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COLLECTION CuLTurEs québéCOIsEs dirigée par Yvan Lamonde et Michel Lacroix Joseph-Charles Taché polygraphe Sous la direction de Julien Goyette et Claude La Charité avec la collaboration de Catherine Broué Joseph-Charles Taché polygraphe CULTURES QUÉBÉCOISES Cette collection fait place à des travaux historiques sur la culture québécoise, façonnée par diverses formes d’expression : écrite et imprimée, celle des idées et des représentations ; orale, celle des légendes, des contes, des chansons ; gestuelle, celle du corps et des formes variées de manifestations ; matérielle, celle des artefacts ; médiatique, celle des média de communication de masse, portée par la technologie et les industries culturelles. Ouverte aux travaux comparatifs, aux défis de l’écriture et de l’interprétation historiques, la collection accueille aussi des essais ainsi que des travaux de sémiologie et d’anthropologie historiques. Une liste des titres parus est disponible à la fin de l’ouvrage. Joseph-Charles Taché polygraphe Sous la direction de Julien Goyette et Claude La Charité avec la collaboration de Catherine Broué Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Maquette de couverture : Danielle Motard Mise en pages : Danielle Motard ISBN 978-2-7637-9872-1 ISBN-PDF 9782763798738 ISBN-ePUB 9782763798745 © Les Presses de l’Université Laval 2013 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 3e trimestre 2013 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. Introduction Joseph-Charles Taché polygraphe, sa bibliographie et sa bibliothèque Julien Goyette, Claude La Charité, Université du Québec à Rimouski D e l’avis de Henri-Raymond Casgrain, Joseph-Charles Taché (18201894) était « le plus universellement érudit des Canadiens ». Sous la plume d’un de ses plus farouches adversaires, un tel éloge vaut son pesant d’or, même si, aux yeux de l’abbé, pareille érudition recelait forcément un défaut, celui de la dispersion : « M. Taché a écrit je ne sais combien de brochures sur je ne sais combien de sujets1. » En parcourant les publications de l’écrivain, on ne peut que donner raison au critique. En effet, même une fois exclus les nombreux articles parus dans les journaux, la bibliographie de Taché compte près d’une cinquantaine de titres. Dans 1. Placide Lépine, « Silhouettes littéraires. Joseph-Charles Taché », L’Opinion publique, vol. III, no 7, 15 février 1872, p. 74. En réalité, le pseudonyme de Placide Lépine cachait probablement deux auteurs, Henri-Raymond Casgrain et Joseph Marmette, selon Philéas Gagnon (Essai de bibliographie canadienne, Québec, A. Côté, 1895, p. 71). 2 Introduction Joseph-Charles Taché polygraphe cet ensemble, on retrouve 16 œuvres littéraires : contes, légendes, poésies, histoires et essais, publiés dans des revues et parfois repris en volumes, comme ce fut le cas pour les Trois légendes de mon pays (1861), Forestiers et voyageurs (1863) ou L’île Saint-Barnabé (1865). On dénombre aussi 18 brochures en français, rapports et publications à caractère plus ou moins officiel, comme la plaquette sur la réforme du régime seigneurial qu’il publia à titre de député de Rimouski en 1854, les ouvrages qu’il fit paraître à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris de 1855 comme représentant du Canada ou encore les divers opuscules liés à ses fonctions de sous-ministre de l’Agriculture et des Statistiques, par exemple sur Le Recensement du Canada (1871) et sur La Mouche ou la chrysomèle des patates (1877). À ce massif s’ajoutent encore quelque 14 rapports divers en anglais, qui, pour le plus grand nombre, sont des traductions de publications gouvernementales, mais comprennent aussi certains titres inédits, comme la plaquette bilingue sur la lèpre publiée en 1885. Taché était un homme de lettres au sens fort qu’avait le terme au XIXe siècle, un esprit universel, touche-à-tout, homme d’action autant que penseur. Il y a chez lui quelque chose de la polyvalence du coureur des bois qu’il admirait pour sa capacité à s’adapter à tous les contextes et à embrasser tous les métiers : Le voyageur canadien est un homme au tempérament aventureux, propre à tout, capable d’être, tantôt, successivement ou tout à la fois, découvreur, interprète, bûcheron, colon, chasseur, pêcheur, marin, guerrier. Il possède toutes ces qualités, en puissance, alors même qu’il n’a pas encore eu l’occasion de les exercer toutes2. Dans l’ordre intellectuel, Taché était un homme propre à tout, capable d’être successivement ou tout à la fois médecin, député, journaliste, pamphlétaire, rédacteur en chef, idéologue, directeur de revue littéraire, écrivain, conteur et haut fonctionnaire. Chacune de ces vocations faisait appel à une multitude de compétences et de talents. Son seul rôle de sous-ministre de l’Agriculture et des Statistiques à Ottawa, de 1864 à 2. Joseph-Charles Taché, Forestiers et voyageurs [1863], Montréal, Librairie Saint-Joseph, Cadieux et Derome, 1884, p. 6. Joseph-Charles Taché polygraphe, sa bibliographie et sa bibliothèque Joseph-Charles Taché polygraphe 3 1888, l’amenait à traiter de questions aussi diverses que la santé publique3, le recensement de la population4 ou encore le droit d’auteur5. Si l’érudition universelle de Taché ne fait guère de doute, reste à savoir si celle-ci procède d’une tournure d’esprit qui aurait toujours été la sienne ou si elle n’est que circonstancielle, la conséquence naturelle de sa trajectoire professionnelle. Comme le voyageur canadien, il semble que Taché ait eu de tout temps cette érudition universelle en puissance, qui lui permit d’assumer des responsabilités aussi diverses que variées et dont le caractère polygraphique de son œuvre n’est que la manifestation la plus visible et durable. À vrai dire, le parti pris polygraphique de Taché apparaît comme le prolongement de la vocation encyclopédique qu’avait la littérature sous l’Ancien Régime. En ce sens, la polygraphie peut être vue comme un héritage de la culture classique à laquelle il s’initia au collège. Un héritage qu’il fit toutefois fructifier grâce notamment à la vie intellectuelle des instituts et associations littéraires auxquels il prit une part active. La pratique polygraphique s’assimile aussi à un refus de la spécialisation des disciplines propre au XIXe siècle, laquelle mènera à l’éclatement de l’idéal d’unité du savoir sur laquelle repose la notion même d’encyclopédie. Mais c’est une résistance en quelque sorte désespérée, vaine serions-nous tentés de dire, puisque la polygraphie prend 3. Le mandat du ministère de l’Agriculture est alors extrêmement étendu et couvre notamment la santé, d’où les publications de Taché sur le choléra et la lèpre. Voir, à ce propos, Bruce Curtis, « La morale miasmatique : le Mémoire sur le choléra de Joseph-Charles Taché », Canadian Bulletin of Medical History / Bulletin canadien d’histoire de la médecine, vol. XVI, 1999, p. 317-339. 4. Le recensement de la population fait aussi partie du mandat du ministère de l’Agriculture. Voir, à ce propos, Bruce Curtis, The Politics of Population : State Formation, Statistics, and the Census of Canada, 1840-1875, Toronto, University of Toronto Press, 2001, p. 238-305. 5. L’enregistrement des publications relève alors également du ministère de l’Agriculture. C’est sans doute ce qui amena Taché à intenter un procès à l’abbé Casgrain pour récupérer une partie des profits que ce dernier touchait grâce à sa collection de petits classiques, parmi lesquels se trouvait le recueil des Trois légendes de mon pays. Bien que Taché ait perdu son procès, ce recours en justice témoigne de la conscience qu’il avait du droit d’auteur avant l’heure. Voir, à ce propos, Réjean Robidoux, « Fortunes et infortunes de l’abbé Casgrain », Revue de l’Université d’Ottawa, vol. 31, no 2, avril-juin 1961, p. 209-229. 4 Introduction Joseph-Charles Taché polygraphe déjà acte, malgré elle, de l’éclatement du savoir. C’est ce qui explique qu’en étant historien amateur, archéologue amateur, hygiéniste amateur, statisticien amateur, aliéniste amateur, agronome amateur, Taché fasse figure de précurseur, quand ce n’est pas de pionnier, mais jamais de praticien qui aurait laissé une trace durable dans telle ou telle de ces disciplines vouées à un bel avenir. Taché a dispersé ses écrits aux quatre vents, bêché dans bien des terreaux, engendrant de jeunes pousses que d’autres se sont efforcés de faire croître à sa place. Le seul dénominateur commun de son œuvre polygraphique foisonnante demeure la graphie, l’écriture. C’est effectivement en tant qu’écrivain, voire écrivant, que la figure de Taché reste la plus intéressante à étudier. Une telle polygraphie peut, par ailleurs, être comprise comme une manière pour une culture nouvelle de s’affirmer et de s’imposer, en palliant l’absence d’écrivains et d’intellectuels de métier par la polyvalence des lettrés qui, par la force des choses, se transforment alors en touche-à-tout. Persistance de l’Ancien Régime, adaptation à une culture qui, se fissurant sous l’effet des changements accélérés, force l’écrivant à s’écarteler. Protestation contre ce que le sociologue Max Weber appelait la rationalisation, c’est-à-dire l’autonomisation progressive des différentes sphères de l’existence (la morale, le savoir, l’esthétique, etc.), la polygraphie de Taché apparaît, paradoxalement, comme un effort de totalisation. Ce qui semblait de la dispersion à Casgrain n’est, en définitive, qu’une hésitante et éparpillée recherche d’unité. Or, à ce jour, si la critique a insisté sur la valeur emblématique de Taché comme représentant de la bourgeoisie canadienne-française au point de lui consacrer deux biographies6, si, par ailleurs, des chercheurs ont étudié de manière ponctuelle et isolée certains aspects de son activité, comme directeur de la revue Soirées canadiennes7 ou comme rédacteur 6. Éveline Bossé, Joseph-Charles Taché (1820-1894). Un grand représentant de l’élite canadienne-française, Québec, Garneau, 1971 ; et Michèle Bernard, Joseph-Charles Taché. Visionnaire, penseur et homme d’action au cœur du XIXe siècle, Montréal, XYZ, 2011. 7. Réjean Robidoux, « Les Soirées canadiennes et Le Foyer canadien dans le mouvement littéraire québécois de 1860 », Revue de l’Université d’Ottawa, vol. 28, 1958, p. 413-452. Joseph-Charles Taché polygraphe, sa bibliographie et sa bibliothèque Joseph-Charles Taché polygraphe 5 du Courrier du Canada8, le caractère protéiforme et foisonnant de son œuvre n’a jamais fait l’objet d’un article et encore moins d’une étude d’ensemble. C’est précisément à une telle lacune que le présent ouvrage collectif vise à remédier, en proposant une relecture de l’œuvre de Taché dans une perspective interdisciplinaire et à la lumière de cette donnée essentielle à la compréhension du personnage, à savoir son goût pour la polygraphie ou la graphomanie, selon que l’on prenne sa diversité d’intérêts pour une qualité ou un défaut. La pluralité impliquée dans la notion même de polygraphie ouvre la voie à un nombre presque infini d’approches, qu’il s’agisse des champs du savoir abordés (littérature, histoire, économie, industrie, agriculture, philosophie politique), des genres pratiqués (conte, légende, poésie, vulgarisation, topographie, rapport gouvernemental), voire des styles et des tons employés (persuasif, didactique, satirique, pamphlétaire, scientifique, administratif). Certes, Taché n’est pas le seul à tremper sa plume dans plusieurs encriers, comme le montre Yvan Lamonde. La polygraphie, aussi pratiquée par Chauveau, Barthe, Lenoir, Darveau, Lareau, La Rue, Fabre, Buies et Faucher de SaintMaurice, se caractérise par la juxtaposition des genres, entre fiction, ethnographie, Mélanges et chronique. L’écriture polygraphique a aussi partie liée avec les responsabilités qui sont confiées à Taché comme représentant du Canada à l’Exposition universelle de Paris en 1855. La diversité des textes qu’il fait alors paraître est à mettre en relation, comme le suggère Diana Cooper-Richet, avec son double mandat d’attaché commercial et de diplomate culturel avant la lettre. La polygraphie règne aussi à l’Institut littéraire de Rimouski que Taché fonde en 1855 et au sein duquel il promeut une culture encyclopédique axée sur l’histoire, l’industrie et la philosophie. Ce lieu de sociabilité qu’étudie Claude La Charité réunit des écrivains comme James Smith et Cyprien Tanguay qui publieront notamment sur l’agriculture, l’éducation chrétienne et la généalogie. C’est aussi le lieu de la genèse d’une bonne partie de l’œuvre littéraire de Taché lui-même. La polygraphie de ce dernier se manifeste par ailleurs dans le refus de la nouvelle 8. Philippe Sylvain, « Les débuts du Courrier du Canada et les progrès de l’ultramontanisme canadien-français », Cahiers des dix, Québec, vol. XXXII, 1967, p. 255-278. 6 Introduction Joseph-Charles Taché polygraphe historiographie disciplinaire qui émerge au XIXe siècle. Au lieu de mettre dos à dos l’histoire et la légende, l’épistémologie du polygraphe, qu’analyse Julien Goyette, pose plutôt l’histoire, la légende et le conte comme un continuum. Une œuvre comme Les Sablons (1882) constitue l’un des meilleurs exemples, avec les contes et légendes, du rôle joué par l’imaginaire qui prolonge, achève et dépasse l’histoire. Si Taché se refuse à dissocier histoire et imaginaire au nom de la supériorité du monde spirituel sur le monde matériel, en catholique fervent et militant, il ne résiste pas non plus à la tentation d’unir littérature et morale. Ainsi, les recueils Trois légendes de mon pays et Forestiers et voyageurs, étudiés par Dominique Marquis, expriment le renouveau religieux de la seconde moitié du XIXe siècle dont Taché hérite et qu’il contribue à façonner en retour, en mettant l’accent sur le culte de sainte Anne et en soulignant l’importance du pardon, du salut de l’âme et de la miséricorde divine. Il arrive cependant, comme le met en évidence JeanClaude Simard, que les convictions religieuses de Taché constituent une œillère, en particulier en ce qui concerne la science qu’il réduit souvent à une fonction purement utilitaire, qu’il voit comme un domaine de savoir parmi tant d’autres dans la culture de l’homme éduqué et qu’il refuse d’envisager comme recherche gratuite de la connaissance ou comme source de vérité. Taché est aussi un redoutable polémiste, lorsqu’il prend « le stylet du pamphlétaire qu’il mani[e] avec une si dangereuse dextérité9 », comme l’écrit l’abbé Casgrain. Et à l’occasion de la querelle qui l’oppose à l’historien Benjamin Sulte, il met son talent de polygraphe, en associant polémique et histoire, au service de la réhabilitation des Jésuites et des Français pris à partie par l’historien trifluvien. Le style polémique de Taché repose, selon Hélène Marcotte, sur un pouvoir-dire, lié à la crédibilité de Taché, un devoir-dire, fondé sur la sollicitation des contemporains pour qu’il réfute Sulte, et un savoir-dire, qui consiste à discréditer son adversaire par toute une série de procédés comprenant entre autres l’invective. 9. Henri-Raymond Casgrain, Souvenances canadiennes, Archives du Séminaire de Québec, 0445, t. III, chap. XXIV, p. 2. Joseph-Charles Taché polygraphe, sa bibliographie et sa bibliothèque Joseph-Charles Taché polygraphe 7 Jusque dans ses rares poèmes, Taché ne peut s’empêcher de pratiquer le mélange propre à la polygraphie, puisque, pour l’abbé Casgrain, « c’est de la prose où les vers se sont mis10 ». Au reste, certaines de ses pièces versifiées relèvent de genres qu’il pratiquait aussi en prose, comme la légende du « Braillard de la montagne ». Toute prosaïque qu’elle est, une telle poésie peut néanmoins, comme le propose André Gervais, se prêter à une lecture formaliste virtuose. Par ailleurs, Taché a beau revendiquer haut et fort le catholicisme et la culture française comme piliers de l’identité nationale, son écriture reste malgré tout marquée par l’américanité. Certes, l’écrivain a le plus souverain mépris pour les États-Unis et, à plus forte raison, pour les Canadiens « yankifiés », mais Forestiers et voyageurs, selon Jean Morency, n’en met pas moins en scène deux des éléments centraux de l’américanité partagée par tout le continent, à savoir l’imaginaire de la frontière et de la prairie. Enfin, si Taché ménage une place à l’imaginaire et aux croyances dans son projet de littérature nationale, c’est en prenant soin toutefois de baliser cet irrationnel et en excluant les superstitions rejetées par le catholicisme. Selon Michel Fournier, cet encadrement de l’imaginaire passe par un transfert culturel et s’appuie notamment sur le modèle de lecture que proposent les fables de La Fontaine. Enfin, Taché fait figure de pionnier dans certaines disciplines en voie de constitution. Ainsi, il ouvre la voie à l’archéologie par ses travaux destinés à retrouver la trace des Jésuites en Huronie. Bien qu’il n’ait jamais publié sur la question, selon Catherine Sutton, ses fouilles, par l’influence qu’elles ont exercée notamment sur l’historien Francis Parkman, et la réunion d’artefacts autochtones au sein du musée de l’Université Laval donnèrent une impulsion décisive aux travaux sur les premières missions jésuites dans le sud de l’Ontario. De la même manière, d’après Michel Ducharme, la réflexion politique de Taché sur la future Confédération représente une contribution originale et significative, quoique méconnue, aux débats identitaires des Canadiens français sous le régime d’Union. Dans ses articles publiés dans Le Courrier du Canada et réunis dans le volume Des provinces de l’Amérique du Nord et d’une union fédérale (1858), Taché, par un étonnant découpage de la population de l’Amérique 10. Placide Lépine, « Silhouettes littéraires. Joseph-Charles Taché », loc. cit., p. 74. 8 Introduction Joseph-Charles Taché polygraphe du Nord britannique en fonction des confessions religieuses et des origines ethniques, arrive à montrer que les Canadiens français catholiques constituent la communauté la plus importante et la plus influente au sein d’une mosaïque de minorités. Ce caractère précurseur se manifeste non seulement dans l’archéologie, la philosophie politique, mais aussi dans le recensement de la population. Fort d’une tradition d’inventaire social qui, selon Bruce Curtis, serait propre à la culture québécoise, sinon canadienne-française, Taché propose en 1871 une refonte complète des méthodes de recensement et des catégories employées dans la collecte des données. La subtilité de certaines subdivisions, en particulier s’agissant des différentes confessions religieuses (anglicane, trinitaire, etc.), avait pour conséquence de minimiser l’importance des protestants au profit des catholiques. En fin de volume, le lecteur trouvera une annexe présentant différents documents inconnus à ce jour et tout un fonds d’archives particulièrement riche en ce qui concerne Joseph-Charles Taché. Pierre Rioux fait le point sur la généalogie de l’écrivain d’une part et sur les actes notariés relatifs à sa période rimouskoise d’autre part. Mathieu Noël, quant à lui, retrace la constitution du Fonds Famille-Gauvreau conservé à l’Université du Québec à Rimouski, au sein duquel se trouvent de nombreuses pièces d’intérêt sur Taché, dont Jean-François Rioux dresse l’inventaire. Enfin, Julien Goyette et Claude La Charité donnent pour la première fois l’édition de deux manuscrits autographes conservés dans ce fonds. Il s’agit, dans le premier cas, d’un manuscrit préliminaire des Trois légendes de mon pays et, dans le second cas, du manuscrit définitif de L’île SaintBarnabé. Évidemment, l’œuvre du polygraphe résiste à toute saisie globale et définitive. Il était pour cette raison inévitable que subsistent dans un tel ouvrage collectif des points aveugles et des angles morts, que ce soit à propos de certains titres de la bibliographie de Taché ou de secteurs moins connus de son activité professionnelle et scripturale. Taché, le polygraphe, conserve ses zones d’ombre. Si l’on s’en tient à une perspective bibliographique, il faut relever que certains titres ne sont pas abordés ou alors de manière très incidente. C’est le cas des œuvres littéraires écrites en collaboration, que l’on pense à La Pléiade rouge (1854), Joseph-Charles Taché polygraphe, sa bibliographie et sa bibliothèque Joseph-Charles Taché polygraphe 9 galerie de portraits satiriques publiée sous le pseudonyme de Gaspard Le Mage et co-écrite avec Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, ou encore au Défricheur de langue (1859), tragédie bouffe en trois actes publiée sous le pseudonyme d’Isidore de Mesplats et rédigée de concert avec Hubert La Rue. Parmi les brochures diverses et les rapports officiels, c’est aussi le cas du projet de réforme de la tenure seigneuriale publié en 1854, de la plaquette consacrée à la manière de combattre la chrysomèle parue en 1877, au texte sur les asiles d’aliénés datant de 1885 ou encore à certains rapports relatifs à l’agriculture, au pilotage sur le Saint-Laurent ou à la route reliant le Bas-du-Fleuve au Nouveau-Brunswick. Ces publications mériteraient certainement d’être rapprochées des titres recensés dans le répertoire des brochures et des journaux de la collection de Taché, document manuscrit datant de 1859, conservé aux Archives de l’Université Laval11. Entre sa bibliothèque et sa bibliographie, un étonnant effet de miroir vient conforter l’idée que la polygraphie n’est pas chez Taché une pratique purement circonstancielle, liée aux aléas de sa vie professionnelle, mais bien une tournure d’esprit perceptible dès la période rimouskoise. À l’époque où il n’est encore que médecin et député, on le sent, par ses lectures, s’intéresser à un très large éventail de questions sur lesquelles ses fonctions ultérieures l’amèneront à publier. Plus qu’un acte contraint, la polygraphie de Taché est le produit d’une démarche préméditée et volontaire. Il faudrait rattacher de manière systématique les publications de Taché aux brochures et aux journaux de sa collection que l’on pourrait ainsi envisager comme des matériaux entrant dans la genèse de son œuvre polygraphique. Même un rapide survol des répertoires manuscrits permet d’établir des corrélations entre les nombreux opuscules que signe Taché et les titres qui garnissent les rayonnages de sa bibliothèque : 11. « Répertoire des Brochures Composant la collection de J. C. Taché Ecr. » et « Répertoire des Journaux Composant la collection de J. C. Taché Ecr. », Archives de l’Université Laval, P284. Désormais, les références aux numéros de ce répertoire seront notées dans le corps du texte entre parenthèses. Chaque numéro regroupe plusieurs titres et on ignore à quel principe de classement cette numérotation renvoie. 10 Publications de Joseph-Charles Taché 1854 La Pléiade rouge (no 29) Introduction Joseph-Charles Taché polygraphe Titres de brochures connexes dans sa collection en 1859* 1834 Les deux Girouettes ou l’hypocrisie démasquée (no 19) 1842-1843 Le Fantasque (nos 7 et 13) 1843-1845 Le Castor (nos 10 et 12) 1854 De la tenure seigneuriale en Canada, et projet de commutation (no 29) 1855 Esquisse sur le Canada considéré sous le point de vue économiste (no 21) 1858 Des provinces de l’Amérique du Nord et d’une union fédérale (no 21) 1877 La Mouche ou la chrysomèle des patates (Chrysomela Decemlineata) et le moyen d’en combattre les ravages 1849 De l’abolition des droits Féodaux et Seigneuriaux en Canada par Clément Dumesnil (no 9) 1849 Franc aleu Roturier and on its relation to the Feudal and other Tenures (no 17) 1854 La Convention anti-seigneuriale de Montréal au Peuple (nos 4 et 36) 1849 Canada its position financial and resources (no 17) 1852 Canada : its Growth and prospects two lectures delivered before the Mechanics’ institute Toronto (no 17) 1854 Essai sur le Commerce et l’Industrie du Bas-Canada (no 17) 1855 État et avenir du Canada en 1854 (no 31) 1850 Federative Union of the British North American Provinces (no 17) 1850 Responsible Government for Colonies (no 23) 1855 État et avenir du Canada en 1854 (no 31) 1857 The future of Western Canada (no 20) 1858 La mouche à blé, son origine et les moyens de la détruire (no 19) Joseph-Charles Taché polygraphe, sa bibliographie et sa bibliothèque Joseph-Charles Taché polygraphe 11 Publications de Joseph-Charles Taché 1866 Mémoire sur le choléra 1885 Les asiles d’aliénés de la province de Québec et leurs détracteurs Titres de brochures connexes dans sa collection en 1859* 1835 Rapport du Comité sanitaire spécial de Montréal sur le choléra et l’Émigration (no 37) 1844 Essai sur la nature et le traitement du choléra Asiatique (no 10) 1849 Rapport aux commissaires de l’Asile Temporaire des aliénés à Beauport (no 16) 1849 Report of the Managers of the temporary lunatic asylum at Beauport (no 13) 1856 Rapports sur l’Asile des Aliénés du Bas Canada aux Commissaires (no 10) 1858 Reports of the proprietors and Managers of the Lower Canada Lunatic asylum (no 13) 1858 Report to the Commissions of the Lunatic asylum at Québec (no 13) * Il arrive que le répertoire consigne un titre approximatif, voire traduit littéralement de l’anglais. Nous donnons le titre tel qu’il apparaît dans le répertoire, suivi du numéro de référence. Lorsque la publication de Taché se trouve dans sa propre collection, nous donnons le numéro de référence entre parenthèses dans la colonne de gauche. En guise de prolégomènes à de futures recherches, esquissons ce que de tels rapprochements sont susceptibles de nous apprendre sur l’écriture de l’œuvre polygraphique de Taché. L’une des premières publications de l’écrivain, La Pléiade rouge, est une satire particulièrement vibrante qui a pour cible les députés récemment élus sous la bannière des Rouges. C’est le seul texte de Taché qui connaîtra une diffusion internationale, puisqu’il sera commenté favorablement dans le journal parisien L’Univers12 de Louis Veuillot. Or, Taché avait pu s’initier à la satire politique grâce à la lecture des journaux Le 12. Voir, à ce propos, Éveline Bossé, Joseph-Charles Taché (1820-1894). Un grand représentant de l’élite canadienne-française, op. cit., p. 100. 12 Introduction Joseph-Charles Taché polygraphe Fantasque et Le Castor, fondés et rédigés par Napoléon Aubin13 et sans doute l’une des meilleures réussites de la presse satirique au Québec, même à ce jour. Par ailleurs, il pouvait également puiser son inspiration dans l’un des premiers pamphlets politiques, Les deux girouettes ou l’hypocrisie démasquée (no 19), publié en 1834 par Louis-Hippolyte La Fontaine, chef politique dont le député fut un fidèle et un proche. Il faudrait relire de façon croisée la galerie de portraits de Taché et les lectures qui ont pu l’inspirer pour mieux cerner sa spécificité qui tient, formulons l’hypothèse, à la synthèse qu’elle opère entre satire et pamphlet politique. Attardons-nous maintenant à la brochure De la tenure seigneuriale en Canada, que Taché fait paraître en 1854 à la suite de la convention tenue à Rimouski sur la question et qui lui mérita l’inimitié durable de ses électeurs pour avoir prôné une position perçue comme trop favorable aux seigneurs14. Taché avait dans sa bibliothèque l’opuscule De l’abolition des droits féodaux et seigneuriaux en Canada publié par Clément Dumesnil en 1849. Il s’agit là de l’un des plus violents réquisitoires contre la caste seigneuriale, qui prône l’abolition du régime et qui envisage même l’expropriation des seigneurs insatisfaits des indemnités proposées. L’auteur fait flèche de tout bois et utilise volontiers un style incendiaire en invectivant les seigneurs : « Les Seigneurs sont, non-seulement des vampires qui sucent, avec les fruits de la sueur et du travail du cultivateur, une grande partie des revenus du pays, mais ils sont encore la plus grande nuisance que les développements de l’industrie puissent rencontrer15. » Par ailleurs, en conclusion, Dumesnil adopte un ton volontiers déclamatoire et révolutionnaire, en recourant à la prosopopée et en s’adressant à la tenure comme s’il s’agissait d’un interlocuteur : 13. Voir, à ce propos, le chapitre V « Vicissitudes du Fantasque », dans Jean-Paul Tremblay, À la recherche de Napoléon Aubin, Québec, Presses de l’Université Laval, 1969, p. 75-89. 14. Eveline Bossé, Joseph-Charles Taché (1820-1894). Un grand représentant de l’élite canadienne-française, op. cit., p. 65-82. 15. Clément Dumesnil, De l’abolition des droits féodaux et seigneuriaux au Canada, et sur le meilleur mode à employer pour accorder une juste indemnité aux seigneurs, Montréal, J. Starke et cie, 1849, p. 21. Joseph-Charles Taché polygraphe, sa bibliographie et sa bibliothèque Joseph-Charles Taché polygraphe 13 Arrière, tenure infâme ! tu achèves ta carrière en ce pays, tu seras complètement chassée de l’Amérique : au Canada plus de Seigneurs, plus de vassaux, plus de vilains ; plus de corvées à faire, plus de lods et ventes, plus de droit de retrait, plus de cens et ventes, plus de droits de domination et d’oppression, plus de droit de banc double dans l’église, droit d’y trouver la sépulture pour soi et sa famille ; arrière vestiges de la féodalité16 ! Il ne fait aucun doute que Taché, dans son propre projet de réforme du régime, cherche à répondre à ce brulôt antiseigneurial, d’abord sur le plan du style, voire du savoir-vivre. La rhétorique revancharde, plébéienne et insultante adoptée par Dumesnil devait susciter chez lui une bien plus grande réserve encore que les idées abolitionnistes. C’est pourquoi, d’entrée de jeu, Taché invite ses compatriotes, quoi qu’il advienne du régime seigneurial, à en conserver ce qu’il en estime être les meilleurs aspects, particulièrement une certaine politesse : Nous avions de la féodalité ce qu’elle a de bon et c’est probablement en partie à cette institution que nous devons les mœurs chevaleresques et l’exquise politesse de notre population ; tâchons de faire en sorte que ces excellentes choses restent quand le système seigneurial sera éteint, et gardons-nous d’insulter aux institutions qui passent. La liberté et l’égalité y gagnent de n’être pas accompagnées d’allures triviales et malséantes17. Mais par delà la différence marquée de styles qu’adoptent respectivement Dumesnil et Taché, il reste que tant la convention seigneuriale organisée à Rimouski le 21 février 1854 que la publication de la brochure sur le projet de commutation se veulent une réponse directe à l’invitation lancée par Dumesnil à l’opinion publique pour qu’elle se mobilise et qu’elle contraigne l’Assemblée législative à abolir le régime seigneurial dans une sorte de manifestation avant l’heure : Il faut abroger, pour toujours, cette loi tyrannique, ces restes hideux et dégoutants de la barbarie. Il y a assez longtemps que le peuple souffre l’injustice des lois seigneuriales, LE DEVOIR DES MANDATAIRES DU PEUPLE, DEVOIR IMPERIEUX ! doit être de se rendre à ses vœux, en faisant disparaître tous ces droits honteux, en détruisant la servitude féodale, 16. Ibid., p. 46. 17. Joseph-Charles Taché, De la tenure seigneuriale en Canada, et projet de commutation, Québec, Lovell et Lamoureux, 1854, p. 4. 14 Introduction Joseph-Charles Taché polygraphe en faisant des sujets libres et en préparant leur avenir de prospérité et de bonheur. Le temps d’une réparation complète est enfin venu. L’opinion publique, à laquelle les assemblées délibératives sont responsables, s’est déjà prononcée, et se prononcera encore d’une manière plus formidable, nous n’en doutons pas, encore plus généralement et plus énergiquement dans tout le pays, en faveur de l’abolition des droits féodaux et seigneuriaux18. La présentation même de la brochure de Taché se veut un démenti cinglant à la conclusion emphatique de Dumesnil. La reproduction du procès-verbal de la convention, qui décline l’identité et la provenance des soixante délégués présents, vise à montrer que l’opinion publique, dès lors qu’elle est consultée, serait davantage favorable à une réforme du régime seigneurial qu’à son abolition pure et simple. Pourtant, là où le bât blesse, c’est que l’on voit bien, à la lecture des résolutions adoptées, qu’il ne s’agissait pas de débattre de l’avenir du régime seigneurial en général, mais plutôt d’entériner simplement le projet de commutation proposée par Taché lui-même. L’idée même de publier la brochure, adoptée par les délégués lors de la convention, vise certes à faire connaître le projet au plus grand nombre, mais également à combattre les idées des abolitionnistes, sur le même terrain qu’eux et avec les mêmes armes, c’est-à-dire par le recours à la diffusion imprimée en français et en anglais, ce qui était particulièrement important dans le cadre politique du Canada-Uni où il était impossible d’adopter quelque loi que ce soit sans le soutien d’une partie des députés du Haut-Canada. Prenons maintenant comme dernier exemple la brochure que Taché publie en 1877 pour combattre les ravages provoqués par la chrysomèle, parasite particulièrement dévastateur de la pomme de terre. Si, d’entrée de jeu, Taché précise les sources qu’il a mises à profit et dont la grande majorité sont en anglais et proviennent des États-Unis19, il reste que la forme même qu’il donne à sa publication ne vient pas de ces articles 18. Clément Dumesnil, De l’abolition des droits féodaux et seigneuriaux au Canada, op. cit., p. 46. 19. Voir, à ce propos, la bibliographie dans Joseph-Charles Taché, La mouche ou la chrysomèle des patates (Chrysomela Decemlineata) et le moyen d’en combattre les ravages, Montréal, Burland-Desbarats, 1877, p. 5-6. Joseph-Charles Taché polygraphe, sa bibliographie et sa bibliothèque Joseph-Charles Taché polygraphe 15 savants, destinés à un lectorat restreint. Pour comprendre son souci de mettre à la portée des agriculteurs eux-mêmes les moyens de se prémunir contre ce que nos aïeux appelaient la « bibitte à patate », il faut, une fois plus, se tourner du côté de la bibliothèque de Taché en 1859, dans laquelle on trouve un opsucule intitulé La mouche à blé, son origine, et les moyens de la détruire, publié en 1858 par un certain « cultivateur pratique ». Certes, il s’agit là d’un autre fléau que celui qui intéresse Taché en 1877. Cela dit, Taché s’inspire de la volonté de son prédécesseur de s’adresser directement aux cultivateurs eux-mêmes en leur donnant des conseils pratiques, ce qui semble une nouveauté en 1859, si l’on en juge d’après l’insistance avec laquelle l’auteur se justifie de ce souci de vulgarisation : Jusqu’ici le cultivateur s’est trop considéré comme une machine propre au travail physique seulement et quoique l’auteur de ces pages sache combien il est difficile pour les enfants du sol, sous le fardeau et l’influence d’un travail constant, de dévouer à la pensée, ce soin qui lui est si bien dû, quoique le principe pensant ne requière seulement que de l’exercice, pour se développer graduellement, et soit à la charrue ou dans le bois, dans le champ de blé ou la cour de la ferme, partout nous disons – Pensez. Laissez le sens commun suivre sa route, c’est un bien digne guide, et un moniteur dont les instructions sont accessibles à tout être humain. Les cultivateurs du Canada sont les seuls soutiens du pays. – L’agriculture est la base de notre commerce ; et pas un pays ne peut fournir un commerce plus honorable. Nous nous glorifions d’appartenir à cette classe et de tous les titres que notre bien aimée Souveraine peut conférer, nous sommes convaincu que pas un seul peut mieux nous convenir ni nous donner une aussi grande somme de légitime orgueil, que celui de CULTIVATEUR PRATIQUE20. C’est bien sous ce jour en effet que Taché cherche à se montrer en 1877, lorsqu’il explique en introduction vouloir partager le fruit des expérimentations qu’en bon « cultivateur pratique » il a menées seul ou avec ses amis. Mais par dessus tout, ce souci de vulgarisation, comparable à celui de son prédecesseur, se traduit dans l’emploi des termes choisis : 20. La mouche à blé, son origine, et les moyens de la détruire, par un cultivateur pratique, Montréal, Cérat et Bourguignon, 1858, p. 14. 16 Introduction Joseph-Charles Taché polygraphe Je me servirai du mot canadien de patates comme équivalent du mot, plus français mais moins bien compris ici, et nullement meilleur, de pommes de terre. Je me servirai de l’expression mouche des patates, pour désigner l’insecte dont je donnerai aussi les noms de la science. Il est essentiel d’adopter un mot usuel qui s’accomode aux besoins ordinaires du langage, en évitant, d’un côté, une idée par trop fausse du sujet et, de l’autre, d’assumer des allures de pédantisme scientifique. Le mot mouche est pris ici dans son acception la plus large, moyennant laquelle il s’applique à tous les insectes qui volent21. Un tel souci de vulgarisation n’est pas lié seulement à ses fonctions de sous-ministre de l’Agriculture et des Statistiques ; Taché manifestait déjà pareil intérêt pour l’agriculture et pour la diffusion des connaissances agronomiques lors de sa période rimouskoise, que ce soit comme directeur de la Société d’agriculture du Canada-Est, fonction à laquelle il est nommé en 1848, ou comme fondateur de l’Institut littéraire de Rimouski en 1855, dont de nombreux membres étaient des agriculteurs. On peut présumer que, parmi les thèmes abordés lors des conférences, l’agriculture n’était certainement pas oubliée, puisqu’elle était alors souvent perçue comme le fer de lance de l’industrie, aussi curieuse qu’une telle idée puisse aujourd’hui nous paraître. * La richesse et la diversité des collaborations réunies dans cet ouvrage collectif montrent à quel point la polygraphie comme enjeu culturel et littéraire dans le Québec du XIXe siècle fait ressortir l’intérêt d’une figure comme celle de Joseph-Charles Taché, dès lors qu’elle est envisagée dans une perspective interdisciplinaire qui peut seule lui redonner son plein sens historique. Outre les titres de la bibliographie de Taché qui mériteraient encore une étude approfondie, d’autres secteurs de son activité n’ont toujours pas fait l’objet d’une analyse détaillée. Si le rôle de Taché comme directeur du Courrier du Canada a pu être évoqué ponctuellement, en revanche, personne n’a, à ce jour, dépouillé l’ensemble des articles qu’il a publiés que ce soit dans le journal qu’il a dirigé ou dans les 21. Joseph-Charles Taché, La mouche ou la chrysomèle des patates, op. cit., p. 8. Joseph-Charles Taché polygraphe, sa bibliographie et sa bibliothèque Joseph-Charles Taché polygraphe 17 nombreux autres périodiques auxquels il a collaboré22. La figure de Taché journaliste nous reste pour cette raison encore largement méconnue. Il resterait aussi à mieux cerner les fonctions qui ont été les siennes comme homme politique et comme haut fonctionnaire23. De même, aucun chercheur ne s’est penché sur la correspondance de Taché, alors qu’il existe des publications sur Fréchette ou Casgrain épistolier24. Pour ce faire, il faudrait, dans un premier temps, colliger les lettres dispersées dans les fonds d’archives de ses nombreux correspondants. Même la question de la nomination de Taché comme professeur à l’Université Laval reste en suspens. S’agit-il d’une fonction purement honorifique ou a-t-il bel et bien enseigné la physiologie à la Faculté de médecine dans le cadre de la chaire qu’il obtint en 1860 ? Vu l’ampleur des chantiers qui restent à ouvrir sur le polygraphe de Rimouski, il n’est pas exagéré de dire que les recherches sur Taché ont encore de beaux jours devant elles, au point, peut-être, de donner lieu à « je ne sais combien de brochures sur je ne sais combien de sujets ». Après tout, la pluralité des regards contemporains ne fait-elle pas écho à l’eccléc tisme de l’homme de lettres du XIXe siècle ? Remerciements La tenue du colloque et la publication de cet ouvrage collectif auraient été impossibles sans le soutien du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, de la Chaire de recherche du Canada en histoire littéraire, de l’Université du Québec à Rimouski et de la revue 22. Il existe bien une étude biobiliographique sur lui, mais qui, curieusement, ne recense pas les articles de journaux et de périodiques. Voir, à ce propos, Jacqueline Vézina, Biobibliographie de M. Joseph-Charles Taché, ex-député ministre de l’Agriculture, Montréal, École des bibliothécaires, 1945, 28 f. 23. Il n’existe qu’un seul article à ce propos, limité aux mandats de Taché comme député : Antonio Lechasseur, « Joseph-Charles Taché député de Rimouski », Revue d’histoire du Bas-Saint-Laurent, no 12, 1974, p. 17-20. 24. Voir, à ce propos, Jacques Blais, Hélène Marcotte et Jacques Saumur, Louis Fréchette épistolier, Québec, Nuit blanche éditeur, 1992 ; et Manon Brunet, Vincent Dubost, Isabelle Lefebvre et Marie-Élaine Savard, Henri Raymond Casgrain épistolier. Réseau et littérature au XIXe siècle, Québec, Nuit blanche éditeur, 1995. 18 Introduction Joseph-Charles Taché polygraphe Tangence. Nous tenons à remercier Mathieu Arsenault qui a coordonné l’organisation matérielle de l’événement, Laurence Marois qui a accueilli les participants, Lou-Ann Marquis qui uniformisé la présentation des textes, Jean-François Rioux qui nous a reçus et guidés aux Archives régionales de l’UQAR et Catherine Broué qui s’est chargée de la traduction française des articles soumis en anglais. L’écrivant polygraphe : terra incognita de la littérature québécoise du XIXe siècle Yvan Lamonde, Université McGill M a contribution à la compréhension de l’œuvre de Taché sera celle d’un historien des formes culturelles et des idées. Cherchant à comprendre le massif de la prose d’idées au XIXe siècle, l’historien de la culture regardera à nouveau l’histoire de la littérature du XIXe siècle et celle, en particulier, de la formation des genres littéraires. Périmétrer le territoire Partant des connaissances déjà acquises, j’ai identifié le cercle des polygraphes et le corpus de leurs écrits en dépouillant d’abord le premier tome du Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec (DOLQ) et en détaillant ensuite la biographie de ces polygraphes par la consultation du Dictionnaire biographique du Canada (DBC) et du Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord (DALFAN). La récurrence du genre des « Mélanges » m’a suggéré un recours à la base de données bibliographiques que constitue le Catalogue IRIS de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), faiblement complété par la consultation d’autres bibliothèques universitaires. En limitant l’enquête au XIXe siècle, un seul critère a prévalu à l’inclusion et à l’exclusion des auteurs : la publication d’une œuvre de fiction, tous 20 L’écrivant polygraphe : terra incognita de la littérature québécoise Joseph-Charles Taché polygraphe genres confondus : roman, récit, conte, poésie, théâtre, « prose » (chroniques). L’exercice a permis de retenir neuf écrivants : Joseph-Guillaume Barthe, Arthur Buies, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, Joseph Doutre, Hector Fabre, Narcisse-Henri-Édouard Faucher de Saint-Maurice, Hubert La Rue, Joseph Lenoir et Joseph-Charles Taché. Deux écrivants posent un problème particulier : Michel Darveau et Edmond Lareau n’ont que peu ou pas écrit de fiction, mais ils ont tous deux laissé des ouvrages de « critique » littéraire, respectivement Nos gens de lettres (1873) et une Histoire de la littérature canadienne (1874). Nous les aborderons ensemble. À titre indicatif, une dizaine de noms n’ont pas été retenus, faute de textes de fiction publiés par ces auteurs : l’abbé Frédéric-Alexandre Baillargé, Amable Berthelot, Maximilien Bibaud, Laurent-Olivier David, LouisAntoine Dessaulles, les Sulpiciens Antoine Giband et Dominique Granet, Jean-Baptiste Meilleur, Dominique Mondelet, l’abbé Joseph-Sabin Raymond. Je note que d’autres prosateurs pourraient allonger la liste de ce « salon des refusés », mais leur exclusion est trop évidente, leur prose s’étant le plus souvent limitée à un texte ou encore à des textes issus de conférences publiques. À tout seigneur tout honneur, j’explorerai d’abord l’œuvre de Taché, puis celle de son exact contemporain et ami Chauveau, pour poursuivre avec les autres polygraphes, en ordre chronologique de naissance, levant chaque fois un aspect nouveau ou récurrent du « genre » prospecté, « la polygraphie ». Une dernière partie fera le point en proposant une définition sinon une caractérisation du polygraphe québécois au XIXe siècle et en dégageant la signification de l’enquête en regard de l’histoire littéraire du Québec au XIXe siècle. J’ai choisi de ne pas définir le polygraphe au départ pour mieux faire émerger ses traits caractéristiques. Les polygraphes ici retenus ont en commun la publication d’ouvrages touchant à plusieurs genres et une fascination passagère pour la fiction. La piste à suivre paraît donc celle de la signification de cette diversité d’écritures, de ses circonstances et de ses raisons culturelles et littéraires. L’écrivant polygraphe : terra incognita de la littérature québécoise Joseph-Charles Taché polygraphe 21 Le cas Taché Taché (1820-1894), comme ses collègues écrivants, passe par le cours classique d’humanités gréco-latines dont le nom de certaines classes dit bien l’orientation littéraire : syntaxe, versification, belles-lettres, rhétorique. L’enseignement privilégie certains genres : la poésie, l’éloquence religieuse et politique, le théâtre classique. Le roman, genre récent en France et identifié au XVIIIe siècle, suscitera après 1830, en France et ici, un nouvel intérêt. Au sortir du collège classique, les futurs avocats, notaires, médecins et clercs ont d’eux-mêmes la représentation d’hommes de professions libérales dont les attributs culturels et sociaux gravitent autour de la valeur de l’« homme de lettres », dont se réclament bon nombre d’écrivants. Le polygraphe émerge de ces professions libérales limitées au droit et à la médecine. Chez Taché, la résidence en milieu rural et la pratique de la médecine sont deux conditions à sa carrière plutôt tardive de polygraphe, carrière qui va incuber pendant une vingtaine d’années. Reçu médecin en 1844, connu de la population par sa pratique professionnelle, Taché succombe à la politique de 1848 à 1856. Bien campé parmi les partisans de La Fontaine, défenseur du régime seigneurial comme Philippe Aubert de Gaspé, le député pourfendeur des « Rouges » met son savoir et sa plume au service de la presse, définie alors par la propriété et l’allégeance partisanes. Journaliste à l’ultramontain Courrier du Canada, de février 1854 à octobre 1859, celui que l’historien de la presse Elzéar Lavoie appellera le « veuillotule » de la presse canadienne-française fourbit ses armes idéologiques et s’associe à son ami Chauveau pour pointer de la plume La Pléiade rouge (1856). Entretemps, ses activités de député du Bas-Saint-Laurent l’amènent à rédiger des mémoires et des rapports sur le transport maritime et ferroviaire et sur le pilotage fluvial ; sa curiosité et ses talents d’écrivain en font un ambassadeur de choix pour la présentation, en français, du Canada à l’Exposition universelle de 1855. Le médecin-député a passablement écrit sur la politique partisane, sur son projet (1858) d’union fédérale, sur le régime seigneurial (1854) lorsqu’il commence à publier les Trois légendes de mon pays en 1861 et Forestiers et 22 L’écrivant polygraphe : terra incognita de la littérature québécoise Joseph-Charles Taché polygraphe voyageurs en 1863. Il publie ses textes dans Les Soirées canadiennes, revue dont il est l’un des fondateurs et animateurs, et qui constitue, du point de vue de l’activité littéraire éditoriale, le moment d’un premier véritable décollage1. Sollicité par la conjoncture culturelle, littéraire et éditoriale, le polygraphe contribue à sa naissance et à son dynamisme. Ce n’est pas qu’une occasion qui crée le larron. Inspiré par Charles Nodier en France, le moment ethnologique de 1860 ramène chez l’homme du Bas-du-Fleuve son expérience ethnologique de médecin de campagne, d’explorateur de son coin de pays, d’observateur des Micmacs, des Montagnais, des bûcherons et des voyageurs et suscite l’homme de lettres demeuré jusque-là l’homme de plume. En soi, l’intérêt du grand folkloriste Luc Lacourcière et pour les Aubert de Gaspé et pour l’inclusion en 1964 de Taché dans la collection le « Nénuphar » qu’il fonde et dirige, dit bien comment la littérature naissante se souvient de la culture orale dans laquelle elle trouve son inspiration. En un sens, la polygraphie est alors culturelle, hybride, cherchant l’écrit dans l’oral et dans les mœurs en train de s’estomper. Puis, à nouveau, l’homme de lettres s’éclipse chez Taché qui s’éloigne de la littérature de 1864 à sa retraite de la vie publique en 1888. Pierre-Joseph-Olivier Chauveau Chauveau (1820-1890) et Taché naissent tous les deux la même année. Ils ont 17 ans en 1837. Chauveau paraît avoir été davantage envoûté par la poésie, une poésie romantique assez rapidement politisée, comme l’indique son poème « L’union des Canadas ou la fête des banquiers » d’avril 1841, année où il est admis au barreau. Comme Taché, mais plus près du pouvoir politique et d’institutions littéraires naissantes à Québec, Chauveau suit un parcours qui suggère que la génération des gens de professions libérales qui entrent dans la vie avec l’Union cherche une diagonale à la fois politique, culturelle et littéraire et que cette même génération est en quête d’un redressement global. Tout le plaidoyer en faveur de la création d’associations culturelles qui mène à la fondation de l’Institut 1. Il n’est pas sans intérêt de noter que les Trois légendes de mon pays ne paraîtront en livre qu’en 1876 et Forestiers et voyageurs en 1884. L’écrivant polygraphe : terra incognita de la littérature québécoise Joseph-Charles Taché polygraphe 23 canadien de Montréal (1844)2, à la promotion d’une éloquence littéraire et au lancement de bibliothèques au public élargi, tout comme le mouvement patriotique et littéraire de Québec de 1860 constituent autant d’initiatives de jeunes qui cherchent des formules de reconstruction sociale. C’est dans ce contexte que se pratique un genre, la polygraphie, genre hybride à l’image d’une époque à la recherche de diagonales. Poète, avocat, Chauveau tâte du journalisme à titre de correspondant bas-canadien (1841-1855) du Courrier des États-Unis de New York. Engagé dans les associations patriotique (SSJB, 1842) et littéraire de Québec (Société canadienne d’études littéraires et scientifiques, 1843), il se laisse tenter par la politique en 1844, y cherchant à nouveau une diagonale de salut national. Opposé puis favorable au régime d’Union, anti-annexionniste, il adhèrera au principe de la représentation proportionnelle, à l’idée de gouvernement responsable, à l’abolition du régime seigneurial et à l’élection des membres du Conseil législatif. Il est confronté au blocage professionnel de l’époque, lui qui écrit que l’homme instruit doit alors se résigner à vivre dans l’univers « des scrupules [prêtres], des chicanes [avocats] [ou] des maladies [médecins] ». C’est dans ce contexte qu’il publie en feuilleton, en 1846 et 1847, dans L’album littéraire et musical de La Revue canadienne, son roman « Charles Guérin ». La remarquable rapidité de la mise en livre du roman en 1853 le persuade-t-il que ce qu’il avait écrit en 1850 à Adolphe de Puibusque, Français ami de Canadiens, à savoir que sa vie était « un ruisseau détourné de sa source » était, malgré tout, toujours vrai ? Chose certaine, sa vie prend en 1855 un cours nouveau et irrémédiable qui témoigne néanmoins que dans l’agir, l’homme instruit, le bibliophile aura comme objectif de voir se multiplier les écoles et les bibliothèques scolaires. Nommé « surintendant » de l’Instruction publique en 1855, Chauveau est premier ministre de la nouvelle Province du Québec de 1867 à 1873, période pendant laquelle il sera aussi « ministre » de l’Instruction publique de 1867 à 1875, mettant en place des politiques que son prédécesseur, le docteur 2. Yvan Lamonde, « Les associations au Bas-Canada : de nouveaux marchés aux idées (1840-1867) » [1975], Territoires de la culture québécoise, Québec, Presses de l’Université Laval, 1991, p. 105-116. 24 L’écrivant polygraphe : terra incognita de la littérature québécoise Joseph-Charles Taché polygraphe Jean-Baptiste Meilleur, avait conçues. C’est toujours l’homme instruit doublé de l’homme de l’administration publique qui participe à la fondation de la Société royale du Canada, à titre de vice-président en 1882-1883 et de président en 1883-1884. Les tiraillements dans la vie de Chauveau, sa polyvalence obligée tout comme la continuité de son travail en faveur d’un essor culturel de la ville et de la province de Québec témoignent d’une période où l’on recherche des moyens d’expression culturelle. Joseph-Guillaume Barthe Barthe (1816-1893) appartient à la cohorte des polygraphes comme auteur de poèmes, de contes, de Mémoires et d’un plaidoyer en faveur d’une intensification des relations culturelles avec la France. Il fait sa cléricature de droit lorsqu’il publie un appel en faveur de la création d’une littérature dans Le Populaire d’avril 1837 ; il y publiera quelques contes. Son œuvre poétique comprend quelque 80 poèmes d’abord parus sous le pseudonyme de « Marie-Louise » et dont l’un des plus connus fait référence « Aux exilés politiques » (26 décembre 1838). Si, à compter de 1840, la pratique du droit ne semble pas l’accaparer, c’est la politique – il sera député de Yamaska de 1841 à 1844 –, sa brève carrière (1846-1850) de greffier de la Cour d’appel du Bas-Canada et surtout sa tâche de rédacteur à L’Aurore des Canadas (1840) et ultérieurement (1856-1862) à L’Ère nouvelle au BasCanada de Trois-Rivières puis au Canadien de Québec le détourneront de la fiction, mais assureront son gagne-pain et la continuation de son travail de plume. Établi à Paris de 1853 à 1855, il se fait démarcheur auprès du gouvernement et des instances culturelles pour tenter de formaliser une entente culturelle qui se révélera en deçà de ses attentes et dont il consigne les étapes dans Le Canada reconquis par la France (1855). Cette initiative individuelle, au moment où s’effectue le voyage plus célébré qu’officiel de La Capricieuse3, est un rappel de ce souci de reconstruction post-unionnaire 3. Yvan Lamonde et Didier Poton (sous la dir. de), La Capricieuse (1855) : poupe et proue. Les relations entre la France-Québec (1760-1914), Québec, Presses de l’Université Laval, 2006. L’écrivant polygraphe : terra incognita de la littérature québécoise Joseph-Charles Taché polygraphe 25 et de cette volonté de doter le Bas-Canada d’un milieu culturel propre à favoriser l’éclosion d’une culture nationale. Trente ans plus tard, il rassemble ses Souvenirs d’un demi-siècle (1885), exemplaires de la pratique au XIXe siècle d’une littérature publiée plus personnelle qu’intime. Joseph Lenoir Lenoir (1822-1861) amène plus manifestement les polygraphes à Montréal, même si Chauveau et Barthe y ont aussi momentanément vécu. Lenoir personnifie la domination d’une mouvance poétique. L’amorce de son œuvre en 1843 lors des « exercices littéraires » du Collège de Montréal rappelle l’importance non seulement d’une commune éducation classique, mais tout autant de cette fabrique d’écrivains qu’ont été les académies littéraires, petit panthéon des collèges où se retrouvent les écrivants en herbe, et les exercices annuels de fin d’année scolaire. L’orientation libérale de la poésie de Lenoir tient à sa participation à la constellation de l’Institut canadien de Montréal (ICM) où il présente, le 6 février 1852, un « essai » intitulé « La civilisation et les lettres », et aux journaux libéraux L’Avenir (1847-1852) et Le Pays (1852-1871) où il publie ses poèmes. Il faut inscrire les polygraphes et le premier essor littéraire du XIXe siècle dans un « marché aux idées » nouveau, pendant culturel d’un marché économique nouveau qui vient avec le libre-échange postérieur à l’abolition (1846) des tarifs privilégiés (« corn laws ») de la Grande-Bretagne à l’égard de sa colonie d’Amérique du Nord. Or, il convient aussi de voir les deux sources de cette renaissance culturelle : à Montréal, autour de l’ICM et des Sulpiciens en 1844, puis, à Québec, autour de l’Institut canadien (1848-), d’une allégeance intellectuelle différente de celui de Montréal, et du mouvement patriotique et littéraire de 1860. Ce n’est pas le lieu ici de pousser l’analyse comparée des deux villes entre 1830 et 1880, mais il faudra bien la faire, tôt ou tard. La carrière de Lenoir est exemplaire, comme celle de Joseph Doutre, on le verra, de cette mouvance culturelle où la presse, les associations littéraires, l’éloquence et la lecture publique décollent. Lenoir est avocat (1847) et il a fait sa cléricature auprès d’un juriste « considérable » à 26 L’écrivant polygraphe : terra incognita de la littérature québécoise Joseph-Charles Taché polygraphe Montréal et à l’Institut canadien, Joseph Doutre. Son œuvre poétique, intense entre 1848 et 1853, ne sera connue que lors de son édition critique en 1988. Avocat, journaliste plus ou moins occasionnel de la presse libérale, il plaide, dans sa conférence de 1852, en faveur de l’idée qu’un « gouvernement républicain favorise plus l’élan littéraire et les arts qu’aucun autre gouvernement connu » et que les lettres sont « démocratiques » en ce qu’elles « souffrent la domination avec impatience ». Tenant de la rhétorique de collège, il fait ensuite l’historique du développement des arts et des lettres en Égypte, en Grèce, à Rome, en Gaule et dans l’Espagne mauresque pour conclure que le Bas-Canada compte non pas des poètes ou des historiens, mais seulement des « copistes » des formes étrangères. Après Joseph Doutre, mais avant l’abbé Casgrain et Hector Fabre, Lenoir a, pour la « littérature indigène » dont il rêve, un programme : Et quelles mines la littérature n’a-t-elle pas à exploiter ici ? Quels accents nouveaux ne doivent pas réveiller la riche et immense nature qui nous environne ? Je les entends tonner avec la cataracte, courir la nuit sur le grand fleuve, dans les chants joyeux du voyageur canadien qui va dans les pays hauts – vibrer avec les souvenirs des combats de 1812, se faire candides et suaves comme les filles de ce pays et généreux parfois comme la voix de la liberté4. L’encombrement des professions libérales et l’occasion de vivre parmi les livres l’amèneront au Bureau de l’éducation et du Journal de l’Instruction publique à titre de bibliothécaire de 1857 jusqu’à sa mort en 1861 et lui permettront de mettre en valeur la ville de Montréal lors de la visite du prince de Galles, venu inaugurer le pont Victoria5. Joseph Doutre Chez Doutre (1825-1886), l’attrait pour les lettres se réduit pour l’essentiel aux années antérieures à sa pratique du droit – il est admis au barreau 4. Texte dans Joseph Lenoir, Œuvres, édition critique par John Hare et Jeanne d’Arc Lortie, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Bibliothèque du Nouveau Monde », 1988, p. 240-256. En ligne sur le site de BAnQ. 5. Joseph Lenoir, « Montréal et ses principaux monuments (1860) », dans Œuvres, op. cit., p. 287-308. L’écrivant polygraphe : terra incognita de la littérature québécoise Joseph-Charles Taché polygraphe 27 en 1847 – et à ses activités politiques. Après la publication de quelques contes, il donne « en trois livraisons » comme l’annonce le prospectus, son roman Les fiancés de 1812, qui vaut davantage par sa préface programmatique que par le style et l’intérêt de l’intrigue. Moderne parce qu’à jour sur le plan esthétique, le roman tire son orientation sociale d’Eugène Sue qui vient de publier Les Mystères de Paris en feuilleton dans Le Journal des Débats, de juin 1842 à octobre 1843, roman que Félix Gaillardet repique dans La Semaine littéraire qu’il attache au Courrier des États-Unis de New York qui a ses abonnés au Bas-Canada et dont Chauveau, on le sait, est correspondant bas-canadien6. Doutre entend lui aussi « donner quelque essor à la littérature » locale, mais sa plume servira dorénavant davantage la littérature juridique et, à l’occasion, la recherche ethnographique sur les Amérindiens. La brève carrière littéraire et la longue carrière intellectuelle de Doutre suggèrent deux aspects nouveaux à la compréhension de la polygraphie. D’abord, les conditions matérielles du monde de l’édition avant 1870. L’institution littéraire québécoise est en construction au XIXe siècle, pour ne pas dire avant 1945. Le romancier, le poète, l’historien peuvent difficilement trouver un lectorat au XIXe siècle. L’imprimeur, davantage que l’éditeur qui n’existe pas vraiment, peut diffuser de la littérature de trois façons : en la publiant en feuilleton depuis la fin de la décennie 1830, en garantissant la rentabilité de l’entreprise par l’obtention d’une liste de souscripteurs et en publiant – ou mieux en réimprimant – en volume un titre dont il a déjà les formes en plomb de la publication en feuilleton. J’ai montré que la mise en livre de romans d’abord publiés en feuilleton ou la publication directe en livre de romans date de la décennie 18607. La technologie est disponible depuis un moment, mais ce sont les institutions culturelles et d’abord la poussée de scolarisation et l’alphabétisation qui commencent à créer un lectorat. Le taux d’alphabétisation – lire la 6. Philippe Sylvain, « Un adversaire irréductible du clergé canadien-français au dixneuvième siècle : Joseph Doutre », Les Cahiers des Dix, Québec, no 41, 1976, p. 112-114 ; et Anthony Grolleau-Fricard, Le Courrier des États-Unis entre France, États-Unis et Canada (1828-1851) , thèse de doctorat, Paris-1 Panthéon-Sorbonne, 2009. 7. Yvan Lamonde, La librairie et l’édition à Montréal (1776-1920), Montréal, Bibliothèque nationale du Québec, 1991, p. 125-126. 28 L’écrivant polygraphe : terra incognita de la littérature québécoise Joseph-Charles Taché polygraphe capacité de signer le registre d’état civil des époux lors du mariage – passe de 29,1 % durant la décennie 1850 à 41,5 % dans la décennie 1860 pour franchir le cap du phénomène majoritaire (52,6 %) durant la décennie 18708. Il n’est donc pas facile d’être écrivain de fiction à plein temps avant 1870. Et c’est sans compter tous ceux, d’Étienne Parent à Joseph Lenoir, qui rappellent l’impératif du primum vivere, secundum scribere, parce que le travail de colonisation d’un pays exige qu’on lise, plutôt que des romans imaginaires, 1) de l’économie politique, 2) de l’économie politique et 3) de l’économie politique. La deuxième dimension de l’écriture polygraphique mise en valeur par la carrière de Doutre a trait à l’ICM et à la culture rhétoricienne façonnée par l’organisation, la tenue et la publication de conférences publiques, d’essais et de débats9. Cet immense corpus de prose d’idées, qui connaît son apogée entre 1845 et 1870, n’a pas été pris en compte dans les histoires littéraires qui cherchent les œuvres accomplies, tout en gommant trop les processus d’accomplissement et d’achèvement. La question qui s’impose ici est la suivante : ces textes ou certains de ces textes relèvent-ils uniquement de la polygraphie ou ne sont-ils pas le lieu où chercher l’essai comme genre littéraire au XIXe siècle ? Tant qu’on n’aura pas statué un peu plus clairement sur ce corpus, l’historien de la culture ne pourra se satisfaire tout à fait des histoires littéraires existantes. C’est dire l’enjeu10. On pourrait alors exclure le critère de la fiction et, plutôt que de chercher un polygraphe, on trouverait un essayiste et on comblerait le fossé chronologique actuel où l’essai ne semble exister qu’après 1945. 8. Michel Verrette, L’alphabétisation au Québec, 1660-1900. En marche vers la modernité culturelle, Sillery, Septentrion, p. 92, tableau 11. 9. Joseph Doutre a fait cinq conférences publiques et présenté un essai à l’ICM entre 1850 et 1867. Voir, à ce propos, Yvan Lamonde, Gens de parole. Conférences publiques, essais et débats à l’Institut Canadien de Montréal (1845-1871), Montréal, Boréal, 1990, annexes I et II. 10. Yvan Lamonde, « L’association culturelle au Québec au XIXe siècle : méthode d’enquête et premiers résultats » [1991], Territoires de la culture québécoise, op. cit., p. 149-179 ; et « L’essai littéraire au Québec au XIXe siècle : le problème de sa définition et du statut de la prose d’idées », Les Cahiers des Dix, Québec, no 59, 2005, p. 21-54. L’écrivant polygraphe : terra incognita de la littérature québécoise Joseph-Charles Taché polygraphe 29 Michel Darveau et Edmond Lareau Au même moment paraissent deux bilans littéraires d’un type différent du Répertoire national (1848-1850) de James Huston et du Tableau historique des progrès matériels et intellectuels du Canada (1858) de Maximilien Bibaud. Darveau (1833-1875) n’a pas publié de fiction et sa seule conférence publique à l’ICM a porté sur l’agriculture. Notaire déçu de sa pratique, il se tourne vers le journalisme et Nos gens de lettres (1873) se présente comme une critique de la production des auteurs, traversée par la raillerie et l’angle politique, sinon partisan. Avocat, professeur de droit à McGill et spécialiste de l’histoire du droit au Canada, Lareau (1848-1890) est un érudit qui a publié quelques contes mais qui, aux trois quarts du XIXe siècle, estime, comme Darveau mais différemment, que l’essor littéraire a donné lieu à une littérature nationale dont il essaie de prendre une mesure plus bibliographique qu’esthétique dans son Histoire de la littérature canadienne (1874). Cependant, une première étape se clôt entre l’appel en faveur d’une littérature et deux premiers bilans de son succès relatif. Davantage que Darveau, Lareau a voulu édifier une borne liminaire précisément au moment où l’alphabétisation et l’activité éditoriale littéraire décollent. Il y aurait donc un moment, vers 1875, où l’institution littéraire marque le pas et au-delà duquel les conditions de la production littéraire entreraient dans une phase nouvelle, avec ce que cela signifie pour l’écriture polygraphique. Les genres littéraires commencent à se tasser, à se définir tout en complétant la palette des genres possibles. Intermède : Hubert La Rue et la décennie (1870) des Mélanges Médecin, auteur d’ouvrages sur l’histoire, l’éducation, les sciences et l’agriculture, La Rue (1833-1881) est de la mouvance du mouvement patriotique et littéraire de Québec et complice de Taché lors d’une polémique, sur le mode de la satire dramatique, avec Henry-Émile Chevalier, Français émigré lors du coup d’État de Napoléon III et auteur de plusieurs romans « exotiques » dans la veine de Fenimore Cooper. Comme d’autres