Les Cent Vingt Journées de Sodome et l`utopie libertine

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Les Cent Vingt Journées de Sodome et l`utopie libertine
BRIX/CHARLESTON
Les Cent Vingt Journées de Sodome
et l’utopie libertine
Le libertinage représente, dans la société française du XVIIIe siècle,
le paradigme amoureux dominant. À l’époque des Lumières, le libertin se
réfère à la nature, explique que le désir est bon et que nous ne sommes
maîtres ni d’éteindre ni de restreindre les passions ; il se fonde sur un
système qui refuse de partager l’âme et le corps, il dénonce toutes les règles
en matière de mœurs comme autant d’impostures, enfin il prône l’exercice
d’une liberté sans contraintes, sans freins et sans interdits.
Même s’il fait bon marché de la morale catholique, ce libertinage ne
s’accompagne pas obligatoirement de l’athéisme, car il peut se réclamer
d’une « religion du plaisir », où Dieu est assimilé à la nature et où la notion
de péché est évacuée. Le plaisir nous aurait été donné par Dieu pour rendre
agréable notre séjour terrestre ; le plaisir est donc légitime, son essence est
pure et la libido doit devenir le moteur de nos actes. La sexualité prend
ainsi place sur le terrain du sacré ; la satisfaction de la libido se substitue au
salut éternel et devient au XVIIIe siècle une sorte d’équivalent de la « pierre
philosophale ». Si l’on suit une telle éthique, ce sont ceux qui veulent
restreindre l’humanité dans sa recherche du plaisir qui vont à l’encontre des
préceptes divins. Rien ne doit venir contrecarrer une telle recherche : si la
constance amoureuse diminue l’intensité de la volupté, c’est la preuve qu’il
faut varier les plaisirs et que l’inconstance doit devenir la norme.
L’important est de jouir, tout le reste est hypocrisie.
Dans la société idéale que rêvent les libertins, hommes et femmes se
rencontrent dans un équilibre parfait de l’offre et de la demande, —
rencontres où le plaisir se vit toujours sur le mode de l’échange : on affecte
de rechercher, non le soulagement égoïste d’une pulsion, mais la
satisfaction des désirs du partenaire, l’extase partagée.
Cet idéal amoureux, où hommes — et surtout femmes — se révèlent
d’une totale disponibilité, n’entretient que peu de rapport avec l’expérience
de la vie quotidienne et ressortit à l’évidence de l’utopie. Les textes mettant
en scène des personnages toujours jeunes et vigoureux, multipliant les
échanges et les extases, ignorant la jalousie, se rapprochent plus,
1
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assurément, du récit de rêves que du roman à prétentions « réalistes ». Rien
d’étonnant donc à ce que plus d’un propagandiste de l’idéal libertin se soit
employé à la rédaction d’utopies. La plus connue de ces utopies est la
Basiliade de Morelly (1753)1. La Basiliade peint une société de naturistes
où la passion est libre, l’inceste encouragé, et où les couples varient au gré
des fantaisies de chacun. La règle de l’inconstance gouverne aussi les
sociétés rêvées par le chevalier de Béthune (Relation du monde de
Mercure, 1750), Tiphaigne de La Roche (Histoire des Calligènes, 1765) et
Restif de La Bretonne (les « Mégapatagons », dans La Découverte australe
par un homme volant [1781]). Et la rêverie utopique ne marque pas moins,
au XVIIIe siècle, les évocations plus ou moins fantasmatiques de Tahiti,
« Nouvelle-Cythère » où les navigateurs et explorateurs français auraient
été rassasiés de voluptés.
L’idéal libertin s’exprime également de façon privilégiée dans les
contes merveilleux auquel l’Orient sert de cadre. La traduction par Antoine
Galland des Mille et Une Nuits (1704-1717), puis Les Lettres persanes de
Montesquieu (1721), ont contribué à créer le genre du conte galant oriental,
lequel diffusait une image voluptueuse de l’Orient comme lieu idéal de
raffinements érotiques, avec ses figures imposées : les femmes au bain, la
belle esclave captive, les épouses rivalisant pour plaire au sultan, ...
À la fin du siècle apparaît même — parallèlement à cette « fiction »
orientale — une « fiction » hellénique, vantant une Grèce qui serait terre de
sagesse, de nudité heureuse et d’épanouissement des corps. En Orient ou en
Grèce, on semble rejoindre un monde originel, où le désir s’exprime et se
réalise librement.
Utopiques, orientales ou antiques, semblables peintures de mondes
libertins idéaux nous rappellent que cet absolu voluptueux n’appartient pas
au réel quotidien des Français du XVIIIe siècle. Ainsi, dans les récits qui
ont pour cadre la France, la description du libertinage s’accompagne
toujours de connotations évoquant le caractère utopique, onirique ou
exotique de celui-ci, ou encore ses liens avec un âge d’or bienheureux.
Les maisons closes de Paris sont appelées des « sérails2 », les
courtisanes s’y montrent langoureusement étendues sur des ottomanes ou
des sophas, et l’atmosphère est baignée par le parfum des cassolettes. À
l’instar de la microsciété des « Aphrodites » du roman de Nerciat, qui vit à
l’abri du monde avec ses propres lois et conventions, les lieux de délices où
règne le libertinage sont des petits univers clos, préservés, soustraits au
monde extérieur, épargnés par l’agitation du dehors et — par tous ces traits
1
Naufrage des Isles flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpai (1753) ; sur ce texte et son auteur, voir
Nicolas Wagner, Morelly, le méconnu des Lumières (Paris, Klincksieck, 1978) et Frank Lestringant,
« L’Utopie amoureuse : espace et sexualité dans la Basiliade d’Étienne Gabriel Morelly », in Éros
philosophe. Discours libertins des Lumières, éd. François Moureau et Alain-Marc Rieu, Paris, Honoré
Champion, 1984, p. 83-107.
2
Voir les publications, en 1801 et 1802, de véritables guides des plaisirs nocturnes, sous le titre Les
Sérails de Londres (Paris, Barba, 1801) et Les Sérails de Paris (Hocquart, 1802).
2
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— exactement analogues aux cadres où se déploie l’utopie. Lits entourés de
rideaux tirés, cabinets meublés de larges fauteuils « aussi favorables à la
témérité, que propres à la complaisance3 », boudoirs, appartements privés,
gynécées, alcôves, pavillons, petites maisons (c’était le nom donné à
l’époque aux demeures louées à proximité de la ville par certains
aristocrates ou riches financiers et dévolues à leurs plaisirs)4 font l’objet
des métaphores les plus explicites : palais d’Armide, île de Cythère, temple
d’amour, sanctuaire, asile, ... Le seul fait de se trouver dans un de ces
espaces signifie déjà la certitude du plaisir pour le libertin triomphant : « Je
la trouvai [Julie] seule dans un cabinet dont toutes les jalousies étaient
fermées ; de grands rideaux tirés par dessus, y affaiblissaient encore la
lumière. Elle était sur un sopha, fort négligemment étendue, [...]5. »
À l’intérieur de ces espaces protégés, rien n’évoque la réalité ni les
soucis du quotidien. On se trouve dans le monde du rêve et de l’illusion :
ornements rococos, peintures dans la manière de Boucher ou de Fragonard,
miroirs qui reproduisent à l’infini l’image du corps désiré ou des corps qui
s’étreignent, draperies luxueuses, trompe-l’œil enchanteurs, statues
lascives, dorures, lits épais, coussins, composent un décor s’apparentant,
par son atemporalité et sa rupture avec la sphère des imperfections du
monde, aux « îles fortunées » de l’utopie.
Ce préambule n’était pas inutile pour prendre la mesure des Cent
Vingt Journées de Sodome, premier ouvrage de longue haleine entamé —
mais non achevé — par le marquis de Sade en prison. Cent vingt journées
est la durée de l’orgie imaginée par quatre libertins, le duc de Blangis, son
frère évêque, le financier Durcet et le président Curval, — chacun père
incestueux et amant de la fille d’un de ses compères. En compagnie de
leurs épouses ou concubines et de maquerelles, ils s’enferment dans
l’inquiétante forteresse de Silling, où ils ont à leur disposition un sérail de
jeunes filles et de jeunes gens soigneusement sélectionnés, et pour la
plupart condamnés à disparaître. Ce matériau humain est soumis à
l’expérimentation méthodique de toutes les perversions sexuelles — à
chaque nouvelle journée correspond en principe une infamie inédite —,
selon une progression implacable, de plus en plus cruelle et sanguinaire. Le
roman, nous l’avons dit, est inachevé : l’auteur n’est pas allé jusqu’au
quatrième mois, pour lequel ne subsistent que des notes.
Dans la forteresse de Silling, la microsociété réunie par les libertins
vit séparée du monde, sous le joug discrétionnaire des maîtres du lieu.
Ceux-ci accomplissent leurs forfaits en toute impunité : aucun regard
extérieur n’est admis et aucune des victimes ne peut s’échapper. Sade prend
3
Le Hasard du coin du feu. Dialogue moral, in Collection complète des œuvres de M. de Crébillon fils,
Londres, t. IX, 1777, p. 219.
4
Sur ce phénomène, voir F.-R. Hervé-Piraux, Les Logis d’amour au XVIIIe siècle, Paris, Darangon,
1912.
5
Crébillon fils, La Nuit et le moment, in Collection complète des œuvres de M. de Crébillon fils, Londres,
t. IX, 1777, p. 87.
3
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soin de décrire longuement l’isolement plus ou moins fantastique qui
caractérise l’inaccessible demeure. Pour parvenir jusque là, il faut passer le
Rhin à Bâle, entrer dans la Forêt-Noire, s’y enfoncer « d’environ quinze
lieues par une route difficile, tortueuse et absolument impraticable sans
guide6. » On arrive alors à une terre appartenant à Durcet, peuplée de
voleurs et de contrebandiers qui lui sont tous dévoués et qui ont reçu la
consigne de refouler d’éventuels importuns. Se dresse ensuite une
montagne, d’un abord très difficile puisqu’il faut la gravir à pied et que le
sentier est environné de précipices. Une fois au sommet, on doit traverser
une faille « de plus de trente toises7 » sur un pont de bois que l’on abat dès
qu’est passé le dernier équipage. On redescend ensuite dans une petite
plaine, cernée de rochers à pic « dont les sommets touchent aux nues » :
[...], c’est au milieu de cette petite plaine si bien entourée, si bien défendue, que se trouve le
château de Durcet. Un mur de trente pieds de haut l’environne encore ; au-delà du mur, un fossé
plein d’eau et très profond défend encore une dernière enceinte formant une galerie tournante ;
une poterne basse et étroite pénètre enfin dans une grande cour intérieure autour de laquelle sont
8
bâtis tous les logements .
Et pour qu’aucune évasion ne soit même envisageable, Durcet fait
murer toutes les portes extérieures, de telle sorte que celles-ci deviennent,
non seulement infranchissables, mais même invisibles.
Les pièces du château ont été arrangées pour servir de cadre aux
orgies et pour loger le « nombreux bétail9 » amené à Silling. Mais les
jeunes gens prisonniers avaient surtout à redouter, plus encore que les
salles des étages supérieurs, les souterrains de la fortesse. L’impunité des
libertins n’y est nulle part plus grande :
[...] un escalier en vis, très étroit et très escarpé, lequel, par trois cents marches, descendait aux
entrailles de la terre dans une espèce de cachot voûté, fermé par trois portes de fer et dans lequel
se trouvait tout ce que l’art le plus cruel et la barbarie la plus raffinée peuvent inventer de plus
atroce, tant pour effrayer les sens que pour procéder à des horreurs. Et là, que de tranquillité !
Jusqu’à quel point ne devait pas être rassuré le scélérat que le crime y conduisait avec une
victime ! Il était chez lui, il était hors de France, dans un pays sûr, au fond d’une forêt
inhabitable, dans un réduit de cette forêt que, par les mesures prises, les seuls oiseaux du ciel
pouvaient aborder, et il y était dans le fond des entrailles de la terre. Malheur, cent fois malheur
à la créature infortunée qui, dans un pareil abandon, se trouvait à la merci d’un scélérat sans loi
et sans religion, que le crime amusait, et qui n’avait plus là d’autre intérêt que ses passions et
10
d’autres mesures à garder que les lois impérieuses de ses perfides voluptés .
L’accent porté sur le décor, et la description qui en est faite,
inscrivent Les Cent Vingt Journées de Sodome dans la tradition du roman
gothique, variante du roman noir née avec Le Château d’Otrante (1764) de
6
Œuvres, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard / « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1990, p. 54.
Ibid.
8
Ibid., t. I, p. 55.
9
Ibid., t. I, p. 57.
10
Ibid., t. I, p. 58.
7
4
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Horace Walpole. Ce récit avait introduit dans la littérature européenne le
motif du château médiéval que l’on suspecte de servir de théâtre à des
événements monstrueux. La demeure imaginée par Walpole avait
effectivement, bien autant que Silling après elle, de quoi inspirer l’effroi.
Les souterrains ténébreux, le squelette en prières dans l’oratoire, les salles
dérobées qui semblent abriter l’armure d’un chevalier géant, les tableaux
qui se mettent à vivre et les plaintes mystérieuses qu’on entend dans la
Tour Noire, engendrent chez les personnages et le lecteur une terreur
primitive et spontanée. Le roman de Walpole fécondera de nombreuses
imaginations ; ainsi, dans le dernier quart du XVIIIe siècle et les premières
années du XIXe, le roman noir — qui raconte les persécutions que subissent
des jeunes gens innocents — se confondra avec le roman gothique, c’est-àdire que le château y jouera un rôle essentiel. Ainsi, de Walpole à Ann
Radcliffe et à Lewis, en Angleterre, de Baculard d’Arnaud à Loaisel de
Tréogate et à Révéroni Saint-Cyr, en France, la production romanesque du
temps fait visiter aux lecteurs d’innombrables demeures fortifiées à la
silhouette inquiétante, situées de préférence dans une nature hostile. Les
douves, les oubliettes, les pièges cachés dans l’ombre, les trucages
(chambres doubles, escaliers dérobés, passages secrets), les voûtes à la
forme oppressante, les caveaux, les couloirs qui se ressemblent et où l’on
s’égare, le réseau labyrinthique des galeries souterraines hantées par des
spectres, des fantômes ou des revenants, lient intimement l’architecture du
décor à l’intrigue du récit. Ce ne sont, quand on lit les romans gothiques,
que tempêtes horribles s’abattant sur des ruines lugubres, murailles
écroulées côtoyant des précipices épouvantables, lourdes herses retombant
avec violence, salles dont on ne parvient pas à sortir, galeries où la faible
clarté de la lune projette des ombres alarmantes et où l’on chemine à tâtons,
lourdes tentures derrière lesquelles on découvre avec horreur des corps
rongés par les vers, etc. Dans ces châteaux ténébreux, les héroïnes ont tout
à craindre de la lubricité de bourreaux mâles, qui — en particulier dans les
souterrains — les réduisent à leur merci et les torturent s’il le faut pour les
transformer en machines à plaisir. C’est la « souricière gothique » dont
parle William Beckford, l’auteur de Vathek. Au milieu d’une salle du
château d’Udolphe, qui sert de cadre au plus célèbre roman d’Ann
Radcliffe, on découvre un fauteuil de fer fixé au sol, les pieds et les bras
garnis de barres et de chaînes, et au-dessus duquel pend un collier d’acier.
Pauliska, la belle Polonaise héroïne du roman de Révéroni Saint-Cyr11,
devient dans les geôles du baron d’Olnitz une sorte d’animal de laboratoire,
chez qui l’on provoque des délires érotiques : le magnétisme et la chimie
permettent à son persécuteur de réduire la jeune femme à un statut d’objet
sexuel.
11
Pauliska, ou la perversité moderne, roman publié sans nom d’auteur, Paris, Lemierre, 1798.
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Ce n’est pas la première fois que nous avons à prendre en compte des
lieux clos. On se souvient que les récits où se donne à connaître l’utopie
libertine ménagent, pour les rencontres amoureuses, des loci amoeni
enchanteurs, confortables, qui possèdent aussi pour caractéristique d’être
soustraits au monde, épargnés par l’agitation du dehors et fermés à tout
regard importun. Le confinement heureux est la marque du rêve libertin ; le
confinement malheureux, celle du récit gothique. Il est évident que ce
dernier prend le contre-pied des peintures idéales de la liberté amoureuse.
À l’évocation d’êtres souriants que le désir réunit, le roman gothique
oppose des récits où les femmes sont livrées contre leur gré aux appétits
sexuels des hommes.
Ainsi, ces deux types de lieux clos reflètent le paysage mental de
ceux qui les habitent et correspondent à deux visions contradictoires de la
nature humaine. Pour l’une, l’être humain est bon, ses désirs sont légitimes
et leur libre déploiement doit mener la société tout entière à la félicité, par
l’échange amoureux généralisé. Lisse, ordonné, édénique, rassurant, le
locus amoenus de l’utopie libertine est à l’image de cette limpidité
heureuse du Moi, qui cherche tout à la fois son bonheur et le bonheur des
autres. C’est le message des utopistes : quand elle peut s’épanouir sans
contrainte, la nature humaine n’a d’autre but que de faire le Bien universel ;
on peut s’en remettre à elle en toute confiance ; elle est un guide sûr et
préservé des imperfections qui ternissent une société fondée sur les
contraintes.
L’image de la même nature humaine proposée par le motif de la
vieille demeure médiévale est bien différent : c’est un Moi très éloigné de
toute transparence qui se dessine dans le roman gothique, — un Moi où
l’on se perd, sillonné comme le château de couloirs et de passages qui
divergent ou se croisent, qui descendent et s’étirent sans fin dans les
profondeurs de la conscience. L’effroi que ressentent les personnages, c’est
l’effroi qu’inspire une nature humaine aux innombrables replis, travaillée
par des forces obscures, avide de dominer et de faire régner — à son profit
— l’arbitraire ; elle se révèle labyrinthique, comme les souterrains ; en elle
s’agitent des fantômes mystérieux dont la conscience ne connaît rien ; on la
découvre plus souvent portée à faire le Mal que le Bien.
Le roman gothique transpose les intrigues amoureuses du libertinage
dans un décor clos, à nouveau, mais pour le coup terrifiant, et donne ainsi à
voir les illusions et les dangers des a priori iréniques des utopistes :
contrairement à ce que proclament ceux-ci, le Moi est énigmatique,
inquiétant voire épouvantable, en ce qu’il est parfois susceptible de tirer un
sentiment de volupté du crime lui-même.
Avec Les Cent Vingt Journées de Sodome, Sade prend rang, à
l’évidence, au nombre des auteurs de romans gothiques, donc des écrivains
qui mettent en question les fondements de l’utopie libertine. La forteresse
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de Silling sert de décor à une contre-utopie qui dénonce le dogme de la
bonté de la nature humaine comme un leurre dangereux.
Pareille dénonciation eût d’ailleurs dû constituer, au dire de Sade luimême, l’ambition majeure des romanciers de la fin du XVIIIe siècle. Le
marquis a exprimé ses réflexions sur le roman dans un développement qui
sert de préface au recueil des Crimes de l’amour et auquel on se reportera
utilement : intitulé « Idée sur les romans », ce texte assigne à l’écrivain la
tâche de peindre « les malheurs dont les méchants peuvent accabler les
hommes », d’étudier le dédale du cœur humain et de « faire voir l’homme
non pas seulement ce qu’il est, ou ce qu’il se montre, c’est le devoir de
l’historien, mais tel qu’il peut être, tel que doivent le rendre les
modifications du vice, et toutes les secousses des passions » :
À quoi servent [les romans], hommes hypocrites et pervers ? car vous seuls faites cette
ridicule question : ils servent à vous peindre tels que vous êtes. Orgueilleux individus qui
voulez vous soustraire au pinceau, parce que vous en redoutez les effets, [...]. [...] le burin de
[l’histoire] ne peint [l’homme] que lorsqu’il se fait voir, et alors ce n’est plus lui ; l’ambition,
l’orgueil couvrent son front d’un masque qui ne nous représente que ces deux passions, et non
l’homme. Le pinceau du roman, au contraire, le saisit dans son intérieur... le prend quand il
quitte ce masque, et l’esquisse, bien plus intéressante, est en même temps bien plus vraie : voilà
12
l’utilité des romans .
Aux yeux de Sade, le roman doit contrer les effets pernicieux des
panégyriques libertins, qui aveuglent leurs lecteurs sur la facilité avec
laquelle l’être humain se livre au Mal :
La nature, plus bizarre que les moralistes ne nous la peignent, s’échappe à tout instant
des digues que la politique de ceux-ci voudrait lui prescrire ; uniforme dans ses plans,
irrégulière dans ses effets, son sein, toujours agité, ressemble au foyer d’un volcan, d’où
s’élancent tour à tour, ou des pierres précieuses servant au luxe des hommes, ou des globes de
13
feu qui les anéantissent ; [...] .
Selon Sade, le romancier a pour tâche de faire apparaître les
tendances nuisibles et antisociales du cœur humain. Il ne s’agit donc pas de
se livrer à une apologie des monstruosités dont l’homme est capable, mais
de montrer que les morales fondées sur l’idée de la bonté intrinsèque des
individus diffusent dans le public une redoutable illusion. Rien de plus
éloigné de l’intention sadienne — si l’on en croit toujours la préface des
Crimes de l’amour — que le désir, que l’on a trop prêté au marquis, de
célébrer le vice :
Mes pinceaux, dit-on, sont trop forts ; je prête au vice des traits trop odieux. En veut-on savoir
la raison ? Je ne veux pas faire aimer le vice. [...]. [...] jamais je ne peindrai le vice que sous les
couleurs de l’enfer ; je veux qu’on le voie à nu, qu’on le craigne, qu’on le déteste, et je ne
12
13
Œuvres complètes du marquis de Sade, Paris, Cercle du Livre précieux, t. X, 1966, p. 15 et p. 15-16.
Ibid., t. X, p. 19.
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connais point d’autre façon pour arriver là que de le montrer avec toute l’horreur qui le
caractérise. Malheur à ceux qui l’entourent de roses ! Leurs vues ne sont pas aussi pures, et je ne
14
les copierai jamais .
L’écrivain ne tenait pas un autre langage à son épouse qui — pendant
son incarcération à la Bastille — lisait ses essais littéraires. À propos
d’Aline et Valcour, Mme de Sade note, reprenant des observations du
marquis dans une lettre qu’elle envoie à celui-ci : « Il est fâcheux pour
l’humanité qu’il y en ait [des caractères] d’un certain genre. Il faut, me
direz-vous, les faire connaître pour s’en préserver et les détester15. »
Les surréalistes, suivis par beaucoup de critiques, appellent à ne pas
ajouter foi à ces déclarations, qui ne s’accordent guère avec l’a priori que
Sade s’est fait en prison le chantre de la liberté sexuelle absolue. Mais, n’en
déplaise à Breton et aux siens, la lecture des Cent Vingt Journées de
Sodome vient confirmer plutôt que réfuter les propos rapportés par Mme de
Sade et ceux que l’on trouve consignés dans la préface des Crimes de
l’amour.
Comment a-t-on pu voir dans Les Cent Vingt Journées de Sodome
une œuvre célébrant la complète émancipation des désirs ? La liberté des
personnages — des quatre personnages principaux, au moins — ne connaît
peut-être pas de limites, mais l’atmosphère du roman est à mille lieues de
l’hédonisme ou du libertinage heureux.
Enfermés avec leur sérail dans la forteresse de Silling, les quatre
libertins des Cent Vingt Journées veulent, nous l’avons dit, expérimenter
toute la gamme des perversions sexuelles. On retrouve ainsi dans le roman
la thématique du catalogue, de l’énumération, à ceci près que l’accent n’est
pas mis sur les objets à conquérir mais sur des actes — si possible prohibés
— à accomplir. Au début du récit, l’auteur signale que nos quatre « héros »
se trouvent tous dans la même situation : rassasiés d’amours incestueuses,
de sodomies et de débauches outrées, ils ont de plus en plus de mal à
réveiller leurs sens. Le rapport sexuel ne les satisfait plus ; il est devenu
pour eux d’une banalité totale. Ainsi, on apprend que Durcet — le mal
nommé — « ne bande absolument plus ; ses décharges sont rares et fort
pénibles, [...]16 ». Curval, lui, est « entièrement blasé » et « absolument
abruti17 ». Quant au duc de Blangis, ses débauches l’ont à ce point rendu
insensible qu’il parvient à rester imperturbable — il est en train de manger
— alors qu’on le sodomise18.
14
Ibid., t. X, p. 22.
Lettre de mai-juin 1789 (Sade, Lettres et mélanges littéraires écrits à Vincennes et à la Bastille [...],
éd. Georges Daumas et Gilbert Lély, Paris, Borderie, 1980, p. 387.
16
Œuvres, t. I, p. 32.
17
Ibid., t. I, p. 28.
18
« [Le duc de Blangis] paria, quoique le vit fût énorme, d’avaler trois bouteilles de vin de sens froid
pendant qu’on l’enculerait. » (Ibid., t. I, p. 79.)
15
8
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L’immense mise en scène qui est imaginée doit permettre à nos
libertins de ressentir à nouveau l’étreinte du désir. À cet effet, ils ont
convoqué quatre maquerelles qui font, entre autres, office d’historiennes :
elles doivent raconter à tour de rôle, devant tous les occupants du château,
les scènes de luxure auxquelles elles ont assisté dans leur vie. Ces épisodes
ne font, bien sûr, qu’une place réduite à la sexualité génitale mais en
revanche évoquent, et de façon intarissable, toutes sortes de manies :
fustigations, coprophagie, pédophilie, zoophilie, nécrophilie, etc. Les
« meilleurs » de ces récits — ceux qui détournent le plus résolument les
goûts communs — enflamment les imaginations et galvanisent les sens
assoupis des personnages principaux, qui s’empressent de les mettre en
pratique avec leurs prisonniers. Cela nous vaut des pages où le grotesque le
dispute au répugnant et qui nous permettent de faire connaissance avec les
libertins coprophages — ceux par exemple qui imposent un régime à leurs
maîtresses ou ne mangent que les étrons des jolies femmes ou encore les
font vieillir quelques jours avant de les avaler — avec les libertins qui ne
jouissent que lorsqu’une femme leur vomit dans la bouche ou leur pète en
pleine figure, ainsi qu’avec les libertins qui ne peuvent arriver au plaisir
que s’ils dégoûtent leur partenaire. Les occupants du château n’ignorent
plus rien non plus, grâce aux récits des maquerelles, des lécheurs de pieds
sales ainsi que des amateurs de chairs flétries, dans tous les sens de
l’adjectif. Ces dernières évocations sont au reste particulièrement
appréciées et deux des maîtres de Silling s’empressent d’imiter, devant
toute l’assemblée, ces maniaques d’un genre très spécial :
[...] appelant la Desgranges [Curval dit] : « Viens, bougresse impure, [...], viens, toi qui
ressembles si bien à celle qu’on vient de peindre, viens me procurer le même plaisir [...]. » La
Desgranges approche, Durcet, ami de ces excès, aide au président [sic] à la mettre nue. D’abord,
elle fait quelques difficultés ; on se doute du fait, on la gronde de cacher une chose qui va la
faire chérir davantage de la société. Enfin, son dos flétri paraît et montre, par un v et un m,
qu’elle a deux fois subi l’opération déshonorante dont les vestiges allument néanmoins si
complètement les impudiques désirs de nos libertins. Le reste de ce corps usé et flétri, ce cul de
taffetas chiné, ce trou infect et large qui s’y montre au milieu, cette mutilation d’un téton et de
trois doigts, cette jambe courte qui la fait boiter, cette bouche édentée, tout cela échauffe, anime
nos deux libertins. Durcet la suce par-devant, Curval par-derrière, et tandis que des objets de la
plus grande beauté et de la plus extrême fraîcheur sont là sous leurs yeux, prêts à satisfaire leurs
plus légers désirs, c’est avec ce que la nature et le crime ont déshonoré, ont flétri, c’est avec
l’objet le plus sale et le plus dégoûtant que nos deux paillards en extase vont goûter les plus
19
délicieux plaisirs ...
Les quatre libertins, on le voit, se trouvent dans une impasse. Tout
imbus de la prétention d’être des surhommes, ils ne peuvent plus s’affirmer
tels que par une sorte d’avilissement « supérieur », en se vautrant dans la
boue et en devenant pareils à des animaux. Mais, si l’on peut rire en
découvrant des passages comme celui que nous venons de citer, la suite de
19
Ibid., t. I, p. 131-132.
9
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l’ouvrage par contre se révèle beaucoup moins amusante. La lecture des
Cent Vingt Journées devient en effet des plus pénibles lorsque l’on passe
aux fustigations et aux tortures.
Complètement asservies, les victimes des commanditaires de l’orgie
ne constituent, aux yeux des maîtres de cérémonie, que des machines sans
âme dont ils peuvent user et abuser. Jeunes gens et jeunes filles retenus
prisonniers au château ont dû renoncer à leur personnalité propre et à toute
forme d’autonomie corporelle. Progressivement, le texte ne voit plus en
eux qu’un assemblage de pièces détachées se livrant — sur les ordres des
libertins — à des ballets géométriques délirants et presque abstraits.
Les souterrains du château sont le théâtre d’épisodes insoutenables,
au cours desquels les libertins tentent de réveiller leurs ardeurs en faisant
couler le sang, en coupant des doigts et des oreilles, en arrachant des dents
et des yeux, en provoquant des avortements, en éventrant les prisonniers,
en les soumettant au supplice de la roue, en les trempant dans l’huile
bouillante, en les livrant à des animaux furieux, en brûlant des parties de
leurs corps, en plongeant les mains dans leurs viscères, voire en se
repaissant de leur chair. Les malheureux prisonniers périssent dans
d’épouvantables tourments, sans que les libertins trouvent dans ces forfaits
une quelconque forme d’assouvissement durable. Au contraire, le délire les
gagne, et semble contaminer le texte tout entier. Ainsi — et pour ne
prendre qu’un exemple parmi des dizaines d’autres —, on nous explique,
au mépris de la chronologie et de la vraisemblance, que tel libertin « fout
une chèvre en levrette, pendant qu’on le fouette. Il fait un enfant à cette
chèvre, qu’il encule à son tour, quoique ce soit un monstre20. »
Ce dernier passage appartient à la trente-et-unième passion du mois
de janvier. Mais qui a lu le roman jusque là ? Qui a pu lire Les Cent Vingt
Journées de Sodome jusqu’au moment où l’écrivain lui-même s’est arrêté ?
On n’achève cet ouvrage que malade, observait Georges Bataille. Sans
même évoquer les épisodes les plus terrifiants du roman, Gilbert Lély —
pourtant un sadiste convaincu — avoue ne pas comprendre l’insistance de
l’auteur sur un « égarement hideux » comme la coprophagie :
[...], dans Les Cent Vingt Journées de Sodome, la vraisemblance est souvent heurtée par la
suprématie gratuite d’un égarement hideux entre tous et que d’autres nuances, essentiellement
21
érotologiques, eussent remplacé avec avantage .
Certes, mais l’intention de l’auteur était à l’évidence de provoquer
chez le lecteur un sentiment de nausée et non de brosser un tableau
enchanteur de la libération des désirs. Il s’agissait pour le marquis de
montrer que la mécanique libertine est un engrenage qui conduit toujours
20
21
Ibid., t. I, p. 331.
G. Lély, Sade. Étude sur sa vie et sur son œuvre, Paris, Gallimard / « Idées », 1967, p. 219.
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vers l’intolérable. En ce sens, les maîtres du château sont, autant que leurs
victimes, des prisonniers :
Il y a un proverbe (et c’est une fort bonne chose que les proverbes), il y en a un, dis-je,
qui prétend que l’appétit vient en mangeant. Ce proverbe, tout grossier qu’il est, a pourtant un
sens très étendu : il veut dire qu’à force de faire des horreurs, on en désire de nouvelles, et que
22
plus on en fait, plus on en désire. C’était l’histoire de nos insatiables libertins .
La sexualité porte une part négative, diabolique, qui se manifeste
dans tous les actes amoureux. Elle est par nature cruelle. Le plaisir ne va
pas sans une part de souffrance, infligée ou subie. On lit par exemple, à
propos du duc de Blangis :
Mais si ce chef-d’œuvre de la nature était violent dans ses désirs, que devenait-il, grand dieu !
quand l’ivresse de la volupté le couronnait ? Ce n’était plus un homme, c’était un tigre en
fureur. Malheur à qui servait alors ses passions : des cris épouvantables, des blasphèmes atroces
s’élançaient de sa poitrine gonflée, des flammes semblaient alors sortir de ses yeux, il écumait,
il hennissait, on l’eût pris pour le dieu même de la lubricité. Quelle que fût sa manière de jouir
alors, ses mains nécessairement s’égaraient toujours, et l’on l’a vu plus d’une fois étrangler tout
23
net une femme à l’instant de sa perfide décharge .
De même, le texte nous apprend que les orgasmes de Durcet, fussentils rares, sont « toujours précéd[és] de spasmes qui le jettent dans une
espèce de fureur qui le porte au crime ; [...]24. » Par surcroît, l’acte sexuel
même le plus ordinaire s’apparente à une transgression : quand on fait
l’amour, on contrevient à des sentiments de pudeur, de vertu et
d’honnêteté, et pareil outrage n’est sans doute pas pour rien dans la
violence qui accompagne toute volupté physique. Or — si l’on suit toujours
Sade —, la sexualité exerce son empire sur les esprits moins pour le plaisir
charnel qu’elle procure que pour les transgressions qu’elle autorise. Et la
saveur des transgressions s’affadit avec leur répétition. De là dérive que,
lorsqu’un libertin a satisfait jusqu’à la lassitude son inclination pour les
échanges amoureux traditionnels, il éprouve non seulement que sa
débauche a dégradé durablement en lui le sens de l’honnêteté mais aussi
que son imagination n’est plus échauffée que par la seule perspective du
désordre et des écarts des passions25. Ainsi, lorsque les maquerelles
évoquent les hommes qui ne jouissent qu’en léchant des pieds sales, Durcet
fait observer :
22
Œuvres, t. I, p. 291.
Ibid., t. I, p. 24.
24
Ibid., t. I, p. 32.
25
Cfr. ibid., t. I, p. 37 (le désordre et les écarts des passions sont « le fruit du dégoût et de la satiété »), p.
122 (« [...] le libertinage dégrade dans l’homme tous les sentiments de pudeur, de vertu et d’honnêté. »)
et p. 254 (« Une fois que l’homme s’est dégradé, qu’il s’est avili par des excès, il a fait prendre à son âme
une tournure vicieuse dont rien ne peut plus la sortir. »).
23
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« Moi, je comprends tout cela, [...]. Il ne faut qu’être blasé pour entendre toutes ces infamies-là ;
la satiété les inspire au libertinage, qui les fait exécuter sur-le-champ. On est las de la chose
simple, l’imagination se dépite, et la petitesse de nos moyens, la faiblesse de nos facultés, la
26
corruption de notre esprit nous ramène à des abominations ».
D’où le recours aux perversions, dont Les Cent Vingt Journées font
un exposé si détaillé, et qui permettent aux libertins de toujours voir se
dresser devant eux des lois qu’ils peuvent s’empresser de bafouer.
Bienheureuses limites ! « [L]a vraie façon d’étendre et de multiplier ses
désirs est de vouloir lui imposer des bornes27 » ; le tabou, c’est donc le
philtre magique qui ressuscite le désir, puisque « le libertinage [...] n’admet
jamais aucune borne28. » Mais les perversions — lorsque l’on y sacrifie
sans cesse — lassent également et il faut alors rechercher de nouveaux
actes prohibés à accomplir, des valeurs à outrager, des convictions à
profaner.
Ainsi, les libertins arrivent inéluctablement, un jour ou l’autre, à
vouloir réveiller leur imagination à bout de souffle en abolissant l’interdit
majeur, Tu ne tueras point. Le crime leur procurera, espèrent-ils, la volupté
qu’ils ne trouvent plus dans l’acte sexuel lui-même. Le libertinage se
montre ainsi porteur d’une logique destructrice, qui transforme de joyeux
partisans de la licence amoureuse en apôtres du Mal, jouissant
cérébralement de la souffrance qu’ils infligent. Les utopistes diffusent donc
une pernicieuse illusion lorsqu’ils célèbrent la perfection morale de la
relation sexuelle, alors que celle-ci recèle des germes diaboliques qui se
développent dangereusement quand l’assouvissement réclame de nouvelles
trangressions, bien éloignées de l’idéal de la « jouissance partagée ».
La foi en l’harmonie des passions et de la société débouche, selon un
engrenage implacable, sur un univers tyrannique et frénétique. Aveuglés
par l’idée que le plaisir amoureux est — sans aucune contrepartie —
foncièrement bon, les libertins se retrouvent pris dans un mécanisme de
surenchère sans limite, qui les conduit de la luxure aux perversions les plus
infâmes et, in fine, au meurtre.
L’originalité des Cent Vingt Journées est de faire ressentir quasi
physiquement à ceux qui lisent le roman l’horreur de cette montée vers
l’indicible, qui commence dans une atmosphère de licence amusée et sous
le masque du Bien. On connaît le passage célèbre, au début du roman, où
— s’adressant au lecteur — Sade lui annonce la peinture d’écarts « qui [l’]
échaufferont au point de [lui] coûter du foutre, et voilà tout ce qu’il nous
faut29. » Prévenu, on glisse dans la forteresse de Silling un œil égrillard,
sans se sentir plus coupable qu’un libertin faisant l’expérience de lubricités
« mineures ». Le libertinage est un chemin qu’on ne suit — observe Curval
26
Ibid., t. I, p. 131.
Ibid., t. I, p. 57.
28
Ibid., t. I, p. 19.
29
Ibid., t. I, p. 69.
27
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— « que sur des fleurs ; un excès amène l’autre, l’imagination toujours
insatiable nous amène bientôt au dernier terme, et comme elle n’a parcouru
sa carrière qu’en endurcissant le cœur30 », celui-ci a depuis longtemps fait
un sort à toutes les vertus qu’il contenait et ne s’émeut plus de rien.
Les Cent Vingt Journées de Sodome poussent le plus loin qu’il est
possible cette logique infernale et les lecteurs, si endurcis soient-ils,
doivent renoncer à aller jusqu’au bout dans le voyeurisme, les uns dégoûtés
par les évocations de la coprophagie, les autres révoltés par la description
des tortures. Qu’à cela ne tienne : même s’il est incapable de lire la totalité
de ce roman — au reste inachevé —, le lecteur ne pourra pas ignorer qu’il a
lui-même tacitement consenti à une entreprise qui ne se parait à l’origine
que des seules couleurs de la licence. La couleur rouge du sang qui coule
n’a envahi le récit que plus tard. Mais, des passions qui échauffent aux
passions qui écœurent, on n’a pas changé de château et les maîtres de
cérémonie sont restés les mêmes.
Michel Brix
30
Ibid., t. I, p. 254.
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