au maire prend sa tête consignée des mauvais jours. Il tend à
madame Fauvel une chaise.
--Eléonore, assieds-toi, dit-il.
La mère de Richard a beau être digne, c'est plus fort qu'elle.
Elle éclate en sanglots. Santer lui caresse l'épaule, et, après un temps, il
dit en soupirant :
--Ah, ces jeunes ! Ces jeunes ! Ayez donc des enfants !
2
À présent, le Ménestrel et sa troupe sillonnent les routes. Ils
ignorent le drame. Ni télé, ni journaux, les baladins sont un peuple libre.
Ils n'iront au village que dans quinze jours. Roulottes et chevaux les ont
replongés dans l'aube des temps.
Les sabots battent au petit trot, le convoi craque au son du
bois. C'est que les sapins de Robin ont servi.
Alain Quedale conduit devant. La deuxième voiture, ce sont
Laforge et Rabotin qui la mènent. Perrette et son mari filent le parfait
amour dans la roulotte de queue. Ils boivent l'air parfumé des
campagnes à s'en étourdir l'âme, maintenant qu'ils vont nu-tête. La
douceur de vivre a repris ses droits.
De fil en aiguille, la troupe s'est vite forgée une réputation. Les
divertissements populaires ont encore de beaux jours. Sûr que s'ils
jouaient Le Roi Lear ou Phèdre, ça ne passerait pas. Mais les
marionnettes, n'importe qui s'en amuse.
Ils font halte au Monastier.
Ils étancheront la soif des chevaux à même le cours de la
Gazeille. Le Ménestrel crie dans un porte-voix :
--Mesdames et messieurs, grand spectacle de marionnettes ce
soir à dix-sept heures. Guignol vient voir les enfants pour savoir s'ils ont
été sages. Ensuite, les petits pantins de bois vous joueront une farce
composée par Marion Labiche, "Scarbutor". Nous vous attendons tous
sur la place du marché !
Les villageois, qui en ces lieux ne voient jamais personne, ont
mis le nez au balcon. C'est déjà une fête que de se savoir visité. Ils vont
venir. Ne fût-ce que pour aller boire un coup à l'issue avec le cousin qui
habite à l'autre bout, et qu'on n'a pas revu depuis des lunes.
3
Dans
la cahute, entre amis, ça discute dur. C'est que la donne
a changé. S'ils ne connaissent pas encore les malheurs de Richard, ils se
savent célèbres.
--L'enfoiré ! dit Petitjean. Tu te rends compte ? Le journal parle
de cent mille euros dérobés. Il en a étouffé la moitié pour lui, en nous
collant la totalité du larcin sur le dos. Dire qu'on s'est crevé à
recompter !
--Sûr, on ferait bien d'arrêter, dit Robin. Ca n'est plus possible,
toutes ces malhonnêtes gens. Avec les soixante mille euros du butin,
nous pourrions nous mettre au vert.
--Ach ya ! D'autant plus, dit Stucka, que les touristes n'ont pas
mis le feu chez toi. Tu sais qui c'est, celui à qui tu dois t'en prendre.
Dans ces conditions, ça n'est pas moral de continuer.
--Quais, cet argent-là va nous brûler les doigts. Dire que j'étais
un brave lutteur de foire ! Arrêtons tout. Mais je crains qu'avec le
signalement qu'a donné le type en 106, on se retrouve
marrons. On ne peut ni avancer, ni reculer. On n'est pas dans la merde,
tiens !
--Faisons-nous oublier quelques temps, reprend Robin. Vivons
de chasse et de pêche. La Fontolière coule à côté. Plaçons l'oseille dans
le petit cochon. Restons dans les bois. Dormons la nuit. Ramassons des
feuilles pour Vlad.
Dormir ? Le Vlad, il aimerait bien pouvoir, lui. Mais l'insomnie
ne le lâche plus. C'est que ses recherches sont sur le point d'aboutir.
Son cerveau bout. Comme les liquides qu'il chauffe dans sa cornue.
Même que ça empeste un peu la châtaigne cramée, dans la cabane.
--Vous excusez vous moi, dit-il. Je partir nuit désormais, avec
moto d'Alfred pour essence essayer. Moi ne dormir plus très bien.
--À ton aise, l'ami, dit Robin. Y'a moins de chances qu'on te
réclame tes papiers à minuit, remarque. Surtout par ici.
4
Passés les premiers jours d'intense émotion, la reine mère
s'est ressaisie. C'est tout de même une femme de tête. Trouver
l'argent d'abord et payer cette maudite caution. On s'occupera de la
défense de Richard après. Les avocats aussi, ça mange bien.
Trouver l'argent, c'est vite dit ! Un tel montant, il faut vendre sa
baraque au comptant pour en disposer.
De quels biens se prévaut-elle, madame Fauvel ? Plus autant
qu'on pourrait le croire, depuis que le cours des actions pétrolières s'est
effondré. Ses cent mille euros placés en bourse ont fondu comme neige
au soleil. Tant et si bien que le capital n'est plus que du dixième.
Insuffisant. Revendre l'affaire de l'auberge ? Ca va prendre des lustres.
Richard a le temps de pourrir dans sa geôle.
Or Santer, le curé, et le pharmacien sont venus au Coeur de Lion
proposer leur aide. Marion est là, derrière le comptoir, qui les écoute.
--Levons un impôt spécial, dit Santer. Chaque habitant apportera
sa quote-part. Je ne vois pas d'autre moyen. Les caisses de la commune
sont au plus bas. Et moi, j'ai trop de frais à la scierie. C'est morte
saison, les bénéfices ne sont pas encore rentrés.
--Non, dit la reine mère. Il n'est pas juste que les cent vingt
administrés qui n'ont pas voté pour Richard se sentent obligés de payer.
Ni les autres, d'ailleurs.
--Lançons une souscription, alors, reprend l'adjoint. Je connais
justement un imprimeur qui me tirera les bons à prix d'ami. Le facteur
n'aura plus qu'à les distribuer.
--C'est déjà mieux.
--Moi, dit le père Emile, j'organiserai une quête pour Richard.
Peut-être même une kermesse.
--C'est ça, dit l'adjoint. Et vous n'oublierez pas de dire à vos
ouailles que mes collègues tiennent aussi permanence à la mairie.
--Est-ce bien utile ? demande le curé.
--Oui. Si vous avez bonne mémoire, vous savez pourquoi.
--Et moi, dit Félicien Dard, j'en parlerai deçà delà sur le
plateau à mes clients. Bien des gens aiment Richard.
--J'en parlerai au Ménestrel, dit Marion.
La reine mère soupire. Elle sent bien que tout ça, ce ne sont
que mesurettes. Elles ne rapporteront qu'une misère, comparé à la
somme escomptée.
--Vous êtes tous bien aimables, dit-elle. Mais je crains qu'il ne
nous faille autre chose.
Tout le monde se dévisage, sans trop quoi savoir répondre à
cette évidence. Et puis, l'idée, celle à laquelle nul n'aurait osé penser,
c'est Marion qui l'a eue.
--Puisqu'il paraît que Robin détrousse les voyageurs, je présume
qu'il a de quoi, à présent. Pourquoi ne pas lui demander de vous aider,
madame ? J'irais le voir de votre part.
--Certainement pas ! dit Eléonore. Je n'accepterai aucun argent
d'un tel voyou.
--Oui, mais, madame, avouez que ça vous dépannerait bien. Et
puis l'argent de vos clients, vous ne vous demandez jamais s'ils l'ont
gagné honnêtement, eux ?
--Non, non, et non ! Et puis qui sait ce que tu risques, si tu
t'aventures à le rencontrer ?
--Oh, il n'est pas bien méchant. Il ne ferait pas de mal à une
mouche.
--Que tu dis ! siffle Santer. Eléonore a raison. Quand un homme
entre en marge de la société, il devient vite un animal. Tous ces
brigands, c'est coupe-gorge et compagnie. Robin, en voilà un que
l'absence de Richard arrange. Il pouvait prendre des mesures contre lui,
que moi-même n'ai pas le droit de décréter. Hélas, je ne suis pas maire,
moi. Mais si cette situation perdure, il va bien falloir revoter.
--Je maintiens, dit Marion, qu'on doit demander de l'argent à
Robin. Et puis, s'il le donne, peut-être trouvera-t-il des circonstances
atténuantes aux yeux de la justice.
--Ah, ma petite ! se fâche madame Fauvel. Ne me parle plus de
ça ou je te renvoie !
--Bien madame. Comme il vous plaira.
Mais la Marion n'a pas dit son dernier mot. Quand elle a une
idée, c'est une gageure que de l'en faire démordre. Or, le soir venu, le
Ménestrel est rentré de sa tournée bimensuelle. Marion l'a bien vite mis
au courant de tout. Quand ils ont été plus tranquilles, en coin de salle,
ils ont échafaudé un plan.
Ils s'entendent comme larrons en foire, ces deux-là !
Une heure a passé. Tout est au point. Marion a bien réfléchi.
Deux difficultés. Echapper à la vigilance de la reine mère à l'intérieur de
l'auberge, et à celle des sbires à Bornas au poste d'essence voisin. Elle
se doute que la police se tient à l'affût du moindre faux pas.
Entre alors dans l'auberge Perrette qui est dans le coup. Elle est
svelte, de taille moyenne, de même couleur de cheveux que Marion.
De dos, on s'y tromperait.
Elles vont aux toilettes, l'une derrière l'autre.
--Vite ! dit Marion. Passe-moi tes fringues. Mets les miennes à
la place. Attends cinq minutes avant de sortir. Bye.
Et Marion quitte l'auberge. Elle tourne le dos au comptoir où
madame Fauvel sert un double scotch sec à monsieur Dard. Elle rase le
mur, passe devant la station, et, deux cents mètres plus loin, après le
virage, monte en croupe sur la Bonneville d'Alain.
Ni vu, ni connu, ils ont déjoué l'attention de toute la chiourme.
Même Cuchet n'y a vu que du feu.
Ils filent maintenant sur Rieutord. Au carrefour, ils prendront à
droite, sur la route de Montpezat. Celle qui longe la Fontolière. Ils sont
sûrs que personne ne les suit. Leur coeur bat à se rompre. Ils ont le
souffle haché. C'est excitant, la conspiration !
Si Marion se fait virer, tant pis ! Elle aura au moins vécu ça. On
n'est pas si souvent l'acteur de sa vie. Et le couple s'enfonce à cheval
dans le mystère de la nuit.
5
Cette route-là, il faut du métier pour la pratiquer.
Sur un dénivelé d'un kilomètre, elle relie Rieutord à Montpezat en
cinq lieues. Elle se pend aux parois qui tombent du Suc du Pal, et
tournoie en corniche au bord d'un ravin, en de nombreux lacets que des
bois entrecoupent. Au fond de la faille court la Fontolière. Le torrent
bondit par-dessus des rochers sourds. Il s'est frayé un lit à travers le
basalte. Il se jette enfin avec fureur dans l'Ardèche à Pont-deLabeaume.
La noirceur enveloppe la montagne. Les sapins ressemblent à
des dents sombres. Les sangliers vont sortir des taillis. Ils grognent par
endroits.
Alain et Marion progressent lentement dans cette forêt qui les
avale. Le phare de "Bonnie" n'éclaire qu'à quelques pas, et d'un étroit
faisceau. Le Ménestrel aurait dû mettre une halogène. L'échappement
ne laisse chuinter qu'un petit bruit qui n'étouffe pas ceux des couverts.
Les chevreuils piétinent des branches mortes ou font rouler
quelque pierre dans les pentes. Les renards chassent. Un grand duc
guette ses proies du faîte de son arbre. Cà et là, une hermine coupe la
route pour saigner un lapin.
Marion a un pressentiment. Il est vrai que la beauté sévère des
lieux en impose. Pourtant, elle est du coin. Les frissons de midinette, ça
n'est pas son genre. Non, ce soir, c'est autre chose. Elle sent l'hostilité.
C'est comme la peur, ça porte une odeur. Un mélange d'humus, de
sueur, de chair putride et de cendres. Ca s'accentue au fil des courbes.
Alors qu' ils s'approchent du Col du Pal et que ralentit la
machine, les relents gagnent en épaisseur. À peine soutenables. Alain
aussi, a senti.
Et juste comme ils passent le col, une ombre surgit des bois. Elle
se jette sur l'épaule de Marion en poussant un cri froid. Cette ombre a
des griffes, elle s'agrippe. L'odeur, c'est elle. Ca rappelle la forme d'un
singe, mais on ne peut pas dire ce que c'est. Marion ne tient pas à le
savoir, du reste. Elle se débat et repousse cette créature qui a déchiré le
chandail de Perrette. Tant bien que mal, elle a fini par la jeter à terre.
--Roule, roule ! crie-t-elle à Alain. Accélère !
Malgré la mauvaise acoustique du casque, Alain a compris. Il
ouvre en grand les gaz, et, quitte à sortir de la route, il décolle de là.
Une fusée.
Ils dévalent à présent le raidillon à tombeau ouvert, dans
l'opacité des ténèbres. La panique les pousse en avant, pour sûr que
l'adrénaline a giclé.
C'est la fuite éperdue. Ils foncent, ils foncent, ils s'élancent au
devant de la mort. Par cent fois ils la frôlent, mais l'évitent au dernier
moment. Ils échappent à toutes les chausse-trappes du goudron. Nidsde-poule, virages à gravette, rainurage, pierres sur la chaussée. S'ils ne
se cassent pas la gueule cette nuit, c'est qu'ils ne se la casseront jamais.
Miracle. Il doit y avoir un dieu pour ceux qui tiennent fort à
la vie.
Au bout de cinq kilomètres qui ont dû leur paraître une éternité,
ils s'arrêtent. Ils sont arrivés. Tout juste si le Ménestrel béquille sa
machine.
--Vite, vite, courons ! dit Alain. La cahute est par là-dessus.
Ils se précipitent à travers bois et se hissent sur les abrupts
en se tenant aux racines. Ils vont si vite qu'on dirait que le diable les
talonne. Alors apparaît la masure en question, d'où s'élève, par volutes,
une mince fumée.
Alain tambourine à la porte.
--Ouvrez-nous ! Ouvrez-nous ! glapit-il.
--Ouais. Qui c'est ? répond une voix ensommeillée.
--Le Ménestrel. Ouvrez, vite !
Et, après quelques secondes de tâtonnements maladroits,
l'occupant tire le verrou. Il sort. Une flèche à son arc, Robin paraît sur le
seuil en pyjama.
6
Grace à l'urgence de la situation, la tenue de Robin a quelque
chose d'incongru. Elle amuserait Marion, si celle-ci n'avait encore les
cheveux dressés sur la tête. Pour remettre de l'ordre dans tout ça, va lui
falloir quelques bigoudis.
--Vite, laisse-nous entrer ! dit-elle. Et referme la porte.
--Qu'est-ce qu'il y a ? demande Robin encore mal réveillé.
--Ferme la porte, je te dis !
Ils entrent et se bouclent à double tour.
Et Marion et le Ménestrel racontent brièvement leur escapade et
l'effroyable rencontre. La tension retombe peu à peu, cependant que
Petitjean et Stucka émergent de leurs couettes.
--Et Vlad ? s'enquiert Alain. Il est pas là ?
--Ach, nein, dit l'ermite. Comme il dort mal, il essaie son noufeau
carburantt sur la motorad de l'Alfred. Fous l'afez pas croisé, sur la
route ?
--Non. Ah, mon Dieu, le malheureux ! s'écrie Marion. Pourvu qu'il
ne lui soit rien arrivé ! Si jamais cette chose l'a attaqué... C'est que ça
avait l'air dangereux. Voyez mon chandail. En lambeaux.
--Fatche ! dit Robin. En effet. T'as de sacrés troucasses. Ca
s'est passé où, exactement ?
--Au Col du Pal.
--Bah, je crois pas qu'il soit allé là. M'est avis qu'il est plutôt
descendu direction Montpezat. Cette partie de la route est plus
pratiquable.
--T'inquiète pas Marion, dit Petitjean. C'est que c'est un dur
à cuire, notre Vlad. Tout chétif qu'il soit, il ne s'est tout de même pas
carapaté comme un dératé depuis les Carpathes pour venir se faire
allonger ici. Tiens, prends plutôt du café, va !
Et les cinq amis se réchauffent le corps et l'esprit avec ce noir
breuvage qui nous vient de chez les turcs. Quand tout le monde a bien
les yeux en face des trous, Robin demande :
--Au fait, qu'aviez-vous à rouler sur les routes à une heure
pareille ? Et pourquoi venir me voir ?
--C'est que, dit Marion, au village, y'a du neuf.
--Ah ? La scierie de Santer a brûlé ?
--Non. Mais c'est Richard.
--Il est rentré d'Autriche ?
--Non. Il y est en prison.
--C'est pas vrai ! s'exclame Petitjean.
Marion relate au trio ce que l'on sait déjà. Le journal télévisé. La
malette de cannabis, l'arrestation, la caution. Le désespoir de la reine
mère de ne pouvoir trouver tout l'argent. L'argent ? Ce mot tinte aux
oreilles de Robin d'étrange façon.
--Et je répète ma question, dit-il. Que venez-vous faire chez
moi au milieu de la nuit ?
--C'est qu'on a vu autre chose aux infos, dit Alain. On parlait de
trois bandits en moto qui vidaient les poches des passants dans le
département. Et d'après leur signalement...
--D'après leur signalement, continue Robin, vous avez cru nous
reconnaître. Et bien oui, c'est nous ! Et alors ?
--Et alors, dit Marion, nous avons pensé...
--Vous avez pensé, achève Robin, que puisqu'on avait des sous,
on n'avait qu'à se dévouer pour la bonne cause.
--Oui, voilà !
--Voilà. Et bien non ! Moi, quand je suis dans le caca, personne
ne vient me débarbouiller. Il suffit que le rejeton de "Madame" ait un
petit bobo, et ça y est, au secours, quoi ! Et puis d'abord, vous
allez pas me dire que "Madame" n'a pas assez de thunes ? Elle a qu'à
taper le Santer, il est plein aux as. Ils ont dû se regarder les fesses
d'assez près, non ?
--D'après Santer, dit Marion, y'a pas assez. Ses finances sont au
plus bas. Et puis il a ajouté que l'absence du Richard, ça t'arrangeait
bien. Car il se doute que vous êtes les trois bandits, à présent.
--Tu parles ! lance Robin. Margoulin, va ! Celui-là, un de ces
quatre, je vais te me le payer dans un coin. Dire qu'il est source de tous
mes malheurs. Ca ne l'arrange pas, lui, peut-être, l'absence de Fauvel ?
Et Stucka qui voit que la discussion s'envenime, entraîne Marion
et Alain à l'écart et leur explique tout. La grande méprise des débuts.
Les soupçons, à qui profite le crime, les vraies causes du suicide
d'Alfred. Marion n'en croit pas ses oreilles.
--Ben ça alors ! dit-elle. Je le savais pourri, mais à ce point
là... Et personne ne dit rien ?
--Nein. Car le pire, dit Stucka, c'est qu'on sait la férité,
mais ça, on peut pas proufer !
--T'inquiète, dit Alain. Je trouverai bien une idée pour le
confondre le moment venu. Faites-moi confiance.
--En attendant, reprend Stucka, restez ici finir la nuit.
Couchez-fous auprès du feu. Fous ne repartirez que demain.
--Et pour la caution ? demande Marion.
--Ach, Fraulein. Che crois qu'il fous faut apandonner cette
idée. Le Ropin, il est trop remonté. Allez. Goutte nuit !
Toute la maisonnée s'est repieutée. Si certains ont le sommeil
facile, comme Stucka et Petitjean qui ronflent à qui mieux mieux,
d'autres ont plus de mal à prendre le train.
Robin, surtout. Il te tourne et il te retourne tout ça dans sa tête,
mon cousin. Qu'on vienne le chercher dans les bois, lui, le réprouvé,
pour lui demander de payer la caution d'un notable sous les verrous,
faut avouer que c'est fort de café ! Inouï ! Entre ses victimes, dont la
moitié mériteraient le contrôle fiscal, un maire dealer, et un adjoint
scélérat, il ne sait plus où il habite, le Hardi. Tout ce tintouin, ça le
dépasse.
Et la petite, là, qui n'a pas donné signe de vie jusqu'ici, et qui se
transforme tout à coup en quêteuse de la Croix Rouge... Elle ne lui a
pas demandé si, par hasard, il était content de son sort. Ni même s'il
n'avait besoin de rien. L'amour. Je t'en foutrais, de la romance ! Plus de
galette et la femme s'envole. À moins d'être miraud, ça crève les yeux
que le Ménestrel ne joue plus les seconds couteaux.
Oh, et puis, bon débarras ! Ca frisait le détournement d'enfant.
Et tout ça, ça s'embrouille dans sa tête. Ca s'agite en tous sens.
On lui aurait broyé la cervelle et on l'aurait passée au mixeur que ça
n'aurait pas été pire. Et gamberges que tu gamberges. Au petit jour,
quand on se lève, le Robin, il tire une drôle de bobine.
Comme ils ont tous trempé leurs tartines dans leur bol de
chocolat, même le Vlad qui est rentré les yeux injectés, Robin prend la
parole :
--C'est vrai ce que Santer a dit ?
--Que ?
--Que l'absence du Richard nous arrange bien.
--Texto.
--Ah oui ? Petitjean, apporte-moi le petit cochon.
--Y'a du sanglier, ce midi ?
--Je te dis, ramène-moi la tirelire ! Tu fais exprès ?
Et Petitjean, éberlué, revient avec une cassette.
--Voilà.
--Bon. On ouvre. Je compte... Regardez bien, surtout, qu'il ne
manque rien. Soixante mille euros. Voilà. Prenez, et cassez-vous vite
fait. Sinon, je basarde tout dans la Fontolière !
Et le couple ne se fait pas prier. Alain remplit sa sacocheréservoir de moto, et s'éclipse avec Marion.
--Mais qu'est-ce qui t'a pris ? demande Stucka, une fois qu'ils
ont été loin.
--Ca me pesait lourd comme un éléphant. Alors qu'ils emportent
cette merde avec eux, et qu'on n'en entende plus parler ! Il puait, cet
argent-là. Tu parles d'un trésor de pirates !
7
Quand
la Marion est rentrée à l'auberge, la reine mère lui a
passé une sacrée pommade. C'était juste avant l'ouverture des rideaux.
--Et où étais-tu ? se fâche-t-elle. C'est comme ça que tu
m'aides ? Est-ce-que ce sont des manières, de disparaître sans crier
gare ? On t'a cherchée partout. Je ne vais pas te garder longtemps à
mon service, si tu continues. Ici, c'est une maison sérieuse !
--Pardon, madame, mais j'ai l'argent.
--Comment-ça, tu as l'argent ? Quel argent ?
--Celui dont vous avez besoin pour payer la caution de Richard.
--Ne dis donc pas d'âneries. Tu seras allée voir ta tante Adeline
qui vit au Puy, et tu lui auras réclamé une somme dont elle a trop
besoin pour manger. C'est qu'elle donnerait ses dentelles et son plat de
lentilles, la pauvre ! De toutes façons, on n'a réuni qu'à grand-peine
quarante mille euros. On est loin du compte.
--Et bien voilà. Justement, le compte y est.
Marion renverse sur le comptoir le contenu du sac qu'elle portait.
Un beau tas de billets et de ferraille s'en est échappé.
Madame Fauvel en écarquille les yeux.
--C'est quoi, ça ? D'où ça vient ?
--Le butin de Robin.
--Comment ? Tu l'as rencontré ? Malgré mon interdiction ? Je
t'ai déjà dit que de ce voyou, je ne voulais rien.
--Mais madame, il a tout donné !
--Comment, tout ?
--Il a vidé sa cassette devant moi. Le Ménestrel en est témoin.
Il n'a pas gardé un cent pour lui.
--Ah ? Je croyais que dans un larcin, il avait ratissé cent
mille euros ?
--Faut croire que non. Quand nous sommes repartis, il était à
sec. Et croyez-moi, il vit chichement au fond des bois. Il ne porte pas de
souliers en crocodile à cinq cents euros, lui. Il ne s'est pas mis en frais.
Ses copains non plus.
Et madame Eléonore, elle se pose des questions, derrière son joli
minois. Ce Robin, quand même ! C'est un drôle de pistolet. Il met à sac
tout le Vivarais, on en tremble déjà dans les chaumières, et voilà qu'il
vide ses poches sans mégoter. Le Santer, pour lui soutirer un repas au
restau, c'est la croix et la bannière ! Sûr qu'il est plus prompt à la
coucher dans son lit que dans son testament, l'autre
grigou.
--Dommage qu'il soit brigand, dit-elle. Ca aurait pu être un
homme bien.
--Mais c'était un homme bien, s'indigne Marion. Et ce jusqu'à ce
qu'on l'ait flanqué à terre. Sûrement que s'il avait encore sa scierie, il
n'aurait pas tourné de la sorte. Il était heureux et ne demandait rien à
personne, lui.
--Il est vrai que cet incendie aurait rendu fou n'importe qui,
commente la reine mère.
Madame Fauvel ouvre un tiroir. Elle en sort la Fléchette d'Or que
Robin lui avait offert à la fête foraine. Elle est songeuse, l'Eléonore, elle
rougit, on dirait bien. Des sentiments confus. Et, se parlant à part soi,
elle ajoute :
--Un bien bel homme, en plus. Un bien bel homme. On ne doit
pas s'embêter, avec celui-là.
8
Santer est assis dans ce qu'il a pris l'habitude d'appeler son
bureau.
Il est bien ennuyé. Il tripote nerveusement un élastique de ses
dix doigts. Il se demande, maintenant que la caution a été collectée,
comment il va s'y prendre.
Diable ! Ce Robin en a surpris plus d'un, avec ses largesses de
grand seigneur. De quoi s'est-il mêlé ? Un voyou ne peut-il donc pas se
conformer à la logique qu'on attend de lui ? D'un autre côté, on ne
pouvait pas espérer meilleur aveu de culpabilité. En sortant à découvert,
Robin a signé ses actes.
Oui mais voilà. À peine règlée la somme aux tribunaux, Richard
va rentrer au bercail. Obligé ! Certes, le procès va l'entraver, vu qu'il lui
reste tout de même à prouver son innocence. Mais Santer ne le veut
pas dans ses pattes. L'autre découvrirait la magouille du pont sur la
Loire.
Il
devinerait
ses
intentions.
Les
manigances
électorales
tourneraient court.
Comment se débarrasser du maire et du Hardi ? D'une pierre
deux coups, là, toc ! Quel imbroqlio ! Il y aurait peut-être un moyen.
Mais le Santer répugne aux improvisations. Lui, c'est un stratège, pas
un tacticien. Comme aux échecs, il pense plusieurs coups d'avance.
Tant pis, c'est la seule issue. Pour une fois il agira au débotté.
Il téléphone au commissaire. Et guère plus tard, Bornas pénètre
dans le bureau.
--Un problème, monsieur Santer ?
--Je crois, oui. La caution est rassemblée. Il ne faut pas
qu'elle arrive à bon port, sinon Richard va revenir.
--Mais qu'y puis-je, moi ? On ne peut quand même pas la voler à
madame Fauvel.
--Vous non, mais Robin, si.
--Je ne vous suis pas, dit le commissaire.
--Attendez ! Vous savez que l'argent réuni ne l'est en majorité
que sous forme d'espèces. Il est clair que madame Fauvel ne va pas
l'envoyer par colis postal en Autriche. Il lui faut donc descendre à sa
banque de Vals les déposer sur son compte. Ensuite, elle émettra un
chèque, voire un virement. Or, elle devra bien y aller en voiture. Et c'est
là que Robin intervient.
--Je ne vous suis toujours pas. Le Hardi va l'attaquer? Cà, qu'en
savez-vous ? Ce n'est pas cohérent. Pourquoi aurait-il donné de l'argent,
si c'est pour le reprendre aussitôt ?
--Tout simplement parce qu'ainsi, il opère un placement à
intérêts net d'impôt. Il a donné soixante mille euros, il en récupère cent
mille. Bénéfice, quarante mille euros !
--Certes, il ya de l'idée ! Mais comment êtes-vous sûr qu'il va
sortir des bois, et qu'il saura où et quand madame Fauvel passe ?
--Parce que ce n'est pas lui qui va attaquer, mais vos hommes !
Rien ne ressemble autant à trois motards noirs que trois autres motards
noirs. En plus, on attribuera cette attaque à Robin. Voilà qui vous
disculpera.
--Oui, mais, objecte Bornas, c'est compter sans Marion. Elle sera
du convoi, c'est sûr. Elle connaît les motos, et ceux qui les conduisent.
Elle se doutera de la supercherie.
--Vous avez raison. C'est pourquoi vous allez l'éloigner ce
jour-là.
--Quel prétexte ?
--Son père sera très malade en prison. Une intoxication.
Inquiète, elle ira le voir à Privas de toute urgence. C'est même vous qui
l'y conduirez.
--Je commence à saisir, dit Bornas. Surtout que j'ai là-bas un
vieux camarade. Un maton. Il peut glisser quelques cachets dans sa
gamelle. Rien de mortel. Juste une saleté. Mais il ne fera pas ça pour
des prunes.
--Il me semble qu'avec cent mille euros, il y a de quoi graisser
quelques pattes, non ? Et si vous menez à bien votre mission, vous et
vos hommes, je ne vous oublierai pas. Alors ?
--Alors, c'est d'accord. Mais je vous préviens. Si je plonge,
vous plongez !
--À la bonne heure ! De vous à moi, si c'est moi qui plonge,
c'est vous qui nagerez.
9
Et le jour J est arrivé.
Le convoi est parti. Par la route de Montpezat-sous-Bauzon. Ils
ont évité la nationale 102, et lui ont préféré cette départementale qu'on
connaît déjà. Marion a été appelée auprès de son père, comme prévu.
Bornas l'a menée à Privas par le Col de Mézilhac.
La voiture, la Poste l'a prêtée à madame Fauvel qui n'en a pas.
À l'intérieur, trois occupants. Au volant le facteur, la reine mère à sa
droite, et à l'arrière le père Emile, notre curé. Il garde la sacoche sur ses
genoux. Lui, on sait que s'il se doute de quelque chose, il ne parlera
pas. Et pour cause ! Le chantage qu'exerce sur lui Santer le place en
porte à faux.
La Kanqou jaune entame les épingles à cheveux peu après
Rieutord. Pour sûr qu'on la voit arriver de loin. Voilà qui va facili ter la
tâche de ceux qui, quelques lacets plus loin les attendent, embusqués.
Trois policiers cagoulés et casqués de noir, sur trois Caqiva
peinturlurées du même coloris pour l'occasion. Cuchet n'est pas du
cortège. Il a refusé. Trop, c'est trop! a-t-il dit à Bornas. C'est qu'il a des
remords, le Paul.
Ils franchissent le Col du Pal. Aucune créature au profil de singe
n'a sauté sur l'épaule de madame Fauvel qui s'est accoudée à la
portière, vitre baissée. De toutes façons, elle lui aurait fait bouffer sa
queue, au singe. On ne touche pas au magot ! C'est pour son grand fils.
Et voilà. Dès que ça redescend, les autres déboulent sur la
voiture, profitant de la déclivité. Ce ne sont que des 125, la police est
mal dotée. Ca pétarade et ça fume, ce sont des moteurs deux temps.
De vraies tronçonneuses. L'un des trois imposteurs porte arc et flèches.
Ils se flanquent en plein milieu de la voie et obligent l'auto
à freiner.
--Au nom de Robin d'Ardèche, la sacoche ou la vie ! dit l'un des
motards.
--Là, là, c'est moi qui l'ai, dit le curé d'une voix blanche.
Mais est-ce un hasard ? Est-ce le bruit de tronçonneuse des
Caqiva qui a rappelé leur ancienne profession à certains ? Toujours
est-il que trois autres motos, d'une cylindrée d'un bien plus fort calibre,
surgissent dans l'autre sens. Peut-être étaient-ils aux aguets. Ce sont
trois motards noirs, eux aussi. Sur trois sombres destriers.
--Voulez-vous bien me gicler de là ! Petits merdeux, va ! tonne
le chef de bande.
Bien entendu, comme tu l'auras compris mon cousin, c'est Robin
et les siens qui vivent à deux tours de roue du coin. Ils ont pris les trois
affreux pour des gamins qui, en quête de reconnaissance, cherchent à
les imiter. Ils n'ont pas compris que la police se cachait derrière. Elle a
belle allure, la municipale, tiens ! Il faut les voir décamper.
--Bonjour, madame Fauvel, dit Robin, qui ôte son casque.
--Comment ? Vous avez le front de nous attaquer ? dit-elle.
Alors, vous en vouliez à la caution ?
--Non pas, madame. Ces trois-là, nous ne les connaissons pas.
De plus, nous ni officions que de nuit. Ecoutez, la route n'étant pas
sûre, je crois qu'il vaut mieux que nous vous escortions. Enfin, presque
jusqu'au bout. Parce qu'on ne veut pas se faire coincer, hé, hé ! Vous
allez sur Vals, je présume ?
Madame Eléonore esquisse un sourire ogival.
--Oui, dit-elle.
--Alors, à cheval vous autres, et en avant !
Et cette charmante équipée reprend la route, Tornado en tête.
Ainsi, la caution qui a bien failli changer de mains est arrivée à bon port.
La reine mère en a été aux anges. Quel esprit chevaleresque, ce Robin !
Elle va en rêvasser toute la nuit. Sûr et certain.
10
Le commencement de la fin, c'est ce soir-là qu'il est venu. On
ne s'en est pas rendu compte tout de suite. Mais plus tard, on en a
mieux cerné l'importance. Des détails qu'on croit toujours de second
ordre et qui remontent à la surface après.
On est au lendemain du convoi. Le chèque de caution est parti
chez qui de droit. Elle est contente, madame Fauve!. Son fils va rentrer
bientôt. Enfin, le temps que soit levée pour Richard l'astreinte
territoriale. C'est que le procès, sauf coup de théâtre, aura bien lieu.
Jean Santer, lui, il sent que le vent tourne, et qu'il a intérêt à
effacer certaines traces. Un vrai renard ! Pas rouquin pour rien, le zigue.
Aussi a-t-il décommandé les projets qui l'accusent, dont celui du pont et
des affiches. Par bonne encontre, Jules Calfat n'a pas entamé les
travaux. C'est qu'il n'avait pas perçu les arrhes.
Les faux bandits en ont pris pour leur grade. Mais, bon, Robin ne
les a pas reconnus, c'est déjà ça. Robin ! Celui-là, le Santer, il te lui
réserve un chien de sa chienne. Le Hardi ne l'emportera pas au paradis.
Qu'il ne s'aventure pas au dehors de sa tanière, à présent !
Au café, l'affluence a regagné le chemin du comptoir. Il est vrai
qu'on boit pour oublier. La télé diffuse les infos. Santer continue son
petit boniment avec une Eléonore de plus en plus évaporée. Elle a
d'ailleurs cassé deux verres, tout à l'heure.
Marion est rassurée. Son père n'avait qu'une légère intoxication
alimentaire, et la semaine prochaine, c'est sa levée d'écrou.
Comme d'habitude, monsieur le pharmacien se soigne au whisky
sec. Quel soiffard, ce monsieur Dard ! Mais ce soir, il s'en va plus tôt.
Juste après le bulletin météo, avant la retransmission du Bol d'Or.
Toutes ces machines qui tournent en boucle, ça l'exaspère.
Absurde, dit-il souvent. Si on veut virecoter pour le plaisir, autant se
payer un bon tour dé manège !
Cependant, la lande est déserte. Les clameurs de la journée
s'estompent pour laisser place au silence. Le manteau de la nuit va se
refermer comme un piège.
La nationale 102 traverse cette immensité désolée. Elle relie Le
Puy-en-Velay à Montélimar. Peu à peu, les voitures se raréfient, sur le
plateau. Déjà que la pénurie de gazoline a divisé par cinq le trafic... Seul
un motard de la gendarmerie, Gilbert Cassagne, rentre dans ses
pénates prendre un repos bien mérité.
Juste comme il passe devant l'Auberge de Peyrebeilhe, celle qui a
fait couler autant d'encre que de sang, il s'arrête. Il va se ravitailler au
poste d'essence attenant. Derrière le calvaire, au carrefour, un fantôme
l'attend. Il tient de la main gauche un arc et dans l'autre une flèche.
La corde se tend, se tend, et pfuittt ! la flèche part. Elle
s'est fichée dans la cuisse du malheureux.
On a tiré sur un gendarme une flèche noire !
Maintenant que l'Etat a été touché dans ses fonctions
régaliennes, ça va déclencher une enquête. Sûr et certain.
ACTE V
BAS LES MASQUES !
1
Le Santer, sans s'en douter, va lancer une drôle de mécanique.
Sa haine envers le Hardi s'est accrue. Un brigand généreux et
redresseur de tords, c'est populaire. On l'aime. On ne parle déjà plus de
Robin Dubois, dans les rues, mais de Robin d'Ardèche. Attends un
peu, mon gars, que la Maréchaussée s'en mêle !
L'adjoint a trouvé la solution.
Il écrit une lettre. Une lettre anonyme. À la gendarmerie de
Lanarce. Pourquoi Lanarce ? Pour ne pas qu'on soupçonne son origine.
À cause du cachet, il la postera d'un autre village. Ne pas nommer
l'accusé, ne pas nommer le vrai méfait pour lequel on voudrait que
l'autre tombe. Mettre seulement les képis face à des indices qui les
conduiront aux conclusions de façon biaisée.
"MESSIEURS LES GENDARMES,
on braconne à la flèche en Forêt de Mazan. En outre, on
tire beaucoup à l'arc, depuis quelques temps, sur le plateau. Et dans le
reste du département aussi.
Signé: un bon citoyen."
Sachant que Robin chasse dans cette forêt, Santer espère qu'on
va non seulement l'arrêter pour braconnage, mais surtout pour vol à
main armée en moto, avec arc et flèches. Car une question en soulève
une autre.
Or, le maniement de la langue française est chose délicate. Le pli
est bien arrivé, mais les gendarmes de Lanarce ont lu un discours
différent.
Le hasard est frère de l'ironie.
Encore échaudés par l'agression de Gilbert Cassagne, le motard
qu'ils affectent à la circulation, ils ont vu là une allusion à l'auteur. Le
même qui aura tiré sur l'écologiste dont ils avaient enregistré la plainte.
Piqués au vif, les gendarmes ont certes posté quelques hommes en
Forêt de Mazan. Mais ils ont surtout quadrillé le plateau pour débusquer
le tireur de flèches. Ils ont, dans ce but, déployé autant de brigades que
de nécessaire. C'est qu'ils se sont donnés le mot d'un canton à l'autre.
On a meurtri l'Armée dans sa chair, donc, le corps entier réagit.
2
Robin sillonne la route de Montpezat avec son arc et son
carquois. Il est à pied. Pour chasser, c'est plus commode. Il ne va pas
jusqu'en Forêt de Mazan, ça le rapprocherait trop de Flammigel et ça
l'éloignerait de son gîte. Les autres peuvent bien ramasser des feuilles
de châtaignier pour Vlad sans son aide. Il faut bien songer à se nourrir,
du temps.
Comme il marche d'un bon pas, voilà que s'approche un fourgon
de gendarmerie. Lui, se croit tranquille. Aucun signe ne trahit qu'il est le
motard noir, et il n'a pas encore de gibier dans sa besace.
À sa vue, le fourgon stoppe net. Une escouade en descend et
aussitôt l'embarque. Sans motif précisé.
Au même moment, sur le plateau, une fourgonnette s'engage
dans la voie qui borde la Forêt de Mazan. Un chevreuil a bondi qui se
heurte au pare-choc. De plein fouet. Bien embêté, l'occupant descend
constater les dégâts. La pauvre bête ! Lui, un fervent défenseur de la
cause animale, il en est tout contrit. La laisser sur la route, quel gâchis
ça serait. On pourrait en tirer quelques bons morceaux. C'est qu'on ne
jette rien, en Vivarais. Il ramasse donc le ruminant et le dépose à
l'arrière de sa fourgonnette.
L'homme n'a pas parcouru trois cents mètres, qu'une patrouille
de gendarmerie l'interpelle.
--Gendarmerie Nationale. Contrôle de routine. Veuillez ouvrir la
porte arrière de votre véhicule !
Et il ouvre. La gêne se lit sur son visage.
--Ah, ah ! Votre compte est bon, mon gaillard !
--Attendez ! Je vais vous expliquer.
--C'est très clair. On n'est pas idiot, on est gendarme.
--C'est un accident, et...
--Ah oui ? Et ça, là ? Qu'est-ce que c'est ? Une lyre, peut
être ? Alors ?
Et le gendarme montre un objet qui, en toute logique, ne devrait
pas se trouver là.
--Au nom de la loi, je vous arrête !
Et, sans que nul ne s'en doute, on a ramené au poste de Lanarce
deux hommes qu'on va interroger dans deux pièces voisines. N'étant
pas rentrés au même instant, ils ne se sont pas vus.
Robin, dans sa salle, contemple les murs et le plafond. Il a les
bras croisés. Il attend qu'on veuille bien lui préciser le chef d'accusation.
Un homme entre. C'est un capitaine.
--Ah ! dit-il. Voici donc notre fameux chef Indien !
--Plaît-il ?
--Oui. Le tireur de flèches qui terrorise les gens du plateau, c'est
vous !
--Va-t-on enfin me dire...
--Inutile de mentir. Tout vous accuse. C'est vous qui avez tiré
sur la cuisse du gendarme Cassagne. Le motard.
--Quel motard ?
--Ah, jeune homme, je ne vous conseille pas de vous moquer de
moi. Avouez, on gagnera du temps.
--Mais de quel tireur de flèches parlez-vous ? Bon, allez, je veux
bien admettre que je braconne un petit peu. Bon, voilà ! Mais d'ici à
tirer sur les gens...
--Ah ? Et on braconne, en plus ? Bien, bien, de mieux en mieux.
Mais, moi je sais que vous êtes coupable d'autre chose. Et on va
gentiment tout me dire.
--Si vous y tenez, dit Robin.
--Ah ! On devient raisonnable. Alors ?
--Alors, si vous voulez savoir qui est le Géronimo de service...
--Oui ?
--C'est très simple. Z'avez qu'à suivre les flèches !
--En voilà assez ! Monsieur fait de l'esprit. Mais je vous
préviens que ça ne va pas se passer comme ça. On ne se gausse pas de
l'uniforme.
--Moi aussi, j'en ai marre ! D'abord, ce tireur de flèches, là,
je vous le dis, il doit être drôlement bigleux. Parce que moi, à sa place,
votre motard, je ne l'aurais pas loupé. Je suis champion de fléchettes,
moi ! Je ne rate jamais ma cible, moâ ! Et puis, si ça se trouve, le fou en
question, c'est peut-être le même qui a tiré sur mon ami Labiche.
--La biche ? Qu'est-ce qu'une biche vient faire là-dedans ?..
Quoiqu'on ait bien un chevreuil dans la pièce à côté.
--René Labiche. Le pompiste de Flammigel.
--Sans blague, dit le gendarme.
--Parfaitement ! Même que la flèche était noire. Regardez dans
mon carquois. Est-ce qu'elles sont noires, mes flèches ? Non ? Bon,
alors ?
Et le capitaine réfléchit. Il y a du vrai dans tout ça. La flèche au
cul de l'écolo, comme celle qui a blessé Cassagne, toutes deux étaient
noires. Il faudrait peut-être interroger ce Labiche.
--Là, je dois reconnaître que vous marquez un point. Et ce
Labiche, où on peut le trouver ?
--En prison.
--En prison ? Je croyais qu'il était pompiste.
--En ce moment, il ne l'est pas. Les policiers de la municipale
de Flammigel l'ont remplacé.
--En prison ?
--Non, à la station service. À Flammigel.
--Tout ça est bien confus. Flammigel, Flammigel, ... ça ne serait
pas le village dont on aurait coffré le maire en Autriche pour trafic de
drogue, par hasard?
--Celui-là même.
--Tiens, tiens !
Dans la pièce d'à côté, l'interrogatoire de l' homme à la
fourgonnette a pris, lui aussi, un tour très animé.
--Et moi je vous dis que je ne suis pas braconnier ! Je suis
membre honoraire de la S.P.A., qui plus est. C'était un accident. Cet
animal s'est jeté sous mes roues.
--Alors comme ça, on n'est pas braconnier ? Et cet instrument,
là, sur la table, à quoi sert-il, alors ?
--Moi, je chasse un autre gibier, dit l'homme presque fier.
--On peut savoir lequel ?
--Les voyous motocyclistes. C'est une engeance nuisible.
--Ah, les trois motards noirs ? Sûr qu'on n'est jamais trop
prudent. Mais il faut laisser agir la police ou la gendarmerie. C'est leur
métier.
--Ah, la police ! hausse des épaules le suspect.
--Quoi, la police ?
--Des voyous, chez eux aussi, il y en a. J'y connais même un
incendiaire.
--Pardon ?
--Oui. Paul Cuchet, de la municipale de Flammigel. Celui-là, je me
le suis fait à l'épaule. Il n'avait qu'à pas mettre le feu Chez Francis. Et
voilà !
--Chez Francis ? Paul Cuchet a mis le feu ?
--Et l'écolo, là ? Lui non plus, il ne l'a pas volée, sa flèche.
--Parce que vous avez aussi déquillé l'écologiste ?
--Le clou de ma collection. Une flèche au cul rare. Bien fait ! Il
n'avait qu'à pas rouler en scoutère ! Ca vient des villes vous donnerdes
leçons de propreté. Ca ne doute de rien, ces buveurs d'eau !
--Vous n'allez pas me dire que notre gendarme aussi ?
--Quel gendarme ?
--Le motocycliste qui faisait le plein à Peyrebeilhe.
--Non, c' était un gendarme ? J'avais pas vu. Je le croyais
policier. Si j'avais su, vous pensez bien que je me serais abstenu. Je
respecte la Maréchaussée. Papa était militaire. À Saumur. C'est une
épouvantable bévue. Bien le pardon, mon Lieutenant, je ne le ferai plus.
Promis.
Et monsieur Dard lève son chapeau, comme pour s'excuser. Il
est visiblement fou. Quand on te le disait, mon cousin, que le départ de
sa femme avec un motard, ça lui avait fêlé le disque !
Le capitaine qui parlait à Robin à côté fait soudain irruption
dans la pièce du pharmacien. Il s'adresse à l'enquêteur.
--Dis, Mangin, il y a quelque chose qui cloche avec mon
bonhomme.
--Et moi donc !
--Je. . .
Le capitaine s'est arrêté net. Il est figé par ce qu'il voit sur
la table.
--Oh ! dit-il. Ca alors. La flèche noire !
Quelques minutes plus tard, le capitaine retourne dans la salle
où est assis Robin. Il a l'air confus, embarrassé.
--Monsieur, dit-il. Je ne sais comment vous expliquer. C'est une
affaire très compliquée. Mais il se trouve que vous aviez raison.
L'homme que nous cherchons, c'est mon collègue d'à côté qui
l'interrogeait ! Par conséquent, au nom de la Gendarmerie Nationale, je
vous présente toutes mes excuses.
--Ah, tout de même ! Alors, je suis libre ?
--Naturellement, que vous êtes libre. Et tout de suite encore.
Cependant, jeune homme, un conseil. Qu'on ne vous prenne pas avec
du gibier dans vos affaires. Une chance pour vous que vous n'en aviez
pas. Sinon...
Et le capitaine reconduit Robin à la porte et dans le couloir. Juste
au moment où l'on fait sortir le pharmacien de l'autre pièce pour le
mener à ses nouveaux appartements. Ils se retrouvent nez à nez tels
belette et lapin.
--Monsieur Dard !
--Robin Dubois !
--Comment ? Vous vous appelez Robin Dubois ? dit le capitaine.
Le brigand du Vivarais ?
--Soi-même. Robin d'Ardèche, j'ai bien l'honneur.
--Pourquoi ne m'avez-vous pas dit votre nom plus tôt ?
--On a oublié d'être con, mon capitaine.
--Au nom de la loi, je vous arrête !
--Faudrait savoir.
3
La suite n'a pas traîné.
La gendarmerie de Lanarce a convoqué Paul Cuchet l'après-midi.
Est-il vrai qu'il a reçu une flèche noire à l'épaule ? Difficile de mentir.
Une chemise est si vite enlevée. La cicatrice. Lui, donc, il dit que oui,
mais, bien entendu, il n'avoue pas à quel endroit ça s'est passé.
Alors on l'accuse d'avoir mis le feu Chez Francis et, plein de
remords parce que c'est un brave bougre, il s'effondre et avoue tout. Il
dit que Bornas lui en a donné l'ordre. Mais ça, les gendarmes en
doutent. De telles choses n'arrivent pas en France. Que la police se lève
la nuit pour flanquer le feu chez les entrepreneurs, c'est impensable !
C'est ce que dit Bornas. Car lui aussi, on l'a convoqué. En tant
que simple témoin. Cuchet est donc un pyromane. Il a opéré à titre
privé. Du coup, Bornas n'est pas inquiété. Il ressort du poste plus
tranquille qu'il n'y est entré.
Mais le temps court. Il remet tout à sa place.
Il s'est passé quinze jours de plus. Robin est en prison pour
l'affaire des rapines, et madame Fauvel lui apporte souvent des oranges
au parloir. Par loyauté envers leur ami, Stucka et Petitjean se sont
constitués prisonniers.
Or une autre enquête suit son cours dans un autre pays. À
Krems, en Autriche. Et que découvre la police autrichienne ? Un
mouchoir brodé. À l'hôtel. Et il n'appartient pas à Richard, bien que la
lingère l'ait trouvé dans sa chambre. Le mouchoir porte le nom et le
prénom, en toutes lettres, d'un jeune homme de chez eux. C'est une
broderie pour colonie de vacances, afin de marquer le linge.
Ce jeune homme ne va plus en colo depuis deux ans.
Maintenant, il a dix-huit ans, et la police ne le connaît que trop. C'est un
dealer. On s'en serait douté ! Si monsieur Fauvel dément avoir apporté
la malette de cannabis au "Gasthof", il dit peut-être vrai. C'est sans
doute le gamin qui l'y a dissimulée. Son mouchoir sera tombé de sa
poche par inadvertance. Il ne s'en sera pas aperçu, ce qui le dénoncera.
La police autrichienne retrouve le morveux en question et
perquisitionne à son duplex. On l'a surpris essayant de détruire son
portable, mais il n'en a pas eu le temps. Et, ô merveille, cette carte SIM,
c'est une vraie mine d'or ! Grâce à la compagnie du téléphone, on
retrouve les numéros de tous les correspondants. Et il y avait du très
beau monde. Des noms à particules et à frisettes.
L'un d'entre eux conduit les investigations en France. Et je te le
donne en mille, mon cousin. Devine donc chez qui ? Chez le
commissaire Bornas, pardi.
La nouvelle parvient à la gendarmerie de Lanarce. Décidément,
un commissaire de police municipale qui connaîtrait à la fois un
pyromane et un trafiquant de drogue, et qui ne serait pas un peu
louche, ça fait beaucoup. Dis-moi qui tu fréquentes...
Derechef, on convoque le Bornas. Mais cette fois-ci, avec un
gendarme à chaque bras et mandat d'amenée. Ce matin-là, Jean Santer
est justement à la fenêtre de la mairie. Il a tout vu. Le commissaire est
arrêté ? Pourquoi donc ? Le temps se gâte ! L'angoisse monte. L'étau se
resserre comme les mâchoires d'un squale. Sûr et certain.
4
Le matin de l'arrestation de Bornas, un porte-voix a secoué de
sa torpeur tout Flammigel.
--Mesdames et messieurs. Ce soir, sur la place du centre. Grand
spectacle de marionnettes pour les petits enfants et les grandes
personnes. Réduction spéciale aux familles. Un jeune du pays vient vous
conter une histoire de par ici. Le Ménestrel et sa troupe de baladins
vous espèrent nombreux. Rendez-vous à vingt heures !
Et le soir, en effet, la place a été vite pleine. On se serait cru à la
foire de Privas. Une histoire de par ici ? Mais qu'est-ce que ça peut bien
être ? se demandent les gens.
Du beau linge s'est même déplacé. Au premier rang, Santer et
madame Eléonore, entre lesquels le torchon menace de brûler. Le
capitaine de gendarmerie de Lanarce a reçu un carton d'invitation. Ce
dernier est venu, en curieux, avec sa femme et ses quatre bambins.
Robert Denesle, aussi, le journaliste, a eu son carton. Son équipe de
télévision l'a suivi.
Un mystérieux visiteur s'est joint à l'assistance. Un voyageur de
passage, sans doute, qui est resté derrière, un peu à l'écart. L'homme
porte une capuche et un long bâton sur lequel il s'appuie. On dirait un
moine pèlerin sur le chemin de Compostelle.
Banjo en bandoulière, Alain Quedale monte sur l'estrade.
--Les enfants, bonsoir !
--"Bonsoir !" dit-on en choeur.
--Vous savez pourquoi le chat siamois est le plus polisson des
chats ?
--"Non !"
--Non ? C'est parce qu'il porte un masque. Ainsi, comme on ne
peut pas le reconnaître, il pense qu'il ne sera pas puni. Il n'y a pas que
les siamois qui agissent de la sorte. Des hommes, parfois, en font
autant. Vous voulez savoir qui ?
--"Oui !"
--Vous le voulez vraiment ?
--"Ouiii !"
Les adultes eux-mêmes commencent à se piquer au jeu. On peut
s'amuser à voir le capitaine s'égosiller plus fort que ses marmots.
--Tout d'abord, une chanson, reprend Alain. C'est une complainte
de par chez nous.
Et le Ménestrel, sur l'air célèbre du générique de l'Auberge Rouge de
Claude Autant-Lara, ce film où excelle Fernandel, entonne sa chanson :
--"Ecoutez-tous cette complainte
D'un forestier
Ou' on a spolié,
Un homme qui, sans peur ni crainte,
En outragé
S'est bien vengé.
Robin, le malandrin,
Celui qui volait ses frères humains 1
------------------"C'était un brave bûcheron
Qui travaillait
Par les halliers,
Lorsqu'un méchant des environs
A saccagé
Tous ses projets.
Robin, le malfaisant,
Celui qui dépouillait les innocents !
------------------"C'était un grand tireur de flèches,
Que ses exploits
De hors la loi
Ont consacré Robin d'Ardèche,
Mais le méchant
Se nomme Jean.
Robin, le noir motard,
Celui qui sévissait la nuit, si tard !"
L'auditeur attentif a pu sentir au premier rang une sorte de
raideur.
--Tiens, tiens ! se dit le capitaine. Très intéressant.
--Mais qui est ce fameux monsieur Jean ? poursuit le Ménestrel.
Vous voulez savoir ?
--"Oh ouiii !"
--Alors regardez ma petite troupe de marionnettes interprêter
une adaptation de la célèbre histoire de Robin des Bois.
Et cependant que le spectacle avance, Le Santer commence à
suffoquer. Il voit bien ce qu'a d'inconfortable sa posture. Il sue, il
fourmille, il pâlit. Et juste quand passe la réplique "Prince Jean, tu es un
méchant, tu seras puni !", il dit à l'oreille de la reine mère, la nôtre, bien
sûr, pas Aliénor d'Aquitaine :
--Je reviens, je vais pisser.
Alors, le félon se glisse hors de la foule. Il démarre son Alfa
Roméo garée un pâté de maisons plus loin, et s'enfuit dans la nuit. Mais
on rencontre souvent son destin par les chemins qu'on prend pour
l'éviter.
En bon fugitif, Santer emprunte la voie la moins fréquentée. Et je
te le donne en mille, mon cousin. La route, c'est celle de Montpezat, par
le Col du Pal.
La nuit, sur la corniche. Au bord du ravin où court la Fontolière.
Là où les rochers déchiquètent le ciel.
Mais le Santer, il n'a pas pensé à refaire le plein. Dix litres de
rationnement par semaine, bigre, ça ne mène pas bien loin, en Alfa. Il
n'a plus qu'un fond de réservoir. Dans sa panique, il n'a pas tenu
compte du témoin lumineux. Et hop ! En plein milieu de nulle part, sa
voiture cale. Panne sèche.
On est tout près de la cahute. Seul, dans le noir, en Vivarais. En
contrebas d'une couronne de bois sombres...
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Et le pèlerin en capuche, celui qui a suivi le spectacle un peu
en retrait, qui est-il ?
Quelqu'un que tout le monde a oublié. Un exilé qui hésite à
reparaître au grand jour, tant l'a noirci l'opprobre. Il est revenu par la
petite porte, sans tambour ni trompette.
Mais ce qu'il voit le déconcerte. Il comprend tout. Il réalise
qu'on l'a frappé dans le dos ici même. Tout s'éclaircit.
Alors, à la fin de la représentation, il monte sur l'estrade et
se dévoile.
--Richard Fauvel ! s'écrie-t-on.
--Oui. C'est bien moi. De retour parmi vous.
--Monsieur Fauvel, lui demande Robert Denesle, pouvez-vous dire
quelques mots pour le journal TV ?
--Volontiers. Comme chaque habitant de mon village, un adjoint
retors et renégât m'a trompé. Un profiteur de la pire espèce. Il sera
puni, lui et ses complices. Quant à moi, preuve a été faite de mon
innocence. Je fus victime d'une machination dont Jean Santer était le
maître d'oeuvre. Je fais serment ici de mieux choisir mon collaborateur
désormais. Mon seul tord fut d'être jeune et de manquer de métier. Me
voici un peu plus vieux, à présent. J'aurais pu abandonner la politique.
Mais, le vrai courage en ce moment, consiste à rester à sa place et
assumer son rôle sans dérobade.
--Bien, monsieur Fauvel, dit le journaliste. Et quels sont vos
projets ?
--Primo, la caution m'ayant été restituée, je vais l'affecter à la
construction d'un pont sur la Loire. Deuxio, je vais aussi veiller à rétablir
les personnes lésées dans leur bon droit. Spoliations, expropriations, et
j'en passe. Tertio, je vais intervenir auprès de la justice pour qu'elle se
montre clémente envers Robin Dubois et ses compères. Je le dis haut et
fort : je ne connus jamais en terre de Vivarais de plus loyaux amis.
--Monsieur Richard Fauvel, je vous remercie. Nous poursuivons
maintenant notre journal par une nouvelle fraîche du jour. On vient
d'arrêter notre directeur général Pierre Bargouin pour détournement de
fonds. Il s'est avéré que des cent mille euros soi-disant volés par le très
fameux Robin d'Ardèche, seuls cinquante pour cent l'ont vraiment
été. Le reste avait trouvé le chemin de la poche du directeur. Comme
cet argent devait constituer la prime du personnel, par solidarité envers
le préjudice causé au dit Robin, nous avons décidé de ne pas porter
plainte et de lui laisser la somme à titre d'indemnité. Monsieur Fauvel,
vous pouvez donc bien construire un pont sur la Loire avec la caution,
puisque cet argent était aussi le nôtre !
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Que sont-ils donc tous devenus, ces braves gens ?
Les téléspectateurs se sont passionnés pour l'affaire. Parmi le
nombre figurent les victimes de Robin. Emues par ses malheurs, elles
ont décidé de retirer leurs plaintes, elles aussi, et de ne pas réclamer
l'argent perdu. De fort petites sommes, au demeurant. D'autant plus
que ces brigands-là étaient d'une rare politesse. Robin et ses deux
acolytes sont donc libérés.
Madame Fauvel a tellement apporté d'oranges au Hardi, qu'ils
n'ont vu que deux issues : se marier ou planter une orangeraie. Comme
il fait trop froid sur le plateau pour les agrumes, ils ont choisi le
mariage. Les noces, c'est pour les premiers tons mordorés de l'automne,
Eléonore y tient. Sentimentale ? Qui l'eût cru ?
Un voyou et une bêcheuse, ça s'est déjà vu. C'est du classique.
Robin a jeté son arc et ses fléches, jurant qu'on ne le prendrait plus à
braconner. Mais de mauvaises langues disent que c'est madame Fauvel
qui les lui a confisqués.
Marion et le Ménestrel vont s'épouser de même. Ils trottent tous
deux par les routes, l'une écrivant les textes et l'autre les chantant.
Leurs roulottes arpentent la région. C'est un franc succès, dès qu'ils se
montrent. Laforge, Rabotin et les époux Pons font partie du voyage.
Le père Labiche, c'est le nouvel adjoint de Richard. L'intermède
des bons d'essence excepté, c'est un honnête homme. Ils feront du bon
travail. Ah, la politique ! Sache, mon cousin, que la conférence sur le
conflit moyen-oriental a capoté. Les Amerloques ont dû séparer les deux
factions : les uns au Groënland, les autres en Terre Adélie. Avec des
pingouins ou des manchots pour voisins, mille ans de paix !
Quant au commissaire Bornas et ses hommes, ils sont sous les
verrous. Ils ont été condamnés à des travaux d'intérêts généraux et à
reconstruire la baraque brûlée de Robin à l'identique. Comme Chez
Francis. Les machines de la scierie de Santer remplacent celles que
Robin avait perdu dans l'incendie. Ainsi le bûcheron va encore pouvoir
couper une floppée d'arbres. Pas trop, quand même, il faut en laisser à
la Terre.
Félicien Dard, lui, le pauvre, a pris le chemin de l'asile. Né à
Barges, c'était écrit ! On l'a déclaré irresponsable. L'abandon de sa
femme lui avait causé un grand choc. Son neveu Hugo le remplace à
l'officine. Il nous donne des nouvelles du pharmacien, de temps en
temps. Il paraît qu'en guise de thérapie, on lui fait passer le permis
moto dans la cour. Il s'amuse comme un petit fou.
Et le Vlad ?
On ne l'a pas retrouvé, dans la cahute. Restait juste sur la table
un brevet d'invention, placé bien en évidence. Le principe d'élaboration
de l'essence de feuilles. Laissé en héritage â trois ayant droit pour les
remercier de l'avoir hébergé : Robin Dubois, Pierre Petitjean, et
Bénédikt Stucka.
Le document était signé : Vlad Drakoulescou
On pense que Vlad est allé s'installer dans les ruines du
Château de Pourcheirolles, près de Montpezat. Mais vu qu'il est difficile
d'accès, à moins d'avoir des ailes, personne n'ose y monter voir. Surtout
la nuit. Ces inventeurs sont un peu fantasques, il ne faut pas les gêner
dans leurs recherches. Ca les met en colère.
Et Jean Santer ? Ah, le Santer !
C'est le surlendemain de sa fuite qu'on a trouvé son cadavre. Il
gisait dans les bois. Exsangue. L'expression de son visage a montré que
ses derniers instants connurent l'épouvante. À la base de son cou, on a
pu très distinctement voir une marque. Deux trous. Sans doute des
dents. Dire si c'est une bête qui avait fait ça ou autre chose, nul
n'en a jamais rien su.
La justice ne se salira pas les mains. Un tel homme, s'il eût été
chef d'Etat, eût causé tous les malheurs de France. Sûr et certain.
La Loire continue de couler à deux pas, impassible. Ainsi,
quelquefois, au berceau des grands fleuves, la petite histoire se joue de
son aînée.
Bises à ta femme.
Ton cousin Robert.
Flammigel , le 2 février 2002

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