Dérives et petits détails

Transcription

Dérives et petits détails
D érives et p et its dét ails
D ‘après Denise Bonal
Elle, la jeune mariée
Lui, le jeune marié
A (Femme vaporeuse qui veut faire chic), B, (femme Id mais nerveuse, avec des tics, genre alcoolique mondaine),
1er nonchalant
2e nonchalant (jeunes gens sûrs d’eux)
1er vieillard ou Femme âgée
2e vieillard ou Femme âgée
1ere pucelle
2e pucelle
3e pucelle
Elle, Paul invités
Le jeune garçon
commères
C’est un mariage à la campagne. Le décor pourrait être une (grande) prairie, vallonnée, si possible
(c’est plus joli). À jardin, un gros arbre, du genre chêne, ou tilleul, ou saule (pleureur on non). À cour,
un arbre abattu.
Se croisent des gens de tous âges. Ils se connaissent ou se retrouvent. On ne connaissent pas. À
travers les scènes, suivant le désir du metteur en scène, on peut voir passer la mariée ; elle court, ou
elle est fatiguée, ou elle a chaud et vien chercher de l’ombre, ou elle rejoint son jeune époux ; elle ne
l’a pas encore assez embrassé,etc. Il en est de même pour tous les autres invités ; ils traverseront les
scènes en cours, ou même s’interposeront entre eux et nous. Ce serait bien que le rythme de
l’ensemble dise cette sorte d’effervescence sensuelle qui accompagne les mariages… Les musiciens,
eux aussi, passeraient ou viendraient “agrémenter“ une scène, comme cela se pratique dans certains
restaurants.
Mais l’impression générale ne devrait pas donner l’image réaliste d’un mariage, mais bien plutôt une
image rêvée, un mariage comme dans le souvenir ou la nostalgie.
La scène est vide. Les jeunes époux arrivent en courant, s’arrêtent et s’embrassent longuement. Puis :
Elle.
Pendant combien d’années m’embrassera-tu ainsi ?
Lui.
Jusqu’à la fin de ma vie…
Elle.
Je t ’en prie ne meurs pas si vite…
Puis, venant de loin, on entend les invités qui s’impatientent : “Les mariés ! Les mariés ! Les
violonistes s’accordent. Les accordéonistes font des gammes… “À table, à table !“ On entend les
bouchons de champagne qui sautent . Puis les musiciens jouent et les deux jeunes mariés vont
rejoindre la noce. Les invités se déplacent et on entend tour à tour leurs discussions décousues
Se détachent “les commères A et B“. (femmes en tenue apprêtée de mariage, commentant tout)
A.
Notre jeune mariée est absolument ravissante…
B.
Toutes les jeunes filles sont fraîches et ravissantes, le jour de leurs noces, ne
fût-ce qu’une demi-heure. La difficulté, après, c’est de faire tenir toute une vie sur la pointe de cette
demi-heure.
A.
On devrait toujours les faire à la campagne…
B.
Quoi ?
A.
Les mariages… Ce n’est pas merveilleux de voir un jeune couple commencer
sa vie avec, au dessus de leur tête, un ciel dans toute sa largeur, et dans le volettement des
papillons… ?
B.
Il n’y a plus de papillons…
A.
Mais si ! Il ne faut pas regarder ailleurs, quand ils passent.
B.
Et tant mieux, les papillons m’ont toujours rendue nerveuse.
A.
Pourquoi ?
B.
Savoir qu’ils ont une vie qui ne dure pas plus que le temps se dire “à demain !“
Dérives modif J.doc- 1/7
A.
Ils se croient immortels…
B.
Quand elle a prononcé son “oui“ définitif elle avait une voix de… tellement
cristal… les larmes me sont venues..
A.
C’est ça l’ennui des mariages, ça remue trop les souvenirs et les oublis…
B.
Oui, quand je me suis mariée, je croyais que la vie serait un perpétuel et
joyeux bouleversement, qu’elle empourprerait le ciel, qu’elle bifurquerait dans un superbe crissement
de pneus, qu’elle s’envolerait au dessus des banlieues…
A.
La vie ?
B.
Oui la vie. Et toute ma vie , j’ai dit les mêmes phrases, j’ai répété les mêmes
gestes… comme de me laver le haut du dos, en n’étant jamais sûre de bien savonner cette petite
place entre les deux omoplates…
A.
Ne soyons pas mélancoliques… pas un jour comme aujourd’hui…
B.
Vous avez raison, soyons calmes et détendues ; comme entre parenthèses…
A.
D’autant que je vous sens vive, active, en pleine forme !
B.
cathédrales…
Oui… Mais j’ai parfois des démangeaisons sur tout le corps, et je vois des
A.
Des cathédrales ?
Circulent des invités qui se saluent, se sourient, parlent entre eux. On n’entend pas leurs paroles.
Arrivent les deux nonchalants.
1er nonchalant.
Quelle plaie que ces mariages à la campagne… On y égratigne ses
chaussures… L’herbe est trop verte, ça tache… Et pas un coin de véritable intimité…
2e nonchalant.
De tout façon… Si peu de femmes vraiment désirables…
1er nonchalant.
Les trois petites… tout à l’heure..
2e nonchalant.
Oh ! Restons calmes… Ce sont sûrement des pucelles…
Entrent les deux vieillards (ou bien deux femmes âgées : texte en bleu). Les deux nonchalants
disparaissent sans se presser.
1er vieillard.
Votre nièce est gentille ?…
2e vieillard.
La mariée ou la sœur de la mariée ?
1er vieillard.
autres…
La mariée voyons… Aujourd’hui on ne soucie que d’elle… Tant pis pour les
2e vieillard.
Oui, oui, c’est une gentille.
1er vieillard.
Elle a le nez retroussé. C’est le nez que je préfère chez une femme… Pas
chez un homme… Mais chez une femme…
2e vieillard.
Mais… Mais…
Silence.
1er vieillard.
Allons bon !
Dérives modif J.doc- 2/7
2e vieillard.
A la sortie de l’office… au moment de prendre la pose pour la photo
traditionnelle, elle avise, sur l’épaule de son mari, une petite saleté — un cheveu, une pellicule et d’un
revers de la main, elle la balaye… comme ça !… (Il fait maladroitement le geste évoqué) Non, vraiment…
1er vieillard.
Qu’est ce qui vous choque ?
2e vieillard.
Allons ! Allons ! En cet instant, où elle devrait être dans le ravissement, sa
jeune alliance étincelle de tous les feux du serment échangé, elle est enfin au bras de l’homme choisi,
entre tous, elle peut, aux yeux du monde, contempler son beau sourire, son jeune cou si tendre, et
même sa pomme d’Adam, voilà qu’elle se préoccupe d’une saleté sur son vêtement ?! Elle sera
autoritaire. Possessive. “Cet homme est à moi, vous voyez, je l’époussette !“.
1er vieillard.
Constat tragique.
Les deux commères repassent coupe à la main, observant et se détournant des vieillards jugés trop
peu intéressants
Elles sortent.
1er vieillard.
Qui est-ce ?
2e vieillard.
Je ne les connais pas… Elles sont étrangères… elles viennent dans les
mariages … et elles boivent !…
Silence.
1er vieillard.
Il paraît que nous les vieux nous sommes trop nombreux !…
2e vieillard.
Nous sommes trop nombreux.
1er vieillard.
Que nous vivons trop longtemps !
2e vieillard.
Nous vivons trop longtemps.
1er vieillard.
En ce qui me concerne, je ne l’ai pas fait exprès…
2e vieillard.
Ts… Ts… Ts…
1er vieillard.
Bien sûr, j’ai essayé de ne pas mourir… Mais comme tout le monde… Si je
n’ai pas fumé c’est que ça me donnait des insomnies… Si je n’ai pas bu, c’est que ça me donnait des
somnolences… Mais je n’avais pas l’intention d’encombrer…
2e vieillard.
Moi, j’ai bu et j’ai fumé… Et comme vous, j’encombre.
1er vieillard.
Qu’est-ce qu’ils veulent au juste ?
2e vieillard.
Devinez.
1er vieillard.
Comment faire ? J’ai toujours eu une santé bétonnée. Je suis née dans une
famille très pauvre, et très fatiguée. Sur sept enfants, quatre n’ont pas tenu le coup. Dans ces familleslà, ceux qui en réchappent sont increvables…
2e vieillard.
Et moi donc ! J’ai traversé les guerres, les déserts, les femmes les hommes,
les restrictions, toutes les grippes, les chômages, toutes les élections… et voilà ! je suis là. Il n’y a que
les jambes… Ah ! ça les jambes !
1er vieillard.
Moi aussi, c’est les jambes… J’ai tellement aimé les belles petites…elles
m’ont tellement fait marcher, elles m’ont usé les guiboles ! J’ai tellement aimé les beaux ptis gas, ils
m’ont fait danser, ils m’ont usé les guiboles (Il rit ) Je peux encore rire sans tousser… Et vous ?
2e vieillard.
Bien sûr !
1er vieillard.
A notre âge, c’est rare…
2e vieillard.
Oui, mais c’est plus le même rire…
Dérives modif J.doc- 3/7
1er vieillard.
C’est parce qu’on ne les entend plus de la même oreille.
2e vieillard.
Ah ! Le temps où on courait pour attraper un autobus… On pouvait sauter
légèrement sur la plate-forme arrière, comme en dansant, vous vous souvenez ? J’y arrivais sans me
décoiffer…
1er vieillard.
Et il y avait toujours une jeune femme pour vous féliciter d’un sourire… Et il y
en avait toujours un pour nous siffler, admiratif
2e vieillard.
jamais les hommes !
Maintenant, elles ne sourient plus jamais, les femmes ! ils ne sifflent plus
1er vieillard.
Si, si, elles sourient… mais à côté de nous…Si si ils sifflent mais sur d’autres
jeunettes Et voilà déjà l’automne…
2e vieillard.
L’automne ? On est en juin…
1er vieillard.
C’est ce que je dis : on va vers l’automne…
2e vieillard.
De toute façon… maintenant pour nous, le temps, c’est de la carpette usée…
1er vieillard.
Venez, le buffet est excellent… surtout les gâteaux.
2e vieillard.
Vous en êtes déjà aux gâteaux ?
1er vieillard.
pris
C’est par là que je commence… ils disparaissent trop vite…c’est déjà çà de
Ils sortent
Entrent les trois pucelles. Environ quatorze, quinze ans . Elles claquent des doigts et des balançoires
descendent. Elles se balancent, bien sûr ! (Fastoche !!! note du machiniste) Un jeune homme timide passe
avec son walk man ne semblant pas les écouter mais les regarde à la dérobée
Elles essaient des pas de danse sur la musique de fond
1ère Pucelle.
Pourtant on a un corps intéressant.
3ème Pucelle.
Trois corps intéressants.
2ème Pucelle.
Qu’est-ce qu’on attend ?
3ème Pucelle.
L’herbe pas assez tendre, le soleil trop humide.
1ère Pucelle.
On ne va pas rester vierges toute notre vie ?
3ème Pucelle.
À quinze ans la situation n’est pas encore bloquée.
1ère Pucelle.
T’as vu des films porno ?
2ème Pucelle.
Bien sûr.
3ème Pucelle.
Un peu lourd.
2ème Pucelle.
Trop répétitif.
3ème Pucelle.
Ça manque de langage vraiment structuré.
1 ère Pucelle ou le jeune homme ?
Trop de silicone.
Elles se balancent.
Dérives modif J.doc- 4/7
1ère Pucelle.
Et Jean-Luc ?
3ème Pucelle.
Je vais le dégager.
2ème Pucelle.
Pas sympa ?
3ème Pucelle.
Trop. Toujours dans mes pattes. Un café ? Un ciné ? Un chocolat ? Un
chewing-gum ? Un coke ? Une balade en forêt ?
2ème Pucelle.
Aïe !
3ème Pucelle.
de réception.
Non, non… c’est un type à vous demander la permission par écrit… avec avis
1ère Pucelle.
Impuissant ?
3ème Pucelle.
Pas impossible… Il m’empêche de respirer…
2ème Pucelle.
Il t’a embrassée ?
3ème Pucelle.
Oui, quand même !
1ère Pucelle.
Alors ?
3ème Pucelle.
Alors… Quand j’ai senti sa langue… curieux, je me suis mise à penser à la
découverte de l’électricité !
Entrent les deux nonchalants… Ne viennent-ils pas pour approcher les jeunes filles ?
1er nonchalant.
Il ne faut pas oublier qu’il lui a mis le pied à l’étrier.
2e nonchalant.
Oui, mais, il lui a retiré le cheval…
Regards faussement indifférents vers les jeunes filles qui leur adressent des gestes équivoques.
1er nonchalant.
(en s’éloignant) Il n’y a plus de jeunes filles, il n’y a que des charretiers…
Les deux nonchalants sortent.
1ère Pucelle.
Être allongée dans un bain moussant vert pâle, écoutant un CD de Freddie
Mercury, le soleil à travers la fenêtre, un blue lagoon à portée de main, un homme très beau, assis sur
un tabouret bleu vif, et qui me regarde en souriant… pendant des heures…
2ème Pucelle.
Et alors ?
1ère Pucelle.
perte de vie ?
Alors, c’est tout à fait autre chose… Est-ce qu’on va s’ennuyer comme ça à
2ème Pucelle.
Moi, je ne m’ennuie pas vraiment. Je m’énerve un peu. Mais dans deux ans je
ferai l’amour : le soir des résultats du bac. Si j’échoue, ça me consolera. Si je suis reçue, ça
s’ajoutera…
3ème Pucelle.
Tu planifies, quoi !
1ère Pucelle.
Tu as un copain ?
2ème Pucelle.
D’ici là, il sera…
1ère Pucelle.
C’est qui ?
2ème Pucelle.
Simon.
Dérives modif J.doc- 5/7
1ère Pucelle.
Qui est très roux et un peu juif.
2ème Pucelle.
Qui est un peu roux et très juif.
1ère Pucelle.
Il est très intelligent !
2ème Pucelle.
Très.
3ème Pucelle.
Tous les juifs sont intelligents, c’est ça qui est terrible.
1ère Pucelle.
Si on allait faire un peu d’auto-stop ?
2ème Pucelle.
Tu veux te tirer ?
1ère Pucelle.
On choisit une caisse très classe et quand le type s’arrête…
3ème Pucelle.
Avec nous, il s’arrête tout de suite…
1ère Pucelle.
On lui dit simplement : “ Si vous cherchez votre bonne femme, elle est dans
les bras de votre amant ! “
2ème Pucelle.
Est-ce qu’on est intelligentes ?
3ème Pucelle.
On est sur le point de le devenir étonnamment.
2ème Pucelle.
Il paraît que ça fait mal ?
3ème Pucelle.
Très. L’intelligence c’est un truc très douloureux. C’est pour ça que les mecs
qui sont des êtres très sensibles et n’aiment pas voir souffrir n’épousent que des connes…
2ème Pucelle.
Alors nous, on se mariera pas !
1ère Pucelle.
chagrin.
Si on se faisait pleurer Avec des vrais larmes, jusqu’à ce qu’on ait un vrai
2ème Pucelle.
Tant qu’à faire, j’aimerais alors un vrai chagrin d’amour.
3ème Pucelle.
Mais pour ça faut de l’amour !
Elles descendent des balançoires.
1ère Pucelle.
J’aimerai jamais un type comme je t’aime, toi…
2ème Pucelle.
Je dois me retirer ?
1ère Pucelle.
Vous avez fait des marelles, dan votre enfance. (Elle exécute la marche sautée de la
marelle) Le ciel ! On tourne dans le ciel et on redescend jusqu’à la terre, jusqu’à l’enfer !…
Arrivent un jeune homme et une jeune femme en chapeau.
Elle.
me fasses un enfant.
Paul, tu sais ce que je voudrais ? (Paul s’arrête et la regarde ) Je voudrais que tu
Paul.
Tout de suite !
Il lui prend la main et l’entraîne en courant.
2ème Pucelle.
Il va le faire ?
3ème Pucelle.
Si on les suivait discrètement ? Autant se renseigner.
Arrivent joyeusement les commères, les mariés
Dérives modif J.doc- 6/7
Un nonchalant
enchères la jarretière de la mariée…
Venez, venez tous… On va faire la photo et mettre aux
Toute la noce sort joyeusement. Reste en scène, rêveuse et décontenancée, la première pucelle. Le
jeune garçon au walk-man s’approche d’elle :
Le jeune garçon.
1ère Pucelle.
Je te regarde depuis ce matin… Je te trouve…
(timide tout à coup et minaudant)
…
Le jeune garçon.
Je te trouve … formidable…
1ère Pucelle.
Ah ?
Le jeune garçon.
On peut se revoir ?
1ère Pucelle.
…
Le jeune garçon.
Demain ?
1ère Pucelle.
Se sauve sans oser répondre
On entend le cri des enchères… et la musique.
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F I N
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Dérives modif J.doc- 7/7