LE LANGAGE
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LE LANGAGE
1 LE LANGAGE Le langage est-il le propre de l'homme ? INTRODUCTION Qu’entend-on par langage ? C'est une notion vaste qui englobe tout ce qui communique ou exprime quelque chose. On parle du langage des animaux, du langage humain, du langage des machines, du langage gestuel, du langage mathématique, du langage des arts et même du langage des fleurs. Ainsi, au sens large, le langage désigne-t-il tout système d’expression, de communication, de signes par lequel on transmet un message (signes vocaux, graphiques, naturels). Par signe il faut entendre toute chose qui, par rapport naturel (la fumée, signe du feu) ou par convention (les mots), renvoie à autre chose. Toutefois, force est de constater que les machines sont encore très loin de savoir traduire en temps réel une conversation entre deux personnes parlant deux langues différentes. Au XXe siècle, le mathématicien anglais Alan Turing, père de nos programmes informatiques et de l’intelligence artificielle, se demande ce qui permettrait de dire d’un ordinateur qu’il est capable de penser ; sa réponse est la suivante : il faudrait qu’il puisse soutenir une conversation avec un être humain. D’autre part, comme nous le verrons, les tentatives pour apprendre à parler aux primates se sont soldées par un échec : on a réussi tout au plus à apprendre à des chimpanzés à échanger des jetons contre des récompenses. Dès lors, au sens strict, on entend par langage une capacité caractéristique de l’être humain qui le rend apte à exprimer des pensées distinctes à l’ide de signes distincts. La notion de langage est la faculté de constituer une langue. La langue est le système de signes articulés servant à l’expression et à la communication des pensées, propre à une communauté humaine. Alors que les langues sont innombrables et très diverses, le langage apparaît, au contraire, comme une faculté fixe et universellement répandue dans l’humanité. En outre, les langues sont faites pour être parlées. Or le phénomène de la parole constitue un fait de langage distinct de la langue : si chaque langue est le bien commun d’une collectivité humaine, toute prise de parole relève d’ l’initiative d’un sujet parlant ; la parole est un acte individuel, tandis que la langue est l’expression des institutions sociales. La parole est donc la mise en œuvre individuelle du langage dans une langue déterminée, afin de dire quelque chose (en général à quelqu'un); elle ne suppose pas essentiellement la voix : en effet, un sourd-muet ne peut certes pas émettre de sons mais il dit bien quelque chose à quelqu'un par l'intermédiaire de gestes (signes). Si tous les faits de langage ont en commun la communication, c’est-à-dire l’action de faire part à quelqu’un de quelque chose, de transmettre une information, la langue n’est pas un instrument de communication comme les autres. Elle se distingue par sa complexité ; même si elle se compose d’un nombre fini de signes, elle est infiniment riche, ses capacités expressives sont indéfiniment étendues. En ce sens, ne peut-on dire que le langage est le propre de l’homme, que cette faculté est constitutive de l’humanité ? A-t-on raison d’affirmer que seuls les hommes parlent vraiment et que la ligne de démarcation entre nature et culture se situe dans le langage articulé, fait culturel par excellence (il est d’abord une partie de la culture puisqu’il est une aptitude que nous recevons de la tradition; il est ensuite un 2 instrument essentiel par lequel nous nous assimilons la culture de notre groupe) ? L’homme est-il le seul être vivant à avoir un langage ? La fonction langagière est-elle la condition de l’exercice de la pensée et de la rationalité ? L’enjeu de la question est alors de savoir si l’homme est un animal comme les autres. I) HOMO LOQUAX Le langage humain est un système de signes très complexe tant au plan de la nature des signes qui le composent et de leurs règles de combinaison, que par les fonctions qu’il remplit. Qu'est-ce qui, dès lors, caractérise le signe linguistique ? A) LES MOTS ET LES CHOSES Si l’on définit le langage comme «l'usage de signes qui ne sont pas des choses, mais valent pour des choses» (Paul Ricœur, «Le paradigme de la traduction», in Sur la traduction, Bayard, 2004, p.23), un signe représente une chose, une situation, une idée avec laquelle il entretient un lien soit naturel, soit conventionnel. La question qui est ici posée concerne le rapport qu’entretiennent les mots et les choses. Les mots sont-ils conformes aux choses qu'ils désignent ? Pourquoi les choses ont-elles des noms ? A.1) La rectitude des noms Comment les mots correspondent-ils aux choses qu'ils désignent ? Problème de la rectitude des noms : est-il possible pour des noms d'être corrects ? Dans le Cratyle, Platon met en scène deux personnages qui soutiennent des thèses adverses, selon un clivage, cher aux sophistes, qui oppose nature et convention. Cratyle soutient la thèse naturaliste: «Qui connaît les noms connaît aussi les choses». Les mots sont faits pour nous instruire sur la réalité. Les mots sont justes par nature et révèlent l'essence des choses; à chaque chose appartient un nom naturel et approprié; ce nom est le même pour tous les hommes et leur a été attribué par un législateur originel, doté d'une intuition surhumaine de la nature de toutes choses. Il y avait, à l’origine, une langue unique, composée de sons imitatifs, qui aurait été perdue pour certaines raisons inconnues. Pour illustrer cette thèse, on pourrait donner l'exemple des onomatopées dont la prononciation rappelle le son produit par l'être ou la chose qu'il dénote («glouglou» «teuf teuf», «bang»). Le mot cigogne vient du latin ciconia, qui évoque le double claquement de bec de la cigogne. D'où la grande valeur de l'étymologie (etumos : vrai) : la pratiquer ce sera toujours trouver la conformité des mots aux choses auxquelles ils correspondent. Revenir à origine des mots, à leurs racines, ce serait comprendre leur essence. On peut objecter à Crtayle que l’exemple de la cigogne est une exception. Même les onomatopées, qui sont des mots dont le signifiant vise à imiter le son produit par l’objet qu’elle désigne (meuh, ouaf-ouaf, miaou, vroum, clac, etc.), sont aussi arbitraires et conventionnelles : d’une langue à l’autre elles changent, et ne relèvent donc pas d’une imitation naturelle de l’objet. On peut même dire que les onomatopées dérivent des moyens sonores dont dispose une langue (en anglais, «cocorico » est imprononçable ; en français, l’anglais « cock-a-doodle-do » est imprononçable également). 3 Hermogène, l'interlocuteur de Cratyle, défend, au contraire, la thèse conventionnaliste selon laquelle la liaison du mot à la réalité qu'il signifie n'est pas autre chose qu'un accord et une convention entre les locuteurs qui décident ensemble des termes qu'ils considèrent comme corrects, ce pourquoi les noms des mêmes choses diffèrent selon les peuples. Selon Hermogène, les noms ou les mots sont des conventions, fondées dans la volonté des sujets individuels. N’importe quel mot peut convenir pour désigner n’importe quelle chose. Dans le cours du dialogue, Socrate adresse des objections aux deux thèses. A Hermogène, il répond que sa conception du langage entraîne un relativisme de tous les énoncés : si les noms qui les composent sont entièrement arbitraires, les énoncés euxmêmes seront dépourvus de toute réalité objective. A Cratyle, il oppose que dans cette hypothèse où les noms désignent les choses telles qu'elles sont, on ne comprend guère comment un énoncé faux est possible. Ces deux thèses, pour opposées qu’elles soient, ont un fondement commun : les mots sont conformes aux choses, et les désignent de manière pertinente, judicieuse. Le mot a pour fin de véhiculer l'essence, il indique et notifie le sens. L'essence est conçue comme unité organisée de sens, ensemble de significations bien déterminées, cela même qui protège le langage contre tout arbitraire. C'est seulement sur la nature de cette conformité que Cratyle et Hermogène ne s'entendent pas : conformité naturelle pour Cratyle, conformité conventionnelle pour Hermogène. Dans les deux cas, la question consistant à se demander si la relation entre les noms et les choses est conventionnelle ou naturelle est mal posée. Est-il certain que les mots désignent les choses ? Socrate suggère que les noms ne sont pas à mettre en relation avec les réalités sensibles ou matérielles, car ces réalités sont si changeantes que l'attribution d'une dénomination fixe et correcte n'est guère envisageable. Elles sont davantage à mettre en relation avec les idées, dans ce qu'elles ont d'absolu et d'immuable. A.2) Signifiant et signifié La thèse de Ferdinand de Saussure est que les mots ne désignent pas les choses, de sorte que le langage n'est pas conformité à l'être : il est signe. Si le langage ne servait qu'à désigner les choses par imitation, alors on ne voit pas pourquoi on userait de mots puisqu'on pourrait très bien se contenter du geste. Selon Ferdinand de Saussure (Cours de linguistique générale), le signe linguistique est double, il est l’association d’un signifiant et d’un signifié. Le signifiant est la forme matérielle du mot, constituée de lettres ou de sons, l’empreinte psychique du son dans le cerveau; le signifié est la représentation mentale («image acoustique») qui donne son sens au mot et qui ne se confond pas avec la réalité que le mot désigne (le référent), et à laquelle il renvoie. Caractère psychique de nos images acoustiques «sans remuer les lèvres ni la langue, nous pouvions nous parler à nousmêmes ou nous réciter mentalement une pièce de vers.» (Saussure, op.cit., p.98). Par exemple, le mot soeur est un signe appartenant à la langue française. Lorsque ce signe est prononcé devant un locuteur francophone, ce dernier perçoit la succession de sons s-ö-r, c’est-à-dire un ensemble sonore, et à cette perception s’ajoute immédiatement un concept, une idée générale (l’idée de sœur, par exemple). Les éléments qui composent le mot «maison» ne sont compris que dans la mesure où leur énonciation et leur audition sont inséparables des représentations mentales associées au mot «maison» par les utilisateurs de la langue française. 4 Ce qui est signifié, dès lors, ce n'est pas une chose, mais un concept, par lequel le locuteur se représente la chose et regroupe plusieurs choses sous un même mot, sous une même appellation, à partir de leurs points communs («chaise» : tout ce qui sert à s'asseoir). Dans cette perspective, nommer n'est pas reproduire, mais classer; les mots ne sont pas étiquettes collées sur les choses : «les langues, en parlant le monde, le réinventent» (Claude Hagège, L'homme de paroles, p.170). Le langage ne renvoie donc pas directement à la réalité; c'est la façon dont on pense le monde et non le monde. Les mots qui constituent les langues humaines, qualifiés de signes linguistiques, présentent des caractères assez proches des symboles, à ceci près qu’ils sont totalement arbitraires ou «immotivés». Le symbole, au contraire, n'est jamais tout à fait arbitraire : Le rapport entre le symbole linguistique et ce qu'il désigne (le référent) n'est ni naturel, ni explicable : il n'y a aucune raison pour que le mot «chaise» désigne l'objet que nous appelons généralement ainsi. Le signifié bœuf aura pour signifiant b-ö-f en France et en Angleterre o-k-s. Dès lors, la signification d’un signe, autrement dit le signifié, n’est valable qu’à l’intérieur d’un groupe humain particulier. Le signifié est conventionnel. Très concrètement, cela veut dire qu’un même signe, d’un groupe à l’autre, a toutes les chances de signifier des choses différentes, et que plus généralement, le moindre geste, la moindre attitude, qui peut nous sembler avoir une signification « normale », c’est-à-dire naturelle, donc universelle, n’a en réalité un sens que par rapport au groupe auquel il appartient. Mais ce signe arbitraire est psychologiquement automatique, nécessaire : je ne suis pas libre de l'inventer à mon gré. La convention qui préside au choix des signifiants est d'origine sociale, elle relève de la transmission historique de la langue : par exemple, table en français vient du latin tabula; si nous mettons un s à puits ou à temps au singulier, dérogeant ainsi à la règle générale qui veut que les singuliers soient démunis du s qui est le signe du pluriel, c'est que ces mots viennent du latin puteus et tempus. Qui plus est, la langue est un système trop complexe : le sens des mots ne renvoie pas à la chose mais à un code verbal; la langue est un système de signes où tout se tient, où chaque élément, comme dans un jeu d'échec, ne peut se définir que dans un rapport aux autres, de sorte que les mots n'ont pas de sens, de valeur absolue, ils n'ont que des usages, des valeurs relatives; il est nécessaire de recourir à toute une série de signes linguistiques si l'on veut faire comprendre un mot nouveau. C’est donc le caractère arbitraire du signe linguistique qui finalement vient s’opposer à toute intervention ultérieure : la convention une fois admise devient une tradition. Il est donc illusoire de prétendre révolutionner la langue. La langue évolue cependant, le signe linguistique est muable : c’est essentiellement l’usage de la parole qui suscite des phénomènes d’altération de la langue. Saussure prend l’exemple du mot « necare » en latin, qui a progressivement perdu le sens de « tuer » pour prendre celui de « noyer ». B) LANGAGE HUMAIN ET LANGAGE ANIMAL Le langage est-il bien le propre de l’homme ? Les animaux ont-ils un langage ? Et si oui, qu’est-ce qui distingue le langage humain du langage animal ? 5 B.1) La mobilité du signe linguistique (texte de Bergson, in L’évolution créatrice) Le thème du texte est la spécificité du langage humain dans son mode de fonctionnement, dans son emploi des signes. La thèse est explicitement formulée dans les dernières lignes de cet extrait : contrairement à ce que l'on considère habituellement comme la spécificité du langage humain, à savoir la faculté de généraliser, de conceptualiser, Bergson affirme que ce qui oppose le langage humain au langage animal, c'est davantage la mobilité du signe, mobilité qui appartient exclusivement au signe du langage humain. Il oppose ainsi signe "adhérent" à signe "mobile". Si le texte aborde le langage animal, c'est pour exposer la spécificité du langage humain, qui est l'objet véritable de ce texte. Le découpage du texte : dans un premier temps (« Si donc les fourmis…infinité de choses »), Bergson met en parallèle le langage animal, le signe instinctif, et le langage humain. Chaque type de langage bénéficie d’une description spécifique. Un deuxième temps (« Cette tendance…signe mobile ») développe l’analyse du langage humain, et de son emploi extensif des signes, en prenant l’exemple de l’enfant. 1. Les caractéristiques du langage animal (« Si donc les fourmis…la chose signifiée ») Confronter à la société humaine des insectes sociaux – les fourmis (tous les insectes sont sociaux d’ailleurs). Les signes qui composent leur langage sont en nombre bien déterminé, du fait de la finitude des besoins animaux et des réactions instinctives, du fait aussi des limites morphologiques, physiques. C'est en effet une des spécificités du langage animal que d'être constitué d'éléments simples en nombre limité. C'est la première des caractéristiques de ce langage, qui l'oppose au langage humain infiniment riche, susceptible à chaque instant de s'enrichir de termes nouveaux. Mais c'est davantage la seconde partie de la phrase qui est importante, lorsque Bergson affirme que ce signe est "invariablement attaché (…) à un certain objet ou à une certaine opération". En effet, l'invariance constitue le propre du langage animal, que l'on pourrait décrire comme "sans surprise". Un animal n'invente pas de signes nouveaux, il utilise les signes existants, d'une manière propre à l'espèce : il n'y a pas invention. Surtout, ces signes restent attachés à un certain objet, en ce sens, ils sont "adhérent[s] à la chose signifiée". Ainsi, telle "danse en huit" de l'abeille signifie la présence et le lieu du pollen, elle ne peut signifier autre chose. En ce sens l'abeille n'a aucune "liberté" dans l'utilisation du signe, ce n'est pas le signe lui-même qui est invariant mais l'utilisation du signe, sa portée, son extension. Un signe désigne une chose, jamais une autre. On ne peut le dissocier ni de sa signification, ni de la signification de son usage. Le signe est enfermé dans la chose, il est la chose et ne peut être autre chose. Une abeille ne peut décider d'utiliser cette danse pour lui faire dire "autre chose que ce qu'elle dit". Le signe animal n'est donc pas "extensible", il ne peut se transporter d'un objet à un autre. Voilà ce que Bergson affirme être la limite essentielle du langage animal. On devine qu'il introduit ici ce qui constitue, par opposition, la spécificité du langage humain. Exemple de la communication des abeilles Les abeilles disposent d’un système de signes différenciés leur permettant d’indiquer la distance et la direction d’un gisement de pollen. On a pu constater que dans une ruche d’abeilles existe une division du travail entre les abeilles ouvrières, de telle sorte que celles qui jouent le rôle 6 d’éclaireuses et recherchent des fleurs susceptibles de fournir du pollen soient capables d’indiquer aux butineuses l’emplacement de ces fleurs. Les éclaireuses ayant découvert un lieu de butinage, rentrent à la ruche et se livrent à deux sortes de danses : l’une se fait en cercle si le gisement est proche (rayon de cent mètres environ de la ruche), l’autre s’effectue en 8 si le gisement est plus éloigné (au-delà de cent mètres et jusqu’à six kilomètres), l’axe du 8 indiquant en ce cas la direction du gisement. Cet exemple montre qu’il existe bien chez les abeilles une correspondance “conventionnelle” entre le comportement et les données (distance, direction) qu’il traduit. Conclusion de cette expérience : les abeilles disposent d'un système de communication. En effet, on retrouve, en apparence du moins, les caractéristiques principales d'un langage : un symbolisme (la forme et la fréquence de la danse renvoient à une réalité constante et d'une autre nature - le butin); un système (dans le cas de la danse en 8, 3 éléments sont combinés); l'exercice d'une relation (le message ainsi organisé est destiné à des individus qui possèdent ce qui est nécessaire pour le comprendre). Or on ne peut vraiment pas imputer le langage et la parole aux animaux au seul prétexte qu'ils expriment et communiquent quelque chose. Dans son livre Problèmes de linguistique générale, le linguiste Emile Benveniste nous montre ce qui différencie le mode de communication chez les abeilles, par exemple, du langage humain. D’abord, les abeilles ignorent le dialogue qui est la condition du langage humain: « Le message des abeilles n’appelle aucune réponse de l’entourage, sinon une certaine conduite qui n’est pas une réponse ». La communication des abeilles, qui plus est, ne se fait qu’en référence à une donnée objective. L’abeille n’est pas capable de bâtir un message à partir d’un autre message. Le contenu du message de l’abeille se rapporte toujours à une seule donnée, la nourriture (les contenus du langage humain varient de manière illimitée et s’adaptent à toutes les situations). Le message des abeilles, enfin, est inarticulé, indécomposable. En somme, le mode de communication des abeilles est un simple processus naturel; les danses de l’abeille exploratrice ne sont que des signaux, des stimuli naturels qui déclenchent chez les autres abeilles un comportement particulier. D’une façon générale, la communication animale est réduite à l’expression de quatre ou cinq grandes fonctions : marquer et protéger son territoire, appeler une femelle ou ses petits, crier sa peur ou sa détresse, reconnaître les membres de son espèce, affirmer une posture de domination et de soumission. De sorte que la première grande différence entre le langage humain et celui des animaux réside dans les capacités infiniment plus variées et complexes du langage humain. 2. La spécificité du langage humain (« Au contraire…Infinité de choses ») La seconde partie du texte n'est plus seulement descriptive. Il s'agit maintenant de comprendre la spécificité du langage humain. Le signe humain est, lui, extensible à une infinité de chose. Pourquoi ? Cela trouve son origine et son explication non dans le langage lui-même mais dans l'action, ainsi que dans la spécificité des sociétés humaines. Dans les sociétés animales, les tâches sont définies, invariantes et réparties entre les membres de l'espèce de manière nécessaire (liées à un codage génétique). Les sociétés humaines, elles, offrent une infinité de tâches sans cesse soumises à des conditions d'exercice nouvelles. Ne serait-ce que la production, qui obéit à des contingences toujours nouvelles. A cette infinité des tâches répond également l'infinité des rôles sociaux. 7 Rien n'est prédéterminé. Pas de prédestination, écrit Bergson. Tout doit être inventé. L'homme s'invente continuellement dans une société qui s'invente, elle, à chaque instant. L’homme est variable, il n’a pas de statut, de mode d’être définitif. L’homme est un être historique. Il n’a pas d’instincts précis. Il est moins un être qu’un devenir. Il faut donc à l’homme un langage qui soit lui-même en devenir. Il lui faut un outil adapté. Parce que les signes humains sont eux-mêmes en nombre fini (même si ce nombre est sans commune mesure avec le champ étroit du langage animal), ils doivent être extensibles à une infinité de choses. Sans cette souplesse, cette plasticité du langage humain, l'homme serait comme l'animal enfermé dans un univers figé de significations fermées, clos sur lui-même. Si l’homme s’ingéniait à créer de nouveaux mots, des formulations entièrement originales, pour toute chose ou idée nouvelle, cette prolifération indéfinie rendrait impossible la compréhension et la communication (« effet Babel »). 3. L’exemple de l’enfant Cette mobilité du signe est donc la condition du développement des sociétés humaines, elle en est l'outil. Bergson illustre ensuite cette idée de mobilité, cette capacité à « se transporter d'un objet à un autre », par l'exemple de l'enfant. « Tout de suite, et naturellement », écrit Bergson, « l'enfant étend le sens des mots ». L'auteur insiste sur le fait que cette mobilité est bien une caractéristique naturelle et évidente, et non quelque chose de remarquable qui n'interviendrait que de manière accidentelle. D'emblée, l'enfant libère le lien entre le signe et la chose, pour créer, inventer d'autres liens. Il joue avec les analogies (rapport entre deux termes), s'approprie le langage, non en répétant un lien appris (entre une chose et un nom), mais en créant des liens nouveaux. L’enfant se comporte ainsi parce qu’il a peu de mots. Il faut donc qu’il compense en mobilisant les mots dont il dispose, en leur donnant une plus grande polyvalence. Le langage enfantin figure la vérité du langage humain, du langage adulte comme en modèle réduit. A la différence de l’enfant, nous avons tous les mots en quelque sorte mais jamais assez. La mobilité dont parle Bergson, et qui caractérise le langage humain, est une sorte de quête perpétuelle, révélatrice d’une imperfection supérieure, d’une plasticité féconde, créatrice. Bergson, enfin, précise que son analyse se distingue de la critique habituelle qui situe la spécificité du langage dans la capacité à "généraliser", c'est-à-dire la capacité à l'abstraction, à la conceptualisation. Bergson pointe plus précisément une confusion possible entre cette analyse "classique" et la sienne. Conceptualiser n'est pas le propre de l'homme, voilà ce qui est implicitement affirmé par Bergson. C'est dissocier le signe de la chose qui constitue cette spécificité, et non généraliser d'une chose à une série de choses. Un signe, même dans le langage animal, "représente toujours, plus ou moins, un genre". Cette remarque semble confirmée par les études réalisées à partir de l'apprentissage du langage chez les chimpanzés. « Pomme » signifie "toute pomme possible" et non seulement cette pomme-ci, jaune, présente ici et maintenant. Surtout, le signe instinctif est rivé aux besoins élémentaires, la nourriture, la recherche du partenaire sexuel, le danger (il s’agit bien là d’une généralisation). En conclusion, Bergson oppose donc « signe adhérent » à « signe mobile », ce dernier seulement étant un signe intelligent. C’est la mobilité, avec sa capacité adaptative, qui est l’aspect essentiel du « signe intelligent », en opposition à la fixité, à l’adhérence du « signe instinctif ». Le langage, chez l'animal, est un simple appendice 8 comme le reste du corps; chez l'homme, il est beaucoup plus que cela : il est l'intelligence humaine, définissant ainsi l'intelligence non seulement comme la capacité à l'abstraction mais comme la possibilité d'un mouvement, c'est-à-dire de la création de sens. B.2) La double articulation du langage (texte de Martinet) Cette analyse de Bergson sur la mobilité du signe est reprise par la linguistique à travers la notion de double articulation. Les signes linguistiques présentent comme particularité essentielle ce que Martinet appelle la double articulation : alors que chaque aboiement du chien ou chaque chant d’oiseau se présente comme une sorte de mélodie qui doit être perçue et mémorisée globalement, les mots sont au contraire articulés. A partir d’un petit nombre de sons de base ou phonèmes (les voyelles, les consonnes, les diphtongues), tous dénués de signification, on peut former par assemblage autant de mots qu’on en a besoin. 1. La première articulation Les unités de la première articulation sont des signes appelés « monèmes » qui possèdent un signifiant (la séquence sonore dont ces unités sont constituées) et un signifié (une signification). Le monème est la plus petite unité linguistique porteuse de sens entrant dans la composition d’un mot. Le monème n’est pas le mot à proprement parler, mais désigne tout élément de la langue réutilisable dans des énoncés divers et qui, en permutant avec un autre, change le sens de la phrase (commutation). Les monèmes peuvent être des noms, des verbes, des préfixes, des prépositions, des terminaisons verbales, des radicaux. Exemple de la phrase « J’ai mal à la tête ». Aucune des six unités utilisées « j’, ai, mal, à, la, tête », ne correspond à ce que la douleur a de spécifique : nous pouvons, en effet, retrouver chacune d’entre elles utilisées dans d’autres contextes pour exprimer d’autres faits : par exemple, nous les retrouvons dans les expressions suivantes : « il fait le mal », « il s’est mis à leur tête », etc. Autre exemple : « nageur » est constitué de deux monèmes : nag et le suffixe eur. Cette première articulation représente une économie de moyens considérable : quelques milliers d’unités, comme « tête », « mal », « ai », « la », largement combinables, nous permettent de communiquer plus de choses que ne pourraient le faire des millions de cris inarticulés. 2. La deuxième articulation On peut décomposer les unités précédentes (les monèmes) en unités de son dépourvues de sens. Les phonèmes sont les plus petites unités sonores correspondant à la seconde articulation ; les phonèmes sont les unités minimales de son, de sorte que la deuxième articulation correspond à la gamme des sons que nous pouvons émettre. Ainsi « tête » peut se décomposer en deux unités sonores « tê » et « te » que l’on peut retrouver dissociées dans d’autres mots : « bête », « tante », « terre ». Dans le cas du mot « tête », il y a trois unités « t ê t ». Les unités de la deuxième articulation dites phonèmes ont fondamentalement une valeur distinctive : les éléments t, m, ou u, par exemple, n’ont aucun sens par euxmêmes ; le phonème s permet de distinguer par exemple son de ton ou sur de mur. Le phonème n’est pas tant le son physique réellement prononcé qu’une unité de son qui 9 entretient avec d’autres des rapports d’opposition permettant de distinguer le sens des mots. A l’intérieur d’une même langue, les phonèmes doivent être assez différents les uns des autres pour minimiser les risques de confusion entre les mots. Par exemple, « on » et « an » sont deux phonèmes puisque leur opposition phonique permet de distinguer le sens de « blond » et de « blanc ». Idem pour le son « pin » qui est présent dans « sapin », « lapin », « pinson ». Voir aussi l’exemple que donne Martinet dans le texte (« tête »). Chaque n’exploite qu’un nombre limité de phonèmes en privilégiant tel ou tel trait articulatoire. Le français utilise une série de voyelles labiales (qui se prononcent en projetant les lèvres en avant), celles présentes par exemple dans dur, noeud, seul ; ces labiales n’existent pas en espagnol ou en italien. Où l’on comprend que la double articulation constitue un facteur d’économie considérable puisque avec un nombre très limité d’unités de seconde articulation (quelques dizaines), on peut construire un nombre illimité d’unités de première articulation, douées d’un signifiant et d’un signifié, et exprimer ainsi une infinie variété de situations. Si nous devions faire correspondre un son à chaque unité élémentaire du langage, il faudrait un nombre considérable d’unités hors de portée du système phonique humain (capacités auditives et articulatoires). Avec vingt-cinq sons, quelque deux mille cinq cents phonèmes peuvent être combinés rendant possible une possibilité inouïe de description. CONCLUSION : Le langage doublement articulé en unités de sens (morphèmes) et en unités phoniques (phonèmes) est bien le propre de l’homme. C’est la mobilité, avec sa capacité adaptative, qui est l’aspect essentiel du « signe intelligent » du langage humain, en opposition à la fixité du « signe instinctif » animal. Les codes humains se caractérisent par leur délicatesse, leur complexité, leur haut degré d'arbitraire. L'homme a la capacité de composer les signes linguistiques selon des arrangements divers, qui lui permettent de faire face à n'importe quelle situation de discours. La communication animale n'a pas d'histoire, alors que les langues humaines sont très diversifiées et historiques, évoluant dans le temps et finissant parfois par mourir. II) LANGAGE ET PENSÉE La question : « le langage est-il le propre de l’homme ? », nous invite à nous demander si le langage est la condition de la pensée rationnelle. En effet, de ce que les animaux ne parlent pas de langage faut-il en conclure qu’ils n’ont aucune forme de pensée ? Peut-il y avoir une pensée sans langage? Une pensée sans langage est-elle vraiment une pensée ? A) LE LANGAGE DE LA PENSÉE En premier lieu, si les animaux ne parlent pas, c’est précisément parce qu’ils ne pensent pas. Dans cette optique, il faut penser pour pouvoir parler. La pensée préexiste donc au langage. Le langage est alors l'expression, souvent appauvrie, de la pensée. 10 A.1) Les animaux ne parlent pas parce qu’ils ne pensent pas Dans la célèbre Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646, Descartes établit que la parole ne convient qu'à l'homme seul; seul l'homme a cette propriété d'être un animal capable d'inventer des signes; l'homme est une «chose pensante», il est poussé par le besoin d'exprimer ses pensées. Dans cette perspective, s'il doit bien y avoir quelque pensée chez l'animal, cette pensée ne peut rien avoir en commun avec celle des hommes, en sorte que les animaux ne possèdent pas pour autant une âme. C'est la pensée ou la raison qui distingue radicalement l'homme de l'animal. Certes un perroquet ou une pie peuvent « proférer des paroles ainsi que nous », mais parler n’est pas proférer des paroles, c’est composer des signes pour communiquer des pensées. L’activité du perroquet peut être assimilée (non identifiée) au fonctionnement d’une machine. La production de sons chez le perroquet peut être attribuée à des causes seulement mécaniques. Les perroquets prononcent bien des sons qui correspondent aux mots que nous utilisons, mais ces sons n’ont aucunement valeur de mots, parce qu’ils sont utilisés hors de toute signification pour eux. Ce qui nous le montre, extérieurement, c’est que ces sons ne se rapportent pas à un « sujet » de discussion ; ils ne sont jamais « à propos », c’est-à-dire relatifs à un objet dont on parlerait. Ils sont totalement détachés d’un contexte de discussion. Autrement dit, les animaux ne répondent pas à une question qu’on leur pose, ils ne participent pas à une conversation. Leurs « mots » ne révèlent aucune compréhension de ce dont on parle, et par là peuvent être assimilés à une production purement mécanique de sons. On n’a donc pas besoin de supposer la présence d’une âme chez le perroquet, pour rendre compte des sons qu’il prononce, puisque ceux-ci ne traduisent aucune pensée. Les fous, au contraire, ne font pas qu’utiliser des sons. Ils utilisent bien des mots auxquels ils donnent un sens. Même si leurs discours sont incohérents, délirants, c’est-à-dire « ne suivent pas la raison » comme dit Descartes ou ne correspondent pas à la réalité, il s’agit bien de discours. Autrement dit, il y a bien une certaine logique dans leurs paroles. Ils ne disent pas n’importe quoi. Ils savent de quoi ils parlent, il y a des discussions possibles avec eux, ils ont une compréhension de ce qu’ils disent et de ce qu’on leur dit, même si leur logique n’est pas la nôtre. Donc, leur production de sons ne peut pas être purement mécanique ; elle relève bien d’une pensée qui n’est pas réductible au seul fonctionnement mécanique du corps. Les fous aussi sont donc bien des hommes, puisqu’ils utilisent le langage et qu’ils trahissent par là la possession d’une âme. Ainsi n’y a-t-il pas besoin de vouloir dire pour exprimer quelque chose. Un regard peut exprimer quelque chose et n’être pas compris. De même, un visage, par lui seul, est expressif : il y a des gens qui, sans être tristes, ont un visage triste ; des acteurs jouent toujours des rôles de salauds parce qu’ils ont des « gueules de salauds ». De même, il ne faut pas réduire l'usage du langage au fait de communiquer. Quand il y a communication, c’est qu’on a affaire à un émetteur d’un côté, et à un récepteur de l’autre. Il n’y a pas forcément une volonté de dire quelque chose, mais du moins, une certaine attitude chez le premier va donner lieu à une réaction chez le deuxième. Ainsi peut-on dire qu’entre un prédateur et sa proie, il y a bien une sorte de communication, qui se traduit par la fuite de la deuxième devant l’approche du premier. Mais s’il y a information, il n’y a pas forcément échange. 11 De même encore, parler ce n'est pas seulement dire quelque chose. Dire, implique qu’on cherche à « dire quelque chose » (cf. sujet de dissertation : «peut-on parler pour ne rien dire ?»). Il ne faut pas confondre cet acte avec celui de parler, pris dans son sens large. On peut considérer, si l’on veut, que le perroquet « parle », c’est-à-dire prononce des mots. Mais il ne comprend pas ces mots, autrement dit, il ne dit rien. De même l’enfant qui commence à parler, et qui prononce des mots dont le sens lui échappe. A l’inverse, on peut dire qu’un muet ne parle pas, parce qu’il n’utilise pas la parole, bien qu’il dise quelque chose, parce qu’il sait formuler des phrases avec les gestes qu’il fait. On peut donc parler pour ne rien dire, encore que, quand on parle pour ne rien dire, on dit effectivement quelque chose; on dit pour dire quelque chose, même si c’est pour cacher qu’on n’a rien à dire. Mais comment être certain que les animaux n’aient pas une forme de pensée intérieure, même si elle ne s’exprime pas dans un langage extérieur ? Pour répondre à cette objection, Descartes avance sa théorie de l’expression ; quand un être pense, il combine des signes en pensée avant de s’exprimer dans le langage externe ; s’il ne s’exprime pas, c’est parce qu’il ne le peut ni le souhaite. La preuve ou l’indice probable du fait que les animaux ne pensent pas réside, en définitive, dans leur inaptitude à user de signes pour exprimer quelque chose qui relève de la seule pensée, c’est-à-dire d’un contenu indépendant de leurs émotions et passions. Si les animaux avaient des concepts, ils seraient capables de les symboliser dans une communication réussie. S’ils ne communiquent pas leurs pensées, c’est qu’ils ne le peuvent pas ; s’ils le pouvaient, ils le voudraient et donc le feraient. Descartes considère donc que des pensées ne peuvent être formées et utilisées sans être communiquées. Cette doctrine cartésienne de « l’exprimabilité » est néanmoins à nuancer. Il ne peut y avoir communication que s’il y a un minimum de connaissances communes. Si le lion pouvait parler, nous ne comprendrions pas ce qu’il a à nous dire. La preuve en est que seuls les animaux captifs, élevés par l’homme, apprennent à communiquer avec lui en utilisant dans son environnement des langages de son invention. A.2) L'antériorité de la pensée : des concepts non langagiers Puisqu'il faut penser pour pouvoir parler, on peut apparemment en conclure que la pensée précède la parole et donc qu'elle se sert de la parole essentiellement pour se faire connaître. Idée d’une antériorité de la pensée sur la parole : on pense d'abord pour parler ensuite ; nous parlons parce que nous pensons. La pensée est donc condition de possibilité, cause, origine, du langage. «Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément» (L'art poétique, Chant I). Premier présupposé : la pensée précède le langage. Avant de dire, on pense (ce qu'on dit on l'a d'abord pensé). La parole est alors la verbalisation, l'expression extérieure, de la pensée. Deuxième présupposé : on peut penser sans langage, sans mots ou signes; il y aurait une pensée non discursive; le langage appauvrit la pensée (quand j'ai une idée, par exemple, je cherche souvent les mots pour la dire, les mots sont communs, les mêmes pour tout le monde, alors que ce que je pense, c'est personnel, je n'arrive pas à dire ce que je pense). Idée que la pensée est derrière le langage, au-delà de lui, qu'elle le précède, de sorte que le langage ne doit pas trahir la pensée mais lui rester fidèle; alors que la pensée est vivante, le langage semble inerte. 12 Conséquences : l'acte de concevoir est indépendant des langues; comme la parole est la réalisation du langage dans une langue donnée, alors, elle est aussi indépendante d'une langue particulière. Dans ces conditions, on peut soutenir que la pensée est universelle puisqu'elle ne dépend en rien de la langue, expression par excellence de la diversité humaine : une même idée doit se concevoir de la même manière partout, dans la mesure où la langue n'entre en rien dans cette opération. C’est cette conception qui sous-tend le projet d’instituer une langue universelle. La langue est par essence destinée à la communication : elle doit fournir aux produits de l'activité intellectuelle un support matériel sensible qui intervient dans leur communication. Si on généralise cette analyse, on peut en conclure qu’une forme de pensée conceptuelle préexiste à la pensée verbale, au langage comme on le voit avec l’animal non langagier, mais aussi avec le bébé humain. La conceptualisation ne dépend pas uniquement de la maîtrise du langage. On se souvient que Bergson lui-même considère que la capacité à "généraliser", c'est-à-dire la capacité à l'abstraction, à la conceptualisation. n'est pas le propre de l'homme. Un signe, même dans le langage animal, « représente toujours, plus ou moins, un genre ». Cette remarque semble confirmée par les études réalisées à partir de l'apprentissage du langage chez les chimpanzés. « Pomme » signifie "toute pomme possible" et non seulement cette pomme-ci, jaune, présente ici et maintenant. Surtout, le signe instinctif est rivé aux besoins élémentaires, la nourriture, la recherche du partenaire sexuel, le danger (il s’agit bien là d’une généralisation). Les biologistes et éthologues montrent que la conceptualisation est la réponse apportée par l’évolution au problème de la surcharge informationnelle des systèmes perceptifs : l’animal classe ses perceptions en fonction des types de réponses qu’elles exigent. L’information sans pertinence pour l’animal est oubliée. La conceptualisation réduit l’information reçue, en ne conservant que ce qui importe pour la survie et pour les besoins du moment. L’animal peut donc, sans langage, former des concepts. La conceptualisation ne dépend pas uniquement de la maîtrise du langage. C’est ce que montre notamment Joëlle Proust dans Les animaux pensent-ils ? Exemple du pigeon dont on a étudié les capacités de discriminer des ensembles de stimuli selon leur ressemblance ou leur différence. Il décide si un objet est e la catégorie A ou B : il picore dans l’emplacement correspondant à chacune de ces catégories A ou B, et reçoit de la nourriture quand sa réponse est correcte ; il peut catégoriser des arbres, des emplacements à gauche, à droite, au-dessus, au-dessous ; il est capable d’appliquer sa catégorisation à de nouveaux objets qu’il n’a encore jamais vus. Certains animaux sont même capables de métacognition, c’est-à-dire de la faculté d’évaluer non seulement les diverses attitudes qu’autrui peut avoir dans des circonstances données, mais aussi ses propres états mentaux. Seul l’homme paraît capable de tenir compte de ce que l’autre a vu, su, cru savoir, pour prédire ses actions et réactions, expliquer ses actes et éventuellement les manipuler. L’animal non langagier est incapable de faire de la psychologie à propos des autres animaux, mais les animaux sociaux pratiquent ce qu’on appelle la « tromperie tactique », en ayant des comportements qui masquent leurs intérêts et leurs motivations. La métacognition animale se manifeste, par exemple, dans les jugements de compétence. Si un sujet humain se sent incapable de réussir à une tâche difficile mais payante, il se tournera vers une tâche moins ardue et moins lucrative, mais qu’il sait à sa portée. Que se passe-t-il quand on met des animaux dans la même situation ? On découvre que certaines espèces, comme les dauphins souffleurs ou le singes (et non 13 d’autres comme les pigeons et les rats), réussissent à évaluer a priori, sans conditionnement, sans dressage, la performance qu’ils sont capables d’atteindre, et à choisir la forme d’action la plus rentable compte tenu de leur compétence. A.3) La nature de la pensée De quelle nature est la pensée ? Platon soutient que la pensée est un dialogue de l'âme avec elle-même. Si la pensée préexiste au langage, pourquoi la considérer comme un discours mental ? Cela semble contradictoire car la pensée semble être une forme du langage. 2 possibilités se présentent : il y a un langage de la pensée, propre à la pensée elle-même; la pensée n’est pas discursive, mais intuitive. Selon Bergson, la pensée n'est pas discursive, mais intuitive : «Nous ne voyons pas les choses elles-mêmes, nous nous bornons le plus souvent à lire les étiquettes collés sur elle». Les étiquettes sont abstraites et générales : on ne retient de quelque chose qu’un aspect de cette chose (ex: la poignée, on ne retient que sa fonction de poignée); on ne retient que le genre de l’objet (général # particulier). Rappeler la distinction général/particulier/singulier. Un mot est général (on applique le même mot à des objets différents) et abstrait (le mot isole dans la chose un aspect de cette chose) Le langage est donc un système d’étiquettes abstraites et générales. Les seuls mots qui font référence à des choses concrètes sont les noms propres. La généralité des désignations du langage nous fait perdre ce que les objets extérieurs ont de singulier mais aussi la capacité de saisir ce que notre expérience intérieure a d'absolument original. L'efficacité descriptive du langage se paie ici d'une perte d'intensité. Nous ne saisissons, en effet, de nos sentiments que leur aspect impersonnel. Jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Les mots comme "aimer", comme "haïr" sont trop communs, employés par tout le monde, alors que moi, je suis quelqu'un de particulier. Ma vie intérieure est trop riche pour que des mots communs et sociaux puissent jamais me permettre d'exprimer ce que je ressens. Le langage spatialise, fixe ce qui est mouvement continu, hétérogène, qualitatif, aussi bien en nous qu'en dehors de nous. Les mots s'appliquent, en effet, à une infinité de choses ("chien" ne désigne pas mon chien, Médor, mais tous les chiens) en fonction de leurs caractéristiques communes (tous les chiens aboient, etc.). Les mots sont trop larges pour une réalité qui n'est que particulière, ils ne désignent que ce qui est commun et ignorent les différences individuelles. Les mots ne correspondent donc pas à la réalité mais seulement à la façon dont nous avons découpé les choses selon nos besoins, l'état de nos connaissances, de nos techniques, etc. Pour certaines tribus d'Indiens, par exemple, les mauvaises herbes étant inutiles, elles ne sont pas classées dans les plantes et sont même ignorées (elles n'ont pas de mot pour les désigner, si bien que pour eux, c'est comme si elles n'existaient pas). On retrouve donc, dans la critique bergsonienne du langage, tous les présupposés de la thèse selon laquelle on peut penser sans langage : le langage sert seulement à communiquer (donc, à la vie sociale) et à disposer de la réalité; il n'est qu'une collection de signes juxtaposés qui font écran à la réalité profonde et constituent un voile. Il a moins de valeur que la pensée (moins riche); la pensée vraie doit donc à tout prix s'affranchir du langage qui la trahit. 14 B) LA PENSÉE DANS LE LANGAGE Mais la pensée est-elle vraiment antérieure au langage et plus riche que lui ? Le langage n'est-il pas plutôt constitutif de la pensée ? B.1) Le langage, condition de la pensée (texte de Hegel, in Philosophie de l'esprit) Nous avons vu précédemment que la pensée véritable semble être celle qui ne passe pas par le mot, qui se situe en-deçà ou au-delà du langage. Or une pensée "pure" existe-t-elle vraiment ? Si on peut sentir, éprouver quelque chose sans mots, que peut bien être une pensée sans mots ? Peut-on se représenter quelque chose sans mots, penser à quelque chose sans mots ? Thèse de Hegel : le langage donne à la pensée "son existence la plus haute et la plus vraie". Le langage explicite, développe, actualise, donne forme à nos pensées. Ce qui n’est pas formulé est informe, obscur, inachevé. C'est dans les mots que nous pensons. On ne pense pas dans les images, les sensations, ou les affects. Vouloir saisir sa pensée sans le langage revient à vouloir “monter sur ses propres épaules”. La pensée ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Les principales articulations du texte : La pensée ne se constitue et déploie vraiment que dans et par le langage («C’est dans les mots…la plus haute») 2. Exposé d’une idée commune : la pensée s’appauvrirait en s’exprimant dans les mots («Et…ineffable»). 3. Opposition («mais») : l’ineffable n’est pas le point d’orgue de la pensée mais son expression la plus obscure et confuse. 4. Conclusion («Ainsi…vraie») : c’est par et dans les mots que la pensée se forme et s’exprime au plus haut point. Quel est, dans ce texte, le statut de l’ineffable ? L'ineffable (ce qui ne peut se dire, ce qui n'est pas verbalisé) est un non-sens ou bien le plus bas degré de la pensée. Hegel ne nie pas l'existence d'une pensée qui ne se dit pas, mais il soutient qu'elle n'est qu'une pensée qui se cherche et non encore une pensée en acte. Car de deux choses l’une : ou bien une idée est une idée et, comme telle, elle ne peut qu'être dite ; ou bien elle n'est pas dite, et alors elle n'est pas une idée ou pas encore une idée. Pour aboutir à cette conclusion, le raisonnement de Hegel est le suivant. La verbalisation de nos pensées en assure la réalité et permet d'en prendre conscience comme telle. Pour le montrer, Hegel fait deux distinctions superposées : intériorité / extériorité, subjectivité / objectivité. L'intériorité, associée à la subjectivité, c'est ce que serait une pure pensée sans mot, une activité psychique sans verbalisation. L'extériorité et l'objectivité, au contraire, sont les mots en ce que nous les apprenons et en ce qu'ils s'imposent à nous comme tous les objets; ils sont donc étrangers à notre intériorité subjective. 15 Toutefois, cette double distinction ne rend pas la pensée et la parole totalement distinctes : l'activité subjective et intime de notre esprit n 'advient à elle-même, ne produit des formes déterminées, des idées claires ou même des idées tout court, qu'en prenant la forme externe et objective des mots. En dehors des mots, ma pensée n'est qu'un chaos sans contours, sans formes et en lequel rien ne se distingue du reste, ne se détache de manière stable. La verbalisation permet de prendre conscience de nos pensées, car en dehors de la verbalisation, je ne peux pas savoir à quoi je pense si toutefois je pense : comment pourrais-je apercevoir mes pensées si elles ne sont pas dites ? Cette affirmation exclut des pensées inconscientes comme telles. Une pensée qui n'a pas encore trouvé ses mots est inconsciente. Hegel soutient donc qu'une pensée ne devient vraiment une pensée que si elle prend la forme de mots. Hegel nie l’extériorité réciproque de la pensée et de la parole, mais il maintient toutefois un écart entre elles : nos pensées peuvent ne pas être verbalisées lorsqu’elles sont à l’état de fermentation. C’est déjà de la pensée, mais le plus bas degré de la pensée, de la pensée à l’état embryonnaire. Ce qui signifie que l’on va de la pensée aux mots. Les mots sont alors comme des formes dans lesquelles les pensées viendraient s’incarner. Disons que c'est lorsque l’écart entre ce qu'on voulait dire et ce qu'on a effectivement dit est le plus faible, qu'on pense vraiment. Conclusion : Au total, l’ineffable révèle non point l’échec permanent et absolu du langage mais sa nécessité irréductible. L’ineffable renvoie souvent au malentendu, à l’incompétence linguistique, à une pensée obscure et embryonnaire. Dès lors, si la pensée pure est un mythe, la pensée et l’expression se constituent mutuellement : la pensée se forme dans et par le langage. La langue est non seulement la condition de transmissibilité, mais d'abord la condition de réalisation de la pensée. Mais si la pensée s'incorpore, se forme, s'actualise dans le langage, n'y a-t-il pas en elle quelque chose qui le déborde ? B.2) Langue et vision du monde Le langage n’existe concrètement que sous la forme des langues. Chaque langue est un système de structuration qui fait ressortir tel aspect du réel, organise et ordonne la pensée à sa façon. Peut-on alors affirmer que chaque langue contient une vision du monde particulière ? C'est ce qu'on peut dire qui délimité et organise ce qu'on peut penser. Il y a incontestablement une influence de la langue sur les représentations intellectuelles. Les langues indo-européennes sont pourvues de formes grammaticales qui ont favorisé l’essor d’une pensée abstraite, spéculative. La distinction, dans ces langues, du substantif et de l’adjectif, a permis de rendre sensible l’opposition de la substance et de l’accident. L’emploi des cas nominaux et accusatifs, des voies actives et passives, semblent avoir facilité la distinction du sujet et de l’objet. Dans la langue chinoise, ces précisions grammaticales n’interviennent pas obligatoirement; la pensée chinoise ne distingue pas la substance et l’accident, et n’oppose pas nettement sujet et objet. 16 Les sociétés, selon leur culture, ont opéré des découpages différents du réel et donc ne pensent pas de la même manière. Dans les mots se trouve toute une vision du monde, une certaine façon de le penser, celle de la société dans laquelle on vit. Le langage transporte avec lui les valeurs d'une civilisation. Une langue semble donc n’être que le reflet de la manière dont le groupe qui la parle perçoit et structure la réalité en fonction de ses besoins. La langue arabe, par exemple, possède quelque 1000 mots pour désigner le chameau, ce qui montre qu'il a plus d'importance culturelle que chez nous. Dans La pensée sauvage, Levi Strauss explique que les Indiens ne nomment, parmi les plantes et les animaux, que les espèces utiles et nuisibles (ainsi, les mauvaises herbes n'ayant aucune utilité, elles n'ont pas de nom. Cette thèse n'est pourtant pas satisfaisante. A l’intérieur même d’une langue, il existe des niveaux de l’expérience différents pour les locuteurs différents de cette même langue. On ne peut pas pourtant parler ici de vues du monde différentes : par exemple, la plupart des français parlent de la neige, le skieur, lui, distingue la poudreuse, la collante, la neige humide, la fraîche, la granuleuse, la farineuse, etc. Les indiens Navajos n’ont, dans leur langue, qu’un seul mot pour désigner le “marron” et le “gris” ou le “bleu” et le “vert”; mais ils sont néanmoins capables de percevoir les différences entre ces couleurs et peuvent les traduire par des périphrases. C'est dire que la pensée elle-même n’est pas limitée par la langue. Elle peut se rendre indépendante des structures linguistiques d’une langue particulière. La méthode scientifique a un caractère universel et, dans la plupart des pays, quelle que soit la langue parlée, la pensée adopte les mêmes démarches. Le linguiste Émile Benveniste affirme qu’aucun type de langue ne peut par luimême et à lui seul ni favoriser ni empêcher l’activité de l’esprit: «La pensée chinoise peut bien avoir inventé des catégories aussi spécifiques que le tao, le yin et le yang : elle n’en est pas moins capable d’assimiler les concepts de la dialectique matérialiste ou de la mécanique quantique sans que la structure de la langue chinoise y fasse obstacle» (Problèmes de linguistique générale). Le développement de la pensée dépend plus des capacités des hommes, de leurs besoins, de leurs techniques, de l’organisation de la société que de la nature particulière de la langue. La pensée est dès lors cette faculté qui anticipe, régule, contrôle l'expression ou la réprime. Exemple du mensonge. Qu'est-ce que mentir ? C'est dire le contraire de ce qu'on pense. L'existence du mensonge nous interdit de définir tout fait de langage comme un moyen d'exprimer ce qu'on pense. La pensée n'est donc pas impossible sans la parole : la pensée est souvent en avance sur la parole et la parole est le point d'appui à partir duquel la pensée s'élève par ses propres forces. B.3) L'épreuve de l'étranger : le problème de la traduction Peut-on véritablement exprimer les mêmes idées dans des langues différentes, les traduire d'une langue dans une autre ? Peut-on réellement comprendre une autre langue, puisque pour cela il faut aussi penser le monde d'une façon différente de la mienne ? La traduction peut-elle s'apparenter à une sorte d'exil ? Le génie propre d'un auteur n'est-il pas indissociable de sa langue et de sa culture que la traduction trahirait surtout lorsqu'elle est appliquée au texte sacré, à la poésie ? Thèse selon laquelle la traduction est impossible (Lee Whorf et Sapir) : caractère non superposable des différents découpages sur lesquels reposent les multiples systèmes linguistiques : découpage phonétique et articulatoire (voyelles, consonnes, etc.), découpage conceptuel, syntaxique. Les systèmes de temps verbaux (présent, 17 passé, futur) diffèrent d'une langue à l'autre; il y a des langues où on ne marque pas la position dans le temps, mais le caractère accompli ou inaccompli de l'action. On en conclut alors que la mécompréhension est de droit, que la traduction est théoriquement impossible, qu'on ne peut jamais sortir de sa culture, qu'on ne traduit finalement que dans sa propre langue. Or peut-on échapper à cette incommunicabilité entre cultures et, dans l'affirmative, comment ? De fait, il y a des bilingues, des polyglottes, des interprètes, des traducteurs. Il n'existe pas de critère absolu de la bonne traduction. Une bonne traduction ne peut viser qu'à une équivalence présumée, une équivalence sans identité. Équivalence qui ne peut être que cherchée, travaillée, présumée. La seule façon de critiquer une traduction c'est d'en proposer une autre présumée meilleure ou différente. Traduire, c'est retraduire. Renoncer à l'idéal de traduction parfaite. C'est dans cet écart, jamais comblé entre équivalence et identité que s'ouvre l'espace de ce que Paul Ricoeur appelle «l'hospitalité langagière». D'une façon générale, le langage a une propension naturelle à l'énigme, au secret, à l'hermétisme. Les mots sont polysémiques. Il est toujours possible de dire la même chose autrement (exemple du dictionnaire : lorsque nous définissons un mot par un autre mot du même lexique), de reformuler un argument qui n'a pas été compris. Dire la même chose autrement, c'est ce que fait, au fond, le traducteur. Nous retrouvons, à l'intérieur de notre communauté langagière, la même énigme du même; à l'intérieur de la même communauté, la communication se fait entre interlocuteurs qui sont sinon des étrangers, du moins des autres proches. Il y a de l'étranger dans tout autre. Dispute sans fin sur les mots. On n'a jamais fini de s'expliquer avec les mots et les phrases, de s'expliquer avec autrui qui ne voit pas les choses sous le même angle que nous. Dans son livre Pensons ailleurs, Nicole Lapierre souligne que «loin d'être une malédiction jetant la confusion sur Babel, selon le récit de la Genèse, la diversité des langues, en témoignant de l'incomplétude de chacune, invite à cet art de l'entre-deux et du déplacement fécond qu'est la traduction.» La traduction rend possible la circulation des idées et des œuvres. La traduction ne cherche pas la ressemblance ou l'imitation; elle est à la fois sauvetage et perte, travail du souvenir et travail du deuil; elle navigue entre fidélité et liberté; elle fait résonner l'original. Il s'agit donc de pratiquer, entre les textes et les cultures, comme du reste entre les disciplines et les savoirs, une sorte de «langue des intervalles» qui permet de faire migrer les idées, de les traduire. La relativité culturelle a donc des effets beaucoup plus limités qu'on ne s'y attendait. Certes, la langue que nous partageons avec les membres de notre société met à notre disposition commune une première mise en forme de l'expérience et permet ainsi la communication. Mais cette mise en forme n'est pas une prison infranchissable. Si les langues sont culturellement différentes, il reste que tous les hommes usent du langage, et que nous sommes capables de sortir de notre système culturel, de notre langue. De ce fait, on peut en déduire qu'il y a possibilité de traduire une langue en une autre, même si cette traduction reste globale, partielle, partiale et donc imparfaite. La pensée ne se réduit pas au langage; la pensée déborde le langage puisque le langage n'existe que parlé, dit en acte, et qu'il est l'œuvre d'un sujet toujours actif dans les multiples usages ou pensées de la langue. 18 CONCLUSION GÉNÉRALE Le langage est-il le propre de l’homme ? A-t-on raison d’affirmer que seuls les hommes parlent vraiment et que la ligne de démarcation entre nature et culture se situe dans le langage articulé, fait culturel par excellence ? Force est de constater que la plupart des capacités humaines sont présentes en germe chez l’animal non humain. Des capacités humaines, que l’on croyait relever de la possession du langage, comme le raisonnement ou l’utilisation de concepts, n’en dépendent pas exclusivement. La grande différence entre le langage humain et la communication animale réside dans les capacités infiniment plus variées et complexes du langage humain. En ce sens, le langage articulé est bien le propre de l’homme, sa différence spécifique. Chaque langue est un système de structuration qui fait ressortir tel aspect du réel, organise et ordonne la pensée à sa façon. Le sens des mots est enfermé dans l’univers des mots, il n’est pas dans les choses. On peut considérer que les mots désignent des genres et nous empêchent de voir les choses dans leur singularité. Mais, en réalité, c’est par sa liberté même que le langage exprime l’âme du monde, c’est parce que le langage constitue un univers en soi qu’il est capable, comme le dit Merleau-Ponty, de «loger en lui les choses mêmes, après les avoir changées en leur sens». De même, notre vie intérieure, notre pensée semblent ineffables, de sorte que les mots apparaissent trop étriqués pour les contenir. Mais ce quelque chose que le langage semble ne pouvoir dire est toujours lié à quelque trace ou signe. C’est l’absence d’univocité des signifiants qui fait la richesse du langage, ce qui donne une possibilité de combinaison de mots dont les règles sont si variées qu’elles donnent à nos pensées une liberté presque infinie. La pensée, en s’habillant de mots, en ayant recours à des images, s’aliène, mais en s’aliénant, elle s’approprie, elle devient plus consciente et maîtresse d’elle-même. Dès lors, il n'y a pas de vie humaine, de prise de conscience sans langage. L'homme est, de part en part, parole. L'essence de la conscience est d'être sa propre expression (notion de conscience réfléchie) et c'est parce qu'elle s'exprime qu'elle est conscience, c'est-à-dire clarté croissante : le non-dit est toujours complice de l'inconscient, de même que la réflexion ne peut avoir lieu que par le langage intérieur qui vient faire échec aux ténèbres. C'est parce que l'homme est écart à soi, scission, qu'il parle. C'est parce que nous sommes déjà pour nous-mêmes un étranger que s'ébauche dans l'intériorité l'amorce d'un dialogue intérieur : «Nous ne saisissons l'autre en nous que sous la forme du langage. C'est le langage qui nous est d'abord et directement étranger. L'étranger est en nous. Nous sommes l'étranger» (Brice Parain, L'Existence). De sorte que dire que nous sommes des êtres de langage et des êtrespour-autrui est une seule et même chose. DÉFINITIONS - Double articulation : propriété qu’a tout énoncé d’être décomposable en une série de monèmes et de phonèmes. - Le langage : faculté symbolique de constituer et d’utiliser une langue quelle qu’elle soit. Au sens large, le langage désigne tout système d’expression et de communication par lequel on envoie et reçoit un message. Au sens strict, on entend par langage le langage humain articulé en sons et en mots. 19 - La langue : système d’expression et de communication, oral ou écrit, propre à un groupe humain déterminé. On distingue langue naturelle (langue effectivement pratiquée ou ayant été effectivement parlée par une communauté linguistique : exemple de l'anglais) de langue artificielle (langue produite par une initiative réfléchie : exemple de l'espéranto). - Monème : unités minimales de première articulation, dotée chacune d’une forme, d’un son signifiant et d’un sens. Par exemple, dans révoltez il y a trois monèmes : ré / /volt / ez. - Phonème : unités sonores minimales de seconde articulation, spécifiques de chaque langue, en nombre limité. - Signe : structure du mot composé d'un signifiant et d'un signifié et représentant un objet pour un sujet. - Signifiant, signifié : le signifiant est la forme matérielle du mot, constituée de lettres ou de sons, l’empreinte psychique du son dans le cerveau; le signifié est la représentation mentale («image acoustique») qui donne son sens au mot. Par exemple, lorsque le signe soeur est prononcé devant un locuteur francophone, ce dernier perçoit la succession de sons s-ö-r, c’est-à-dire un ensemble sonore, et à cette perception s’ajoute immédiatement un concept, une idée générale (l’idée de sœur, par exemple). SUJETS DE DISSERTATION - Le langage est-il le propre de l’homme ? Peut-on parler pour ne rien dire ? Y a-t-il quelque chose que le langage ne puisse dire ? Peut-on tout dire ? Serait-il souhaitable que l’humanité parle une seule langue ? CITATIONS A RETENIR « […] ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu’elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en avaient » (René Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 novembre 1646). « Ce qui caractérise les signes du langage humain, ce n’est pas tant leur généralité que leur mobilité. Le signe instinctif est un signe adhérent, le signe intelligent est un signe mobile» (Bergson, L’évolution créatrice). « Le discours intérieur que l’âme tient en silence avec elle-même, a reçu le nom spécial de pensée » (Platon, Le Sophiste, 263 e). « C'est dans les mots que nous pensons […] Le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie » (Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, § 462). « Nous ne voyons pas les choses mêmes; nous nous bornons, le plus souvent, à lire les étiquettes collés sur elle» (Bergson, Le rire). 20 BIBLIOGRAPHIE Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966. Henri Bergson, L’évolution créatrice, PUF, 1991. Alain Bihr, La novlangue néolibérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste, Editions Page deux, 2007. Georg Orwell, 1984, Gallimard, 1950. Joëlle Proust, Les animaux pensent-ils ?, Bayard, 2003. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1969. Films: Cart Theodor Dreyer, Ordet, 1943. Patrice Leconte, Ridicule, 1996. François Truffaut, L’enfant sauvage, 1970.