Un ange venu de Pologne

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Un ange venu de Pologne
TRADUCTION
« Un ange venu de Pologne »
Marché du travail globalisé dans les foyers privés pour les demandeurs de soins.
Sarah Schilliger et Suzy Greuter
La problématique des soins aux personnes âgées devient de plus en plus un thème dans le
débat public : « Les soins sont devenus une problématique » (Tagesanzeiger 13.01.2008),
« Situation d’urgence dans les maisons de retraite- les interventions pourraient se multiplier
(TA 04.03.2009) « Celui qui n’y est pas contraint, n’entre pas dans une maison de retraite »
(TA 19.09.2008) voici quelques exemples de gros titres. On déplore la baisse de qualité des
soins dans les maisons de retraite pour cause de pression sur les prix, de manque de
personnel et de réglementation bureaucratique renforcée de la part des directions des
institutions. Bien que la vie en institution soit plus simple, qu’une prise en charge médicale
professionnelle soit accordée, et que de nouvelles relations peuvent s’établir, pour beaucoup
de parents comme pour les personnes directement concernées, on essaie à tout prix d’éviter
une entrée en institution. On aimerait rester le plus longtemps possible entre ses quatre
murs, familiers et connus. La Suisse est une « home car society » qui repose sur un modèle
familial traditionnel : C’est pourquoi les soins sont une affaire privée, que les membres de la
famille ( et en particulier ses membres féminins) se doivent de régler. Ce sont encore
toujours des parents et des connaissances qui prennent en charge des personnes plus
âgées, s’en occupent et leur donnent des soins. Selon une recherche de Santé Suisse l’aide
aux personnes âgées de moins de 74 ans s’effectue essentiellement au travers d’un réseau
familial, de voisinage et d’amis. Dans les groupes plus âgés domine encore l’aide informelle,
même si l’intervention de Spitex (organisation d’aide à domicile) gagne en importance.
(Stutz/Strub 2006 :81). Plus de la moitié du travail de soins et de prise en charge non payé
est effectué par des femmes de 50 ans et plus (…., voir Madörin 2009). Cela peut fortement
occuper la parenté- en particulier les compagnes et les filles /belles-filles. Pour beaucoup de
femmes cela signifie un deuxième problème de conciliation : après une période consacrée à
l’éducation elles glissent dans une phase de dispensatrices de soins et expérimentent une
double charge entre le travail salarié et les soins à la parenté. Les soins internes à la famille
peuvent devenir une surcharge.
(Devoir s’occuper des membres de sa famille est encore un sentiment moral très fort en
Suisse. Souvent cependant pour la parenté c’est un tabou que de parler de son
investissement important dans les soins domestiques et on n’en parle pas à la place de
travail).
A un moment donné ou à un autre se pose la question : que faire lorsque les visites de
Spitex ne suffisent plus et que la parenté se trouve limitée dans ses capacités de prise en
charge ?
De plus en plus d’entreprises privées de soins à domicile – proposant des offres
commerciales de soins et de prises en charge- occupent ce créneau en Suisse. « Nous
intervenons lorsque les offres publics font défaut » telle est par exemple la publicité d’une
Home-Care-Firma. Les employées de Spitex n’ont souvent pas de temps pour la relation
humaine « et c’est là que nous intervenons » écrit le Home Instead Senior Care, une
transnationale nord-américaine qui dirige au niveau planétaire 850 filiales et qui a ouvert en
mai 2007 sa première filiale suisse à Bâle. »Nos dispensateurs de soins sont des partenaires
sensibles et dignes de confiance, ils aident au ménage, s’occupent de la prise des
médicaments, cuisinent les petits plats préférés ou font les courses. Ils peuvent également
conduire si nécessaire, ou organiser des sorties collectives » Ces services sont facturés
entre 27 et 42 francs l’heure qui doivent être payés par les « clients » ou par leur parenté,
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car les caisses maladie ne participent qu’aux frais de soins proprement dits, mais pas à ceux
du ménage ou de la prise en charge. Les dispensateurs de soins comme on les appelle dans
le Home Instead gagnent selon les dires de la firme entre 17 et 20 francs l’heure.
Home Instead considère la Suisse comme un futur marché intéressant : pour le moment elle
ne s’est installée que dans la Suisse allemande. D’ici quelques années il y aura deux
douzaines de bureaux régionaux et dans une deuxième phase Home Instead a le projet de
s’installer en Suisse romande et au Tessin. Comme le nombre et la clientèle de ces offres
privées de soins à domicile mues par la recherche du profit est en constante augmentation,
la branche est devenue visible pour tout le monde. En Suisse il y a un marché en expansion
pour la prise en charge privée des soins- mais il n’y a pas encore de statistique officielle à ce
sujet.
Souvent on assiste à une palette de soins - une combinaison complémentaire de prise en
charge par la parenté, de soins médicaux et corporels par Spitex et de « soins quotidiens »
(par exemple tout ce qui a trait au ménage) facturés à l’heure par des firmes privées comme
par exemple Home Instead. Mais pour des demandeurs de soins comme des malades
atteints de démence qui ont besoin d’une prise en charge 24 heures sur 24, cet arrangement
n’est souvent pas réalisable. Des firmes comme Seniorenzuhause ou Senior Home Care
offrent pour 7500 francs par mois un service de 24 heures sur 24 - ce qui est trop cher pour
la plupart des familles. Dans de tels cas la parenté est obligée de se tourner vers des
solutions accessibles financièrement et flexibles. Sur le marché du travail légal on trouve
difficilement quelqu’un qui est prêt à s’occuper d’une personne démente exigeant des soins
constants 24 heures sur 24.
« Un ange venu de Pologne » - c’est l’appellation que donne une agence de publicité pour
des travailleuses du care offrant des soins 24 heures sur 24 grâce à un personnel flexible et
polyvalent (MDT-Agentur, www.betreuungskraft24.de). Un nouveau modèle informel de
soins fait fureur aussi en Suisse .Selon les dires de connaisseurs de la branche de plus en
plus de personnels pour cette prise en charge sont recherchés dans les pays à salaires très
bas – comme par exemple l’Europe de l’Est- et vivent logés-blanchis au domicile des
personnes nécessitant des soins, c’est-à-dire de manière « live-ins », pour un modeste
salaire (« live-in s’oppose à « live-out » et signifie que la travailleuse du care vit dans le
même foyer que la personne nécessitant des soins). Entre temps on trouve en Suisse
l’étrange appellation de « Senio-Pair » pour désigner cette relation de type « Au-Pair » dans
les foyers privés avec des personnes âgées nécessitant des soins. La firme
HausPflegeService avec son siège dans l’Oberland zürichois (www.hauspflegeservice.ch)
décrit le Senio-Pair comme « une personne qui a du temps pour des promenades, pour faire
les courses, pour maintenir les relations sociales et pour tout ce qui est nécessaire à un
foyer et à ses membres. Elle habite chez vous et doit être « un membre de la famille »,
exactement comme les « Au-pair » dans les jeunes ménages ».Au contraire de la situation
des « Au pair » qui est en Suisse soumise à une réglementation qui stipule qu’une « Au
pair » ne doit pas travailler plus de 5 heures par jour pour la prise en charge des enfants ou
d’autres petits travaux, les conditions des « Senio-Pair » sont toutes différentes : c’est sur
elles que repose en permanence toute la responsabilité pour les soins et la prise en charge
de personnes nécessitant des soins .
( En fait y compris pour des jeunes femmes qui travaillent Au-Pair dans des foyers avec
enfants, cette réglementation est rarement respectée. L’image publique de la situation AuPair comme l’occasion d’un échange culturel correspond rarement à la réalité de jeunes
femmes d’Europe de l’Est, voir à ce propos Hess 2005).
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Régime de travail et de migration circulaire pour les femmes des pays de l’Est
Le foyer privé est devenu au niveau mondial une place de travail importante, le plus souvent
informelle et précaire pour des migrantes. En Allemagne on estime qu’entre 100’000 et
200’000 personnes donnent des soins et prennent en charge des personnes âgées dans des
ménages privés - que ces personnes sont surtout originaires des pays de l’Est, et qu’elles
travaillent légalement comme illégalement. (Lutz 2009 :43). Un même type d’arrangement
pour une embauche précaire de migrantes dans une prise en charge à domicile des
personnes âgées se retrouve en Autriche et en Italie (Théobald 2009 :34).
(Cette tendance à engager de manière informelle des migrantes dans les soins à domicile ne
se marque pas de la même manière dans tous les pays européens, par exemple en
Scandinavie et dans les Pays-Bas, cet arrangement pour les soins à domicile représente
une exception, entre autre parce que dans ce domaine des soins, il y a plus de services
institutionnalisés, réglementés et ambulatoires, et un système de sécurité sociale plus
englobant) (Theobald 2009 : 28,35).
En Suisse aussi l’engagement dans les ménages privés augmente, et devrait selon les
estimations du syndicat UNIA avoir plus que doublé ces dix dernières années. Les places de
travail à plein temps estimées au nombre de 125’000 se composent cependant de tâches
très différentes comme « Nettoyer, laver, repasser, faire les courses, garder les enfants,
soigner des personnes âgées, cuisiner, servir ou débarrasser la table » et il n’existe pas
vraiment d’estimation exacte du nombre de personnes engagées dans les ménages privés
pour les soins et la prise en charge de personnes âgées ou malades (UNIA 2007). Au
contraire de l’Allemagne ou de l’Autriche, où il y a depuis quelques temps un débat public sur
le travail salarié informel de prise en charge de personnes nécessitant des soins dans les
ménages privés .
( Il s’agit souvent dans la presse allemande d’un discours dénonçant un scandale et en
criminalisant les acteurs, qui s’attaque surtout au femmes migrantes : »clandestines dans les
soins », « travail au noir « etc…)
Cette problématique ignorée en Suisse reste un tabou, Aussi bien dans le discours public
que dans la recherche ce sujet a été très peu traité. A cause du caractère informel de la
plupart des rapports de travail dans ce domaine, il n’y a pas de chiffres officiels ni de
statistiques. Les descriptions et estimations qui suivent s’appuient sur les premières
recherches menées par Sarah Schilliger dans le cadre de son travail de mémoire sur les
travailleuses du care originaires d’Europe de l’Est qui ravaillent dans des ménages privés
en Suisse.
(Nous utilisons l’appellation de « travailleuse du care » pour le personnel qui effectue un
travail de soins et de prise en charge de personnes dépendantes dans des foyers privés. Le
travail du care est ici pris dans son sens large, au sens des trois C : Caring, Cooking,
Cleaning. Une différenciation entre des services personnalisés et d’autres appropriés (purs
soins et prises en charge versus pur travail ménager) est difficile car il s’agit souvent d’une
combinaison et d’une imbrication des deux champs d’activités, mais les deux sont centraux
pour la production d’un certain niveau de vie.)
Parmi les « Senio-Pairs » d’Europe de l’Est – c’est-à-dire des travailleuses du care qui vivent
dans le ménage des personnes nécessitant des soins- on trouve dans la plupart des
situations connues le plus souvent des femmes âgées de plus de 45 ans. Les motivations
pour s’engager dans un rapport de travail dans un ménage privé en Suisse sont multiples,
l’aspect économique semble cependant primer. Il s’agit souvent de femmes bien formées, et
parfois des universitaires, qui à cause d’un taux de chômage élevé et de bas salaires,
cherchent du travail à l’ouest pour nourrir leur famille dans les pays d’origine et pour pouvoir
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donner à leurs enfants une bonne formation. Ici en Suisse on n’exige pas leur qualification
professionnelle, mais d’autres compétences qui sont propres « à la nature » des femmes , à
leur sexe. c’est-à-dire leur capacité à exécuter le travail du care, c’est-à-dire à soigner de
vieilles personnes, à les prendre en charge et à tenir un ménage en cuisinant, nettoyant et
lavant.
Les femmes originaires des pays de l’UE élargie pratiquent le plus souvent une forme de
migration pendulaire ( appelée aussi « navette-migration » ou « migration circulaire ». Elles
travaillent quelques mois en Suisse puis retournent quelques temps dans leur pays d’origine
avant de revenir en Suisse dans le même foyer. Souvent elles partagent la place de travail
avec une autre personne. Par cet arrangement les femmes peuvent régulièrement s’acquitter
de leurs propres devoirs envers leurs familles, et en même temps contribuer au revenu
familial. La migration pendulaire permet à ces femmes de continuer à mener une vie dans
leur propre pays bien qu’elles y trouvent difficilement ou pas du tout des moyens d’existence.
Ainsi on n’émigre pas pour quitter le pays, mais plutôt pour pouvoir y rester. (Morokvasic
1994). A cela on constate que cette manière « d’exister à deux endroits différents (Hess
2005 : 226 s.) permet de transnationaliser le risque social. Dans la recherche des sciences
sociales sur la migration on parle de cette forme d’activité pendulaire comme « d’une
migration transnationale » pour essayer de dépasser le modèle binaire existant entre
« émigration » et « immigration », les facteurs « push » et « pull » et pour attirer l’attention
sur les pratiques de ces migrantes qui déjouent les frontières. A travers cette perspective
transnationale on remarque par exemple comment les migrantes organisent leurs activités,
leur projet de vie, leurs décisions et aussi leur identité dans les deux contextes à la fois.
(De nouvelles technologies comme Skype offrent la possibilité de maintenir une
communication quotidienne avec la famille au pays sans trop dépenser. Cela facilite la
pratique de foyers transnationaux et les arrangements transnationaux des mères et de leur
progéniture(voir Lutz 2008).
La vie entre les deux « mondes » est rendue possible par des réseaux transnationaux dont
les différents acteurs appartiennent aussi bien aux pays d’origine qu’à la Suisse : des
parents et des connaissances qui travaillent déjà à l’étranger, en passant par des agences
sur internet et des « intermédiaires » jusqu’aux contacts personnels avec des familles en
Suisse qui ont des personnes nécessitant des soins. Ces dernières semblent se procurer en
sous-main des infos et des numéros de téléphone de Senio-pairs. Les réseaux
transnationaux informels sont de ce fait d’une grande importance parce qu’en Suisse
actuellement la politique de la migration laisse très peu de place pour un recrutement légal et
formel de travailleuses migrantes du care.
A travers la libre circulation élargie des personnes dans le cadre de l’élargissement de l’UE à
l’Est, les Européennes de l’Est ont obtenu une liberté d’établissement et de déplacement, ce
qui a pour conséquence qu’elles séjournent légalement en Suisse. Mais à cause des
restrictions à l’entrée sur le marché du travail suisse beaucoup de travailleuses du care d’
Europe de l’Est qui travaillent dans les ménages privés n’ont pas de permis de travail officiel.
Certaines se meuvent dans une zone grise entre occupation légale et illégale. A cause de la
complexité de la situation juridique ni les migrantes ni les employeur-ses ne parviennent
souvent à donner des indications sûres sur l’aspect légal du rapport de travail, et comme
chercheuse il n’est pas simple d’acquérir dans « cette jungle » un aperçu des diverses
formes de rapports de travail formels et informels. Des formes juridiques qui se meuvent
dans cette zone grise sont par exemple l’engagement « d’indépendants » suivant la
réglementation concernant les services de l’UE comme aussi le « travail intérimaire » dans le
cadre de la nouvelle réglementation des « travailleurs détachés » D’après ces
réglementations des indépendants et des entreprises issues des nouveaux pays de l’Union
peuvent offrir leurs services dans d’autres pays de l’Union et en Suisse.
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( Dans le cas de travailleuses du care dans les ménages privés il s’agit d’une forme
irrégulière d’indépendance puisqu’il n’y qu’un seul employeur duquel dépend totalement
cette soit-disante indépendance ).
Les assurance sociales et l’assurance vieillesse doivent être payées par les travailleuses du
care ou des entreprises intermédiaires dans le pays d’origine. En fait ce type de travail ne
repose sur aucune norme juridique sûre ni sur aucun système de sécurité sociale. Et
pourtant certaines agences de placement qui offrent leur service sur internet se réclament de
cette norme juridique. La MDT-Agentur qui a son siège en Pologne en est un exemple, elle
qui engage du personnel polonais pour travailler en Suisse. Les travailleuses du care sont
engagées par la firme en Pologne et paient dans le pays d’origine des impôts, les cotisations
d’assurance et de sécurité sociale. Contre une taxe d’engagement de 850 euros par année,
une travailleuse du care peut être engagée pour un salaire mensuel de 1200-1500 euros,
logement et nourriture compris. Il en va de même pour la firme internationale McCare qui
fonctionne aussi selon la réglementation réglant les « travailleurs détachés ». Cette firme va
vraisemblablement devenir « officiellement » active à partir de l’automne 2009 en Suisse comme cela fut répondu à une demande personnelle par e-mail.
Il semble cependant que ce qui se propage le plus, c’est le rapport de travail irrégulier qui se
constitue à partir de réseaux informels et dans lequel ni l’employeur (le plus souvent la
famille de celle ou de celui qui nécessite des soins)ni la travailleuse du care n’ont à payer de
cotisations sociales, d’impôts ou de taxes d’engagement. Cependant plus le rapport de
travail est irrégulier, plus la qualité des conditions de travail dépend de la « bonne volonté »
de l’employeur - ce qui est fortement le cas avec l’arrangement Live-in dans lequel la
travailleuse du care est fortement dépendante de son employeur et où les horaires de travail
sont sans limite et flexibles.
Travail précaire : exemple d’un Senio-Pair polonais
Pour donner une image des conditions de travail et de vie de travailleuses migrantes du
care, nous aimerions présenter l’arrangement d’un Senio-Pair et sa situation concrète.
Madame Baumann âgée de 91 ans souffre de démence et ne peut plus quitter le lit et son
appartement de 3 pièces et demie dans un quartier de la ville de Bâle. Depuis quelques
temps elle est prise en charge et soignée par Magdalena Rutkowska jour et nuit. Magdalena
Rutkowska s’échange avec une autre femme de Pologne, et elle fait la navette tous les 3
mois entre la Suisse et le petit village du Sud de la Pologne où elle vit avec sa famille.
L’économiste de niveau universitaire ne gagne que très peu dans sa patrie. Lorsque ses 3
enfants arrivèrent au gymnase, elle rechercha une possibilité de gain en Allemagne ou en
Suisse pour pouvoir payer les coûts des études des enfants.
La journée de travail de Magdalena Rutkowska est sans limite- souvent elle doit se lever la
nuit plusieurs fois pour s’occuper de Madame Baumann. Matin et soir l’organisation des
soins à domicile Spitex intervient brièvement et elle aide pour les soins corporels. C’est un
travail pénible, d’après Mme Rutkowska, car Madame Baumann ne tient plus sur ses
jambes. Il y a pratiquement quelque chose à faire tout le temps : en plus de faire les courses,
préparer les repas, laver le linge, repasser, ranger et nettoyer l’appartement, Madame
Rutkowska passe beaucoup de temps au bord du lit de Mme Baumann pour lui donner son
repas, la retourner dans son lit, lui changer les langes ou simplement pour essayer de la
calmer pendant ses moments de douleur et d’angoisse, ou simplement pour lui tenir
compagnie. Le fait que Mme Rutkowska loge dans l’appartement de Mme Baumann, certes
lui évite de payer un loyer, mais cette présence permanente a comme conséquence qu’elle a
très peu de temps libre et très peu de sphère privée. De temps en temps Magdalena
Rutkowska trouve du temps pour une promenade dans le parc du quartier ou alors elle
rencontre une amie slovaque qui travaille aussi à Bâle comme Senio-pair. Pour cet emploi
qui requiert une pleine responsabilité au niveau des soins, une présence permanente et une
implication psychique et physique considérable, Mme Rutkowska gagne une salaire mensuel
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de 1800.FCH-, sans compter les frais de téléphone et d’internet, le prix du billet aller et
retour, dépenses qui sont à sa charge. A cela s’ajoutent encore les frais d’assurance maladie
et d’assurances sociales qu’elle paie elle-même en Pologne.
Salaire misérable, contrat de travail informel sans sécurité sociale, pas de vacances payées,
pas de poursuite du paiement du salaire en cas de maladie, peu ou pas de protection (par
exemple en cas d’accident), pas de sécurité de l’emploi, et des horaires illimités, très
flexibles : le contrat de travail de Mme Rutkowska correspond à l’ensemble des critères qui
définissent ce que l’on désigne communément par travail précaire.
L’arrière-plan de l’augmentation de la demande du care dans les foyers privés
Quelles sont les conditions qui conduisent à l’augmentation de la demande du care dans les
foyers privés et qui amènent à l’apparition de nouveaux arrangements du care et à la
constitution d’un marché du travail du care informel - un marché du travail précaire qui est
fortement genré comme ethnicisé ( dans ce domaine ne travaillent presque que des femmes
et beaucoup de migrantes) ?
Les conditions en arrière-plan de ce phénomène sont multiples et ne peuvent être comprises
que si nous analysons les bouleversements qui se passent dans l’économie du care en
Suisse (voir Mädorin 2009). A ce propos on constate à côté d’une évolution démographique
comment la collaboration entre différents secteurs de la société - la famille, l’Etat, les
organisations de la société civiles non orientées sur le profit et le marché- se constitue dans
le financement et l’exécution du travail du care pour les personnes âgées et quels
déplacements s’opèrent entre les secteurs. A ce sujet on peut faire quelques remarques.
a)Le nombre de personnes nécessitant des soins augmente : l’évolution démographique
La recherche statistique sur le besoin en soins est très lacunaire en Suisse. Höpflinger et
consorts (2005) évaluent pour l’année 2005 le nombre de personnes âgées nécessitant des
soins de 115'000 à 135'000 personnes dont environ un tiers est pris en charge dans un foyer
privé.
(Il faut faire attention au fait que « âgé » ne veut pas dire automatiquement « nécessitant des
soins » : selon une évaluation de Höpflinger et cons. (2005) le pourçentage des personnes
âgées de plus de 64 ans nécessitant des soins se situe autour de 10-11.5%. Les rentiers
relativement jeunes sont aujourd’hui les volontaires indispensables à la prise en charge des
petits enfants comme à l’aide aux personnes plus âgées dans le cadre familial comme celui
du voisinage (déjà cité et Madörin 2009).
A cela s’ajoute un nombre plus important de personnes nécessitant des soins légers qui vont
être aidées à la maison.
(Ici se pose la question de la signification du terme « aidées ». Le plus souvent ce terme
recouvre une aide non-rétribuée qui concerne les achats et le travail ménager comme
nettoyer et faire la lessive).
Dans l’ensemble le nombre considéré des personnes âgées nécessitant des soins qui se
trouvent dans des foyers privés se situent autour de 147'000 personnes (BFS 2005 :88). A
l’avenir on va assister à une augmentation des personnes âgées nécessitant des soins, ceci
étant dû à un changement démographique- la génération du baby-boom arrivant maintenant
à un âge proche de la mort. Quelle sera l’ampleur du phénomène, c’est difficile à dire. Selon
l’Office fédéral de la statistique pour la période 2005-2015 la population des plus de 65 ans
va augmenter de 25%. De manière conforme le nombre de personnes nécessitant des soins
jusqu’en 2015 va continuer à augmenter, cependant moins fort que ce qui ressort des
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prévisions démographiques linéaires, ceci à cause des progrès dans le domaine social et
médical (Höpflinger et cons. 2003). A cause de l’augmentation de l’espérance de vie toujours
plus de personnes vont atteindre un âge dans lequel intervient une démence –et en
conséquence une augmentation des malades atteints de démence est envisagée. (déjà cité)
b) Le potentiel de soins informel dans la famille atteint des limites
Actuellement 96% des personnes âgées soignées par Spitex sont prises en charge pour le
reste des soins par la famille (Höpflinger et cons.2005). Cependant ce modèle qui
s’accompagne souvent d’une charge de soins très importante pour la parenté féminine arrive
tendanciellement à ses limites- surtout à cause des changements au niveau de la société :
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Les foyers dans lesquels cohabitent trois générations ont presque disparu : en 1970
20% des foyers vivaient encore sous ce modèle, en 2000 il n’y en a plus que 3% (Fux
2005 :61).Comme les familles ont tendanciellement moins de descendants, il n’y a
plus 5 enfants qui peuvent se partager la prise en charge de leurs parents, c’est le
plus souvent un descendant ou deux qui se partageent cette prise en charge.
Vu l’augmentation de la mobilité les enfants vivent toujours plus loin de leurs parenté
nécessitant des soins.
Enfin la proportion des femmes salariées en Suisse ces 40 dernières années a
beaucoup augmenté, de 30% à plus de 70%, ce qui signifie que reposent sur les
femmes qui traditionnellement donnent les soins, et la charge du travail salarié et
celle du travail domestique. Les exigences de flexibilité et de mobilité ont fortement
augmenté dans le domaine du travail salarié, ce qui alourdit considérablement la
conciliation entre le travail de soins, la prise en charge et la profession.
Ces facteurs ont pour conséquence qu’on va assister à une augmentation de la délégation
du travail du care à du personnel payé occupé à donner des soins et à prendre en charge
des personnes dépendantes.
c)Dans le domaine des soins aux personnes âgées on assiste à une privatisation et à une
marchandisation du secteur
Le domaine des soins aux personnes âgées comme d’ailleurs d’autres secteurs de la
politique sociale subit un processus de re-privatisation et de marchandisation (voir Schilliger
2009) qui entraîne la constitution d’un marché du travail du care dérégulé :
Re-privatisation : à cause de l’incitation à faire des économies dans le domaine de la santé,
les hôpitaux sont de plus en plus gérés selon les méthodes propres au marché du « New
Public Management ».Par exemple on introduit les coûts forfaitaires d’après lesquels un
intervention médicale ne va être évaluée que d’un point de vue forfaitaire. Lors
d’interventions qui sont coûteuses et durent plus longtemps que la moyenne, l’hôpital génère
des pertes, alors que lors d’interventions courtes il enregistre un profit. Les patients « les
cas » vont être renvoyés plus vite « chez eux » suivant cette logique d’économie, certaines
fois avant qu’ils ne soient vraiment en bonne santé (« renvois sanglants »). En silence
l’officialité admet que le travail du care qui va s’imposer vu la réduction de la durée du séjour
hospitalier va être effectué par les membres (le plus souvent féminins) de la famille, ou par
des connaissances ou par des voisins. Une partie des soins jusque là organisés à un niveau
public va être de plus en plus déplacée dans le domaine privé, car la poursuite des soins et
la convalescence sont très souvent en lien avec un investissement supplémentaire des
épouses, des filles, des mères etc. Si les soins ne sont pas pris en charge par la parenté, ils
doivent être achetés « sur le marché » auprès de fournisseurs de Home-care ( chez des
fournisseurs publics comme Spitex et/ou auprès d’entreprises privées).
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Marchandisation des soins ambulatoires : Même dans le domaine des soins ambulatoires
des institutions soit disant non-orientées sur la rentabilité sont de plus en plus organisées
selon les méthodes du « New Public Management ». Fait partie de ce contexte entre autre la
suppression depuis 2008 de la subvention au paiement des salaires de Spitex prise en
charge auparavant par le fond national de l’AVS qui couvrait jusque là le 16% des dépenses
salariales de Spitex. Ceci a contribué à augmenter la pression pour faire des économies et
des critères « de rentabilité » ont gagné en importance.
(Comme Mascha Madörin (2009) le décrit pertinemment, le travail du care se laisse
difficilement rationaliser. Tandis que dans le secteur industriel plus de produits peuvent être
fabriqués moins cher et en moins de temps par l’introduction de machines, cela n’est pas
possible dans le domaine des prestations de soins aux personnes dépendantes. Soigner un
malade prend du temps. C’est pourquoi ces prestations en comparaison avec la production
de marchandises deviennent toujours plus cher – et donc il faut baisser les salaires ou
diminuer la qualité des prestations).
Les employés de Spitex doivent accomplir leur travail de plus en plus comme « à la chaîne »
(« presque une taylorisation ») et doivent protocoler chaque minute, de telle sorte qu’il reste
peu de temps pour un entretien personnel ou la réponse à un besoin de la personne
dépendante qui ne figure pas dans le catalogue fortement réglementé des tâches à
effectuer. Les assurances maladie ne prennent en charge que les soins corporels, le reste
des tâches quotidiennes liées à la tenue d’un ménage (par exemple faire les courses, faire la
lessive) ou des services de prise en charge (comme par exemple faire une promenade) est à
la charge de l’assuré-e –c’est-à-dire du « client ». Spitex se limite de plus en plus aux soins
corporels - on peut le constater de manière exemplaire dans l’évolution de Spitex dans le
canton de Bâle-ville où les soins proprement dits ont augmenté de 67% ces dix dernières
années, les tâches du ménage/la prise en charge ont par contre diminué de 30% durant la
même période (statistiques sur les services de Spitex Bâle 1999-2008). Ces services sont
souvent offerts par des privés, ils coûtent moins cher et suivent mieux la demande. C’est
pourquoi on assiste à toujours plus de concurrence entre des entreprises privées qui
cherchent des contrats et des clients dans le domaine de la prise en charge et des services
à domicile.
Bilan et synthèse
En comparaison internationale on constate que l’importance du travail du care payé et
informel dans le Home-care dépend essentiellement de la manière avec laquelle la prise en
charge et les soins sont financés par des fonds publics et comment les prestations et la
réglementation de ce secteur sont organisées. Une lacune dans la prise en charge étatique
entraîne le développement d’un marché du travail privé - souvent informel dans le domaine
des soins (Theobald 2009 :32). Cette évolution va aussi concerner la Suisse d’après la
directrice de l’Association professionnelle suisse du personnel soignant (SBK), Elisabeth
Wandeler : « Plus on va reporter une part des coûts des soins sur les patients ,plus le
marché va se développer. Les signes qui sont donnés par le nouveau financement des soins
vont exactement dans ce sens »(Krankenpflege 4/2009).Le marché du Home-care privé va
considérablement augmenter grâce aux réformes en cours dans le secteur des soins. Les
prévisions sont cependant assez vagues car il existe dans ce domaine une grand Black Box
qui doit encore être analysé. Comme les enquêtes dans ce marché du travail informel ne
sont pas très pertinentes et tendent plutôt à montrer « la pointe de l’iceberg », il faudra
développer des recherches qualitatives et des réflexions qui englobent les aspects
ethniques.
Entre temps on insère le travail du care dans le marché globalisé.
(Par exemple en mars 2009 la conférence des directeurs des départements de la santé a
exprimé la proposition que, tenant compte du manque de personnel dans les hôpitaux et les
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homes en Suisse (selon une étude on aura besoin dans les 10 prochaines années de 25'000
personnes supplémentaires pour faire face aux besoins de soins et de thérapie)on engage
des Philippines bien formées)
L’exemple des travailleuses du care d’Europe de l’Est qui exercent une prise en charge 24h
sur 24, pose des questions à un niveau global : de quelle manière de nouvelles
dépendances globales et de nouvelles inégalités se développent au travers de ce « carearrangement » ? Quelles conséquences a cette immigration de travailleuses du care pour
l’économie du care dans les pays d’origine (concept « care-drain ») ? Qui s’occupe par
exemple des membres de la famille que les migrantes laissent dans leur pays d’origine ?
(Entre temps la fille de Magdalena Rutkowska a eu un enfant. Pendant que Madame
Rutkowska est chez elle en Pologne, grand-mère, elle s’occupe de l’enfant, et pendant son
absence le bébé est pris en charge par une « nanny » ukrainienne (après 1989 l’offre public
de garde des enfants a été fortement diminuée et la prise en charge des enfants est
devenue « une affaire privée ») Ceci est un exemple concret d’une « Global Care Chain »
( une chaîne mondiale de prise en charge, comme on appelle ce phénomène de
transmission au niveau mondial des services du care).
Ainsi on peut voir clairement que les rapports d’exploitation et de dépendance se déplacent
et se mondialisent.
Face à la dimension globalisée et multiple du phénomène des travailleuses du care dans les
foyers privés il n’existe pas de revendications ni de solutions simples. Il s’agit d’un champs
politique complexe qui interpénètre les problématiques de l’arrangement entre les sexes, de
la politique de l’Etat providence comme aussi de l’actuel régime régissant la migration Il est
urgent de développer des stratégies politiques différenciées et pourtant liées entre elles : des
stratégies syndicales (réglementation de la place de travail dans les foyers privés, par salaire
minimum),des stratégies sociales (par exemple développement et financement d’une
infrastructure sociale orientée sur les besoins dans le domaine du care), des stratégies de
genre (redistribution des aptitudes du care entre les sexes), des stratégies concernant la
politique migratoire (liberté de circulation mondialisée et revendication de droits
transnationaux au niveau social, politique et économique). Il manque encore aujourd’hui une
vision à long terme, transnationale d’une organisation du travail du care concernant
l’ensemble de la société et orientée vers les besoins.
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