Texte de Rousseau. Thème : Le devoir et le bonheur Introduction

Transcription

Texte de Rousseau. Thème : Le devoir et le bonheur Introduction
SHC20062.QXD
12/04/02
10:22
Page 1
Texte de Rousseau. Thème : Le devoir et le bonheur
PLAN
Introduction
1 C’est la faiblesse de l’homme qui le rend sociable, donc humain
A – C’est en vertu de son insuffisance et infirmité, que l’homme s’attache
à ses semblables
B – Deux exemples le montrent a contrario : le cas de Dieu et celui d’un
être imparfait qui néanmoins se suffirait à lui-même.
2 Les hommes s’unissent par affection
A. – « Nous nous attachons à nos semblables moins par le sentiment de
leurs plaisirs que par celui de leurs peines »
B – La pitié est la source du lien social
Conclusion
Introduction
Contrairement aux autres animaux, il semblerait qu’à l’état de nature
l’homme ne puisse survivre et satisfaire seul ses besoins. D’où le fait qu’il
cherche à former la société avec d’autres. C’est pourtant cette idée que
Rousseau semble remettre en cause dans ce texte : si les hommes se
regroupent et constituent une société, s’unissent durablement en un mot,
ce n’est pas seulement par intérêt mais « par affection » ; c’est peut-être
même moins pour survivre que pour trouver le bonheur. Il semblerait
que l’auteur en effet privilégie clairement ici le « besoin » psychologique
de l’autre sur l’intérêt vital que les hommes trouvent à s’unir. Mais dans
ce cas, si c’est « la faiblesse de l’homme qui le rend sociable », c’est-àdire humain, comme l’affirme ici Rousseau, est-ce à dire que les hommes
ne sont heureux que parce qu’ils sont malheureux initialement, qu’en
vertu de leurs « misères communes » par conséquent ? Outre qu’elle est
paradoxale, cette idée n’implique-t-elle pas une conception très négative
du bonheur humain ?
SHC20062.QXD
12/04/02
10:22
Page 2
1. C’est la faiblesse de l’homme
qui le rend sociable, donc humain
Dans une première partie, qui va du début du texte jusqu’à « ...celui qui
n’aime rien puisse être heureux », Rousseau expose sa thèse (cf. les deux
premières phrases), la justifie (depuis « Tout attachement… » jusqu’à :
« notre frêle bonheur »), et enfin en donne deux illustrations négatives,
deux preuves a contrario, à travers la comparaison du bonheur divin et
du bonheur humain d’une part, l’hypothèse d’un être imparfait et malheureux, bien qu’autarcique, d’autre part. Reprenons successivement ces
trois étapes du raisonnement de l’auteur.
A. C’est en vertu de son insuffisance et infirmité, que l’homme s’attache
à ses semblables
Tout d’abord, Rousseau énonce sa thèse puis l’explicite et la justifie. « C’est
la faiblesse de l’homme qui le rend sociable : ce sont nos misères communes qui portent nos cœurs à l’humanité, nous ne lui devrions rien si
nous n’étions pas hommes. » Les termes de « faiblesse » et de « misères
communes » renvoient ici à l’idée, énoncée plus loin, d’« insuffisance »
et d’« infirmité ». La faiblesse évoque justement l’impossibilité de se suffire
à soi-même, l’absence d’autarcie ; les « misères communes » sont une
référence aux maux dont souffrent tous les hommes, ceux qui sont inscrits dans la condition humaine tels que la douleur physique, les passions
ou l’angoisse de la mort. Or, selon Rousseau, l’homme devient sensible
aux autres, son « cœur » est porté « à l’humanité », grâce à cette faiblesse et à ces misères communes. D’où la formule paradoxale : nous ne
devrions rien à l’humanité (nous ne deviendrions jamais des hommes,
des êtres sociaux, capables de raison et de langage) « si nous n’étions
pas hommes » : si, en d’autres termes, nous n’étions pas des êtres mortels
et souffrants, c’est-à-dire finis.
Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, Rousseau décrit l’homme à l’état de nature comme un animal
solitaire, « stupide et borné » ; ce qui fait passer celui-ci de l’état de nature
à un état proprement humain, l’état social, c’est précisément qu’il soit un
homme en puissance, un être capable de s’ouvrir à l’altérité parce qu’il
peut sentir et souffrir comme un homme. Qu’est-ce que cela signifie ?
La suite l’éclaire un peu : « Tout attachement est un signe d’insuffisance :
si chacun de nous n’avait nul besoin des autres, il ne songerait guère à
s’unir à eux. Ainsi de notre infirmité même naît notre frêle bonheur. » S’attacher, se lier ou s’unir à un autre signifie que l’on ne puisse se suffire à
soi-même, ce que montre le cas de l’amour et de l’amitié. Le manque ori-
SHC20062.QXD
12/04/02
10:22
Page 3
ginel de l’autre (ici le « besoin » psychologique que l’on a de sa présence)
implique que l’on éprouve un bien-être à combler ce manque. D’où le
caractère « frêle » de ce bien-être ou bonheur : l’état d’équilibre et d’harmonie intérieure que donne l’amour par exemple est essentiellement
fragile, car il cesse avec le sentiment. L’amour peut nourrir des espoirs et
ne pas être réciproque ou s’éteindre avec le temps.
B. Deux exemples le montrent a contrario : le cas de Dieu et celui d’un
être imparfait qui néanmoins se suffirait à lui-même
Suit un premier exemple qui montre, a contrario, que l’homme s’attache
à ses semblables et, pour cette raison, est heureux, en vertu de sa faiblesse même, c’est-à-dire en un sens, comme on l’a vu, en vertu de ce
qui fait son humanité. « Un être vraiment heureux est un être solitaire :
Dieu seul jouit d’un bonheur absolu ; mais qui de nous en a l’idée ? » Un
être qui serait « vraiment heureux » le serait durablement, il jouirait d’un
bonheur réel et non pas « frêle », c’est-à-dire instable. Le bonheur en
effet, contrairement au plaisir, renvoie à un état intérieur stable. Pour cette
raison, un bonheur est d’autant plus stable, donc plus réel, qu’il est moins
dépendant du bonheur d’un autre : en d’autres termes, un bonheur absolu
ne dépend que de soi, n’est relatif à rien d’extérieur à soi. Seul Dieu,
parce qu’il est parfait, peut donc en jouir.
Est-ce à dire que l’autarcie est cause du bonheur ?
Rousseau répond à cette question implicite par une hypothèse étrange,
celle par laquelle il imagine l’existence d’un être « imparfait » qui néanmoins pourrait « se suffire à lui-même », c’est-à-dire d’un être qui ne
serait ni humain, puisqu’il n’éprouverait pas le manque, ni divin puisqu’il serait imparfait. Précisément une telle hypothèse sert à montrer, là
encore a contrario, que le bonheur naît, chez l’homme, de sa seule imperfection, non du fait qu’il ne se suffit pas, contrairement à Dieu, à luimême.
Le raisonnement est alors le suivant : un tel être « serait seul, il serait
misérable », c’est-à-dire malheureux. En effet celui qui « n’a besoin de
rien » ne peut « aimer quelque chose », car l’amour suppose le manque
de l’autre. Et celui qui n’aime rien ne peut être heureux. Un être imparfait
est un être fini, limité dans l’espace et dans le temps, mortel et susceptible de changement (biologique ou psychologique). Or un être qui, pour
vivre et évoluer, n’aimerait « rien », n’aurait ni désir ni crainte, ni espoir
ni attente. Il ne saurait pour cette raison être heureux : le bonheur pour
un être imparfait se tire donc essentiellement de « l’amour » au sens large
ou plus exactement du désir ou de la capacité de viser une chose, d’y
tendre et d’espérer l’atteindre.
SHC20062.QXD
12/04/02
10:22
Page 4
2. Les hommes s’unissent par affection
A. « Nous nous attachons à nos semblables moins par le sentiment de
leurs plaisirs que par celui de leurs peines »
« Il suit de là »… Rousseau tire alors la conséquence de ce qui précède :
« nous nous attachons à nos semblables moins par le sentiment de leurs
plaisirs que par celui de leurs peines ». L’explication en est donnée immédiatement après : « car nous y voyons bien mieux l’identité de notre
nature et les garants de leur attachement pour nous. » Reprenons cette
idée : tout d’abord, le lien social, « l’attachement », naît du spectacle et
de la perception de la « peine » des autres, de leurs souffrances, non du
sentiment de leurs « plaisirs ». Voir l’autre heureux n’humanise pas, non
pas parce que nous sommes égoïstes, mais parce que notre propre « faiblesse » fait que nous ne pouvons vraiment nous reconnaître que dans
la faiblesse d’un autre. Le sentiment de l’altérité naît donc en ce sens de
la reconnaissance en l’autre d’un semblable, d’un être souffrant comme
soi. Ensuite, non seulement nous percevons à travers la souffrance d’autrui
notre propre souffrance et, ce faisant, « l’identité de notre nature », donc
notre humanité, mais encore les « peines » des autres nous garantissent
leur attachement : elles nous assurent, en un mot, la conservation de leur
amour, amitié ou sympathie. Rousseau veut dire par là que la faiblesse
nous rend dépendants les uns des autres, elle assure la durée et la conservation du lien social, car nous avons conscience inversement d’être, dans
la solitude, privés de bonheur.
B. La pitié est la source du lien social
L’enjeu du texte, son enseignement, est double : premièrement il naît
de cette idée, énoncée implicitement précédemment, que la pitié, la
compassion, est la source du lien social, c’est un sentiment proprement
humain par quoi nous est révélé notre humanité, à travers la reconnaissance en l’autre, d’un autre soi-même, d’un homme souffrant comme
soi. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes, Rousseau montre précisément qu’à l’état de nature,
l’homme éprouve deux sentiments qui sont « antérieurs à la raison » :
l’amour de soi (ou le désir de se conserver dans l’existence) et la pitié.
Avant l’état social cependant, la pitié n’est pas reconnaissance de l’humanité en soi à travers un autre, mais simple mouvement de répulsion
éprouvé à la vision d’un être sensible et souffrant, pur « mouvement
de nature » ressenti par l’homme sauvage à l’occasion d’une fugitive
rencontre avec l’un de ses semblables. Il faut donc le développement
SHC20062.QXD
12/04/02
10:22
Page 5
conjoint de l’imagination et de la conscience pour que l’homme voie en
l’autre une image de lui-même, se reconnaisse en lui et s’élève ainsi à
l’idée d’humanité, pour que la pitié, en un mot, devienne à proprement
parler compassion. Ainsi que le dit Rousseau, dans l’Essai sur l’origine
des langues, « la pitié, bien que naturelle au cœur de l’homme, resterait
éternellement inactive sans l’imagination qui la met enjeu. Comment
nous laissons nous émouvoir à la pitié ? En nous transportant hors de
nous mêmes ; en nous identifiant avec l’être souffrant. »
Deuxièmement et corrélativement, les hommes ne sauraient s’unir seulement par intérêt : s’ils se regroupent sous l’effet d’une pénurie soudaine des biens nécessaires à leur survie, pénurie dont Rousseau fait par
hypothèse la condition matérielle de leur union dans l’Essai, cette cause
accidentelle n’explique pas le lien social, lequel est nécessairement stable
et durable : de ce lien, seul le développement des affections, telles que
l’amour et l’amitié, peut rendre compte.
Conclusion
Rousseau établit dans ce texte que l’homme s’ouvre à l’altérité, devient
sociable, grâce à la conscience de sa propre faiblesse qu’il reconnaît en
l’autre : c’est donc en ce sens sous l’impulsion de la compassion qu’il
s’humanise.
De cette idée, il convient de déduire deux conséquences : d’une part,
l’homme n’est pas destiné à être heureux mais plutôt à étouffer un peu
les souffrances inhérentes à sa condition grâce à la compagnie de ses
semblables ; ce pourquoi son bonheur, contrairement à celui de Dieu, est
fragile et instable.
D’autre part, les hommes ne se regroupent pas seulement pour subvenir
à leurs besoins (« par intérêt »), mais pour pallier à leur propre faiblesse
et infirmité par la relation à l’autre (« par affection »).
■ Ouvertures
LECTURES
– Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes, préface, Hatier, « Les classiques de la philosophie ».
– Rousseau, Essai sur l’origine des langues, chapitre IX, Hatier, coll.
« Profil ».