Les Fondements politiques de la liberté de la presse dans la
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Les Fondements politiques de la liberté de la presse dans la
IZART Flore Mémoire de maîtrise Philosophie Les Fondements politiques de la liberté de la presse dans la tradition libérale Sous la direction de M. Alain Renaut Université Paris IV–La Sorbonne Année universitaire 2003 INTRODUCTION La question des fondements politiques de la liberté de la presse s’inscrit dans une problématique du libéralisme classique plus générale, celle des limites de la souveraineté par la reconnaissance de droits individuels, qui contiennent entre autres la liberté de pensée et d’expression politique. La liberté de la presse constitue donc une de ces limites, prescrites par les penseurs libéraux pour empêcher le despotisme de la majorité. Ainsi, selon Benjamin Constant dans ses Principes de Politiques, « Rousseau a méconnu cette vérité, et son erreur a fait de son Contrat social, si souvent invoqué en faveur de la liberté, le plus terrible auxiliaire de tous les genres de despotisme ».1 Le problème qui nous intéresse ici n’est pas de savoir si la liberté de la presse constitue effectivement une limite du pouvoir, mais plutôt de déterminer si en tant que limite, elle doit se limiter elle-même afin de ne pas diminuer sa portée effective et accepter ainsi des contrôles raisonnables. Dans la leçon VIII du Libéralisme politique, §10, Rawls aborde la question de la limitation de la liberté d’expression politique, dans laquelle on peut ranger la liberté de la presse, à travers trois problèmes : le crime de diffamation séditieuse contre l’Etat, les limitations a priori de la liberté de la presse et l’apologie des doctrines révolutionnaires. C’est surtout sur le dernier cas que notre attention se portera. Rawls pose ainsi le problème des limites posées à la liberté de la presse, comprise elle-même comme limitation du pouvoir politique. En effet, une fois que le crime de diffamation séditieuse contre l’Etat a été supprimé, parce que, historiquement, il a plus servi à étouffer toute critique qu’à protéger la liberté de la presse contre ses propres abus, plus rien ne vient 1 Constant Benjamin, Principes de politique applicables à tous les gouvernements, version de 1806-1810, Paris, Hachette Littératures, 1997 2 justifier de limitation a priori de la liberté de la presse : toute discussion générale portant sur des doctrines, quelles qu’elles soient, est pleinement protégée. Le problème crucial de la liberté d’expression politique devient celui de l’apologie des doctrines subversives, en tant qu’elle présente un risque pour l’ordre et la paix publique, en appelant à la révolution ou à l’usage illégal de la force comme moyen du changement politique. Selon Rawls, dans la mesure où la liberté d’expression politique fournit une alternative à la révolution, « il doit y avoir un moment où le discours politique se rapproche tellement du recours à la force qu’il doit être à son tour contrôlé. Mais quel est ce moment ? »2 Rawls, dans ce débat contemporain, rappelle l’arrêt actuel qui aux Etats-Unis règle l’usage, pour la presse, de l’apologie du recours à la force : l’arrêt Brandenburg, selon lequel celle-ci n’est pas interdite sauf si elle vise à l’incitation ou à la production immédiate d’actions illégales et risque d’inciter ou de produire une telle action. Brandenburg trace ainsi la limite de la protection de la liberté d’expression de manière à reconnaître la légitimité de l’apologie des doctrines subversives dans une démocratie constitutionnelle. La question est d’autant plus difficile à régler qu’historiquement, il est très difficile de déterminer quand la résistance et la révolution sont justifiées. De plus, interdire l’apologie de ces doctrines revient à interdire le débat sur les raisons de la révolte, et donc à limiter l’usage public, libre et conscient de notre raison et la liberté de pensée. Rawls souligne ainsi l’importance de cette liberté particulière qu’est la liberté d’expression politique, pour tout le système des libertés de base. Au problème de l’anarchie et du danger pour la paix publique et la sécurité de l’Etat, qui peuvent servir d’arguments pour interdire l’apologie de doctrines 2, Rawls John, Libéralisme politique, New York, Colombia University Press, 1993 3 révolutionnaires, Rawls répond en se référant à Locke : « [on doit] reconnaître, avec Locke, que les personnes sont capables d’une certaine vertu politique, naturelle et qu’elles ne s’engagent pas dans des processus de résistance et de révolution sans que des injustices graves menacent leur position sociale dans la structure de base ni que cette situation ait déjà duré un certain temps et ne semble pas pouvoir être modifiée par d’autres moyens. »3 La problématique de mon sujet sur la question des limites du pouvoir souverain et du rôle de la presse comme pouvoir de contestation, aura pour cadre cette réflexion de Rawls concernant le droit de résistance selon Locke : cette théorie peut servir de fondement à la liberté d’expression politique et donc à la liberté de la presse. Il s’agira de voir ensuite comment cette intuition libérale de Locke identifiée par Rawls se déploie dans la tradition libérale du XIXème siècle à travers l’œuvre et l’action de trois auteurs post-révolutionnaires français : Guizot, Constant et Tocqueville. Le choix de Locke n’est pas seulement du au fait que sa position soit représentative de la position libérale et de la problématique classique de la limitation du souverain : il est aussi du au fait qu’il ait théorisé sa propre activité révolutionnaire. Sur ce sujet, je m’appuierai essentiellement sur la thèse de Richard Ashcraft dans La politique révolutionnaire et les Deux Traités du gouvernement de John Locke.4 Richard Ashcraft propose dans ce livre de montrer les liens qui existent entre l’activité révolutionnaire de Locke, c’est-à-dire son implication dans le mouvement politique radical de Shaftesbury, les Whigs, et l’élaboration des Deux Traités. Il n’y a pas de coupure, selon lui, entre les idées de Locke et l’individu historique qu’il était. La question du recours à la résistance armée contre le gouvernement s’est posée aussi bien 3 Libéralisme politique, op. cit. Ashcraft Richard, La politique révolutionnaire et les Deux Traités du Gouvernement de John Locke, traduit de l’anglais par JF Baillon, Paris, PUF, 1995 4 4 dans la pratique, après la dissolution du parlement d’Oxford en 1681 par Charles II, que dans la théorie dans le Second Traité, qui est l’expression et la justification du point de vue des radicaux. Face au projet du roi de se libérer de la tutelle parlementaire pour faire évoluer le régime vers une structure absolutiste sur le modèle de louis XIV en France, les Whigs, forcés d’abandonner leur stratégie parlementaire, optent pour le recours à la résistance armée fondé sur la mobilisation du soutien populaire : ceci mènera au complot avorté de Rye House (1683), à la Rébellion de Monmouth (1685) et finalement à la Glorieuse Révolution (1688). Le Second Traité, élaboré dans le contexte de la conspiration révolutionnaire de Rye House, répond à la nécessité de fournir une déclaration politique au mouvement révolutionnaire : la théorie du droit de résistance. Le peuple, quand on porte atteinte à ses libertés et à ses biens, n’est plus tenu d’obéir et a le droit de se délivrer de la tyrannie mais aussi de la prévenir (§220), le droit de résistance se limitant aux cas extrêmes. La justification par Locke, dans le Second Traité, du droit de résistance et l’examen de ses limites, fera l’objet de la première partie : la liberté de la presse, qui est une spécification de la liberté d’expression politique, peut-elle s’inscrire dans le cadre du droit de résistance, en tant qu’elle constitue une limite nécessaire et légitime du souverain, et résulte du pouvoir reconnu au peuple, comme à chaque individu, de juger de son bien? L’examen par Locke des limites du droit de résistance, face au risque d’anarchie, pose par là même la question des limites de la liberté de la presse, objet de la seconde partie : comment la conceptualisation du droit de résistance par Locke estelle mise à l’épreuve au XIXème siècle en France, dans un contexte marqué par la question de la presse politique ? J’ai choisi ce champ historique et géographique en raison de la possibilité qu’il donne de réfléchir sur l’usage qui a été fait de la liberté de la presse dans le cadre de la 5 lutte politique, puisque les trois auteurs libéraux choisis, Guizot, Constant et Tocqueville sont des penseurs post-révolutionnaires, marqués par l’expérience de la révolution, à la fois des témoins, des acteurs et des théoriciens de leur époque. Le rôle de la presse à l’époque révolutionnaire et post-révolutionnaire a été en effet très important : inexistante en 1788, au sens juridique, la liberté de la presse a été revendiquée dans les cahiers généraux du Tiers Etat en 1789, puis inscrite par l’Assemblée nationale dans une Déclaration des Droits de l’Homme précédant la nouvelle constitution : « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas prévus par la loi. » Malgré plusieurs projets de législation pour encadrer et cataloguer les délits (projets Sieyès, Thouret), la liberté de la presse resta en fait illimitée du 14 juillet 1789 au 10 août 1792, car ces projets étaient tous ressentis comme destructeurs de la liberté de la presse. Le problème de la législation, laissé en suspens dans l’article de la Déclaration des Droits de l’Homme, suscite des débats et des appréhensions devant la peur de perdre à nouveau cette liberté politique si précieuse, débats qui vont caractériser la période post révolutionnaire : quelle limite poser à la liberté de la presse? La presse née de la Révolution est avant tout révolutionnaire, même s’il y existe à cette époque une presse d’extrême droite très vivace : les deux premiers journalistes qui ont essayé de contourner les règlements de l’Ancien Régime sont Brissot, avec le Patriote français et Mirabeau, avec les lettres du Comte de Mirabeau à ses commettants. Ils font preuve d’une prise de position contre la Monarchie et commentent les événements de la Révolution. La presse d’extrême gauche se rapproche plus du pamphlet que du journal : dans la Révolution de France et de Brabant, publiée par Camille Desmoulins, qui commente l’émeute parisienne du 11 et du 14 juillet 1789, 6 Desmoulins déclare : « Aujourd’hui les journalistes exercent un ministère public ; ils dénoncent, décrètent, règlent à l’extraordinaire, absolvent ou condamnent. Tous les jours, ils montent à la tribune aux harangues, et il est parmi eux des poitrines de stentor qui se font entendre dans 83 départements. Les places, pour entendre l’orateur, ne coûtent que deus sous. Les journaux pleuvent tous les matins comme la manne du ciel, et en 50 feuilles, ainsi que le soleil, viennent tous les jours éclairer l’horizon. » L’ami du peuple de Marat est représentatif d’un type de presse politique subversif qui appelle à la violence, tout comme le Père Duchesne d’Hebert. La période révolutionnaire a donné à la presse une impulsion extraordinaire, à la mesure de l’intense curiosité que les événements qu’elle provoquait suscitaient dans le public : de 1789 à 1800, il parut plus de 1500 titres. Elle a surtout révélé sa puissance politique dans un pays où les journaux n’avaient joué jusque là qu’un rôle secondaire. Les persécutions dont furent victimes les journaux après le 10 août 1792 et la sévère surveillance à laquelle les soumit l’Empire apportèrent la preuve que la presse était désormais devenue un redoutable danger pour les pouvoirs autoritaires. Le retour des Bourbons fut l’occasion de retrouver une certaine liberté, malgré le vote de la loi restrictive du 21 octobre 1814. Face au développement de la presse, les gouvernements sensibles à ses dangers et aux entraves qu’elle mettait à l’exercice du pouvoir, cherchèrent par tous les moyens à freiner son développement et à contrôler la voix de ses organes. Au contraire, poussée par la force même de son expansion à réclamer plus de liberté, la presse, par son influence politique directe et son action sur l’opinion, fut l’un des facteurs essentiels du progrès des idées libérales. De 1815 à 1848, il y eut 18 lois sur la presse, preuve que le problème de la liberté de la presse était au cœur de la vie politique. Le projet de loi sur la presse de 1814, préparé par RoyerCollard et Guizot suscita une vaste protestation et des campagnes pour la liberté totale 7 dans le Censeur dans lequel Constant s’opposa à l’autorisation et la censure préalables. Le problème de la législation prit toute son ampleur à cette époque de développement de la presse. Le régime autoritaire de 1814 fut libéralisé par les lois de Serre de 1819 qui renvoient les infractions devant un jury et renonce à la censure et à l’autorisation, mais l’assassinat du Duc de Berry en 1820, remet en cause cette liberté d’expression accordée aux revendications des libéraux, et amène le retour de la censure sous Villèle. Sous Martignac, on retrouve un certain libéralisme. Mais Polignac, après avoir souffert des incessantes attaques de l’ensemble des journaux, profite d’un coup de force le 25 juillet 1830 pour remettre les journaux au pas, les accusant de n’être qu’un instrument de désordre et de sédition. Le projet rétablissait la censure et ne permettait que la parution des feuilles ultra. Les journalistes parisiens, à l’appel du National de Thiers, organisent la résistance et c’est de leur appel qu’est née la révolution parisienne de 1830. De 1818 à 1820, la Minerve libérale de Constant joua un rôle important dans la définition du programme politique du parti. Née d’une révolution provoquée par la presse, la Monarchie de juillet se devait de lui accorder une plus grande liberté mais elle se durcit dès 1835 face à l’opposition grandissante. La presse participa à la Révolution de 1848, qui confirma sa liberté absolue pour un temps. Mais il fallut attendre la loi du 19 juillet 1881, après l’installation définitive du régime républicain, pour assurer à la presse un régime libéral. Ainsi, les trois auteurs post-révolutionnaires que sont Guizot, Constant et Tocqueville, s’inscrivent dans une période où le problème de la législation et de la limitation de la presse comme contre-pouvoir est déterminant. Comment ces penseurs libéraux du début du XIXème siècle y ont-ils répondu ? Le concept générique de libéralisme sous lequel on range leurs thèses n’exclut pas une diversité de réponses, entre un libéralisme défensif ou conservateur et un libéralisme plus ouvert. Par ailleurs, 8 l’opposition entre Guizot et Constant est déjà sensible lors du projet de loi de 1814, qui établit l’autorisation préalable et la censure. Quels sont les risques d’un usage sans limite de la liberté de la presse ? A cette question, Guizot répond par une conception modérée selon laquelle la liberté de la presse doit accepter des contrôles raisonnables et ceci dans son propre intérêt. Ce n’est pas que Guizot est modérément convaincu de l’utilité de la presse : au contraire, le rôle politique nouveau qu’il lui accorde et son « noble emploi qui est d’éclairer les peuples sur leur intérêt et leurs affaires »5 rendent les garanties nécessaires pour la protéger comme pour prévenir ses excès. La puissance des journaux est telle qu’elle pourrait causer de grands dommages : « si une garantie n’était exigée des journaux, il serait très facile de s’en servir pour entretenir et pour répandre, dans une classe nombreuse de bons citoyens, des préventions et des erreurs dangereuses (…) pour l’intérêt public. »6 Ce n’est pas l’acceptation du principe de la liberté de la presse qui pose problème, mais bien son application : la presse a besoin d’une législation qui la fonde, législation laissée en suspens depuis la Déclaration de 1789 et la Charte de 1814. Pour prévenir ses abus, Guizot envisage deux moyens : la prévention directe par la censure, la prévention indirecte par les peines. C’est ainsi que Guizot justifie la censure préalable dans le projet de loi de 1814 : les mesures préventives qu’il défend ne sont pas selon lui destructrices de cette liberté car sans loi, la liberté de la presse reste menacée et menaçante. Une législation doit assurer à la liberté de la presse, comme au pouvoir, des moyens suffisants de défense, de même qu’un processus d’éducation doit permettre à la France d’aller par degrés jusqu’à une liberté de la presse complète. Une question reste 5 Archives philosophiques, politiques et littéraires 1817/1818, vol.5, décembre 1818, p.240-241, Paris, Fournier 6 Histoire parlementaire de France : recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848, vol. 1, p.10, Paris, Michel-Lévy frères, 1863-1864 9 pourtant en suspens: une telle législation est-elle suffisante pour garantir la liberté de la presse ? La véritable question n’est-elle pas plutôt de savoir si un usage sans limite de la liberté de la presse, malgré les inconvénients qu’elle peut causer, n’est pas préférable à toute limitation préalable, ou censure, qui risque de se révéler arbitraire et de remettre ainsi en cause le principe même de liberté de la presse? Ce sera la thèse de deux autres auteurs libéraux contemporains, Benjamin Constant et Alexis de Tocqueville, représentants d’un libéralisme plus ouvert : à l’argumentation de Guizot, ils opposent un raisonnement totalement différent, selon lequel les excès de la presse sont insignifiants par rapport aux avantages que son usage apporte au public. Constant, contrairement à Guizot, défend une conception de la liberté de la presse comme liberté-résistance, proche de la conception lockienne de limitation du souverain : du rôle qu’il lui accorde, contre l’arbitraire du pouvoir et pour l’éducation du peuple dans la marche du progrès, il conclut que la liberté de la presse doit être complète, sauf pour ce qui nuit à l’intégrité de la personne ou de la communauté. Ces exceptions ne justifient pas pour autant l’institution de la censure : toute infraction à la loi sera punie par cette loi-même et jugée par un tribunal. Il s’agit de réprimer les excès après coup, c’est-à-dire sans limitation préalable de la liberté de la presse. Face aux risques de rébellion ou de licence, qui servaient d’arguments à Guizot pour limiter la presse, la solution selon Constant, n’est autre que l’usage sans limite de la liberté de la presse. En effet, pour reprendre les mots de Hume, dans ses Essais politiques, « il est à espérer que les hommes, étant chaque jour davantage habitués à la libre discussion des affaires publiques, amélioreront leur jugement sur celles-ci et seront plus difficilement séduits par une faible rumeur ou une clameur populaire quelconque. » 7 7 Hume David, Essais moraux, politiques et littéraires, Paris, éd Alive, 1999 10 La thèse de Tocqueville s’inscrit dans le prolongement de la théorie de libertérésistance de Constant : face aux lois de septembre 1835 qui renforcent l’efficacité des poursuites et doublent le cautionnement, Tocqueville revendique une plus grande liberté pour les associations et la presse. Comme toute liberté publique, son usage doit être réglementé : néanmoins la liberté de la presse est difficile à limiter, par principe puisque la censure est contraire à la souveraineté du peuple et concrètement car il n’y a pas d’intermédiaire entre la servitude et la licence. Il faut se résigner à en accepter les côtés négatifs pour bénéficier de ses côtés positifs. Pourtant, Tocqueville se différencie de Constant dans la mesure où il ne se satisfait pas de son libéralisme individualiste : il ajoute le droit d’association. La conception de la presse comme liberté-résistance est nécessaire mais est-elle suffisante ? C’est la question posée par Tocqueville. Celui-ci fait de la liberté de la presse la clé de voûte de sa théorie de la solidarité des libertés publiques, pour lutter contre l’individualisme et le désintérêt pour la vie publique, des problèmes qu’il identifie comme spécifiques à la démocratie. La liberté de la presse devient un élément capital chez les Modernes et constitutif de leur liberté. 11 PREMIERE PARTIE LA THEORIE DU DROIT DE RESISTANCE SELON LOCKE 12 La justification par Locke du droit de résistance dans le Traité du gouvernement civil,8 peut servir de fondement politique à la liberté d’expression politique et plus particulièrement à la liberté de la presse, comprise comme pouvoir de contestation. Seul un examen attentif de l’argumentation de Locke peut le confirmer. John Dunn écrit, à propos du Second Traité, que « le sujet du livre n’est pas la manière d’installer les gouvernements, ni l’appréciation des occasions où il est souhaitable de leur résister, mais bien plutôt les raisons pour lesquelles, en certaines circonstances, les hommes ont effectivement le droit de leur résister. »9 A ce titre, le contexte de la rédaction des Deux Traités est important à rappeler : Locke entend à la fois contrer la publication du Patriarcha de Robert Filmer, un tenant de l’absolutisme, c’est-à-dire d’un pouvoir royal sans limite, et fournir une justification théorique à la stratégie révolutionnaire du mouvement whig auquel Shaftesbury et lui sont associés : le débat n’est pas resté théorique car la question du recours à la force armée s’est posée à l’époque de Locke. Richard Ashcraft soutient même que la rédaction du Second Traité répond à la nécessité de fournir une déclaration politique au mouvement radical whig. En effet, le roi Charles II, dont l’objectif est de se libérer de la tutelle du parlement pour faire évoluer le régime anglais vers une structure absolutiste sur le modèle de Louis XIV, prononce la dissolution définitive du parlement en 1681. Dès lors, les whigs doivent trouver une alternative à leur stratégie parlementaire pour faire obstacle aux actions tyranniques du roi : l’éventualité d’un recours à la force armée est posée. La théorie de la résistance populaire, qui défend l’action révolutionnaire du peuple, à partir du moment où les magistrats empiètent sur ses libertés et ses biens, se présente comme la justification du complot de Rye House, de la rébellion de Monmouth et enfin de la Glorieuse révolution. 8 9 Locke John, Traité du gouvernement civil, trad. Par D. Mazel, Paris, GF, 1992 Dunn John, La pensée politique de John Locke, Paris, PUF, 1969 13 Comment Locke justifie-t-il ce droit de résistance ? Selon quelles limites ? La liberté de la presse, spécification de la liberté d’expression politique, peut-elle s’inscrire dans ce cadre? A] JUSTIFICATION DU DROIT DE RESISTANCE 1) Contre Robert Filmer C’est la thèse de la limitation de la souveraineté qui sous-tend le droit de résistance chez Locke : avant de l’examiner, il apparaît nécessaire d’exposer les thèses contre lesquelles Locke réagit, en écrivant ses deux traités, les thèses absolutistes du Patriarcha de Sir Robert Filmer, le titre exact étant Patriarcha or the natural power of King, écrite en 1640 mais publiée seulement en 1680. Il est vrai que c’est le Premier Traité qui prend en charge la critique des faux principes établis par Filmer, arguments que nous n’examinerons pas dans le cadre de cette étude. Néanmoins, celle-ci se prolonge en filigrane dans le Second Traité par l’opposition constante de Locke à toute forme d’absolutisme : le but du Second Traité n’est-il pas de découvrir une autre origine du gouvernement que celle affirmée par Filmer? Selon Simone Goyard-Fabre, en effet, si le Premier Traité constitue le commentaire négatif, le Second constitue le commentaire positif du Patriarcha. Un rappel est donc nécessaire pour comprendre la contre-argumentation de Locke dans le Second Traité : l’idée de Filmer est que le pouvoir royal dérive du pouvoir paternel, ce qui ne justifierait aucune limitation a priori du pouvoir. Pour le prouver, il entend s’appuyer sur la Bible : il fait remonter l’origine de la société humaine à Adam. Dès lors la relation qui s’établit entre gouvernants et gouvernés dans la société politique, qui n’est autre qu’une vaste famille, dérive de l’autorité paternelle et est assimilée à la relation entre le père et ses enfants. Le roi est le père de son peuple. En effet, en créant Adam, Dieu lui a donné une autorité sur toute sa postérité : cette 14 affirmation permet à Filmer d’écarter tout prétendu droit de sédition qui reposerait sur une liberté originaire du peuple. L’idée de liberté naturelle est vidée de son sens : les hommes sont, ont été et seront toujours assujettis à leurs pères ; ils ne sont donc ni libres, ni égaux. Le pouvoir qui est descendu d’Adam à ses enfants, et qui s’est transmis à Charles 1er, est un pouvoir absolu, monarchique, que rien hormis la volonté divine ne peut limiter : c’est un pouvoir naturel et l’obéissance des sujets est tout aussi naturelle. Cette argumentation fonde la théorie du droit divin des Rois ainsi que la thèse de l’obéissance passive, l’obéissance totale et aveugle des sujets à leur roi. Dans l’Avertissement, Locke souligne l’importance de la question des fondements de la société civile et décrit le type de situation auquel donne lieu la justification de la monarchie absolue entreprise par Filmer : « Les souverains, selon eux, tirent de Dieu immédiatement leur autorité, et ce n’est que lui seul qui ait droit de leur demander raison de leur conduite, de sorte que quelques excès qu’ils pussent commettre, quand ils vivraient plus en bêtes qu’en hommes, il faudrait que leurs sujets les souffrissent patiemment, si après de humbles remontrances, les Souverains refusaient de reconnaître les lois de la nature. (…) Les peuples de leur côté n’ont aucun droit, que le prince ne puisse violer impunément, de quelque manière qu’il le veuille faire ; parce que Dieu les a, pour ainsi dire, livrés à lui, pieds et poings liés. Le prince seul est une personne sacrée, à laquelle on ne peut jamais toucher, sans s’attirer l’indignation du Ciel et de la terre ; de sorte que se défaire du Tyran le plus dangereux est un crime infiniment plus grand que les actions les plus détestables qu’il puisse commettre… » 10 Néanmoins, pour Locke, la situation inverse n’est pas préférable, celle où l’on peut déposer les souverains pour n’importe quelle raison, ce qui ne fait qu’entretenir des séditions éternelles et donne lieu à une tyrannie qui n’a rien à envier à la première. Locke envisage ainsi pour régler cette controverse de mettre à jour les véritables 10 Traité du gouvernement civil, Avertissement, op.cit. 15 fondements de la société civile, sa véritable origine, étendue et fin. Ainsi le but du Second Traité se définit-il en opposition au Patriarcha : « si l’on ne veut pas donner l’occasion de penser que tout gouvernement terrestre est le seul produit de la force et de la violence, et que les hommes ne sont pas régis par d’autres règles que celles des bêtes chez qui le plus fort l’emporte, - ce qui justifierait à jamais le désordre, le trouble, le tumulte, la sédition et la rébellion (choses contre lesquelles s’élèvent à grands cris les tenants de cette hypothèse)- il faut nécessairement découvrir une autre genèse du gouvernement, une autre origine du pouvoir politique, et une autre manière de désigner et de connaître les personnes qui en sont dépositaires, que celles que nous a enseignées Sir Robert Filmer. »11 11 Traité du gouvernement civil, chap. I, op. cit. 16 2) Contre-argumentation de Locke dans le Second Traité Pour mener à bien son projet, qui est la justification de l’action révolutionnaire ou du moins de sa menace, Locke dans le Traité du gouvernement civil cherche quelle est l’origine de la société civile, c’est-à-dire quelles sont les conditions préalables à l’établissement d’une autorité légitime, exercée par un être humain sur un autre, à partir d’un état de parfaite liberté et d’égalité entre les hommes, l’état de nature. Il est nécessaire de connaître l’état de nature, selon Locke, pour comprendre l’origine véritable du pouvoir politique : « C’est un état de parfaite liberté, un état dans lequel, sans demander de permission à personne, et sans dépendre de la volonté d’aucun autre homme, [les hommes] peuvent faire ce qui leur plaît, et disposer de ce qu’ils possèdent et de leurs personnes, comme ils jugent à propos, pourvu qu’ils se tiennent dans les bornes de la loi de la Nature. »12 Dans l’état de nature, la condition originaire de l’espèce humaine telle qu’elle a été voulue par Dieu, les hommes se trouvent dans un état de parfaite liberté pour décider de leurs actions et disposer de leur personne et de leurs biens, et sont sur un pied d’égalité, ce qui exclut d’office toute hiérarchie naturelle ou subordination : tout rapport de supériorité ou d’infériorité au sein d’une même espèce est inconcevable. Cette liberté est lié à un droit, celui de défendre sa liberté contre les atteintes d’autrui : chacun a le pouvoir de juger et de punir un autre homme pour le mal qu’il lui a fait, car « la nature a mis chacun en droit, dans cet état, de punir la violation de ses lois »13. Si la liberté se développe en droit, de même elle se développe en obligation : selon R. Polin, « pour Locke, la loi de nature, qui constitue le fait de l’obligation morale pour l’homme en tant qu’homme, et le droit de nature forment dans le Traité sur le gouvernement civil l’avers et le revers de la liberté raisonnable. »14 En effet, si Locke reconnaît la parfaite liberté 12 Traité du gouvernement civil, chap. II, §4, op. cit. Ibid, chap. II, §7, op. cit. 14 Polin Raymond, La politique morale de John Locke, Paris, PUF, 1960 13 17 de l’homme dans l’état de nature, il reconnaît conjointement que celui-ci est obligé d’obéir à la loi de nature. Cette liberté n’est pas licence : « la raison, qui est cette loi, enseigne à tous les hommes, s’ils veulent bien la consulter, qu’étant tous égaux et indépendants, nul ne doit nuire à un autre, par rapport à sa vie, à sa santé, à sa liberté, à son bien… »15 La loi de nature est la règle universelle du bien et du mal donnée aux hommes, quoiqu’ils n’en aient pas toujours conscience ou ne sachent pas l’interpréter ou l’appliquer. Chacun en est l’interprète, le juge et l’exécuteur. En principe, l’état de nature, soumis à la loi de nature, se caractérise par l’égalité et la réciprocité des droits et pouvoirs : c’est un état de paix. Il faut néanmoins distinguer cet état de nature théorique parfait, où la loi de nature serait effectivement obéie par tous, ce royaume des fins, de l’état de nature réel : la nature humaine est faible et les hommes, faute de l’étudier, s’écartent des prescriptions de la loi de nature. Chacun se trouvant juge et exécuteur de la loi de nature, est entraîné par la partialité et agit à la fois comme juge et partie. Si la loi de nature est innée, elle n’est pas écrite et demeure ainsi mal connue des hommes, d’autant plus qu’il n’y a pas de juge compétent pour l’interpréter. Selon Polin, l’état de nature est en fait un mélange de relations pacifiques et raisonnables entre certains individus capables de maîtrise, avec des relations d’hostilité entre d’autres qui font un usage déréglé de leur liberté : l’état de nature n’est ni un état de paix, ni un état de guerre, mais un état composite, intermédiaire. La condition de l’homme à l’état de nature, malgré tous les privilèges qu’elle présente, est en fait précaire et fragile, faute de juges compétents pour régler les différends : le remède, selon Locke, réside dans l’établissement d’un gouvernement civil : par quel procédé ? « Les hommes, ainsi qu’il a été dit, étant tous naturellement libres, égaux et indépendants, nul ne peut être tiré de cet état, et être soumis au pouvoir politique d’autrui, sans son propre 15 Traité du gouvernement civil, chap. II, §6, op. cit. 18 consentement, par lequel il peut convenir, avec d’autres hommes, de se joindre et s’unir en société pour leur conservation, pour leur sûreté mutuelle, pour la tranquillité de leur vie, pour jouir paisiblement de ce qui leur appartient en propre, et être mieux à l’abri des insultes de ceux qui voudraient leur nuire et leur faire du mal. »16 Une société civile ne peut s’établir que sur la base d’un consentement individuel : il y a société civile quand des hommes décident de s’unir de telle sorte que chacun, renonçant volontairement au pouvoir exécutif qu’il tient du droit naturel, le confie au corps public auquel il est incorporé. Pour obtenir la paix et la sécurité, il faut établir des lois positives, reconnues par un consentement commun comme règle du bien et du mal. Il ne s’agit pas d’ajouter à la loi de nature mais de l’exprimer de façon explicite et indiscutable. En second lieu, il faut qu’un juge impartial et reconnu comme tel soit établi pour régler les différends entre les hommes : chacun abandonne le droit de punir et de faire exécuter la loi de nature. L’idée prédominante est celle de consentement : en vertu de la loi de nature, l’homme naît libre. Nul n’est par nature et par naissance soumis à un pouvoir politique : toute vie civile commence par un consentement, un consentement de l’individu pour luimême et pour lui seul. Locke a ainsi démontré que les sociétés humaines n’étaient pas seulement fondées sur la violence et que les hommes ne vivaient pas en commun comme des bêtes, selon la loi du plus fort. La notion de consentement est très importante car elle servira par la suite à démontrer pourquoi tout gouvernement court, en principe, le risque d’essuyer une résistance juste, s’il se conduit de façon malveillante. De même Locke ruine la thèse de Filmer qui avait fondé le droit du souverain sur le droit du patriarche, en montrant que l’autorité politique n’est pas de même nature que l’autorité paternelle : pour Locke, la monarchie absolue est incompatible avec la société civile : 16 Traité du gouvernement civil, chap.VIII, §95, op.cit. 19 « Comme si lorsque les hommes quittant l’état de nature, pour entrer en société, convenaient que tous, hors un seul, seraient soumis exactement et rigoureusement aux lois ; et que ce seul privilégié retiendrait toujours toute la liberté de l’état de nature, augmentée et accrue par le pouvoir, et devenue licencieuse par l’impunité. Ce serait assurément s’imaginer que les hommes sont assez fous pour prendre grand soin de remédier aux maux que pourraient leur faire des fouines et des renards, et pour être bien aises, et croire même qu’il serait fort doux pour eux d’être dévorés par des lions. » 17 L’erreur de Filmer est de croire que le gouvernement est par nature monarchique et appartient naturellement au père : les hommes se sont attachés à cette forme de gouvernement par habitude, la monarchie se présentant d’elle-même à l’esprit des hommes ignorants des autres formes possibles de gouvernement. C’est pourquoi ils n’ont pas pensé non plus à en limiter le pouvoir, inconscients des risques qu’elle pouvait générer: la corruption a rendu plus avides les princes, qui ont commencé à avoir des intérêts distincts de leur peuple, et à transformer leur pouvoir en pouvoir absolu, d’où la nécessité pour Locke d’examiner l’origine et les droits du gouvernement pour trouver les moyens de réprimer et de prévenir les excès. 3) Les limites de droit du gouvernement civil C’est la notion de trust, ou acte de confiance, entre les gouvernants et les gouvernés, qui définit juridiquement les limites du gouvernement civil. Le gouvernement civil, ayant pour origine le consentement d’individus libres, et pour fin, la sauvegarde des vies, des libertés et des biens, est limité dans ses actes. En effet, pour reprendre la définition de Polin, « un pouvoir, en tant que fonction, est toujours un pouvoir d’accomplir une certaine action, une certaine œuvre, un pouvoir pour…, un pouvoir de… Tout pouvoir étant donné ou s’établissant en vue d’atteindre certaine fin, se trouve défini, mais aussi limité par cette fin même. »18 17 18 Traité du gouvernement civil, chap.VII, §93, op. cit. La politique morale de John Locke, chap. VI, op. cit. 20 La fin que se proposent les hommes quand ils rentrent dans une communauté politique, c’est la possession de leurs vies, de leurs biens, dans la paix et la sécurité. Le moyen pour cela, ce sont les lois générales, constantes et reconnues par tous. En effet, pour que la communauté existe selon sa fin, il est nécessaire qu’existe un pouvoir capable d’édicter des lois et d’imposer leur respect par des sanctions. Ce pouvoir législatif est le pouvoir suprême : sa mission est d’exprimer la volonté de la communauté. De l’analyse fonctionnelle de ce pouvoir suprême va suivre les limites du pouvoir politique en tant que tel. La première limite est due à l’ordre du monde qui lui est imposé sous la forme d’une obligation, par la loi de nature. En effet, le pouvoir suprême est limité par le fait que la loi de nature, l’autre face de la liberté humaine, ne peut se supprimer elle-même. Nul n’a la liberté de ne pas être libre et nul ne peut transférer à autrui plus de pouvoir qu’il n’en a sur lui-même. Par exemple, personne ne peut se faire l’esclave d’un autre ou s’en remettre au pouvoir arbitraire absolu d’autrui. Le pouvoir suprême ne peut donc exercer plus de pouvoir que chaque homme n’en a sur lui-même : tout comme les individus, il est soumis à la loi de nature qui lui impose des limites. Selon Polin, « bien que l’expression ne figure pas dans le texte de Locke, c’est bien des ‘‘droits inaliénables des individus’’ qu’il s’agit ici. »19 Personne ne peut donner à autrui sur lui-même plus de pouvoir qu’il n’en a et personne n’a sur sa vie un pouvoir absolu et arbitraire. Chaque homme est né avec un double droit : un droit à la liberté et un droit à la propriété. Ce sont ces droits naturels qui définissent, pour Locke, l’individu. Ils sont inaliénables dans la mesure où l’homme est obligé par la loi de nature : celui-ci n’est pas maître de se donner ou de se refuser ces droits qui lui sont conférés par la loi de nature. C’est-à-dire qu’il ne peut aliéner les droits qu’il possède 19 La politique morale de John Locke, chap. VI,p.211, op. cit. 21 naturellement sur sa vie, sa liberté, ses biens, les droits qui font de lui un homme et un individu. Les gouvernements sont donc tout autant que l’individu soumis à la loi de nature qui garantit aux individus une protection contre l’arbitraire : « Ainsi, les lois de la nature subsistent toujours comme des règles éternelles pour tous les hommes, pour les législateurs, aussi bien que pour les autres. S’ils font des lois pour régler les actions des membres de l’Etat, elles doivent être aussi faites pour les leurs propres, et doivent être conformes à celles de la nature… »20 Les deux autres limites sont d’ordre interne : il s’agit tout d’abord de la fin pour laquelle la communauté a été établie, c’est-à-dire le bien public : « le pouvoir de la société ou de l’autorité législative établie par eux, ne peut jamais être supposé devoir s’étendre plus loin que le bien public ne le demande. Ce pouvoir doit se réduire à mettre en sûreté et à conserver les propriétés de chacun… »21 Locke poursuit en posant trois restrictions au pouvoir législatif : gouverner selon les lois établies et non par des décrets arbitraires ; établir des juges désintéressés pour régler les différends ; employer les forces de la communauté seulement pour faire exécuter ces lois. En effet, la troisième limite n’est autre que les lois, principal frein contre l’arbitraire : le détenteur du pouvoir suprême ne peut faire de sa volonté personnelle arbitraire la loi de la société, sinon il agit contre la mission qui lui a été confiée : « Tout le pouvoir d’un gouvernement n’étant établi que pour le bien de la société, comme il ne saurait, par cette raison, être arbitraire et être exercé suivant le bon plaisir, aussi doit-il être exercé suivant les lois établies et connues ;en sorte que le peuple puisse connaître son devoir, et être en sûreté à l’ombre de ces lois ; et qu’en même temps les gouvernements se tiennent dans de justes bornes, et ne soient point tentés d’employer le pouvoir qu’ils ont entre les mains, pour suivre leurs passions et leurs intérêts, pour faire des choses inconnues et désavantageuses à la société politique… »22 20 Traité du gouvernement civil, chap. XI, §135, op. cit. Traité du gouvernement civil, chap. IX, §131 22 Ibid, chap. XI, §137 21 22 La juste proportion entre le pouvoir accordé et la fin assignée s’exprime sous la forme d’un trusteeship qui définit juridiquement les limites du pouvoir suprême. Tout pouvoir donné avec la mission, le trust, de réaliser une certaine fin, est rationnellement limité par cette mission même. Si cette fin est négligée, la confiance cesse et l’autorité confiée revient dans les mains du peuple qui peut la placer à nouveau. Ces limites constituent la garantie des droits et des libertés du peuple : même si l’expression n’est pas dans le texte, c’est bien des droits inaliénables dont il s’agit. Elles constituent les limites de droit du gouvernement civil, tandis que c’est l’existence du peuple comme corps politique qui en constitue la limite de fait. B] DROIT DE RESISTANCE 1) L’existence du peuple comme corps politique Selon Locke, si la fin pour laquelle le pouvoir a été confié, qui n’est autre que la sauvegarde des vies, des libertés et des biens du peuple, est négligée, le pouvoir revient dans les mains du peuple, mais qui jugera si les limites ont bien été dépassées? « Qui jugera si le prince, ou la puissance législative, passe l’étendue de son pouvoir et de son autorité ? Des gens mal intentionnés et séditieux, se peuvent glisser parmi le peuple, lui faire accroire que ceux qui gouvernent pratiquent des choses pour lesquelles ils n’ont reçu nulle autorité, quoiqu’ils fassent un bon usage de leur prérogative. Je réponds, que c’est le peuple qui doit juger de cela. En effet, qui est-ce qui pourra mieux juger si l’on s’acquitte bien d’une commission, que celui qui l’a donnée, et qui par la même autorité, par laquelle il a donné cette commission, peut désapprouver ce qu’aura fait la personne qui l’a reçue, et ne se plus servir d’elle, lorsqu’elle ne se conforme plus à ce qui lui a été prescrit ? » 23 Selon John Dunn, la thèse de Locke ne se contente pas d’assigner des limites d’ordre logique à la légitimité de l’autorité royale : elle confère à ces limites une efficacité sociale en attribuant à la communauté le pouvoir de juger si elles ont été 23 Traité du gouvernement civil, chap. XIX, §240, op. cit. 23 outrepassées ou non, et même de les réaffirmer de façon active. En bref, le Traité du gouvernement civil est une proclamation théorique du droit de résistance. Le gouvernement a pour origine le consentement du peuple : il implique une souveraineté dont l’assise est le peuple. Cet argument de la souveraineté du peuple permet à Locke de combattre l’absolutisme monarchique et la thèse de l’obéissance passive. Le peuple apparaît comme le véritable auteur des lois : il est le véritable détenteur des pouvoirs de faire les lois, de les faire exécuter et de juger de leur application, seulement il ne les exerce pas directement : il les confie, mais cette confiance a un prix : « La fidélité par laquelle on s’engage par les serments, n’étant autre chose que l’obéissance que l’on promet de rendre conformément aux lois, il s’ensuit que, quand [celui qui a le pouvoir souverain] vient à violer et à mépriser ces lois, il n’a plus droit d’exiger de l’obéissance et de rien commander, à cause qu’il ne peut prétendre à cela qu’en tant qu’il est une personne publique, revêtue du pouvoir des lois, et qui n’a droit d’agir que selon la volonté de la société, qui est manifestée par les lois qui y sont établies. Tellement que dès qu’il cesse d’agir selon ces lois et la volonté de l’Etat, et qu’il suit sa volonté particulière, il se dégrade par là lui-même, et devient une personne privée, sans pouvoir et sans autorité. »24 La véritable limite du pouvoir suprême, c’est donc l’existence du peuple et sa persistance comme corps politique : il demeure le principe du pouvoir législatif, même s’il le délègue à un gouvernement choisi par lui. Les législateurs ne tiennent le pouvoir législatif que du peuple qui, par conséquent, le détient à l’origine et par droit de nature : il se réserve donc exclusivement le choix de ses représentants et a le droit de reprendre cette liberté originelle et d’assurer lui-même le pouvoir législatif ou de le confier à nouveau. Dès qu’un gouvernement enfreint sa mission ou que le pouvoir législatif est usurpé, le pouvoir revient dans les mains du peuple : « Car tout le pouvoir qui est donné et confié en vue d’une fin, étant limité par cette fin-là, dès que cette fin vient à être négligée par les personnes qui ont reçu le pouvoir dont nous parlons, et 24 Traité du gouvernement civil, chap. XIII, §151, op. cit. 24 qu’ils font des choses qui y sont directement opposées ; la confiance qu’on avait mise en eux doit cesser et l’autorité qui leur avait été remise est dévolue au peuple, qui peut la placer de nouveau où il jugera à propos, pour sa sûreté et pour son avantage. Ainsi le peuple garde toujours le pouvoir souverain de se délivrer des entreprises de toutes sortes de personne, même de ses législateurs… »25 Le peuple, pour Locke, demeure un corps distinct du souverain : le terme de people apparaît dans le Second traité sur le gouvernement civil, à partir du moment où le corps politique, en vertu du contrat, est devenu un tout unique et capable d’une volonté une. Il désigne l’ensemble des membres de la communauté, en tant qu’il s’oppose à ceux qui les gouvernent. Le peuple prend de la consistance dans la mesure où les intérêts des gouvernants se distinguent des siens : ce sont les dissensions avec les gouvernants qui achèvent d’affirmer son existence en tant que peuple. Dès lors, il ne cesse de jouer, par rapport au trust, le rôle de garant et de témoin. Ainsi, pour Polin, « pour la première fois, les limites de droit dont la théorie lockienne du trusteeship encadre l’exercice du pouvoir suprême, se trouvent-elles sous-tendues par la présence d’un pouvoir susceptible de le limiter en fait, et par la menace d’une sanction éventuelle. »26 Ce rôle de garant fait peser la menace d’une révolution sur le gouvernement aux deux sens du terme : retour du pouvoir dans les mains du peuple qui l’avait confié, et recours éventuel à la force. 25 26 Traité du gouvernement civil, chap. XIII, §149, op. cit. La politique morale de John Locke, chap. VI, op. cit. 25 2) Types d’abus qui justifient la résistance Il ne s’agit plus ici de scruter l’origine populaire du gouvernement légitime, ni d’exposer les fins pour lesquelles celui-ci est établi, mais de montrer en quels cas les citoyens dont on a trompé la confiance, peuvent reprendre leurs droits et s’exprimer à nouveau. A la critique du pouvoir arbitraire absolu, répond la défense du droit de résistance des peuples. Locke entreprend une critique du pouvoir absolu arbitraire, pouvoir qui s’exerce sans droit : la tyrannie. « Comme l’usurpation est l’exercice d’un pouvoir auquel d’autres ont droit, la tyrannie est l’exercice d’un pouvoir outré, auquel qui que ce soit n’a droit assurément. »27 Le pouvoir arbitraire outrepasse les pouvoirs que la loi lui a confiés : il est contraire à l’essence du pouvoir politique puisque la fin et la mesure de celui-ci consistent dans la sauvegarde de tous et dans la conservation de leurs vies, de leurs biens et de leurs libertés. Le tyran, lui, fait non de la loi mais de sa seule volonté, la règle : la différence entre un roi et un tyran « consiste en ce que l’un fait des lois et met des bornes à son pouvoir, et considère le bien public comme la fin de son gouvernement, l’autre, au contraire, suit entièrement sa volonté particulière et ses passions déréglées. »28 Et puisqu’il agit alors sans autorité, le peuple peut s’opposer à lui en toute légitimité. Contrairement à Hobbes, Locke pense que la souveraineté absolue n’est pas la meilleure garantie contre la guerre de tous contre tous mais qu’elle y contribue car elle ne laisse aucune place à un juge impartial pour trancher les différends qui opposent le souverain au sujet. Le pouvoir absolu est loin de corriger la bassesse humaine, au contraire : tout pouvoir est corrupteur et la tyrannie peut survenir dans tout type de gouvernement, pas seulement dans la monarchie : 27 28 Traité du gouvernement civil, chap. XVIII, §199, op. cit. Ibid., chap. XVIII, §200, op. cit. 26 « On peut demander ici, qu’est-ce qu’on devrait faire, si ceux qui sont revêtus du pouvoir exécutif, ayant entre les mains toutes les forces de l’Etat, se servaient de ces forces pour empêcher que ceux à qui appartient le pouvoir législatif, ne s’assemblassent et n’agissent, lorsque la constitution originaire de leur assemblée, ou les nécessités publiques le requéraient ? Je réponds que ceux qui ont le pouvoir exécutif, agissant, comme il vient d’être dit, sans en avoir reçu d’autorité, d’une manière contraire à la confiance qu’on a mise en eux, sont dans l’état de guerre avec le peuple, qui a droit de rétablir l’assemblée qui le représente, et de la remettre dans l’exercice du pouvoir législatif. »29 Locke ajoute que le peuple a le droit de lever cet obstacle par la force : « le véritable remède qu’on puisse employer contre la force sans autorité, c’est d’y opposer la force. »30 Le cas que Locke évoque ici est intéressant à souligner, puisqu’il s’est présenté à son époque, en 1681, lorsque le roi Charles II a proclamé la dissolution du parlement et son intention d’en convoquer un nouveau : les Whigs, parti de l’opposition, sortant victorieux des nouvelles élections, la dissolution fut définitive. Ceci, selon Ashcraft,31 mit fin à la stratégie parlementaire des Whigs, mouvement auquel Locke et Shaftesbury étaient associés : la question du recours à la résistance armée et de sa justification s’est donc posée de façon pratique à l’époque de Locke, face aux agissements du Roi. Selon Ashcraft, les thèses défendues par Locke dans le Second traité résument la position Whig de cette époque, puisqu’il entend démontrer qu’il est légitime pour le peuple de résister au roi. Ashcraft envisage de montrer que le Second traité de Locke constitue une « excroissance de ce processus et de la nécessité de fournir une déclaration politique au mouvement révolutionnaire. »32 Pour cela il compare le langage employé par Locke pour caractériser ces abus de pouvoir avec celui des autres radicaux : il se trouve qu’ils utilisent le même langage, assez violent, comme 29, 30 Traité du gouvernement civil, chap. XIII, §155, op. cit. La politique révolutionnaire de John Locke, chap. VII, op. cit. 31 32 La politique révolutionnaire de John Locke, chap. VIII, op. cit. 27 « empiètements des droits », « usurpation », « tyrannie », « trahison de la confiance » placée en lui par le roi, son « recours à la violence » et son rabaissement au niveau des bêtes. C’est un langage délibérément violent, destiné à rendre palpable aux autres cet état de guerre provoqué par le roi pour qu’un mouvement de résistance s’organise: « Car, enfin, agir sans autorité, au-delà des bornes marquées, n’est pas un droit d’un grand plutôt que d’un petit officier, et ne paraît pas plus excusable dans un roi que dans un commissaire de quartier, ou dans un sergent : cela est même moins pardonnable dans ceux qui ont été revêtus d’un grand pouvoir, parce qu’on a pris en eux plus de confiance… » 33 Il ne faut pas oublier qu’en employant ce langage, les radicaux ont clairement en tête son application possible à Charles II et à son frère : les tentatives d’insurrection qui ont suivi en témoignent. La conclusion à laquelle veut aboutir Locke est la suivante : le peuple est exempt de toute obéissance dès que le Prince agit de manière contraire à la confiance qui a été mise en lui. Dans le chapitre XIX, Locke récapitule les raisons pour lesquelles un gouvernement peut être dissous, outre par une invasion extérieure, mais pour des désordres internes : premièrement, quand la puissance législative est altérée, soit que des hommes entreprennent de faire des lois alors qu’ils n’en ont pas reçu l’autorité, soit que le prince met sa volonté arbitraire à la place des lois, soit qu’il empêche l’assemblée de se tenir, ou encore qu’il change la manière d’élire ces membres sans l’accord du peuple, soit que lui, ou l’assemblée, livre le peuple à une puissance étrangère. Dès lors, « on peut, avec une liberté entière, résister à ceux qui, sans autorité, veulent imposer [au peuple] un joug fâcheux, et assujettir à des choses contraires aux lois et à l’avantage de 33 Traité du gouvernement civil, chap. XVIII, §202 28 l’Etat. »34 Deuxièmement, quand le pouvoir législatif, ou le Prince, agissent au-delà de l’autorité qui leur a été commise, le peuple n’est pas tenu d’obéir : « Quand les législateurs s’efforcent de ravir et de détruire les choses qui appartiennent en propre au peuple, ou de le réduire dans l’esclavage, sous un pouvoir arbitraire, ils se mettent dans l’état de guerre avec le peuple qui, dès lors est absous et exempt de toute sorte d’obéissance à leur égard… »35 Dès que l’exécutif ou le législatif agissent sans autorité, au-delà des bornes, le peuple est donc parfaitement en droit de résister par la force en vue de sa propre conservation : le droit de résistance et le recours à la force sont ainsi légitimés par Locke dans le Second traité. La question, maintenant, est de savoir si des moyens de contestation et de résistance, comme la liberté de la presse, peuvent être aussi justifiés par la théorie lockienne ? 34 35 Traité du gouvernement civil, chap. XIX, §212, op. cit. Ibid., chap. XIX, §222, op. cit. 29 3) La liberté d’expression politique peut-elle entrer dans le cadre du droit de résistance ? Tout d’abord, la liberté d’expression politique relève du pouvoir qu’a le peuple, et l’individu, de juger de son bien : en effet, nous avons vu que Locke reconnaît au peuple la capacité de juger si les limites du pouvoir ont été outrepassées ou non. Si les individus en quittant l’état de nature ont abandonné leur liberté naturelle et leur capacité à interpréter eux-mêmes la loi de nature et à la faire exécuter, puisque des lois positives et des juges compétents sont désormais établis pour le faire à leur place, ils n’abandonnent pas toute possibilité de juger si un acte ou un commandement qui met leur vie ou leurs biens en péril est oui ou non contre le droit : à la question : qui jugera ? Locke répond : « Certainement, Dieu seul est juge, de droit : mais cela n’empêche pas que chaque homme ne puisse juger pour soi-même, dans le cas dont il s’agit ici, aussi bien que dans tous les autres, et décider si un homme s’est mis dans l’état de guerre avec lui… »36 Donc, même si chaque membre de la communauté confère au pouvoir public le droit d’interpréter la loi de nature en lois positives et de les faire respecter, ce pouvoir public ne peut exiger de lui qu’il renonce, lorsqu’il est directement en cause, à juger de la sauvegarde de sa propre personne et à se défendre. En effet, si l’individu transfert à la société des pouvoirs et des libertés, comme celui d’interpréter et de faire exécuter la loi de nature, en devenant membre d’un corps politique, il conserve des droits et des libertés, dont la liberté d’expression politique, et plus particulièrement la liberté de la presse, prise comme pouvoir de contestation. De plus, le consentement populaire étant à la source de tout pouvoir, qui d’autre pourra mieux juger si le gouvernement s’acquitte bien de sa tâche que ceux qui la lui 36 Traité du gouvernement civil, chap. XIX, §241, op. cit. 30 ont confiée ? Cette légitimité reconnue au peuple de juger de la situation peut ainsi servir à légitimer la possibilité pour eux d’exprimer des divergences, c’est-à-dire à fonder la liberté d’expression politique : en effet, la résistance ne désigne pas seulement le recours à la force armée contre le gouvernement, qui est réservé aux cas extrêmes, mais avant tout le droit d’exprimer des divergences, contre la conception de l’obéissance passive. Les individus qui constituent le corps politique ne sont pas que des sujets passifs, soumis à la loi, ils en sont les auteurs et la source de tout pouvoir légitime : à ce titre, ils se réservent le droit de juger les représentants qu’ils ont choisi. Ce droit d’expression peut même diminuer le risque d’actions violentes et de révolution en se posant comme alternative à la violence et comme moyen de prévention contre tout risque d’abus de pouvoir et de tyrannie. Si Locke, dans le Second traité ne prend jamais directement parti pour la liberté de la presse, sa théorie du droit de résistance laisse implicitement un rôle à jouer à l’information pour prévenir les abus de pouvoir : « Et dire que le peuple doit songer à sa conservation, et ériger une nouvelle puissance législative, lorsque par oppression, ou par artifice, ou parce qu’il est livré à une puissance étrangère, son ancienne puissance législative est perdue et subjuguée ; c’est tout de même que si l’on disait que le peuple doit attendre sa délivrance et son rétablissement, lorsqu’il est trop tard pour y penser, et que le mal est sans remède ; et l’on parlerait comme feraient des gens qui conseilleraient à d’autres de se laisser rendre esclaves, et de penser ensuite à leur liberté, et qui, dans le temps que des esclaves seraient chargés de chaînes, exhorteraient ces malheureux à agir comme des hommes libres. »37 Locke ajoute que s’il n’y avait pas de moyen de se délivrer de la tyrannie, avant d’y être assujetti, elle resterait à jamais un risque : « C’est pourquoi on a droit, non seulement de se délivrer de la tyrannie, mais encore de la prévenir. »38 Dans ce cadre, la liberté d’expression politique et la liberté de la presse peuvent être justifiées, comme 37 38 Traité du gouvernement civil, chap. XIX, §220, op. cit. Traité du gouvernement civil, chap. XIX, §220, op. cit. 31 moyen d’information et de prévention. Le rôle de l’information pour prévenir et convaincre le peuple que le gouvernement agit, en douce, contre son intérêt est à souligner : il s’agit de susciter une prise de conscience salutaire avant l’assujettissement complet : « Si tout le monde observe que les prétextes qu’on allègue pour justifier une conduite, sont entièrement opposés aux actions et aux démarches de ceux qui les allèguent ; qu’on emploie tout ce que l’adresse, l’artifice et la subtilité ont de plus fort, pour éluder les lois ; qu’on se sert du crédit et de l’avantage de la prérogative d’une manière contraire à la fin pour laquelle elle a été accordée ; qu’on choisit des Ministres et des Magistrats subordonnés, qui sont propres à conduire les choses à un point funeste et infiniment nuisible à la nation ; (…) qui est-ce alors qui peut s’empêcher d’être convaincu, en sa conscience, que la nation est exposée à de grands périls, et qu’on doit penser à sa sûreté et à son salut ? »39 Une fois que le peuple a pris conscience de ces dangers, il ne faut pas s’étonner, dit Locke, s’il se soulève : la liberté de la presse, comme moyen d’information, trouverait donc logiquement sa place au sein de la théorie du droit de résistance. C] REPONSE DE LOCKE AUX OBJECTIONS CONTRE LE DROIT DE RESISTANCE Locke ne se contente pas d’établir le droit de résistance du peuple, il envisage les objections que ses adversaires pourraient émettre contre lui et pose la question des limites d’un tel droit : le droit de résistance, qui constitue une limitation de fait de l’action du gouvernement, doit-il se limiter, accepter des limites raisonnables ? Locke entreprend de répondre aux deux objections principales qu’on peut lui faire : premièrement, accorder un tel droit au peuple ne pourrait qu’engendrer l’anarchie. Deuxièmement, l’ignorance et l’incompétence du peuple, de la « populace », à juger fait peser le risque de révolutions fréquentes et incontrôlées. 39 Ibid., chap. XVIII, §210, op. cit. 32 1) Première objection : le risque d’anarchie Première objection imaginée par Locke : accorder le droit de résistance au peuple serait pure folie et ne pourrait mener qu’à l’anarchie la plus complète : « Quoi dira-t-on, on peut donc s’opposer aux commandements et aux ordres d’un Prince ? On peut lui résister toutes les fois qu’on se croira maltraité, et qu’on s’imaginera qu’il n’a pas droit de faire ce qu’il fait ? S’il était permis d’en user de la sorte, toutes les sociétés seraient bientôt renversées et détruites ; et, au lieu de voir quelque gouvernement et quelque ordre, on ne verrait qu’anarchie et que confusion. » 40 La réponse de Locke est que le droit de résistance est limité aux cas extrêmes, suscités par des circonstances exceptionnelles, et qu’il ne justifie absolument pas tout type de rébellion : « Je réponds qu’on ne doit opposer la force qu’à la force injuste et illégitime, et à la violence ; que quiconque résiste dans quelque autre cas, s’attire une juste condamnation, tant de la part des Dieu que des hommes ; »41 Le droit de résistance ne justifie nullement une rébellion destinée à provoquer la chute d’un gouvernement : la résistance n’est légitime que lorsque le gouvernement s’est mis dans un état de guerre avec le peuple, de sorte que c’est lui qui est responsable de la violence et de la rébellion. Le Prince qui est, comme le rappelle Locke, une personne sacrée, est et doit être à l’abri tant qu’il ne se met pas dans l’état de guerre avec son peuple : si c’est le cas, le peuple peut recourir à la force, puisque dès lors s’installe entre gouvernants et gouvernés une sorte d’état de nature. Locke est conscient d’établir une théorie de la résistance légitime du peuple au pouvoir suprême : c’est pourquoi il exclut toutes les formes de résistance qui risqueraient de provoquer plus de désordres et d’abus que ceux qu’elles cherchent à faire disparaître. Pour qu’une rébellion soit justifiée, il faut, aux yeux de Locke, deux conditions : premièrement, il faut que le mal reproché soit généralisé, sinon c’est une 40 41 Traité du gouvernement civil, chap. XVIII, §203, op. cit. Traité du gouvernement civil, chap. XVIII, §204, op. cit. 33 cause perdue d’avance. Si l’injustice ne touche que des individus particuliers, et si le peuple ne prend pas fait et cause pour eux, même si ceux-ci ont droit de se défendre, cette défense apparaît à Locke désespérée : «Il ne faudrait point, dis-je, à l’égard même d’actes manifestes de tyrannie, user d’abord de ce droit, et troubler le gouvernement pour des sujets de peu d’importance. Car si ce dont il est question ne regarde que quelques particuliers, bien qu’ils aient droit de se défendre, et de tâcher de recouvrer par la force ce qui, par une force injuste, leur a été ravi, néanmoins le droit qu’ils ont de pratiquer cela, ne doit pas facilement les engager dans une contestation, dans laquelle il ne pourrait que périr ; »42 En effet, la paix publique a un prix et le droit de résistance doit être limité aux cas extrêmes car les malheurs des particuliers « sont fort réparés et compensés par la paix publique et la sûreté du gouvernement. »43 C’est pourquoi le prince ne doit pas être facilement exposé à toutes sortes de griefs et sur le moindre sujet, sinon le risque d’anarchie serait fort. Locke ne reconnaît donc le droit de résistance légitime qu’au peuple dans sa majorité : il n’autorise pas l’action violente individuelle. Deuxièmement, il faut qu’en cas d’abus, on ne puisse pas en appeler aux lois, dernier recours avant la violence : « Car, lorsque la partie offensée peut, en appelant aux lois, être rétablie, et faire réparer le dommage qu’elle a reçu, il n’y a rien alors qui puisse servir de prétexte à la force, laquelle on a droit d’employer que quand on est empêché d’appeler aux lois ; et c’est ce qui rend aussi justes et légitimes les actions de ceux qui lui résistent. »44 A la suite de telles actions, le peuple recouvre sa liberté originelle et n’est plus tenu d’obéir et, puisqu’il ne peut recourir à un juge temporel, il peut s’opposer à cette force injuste et non conforme aux lois, par la violence. Les coupables de cette violence ne sont pas ceux qui résistent, mais ceux qui enfreignent les premiers le droit : « tous 42 Traité du gouvernement civil, chap. XVIII, §208, op. cit. Ibid., chap. XVIII, §205, op. cit. 44 Ibid., chap. XVIII, §207, op. cit. 43 34 ceux, quels qu’ils soient, qui, par force, enfreignent ces lois et justifient, par force, la violation de ces lois inviolables, sont véritablement et proprement des rebelles. »45 Ne pas résister aux abus et prêcher l’obéissance passive, sous prétexte de protéger la tranquillité et la paix, reviendrait à instituer, comme dans la caverne du cyclope Polyphème, une paix sans valeur. La résistance est légitime chaque fois que ceux qui gouvernent abusent de leur pouvoir contre le peuple : « Mais si le procédé injuste du Prince ou du Magistrat s’est étendu jusqu’au plus grand nombre des membres de la société, et a attaqué le corps du peuple ; ou si l’injustice et l’oppression ne sont tombées que sur peu de personnes, mais à l’égard de certaines choses qui sont de la dernière conséquence, en sorte que tous soient persuadés, en leur conscience, que leurs lois, leurs biens, leurs libertés, leurs vies sont en danger, (…), je ne saurais dire que ces sortes de gens ne doivent pas résister à une force si illicite dont on use contre eux. »46 La théorie lockienne du droit de résistance ne met donc pas en danger les gouvernements légitimes, en menaçant la communauté d’anarchie : au contraire, la meilleure défense contre la rébellion réside dans ce pouvoir que possède le peuple de placer à nouveau le pouvoir législatif : « [Le] pouvoir que le peuple a de pourvoir de nouveau à sa sûreté, en établissant une nouvelle puissance législative, quand ses législateurs ont administré le gouvernement d’une manière contraire à leurs engagements (…), et ont envahi ce qui lui appartenait en propre, est le plus fort rempart qu’on puisse opposer à la rébellion, et le meilleur moyen dont on soit capable de se servir pour la prévenir et y remédier. »47 45 Ibid., chap. XIX, §226, op. cit. Traité du gouvernement civil, chap. XVIII, §209, op. cit. 47 Ibid., chap. XIX, §226, op. cit. 46 35 2) La conception du peuple chez Locke La deuxième objection qu’imagine Locke concerne les compétences du peuple, de la « populace », à juger : « On objectera peut-être ceci que le peuple étant ignorant, et toujours peu content de sa condition, ce serait exposer l’Etat à une ruine certaine, que de faire dépendre la forme du gouvernement et l’autorité suprême, de l’opinion inconstante et de l’humeur incertaine du peuple, et que les gouvernements ne subsisteraient pas longtemps, sans doute, s’il lui était permis, dès qu’il croirait avoir été offensé, d’établir une nouvelle puissance législative. »48 Mais le peuple est beaucoup moins changeant, moins capricieux et plus fidèle aux traditions qu’on ne le croit. Il faut, en fait, une longue suite d’abus et de tromperies avant que le peuple ne réagisse et ne se décide à se soulever pour placer le gouvernement dans d’autres mains : « Je réponds, au contraire, qu’il est très difficile de porter le peuple à changer la forme de gouvernement à laquelle il est accoutumé »49, Locke citant à l’appui l’exemple de l’Angleterre : « L’aversion que le peuple a pour ces sortes de changement, et le peu de disposition qu’il a naturellement à abandonner ses anciennes constitutions, ont assez paru dans les diverses révolutions, qui sont arrivées en Angleterre, et dans ce siècle, et dans les précédents. Malgré toutes les entreprises injustes des uns et les mécontentements justes des autres, et après quelques brouilleries, l’Angleterre a toujours conservé la même forme de gouvernement, et a voulu que le pouvoir suprême fût exercé par le Roi et par le parlement, selon l’ancienne coutume. »50 Face à cette objection : « cette hypothèse est toute propre à produire de fréquentes rébellions »51, Locke répond que « les révolutions dont il s’agit, n’arrivent pas dans un état pour de légères fautes commises dans l’administration des affaires publiques. »52 En effet, le peuple est capable de tolérer de nombreux abus : 48 Traité du gouvernement civil, chap. XIX, §223, op. cit. Ibid., chap. XIX, §223, op. cit. 50 Ibid. 51 Traité du gouvernement civil, chap. XIX, §224, op. cit. 52 Ibid., chap. XIX, §225, op. cit. 49 36 « Mais si une longue suite d’abus, de prévarications et d’artifices, qui tendent à une même fin, donnent à entendre manifestement à un peuple, et lui font sentir qu’on a formé des desseins funestes contre lui, et qu’il est exposé aux plus grands dangers ; alors il ne faut pas s’étonner s’il se soulève, et s’il s’efforce de remettre les rênes du gouvernement entre les mains qui puissent le mettre en sûreté… »53 Quel argument Locke oppose-t-il à l’incompétence du peuple à juger, à son inconstance, et aux dangers qu’elles peuvent représenter par rapport à la paix civile ? C’est le fait qu’il accorde au peuple la qualité d’être raisonnable et une certaine vertu politique naturelle, qui constitue la véritable limite raisonnable du droit de résistance : « Les peuples sont-ils à blâmer de ce qu’ils ont les sentiments de créatures raisonnables, de ce qu’ils font les réflexions que des créatures de cet ordre doivent faire (…) ? »54 Avant tout, il faut comprendre ce que le terme de peuple désigne pour Locke : la question est, selon Ashcraft, qui au juste va exercer le terrible pouvoir du « peuple » ? Pour répondre à cette question, nous allons suivre le raisonnement développé par Ashcraft dans son livre La politique révolutionnaire et les deux Traités du gouvernement de John Locke.55 La critique tory est que la multitude désordonnée et ignorante, la populace, n’est pas habilitée à juger des affaires publiques. Pour beaucoup de Whigs, en fait, tant que le peuple est identifié au parlement, le pouvoir du peuple est justifiable, mais ce n’est pas le point de vue défendu par Locke, puisque, selon lui, même le parlement est capable de s’opposer aux intérêts du peuple. Par ailleurs, Locke ne fait pas le moindre effort pour dissocier le peuple de la populace mais il défend le peuple au sens large : tous les hommes ont le droit de juger. Si ces adversaires ne peuvent imaginer que les individus sont capables d’exercer un tel pouvoir de manière responsable, c’est parce qu’ils déprécient fortement la rationalité de la plupart des 53 Ibid. Ibid., chap. XIX, §230, op. cit. 55 chap.VII, op. cit. 54 37 individus. Le peuple n’est pas aussi insensé qu’on le dit : pour défendre sa théorie du droit de résistance, Locke doit donc défendre le droit de l’individu, placé au plus bas de l’échelle sociale, à servir d’intermédiaire à l’application de la loi de nature. Il réfute ainsi directement la thèse tory selon laquelle le peuple étant ignorant et inconstant, on ne peut envisager de lui confier la responsabilité d’exercer le pouvoir de résistance, quand il insiste avec ironie, dans l’analyse du Second traité, sur la lenteur du peuple à réagir. En résumé, selon Ashcraft, « la théorie lockienne de la résistance étend la portée du terme de « peuple » aux classes sociales inférieures et, en même temps, leur attribue une responsabilité morale… »56 Le peuple n’est donc pas un troupeau de créatures inférieures, placé sous la domination d’un maître, mais c’est une société de créatures raisonnables. Cet aspect de sa thèse est plus compréhensible, si on le rapproche de la situation de l’Angleterre telle que Locke la décrit, et des problèmes particuliers qu’il rencontre : le 18 janvier 1681, Charles II a proclamé la dissolution du parlement. Il s’agit de convaincre le peuple dans son ensemble, et non le parlement seul, que le Roi agit sans autorité avec le dessein d’établir un pouvoir absolu et que le peuple est légitimement en droit de lui résister. Locke reconnaît donc au peuple, en vertu d’une légitimité plus haute, d’une loi antérieure et supérieure aux lois positives, le pouvoir de juger si les limites du pouvoir ont été outrepassées. Le peuple a la capacité de réfléchir mûrement, de juger et d’agir librement en vue du bien public, car c’est en lui que la loi de nature trouve son expression ultime. Il est, contrairement à l’individu qui est facilement emporté par ses passions et ses intérêts, plus capable de peser le pour et le contre. Le peuple, qui est 56 Ashcraft Richard, chap. VII, p. 334, op. cit. 38 doué de raison, est comme toute créature raisonnable, capable de penser et de juger les choses dans leur vérité. C’est pourquoi, dans les conflits qui opposent le peuple et le Prince, c’est au peuple qu’il appartient de juger : le pouvoir suprême, qui n’est jamais que délégué par le peuple, est donc à chaque instant susceptible de lui revenir, dès qu’il le juge bon. Ce ne sont donc pas les individus pris isolément, mais le peuple pris en corps qui récupère les droits abandonnés par ceux-ci au moment de leur incorporation dans une société politique. Selon Polin, « en lui passe et se manifeste doublement la loi de nature, d’abord parce qu’elle est le principe de tout droit, ensuite parce qu’elle détermine les fins rassemblées sous le terme générique de « bien du peuple ». Mais la loi de nature est aussi la loi de raison que le peuple, par conséquent tendrait à exprimer. »57 En effet, le peuple est assez raisonnable pour définir son bien, pour investir le gouvernement d’une mission, pour lui abandonner une part de pouvoir proportionnelle à cette mission, et pour juger de la conformité des décisions des gouvernants à la mission confiée : n’est-ce pas assez reconnaître que le peuple pris en corps est capable de raison ? Il est même pour Locke le meilleur arbitre et l’être le plus capable de sauvegarder les droits et les biens des individus : « S’il s’élève quelque différend entre un Prince et quelques-uns du peuple, sur un point sur lequel les lois ne prescrivent rien, ou qui se trouve douteux, mais où il s’agit de choses d’importance ; je suis fort porté à croire que dans un cas de cette nature, le différend doit être décidé par le corps du peuple. (…) Qui est plus propre à juger que le corps du peuple, qui, du commencement, lui a conféré l’autorité dont il est revêtu, et qui, par conséquent, sait quelles bornes il a mises au pouvoir de celui entre les mains duquel il a remis les rênes du gouvernement ? »58 57 58 La politique morale de John Locke, chap. IV, p. 161, op. cit. Traité du gouvernement civil, chap. XIX, §242, op. cit. 39 CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE Nous avons suivi en détail la démonstration de Locke pour justifier le droit de résistance accordé au peuple, quand celui-ci juge que les actions du gouvernement qu’il a choisi, ne sont pas conformes à la mission qu’il lui avait confiée. Ce droit découle de la thèse libérale de la limitation de la souveraineté, en opposition complète avec les thèses absolutistes de Sir Robert Filmer. Si le pouvoir délégué par le peuple au gouvernement est limité en droit, par la loi de nature, à laquelle tous les hommes sont obligés, par sa fin qui n’est autre que le bien public, et par les lois, c’est l’existence du peuple comme corps politique qui en constitue la limite de fait : celui-ci joue le rôle de garant et fait peser sur tout gouvernement, le risque d’une révolution, s’il ne respecte pas sa mission. Nous avons ensuite tenté de démontrer que la liberté d’expression politique, et plus particulièrement la liberté de la presse, peuvent très bien s’intégrer dans le cadre de cette théorie, en tant que pouvoir de contestation, et dans la mesure où elles peuvent se présenter comme une alternative au recours à la force, en jouant un rôle d’information et de prévention auprès du public. La question fondamentale à laquelle Locke s’intéresse ensuite, est celle des limites du droit de résistance, sans lesquelles son usage pourrait se révéler dangereux et incontrôlé : Locke prend ainsi en compte les objections de ses adversaires, contestant qu’un tel droit ne peut conduire qu’à l’anarchie, étant donné l’insatisfaction éternelle du peuple et son incompétence à juger des affaires publiques. Il résulte de son analyse que c’est le caractère raisonnable du peuple, pris comme corps politique, et sa capacité à juger en fonction d’une vertu politique naturelle, qui constitue la limite la plus sûre du droit de résistance. 40 Ce schéma est-il applicable à la liberté de la presse, elle-même conçue comme une limitation du pouvoir souverain, un pouvoir de contestation et de prévention ? La réponse de Locke à la question des risques que comporte le droit de résistance, qui peuvent servir d’arguments et de prétextes à sa limitation, peut-elle régler par là même la question des limites de la liberté de la presse ? 41 DEUXIEME PARTIE LA QUESTION DE LA LIMITATION DE LA LIBERTE DE LA PRESSE 42 Nous avons démontré comment il est possible de fonder la liberté d’expression politique, et plus particulièrement la liberté de la presse qui en est une spécification, à partir de la théorie lockienne du droit de résistance, qui permet au peuple de résister face aux abus de pouvoir. La question est désormais celle de savoir s’il faut la limiter et selon quel critère. De même que Locke a réfléchi aux limites du droit de résistance, il faut maintenant s’interroger sur celles de la liberté de la presse comme pouvoir de contestation. Pour ce, nous avons choisi de suivre le raisonnement de trois auteurs libéraux du début du XIXème siècle, période d’essor de la presse en France, où elle commence à jouer un rôle politique important : il s’agit de Guizot, Constant et Tocqueville, sachant qu’ils ne représentent pas le même type de libéralisme. Guizot répond à la question de la limitation de la liberté de la presse, en tant que tenant d’un libéralisme conservateur, alors que Constant et Tocqueville sont les représentants d’un libéralisme plus ouvert. Ces trois auteurs sont tout autant persuadés de l’utilité de la liberté de la presse, comme moyen d’information et de communication entre gouvernants et gouvernés, et de l’importance de son rôle dans la formation d’une opinion publique, néanmoins ils n’apportent pas la même la réponse à la question de sa limitation. 43 I. Guizot ou la réponse du libéralisme conservateur A] LE CONTEXTE HISTORIQUE DE LA REFLEXION ET DE L’ACTION DE GUIZOT 1) Les ambitions des hommes de 1814 Le contexte historique est important à rappeler, si l’on veut bien comprendre la pensée et l’action de François Guizot, intellectuel et homme politique sous la Restauration, puis surtout pendant toute la Monarchie de Juillet, dont il fut la grande figure. Pour cela, nous nous appuierons sur le livre de Pierre Rosanvallon, Le Moment Guizot 59 : pour l’auteur, ce moment désigne l’originalité de la culture politique libérale des années 1814-1848, année où Guizot est écarté du pouvoir, après la révolution de 1848, qui marque la fin d’une expérience politique, celle de la monarchie parlementaire et censitaire. La thèse de Rosanvallon est qu’il existe une adéquation forte entre le destin individuel de Guizot et le problème d’une génération (y compris dans l’échec), qui est de clore la révolution et d’ouvrir une ère de stabilité en fondant un régime représentatif stable et garant des libertés. En effet, avec la Restauration, naît aussi l’espoir que l’échec de l’Empire allait inaugurer une nouvelle ère dans laquelle la Charte donnerait enfin à la France la bonne constitution pour clore la révolution et ouvrir une ère de stabilité. Ainsi, selon Rosanvallon, l’obsession de la génération de la Restauration est de « terminer la révolution »60, de fonder, d’inscrire dans la durée et de stabiliser des institutions. La réflexion des hommes politiques de cette génération sur l’art de gouverner se double donc d’une visée philosophique qui consiste à redéfinir les rapports entre la société et le pouvoir politique. 59 60 Rosanvallon Pierre, Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985 Le Moment Guizot, op. cit. 44 Ce qui est important à comprendre, c’est que les hommes de 1814 ont le sentiment d’une tâche immense à accomplir, celle qui consiste à construire la France nouvelle, après que la France ancienne eut été détruite par les hommes de 1789. Car, le but est de faire sortir le politique du domaine des passions pour la faire entrer dans l’âge de raison, d’où la coupure avec les philosophes du XVIIIème et le dogme de la souveraineté du peuple, accusé d’avoir autorisé les débordements de la Révolution. Cette critique est le socle commun qui fonde le libéralisme du XIXème siècle, qui tente de penser le politique contre Rousseau. La tâche que se fixe la génération libérale du début du siècle est donc de terminer la révolution et de construire un gouvernement représentatif stable, un régime garant des libertés, fondé sur la raison. Ceux qu’on appelle les doctrinaires, les représentants d’un libéralisme conservateur, auquel appartient Guizot, de même que Camille Jordan, de Broglie, et Royer-Collard, ont entrepris dès lors de fonder un gouvernement sur des bases rationnelles et sur une certaine modération politique. Leur réflexion n’est pas seulement une élaboration intellectuelle, car, après 1814, il ne suffit plus d’affirmer des principes : il faut pouvoir les traduire concrètement, établir des institutions viables, discuter de problèmes concrets, comme du mode de scrutin, ou du régime de la presse… Le libéralisme est donc un concept généraliste qui comprend, comme nous le verrons, des réalités diverses, comme le libéralisme doctrinaire, qui a des idées libérales, mais des pratiques conservatrices, et qui est, aux yeux des doctrinaires, la manière de répondre aux principaux problèmes de leur temps : comment terminer la révolution ? Qu’est-ce qu’une société démocratique post-révolutionnaire ? Comment surmonter la dissolution sociale ? Pierre Rosanvallon qualifie ainsi la Monarchie de Juillet de régime « libéral-conservateur » : le conservatisme, défendu par les doctrinaires, se pense comme la « résolution de la révolution ou la gestion d’une société 45 post-révolutionnaire. »61 Le problème de la législation concernant la liberté de la presse prend place dans ce contexte de stabilisation et de modération politique dans la société post-révolutionnaire. 2) Le problème de la législation : le cas de la liberté de la presse L’ambition des hommes de 1814 est de fonder un régime nouveau et de traduire concrètement dans des institutions viables les principes comme celui de la liberté de la presse : c’est en tout cas l’ambition du projet de loi de 1814, préparé par Guizot et Royer-Collard. En effet, le problème d’une législation servant à encadrer la liberté de la presse et à limiter ses abus, a été laissé en suspens depuis l’affirmation du principe de la liberté de la presse, dans la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 : « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas prévus par la loi. » Il en est de même dans la Charte de 1814, article 8, qui rétablit la liberté de la presse par opposition aux mesures impopulaires de l’Empire : « Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions en se conformant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette liberté. » Tout ceci porte à croire que, dans la société post-révolutionnaire, la liberté de la presse n’est pas un problème de principe, puisqu’elle y est réaffirmée, mais plutôt un problème d’application, qui est précisément celui de ses limites. En 1814, Guizot est donc face à une des plus graves questions que peut poser l’organisation d’un gouvernement représentatif, celle de la liberté de la presse. Selon Charles Pouthas, dans son étude sur Guizot pendant la Restauration,62 la situation de 61 Le Moment Guizot, p. 270, op. cit. Pouthas Charles, Guizot pendant la Restauration, préparation de l’homme d’Etat, 1814-1830, Paris, Plon-Nourrit, 1923 62 46 cette liberté à cette époque est contradictoire : d’une part, l’article 8 de la Charte en proclame la liberté sous condition de se conformer aux lois qui en réprimeraient l’abus, d’autre part, le gouvernement provisoire a maintenu le régime impérial de censure, institué d’ailleurs plus dans le but de faire taire les brochures royalistes contre la Révolution que les attaques libérales contre le nouveau gouvernement. Le projet de loi déposé le 5 juillet à la Chambre a pour objet de sortir de ce provisoire et de fonder le régime nouveau : il s’agit non seulement de réprimer les abus de la liberté de la presse, mais aussi de les prévenir. Le projet défend par ailleurs l’institution de la censure et de l’autorisation préalable, et il astreint les imprimeurs et libraires à la condition d’un brevet royal, moyennant quoi la presse est libre. Ce projet semble à première vue très restrictif : pour se justifier et démontrer que la censure mise en place par le projet n’est pas destructrice, mais protectrice de la liberté de la presse, Guizot publia avant la présentation du projet de loi de 1814, une brochure anonyme intitulée Quelques idées sur la liberté de la presse,63 puis une fois le projet déposé, un nouvel écrit explicatif, Sur le nouveau projet de loi relatif à la presse 64 : justifications. B] LA LIBERTE DE LA PRESSE, UN ENJEU IMPORTANT DANS LA SOCIETE POST-REVOLUTIONNAIRE 1) Par opposition à la politique du mensonge et de la défiance qui ne mène qu’au détachement des affaires publiques… Guizot accepte nettement le principe de la liberté de la presse. Mais ce n’est pas par des considérations théoriques et abstraites qu’il le défend : pour Guizot, il n’y a pas de droit naturel à la liberté de la presse, supérieure à toute contingence politique. Au 63 64 Guizot François, Quelques idées sur la liberté de la presse, Paris, Le Normant, 1814 Guizot François, Sur le nouveau projet de loi relatif à la presse, Le Normant, 1814 47 contraire, ce sont des considérations politiques et actuelles qu’il met en avant pour la défendre. Tout le début de sa première brochure, Quelques idées sur la liberté de la presse, expose les malheurs qui ont résulté pour la France de la politique du mensonge et de la défiance par rapport au gouvernement, et l’absence d’esprit public. Ce système de mensonge et d’hypocrisie qu’il critique, est celui de Bonaparte : il est à la base de tous ces rapports avec ses sujets, d’où les habitudes de méfiance des citoyens : « Les Français se sont accoutumés à penser qu’un gouvernement est nécessairement avide, nécessairement oppresseur, nécessairement en état de guerre avec ses sujets. (…) Ils regardent leurs intérêts, non seulement comme étrangers, mais comme opposés à ceux du gouvernement, et il ne sera pas aisé de les convaincre que leur gouvernement ne s’occupe pas uniquement de ses intérêts, et que les leurs sont les mêmes que les siens. » 65 Cette attitude du gouvernement vis-à-vis des sujets ne peut entraîner que le détachement à l’égard des choses publiques : « Les Français ne se sont que trop accoutumés à croire que les affaires de leur gouvernement ne les regardaient pas ; chacun s’est concentré sur ses intérêts personnels, les a soutenu de son mieux contre les empiètements de ses maîtres, et ne s’est plus inquiété de rien : toute idée de devoir envers l’Etat, de dévouement à la patrie, s’est amortie dans les âmes ; le despote méconnaissait toutes ses obligations envers les Français ; les Français ont oublié les leurs envers la France. »66 Guizot finit ce tableau en concluant que c’est ainsi que l’esprit public s’est graduellement éteint : « c’est cependant cet esprit public, c’est cet attachement à la chose publique, ce sont ces sentiments désintéressés qui deviennent aujourd’hui nécessaires. »67 65 Quelques idées sur la liberté de la presse, p.10, op. cit. Quelques idées sur la liberté de la presse, p.12, op. cit. 67 Ibid., p.13, op. cit. 66 48 2) …la presse est amenée à jouer un rôle politique important en permettant l’émergence d’une opinion publique. Quels sont les moyens de ranimer cette force et de réveiller cet esprit public ? Guizot compte sur la liberté de la presse pour faire surgir une opinion publique et faire l’éducation civique des français. Les maux qu’a connu la France tiennent à l’ignorance des Français par rapport aux affaires et au système de mensonge qu’il a décrit : c’est la vérité qu’il faut mettre au grand jour pour rétablir la confiance perdue. Le changement seul du gouvernement en gouvernement honnête ne suffit pas : le citoyen doit savoir et pouvoir exprimer librement son opinion : « les Français, sûrs d’entendre la vérité et libres de la dire, perdront bientôt cette triste habitude de méfiance. »68 La liberté de la presse est, pour Guizot, le meilleur instrument de ce changement : « Une grande liberté de la presse peut seule faire cesser ce supplice, et, en ramenant la confiance, rendre à l’esprit public cette énergie dont le Roi, comme la nation, ne sauraient se passer ; c’est la vie de l’âme qu’il faut réveiller dans ce peuple, en qui le despotisme travaille à l’éteindre ; cette vie est dans le libre mouvement de la pensée, et la pensée ne se meut, ne se développe librement qu’au grand jour. »69 Sans ce changement, c’est l’immobilisme qui va succéder à la tyrannie : comme solution contre l’apathie et la méfiance, Guizot propose : « que la vérité circule librement du trône aux sujets et des sujets au trône. »70 Pour Guizot, donc, la liberté de la presse présente l’immense avantage de faire renaître l’esprit public et d’instaurer une communication entre gouvernants et gouvernés. 3) La conception originale de la liberté de la presse selon Guizot Guizot défend une conception de la liberté de la presse originale, selon laquelle la liberté de la presse n’est ni l’exercice d’un droit individuel, ni une arme contre le 68 Quelques idées sur la liberté de la presse, p.19, op. cit. Ibid., p.20, op. cit. 70 Ibid., p.20, op. cit. 69 49 gouvernement, ou un moyen de résistance, dans la lignée de Locke, mais un moyen de gouverner, en instaurant une communication entre gouvernants et gouvernés : il n’y a plus de distance entre le gouvernement et le peuple. Pierre Rosanvallon, dans le Moment Guizot, explique sous la forme d’un rappel historique cette conception de la liberté de la presse propre aux doctrinaires : à partir du milieu du XVIIIème siècle, on a pris conscience de l’importance de l’opinion publique. Pourtant, celle-ci restait extérieure au politique et prenait la forme de l’opposition dans un système qui ne l’admettait pas, la manifestation d’une aspiration à la liberté qui était bridée et l’expression d’un sentiment collectif naissant, en clair « le mode d’exercice souterrain de droits qui étaient ouvertement refusés. »71 Conséquence : « le contrôle de la presse et de l’édition, destiné à limiter et à endiguer cette puissance souterraine, s’inscrit dans un rapport de force entre l’Etat et la société civil.»72 L’opinion est appréhendée comme un danger pour le pouvoir. Après la Révolution, l’opinion est analysée comme la résultante d’un droit, celui de s’exprimer et de publier. La liberté de la presse « a pour but essentiel de protéger les individus en consolidant les barrières civiles, politiques et judiciaires qui sont théoriquement destinées à assurer leur protection. »73 Elle est conçue comme un garant et comme un rempart. Selon Rosanvallon, tout autre est le point de vue des doctrinaires : « la liberté de la presse n’est pas tant pour eux un instrument de sauvegarde ou un moyen d’exercer une liberté fondamentale qu’un moyen de gouvernement et l’expression d’une nécessité sociale. »74 Dans cette conception, désormais, l’opinion publique est un pouvoir à l’intérieur du système, et non plus à l’extérieur, comme moyen d’opposition. La liberté de la presse n’est pas l’exercice d’une faculté naturelle, mais un des éléments de la 71 Le Moment Guizot, p. 64, op. cit. Ibid., p.64 et 65, op. cit. 73 Ibid., p.65, op. cit. 74 Le Moment Guizot, p.65, op. cit. 72 50 société moderne, d’où cette phrase de Guizot, « je dis que la liberté de la presse est une institution »75 : « Ce n’est pas du tout pour procurer à quelque homme l’agrément de dire leur avis qu’un peuple demande et défend la liberté de la presse, c’est pour se procurer à lui-même tous les moyens de connaître, sur ses affaires, la vérité et son intérêt. (…) La liberté de la presse n’est pas plus établie dans l’intérêt des auteurs que le système représentatif dans celui des députés. » 76 La liberté de la presse est établie par besoin de publicité, le trait essentiel du nouvel état social : c’est l’intuition fondamentale des doctrinaires, qui se détachent de la conception libérale selon laquelle la liberté de la presse est une arme, un rempart, un instrument de mise à distance entre le pouvoir et la société. Pour eux, la publicité, dont la liberté de la presse et le gouvernement représentatif sont les deux volets, est le moyen d’établir une communication politique d’un type nouveau, car elle opère un travail de révélation réciproque du pouvoir et du public : « Où la publicité manque, il peut y avoir des élections, des assemblées, des délibérations, mais les peuples n’y croient pas, et ils ont raison. N’avons-nous pas vu que, sans la publicité, tout cela pouvait n’être qu’un vain simulacre, une comédie insultante ? »77 La liberté de la presse sert donc autant le peuple que les souverains : elle représente un moyen essentiel d’interpénétration du gouvernement et de la société. De plus, elle s’inscrit dans un processus cognitif, par lequel les hommes découvrent ce pour quoi ils sont faits : selon Guizot, « elle a pour objet constant et définitif de développer et de manifester la raison publique qui veut tout ce qui est nécessaire, et qui n’est pas moins favorable aux besoins raisonnables du pouvoir qu’aux droits légitimes des citoyens. »78 La liberté est ainsi comprise comme un processus d’apprentissage : dans sa brochure explicative Sur le nouveau projet relatif à la presse, Guizot célèbre ainsi les 75 Archives philosophiques, politiques et littéraires, 1817/1818, vol.5, p.186, Paris, Fournier Ibid. 77 APPL, 1817/1818, vol.5, p.186, op. cit. 78 APPL, T.II, janvier 1818, p.262, op. cit. 76 51 progrès qu’a apporté la découverte de l’imprimerie depuis trois siècles et la lumière que la presse répand : « Sur les questions pratiques et spéciales, la liberté de la presse n’est pas moins précieuse que les spéculations élevées, et l’on peut dire qu’elle l’est aux Rois encore plus immédiatement qu’aux peuples. Elle prémunit le prince contre ses propres préjugés, et contre les erreurs et les séductions de ceux qui l’entourent ; elle le préserve de l’injustice, cette ennemie la plus dangereuse des trônes, en faisant arriver sûrement jusqu’à lui les plaintes des opprimés ; et c’est par elle enfin que les vrais intérêts des souverains et ceux des sujets, qui sont toujours les mêmes, peuvent en définitif se manifester. » 79 Pour Guizot, la liberté de la presse n’est vraiment pas un problème de principe : il la reconnaît et lui accorde même un rôle politique de grande importance. Néanmoins elle pose des problèmes concrets lors de son exercice, c’est pourquoi Guizot défend la thèse qu’il faut la limiter, dans le but de la protéger et afin de mieux prévenir et réprimer ses abus. C] POURQUOI FAUT-IL LIMITER LA LIBERTE DE LA PRESSE ? 1) Les dangers d’un usage sans limite de la liberté de la presse Pour Guizot, il résulte de sa démonstration de l’utilité et de la puissance des journaux qu’il faut absolument limiter la liberté de la presse, surtout tant que le régime n’est pas solidement fondé : la puissance des journaux est telle dans la société postrévolutionnaire que le régime ne peut pas ne pas exiger des garanties, car ils sont capables de causer de grands dommages. La question est « de savoir si les journaux sont aujourd’hui une puissance assez grande, assez redoutable pour que la société soit en 79 Sur le nouveau projet relatif à la presse, p.5 et 6, op. cit. 52 droit d’exiger, de ceux qui prétendent à l’exercer, une garantie… »80 Ecoutons le discours de Guizot à la Chambre des députés lors de la séance du 3 mai 1819, au moment où l’on discute de nouvelles lois relatives à la presse (lois de Serre de 1819) pour remplacer celles de 1814, jugées trop répressives : « Personne n’est plus convaincu que moi de leur utilité, de leur nécessité dans un gouvernement représentatif. C’est le mode de communication le plus rapide, le plus étendu, le plus sûr. Ils proclament et forment tour à tour l’opinion publique. Ils font assister la France entière à vos débats. Tous ces avantages prouvent précisément ce que je veux prouver, leur puissance. » 81 Il poursuit par des considérations sur le nouvel ordre social et l’introduction du principe d’égalité, qui tendent elles aussi à montrer la puissance, et donc la dangerosité des journaux, si on leur laisse une entière liberté : à ce jour, en effet, il ne reste plus que le gouvernement et des individus, des citoyens, et la puissance publique est la seule qui soit réelle et forte, puisqu’il n’existe plus de puissances intermédiaires ou locales, comme avant le patronage aristocratique, les privilèges particuliers, ou encore les liens corporatifs, pour dispenser le pouvoir central du soin de maintenir l’ordre partout. Conséquence : les informations vont plus vite, se répondent plus facilement, et donc « l’action rapide et habituelle des journaux a plus d’énergie et peut produire plus de bien ou plus de mal que partout ailleurs. »82 La presse doit donc accepter les garanties que le gouvernement propose : « Si une garantie n’était exigée des journaux, il serait très facile de s’en servir pour entretenir et pour répandre, dans une classe nombreuses de bons citoyens, des préventions et des erreurs dangereuses non seulement pour l’intérêt public, mais pour les intérêts de ceux-là mêmes qui seraient le plus enclins à les adopter aveuglément. »83 80 Histoire parlementaire de France : recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848, vol. 1, p.6-7, Paris, Michel-Lévy frères, 1863-1864 81 Ibid., vol. 1, p.7, op. cit. 82 Histoire parlementaire de France : recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848, vol. 1, p.9 83 Ibid., vol. 1, p.10, op. cit. 53 L’objectif de la garantie proposée par le gouvernement, à savoir la prévention directe, l’examen préalable, et la prévention indirecte, les peines, est de ne pas laisser ce pouvoir entre les mains de n’importe qui. Ces mesures préventives, nécessaires dans certains cas, ne sont pas, selon Guizot, des mesures destructrices, au contraire : les journaux ne sont pas l’expression d’opinions individuelles, mais les organes des partis, auxquels se rallient des masses plus nombreuses de citoyens. Il est donc sage de les « contraindre à partir d’une sphère plus élevée où se rencontrent à la fois et plus de lumières et plus de véritable indépendance, et des intérêts individuels plus étroitement unis à l’intérêt général. »84 La France doit donc donner la plus sûre des garanties à la liberté de la presse, en établissant des moyens de réprimer les excès et de prévenir les abus. Une législation est donc nécessaire pour limiter la liberté de la presse dans son propre intérêt : la liberté de la presse n’a jusqu’à maintenant jamais reçu de constitution légale qui seule procure aux droits qu’elle règle des garanties effectives. Son existence est restée jusque là précaire : selon Guizot, « les gouvernements faibles l’ont livrée à elle-même, les gouvernements forts l’ont détruite. »85 En effet, « des lois ont été faites pour conquérir la liberté de la presse, aucune pour la posséder. »86 La force de l’argumentation de Guizot est de montrer qu’une législation relative à la presse ne serait pas destructrice, mais protectrice d’une telle liberté : tant qu’il n’y aura pas de lois, la liberté de la presse restera menacée et menaçante : « elle ne nous appartiendra réellement et solidement qu’à dater du jour où l’on pourra, au besoin, invoquer contre ses écarts la législation qui l’aura fondée. »87 84 Ibid., vol. 1, p.12, op. cit. APPL, vol.5, décembre 1818, p.193, op. cit. 86, 87 Ibid., p.193-194, op. cit. 88, 89 Ibid., p.207, op. cit. 85 54 En clair, une législation doit à la fois assurer à la liberté de la presse et au pouvoir des moyens suffisants de défense : les délits contre le gouvernement et ceux contre les particuliers seront punis, « quand la liberté de la presse déroge à son noble emploi, qui est d’éclairer les peuples sur leurs intérêts et leurs affaires. »88 Guizot conclut que « dans la presse comme dans toutes choses humaines, il n’y a pas moyen d’extirper le mal pour jouir du bien dans sa pureté. »89 L’établissement d’une certaine censure et d’un cautionnement est nécessaire, non pas pour surveiller les journaux, ou pour porter atteinte à la liberté de la presse, mais pour donner à la société des garanties en imposant des responsabilités légales assez fortes : « fonder la liberté [de la presse] en lui assurant des garanties légales et la faire coexister avec l’ordre en les amenant l’un et l’autre à puiser dans les mêmes lois leur force et leur règle. »90 La justification de Guizot dérive, en toute logique, des thèmes développés précédemment, comme celui de la presse comme moyen de gouverner, et non plus comme moyen de contestation ou comme arme, et de l’exigence d’ordre propre à l’époque de Guizot, fortement marquée par l’expérience révolutionnaire. N’oublions pas que son ambition est de clore la révolution. 90 APPL, vol.5, décembre 1818, p.240-241, op. cit 55 2) Contre un usage immédiat et illimité de la liberté de la presse sans éducation de la masse Le second argument de Guizot pour justifier l’usage de la censure, qu’il défend dans son projet de loi de 1814, est celui de la nécessité d’un apprentissage, d’une éducation de la masse, avant d’accéder à une liberté complète de la presse : « la liberté de la presse, dont nous n’avons jamais joui, doit être doucement essayée »91, surtout tant que l’Etat n’est pas fortement constitué. Guizot dira plus tard dans ses Mémoires « que la liberté de la presse, cette orageuse garantie de la civilisation moderne, a déjà été, est et sera la plus rude épreuve des gouvernements libres, et par conséquent des peuples libres eux-mêmes. »92 Dans sa seconde brochure, Sur le nouveau projet de loi relatif à la presse, Guizot rappelle que la liberté de la presse a sombré par le passé parce qu’on en a fait un usage immodéré, immédiatement, et sans que l’éducation de la masse fût suffisante. Or, il craint le déchaînement des animosités des partis, les excitations factieuses, le désordre et peut-être le renversement du gouvernement à peine établi : « Depuis 25 ans nous n’avons pas été assez sages, pour que nous puissions nous permettre sans inconvénients, de nous dire mutuellement nos vérités. »93 Pour Guizot, c’est « un droit puissant et respectable mais arrogant et qui a besoin pour rester salutaire que les pouvoirs publics lui imposent cette responsabilité qui doit peser sur tous les droits pour qu’ils ne deviennent pas d’abord séditieux, puis tyranniques. »94 La liberté de la presse, si elle est inscrite dans la Charte, est difficile à faire. Guizot y voit deux causes : tout d’abord, on a voulu user trop vite de cette liberté ; ensuite, on n’a pas su distinguer ses inconvénients. Il prend l’exemple de l’Angleterre : 91 Quelques idées sur la liberté de la presse, p.31, op. cit. Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, T.1, p.50, Paris, Michel-Lévy frères, 1858 93 Sur le nouveau projet de loi relatif à la presse, p.11 et 12, op. cit. 94 Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, T.1 92 56 « Les Anglais, qui firent la révolution de 1688, n’imaginèrent pas qu’il suffirait de dire, « la presse est libre », pour qu’elle le devînt irrévocablement ; ils se préparèrent par degré à jouir de sa liberté. »95 Il faut comprendre, après une éducation préalable à l’exercice complet de cette liberté. En France, au contraire, la liberté prématurée de la presse a toujours été pour elle-même son plus grand ennemi. La censure et le cautionnement ne sont établis que temporairement, le temps que cette éducation se fasse, afin qu’on parvienne par degré à une liberté complète. 3) Censure et restrictions Le projet de loi préparé par Guizot et Royer-Collard en 1814 défend le principe de la censure et de l’autorisation préalable afin de prévenir, et non pas seulement de réprimer, les abus de la presse. Ce projet de Guizot n’est pas selon lui destructeur de cette liberté car il comporte deux restrictions : tout d’abord, les mesures prises pour la limiter sont provisoires ; ensuite la censure étant nécessairement arbitraire, il faut l’encadrer et la restreindre. Premièrement, pour Guizot, le régime proposé a un caractère provisoire : les restrictions ne doivent être considérées que comme « une concession faite aux circonstances actuelles, dictées par l’intérêt même de la nation. »96 Sur ce point, d’ailleurs, selon Charles Pouthas, Guizot était en désaccord avec Royer-Collard qui voulait donner à la loi un caractère définitif et constitutionnel : Guizot est sincère dans sa volonté de protéger la liberté de la presse contre ses propres abus, mais sa pensée est fortement marquée par l’expérience révolutionnaire : voilà comment il justifie, dans ses Mémoires, son projet : « Dans sa pensée première et fondamentale, ce projet était sensé et sincère ; il avait pour but de consacrer législativement la liberté de la presse comme droit général et permanent du pays, et en 95 Sur le nouveau projet de loi relatif à la presse, p.8, op. cit. 96 Quelques idées sur la liberté de la presse, p.31, op. cit. 57 même temps de lui imposer, au lendemain d’une grande révolution et d’un long despotisme et au début d’un gouvernement libre, quelques restrictions limitées et temporaires. »97 La censure, dès lors, est justifiée comme une mesure de prudence : Guizot ne la légitime qu’à partir des circonstances actuelles, de la difficulté présente de fonder un gouvernement sur des bases nouvelles, après des troubles aussi graves et de la crainte de voir la nation s’enticher d’idées fausses. Il ne faut pas oublier que c’est un réaliste et un homme de gouvernement qui parle : une censure momentanée et limitée est la condition d’une politique d’apaisement et de réconciliation nécessaire à la fondation du nouveau régime. Face aux périls que la liberté de la presse peut engendrer vis-à-vis de la paix publique, de l’ordre politique et de l’ordre moral, des limitations temporaires ne représentent pas un gros sacrifice pour donner du temps au pays de les surmonter en s’y accoutumant : Guizot cite encore à l’appui l’exemple de l’Angleterre : « Des lois transitoires ont plusieurs fois modifié ou suspendu en Angleterre les principales libertés constitutionnelles, et quant à la liberté de la presse, ce fut cinq ans seulement après la révolution de 1688, que, sous le règne de Guillaume III, en 1693, elle fut affranchie de la censure. »98 Ce sont ces mesures de prudence, dues aux circonstances, qui doivent amener graduellement à la liberté complète : « C’est dans cette intention que doivent être conçues toutes les lois relatives à la liberté de la presse (…), si on veut qu’elles ne soient ni illusoires, ni tyranniques. »99 Deuxième restriction prévue par Guizot, mais précisons avant tout ce qu’il entend par censure : « Quand la liberté de la presse est illimitée, c’est aux tribunaux qu’appartient la connaissance des délits auxquels elle peut donner lieu, et les lois fixent les peines attachées à ces délits : lorsqu’on 97 Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, T.1, p.45, op. cit. 98 Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, T.1, p.45, op. cit. Quelques idées sur la liberté de la presse, p.32, op. cit. 99 58 croit devoir y apporter quelques restrictions, c’est à prévenir les délits ou dangers qu’elles doivent tendre ; une censure préalable est donc alors le seul moyen à employer. »100 Néanmoins, si Guizot pense qu’elle est, pour un temps, nécessaire, il ne dissimule pas que la censure est un mal et qu’elle est nécessairement arbitraire : aussi faut-il établir contre elle des précautions. En effet, le problème avec la censure, c’est qu’il faut, soit s’en remettre entièrement à l’opinion des censeurs, soit leur donner des règles strictes. Dans le premier cas, les censeurs deviennent des despotes ; dans le deuxième cas, il reste encore un arbitraire individuel, même s’il est restreint. C’est pourquoi il est nécessaire d’encadrer l’usage de la censure, en donnant par exemple un caractère seulement suspensif à l’interdiction de publier, en laissant à l’auteur le droit de se défendre devant une commission, etc. Le domaine livré aux censeurs est donc restreint et il reste des recours à l’auteur. Dans sa seconde brochure, devant l’opposition que suscite son projet, notamment celle de Constant, Guizot s’insurge qu’on puisse mettre en balance l’intérêt de quelques « folliculaires » avec les nécessités qu’entraîne la fondation d’un régime de libertés dans un pays à peine arraché de la servitude : « L’inconvénient de retenir mal à propos pendant quelque temps une ou deux brochures dans le portefeuille de leurs auteurs, est-il comparable à l’avantage de prévenir tant de troubles et de dangers et à l’avantage, plus grand encore parce qu’il est plus durable et plus universel, d’assurer en la prévenant de ses propres abus, la véritable liberté de la presse, cette liberté que nous invoquons en vain depuis tant d’années. »101 Malgré les intentions libérales de Guizot et son désir de servir l’intérêt commun du gouvernement et de la nation, la loi relative à la presse de 1814 s’est révélée comme une loi plus répressive que protectrice. Elle a d’ailleurs été libéralisée par les lois de Serre de 1819. Guizot défend un libéralisme conservateur ou défensif, soucieux de 100 Quelques idées sur la liberté de la presse, p.33-34, op. cit. 101 Sur le nouveau projet de loi relatif à la presse, p.22, op. cit. 59 l’ordre et qui prône la prudence, mais la législation qu’il défend pour protéger la presse contre ses propres abus, suffit-elle à garantir la liberté de la presse ? Selon lui, le problème auquel répond la censure est celui de l’application de la liberté de la presse, qui est difficile à faire et peut se révéler dangereuse : néanmoins, la censure, qui est nécessairement arbitraire, comme il le reconnaît lui-même, ne risque-t-elle pas de remettre en cause le principe même de liberté de la presse ? C’est la thèse que soutiennent des libéraux plus ouverts comme Constant et Tocqueville. Du reste, à cette époque, peu d’auteurs étaient parvenus à la conception philosophique de la liberté de la presse. Constant est l’un des premiers penseurs libéraux du XIXème à présenter dans ses brochures les doctrines, relatives à la presse, auxquelles le libéralisme atteindra plus tard. II. Constant et Tocqueville, ou la réponse d’un libéralisme plus ouvert, favorable à une liberté de la presse complète Constant et Tocqueville accordent tout deux un rôle primordial à la liberté de la presse, bien qu’ils ne la conçoivent pas exactement dans les mêmes termes : contrairement à Guizot, ils sont favorables à une liberté complète. A] RÔLE DE LA PRESSE : arme contre l’arbitraire et relais de la tribune 1) Conception de la liberté de la presse comme limitation du souverain Dans la lignée de Locke, Benjamin Constant refuse l’idée d’une souveraineté illimitée : ce refus est à la base du libéralisme post-révolutionnaire : « dans une société fondée sur la souveraineté du peuple, il est certain qu’il n’appartient à aucun individu, à aucune classe, de soumettre le reste à sa volonté particulière ; mais il est faux que la 60 société tout entière possède sur ces membres une souveraineté sans borne. »102 Constant en vient même à préciser les cas où s’impose le devoir de non obéissance : « Un devoir positif général, sans restriction, toutes les fois qu’une loi paraît injuste, c’est de ne pas s’en rendre l’exécuteur. Cette force d’inertie n’entraîne ni bouleversement, ni révolutions, ni désordres. »103 De même, cette affirmation de Tocqueville suffit à le ranger aux côtés de Constant : « Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu’en matière de gouvernement la majorité d’un peuple a le droit de tout faire et pourtant je place dans les volontés de la majorité l’origine de tous les pouvoirs. Suis-je en contradiction avec moi-même ? Il existe une loi générale qui a été faite ou du moins adoptée non pas seulement par la majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes. Cette loi c’est la Justice. La Justice forme donc la borne du droit de chaque peuple. »104 Comme Tocqueville, Constant croit à des droits qu’il ne rattache nullement à un hypothétique état de nature et qu’il définit plus précisément que ne le fait Tocqueville : « Les citoyens possèdent des droits individuels indépendants de toute autorité sociale ou politique et toute autorité qui viole ces droits devient illégitime. Les droits du citoyen sont la liberté individuelle, la liberté religieuse, la liberté d’opinion, dans laquelle est comprise sa publicité, la jouissance de la propriété, la garantie contre tout arbitraire. Aucune autorité ne peut porter atteinte à ces droits sans déchirer son propre titre. »105 Constant admet le principe de souveraineté populaire mais exige en retour une garantie des droits individuels qui constitue la limite de celle-ci et pour lui, la liberté politique est essentiellement une garantie des libertés individuelles. Mais quels sont les moyens d’assurer le maintient de la liberté ? C’est avant tout l’établissement d’une loi fondamentale ou constitution, qui précise l’étendue de toutes les lois et de tous les 102 Constant Benjamin, Œuvres, p.1071, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, nrf, 1970 Ibid., p.1076, op. cit. 104 Tocqueville Alexis, De la démocratie en Amérique, I, B, 7, Paris, Gallimard, 1961 105 Constant Benjamin, Œuvres, p.1075, op. cit. 103 61 pouvoirs. C’est ensuite une vigilance de tous les instants pour que les principes constitutionnels ne soient pas dévoyés dans la pratique : la liberté de la presse, conçue comme une liberté-résistance remplit parfaitement ce rôle, en tant qu’elle constitue une limitation du pouvoir et un moyen de contestation, pour le peuple comme pour les individus, face aux abus de pouvoir. 2) Une arme contre l’arbitraire Pour Benjamin Constant, il y a « nécessité de fonder au-dessus du trône et de la législature des forces intermédiaires qui leur servent à la fois de barrière et d’appui »106 et ce pour protéger les intérêts et les libertés des individus. Parmi ces intermédiaires, il y a les institutions locales et la liberté d’expression, notamment de la presse : « Qu’y a-t-il aujourd’hui entre le gouvernement central et le peuple ? des instruments éphémères, mobiles, révocables, étrangers souvent aux lieux où ils administrent, n’ayant rien à craindre de l’opinion de leurs concitoyens, ayant tout à espérer des faveurs du pouvoir.( …) Or, je le demande, n’est-il pas dangereux d’accroître immensément l’autorité centrale ?(…) n’est-il pas dangereux, dis-je, d’accroître immensément cette autorité, qu’aucun intermédiaire aujourd’hui ne peut modérer ou adoucir ? »107 La liberté de la presse, qui permet la publicité des abus, est une garantie contre l’arbitraire : « la publicité est la ressource de l’opprimé contre l’oppresseur »108 Cette liberté n’est pas la seule cause des écrivains ou des journalistes, mais de tous : « Prenez-y garde, Messieurs ; on ne peut plus tromper la France sur la liberté de la presse. Cette liberté n’est pas celle des écrivains ; la liberté des journaux n’est pas celle des journalistes. La liberté des journaux est la liberté de tous les citoyens : c’est par elle que les victimes de l’arbitraire des ministres peuvent publier leurs réclamations ; c’est par elle que, depuis l’artisan 106 Discours de M. Benjamin Constant à la chambre des députés, T2, p. 261, Genève, Slatkine Reprints, 1999 107 Ibid., T2, p.262, op. cit. 108 Ibid., T1, p.561, op. cit. 62 (…) jusqu’au citoyen de la classe plus aisée, chacun peut faire insérer ses plaintes contre l’oppression. »109 Constant et Tocqueville sont d’accord sur ce point : la liberté d’expression tient une place essentielle dans la lutte contre l’oppression et dans la garantie des droits et libertés individuelles. « L’unique garantie des citoyens contre l’arbitraire, c’est la publicité ; et la publicité la plus facile et la plus régulière est celle que procure les journaux. »110 Car, « elle fait circuler la vie politique dans toutes les portions du territoire. C’est elle dont l’œil toujours ouvert met sans cesse à nu les secrets ressorts de la politique, et force les hommes publics à venir tour à tour comparaître devant le tribunal de l’opinion. » 111 C’est même le seul moyen de résister à l’arbitraire, pour Constant: « dans les grandes associations des temps modernes, la liberté de la presse étant le seul moyen de publicité est par là même, quelle que soit la forme du gouvernement, l’unique sauvegarde de nos droits. »112 Comme pour Tocqueville : « Chez certaines nations qui se prétendent libres, chacun des agents du pouvoir peut impunément violer la loi, sans que la constitution du pays donne aux opprimés le droit de se plaindre devant la justice. Chez ces peuples il ne faut plus considérer l’indépendance de la presse comme l’une des garanties, mais comme la seule garantie qui reste de la liberté et de la sécurité des citoyens. »113 La liberté de la presse est donc conçue comme une barrière, et même la seule barrière, car « toutes les barrières civiles, politiques, judiciaires deviennent illusoires 109 Ibid., T2, p.486, op. cit. Constant Benjamin, De la liberté des brochures, des pamphlets et des journaux, Œuvres, p.1240, op. cit. 111 Tocqueville Alexis, DA, I, B, 3, p.283, op. cit. 112 Constant Benjamin, Principes de politique applicables à tous les gouvernements, version de 18061810, p.121, Paris, Hachette Littératures, 1997 113 Tocqueville Alexis, DA, I, B, 3, p.277, op. cit. 110 63 sans liberté de la presse. »114 : sans elle, l’indépendance des tribunaux est illusoire, et la constitution n’est plus garantie car, « la seule sauvegarde des formes est encore la publicité ».115 3) Le relais de la Chambre des députés Dans son discours du 10 mars 1827, Constant déclare : « La liberté de la presse est le boulevard de la liberté de tribune : avec la presse esclave, la tribune deviendra muette. »116 La métaphore du boulevard renvoie à la notion de circulation des idées émises à la Chambre et à une sorte de communication qui s’établit entre les gouvernants et les gouvernés. Si la presse n’est pas libre, il n’y aura plus de moyens de publicité des idées, ni des débats à l’assemblée. C’est pourquoi Constant a plaidé dans ses discours pour l’impression des discours des députés dans les journaux : « Ce que je demande c’est la publicité la plus entière, la mieux assurée pour nos discussions qui sont notre moyen de correspondre avec nos commettants, dans toutes les parties du royaume. »117 Constant considère que la presse et la tribune sont les deux grands auxiliaires de la liberté et qu’ils ont le même but, qui est de représenter l’opinion. Dès lors, il y a comme une sorte de jeu de balance entre le pouvoir représentatif et la presse. Si la Chambre s’égare, la presse est là pour la rappeler à l’ordre : « le remède est à côté. Infatigable et vigilante, la liberté de la presse offre au sentiment populaire une autre tribune. »118 D’où la nécessité d’une presse libre dans un régime représentatif : « La liberté de rendre compte de vos séances tient à l’essence même du gouvernement représentatif. Je ne connais rien de plus terrible que le despotisme d’une assemblée. (…) Le 114, 115 Constant B., Principes de politique, p.122, op. cit. 116 Constant B., Discours, TII, p.564, op. cit. Ibid., TI, p.39, op. cit. 118 Ibid., TII, p.259, op. cit. 117 64 contrepoids à ces égarements des Chambres, c’est la liberté de la presse, c’est de pouvoir présenter les séances telles qu’elles sont réellement. »119 La presse agit donc comme un remède à la corruption du pouvoir dans l’assemblée, en tenant l’opinion informée : « Sans l’opinion, Messieurs, nous ne sommes rien ; les chambres isolées sont sans force ; l’opinion est notre vie, sans elle notre existence serait illusoire : je dirai même plus, elle serait funeste ; car sans l’opinion, sans les censures, qu’elle fait retentir autour de nous, sans les récompenses qu’elle décerne, bien peu d’hommes résisteraient aux séductions de l’autorité. »120 Pour Constant, la nécessité de faire le compte-rendu des séances des chambres tient plus à la responsabilité politique et à la fonction représentative des députés qu’à une valeur purement informative : « Il faut que nos discours traversent en tout sens notre territoire pour annoncer à nos commettants que leurs mandataires ne déméritent pas. »121 Il s’agit de réaffirmer le lien qui existe entre l’opinion et les députés qui en sont les représentants. Et il s’agit d’inviter les citoyens à s’exprimer sur les débats de la Chambre : la presse, dans les régimes représentatifs, tient lieu de participation directe. De plus, elle supplée au « silence » que se voient imposer certains députés, qui peuvent alors faire publier les discours qu’ils n’ont pas pu prononcer. B] POUR UNE LIBERTE DE LA PRESSE TOTALE Constant et Tocqueville sont tout deux conscients des inconvénients que peut causer la liberté de la presse, pourtant ils vont défendre l’idée que l’usage sans limite de cette liberté est préférable à toute limitation : leur argumentation étant à peu près similaire, nous avons choisi de les traiter ensemble. La ligne principale de leur 119 Ibid., TII, p.28, op. cit. 120 Constant B., Discours, TI, p.40, op. cit. Ibid., TI, p.27-28, op. cit. 121 65 argumentaire est de démontrer qu’on perd plus à limiter la liberté de la presse et qu’il faut donc en accepter les aspects négatifs pour pouvoir bénéficier de ses aspects positifs. Les trois arguments présentés ici répondent directement aux arguments employés par Guizot pour la limiter. 1) La liberté de la presse comme facteur d’harmonie sociale Un des arguments de Guizot pour limiter la liberté de la presse était qu’elle risquait de provoquer des désordres et des séditions dangereuses pour l’Etat. Un rappel historique s’impose pour comprendre le climat de 1820 : si les lois de 1814, relatives à la presse, ont été libéralisées par les lois de Serre de 1819, l’assassinat du duc de Berry en 1820 a un impact négatif sur la liberté de la presse : le gouvernement Richelieu qui succède au gouvernement Decazes accuse ce dernier d’avoir suscité cet assassinat en permettant une expression plus libre des revendications des libéraux. La liberté complète de la presse est remise en cause. Si Constant déplore la mort du duc de Berry, il considère que la liberté de la presse ne peut être tenue comme seule responsable : « Mais quels que puissent être ailleurs, dans tous les partis, les tors des écrivains amis du scandale, aucun n’a prêché le meurtre, l’épouvantable meurtre commis par un misérable ne doit pas leur être imputé ! et c’est pourtant ce que font les ministres. Ils appellent la liberté de la presse la cause première du malheur qui vient de nous accabler. Ainsi sans aucune preuve, sur une assertion démentie par les faits, la plus précieuse des garanties que nous a donné la Charte nous serait enlevée, la presse à peine libre serait enchaînée de nouveau : et non seulement elle serait enchaînée de nouveau, mais nous aurions tous les inconvénients de sa liberté, de sa licence sans en avoir les avantages. »122 Quels sont ces avantages? Constant entend démontrer que la liberté de la presse est un facteur d’harmonie sociale, plus que de désordres : elle n’est pas seulement un bienfait pour les individus, c’est-à-dire une garantie contre l’arbitraire, mais elle est aussi un bienfait pour le gouvernement, qu’elle tient informé de l’opinion publique : 122 Constant B., Recueil d’articles (1817-1820), p.1172, Genève, Droz, 1972 66 « C’est surtout dans un gouvernement tel que le nôtre que les journaux sont indispensables. Ils apprennent au gouvernement ce que ne lui diraient point ses sept ministres ; ils lui apprennent l’opinion publique. »123 La communication qui s’établit entre le gouvernement et les gouvernés fait naître une relation de confiance : « L’indépendance des journaux, loin d’être dangereuse aux gouvernements justes et libres, leur prépare sur tous les points de leur territoire des défenseurs, fidèles parce qu’ils sont éclairés. »124 Il est donc de l’intérêt du gouvernement de laisser aux journaux une liberté complète, c’est-à-dire sans censure préalable, ce qui n’exclut pas la répression des délits dont la presse peut être l’instrument et qui sont prévus par la loi. Sinon, le gouvernement se condamne lui-même à l’ignorance, une ignorance qui peut lui coûter cher : la conséquence de la suspension de la libre circulation des journaux, « c’est l’ignorance dans laquelle [le gouvernement] sera lui-même de tout ce qui se passera audelà du cercle de ses courtisans et de ses flatteurs »125 : « Je demande à MM. Messieurs les ministres si leur intention est de gouverner la France sans la connaître, de prendre des mesures sur des événements dont ils ne seront instruits que par des hommes intéressés peut-être à les déguiser, de commettre ainsi, sans profit pour eux, beaucoup d’injustices qu’ils ne pourront plus réparer. Si leur intention est telle, suspendre la liberté des journaux est un moyen sûr de la remplir. »126 Première objection, l’exemple de la Révolution n’offre-t-il pas un contreexemple ? Les partisans de la limitation de la liberté de la presse tiennent la presse pour responsable du renversement du gouvernement français, en enflammant l’indignation populaire. Pour Constant, déjà, la presse exprime l’opinion, elle ne la fait pas : « quand 123 Constant B., Discours, TII, p.526, op. cit. Constant B., De la liberté des brochures…, p.1233, op. cit. 125 Constant B., Discours du 23 mars 1820, p.1335, Œuvres, op. cit. 126 Ibid., p.1338, op. cit. 124 67 un ministère est détesté, c’est qu’il le mérite. »127 De plus, ce n’est pas la liberté de la presse qui est la cause de la Révolution, mais bien plutôt son absence. La presse aurait pu contenir les rois : « Ce n’est point la liberté de la presse qui a créé le désordre des finances, cause véritable de la Révolution. Au contraire, si la liberté de la presse avait existé sous Louis XIV et Louis XV, les guerres insensées du premier et la corruption dispendieuse du second n’auraient pas épuisé l’Etat. La publicité aurait contenu l’un de ces rois dans ses entreprises, l’autre dans ses vices : ils n’auraient pas transmis au malheureux Louis XVI un empire qu’il était impossible de sauver. (…) Si la liberté de la presse avait existé, d’un côté les détentions illégales auraient été moins multipliées, de l’autre on n’aurait pu les exagérer. L’imagination n’aurait pas été frappée par des suppositions dont la vraisemblance était fortifiée du mystère même qui l’entourait. » 128 Aussi les journaux sont-ils nécessaires à la tranquillité publique : c’est l’ignorance des faits qui menace la paix publique car « rien n’accrédite plus les faux bruits que le silence. »129 Leur agitation apparente n’est pas dangereuse, car « l’irritation mal fondée s’évapore par l’indifférence qu’au bout de quelque temps elle rencontre dans l’opinion. »130. Si le gouvernement est dans son bon droit, il n’a pas à craindre que les discussions de mauvaise foi agissent sur l’opinion : il n’a à craindre ni les journalistes, ni les libelles. La liberté de la presse fonde une certaine harmonie sociale : « Depuis la liberté de la presse, on n’entend plus en France ces bruits de mécontentement, de conspirations qui troublaient la sécurité publique sous le régime de la censure. »131 Seconde objection : mais, dira-t-on, les journaux aussi répandent et accréditent des faux bruits. Constant répond : « les journaux, comme toutes les choses humaines, 127 Constant B., Discours, TII, p.527, op. cit. Constant B., Principes de politique, p.119, op. cit. 129, 130 Constant B., Discours, TII, p.525, op. cit. 131 Constant B., Discours, TII, p.384, op. cit. 132 Constant B., Discours, TII, p.525, op. cit. 128 68 ont leurs inconvénients ; je les ai, de tout temps, reconnus plus que personne. »132 Si Constant désapprouve la diffamation, la calomnie et les attaques exagérées contre le pouvoir, il n’approuve pas non plus la censure qui pourrait résulter de ces inconvénients : « Une réflexion m’a souvent frappé. Supposez une société antérieure à l’invention du langage, et suppléant à ce moyen de communication facile et rapide par des moyens moins faciles et plus lents. La découverte du langage aurait produit dans cette société une explosion subite. La parole n’est-elle pas l’instrument indispensable de tous les complots, l’avant-coureur nécessaire de presque tous les crimes, l’expression de toutes les intentions perverses ? Bien des esprits prudents, de graves magistrats, de zélés préfets, de vieux administrateurs, auraient regretté le bon temps d’un paisible et complet silence. Il en est de même des journaux : comme la parole, comme les mouvements les plus simples, ils peuvent faire partie d’une action coupable. La diffamation, la calomnie, la provocation à la révolte, sont des crimes, mais ne cherchez pas, par une fiscalité astucieuse, à tuer tous les journaux qui remplissent la mission honorable qu’eux seuls peuvent remplir. »133 De la démonstration de l’utilité des journaux pour les individus comme pour le gouvernement, il en résulte que, si la presse peut causer bien des maux, la limiter reviendrait à créer un mal d’ordre supérieur, car, alors on garderait les aspects négatifs, la licence, sans pouvoir bénéficier des effets positifs qu’elle produit. 2) Contre la censure Constant et Tocqueville opèrent une justification par la négative de l’usage sans limite de la liberté de la presse, en montrant que la censure est infondée en principe et inefficace en pratique : la censure est productrice de maux bien plus grands que ceux que pourrait commettre une liberté de la presse complète. 133 Constant B., Discours, TII, p.526, op. cit. 69 Première objection contre l’usage de la censure : elle est infondée en principe. Pour Tocqueville, la censure est contraire au principe de souveraineté nationale : « Dans un pays où règne ostensiblement le dogme de la souveraineté du peuple, la censure n’est pas seulement un danger, mais encore une grande absurdité. »134 Il y a une contradiction évidente dans le fait d’accorder à chacun un droit à gouverner la société, tout en refusant de lui reconnaître la capacité d’apprécier les différentes opinions de ses contemporains et les différents faits dont la connaissance peut le guider : « La souveraineté du peuple et la liberté de la presse sont donc deux choses entièrement corrélatives : la censure et le vote universel sont au contraire deux choses qui se contredisent et ne peuvent se rencontrer longtemps dans les institutions politiques d’un même peuple. Parmi les douze millions d’hommes qui vivent sur le territoire des Etats-Unis, il n’en est pas un seul qui ait encore osé proposer de restreindre la liberté de la presse. »135 De même, Constant considère, dans son Discours sur la loi d’exception contre la liberté de la presse du 23 mars 1820 (après l’assassinat du duc de Berry), que le retour de la censure entraînerait par là même le retour de la monarchie arbitraire, car cette mesure équivaut à la destruction de la Charte et à la violation de tous les principes : « Le principe de la censure est contraire à l’essence de notre gouvernement ; il est contraire à la lettre de la Charte ; il est contraire à des droits qui ont précédé la Charte elle-même, à des droits naturels qui ne sont jamais une concession ; il est contraire aux intérêts des individus qu’il livre à l’arbitraire et dépouille de tout moyen de réclamation ; il est contraire aux intérêts de l’autorité, contre laquelle il soulève tous les ressentiments et qu’il prive de toute lumière. »136 Tocqueville est loin de dissimuler les maux que la liberté de la presse peut causer : les abus, l’agitation, l’énervement, les manœuvres grossières, les trafics… Luimême avoue ne pas lui porter un amour complet, puisqu’« [il] l’aime par la 134 135 136 Tocqueville Alexis, DA, I, B, 3, p.277, op. cit. Ibid., op. cit. Constant B., Discours sur la censure des journaux du 7 juill. 1821, p.1295, Œuvres, op. cit. 70 considération des maux qu’elle empêche bien plus que pour les biens qu’elle fait. »137 Il commence par regretter l’absence d’une position intermédiaire entre la liberté et l’asservissement complets : « Si quelqu’un me montrait, entre l’indépendance complète et l’asservissement entier de la pensée, une position intermédiaire où je pusse espérer me tenir, je m’y établirais peut-être ; mais qui découvrira cette position intermédiaire ? »138 De même, Constant dira « qu’en fait de liberté de la presse, il faut permettre ou fusiller. »139 Pour démontrer l’inefficacité de la censure, Tocqueville emploie un raisonnement par l’absurde : que faire, en partant de la licence de la presse, pour marcher dans l’ordre ? D’abord, on soumet les écrivains aux jurés. Mais « les jurés acquittent, et ce qui n’était que l’opinion d’un homme isolé devient l’opinion du pays. Vous avez donc fait trop et trop peu »140. Il faut encore marcher, nous dit Tocqueville. On livre les auteurs à des magistrats permanents : « mais les juges sont obligés d’entendre avant que de condamner ; ce qu’on eût craint d’avouer dans le livre, on le proclame impunément dans le plaidoyer »141. C’est donc encore trop et trop peu : il faut continuer à marcher. On abandonne enfin les écrivains à des censeurs : « Fort bien, nous approchons. » déclare Tocqueville, « Mais la tribune politique n’est-elle pas libre ? Vous n’avez donc encore rien fait ; je me trompe, vous avez accru le mal. » Car, « pour peu qu’on puisse parler librement dans un seul lieu public, c’est comme si on parlait publiquement dans chaque village. »142 Tocqueville conclut ainsi : « Il vous faut donc détruire la liberté de parler comme celle d’écrire ; cette fois, vous voici dans le port : chacun se tait. Mais où êtes-vous arrivé ? Vous étiez parti des abus de la liberté, et 137 Tocqueville A., DA, I, B, 3, p.275, op. cit. Ibid., p.276, op. cit. 139 Constant B., De la liberté des brochures…, p.1221, Oeuvres, op. cit. 140 Tocqueville A., DA, I, B, 3, p.276, op. cit. 141 Ibid., p.276, op. cit. 142 Ibid., op. cit. 138 71 je vous retrouve sous les pieds d’un despote »143, sans trouver d’intermédiaire entre l’extrême indépendance et l’extrême servitude. « En matière de presse, il n’y a donc réellement pas de milieu entre la servitude et la licence. Pour recueillir les biens inestimables qu’assure la liberté de la presse, il faut savoir se soumettre aux maux inévitables qu’elle fait naître. »144 On ne peut obtenir les uns sans échapper aux autres. Pour Tocqueville, une déclaration, un cautionnement et une signature suffisent pour empêcher les premiers venus d’exploiter la presse, pour avoir une garantie et obliger les écrivains (les journalistes de cette époque sont surtout des hommes de lettres) à supporter les conséquences de leurs actes. Car, pour reprendre une phrase de Constant, « si vous voulez que les écrivains soient responsables, laissezles libres, car la liberté est une condition essentielle de la responsabilité. »145 De plus, Tocqueville prévoit que la concurrence, jouera, comme aux Etats-Unis, un rôle modérateur important à la place de la censure qui est inutile : ainsi aucun journal n’acquerrait une place décisive : « C’est un axiome de la science politique aux Etats-Unis, que le seul moyen de neutraliser les effets des journaux est d’en multiplier le nombre. Je ne saurais me figurer qu’une vérité aussi évidente ne soit pas encore devenue chez nous plus vulgaire. Que ceux qui veulent faire des révolutions à l’aide de la presse cherchent à ne lui donner que quelques organes puissants, je le comprends sans peine ; mais que les partisans officiels de l’ordre établi (…) croient atténuer l’action de la presse en la concentrant, voilà ce que je na saurais absolument concevoir. » 146 Constant, quant à lui, poursuit le raisonnement de Tocqueville, en l’aggravant : la censure produit des maux bien plus graves que ceux qu’un usage sans limite de la liberté de la presse pourrait causer. Constant emploie à peu près le même raisonnement que Tocqueville : l’argument en faveur de la censure est de dire que s’il n’y a que des 143 Ibid., p.276-277, op. cit. Ibid., p.279, op. cit. 145 Constant B., Discours, TI, p.271, op. cit. 146 Tocqueville, DA, I, B, 3, p.281, op. cit. 144 72 lois pénales, l’auteur sera puni, mais le mal aura été fait. Cet argument est erroné : le mal est fait de toute façon, puisque l’auteur peut toujours faire imprimer clandestinement ses écrits. « Vous allez même contre votre but »147, poursuit Constant, en s’adressant aux partisans de la censure : la censure poussera les auteurs condamnés à la désobéissance, et les écrits clandestins en tant que tels auront une plus grande influence et seront dès lors plus dangereux: « Tel homme que le désir de faire connaître sa pensée entraîne à une première désobéissance, mais qui, s’il avait pu la manifester innocemment, n’aurait pas franchi les bornes légitimes, n’ayant maintenant plus rien à risquer, dépassera ces bornes, pour donner à son écrit plus de vogue, et parce qu’il sera aigri ou troublé par le danger même qu’il affronte. » 148 Le gouvernement doit donc reconnaître, dans son propre intérêt, une entière liberté à la presse s’il veut se préserver de la licence des libelles de ces auteurs aigris, qui pourront toujours faire imprimer leurs écrits à l’étranger : les ouvrages proscrits prennent souvent une importance excessive. Deuxième argument contre la censure, et toujours au nom de l’intérêt du gouvernement : en tenant les journaux sous sa dépendance, « le gouvernement se fait un mal que le succès même de ses précautions aggrave. » 149 En effet, la suppression de la liberté d’expression porte gravement atteinte à la dignité du gouvernement : il perd toute confiance, en se réservant le droit exclusif de parler et d’écrire sans permettre qu’on lui réponde. « Premièrement, en assujettissant les journaux à une gêne particulière, le gouvernement se rend de fait, malgré lui, responsable de tout ce que disent les journaux. »150 Comme il peut tout empêcher par la censure, tout ce qui est écrit, même faux, prend des allures de déclaration officielle (« on croit voir le gouvernement derrière le journaliste ») et les journaux prennent une 147 Constant B., De la liberté des brochures…, p.1222, op. cit. Constant B., De la liberté des brochures…, p.1222, op. cit. 149 Ibid., p.1226, op. cit. 150 Ibid., p.1226, op. cit. 148 73 importance démesurée et nuisible : « La censure des journaux fait donc ce premier mal, qu’elle donne plus d’influence à ce qu’ils peuvent dire de faux et de déplacé. »151 De plus, les journaux perdent tout effet positif, puisque « ce qu’ils contiennent d’utile, de raisonnable, de favorable au gouvernement paraît dicté et perd son effet. »152 C’est comme si le gouvernement seul parlait : on ne peut avoir confiance dans ce que disent les journaux, car, pour cela, il faudrait qu’ils aient la faculté de dire le contraire. Tout ce que risque le gouvernement, c’est d’aigrir l’opinion par la contrainte, au lieu de l’apaiser par la libre discussion. La censure donne lieu à une situation bien pire : prenons l’exemple de la calomnie et de la diffamation. La crainte de ces deux abus fait partie des principaux arguments pour justifier une limitation de la liberté de la presse. Pourtant, loin de calmer les passions et les haines, comme ils étaient censés le faire, les mois de censure qui se sont écoulés sont qualifiés par Constant de « saturnales de la calomnie »153 Les libellistes et les censeurs se sont partagés l’exploitation des scandales, les premiers ont frappé les victimes, les seconds ont imposé le silence, en interdisant le droit de réponse. Quand les journaux sont libres, au moins les avantages de la liberté contrebalancent ses inconvénients : avec la censure, il ne reste plus que les inconvénients. Et même pire, elle envenime la situation, car « rien ne provoque plus les passions que l’insulte contre laquelle on ne peut se défendre. »154 La censure ne résout pas les risques de désordres ou de libelles, elle ne fait que les augmenter : il faut renoncer à chercher à faire disparaître les inconvénients pour ne garder que l’utile, car cette démarche est illusoire : « L’expérience a montré que les mesures propres à y parvenir étaient productrices de maux plus grands que ceux auxquels on voulait porter remède. Espionnage, corruption, délation, calomnies, abus de confiance, trahison, (…), vénalité, mensonge, parjure, arbitraire (…). L’on a senti que 151, Ibid., p.1227, op. cit. Constant B., De la liberté des brochures…, p.1227, op. cit. 153 Constant B., Discours, p.1296, Œuvres, op. cit. 154 Ibid., p.1297, op. cit. 152, 74 c’était acheter trop cher l’avantage de la surveillance, l’on a appris que c’était attacher de l’importance à ce qui ne devait pas en avoir ; qu’en enregistrant l’imprudence, on la rendait hostilité… »155 Cette note de Constant paraît résumer parfaitement la contradiction : « On a en général parmi nous une propension remarquable à jeter loin de soi tout ce qui entraîne le plus petit inconvénient, sans examiner si cette renonciation précipitée n’entraîne pas un inconvénient durable. Un jugement qui paraît défectueux est-il prononcé par des jurés ? on demande la suppression des jurés. Un libelle circule-t-il ? on demande la suppression de la liberté de la presse. (…) Chacune de ces suppressions nous délivrerait des inconvénients que la chose entraîne ; il n’y a que deux difficultés : c’est que dans plusieurs cas la suppression est impossible, et que, dans ceux où elle est possible, la privation qui en résulte est un mal qui l’emporte sur le bien. On peut supprimer les jurés ; mais on renonce à la sauvegarde la plus assurée de l’innocence. (…) Quant à la liberté de la presse, la suppression n’en est possible qu’en apparence. On l’a dit mille fois, et il est triste qu’il faille le répéter : en gênant la publication des écrits, vous favorisez la circulation des libelles, vous entourez de contrainte ce qui peut être utile ; mais votre filet ne sera jamais assez fort pour arrêter ce qui est dangereux. »156 Il faut dès lors abandonner le projet impossible de prévenir les abus de la presse, ce qui ne signifie pas que celle-ci bénéficiera de l’impunité. Pour Constant, les délits de la presse doivent être punis par la loi. Il récuse la prévention comme absurde: « imposer silence au citoyen de peur qu’ils ne les commettent, c’est les empêcher de sortir, de peur qu’ils ne troublent la tranquillité des rues (…) : c’est violer un droit certain et incontestable pour prévenir un mal incertain et présumé. »157 Constant préfère le jugement des lois à l’arbitraire des censeurs qui « sont à la pensée ce que les espions 155 Constant B., Principes de politique, p.115-116, op. cit. Constant B., De la liberté des brochures…, note p.1234-1235, op. cit. 157 Ibid., p.1234, op. cit. 156 75 sont à l’innocence ! Les uns et les autres gagnent à ce qu’il y ait des coupables ; et quand il n’y en a pas, ils en font. »158 La parole, comme les écrits, peuvent faire partie d’une action criminelle, et dans ce cas, ils doivent être jugés comme tels : « Les lois doivent prononcer des peines contre la calomnie, la provocation à la révolte, en un mot, contre tous les abus qui peuvent résulter de la manifestation des opinions. Ces lois ne nuisent point à la liberté ; elles la garantissent au contraire. Sans elles, aucune liberté ne peut exister. »159 3) L’apprentissage de la liberté de la presse Les arguments habituels pour justifier la censure, le risque de rébellion, la licence et la nécessité d’une éducation préalable à une liberté complète, sont renversés : c’est l’usage sans limite de la liberté de la presse qui, en permettant l’éducation des masses, éloignera ces risques, et non la censure qui fait obstacle à la marche du progrès. Constant considère que la liberté de la presse ne se limite pas à la seule cause des écrivains, mais qu’elle concerne l’ensemble des libertés et des facultés humaines. La liberté d’expression est l’unique origine des lumières et sert d’appui à la civilisation. Au contraire la censure est comparée au « système de l’Inquisition »160, le recul de l’esprit humain, puisque l’Inquisition est le symbole de l’abolition de toutes les facultés personnelles de réflexion et l’imposition systématique de vérités absolues qu’on ne peut discuter. Dans le même discours, il parle de la censure comme d’un moyen de replonger « une nation civilisée dans les ténèbres »161 : « Restreindre aujourd’hui la liberté de la presse, c’est restreindre toute la liberté intellectuelle de l’espèce humaine. La presse est un instrument dont elle ne peut plus se passer. La nature et l’étendue de nos associations modernes, l’abolition de toutes les formes populaires et tumultueuses rendent l’imprimerie le seul moyen de publicité, le seul mode de communication 158 Constant B., Discours, p.1340, Œuvres, op. cit. Constant B., De la liberté des brochures…, p.1219, op. cit. 160 Constant B., Discours, TI, p.250, op. cit. 161 Ibid. 159 76 des nations entre elles, comme des individus entre eux. La question de la liberté de la presse est donc la question générale du développement de l’esprit humain. »162 Constant a confiance dans les vertus de l’éducation pour l’ensemble de la société, et de la France, et ceci est d’autant plus nécessaire qu’elle permet d’éviter les débordements violents des classes populaires : l’éducation est un moyen de contenir dans les formes légales d’opposition. Constant cite à l’appui l’exemple de la Révolution, que nous avons déjà étudié : ce n’est pas la liberté de la presse qui a entraîné les malheurs de la révolution, mais « c’est la longue privation de la liberté de la presse qui avait rendu le vulgaire des Français crédule, inquiet, ignorant et par là même souvent féroce. (…) Dans tout ce qu’on nomme les excès de la liberté, je ne reconnais que l’éducation de la servitude. »163 Quels sont les moyens pour éduquer la France ? Si la marche de l’esprit humain doit être générale, encore faut-il avoir les moyens de propager les lumières à travers toute la France et ne pas réserver le monopole de la vie politique à la seule capitale. C’est un leitmotiv chez Constant que l’on a pu surnommer l’instituteur libéral de la France. Les moyens, ce sont les journaux de province et la publicité des discours des députés. La question des journaux de province est de première importance dans la volonté de Constant de relayer l’opinion hors de Paris : s’il écrit dans les journaux parisiens, il est convaincu des bienfaits d’une liberté de la presse plus étendue, car les journaux, vue l’étendue de la France sont les meilleurs moyens de communication entre individus isolés. Ils permettent de remédier à l’isolement des individus et même des provinces, isolement qui les empêche de profiter des découvertes, des améliorations : « les journaux sont les grandes routes et les canaux qui favorisent les communications 162 163 Constant B., Principes de politique, p.123, op. cit. Constant B., Principes de politique, p.119, op. cit. 77 intellectuelles. »164 L’autre moyen réside dans la diffusion des discours qui ont lieu à la Chambre des députés : si le Moniteur en donne des comptes-rendus, son audience est limitée aux couches cultivées. C’est pourquoi Constant a fait publier ses discours de 1819 à 1827 : le but est clairement l’éducation des générations politiques nouvelles. La presse permet donc de créer une opinion publique qui est la vie des Etats et qui, répandue dans toute la France, donne une assise solide au gouvernement : « Il est donc essentiel pour le gouvernement qu’on puisse créer dans toutes les parties de la France une opinion juste, forte, indépendante de celle de Paris sans lui être opposée, et qui, d’accord avec les véritables sentiments de ses habitants, ne se laisse jamais aveugler par une opinion factice. » 165 L’effet de cette éducation, via une liberté de la presse complète, ne peut être que bénéfique, parce qu’elle permet au peuple, en retour, de ne pas se laisser facilement fourvoyer par la presse : en effet, sans un apprentissage de la liberté, le peuple est crédule et facilement mobilisable pour une cause ou pour une autre. Ainsi, selon Tocqueville, « la liberté d’écrire, comme toutes les autres, est d’autant plus redoutable qu’elle est plus nouvelle ; un peuple qui n’a jamais entendu traiter devant lui les affaires de l’Etat croit le premier tribun qui se présente. »166 L’expérience de cette liberté fait naître au contraire une défiance salutaire qui préserve les lecteurs de tout entraînement irréfléchi. Cette expérience ne peut venir que de l’usage sans limite de la liberté de la presse : « Quand les journaux sont libres comme en Angleterre les citoyens s’aguerrissent. »167 Le véritable remède contre les inconvénients de la liberté de la presse, le risque de désordres et la licence, n’est autre que son usage illimité, sauf à répondre de la loi, car il permet ainsi une éducation du peuple qui devient moins susceptible d’être trompé 164 Constant B., Discours, TII, p.524, op. cit. Constant B., De la liberté des brochures…, p.1231, op. cit. 166 Tocqueville A., DA, I, B, 3, p.280, op. cit. 167 Constant B., De la liberté des brochures…, p.1237, op. cit. 165 78 et troublé. Constant croit en une sorte de moralité de la société : « Plus on aime la liberté de la presse, plus on méprise les libellistes, de même que c’est par amour pour la liberté en général qu’on déteste ceux qui la souillent et la déshonorent. »168 Constant renverse complètement les arguments qui servaient à justifier la limitation de la liberté de la presse pour démontrer que « les calamités reprochées à la liberté de la presse n’ont pour la plupart été que l’effet de son asservissement ».169 Exemple : quand, dans un pays, un parti parvient à restreindre la liberté de la presse, il acquiert sur l’opinion une puissance bien plus grande que celle d’un despote ordinaire. Dans le cas du despote, l’opinion est silencieuse, mais elle reste elle-même. Rien ne vient l’égarer. Dans l’autre cas, les écrivains du parti, en faisant mine d’argumenter et de convaincre, comme si la liberté d’écrire existait, influent sur le public qui « prend cette parodie de la liberté pour la liberté même [et] puise des opinions dans leurs libelles mensongers. »170 La société n’est pas naturellement disposée à la licence, comme on a pu le faire croire, mais c’est la censure qui la pousse dans une voie licencieuse. L’apprentissage parfois pénible de la liberté de la presse, au travers de son exercice sans limite, est donc le seul moyen disponible de modérer son usage. C] SPECIFICITE DE LA THESE DE TOCQUEVILLE 1) Contre l’individualisme de Constant Jusqu’à maintenant, nous avons choisi de traiter ensemble les thèses de Constant et de Tocqueville, relatives à la liberté de la presse, sans chercher à établir de distinctions, bien qu’elles existent. Il est vrai que les deux pensées présentent de nombreuses ressemblances, comme le souligne Paul Bastid : 168 Constant B., Discours, TI, p.67, op. cit. Constant B., Principes de politique, p.120, op. cit. 170 Ibid., p.121, op. cit. 169 79 « Ils jugent tous les deux les faits sociaux sur le plan moral. Ils se rencontrent dans la défense inébranlable de la liberté et des garanties judiciaires qui l’assurent. Leur manière de raisonner sur l’histoire n’est pas sans analogie. Ils y cherchent l’un et l’autre des lois de développement et en tirent des conclusions applicables à leur époque. »171 Et bien que l’on ne sache pas si Tocqueville ait lu Constant, bien des textes tocquevilliens auraient pu être signés par lui, comme celui-ci, qui reprend l’idée, présente aussi chez Constant, que les libertés, dont celle de la presse, sont des résistances de l’individu à l’Etat : « C’est donc surtout dans les temps démocratiques où nous sommes que les vrais amis de la liberté et de la grandeur humaine doivent, sans cesse, se tenir debout prêts à empêcher que le pouvoir social ne sacrifie légèrement les droits particuliers de quelques individus à l’exécution générale de ses desseins. » 172 Pourtant, si Tocqueville emprunte à Benjamin Constant sa conception de libertérésistance, conçue comme une garantie des libertés individuelles, il récuse et combat cet individualisme qui est à la base de la pensée politique de Constant et de son libéralisme bourgeois. S’il y a une certaine continuité de Constant à Tocqueville, il ne faut pas confondre leur libéralisme : la liberté politique n’est pas pour Tocqueville, comme pour Constant, la simple garantie des libertés individuelles ; elle est désirable pour ellemême, car l’homme ne s’accomplit que dans la liberté politique, dans l’association. Selon Lamberti, « Tocqueville ne cessera de dénoncer l’illusion individualiste dans son œuvre et sa théorie des droits ne peut se comprendre entièrement si elle est présentée comme le prolongement de la théorie constantienne, addition faite du droit d’association. »173 Le combat de Tocqueville contre l’individualisme démocratique et sa théorie de la solidarité des libertés publiques, qu’il présente comme le remède, apporte une originalité certaine à sa conception du rôle de la liberté de la presse dans une société 171 Bastid Paul, Benjamin Constant et sa doctrine, p. 1100, Paris, A. Colin, 1966 Tocqueville A., DA, II, D, 7, p.445, op. cit. 173 Lamberti J.-C., Tocqueville et les deux démocraties, Paris, PUF, 1983, p.107 172 80 démocratique, par rapport à Constant. Il fait de la liberté de la presse une mise en œuvre précieuse de la liberté d’association. 2) Critique de l’individualisme et lien avec le despotisme Tocqueville consacre les deux volumes de son livre De la démocratie en Amérique à définir l’individualisme et à montrer que ce mal est d’origine démocratique : si l’égoïsme est un défaut de l’individu, l’individualisme est un défaut du citoyen. Voici comment Tocqueville le définit : « L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. »174 Cette définition fait ressortir l’idée d’indifférence civique et de repli sur la sphère privée, et non celle de revendication pour faire prévaloir les droits de l’individu sur ceux de la société. Si la société aristocratique connaît elle aussi le mal individualiste, sous la forme d’un « individualisme collectif », l’individualisme, tel que nous le connaissons, n’a pas lieu d’être, puisque l’individu en tant que tel n’a pas d’existence politique ; il n’acquiert cette existence que par son appartenance à une hiérarchie. Mais dès que l’on supprime cette hiérarchie et tous les corps intermédiaires, l’individu apparaît seul face à l’Etat. Selon Tocqueville, l’individualisme ne naît donc pas du gouvernement démocratique, mais de la société démocratique, marquée par l’égalisation des conditions. Les hommes dans ce type de société « s’habituent à se considérer toujours isolément, ils se figurent volontiers que leur destinée toute entière est entre leurs mains. »175 Cette idée d’autosuffisance constitue le « jugement erroné »176 qui 174 Tocqueville A., DA, II, B, 2, p.143, op. cit. Ibid., p.145, op. cit. 176 Ibid., p.143, op. cit. 175 81 caractérise l’individualisme. Les affaires privées sont prépondérantes et les vertus publiques méconnues, au point que la liberté politique n’est plus pour eux qu’un moyen de garantir les libertés privées. Le vice individualiste se fonde sur une erreur : lorsque Constant fait l’éloge de « l’orgueilleux et jaloux isolement de l’individu dans la forteresse de son droit »,177 il commet une erreur de jugement politique, en creusant un fossé entre la société civile et la société politique. L’individualiste a tors d’isoler l’homme du citoyen, car l’individualisme et l’indifférence à la vie publique font peser une menace sur la démocratie, celle du despotisme. L’erreur des individualistes est de penser qu’ils pourront jouir de leur indépendance et de leurs droits sans accomplir leurs devoirs de citoyens, ou plus précisément, en réduisant l’exercice de la liberté politique au minimum. « L’égalité produit, en effet, deux tendances : l’une mène directement les hommes à l’indépendance et peut les pousser tout à coup jusqu’à l’anarchie, l’autre les conduit par un chemin plus long, plus secret, mais plus sûr vers la servitude. »178 Dans la mesure où, dans une démocratie, tous les pouvoirs secondaires ont disparu, les peuples démocratiques en viennent à former l’idée très simple d’un pouvoir unique et central, et comme l’individu reste seul dans sa faiblesse face à l’Etat : « Cela donne naturellement aux hommes des temps démocratiques une opinion très haute des privilèges de la société et une idée fort humble des droits des individus. (…) Ils accordent assez volontiers que le pouvoir qui représente la société possède beaucoup plus de lumière et de sagesse qu’aucun des hommes qui le composent, et que son devoir, aussi bien que son droit, est de prendre chaque citoyen par la main et de le conduire. » 179 177 Cité par Prélot, Histoire des idées politiques, Dalloz, p.446-447 Tocqueville, A., DA, II, D, 1, p.396, op. cit. 179 Tocqueville, A., DA, II, D, 1, p.398, op. cit. 178 82 Cette conception est le fruit de l’individualisme qui accentue la concentration du pouvoir dans les mains de l’Etat : dans la mesure où « les hommes qui habitent les pays démocratiques n’ayant ni supérieurs, ni inférieurs, ni associés habituels et nécessaires se replient volontiers sur eux-mêmes et se considèrent isolément »180 : « Ce n’est donc jamais qu’avec effort que ces hommes s’arrachent à leurs affaires particulières pour s’occuper des affaires communes ; leur pente naturelle est d’en abandonner le soin au seul représentant visible et permanent des intérêts collectifs, qui est l’Etat. » 181 La conséquence est que « chacun est, tout à la fois, indépendant et faible »182 : en cas de besoin, l’individu ne peut attendre des autres aucun secours, « puisqu’ils sont tous impuissants et froids. »183 Dans cette extrémité, il se tourne tout naturellement vers l’Etat, qui devient tuteur. Ainsi Tocqueville a-t’il montré comment par une concentration du pouvoir dangereuse, un nouveau despotisme pouvait résulter des tendances profondes de la société démocratique : « on n’a jamais vu dans les siècles passés de souverain si absolu et si puissant qui ait entrepris d’administrer par lui-même, et sans le secours de pouvoirs secondaires, toutes les parties d’un grand empire… »184 Bien sûr, le despotisme démocratique est différent du despotisme antique : « il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter »185 : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur euxmêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : (…) il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul 180 Ibid., DA, II, D, 3, p.402, op. cit. Ibid. 182, 183 Ibid., p.403, op. cit. 184 DA, II, 6, p.431, op. cit. 181 185 DA, II, B, 6, p.432, op. cit. 83 d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance…»186 La notion tocquevillienne d’individualisme est complexe car elle résulte de la combinaison d’une structure sociale, l’isolement des hommes, et d’une structure intellectuelle, un « jugement erroné », l’idée d’un individu qui croit se suffire à luimême, et, qui, par conséquent ne lutte pas contre cet isolement. Pourtant, Tocqueville pense que ces penchants peuvent être combattus, mais comment ? Comment, pour reprendre les mots de Lamberti, exiger la liberté moderne, la garantie des droits individuels, la souveraineté limitée, et en même temps rêver de la liberté antique et de l’identité de la société civile et la société politique ? 3) Droit d’association et liberté de la presse La création de corps intermédiaires démocratiques est la seule solution qui permette l’apprentissage de la liberté politique, indispensable pour combattre l’individualisme et le despotisme dont il est porteur : ces corps sont d’autant plus nécessaires dans une société où l’égalisation des conditions et la rupture des liens hiérarchiques ont isolé l’individu et placé seul, dans sa faiblesse, face à l’Etat. C’est pourquoi Tocqueville recommande la constitution d’associations, tant civiles que politiques : « il n’y a pas de pays où les associations sont plus nécessaires, pour empêcher le despotisme des partis ou l’arbitraire du prince, que ceux où l’état social est démocratique. Chez les nations aristocratiques, les corps secondaires forment des associations naturelles qui arrêtent les abus de pouvoir. Dans les pays où de pareilles associations n’existent point, si les particuliers ne peuvent 186 Ibid., p.434, op. cit. 84 créer artificiellement et momentanément quelque chose qui leur ressemble, je n’aperçois plus de digue à aucune sorte de tyrannie… » 187 Tocqueville affirme donc le caractère fondamental de l’association dans la société démocratique : d’une part, « après la liberté d’agir seul, la plus naturelle à l’homme est celle de combiner ses efforts avec les efforts de ses semblables et d’agir en commun. Le droit d’association me paraît donc presque aussi inaliénable de sa nature que la liberté individuelle. »188 D’autre part, « de notre temps, la liberté d’association est devenue une garantie nécessaire contre la tyrannie de la majorité. »189 Tocqueville ne fait pas qu’ajouter la liberté d’association à la liberté de la presse pour remédier aux maux spécifiques à la démocratie : il présente une véritable théorie de la solidarité des libertés publiques, dans laquelle il analyse les liens étroits qui existent entre les associations civiles, les associations politiques et la presse, qui devient la clé de voûte de cette théorie et un moyen indispensable pour lutter contre l’individualisme. L’association possède plus de puissance que la presse : « quand une opinion est représentée par une association, elle est obligée de prendre une forme plus nette et précise. (…) L’association réunit en faisceau les efforts des esprits divergents, et les pousse avec vigueur vers un seul but clairement indiqué par elle. »190 Néanmoins, dans une société individualiste, les hommes ne peuvent se rassembler et agir d’un commun accord, qu’à l’aide de la presse : « il n’y a qu’un journal qui puisse venir déposer au même moment dans mille esprits la même pensée. »191 En effet, dans une société démocratique dans laquelle le privé prime sur le public et où le lien social se distend, « un journal est un conseiller qu’on n’a pas besoin d’aller chercher, mais qui se présente 187 Tocqueville A., DA, I, B, 4, p.292, op. cit. Ibid., p.293, op. cit. 189 Ibid., p.291, op. cit. 190 Tocqueville, DA, I, B, 4, p.288, op. cit. 191, 192 Ibid., DA, II, B, 6, p.161, op. cit. 188 85 de lui-même et qui vous parle tous les jours et brièvement de l’affaire commune, sans vous déranger de vos affaires particulières. »192 Sans journaux, pas d’action commune : c’est le seul moyen de mobiliser des individus, en leur montrant que leur intérêt particulier est étroitement lié à l’intérêt commun : « un journal n’a pas seulement pour effet de suggérer à un grand nombre d’hommes un même dessein ; il leur fournit les moyens d’exécuter en commun les desseins qu’ils auraient conçus d’eux-mêmes »193 : « Il arrive souvent (…) dans les pays démocratiques, qu’un grand nombre d’hommes qui ont le désir ou le besoin de s’associer ne peuvent le faire, parce qu’étant tous fort petits et perdus dans la foule, ils ne se voient point et ne savent où se trouver. Survient un journal qui expose aux regards le sentiment ou l’idée qui s’était présentée simultanément, mais séparément, à chacun d’entre eux. Tous se dirigent aussitôt vers cette lumière, et ces esprits errants, qui se cherchaient depuis longtemps dans les ténèbres, se rencontrent enfin et s’unissent. »194 De plus, dans une société démocratique, les individus sont disséminés sur le territoire, « il leur faut trouver un moyen de se parler tous les jours sans se voir, et de marcher d’accord sans s’être réunis. Ainsi il n’y a guère d’association démocratique qui puisse se passer d’un journal. »195 La liberté de la presse joue un rôle très important dans la théorie tocquevillienne de l’association : elle en est la clé de voûte : « Il existe donc un rapport nécessaire entre les associations et les journaux : les journaux font les associations, et les associations font les journaux. »196 La liberté d’association, sur laquelle Constant est muet, occupe une place centrale dans la pensée de Tocqueville, entre liberté individuelle et liberté politique. Les associations civiles et politiques, remédient, en tissant un lien social, à la faiblesse des 193 Ibid., p. 162, op. cit. 194 Tocqueville, DA, II, B, 6, p.162, op. cit. Ibid. 196 Ibid. 195 86 individus face à l’Etat : « les associations civiles facilitent les associations politiques ; mais d’autre part, l’association perfectionne singulièrement l’association civile. »197 De plus, elles servent à combattre les illusions individualistes. L’association est la « science mère »198 qui vient corriger le jugement erroné d’autosuffisance produit par l’individualisme : « Dans la vie civile, chaque homme peut à la rigueur se figurer qu’il est en état de se suffire. En politique, il ne saurait l’imaginer. »199 La continuité des associations à caractère industriel et commercial aux associations politiques, en passant par les associations intellectuelles, morales ou religieuses, assure la continuité d’une éducation civique: elles apprennent aux hommes à sortir d’eux-mêmes et à défendre un intérêt commun : « Les associations politiques peuvent donc être considérées comme de grandes écoles gratuites, où tous les citoyens viennent apprendre la théorie générale des associations. »200 En effet, le rôle des associations et de la presse dépasse de loin le champ du politique : ce sont les garants de la civilisation. La menace que l’individualisme fait peser sur la société démocratique n’est pas seulement celle du despotisme, mais aussi celle d’un retour à la barbarie : « Les sentiments et les idées ne se renouvellent, le cœur ne s’agrandit et l’esprit humain ne se développe que par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres. J’ai fait voir que cette action est presque nulle dans les pays démocratiques. Il faut donc l’y créer artificiellement. Et c’est ce que les associations seules peuvent faire. »201 Tocqueville, pour remédier à l’individualisme, ne prône pas le retour à une société aristocratique, où il existait des corps intermédiaires puissants : « je crois fermement qu’on ne saurait fonder de nouveau, dans le monde, une aristocratie ; mais je 197 DA, II, B, 7, p.166, op. cit. Tocqueville A., DA, II, B, 5, p.159, op. cit. 199 DA, II, B, 7, p.166-167, op. cit. 200 Ibid., p.168, op. cit. 201 DA, II, B, 5, p.158, op. cit. 198 87 pense que les simples citoyens en s’associant, peuvent y constituer des êtres très opulents, très influents, très forts, en un mot des personnes aristocratiques. »202 On obtient de cette manière les avantages de l’aristocratie sans ses inconvénients : « Une association politique, industrielle, commerciale ou même scientifique et littéraire, est un citoyen éclairé et puissant qu’on ne saurait plier à volonté ni opprimer dans l’ombre, et qui, en défendant ses droits particuliers contre les exigences du pouvoir, sauve les libertés communes. »203 Tocqueville accorde une place centrale à la liberté de la presse dans sa théorie de la solidarité des libertés publiques pour lutter contre l’individualisme démocratique : « Plus j’envisage l’indépendance de la presse dans ses principaux effets, plus je viens à me convaincre que chez les modernes l’indépendance de la presse est l’élément capital, et pour ainsi dire constitutif de la liberté. »204 D’une part, elle garantit les libertés individuelles : « De nos jours, un citoyen qu’on opprime n’a donc qu’un moyen de se défendre ; c’est de s’adresser à la nation toute entière, et, si elle lui est sourde, au genre humain ; il n’a qu’un moyen de le faire, c’est la presse. Ainsi la liberté de la presse est infiniment plus précieuse chez les nations démocratiques que chez toutes les autres ; elle seule guérit la plupart des maux que l’égalité peut produire. L’égalité isole et affaiblit les hommes ; mais la presse place à côté de chacun d’eux une arme très puissante, dont le plus faible et le plus isolé peut faire usage. »205 D’autre part, elle est le garant de la civilisation, qui risque d’être mise à mal par l’individualisme : « Les journaux deviennent donc plus nécessaires à mesure que les hommes sont plus égaux et l’individualisme plus à craindre. Ce serait diminuer leur importance que de croire qu’ils ne servent qu’à garantir la liberté ; ils maintiennent la civilisation. »206 202 Tocqueville, DA, II, D, 7, p.442, op. cit. Ibid. 204 DA, I, B, 4, p.290, op. cit. 205 DA, II, D, 7, p.442-443, op. cit. 206 Tocqueville, DA, II, B, 6, p.161, op. cit. 203 88 Conclusion de Tocqueville : « La liberté de la presse est, par excellence, l’instrument démocratique de la liberté. »207 En conclusion de cette partie sur la spécificité de la thèse de Tocqueville, nous souhaitons introduire une nuance en faveur de Constant : celui-ci est loin d’être un admirateur naïf de la modernité. Dans la section finale de La liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, après avoir distingué les deux types de liberté, d’un côté la participation politique, de l’autre l’indépendance privée, Constant déclare : « Loin donc, Messieurs, de renoncer à aucune des deux espèces de libertés dont je vous ai parlé, il faut, je l’ai démontré, apprendre à les combiner l’une avec l’autre. »208 D’ailleurs, la liberté de la presse est sûrement l’un des moyens de concilier liberté individuelle et liberté politique. De même que Tocqueville, Constant a bien perçu les risques de tyrannie dans le repli de l’individu sur la sphère privée et la perte de l’esprit civique : si le danger de la liberté antique est l’asservissement de l’individu à la puissance sociale, « le danger de la liberté moderne, c’est qu’absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique. »209 La modernité est pour Constant à la fois désirable et dangereuse : c’est que pour se maintenir, la liberté civile a besoin d’une certaine dose de liberté politique. Si chacun ne se soucie que de ses propres affaires, en plus de l’affaiblissement moral des individus que cet individualisme entraîne, un tyran peut s’emparer du pouvoir. Si Constant n’a pas 207 DA, II, D, 7, p.443, op. cit. Constant B., De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, p.514, in De la liberté chez les modernes, Paris, Le livre de poche, 1980 209 Ibid., p.512-513, op. cit. 208 89 effectué comme Tocqueville une critique aussi systématique de l’individualisme moderne, du moins en a-t-il perçu les dangers. 90 CONCLUSION GENERALE Cette étude sur les limites de la liberté de la presse a pris pour cadre de réflexion la théorie du droit de résistance de Locke : nous avons cherché à montrer qu’elle pouvait servir de fondement à la liberté de la presse, en tant que celle-ci constitue une limitation du pouvoir et un moyen de contestation. Elle relève directement du droit accordé au peuple de juger des affaires publiques et d’exprimer des divergences. Son rôle dans l’information et la prévention du public en cas d’abus de pouvoir, est reconnu par Locke, dans la mesure où le peuple a le droit de se délivrer de la tyrannie, mais aussi de la prévenir : il est essentiel afin que le peuple puisse prendre conscience du danger qu’il encoure et décide de se mobiliser pour défendre ses droits et ses libertés. Comme telle, la liberté de la presse fait partie intégrante du droit de résistance accordé au peuple. Locke, qui avait prévu les objections qu’un tel droit ne tarderait pas à soulever, a réfléchi aux limites du droit de résistance, dans la mesure où celui-ci pouvait entraîner l’anarchie et des rébellions fréquentes : la véritable limite de ce droit n’est autre que le caractère raisonnable du peuple, pris comme corps politique, qui est capable de juger en fonction d’une vertu politique naturelle. Confrontés à la question des limites de la liberté de la presse, nous nous sommes dès lors demandés si la réponse que Locke a apporté à ces objections pouvait s’appliquer au cas de la presse : en effet, les risques ne sont-ils pas pour la presse, comme pour le droit de résistance auquel elle se rattache, le désordre, la sédition, le manque d’éducation de la masse ? Ces arguments sont ceux-là mêmes qui justifient une limitation de la presse à l’époque post–révolutionnaire. 91 Marquée par l’expérience de la Révolution, et avide d’ordre, la société postrévolutionnaire s’interroge sur la place et la puissance d’une presse en plein essor : ne faut-il pas la limiter, pour protéger le gouvernement des risques de rébellions et pour la protéger elle-même de ses abus ? Trois auteurs libéraux, témoins et acteurs de cette époque, tentent de répondre : Guizot, tenant d’un libéralisme conservateur ; Constant et Tocqueville, représentants d’un libéralisme plus ouvert. Guizot est prêt à accorder à la liberté de la presse un rôle politique de grande importance : il la considère même, selon une conception originale propre aux doctrinaires, comme un moyen nouveau de gouverner, grâce à la communication qu’elle établit entre gouvernants et gouvernés. Néanmoins, laisser à la presse une entière liberté serait une erreur funeste, tant pour le gouvernement à peine établi que pour la liberté de la presse elle-même. Prônant la prudence, il propose au contraire d’aller par degré jusqu’à une liberté complète, afin d’éduquer la masse et de l’habituer progressivement à l’exercice de cette liberté, ce qui en limiterait les risques. Il justifie ainsi l’usage temporaire de la censure. Surviennent plusieurs objections : la censure peut-elle permettre cette éducation et l’apprentissage d’une telle liberté ou, au contraire, ne fait-elle que les retarder ? L’ambition, qui était celle de Guizot, d’écarter les inconvénients de la presse pour ne jouir que de ses bienfaits n’est-elle pas illusoire ? Et, enfin, une telle législation en établissant la censure, suffit-elle à assurer la liberté de la presse ? Ces objections sont celles de Constant et de Tocqueville qui récusent l’usage, même temporaire de la censure : cette mesure, censée corriger les effets négatifs de l’exercice de la liberté de la presse, risque de la remettre en cause dans son principe même. Arme contre l’arbitraire et relais de la tribune, la liberté de la presse est plus un facteur d’harmonie sociale qu’un facteur de désordre. Ce n’est pas que Constant et 92 Tocqueville refusent de lui reconnaître des inconvénients, bien au contraire. Leur argument est de dire que la limiter conduit à des maux bien supérieurs à ceux qu’elle pourrait éventuellement causer. Déjà parce que la censure est infondée en principe et inefficace en pratique, de sorte qu’il faut abandonner le projet de prévenir les abus de la presse : il faut les punir par la loi. De plus, l’éducation que son usage requiert, afin de limiter ses abus, ne peut se réaliser que si la liberté de la presse est entièrement libre, alors que la censure fait obstacle à cet apprentissage nécessaire. Les différences que nous avons établies entre les thèses de Constant et de Tocqueville étaient importantes à relever pour souligner l’originalité de la conception tocquevillienne, en matière de presse : loin de faire de la presse une simple garantie des libertés individuelles, il en fait, avec la liberté d’association, un pilier de la lutte contre l’individualisme dans la société démocratique, au point qu’elle devient pour les modernes l’élément constitutif de leur liberté. Cette originalité n’apporte pas de changement significatif à la réponse de Tocqueville à la question de la limitation de la liberté de la presse, mais elle constitue un argument de plus pour garantir à la presse un exercice illimité. C’est donc bien, comme dans le cas du droit de résistance, le caractère raisonnable du peuple, qui s’acquiert par un apprentissage que seul un usage illimité de la liberté de la presse peut occasionner, qui constitue la véritable limite de la liberté de la presse et donne raison à Hume quand celui-ci écrit qu’ « il est à espérer que les hommes, étant chaque jour davantage habitués à la libre discussion des affaires publiques, amélioreront leur jugement sur celles-ci et seront plus difficilement séduits par une faible rumeur ou une clameur quelconque. »210 Néanmoins, il faut rester 210 Hume David, Essais moraux, politiques et littéraires, op. cit. 93 conscients des risques inhérents à l’exercice illimité de la liberté de la presse et c’est à la presse de s’imposer des règles éthiques et une autocritique constante pour les limiter. 94 BIBLIOGRAPHIE Ouvrages généraux sur la presse : - Albert Pierre, Histoire de la presse, « Que sais-je ? », n° 368, Paris, PUF, 2000 - Histoire générale de la presse française, T1, Des origines à 1814, publiée sous la direction de Claude Bellanger, Jacques Godechot, P Guiral et Fernand Terrou, Paris, PUF, 1969 Ouvrages généraux : - Hume David, Essais moraux, politiques et littéraires, Paris, éd Alive, 1999 - Rawls John, Libéralisme politique, New York, traduit de l’américain par Catherine Audard, Colombia University Press, 1993 Ouvrages sur Locke : - Ashcraft Richard, La politique révolutionnaire et les Deux Traités du Gouvernement de John Locke, traduit de l’anglais par JF Baillon, Paris, PUF, 1995 - Dunn John, la pensée politique de John Locke, traduit de l’anglais par JF Baillon, Paris, Leviathan PUF, 1969 - Goyard-Fabre Simone, John Locke et la raison raisonnable, Paris, Vrin, 1986 - Locke John, Traité du gouvernement civil, traduit par David Mazel, Paris, GF, 1992 - Polin Raymond, La politique morale de John Locke, Paris, PUF, 1960 Ouvrages sur Guizot : 95 - Guizot François, Archives philosophiques, politiques et littéraires, Paris, Fournier, 1817-1818 - Guizot François, Histoire parlementaire de France, Recueil complet des discours prononcés dans les Chambres de 1819 à 1848, vol 1, Paris, Michel-Levy frères, 1863-1864 - Guizot François, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, tome I, Paris, Michel-Levy frères, 1858 - Guizot François, Quelques idées sur la liberté de la presse, Paris, Le Normant, 1814 - Guizot François, Sur le nouveau projet relatif à la presse, Paris, Le Normant, 1814 - Rosanvallon Pierre, Le Moment Guizot, Paris, NRF Ed Gallimard, 1985 Ouvrages sur Constant : - Bastid Paul, Benjamin Constant et sa doctrine, Paris, A. Colin, 1966 - Constant Benjamin, De la liberté chez les modernes, Paris, Le livre de poche, 1980 - Constant Benjamin, Œuvres, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, nrf, 1970 - Constant Benjamin, Principes de politique applicables à tous les gouvernements, version de 1806-1810, Paris, Hachette Littératures, 1997 - Constant Benjamin, Recueil d’articles 1817-1820, Genève, Droz, 1972 - Discours de Benjamin Constant à la Chambre des Députés, Genève, Slatkrine Reprints, 1999 96 - Holmes Stephen, Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne, traduit par Olivier Champeau, Paris, PUF, 1984 - Todorov Tzvetan, Benjamin Constant et la passion démocratique, Paris, Hachette Littératures, 1997 Ouvrages sur Tocqueville : - Lamberti Jean-Claude, La notion d’individualisme chez Tocqueville, Paris, PUF, 1970 - Lamberti Jean-Claude, Tocqueville et les Deux démocraties, Paris, PUF, 1983 - Marcel-Pierre Roland, Essai politique sur Alexis de Tocqueville, Paris, 1940 - Pouthas Charles H, Guizot pendant la Restauration, préparation de l’homme d’Etat 1814-1830, Paris, Plon-Nourrit, 1923 - Tocqueville Alexis, De la démocratie en Amérique, T1 et 2, Paris, Gallimard, 1961 TABLE DES MATIERES INTRODUCTION .......................................................................................................... 2 LA THEORIE DU DROIT DE RESISTANCE SELON LOCKE ..... 12 A] JUSTIFICATION DU DROIT DE RESISTANCE...................................... 14 1) CONTRE ROBERT FILMER ............................................................................................... 14 2) CONTRE-ARGUMENTATION DE LOCKE DANS LE SECOND TRAITÉ ....................... 17 3) LES LIMITES DE DROIT DU GOUVERNEMENT CIVIL ................................................ 20 B] DROIT DE RESISTANCE ............................................................................. 23 1) L’EXISTENCE DU PEUPLE COMME CORPS POLITIQUE............................................. 23 2) TYPES D’ABUS QUI JUSTIFIENT LA RÉSISTANCE ...................................................... 26 3) LA LIBERTÉ D’EXPRESSION POLITIQUE PEUT-ELLE ENTRER DANS LE CADRE DU DROIT DE RÉSISTANCE ? ............................................................................................... 30 C] REPONSE DE LOCKE AUX OBJECTIONS CONTRE LE DROIT DE RESISTANCE....................................................................................................... 32 1) PREMIÈRE OBJECTION : LE RISQUE D’ANARCHIE..................................................... 33 97 2) LA CONCEPTION DU PEUPLE CHEZ LOCKE................................................................. 36 LA QUESTION DE LA LIMITATION DE LA LIBERTE DE LA PRESSE .................................................................................................. 42 I. Guizot ou la réponse du libéralisme conservateur........................... 44 A] LE CONTEXTE HISTORIQUE DE LA REFLEXION ET DE L’ACTION DE GUIZOT.......................................................................................................... 44 1) LES AMBITIONS DES HOMMES DE 1814........................................................................ 44 2) LE PROBLÈME DE LA LÉGISLATION : LE CAS DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE... 46 B] LA LIBERTE DE LA PRESSE, UN ENJEU IMPORTANT DANS LA SOCIETE POST-REVOLUTIONNAIRE.......................................................... 47 1) PAR OPPOSITION À LA POLITIQUE DU MENSONGE ET DE LA DÉFIANCE QUI NE MÈNE QU’AU DÉTACHEMENT DES AFFAIRES PUBLIQUES… ..................................... 47 2) …LA PRESSE EST AMENÉE À JOUER UN RÔLE POLITIQUE IMPORTANT EN PERMETTANT L’ÉMERGENCE D’UNE OPINION PUBLIQUE.......................................... 49 3) LA CONCEPTION ORIGINALE DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE SELON GUIZOT... 49 C] POURQUOI FAUT-IL LIMITER LA LIBERTE DE LA PRESSE ? ....... 52 1) LES DANGERS D’UN USAGE SANS LIMITE DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE......... 52 2) CONTRE UN USAGE IMMÉDIAT ET ILLIMITÉ DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE SANS ÉDUCATION DE LA MASSE ....................................................................................... 56 3) CENSURE ET RESTRICTIONS ........................................................................................... 57 II. Constant et Tocqueville, ou la réponse d’un libéralisme plus ouvert, favorable à une liberté de la presse complète ......................... 60 A] RÔLE DE LA PRESSE : arme contre l’arbitraire et relais de la tribune . 60 1) CONCEPTION DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE COMME LIMITATION DU SOUVERAIN.............................................................................................................................. 60 2) UNE ARME CONTRE L’ARBITRAIRE.............................................................................. 62 3) LE RELAIS DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS ................................................................ 64 B] POUR UNE LIBERTE DE LA PRESSE TOTALE ..................................... 65 1) LA LIBERTÉ DE LA PRESSE COMME FACTEUR D’HARMONIE SOCIALE .............. 66 2) CONTRE LA CENSURE....................................................................................................... 69 3) L’APPRENTISSAGE DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE ................................................... 76 C] SPECIFICITE DE LA THESE DE TOCQUEVILLE................................. 79 1) CONTRE L’INDIVIDUALISME DE CONSTANT.............................................................. 79 2) CRITIQUE DE L’INDIVIDUALISME ET LIEN AVEC LE DESPOTISME ...................... 81 3) DROIT D’ASSOCIATION ET LIBERTÉ DE LA PRESSE ................................................. 84 CONCLUSION GENERALE...................................................................................... 91 BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................................... 95 98