cadres de plus de 45 ans - CFE-CGC
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LES « CADRES DE PLUS DE 45 ANS » : APPROCHE SOCIO-HISTORIQUE D’UNE CATÉGORIE DE CHÔMEURS Nathalie HUGOT-PIRON mars 2009 Doctorante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) Centre Maurice Halbwachs (CMH-CNRS) 43 DEUXIÈME PARTIE LES « CADRES DE PLUS DE 45 ANS » OU L’EXTENSION D’UNE PROTECTION À la Libération, on aborde un contexte socio-historique résolument différent : le deuxième conflit mondial et la longue période de l’Occupation ont profondément bouleversé et affaibli la société française. Cette période correspond à une période historique en voie de rupture avec le passé des syndicats d’ingénieurs, même si les modes revendicatifs et les réclamations sont encore proches de ceux de l’entre-deux-guerres. Néanmoins, cette période représente un moment charnière où les cadres vont devenir numériquement et symboliquement de plus en plus importants dans la société française en incarnant progressivement le « mythe fédérateur » de la modernité de société salariale [Bouffartigue, Gadea, 2000, p. 22]. Alors qu’ils n’étaient que 50 à 60 000 ingénieurs diplômés dans l’entre-deux-guerres, le groupe professionnel des ingénieurs et cadres comprend entre 120 000 et 140 000 individus en 1945 (73). Mais ils ne sont pas encore recensés dans la statistique générale. C’est avec les arrêtés Parodi-Croizat du 22 septembre 1945, consacrant un statut légal à la notion de cadre à partir du principe de détention d’un diplôme ou d’une expérience professionnelle jugée équivalente, que les cadres obtiennent une première reconnaissance officielle (74). Cette définition sera largement reprise par la suite dans les nomenclatures pour définir l’émergence de ce nouveau groupe social qui admet, autour des ingénieurs et cadres supérieurs, d’autres catégories professionnelles comme les techniciens, les agents de maîtrise et les VRP. Les arrêtés Parodi établissent en outre une classification des salariés et une hiérarchisation des salaires, ainsi que des comités d’entreprise avec la création des premiers collèges des cadres. Au sein de ce nouveau contexte historique, la formule des « ingénieurs âgés » réapparaît sous la forme des « ingénieurs et cadres âgés » au cours des années 1950, et évolue de façon plus autonome sous les traits du « cadre de plus de 45 ans » ou du « cadre âgé » tout au long de cette décennie jusqu’aux années 1960. Ce slogan s’intègre alors dans une politique de la main-d’œuvre, destinée à rompre avec le régime de Vichy et devient un « problème social » dans une politique publique de lutte contre le chômage à l’heure où les classes moyennes constituent un appui politique incontournable [Guillaume, 1997]. Les années d’après-guerre forment donc un environnement social dans lequel l’expression catégorielle continuera à être employée par les syndicats d’ingénieurs et cadres comme argument revendicatif, au même titre que celui des « ingénieurs âgés » dans la situation protectionniste antérieure. La formule, portée par la jeune génération de syndicalistes de l’entre-deux-guerres, sera donc réutilisée afin de poursuivre le travail de solidarité corporative entamé par leurs prédécesseurs. Mais, contrairement aux décennies précédentes, leurs vœux de reconnaissance seront cette fois-ci pris en compte par l’État grâce au contexte politique approprié au croisement de trois influences : le rayonnement du syndicalisme des travailleurs intellectuels, le renouveau d’une politique de la vieillesse orientée vers la protection des « travailleurs âgés », et le déploiement d’une politique de l’emploi privilégiant des dispositifs de placement et de formation professionnelle. Aussi cette deuxième partie vise-t-elle à démontrer comment la période des « Trente Glorieuses » permet à la formule protectionniste des « ingénieurs âgés » de s’introduire dans le tourbillon des mesures sociales de l’État-providence, État gaulliste et réformiste qui s’affirme comme principal « réparateur » des problèmes sociaux auprès de certaines catégories de population, comme les « jeunes » ou encore les « vieux » [Paugam, Schweyer, 1998]. Loin de prétendre à l’exhaustivité sur l’ensemble de cette longue période historique, notre démarche est d’apporter quelques éclairages sur le renforcement du syndicalisme des ingénieurs et cadres, dans sa détermination à protéger la vieillesse de ses membres. (73) Bulletin hebdomadaire de la Confédération générale des cadres (CGC), Le Creuset, Organe des ingénieurs et cadres administratifs et commerciaux, n° 6, mars 1945. (74) Arrêtés Parodi, J.O. du 27 septembre 1945. 44 CHAPITRE 4 – LE RENOUVELLEMENT DU SYNDICALISME DES INGÉNIEURS ET ÉMERGENCE DES CADRES À LA LIBÉRATION Après la guerre et l’interdiction des syndicats sous Vichy, le syndicalisme des ingénieurs et cadres se reconstruit en rupture avec le passé. De profondes modifications vont transformer l’ancien paysage syndical de l’entre-deux-guerres, caractérisé par une récente fusion des syndicats d’ingénieurs et l’émergence d’un nouveau groupe de « collaborateurs » auprès de qui les ingénieurs s’identifient en tant que « cadres ». La France se remet progressivement d’une guerre longue et coûteuse, qui laisse la place à une période de reconstruction politique et économique sous la IVe République (1947-1958). La Libération constitue dès lors une seconde étape dans le syndicalisme des ingénieurs qui comprend vite le rôle que ceux-ci peuvent jouer dans le relèvement de la société française, au lendemain de la guerre. À cet égard, Yves Fournis, secrétaire générale de la CGC, exprime cette évidence sans détour. « Un monde est en train de se former ; il nous appartient d’en être les constructeurs, car, au siècle de la machine, il serait illogique d’espérer construire quoi que ce soit, sans faire appel aux ingénieurs » (75). Ces années d’après-guerre sont dominées par l’émergence de la catégorie naissante des cadres, dont le nom est ancien puisqu’il désigne depuis la fin du XVIIIe siècle l’ensemble des officiers et sous-officiers [Grelon, 2001] (76). C’est donc un nouveau groupe social, « réalité importante et tangible » qui s’impose progressivement dans la société française grâce au rôle moteur que la CGC impulse en regroupant à partir du noyau des ingénieurs « des individus mal définis qui occupent des positions de pouvoir intermédiaire dans les entreprises » pour « constituer un ensemble objectivement hétérogène mais suffisamment unifié symboliquement pour imposer la croyance dans son existence en tant que groupe social spécifique et nouveau » [Descostes, Robert, 1984, p. 7 ; Boltanski, 1982, p. 127]. Elle accepte les techniciens, les contremaîtres et les VRP, autant d’individus issus de mondes sociaux et professionnels éloignés des ingénieurs, mais qui parviennent à se reconnaître au sein d’un même groupe à partir d’une identité collective homogène et charismatique du cadre en obtenant des droits garantis par l’État [Ibid.]. 4.1. Les transformations du paysage syndical Le paysage syndical des ingénieurs se transforme et plusieurs groupements d’ingénieurs disparaissent. Plus particulièrement l’USIF et la Chambre syndicale des ingénieurs (CSI) cessent toutes activités sous la IVe République. L’USIF est dissoute lors du décès de son initiateur en 1943, Paul Boucherot, à qui en définitive incombait la vivacité de ce groupement. Mais son idéologie, loin d’être oubliée, perdure chez certains syndicalistes issus de la jeune génération. En revanche, le déclin de l’USIC est amorcé. Ce syndicat conserve encore quelques centres d’intérêts. Il sera renommé le Mouvement des cadres, ingénieurs et dirigeants Chrétiens (MCC) en 1965, mais son influence dans le nouveau syndicalisme des ingénieurs et cadres sera désormais marginale. La FASSFI perd son caractère syndical en devenant la Fédération des associations et sociétés françaises d’ingénieurs diplômés (FASFID) en 1956, quand elle supprime définitivement les « syndicats », déjà rayés sous Vichy, pour ne conserver que les « diplômés ». Toutefois, elle conservera un certain pouvoir en jouant un rôle essentiel dans la création d’autres organismes fédérateurs comme la création de l’Union des associations et sociétés industrielles françaises (UASIF) en 1948, puis le Conseil national des ingénieurs français (CNIF) en 1957, avec lequel elle fusionne pour créer l’actuel Conseil national des ingénieurs et scientifiques de France (CNISF) en 1992. Il ne reste maintenant plus qu’un seul syndicat de l’encadrement en présence, la Confédération générale des cadres (CGC), à laquelle la FNSI est affiliée. La récente CGC est née le 15 octobre 1944 de la transformation du Comité d’action syndicale des ingénieurs et (75) Texte d’introduction d’Yves Fournis, Ingénieurs et Cadres de France, n° 18, janvier 1947. (76) Mais ce vocable pourrait être bien plus antérieur encore. Lors son séminaire « Professions techniques », André Grelon a notamment fait mention de l’évocation du vocable « cadre » dès le XVIIIe. Plus tôt encore, François Jacquin situe son apparition dès le XIIIe siècle [Jacquin, 1955, p. XII]. 45 cadres (CASIC) qui a reçu l’adhésion de la FNSI, du GSCD, la FIATIM et du syndicat des VRP. La CGC regroupe alors 32 fédérations et syndicats de l’encadrement, et s’installe au 30 rue de Gramont sous la direction de Jean Ducros, Roger Millot et Yves Fournis. En dépit de cette fusion, des oppositions subsistent entre la FNSI et la CGC qui ne représentent pas les mêmes populations. D’un côté, la FNSI a pour vocation de rassembler les ingénieurs dans la continuité des syndicats de l’union. De l’autre, la CGC promulgue dans un dessein plus ambitieux, une identité d’encadrement plus générique acceptant aussi d’autres catégories de salariés jusqu’alors ignorées, comme les agents de maîtrise ou les techniciens. Il y a bien là une différence dans les fondements : il s’agit, d’un côté, de représenter les ingénieurs et de l’autre, les cadres. À ce propos, André Grelon insiste tout particulièrement sur le fait que ces deux groupes socioprofessionnels se sont toujours vécus comme très différents, et qu’il convient plutôt de parler des « ingénieurs et cadres » pour montrer que ces alliances ne se sont pas réalisées sans méfiance, les ingénieurs étant toujours prêts à se séparer des cadres [Grelon, 2001]. 4.1.1. L’expansion de la Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs et de cadres (FNSIC) La Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs (FNSI) devient la Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs et de cadres supérieurs (FNSIC) au congrès du 27 avril 1946, où il est décidé de sa fusion avec le Groupement syndical des collaborateurs diplômés des grandes écoles et des facultés (GSCD) qui regroupe depuis 1937 des « collaborateurs dont les fonctions dans les entreprises s’établissent au même niveau que celles des ingénieurs » (77). C’est ainsi que la FNSI devient par nécessité la FNSIC par le groupement de cadres diplômés et renomme sa revue, Ingénieurs et cadres de France (78). Ses premiers comités de bureau se composent de Jean Ducros (président de la CGC de 1944 à 1955), Yves Fournis (FNSI), Jean de Front Réaulx (CTI), Claude Massoulier (SPID) et de nombreux syndicalistes de l’USIF dont, Georges Wolff, Daniel Florentin, Joseph Virolle, René Gruzelle, Louis Janssen, Henri Benoit-Guyod, Edouard Delacommune, Maurice Dablincourt, Joseph Virolle, Paul Dubois, Henry Lion, pour ne citer que les principaux (79). Sous la dépendance des syndicats fondateurs, le rôle de la FNSI est de mettre en place un syndicalisme catégoriel « constructif », où il est convenu que l’action syndicale doit s’exercer auprès des pouvoirs publics et des organisations patronales. Dès sa création, elle regroupe 22 000 adhérents et devient rapidement une organisation importante. En 1947, la FNSI et la CGC mettent en place un système de double affiliation, dans lequel les ingénieurs et cadres sont affiliés à la fois à des organismes professionnels dits « verticaux » (textile, métallurgie, fonction publique…) et à la FNSIC où sont étudiés tous les sujets à caractère interprofessionnel dits « horizontaux », tels que le chômage, la formation professionnelle, la prévoyance, le placement et les brevets d’invention. Ces différents sujets se constitueront ensuite en « commissions » au sein de la fédération, et seront traditionnellement passés en revue lors des congrès annuels de la fédération. 4.1.1.1. Les salaires, la retraite et le placement Durant les années 1950, les revendications syndicales de la FNSC concernent les salaires, le logement, la scolarité, les allocations familiales et la réforme de l’enseignement. La question des salaires est l’un des principaux sujets de revendication défendus par la FNSI. Dès sa création, en 1937, elle a déjà protesté contre le manque de règles définissant l’échelle des salaires des ingénieurs qui reposait, selon elle, sur des textes réglementaires trop imprécis. Sur le même front des revendications, la FNSI a multiplié ses démarches sur le volet de la « prévoyance » auprès des organisations patronales, comme on a déjà pu le voir. Ce qui explique qu’à la fin de la guerre, la retraite des ingénieurs continue à être un sujet de lutte, perçu par les syndicats d’ingénieurs comme un objet « d’inquiétude » dès 1945 en expliquant que « dans une période aussi instable que celle que nous traversons, les travailleurs s’inquiètent à juste titre des moyens de garantir à leurs vieux jours des ressources suffisantes » (80). Cette inquiétude syndicale réapparaît en février 1946 dans la circulaire d’informations, où il est question de proposer une série d’idées pour faciliter et accompagner la retraite des ingénieurs, soit en développant « l’assistance sociale et la (77) Bulletin d’information de la FNSIC, Ingénieurs et Cadres de France, n° 53, janvier/février 1956, p. 23. (78) Circulaires d’informations, Paris : FNSI, 1945-1948. La circulaire d’informations de la fédération change de nom à partir de mai 1948 (n° 25) pour s’intituler par la suite Ingénieurs et cadres de France. (79) Fonds d’archives privées de Roger Millot (F delta 1065) : carton 36 (cadres/ingénieurs/CGC/FNSIC/CIC). (80) Circulaire d’informations – Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs (FNSI), n° 3, mai 1945. 46 solidarité », soit en allégeant la fiscalité après 60 ans pour qu’ils puissent bénéficier d’une retraite (81). « Serait-ce parce que ces vieux, qui sont honteux d’être devenus pauvres et d’avoir vu fondre leur épargne, fruit d’un travail et de privations péniblement accumulées, n’ont pas le courage ou la force de manifester, eux aussi, dans les rues ? Mais leur honte est celle de la société, de cette société qui les laisse mourir de faim après les avoir dépouillés. Ils sont des centaines de milliers que les lois d’exception ont ruinés et réduits à la misère. Sommes-nous en France sous la IVe République, ou bien au pays des Hottentots, où les personnes âgées sont abandonnées hors du Kraal, où elles périront tuées par la faim, ou bien encore dans telle autre région où existent des cocotiers qu’on secoue ? Non !… Nous sommes seulement en pays civilisés où on laisse les vieux chez eux, mais où, après les avoir dépouillés peu à peu, on les laisse mourir de chagrin et de misère. Et on ose parler de progrès social !… » (82). Parmi les autres sujets de revendication défendus par la FNSI, les questions de l’emploi et le « placement » font également partie des réclamations de la fédération. Son intention est de défendre le placement privé des cadres, ce qu’elle réalise déjà en proposant à ses adhérents un service de placement analogue à ceux des syndicats d’ingénieurs d’avantguerre. C’est dans ce contexte syndical, que l’ancienne thématique de l’« ingénieur âgé » va resurgir dans le syndicalisme des cadres d’après guerre, par l’action concertée d’une poignée de syndicalistes opposés à l’Ordonnance de 1945 décrétant l’obligation de cotisation au régime unique de Sécurité sociale et le monopole de l’État sur le placement et, par-là même, la fin des bureaux de placements privés. Aussi la FNSI aura-t-elle un rôle tout à fait déterminant dans l’émergence du groupe socioprofessionnel des cadres en déployant, dès la Libération, une forte présence syndicale. 4.1.1.2. Des militants engagés Le militantisme de la FNSI continue à être porté par la jeune génération des militants de l’entre-deux-guerres qui ont participé à la réunification, tels Paul Dubois, Georges Wolff, Daniel Florentin, Joseph Virolle, Henry Benoit-Guyod, Maurice Dablincourt, René Gruzelle, Claude Massoulier ou Victor Delacommune. Dans cette période historique, on retrouve aussi d’autres syndicalistes de la IIIe République comme Roger Millot qui jouera un rôle important dans le syndicalisme des cadres sous la IVe République. Il exercera un rôle d’influence et de persuasion auprès de nombreuses personnalités politiques (83). Citons aussi Albert Lecompte, autre acteur important issu du GSCD, où il a eu un rôle important puisqu’il a été le deuxième vice-président, mais sur lequel nous savons encore peu de choses. Diplômé de l’École supérieure de commerce de Paris (1920), Albert Lecompte travaille dans le secteur industriel de la métallurgie. Dans les années 1950, il occupe un emploi de directeur commercial en parallèle de ses activités militantes à la FNSIC-CGC et à la CTI, où il parvient à obtenir le siège de vice-président. Dans cette dernière organisation, il a la responsabilité de plusieurs groupes de travail au ministère du Travail où il défendra la formation et le placement des ingénieurs et cadres avec l’aide d’un autre syndicaliste, Jean Lavrillat. De façon générale, tous ces acteurs syndicaux de la FNSIC-CGC vont poursuivre ce qu’ils avaient entrepris avant la réunification des syndicats, en s’attachant à pérenniser le syndicalisme d’ingénieurs tout en s’adaptant au nouveau contexte politique. L’ensemble de leurs actions sera soutenu par l’ancienne Confédération des travailleurs intellectuels (CTI), dont le pouvoir sera croissant tout au long de la IVe République. 4.1.2. Le soutien réitéré de la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI) La CTI continue à progresser. Elle parvient à réunir 300 000 adhérents en 1950 et 600 000 en 1970, alors que sa consœur, la Confédération internationale des travailleurs intellectuels (CITI), est moribonde au lendemain de la guerre. En contraste, la CTI connaît un rayonnement considérable sous la IVe et la Ve République (depuis 1958) grâce à son nouveau président, Alfred Rosier, haut fonctionnaire qui avait auparavant en charge la direc- (81) Ibid., n° 8, janvier-février 1946. (82) Ibid., n° 14, août-septembre 1946. (83) Fonds d’archives privées de Roger Millot (F delta 1065). 47 tion du Bureau universitaire de statistique (BUS). À l’origine, le BUS a été conjointement créé avec le ministère de l’Instruction publique, l’Union nationale des associations générales d’étudiants de France (UNEF) et la CGPF dans un contexte de crise, en 1932/1933. Conçu comme cellule de documentation et de statistique sur les étudiants, ce bureau a pour vocation de recueillir des données en raison de l’inquiétude suscitée par l’insuffisance de débouchés professionnels liés aux circonstances économiques. Il bénéficie de subventions et d’un hébergement grâce au patronage du ministère de l’Éducation nationale et du ministère du Travail (84). Fort de ces différents patronages lui donnant autorité, le BUS prendra de l’ampleur par la montée du chômage grâce à sa capacité de production statistique, et nommera à sa tête un jeune fonctionnaire jusqu’alors inconnu, Alfred Rosier. Celui-ci deviendra un personnage important dans le syndicalisme des travailleurs intellectuels puisqu’il succédera à André Sainte-Laguë à la tête de la CTI, et occupera conjointement le poste de directeur de la main-d’œuvre au ministère du Travail de 1947 à 1957. 4.1.2.1. Une nouvelle présidence à la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI) : Alfred Rosier (1900-1986) Dans les années 1920, ce docteur en droit milite dans les milieux estudiantins à Lyon, où il devient directeur d’une Association générale d’étudiants (AGE). De 1937 à 1939, Alfred Rosier est directeur de cabinet de Jean Zay [Prost, 2003]. Au cours de ces années, il s’engage aux côtés des travailleurs intellectuels et soutien le syndicalisme des ingénieurs. Il offre notamment à l’USIF la possibilité de mesurer le nombre de diplômés et d’en évaluer son « surnombre » dans de nombreux écrits, et dans tous les lieux où il est invité à s’exprimer : conférences dans les universités et les grandes écoles, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), Musée social, etc. (85). Sous sa plume, l’argument des « plus de quarante ans » ou de « ceux qui ont plusieurs années d’expérience » se précise. La notion se transforme en variable démographique pour représenter les ingénieurs « âgés de plus de 45 ans ». Dans son premier ouvrage sur le Chômage intellectuel qui paraît en 1934 au plus fort de la crise, si la qualité des débouchés ouverts aux jeunes diplômés est particulièrement « angoissante » et le chômage des « jeunes ingénieurs » est quant à lui « sans espoir », celui des « vieux ingénieurs » est définitivement « alarmant » (86). Il souligne en particulier « l’excès de diplômés », le « déclassement » des ingénieurs et les difficultés de placement des « ingénieurs âgés », en continuité avec les thèmes revendicatifs de l’USIF. « […] nous soulignerons la détresse des jeunes ingénieurs dont le stage se prolongera sans espoir, comme celle des vieux ingénieurs, [c’est-à-dire âgés de plus de 45 ans], fortement spécialisés après 15 ou 20 ans de travail et qui subissent de ce fait un chômage complet et souvent définitif » (87). « D’où provient cet état de choses ? Non point essentiellement des Facultés des sciences et des Instituts, ni même des Écoles des Arts et Métiers, dont le recrutement est limité et contrôlé par rapport à l’ensemble des effectifs scientifiques ; mais des écoles qui se créent et se développent sans ordre, sans discipline et où règne parfois un état d’esprit déplorable… La première impression qui se dégage de ce domaine étant celle d’une véritable anarchie » (88). (84) AN versement n° 19771191 (art. 15), ministère de l’Éducation nationale, direction de l’enseignement technique : Bureau universitaire de statistique (statuts, fonctionnement, demandes de subventions 1941-1947) ; AN versement n° 19760147 (art. 298-336), Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), comité de coordination des enquêtes statistiques : activités du Bureau universitaire de statistique, 1946-1968. Le BUS édite un bulletin d’informations hebdomadaire, Bulletin universitaire de statistique et de documentation scolaire et professionnelle, disponible à la BNF. Cette cellule de documentation est à l’origine de l’actuel Office National d’Information sur les Enseignements et les Professions (ONISEP) ; AN 19870194 sur les origines de l’ONISEP. (85) Rosier Alfred, « La statistique du chômage dans les professions intellectuelles », Le Musée social, n° 9, septembre 1936, pp. 249-262 ; « La notion de chômage dans les professions intellectuelles », ibid., n° 8, août 1936, pp. 215-227 ; Chômage intellectuel, le rôle du Bureau universitaire de statistique de Paris, Amiens, Imprimerie du progrès de la Somme, 1937 ; « Des remèdes à apporter au problème du chômage intellectuel », Agen, Imprimerie moderne, 2e rapport présenté à la section juridique du Musée social, 1937 ; « L’organisation du marché intellectuel », in C. Bouglé (dir.), L’Encyclopédie française, t. XV, Éducation et instruction, Paris, Société de gestion de l’Encyclopédie française, 1939. (86) Rosier Alfred (1934), Du chômage intellectuel. De l’encombrement des professions libérales, Paris, Delagrave, p. 5. (87) Ibid. Entre crochets dans le texte. (88) Ibid. p. 69. 48 Sous le Front populaire, Alfred Rosier est ensuite nommé chef de cabinet ministériel de Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale et de la culture. Pendant la guerre, il entre dans la résistance, et fonde le groupe « Maintenir » qui réunit quelques partisans de la CTI, tels André Saint-Laguë, Maurice Dablincourt et Henri Benoit-Guyod, avec lesquels il noue de profondes amitiés (89). À la Libération, l’influence d’Alfred Rosier est décisive : il est nommé chef de cabinet de René Capitant, ministre de l’Éducation nationale de 1944 à 1945, puis devient directeur du Travail et de la main-d’œuvre en octobre 1947, en remplacement de Jacques Maillet. Fervent militant, proche de la mouvance socialiste (SFIO), il connaîtra après une brillante carrière politique de haut commis de l’État à la Direction de la main-d’œuvre où il défendra l’emploi des cadres, et participera activement à la sélection de la main-d’œuvre étrangère sous la IVe République [Spire, 2005]. Il sera en outre élu membre du Grand Conseil du Musée social en 1946, porté à la vice-présidence du Centre d'études, de documentation, d'information et d'action sociale (CEDIAS) du Musée social en 1975, puis président d’honneur en 1979. Parallèlement, il conservera le poste de directeur du BUS pendant de nombreuses années, en lui donnant plus l’ampleur au début des années 1950 : il lancera la revue « Avenirs » à destination des étudiants, revue dont se charge l’actuel ONISEP, et conservera sa responsabilité jusqu’aux années 1950 et 1960, aidé par un secrétaire général adjoint, Jacques Thill (90). Aussi Alfred Rosier deviendra-til une personnalité politique incontournable, élu dans de nombreuses commissions ministérielles dans lesquelles il ne cessera de défendre la cause des travailleurs intellectuels. Grâce au cumul de ses deux mandats, son pouvoir d’actions sera donc considérable. Cette nouvelle période historique du syndicalisme des ingénieurs et cadres est donc dépendante de ce personnage-clé, sur lequel rien n’a été écrit. Il travaille avec Pierre Demondion, chef du premier bureau à la direction de la main-d’œuvre. Celui-ci détient également un mandat syndical en tant que secrétaire général à la CTI. Ces nominations se présentent donc comme de grandes opportunités pour les syndicats d’ingénieurs et de cadres, qui saisissent alors l’ouverture qui se présente à eux pour gagner en représentativité dans un contexte de la IV e République, propice au développement des classes moyennes [Guillaume, 1997]. La CTI soutient en effet systématiquement les revendications de la FNSIC et de la CGC dans un contexte de protection des travailleurs intellectuels, où les ingénieurs et cadres sont inclus. Et d’ailleurs la CGC ne s’en cache pas, et le déclare ouvertement dans son bulletin : « La CTI est toute disposée à appuyer auprès des pouvoirs publics les demandes que nous lui formulons » (91). 4.1.2.2. De nouvelles orientations À la Libération, la CTI détient un pouvoir considérable qu’elle consolide avec les forces de gauche. Ses réclamations sont à peu près semblables à celles des années 1930 : elles portent sur le chômage (placement, formation des cadres, insertion de la « jeunesse diplômée »), la défense des artistes et des professions libérales (protection de la création intellectuelle, placement des artistes du spectacle, régimes de retraite, politique en faveur des handicapés), soutien du syndicalisme étudiant (logement, santé). Progressivement, elle reprend ses activités en lien permanent avec les ingénieurs et cadres. En fait, les responsables syndicaux de la FNSIC et de la CGC ne sont pas courtoisement accueillis à la CTI pour participer de temps à autre à quelques projets. Bien au contraire, ce sont de fervents partisans de ce mouvement auquel ils sont particulièrement attachés. C’est le cas des syndicalistes comme Henri Benoit-Guyod, Maurice Dablincourt, Albert Lecompte ou Georges Wolff, qui sont persuadés de la possibilité de construire une grande défense corporative propre aux travailleurs intellectuels. Dès lors, profondément investis dans cette organisation, ils contribuent à leur manière à la politique de lobbying menée par la CTI en ralliant députés et parlementaires influents à la cause du travail intellectuel. Aussi l’influence de la CTI sera-t-elle incontournable dans le paysage politique à partir de 1947 et ce, jusqu’à la fin des années 1970, même après le départ d’Alfred Rosier au terme de la IVe République. (89) Ce qui expliquera sans doute l’engagement militant des ingénieurs dans le mouvement des travailleurs intellectuels. (90) Francis Danvers (1990), Le Bureau universitaire de statistique d’Alfred Rosier : mémoire et modernité. Conservatoire national des arts et métiers. (91) Le Creuset, n° 140, février 1950. 49 4.1.3. Les sections cadres dans les centrales ouvrières et groupements associatifs Par ailleurs, le paysage syndical se compose aussi des nouvelles sections cadres des centrales ouvrières. Même si la CGC reste dominante dans le syndicalisme des cadres, les centrales ouvrières représentent aussi des forces montantes rivales, sur lesquelles la CGC aura l’idée de s’appuyer pour renforcer sa légitimité par la défense du paritarisme [Grunberg, Mouriaux, 1979]. En 1944, la CFTC crée la Fédération française des syndicats d’ingénieurs et de cadres (FFSIC) pour regrouper les ingénieurs, cadres et techniciens devant la concurrence de la jeune CGC qui attire les cadres de confession catholique. Toutefois, la FFSIC sera relativement proche des ingénieurs et des travailleurs intellectuels. Son président, Jean Escher-Desrivières, d’ailleurs lui-même ingénieur, deviendra membre actif du comité de bureau de la CTI (92). La FFSIC se transforme en Fédération des syndicats d’ingénieurs et cadres chrétiens (FSIC) en 1964 au moment de la déconfessionnalisation de la CFTC, puis en Union générale des ingénieurs, cadres et assimilés (UGICA-CFTC) en 1974 qui intitule son bulletin d’information le Syndicalisme chrétien. En réaction, la CGT crée en 1948 l’Union générale des ingénieurs et cadres (UGIC) avec sa revue Options », afin de s’opposer à la syndicalisation des cadres à la CGC. Ses statuts sont modifiés en 1963, puis l’UGIC élargit son recrutement aux techniciens en devenant l’UGICT en 1969. Quant à Force ouvrière, la Fédération nationale des ingénieurs et cadres (FNIC), issue de la constitution de la CGT-FO en 1948, maintient son évolution au sein de la Confédération en réunissant une population très disparate [Grunberg, Mouriaux, 1979]. La FNIC se transforme ensuite en Union des cadres et ingénieurs (UCI-FO) en 1977. Les cadres sont aussi représentés par d’autres syndicats dont le nombre d’adhérents est plus réduit, comme le SCIP (Syndicats de cadres de l’industrie de pétrole), l’UCT (Union des cadres et techniciens) ou encore la FAC (Fédération autonome des cadres) de la SNCF, issue de la CGT et qui représente 20 000 adhérents. Quant aux groupements associatifs d’ingénieurs et cadres, plusieurs d’entre eux se créent au lendemain de la guerre, et notamment le Centre des jeunes patrons (CJD) fondé en 1944 [Bernoux, 1974] ou encore l’ACADI (Association de cadres dirigeants de l’industrie pour le progrès social et économique), groupuscule crypto-chrétien créé en 1946 par des ingénieurs polytechniciens. L’ACADI regroupe des dirigeants d’entreprises et cadres supérieurs salariés, désireux de promouvoir l’idée de progrès dans les entreprises et dans l’économie tout entière [Benguigui, Monjardet, 1968]. Ils éditent une revue mensuelle, l’Association de cadres dirigeants de l’industrie pour le progrès social et économique, qui prendra fin en 1975 sans doute en même temps que le groupement. L’Association nationale des directeurs et chefs de personnel (ANDCP), dont l’accès à leurs archives nous a été refusé, a également été créée à la Libération par une dizaine de directeurs du personnel. Cette association, sans doute composée de francs-maçons, est partisane d’un développement de la formation des cadres par l’organisation de cycles de conférences et de sessions de formation. Certains de ses dirigeants, comme Robert Michard, ont soutenu le syndicalisme des cadres. 4.2. La bataille de la Confédération générale des cadres (CGC) Le contexte de reconstruction sociale et économique de la France d’après-guerre offre aux syndicats les moyens de poursuivre et de renforcer les travaux déjà accomplis par leurs prédécesseurs, en organisant un nouveau syndicalisme catégoriel qui se nourrira, plus ou moins consciemment, de l’expérience des anciens aussi bien sur le plan des pratiques syndicales que sur celui des valeurs, des symboles et des représentations [Groux, 2001]. Toutefois, la réussite de ce groupe, en quête d’une nouvelle identité, n’est pas sans compter avec des débuts difficiles. Au sortir de la guerre, la CGC n’a pas encore de légitimité auprès du gouvernement français qui est davantage occupé par le redressement national. La CGC restera fragile entre 1944 et 1954, puis connaîtra son développement à partir de 1956 jusqu’en 1975, quand elle passera de 120 000 à 300 000 adhérents (93). (92) Fonds d’archives interfédérales et confédérales de la CFDT : Inventaire de la Fédération française des syndicats d’ingénieurs et cadres (FFSIC) de 1946 à 1960 et de l’Union confédérale des cadres (UCC) de 1944 à 2000. (93) André Malterre ou l’honneur des cadres, Avant-propos de Nathalie Malterre, Edition France-empire, 1976, p. 43. 50 4.2.1. Des débuts difficiles Contrairement à la FNSIC qui a hérité de la doctrine de ses prédécesseurs, la CGC, pour sa part, doit tout construire. C’est pourquoi, dans les premiers temps, la CGC occupe une position de repli pour faire face aux attaques qu’elle subit d’abord vis-à-vis du nouveau gouvernement qui ne la reconnaît pas comme instance représentative des cadres. À la Libération, le ministère du Travail est sourd aux nombreuses demandes de la CGC. Il conserve une certaine défiance à l’égard de cette organisation syndicale (94). En effet, la participation de certains syndicalistes à la Charte du travail sous le gouvernement de Vichy laisse au lendemain de la guerre un climat de suspicion, écartant la CGC de toute représentativité [Jacquin, 1955]. Les attaques sont virulentes à son égard : par exemple, le journal socialiste Le Populaire porte de vives critiques en février 1946 en l’accusant d’un esprit vichyssois. Face à ces critiques, la Confédération adopte une stratégie de défense en lançant un appel au rassemblement avec les sections cadres de la CGT et de la CFTC. Sous ce projet, ils visent à obtenir davantage de représentativité vis-à-vis de l’État, sachant toutefois que la Confédération est favorable à un syndicalisme catégoriel « différentiel », c’est-à-dire un syndicalisme qui sépare distinctement les ouvriers des cadres. En effet, le ministère du Travail est plus attentif à la CGT et au parti communiste, plutôt qu’à un syndicat de cadres. Dans ces circonstances, la CGC riposte et appelle à une mobilisation générale et au droit de grève. Des manifestations sont organisées dans la rue, ainsi qu’un meeting à la salle Wagram en mars 1946 (près de 3 000 participants) pour marquer l’échec des négociations avec le gouvernement De Gaulle. Son intention est de s’engager dans une action d’envergure pour occuper davantage le terrain syndical. Ce qui l’amène à réorganiser son bureau, en juin 1946, précédée de quelques jours par la réorganisation de la FNSIC où Yves Fournis est appelé à exercer la fonction de président. Au centre de ces réorganisations, Roger Millot occupe une place dans le nouveau bureau de la CGC en tant que vice-président. Ce nouveau bureau vise désormais à adopter une attitude plus offensive vis-à-vis du gouvernement. Et la pression porte ses fruits puisqu’en juillet 1946, le gouvernement fait un premier geste d’ouverture en recevant en entretien le président de la CGC, Jean Ducros. Satisfait de ce premier échange, le gouvernement convient en septembre 1946 de mettre en place une commission paritaire où siègeront des représentants des syndicats d’ingénieurs et de cadres adhérents à la CGT, CFTC et CGC. Cette décision est sans conteste l’une des premières victoires gagnées par la CGC, victoire qui lui ouvre les portes du gouvernement. Ce qui lui permettra de participer aux commissions du plan de la Sécurité sociale. L’ouverture du gouvernement met donc un terme aux difficultés de représentativité de la CGC qui parvient à être reconnue officiellement comme instance de dialogue. Ces événements sont considérés comme une victoire qui doit se fêter et, pour cela, la CGC décide de renommer symboliquement leur bulletin d’informations, Le Creuset – La Voix des cadres, qui devient désormais le supplément de l’organe officiel de la CGC à partir de 1947 (95). Ce nouveau titre sonne comme un renouveau mais surtout comme un grand soulagement pour la CGC. 4.2.2. Le « triptyque revendicatif » du syndicalisme des cadres Bien que rassurée, la CGC n’en demeure pas moins plus combative. Elle s’engage à réclamer une meilleure reconnaissance des cadres et continue à se plaindre « du peu d’attention formulée à l’encontre des cadres » (96). Ses revendications sont en effet de deux ordres : elle souhaite, d’une part, étendre son influence par une meilleure représentativité dans différentes institutions et notamment au Conseil national économique, qui a été (94) Comme le démontre l’extrait suivant issu d’une lettre envoyée par la CGC au ministre du Travail : « Nous prenons acte, Monsieur le Ministre, qu’une fois de plus nos lettres ne méritent pas une réponse […] Faut-il conclure que vous êtes gêné pour nous dire ce que vous pensez et que vous préférez, en vous taisant, laisser planer le doute et la suspicion sur notre mouvement, sur nos aspirations, sur notre indépendance », Circulaire d’information-FNSI, n° 15, mars 1946. (95) Le Creuset appartient au début à la CGT qui a constitué ce journal en novembre 1944. Installé rue des Martyrs à Paris, ce journal s’adresse aux ingénieurs et cadres administratifs et commerciaux de la CGT qui ont la volonté d’unifier la catégorie des cadres avec celle des ouvriers. C’est en juin 1946 que la CGT signale un problème de financement du journal et ouvre à ce moment-là ses rubriques à la FNSI et la CGC, mais également à la CFTC. Puis en mars 1947, Le Creuset est repris par la CGC en conservant une partie de l’ancien comité de rédaction du journal. Le Creuset, organe des ingénieurs et cadres administratifs et commerciaux devient Le Creuset-La Voix des cadres (1947-1987), organe officiel de la Confédération générale des cadres [Olivier, 1995]. (96) Le Creuset. La Voix des cadres, n° 59, août 1947. 51 renommé le Conseil économique et social (CES) après la Seconde Guerre mondiale. En effet, ses relations avec le CES font clairement partie, dès 1947, de l’un de ses objectifs. La CTI négociera d’ailleurs sa présence jusqu’en janvier 1950, date à laquelle Jean Ducros obtiendra le siège de président de commission. D’autre part, la CGC a la particularité de défendre principalement trois types de réclamation, ce que Guy Groux appelle le « triptyque revendicatif » : la défense de la hiérarchie des salaires, la fiscalité et la retraite des cadres [Groux, 1986]. La hiérarchie des salaires se présente comme une notion qui dépasse l’entreprise et qui s’étend à la société comme une nécessité, l’établissement d’un ordre social où chacun occupe une place différente, ce qui justifie la différence des salaires. À ce titre, la CGC engage rapidement des pourparlers avec le CNPF sur la « prolétarisation des cadres » pour lutter contre l’écrasement de l’échelle des salaires. Sur le plan de l’équité, la CGC réclame un allègement de la politique fiscale par la révision du barème des impôts directs qui pèse sur les cadres. Quant aux retraites, la CGC est en faveur d’un régime par répartition permettant aux ingénieurs et cadres de bénéficier du fruit de leurs investissements. La crainte de la CGC est donc la généralisation d’une retraite contenant le risque d’une uniformisation qui ne tiendrait pas compte de la hiérarchie des salaires et de la carrière de chacun, comme l’explique l’extrait suivant du discours d’Yves Fournis au congrès national du 24 juin 1945. « En tout cas, ce que je voudrais dire, c’est que là encore il convient que nous fassions bloc pour nous opposer à toute mesure qui pourra être prise par le gouvernement et qui pourra avoir pour but de tendre à une retraite uniforme pour tous les français […]. Nous pensons, quant à nous, qu’il ne convient pas d’accorder la même retraite à tout le monde. Il faut là encore tenir compte de l’effort de chacun » (97). On s’aperçoit ainsi que même si la défense catégorielle de la CGC s’est toujours pensée plus ou moins en rupture avec le syndicalisme des ingénieurs, elle en est encore fortement inspirée. On retrouve encore un héritage prégnant du syndicalisme des ingénieurs, ce que Guy Groux appelle le « poids dans la “protohistoire” du syndicalisme des cadres », c’est-à-dire ce que l’on pourrait désigner comme la « préhistoire » du syndicalisme des cadres [Groux, 2001]. Tout d’abord, dans le souci de distinction déjà lancé par les syndicats d’ingénieurs qui s’efforcent d’imposer l’idée que l’ingénieur n’est pas un salarié comme un autre. Ce que la CGC va reprendre pour défendre la hiérarchie des salaires. Héritage aussi quant au rôle dévolu de l’ingénieur que l’on peut comparer avec le principe qu’un cadre ne compte pas ses heures. Héritage encore, quant à la volonté de réfléchir sur l’identité catégorielle qui se résume pour les syndicats d’ingénieurs à « qu’est-ce qu’un ingénieur et comment doit-il se comporter ? ». Cette réflexion est ensuite reprise par les syndicats de cadres sous la thématique : qu’est-ce qu’un cadre ? On retrouve ce souci de définition communautaire dans l’ouvrage de Jacques Dubois, dirigeant syndicaliste à la CGC, à la recherche de ces critères d’appartenance (Chapitre 1 : « Qu’est-ce qu’un cadre ? ») quand il appuie sa démonstration en prenant l’exemple des ingénieurs [Dubois, 1971]. Héritages alors, comme autant de transmissions signifiant que le groupe des cadres ne s’est pas créé de nulle part mais qu’il est bien le résultat d’une histoire plus longue liée à celle des ingénieurs. Ce passé n’est plus très apparent. Mais la mémoire collective en garde des traces encore très vives, qui rappellent sans cesse que les cadres sont « porteurs de cet héritage collectif qui ne cessera de marquer les comportements de cette catégorie et dont les problèmes actuels des cadres pourraient être interprétés comme les derniers échos ou, si l’on veut prendre une métaphore géologique, comme les ultimes répliques du séisme initial » [Grelon, 2001, p. 33]. (97) Le Creuset, juin 1945. 52 CONCLUSION À la Libération, le syndicalisme des ingénieurs se modifie en profondeur à partir d’une nouvelle identité plus étendue à partir du terme « cadre », issu du vocabulaire militaire [Boltanski, 1982]. L’émergence du syndicalisme des cadres témoigne à son origine « de faire apparaître une sorte de classe moyenne entre le travail et le capital », dont le socle identitaire se prolonge sur la base du salariat [Ferro, 2005, p. 343]. Toutefois, ce syndicalisme naissant est encore fragile, d’autant qu’il est amené à composer avec les récentes sections cadres des syndicats ouvriers qui attirent de plus en plus d’ingénieurs et cadres. En outre, les oppositions sont fortes entre les ingénieurs et cadres qui ne se pensent pas comme semblables. De son côté, le syndicalisme des ingénieurs va rapidement se structurer dans la nouvelle FNSIC. Son intérêt portera sur la formation professionnelle et les stages de perfectionnement pour les « jeunes cadres », tandis que la CGC restera plus active sur ses activités stratégiques de représentation et de pressions vis-à-vis des pouvoirs publics et du patronat. Par conséquent, le chômage des cadres ne constituera pas tout de suite un enjeu syndical pour la CGC, chômage à propos duquel André Malterre (1904-1975), président de la CGC à partir de 1955, précisera encore qu’il ne faut pas « dramatiser pour le moment » (98). La formule structurante des « ingénieurs âgés » ne sera pas d’emblée acceptée par la CGC, même si la question des retraites constitue une priorité. (98) Le Creuset, n° 104, juillet 1949. Dans ce même numéro, la CGC aborde aussi pour la première fois le thème des « femmes cadres » et leur façon de commander (Le Creuset, n° 107, septembre 1949). Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF) 1920 Confédération générale des cadres de l’économie (CGC) 1944 Source : Mouriaux René, « Le syndicalisme des ingénieurs et cadres. Histoire et historiographies », Culture technique, n° 12, 1984, pp. 221-2237.81 Source : Mouriaux René, « Le syndicalisme des ingénieurs et cadres. Histoire et historiographies », Culture technique, n°12, 1984, pp.221-227. Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs et cadres (FNSIC) 1946 (Yves Fournis, Roger Millot, Albert Lecompte, Georges Wolff, Daniel Florentin, Joseph Virolle, Paul Dubois, René Gruzelle, Henry Lion…) Comité national de coordination des syndicats des ingénieurs et cadres (CASIC) 1944 Confédération générale des cadres de l’économie française (CGCEF) 1937 Union syndicale des VRP 1906 Groupement syndical des collaborateurs diplômés des grandes écoles et des facultés (GSCD) 1937 (Albert Lecompte, André Malterre …) Fédération des ingénieurs, agents de maîtrise et techniciens des industries mécaniques et métallurgiques (FIATIM) 1896 Syndicat professionnel des ingénieurs diplômés (SPID) 1937 La Fédération des associations, sociétés et syndicats français d’ingénieurs (FASSFI) 1929 Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs (FNSI) 1937 (Georges Wolff, Henri Benoit-Guyod, Edouard Delacommune, Maurice Dablincourt, Joseph Virolle, Paul Dubois, Henry Lion …) Syndicat des ingénieurs salariés (SIS) 1937 Union sociale d’ingénieurs catholiques (USIC) 1906 Aux origines du syndicalisme des cadres 53 54 CHAPITRE 5 – LA CONSTRUCTION D’UN « PROBLÈME SOCIAL » SOUS LA IVe RÉPUBLIQUE Le groupe socioprofessionnel des cadres se forme donc dès les lendemains de la guerre. Ce groupe a la particularité d’avoir une évolution des effectifs particulièrement rapide. Les cadres représentent déjà 9 % des actifs en 1954 et atteindront 23 % en 1981. Concernant seulement la catégorie des cadres supérieurs et des professions libérales, leur taux de croissance annuelle sera de + 5,6 % entre 1968 et 1975, alors que le taux de croissance annuelle de l’ensemble de la population active ne sera que de 0,9 % sur la même période [Thévenot, 1984]. La composition de la population active de la société française change. L’apparition de la nouvelle catégorie fait naître de profonds bouleversements qui incitent l’État à prendre en compte ce « tiers parti », considérant bien souvent cette population comme une « catégorie particulière » sous la IVe République (99). Et ce, dès les lendemains difficiles de la guerre qui s’ouvrent sur la nécessité d’un plan de reconstruction nationale et d’un important déficit de main-d’œuvre. La période des années 1950-70 est caractéristique d’un contexte de développement exceptionnel, propice à l’expansion de la catégorie des cadres par la montée des classes moyennes [Gadea, 2003], catégorie à laquelle sont attribuées les représentations d’un avenir meilleur, d’un renouveau économique et social, la « mystique de la croissance et du progrès » [Paugam, Schweyer, 1998, p. 150], incarnée dans la figure idéale du « jeune cadre dynamique » [op. cit., Boltanski, 1982]. A contrario, l’image de la vieillesse, symbole d’un ordre ancien, incarne les visions les plus pessimistes sur la question du vieillissement démographique de la population, question à partir de laquelle va s’imposer la nécessité d’un « rajeunissement » en généralisant les retraites et en développant une politique de natalité. La vieillesse, « facteur d’archaïsme et de sclérose », à laquelle sont attachées les représentations les plus négatives, devient désormais un élément à combattre [Feller, 2005, p. 31]. En découle la volonté d’agir contre le « vieillissement professionnel » en tentant de maintenir en poste « les personnes âgées » ou les « travailleurs âgés » en raison de la pénurie de main-d’œuvre. Dès 1945, la Commission nationale provisoire de la main-d’œuvre au ministère du Travail rend compte de nombreuses inquiétudes dont notamment celles du chômage et du placement, mais aussi du vieillissement de la population (100). 5.1. Les ordonnances de 1945 À la Libération de Paris, le gouvernement provisoire rétablit les principes républicains et engage une série de réformes par voie d’ordonnances pour remplacer les dispositions prises sous Vichy. Un grand nombre de textes est rédigé pour restaurer les libertés fondamentales dans le domaine économique, politique et social. Ces mesures sont très largement inspirées du programme d’actions du Conseil national de la résistance (CNR), qui fait écho aux désirs de changement des français et, en premier chef, des résistants dans le domaine politique et social. Le référendum d’octobre 1945 traduit une volonté de tourner la page aux insuffisances de la IIIe République et de rénover en profondeur les institutions politiques. L’instauration de la IV e République répond donc à de nombreuses attentes, dont sera chargé le gouvernement provisoire. Parmi ces mesures, plusieurs ordonnances suscitent une vive opposition de la part des syndicats d’ingénieurs et cadres. En premier lieu, l’ordonnance du 24 mai 1945 qui fait de l’activité de placement des travailleurs un monopole d’État, national et gratuit. Et, en second, l’ordonnance du 4 octobre 1945 instituant le régime unique de Sécurité sociale qui apporte une vision radicalement nouvelle de la protection sociale [Hatzfeld, 1971] (101). La France vit alors de profonds changements sociaux portés par les hauts commis de l’État issus de la Résis- (99) Cf AN 19771152, art. 1-8 : Logement de catégories particulières de population (jeunes ménages, cadres, personnes âgées, famille inadaptée (1964-68). (100) AN 19820203 (Ministère du Travail, délégation à l’Emploi – Commission nationale de la main-d’œuvre, direction départementale du travail) art. 8. Commission nationale de la main-d’œuvre : dossiers de séances (1945-1956). (101) Ordonnances n° 45-1030 du 24 mai 1945 relative au placement des travailleurs et au contrôle de l’emploi ; n° 45-2454 du 19 octobre 1945 sur le régime des assurances sociales applicables aux assurés des professions non agricoles. 55 tance. Ce courant réformateur, refusant les inégalités sociales, ouvrira les portes ministérielles à diverses instances de négociation et aux syndicats professionnels [Bethouart, 2006]. L’ordonnance, relative au placement, interdit la création de nouveaux bureaux de placement privés payants, et oblige les demandeurs d’emploi à s’inscrire auprès du service public [Muller, 1991]. Mais, en réalité, le monopole ne sera jamais totalement réalisé [Charlier, 2002]. Si l’article premier de l’ordonnance stipule que les services régionaux et départementaux de la main-d’œuvre sont les seuls habilités à effectuer le placement des travailleurs, en revanche une brèche est taillée pour les syndicats d’ingénieurs et de cadres par l’article 3 qui prévoie que les bureaux de placement gratuits, créés notamment par les syndicats professionnels et les associations d’anciens élèves, pourront être autorisés à continuer leurs opérations sous le contrôle des services régionaux et départementaux de la main-d’œuvre. En d’autres termes, les syndicats ne sont plus autorisés à placer les ingénieurs et cadres, mais à favoriser leur placement, ce qui introduit une nuance. En définitive, l’objectif des syndicats est de conserver une main mise sur le placement afin de contourner une loi bien trop restrictive, qui remet en question les fondements communautaires de la corporation en matière de solidarité. En particulier, la CGC est tout à fait hostile au monopole de l’État en matière de placement et défend avec poigne l’autonomie du placement des cadres. Quant à l’ordonnance portant sur la généralisation obligatoire à une caisse de gestion unique sous contrôle de l’État, elle marque un terme théoriquement au système des assurances sociales. Dans une volonté de centralisation, la loi abroge les régimes conventionnels de protection sociale, défendus par les syndicats d’ingénieurs quelques années auparavant. Aussi les premières couvertures sociales, ressortant de l’initiative privée et bien souvent facultative, sont-elles remises en question, alors que 200 000 cadres en bénéficient déjà en 1945 [Chopart, Gibaud, 1989]. Le point de départ se situe ici, au moment où les syndicats d’ingénieurs et cadres voient leurs derniers acquis sociaux remis en question. Leurs réactions sont immédiates. Ces ordonnances ont pour conséquence une mobilisation considérable qui scelle la récente unification des syndicats d’ingénieurs et cadres. Les lendemains de la guerre s’ouvre donc sur une période essentielle pour les cadres qui réagissent devant cette main mise de l’État, en défendant tout d’abord leurs retraites, puis leurs placements. 5.1.1. La création de l’Association générale des institutions de retraites des cadres (AGIRC) C’est donc pour conserver ces acquis que la CGC, qui n’est pas encore considérée comme un syndicat représentatif, s’oppose sans hésitation au plan français de Sécurité sociale, en réaffirmant sa défiance dans un système basé sur l’obligation. Son opposition est donc à la mesure de cette appréhension, et tourne vite à la colère. La mobilisation des cadres est donc « massive et persévérante », jusqu’à l’acceptation d’un compromis garantissant le maintien de leur indépendance [CERS, 1962]. Elle s’organise grâce au soutien des sections cadres de la CFTC et de la CGT, avec lesquelles est créé un Comité de défense contre l’intégration obligatoire au nouveau régime assurantiel. Au terme de plusieurs mois de discussions, le gouvernement, souhaitant l’appui de ce groupe social, cherche à résoudre rapidement le conflit : le ministre communiste, Ambroise Croizat, constitue une commission paritaire avec les représentants des ingénieurs et cadres permettant de surseoir à l’amendement sur la cotisation obligatoire au régime de la Sécurité sociale (102). À l’issue de cette commission, la CGC obtient l’accord du gouvernement de mettre en place un régime de retraite complémentaire spécifique aux cadres, fondé sur un système de répartition et géré paritairement avec le CNPF, la CGT, la CFTC et la CGC [Pollet, Renard, 1995]. Avec l’aide du patronat, un régime complémentaire de prévoyance voit donc le jour le 14 mai 1947 grâce à un financement d’une cotisation patronale de 1,5 % sous plafond, permettant de couvrir les risques de décès (103). Dès sa (102) AN 19760239 (Art. 3 : commission paritaire des cadres 1947-1950). Voir aussi Le Creuset, n° 28, septembre 1946 et les nombreuses interrogations de la CGC dans sa participation ou non à la Sécurité sociale : « Les cadres doivent-ils rester immatriculés à la Sécurité sociale », « La CGC en face de la Sécurité sociale ». (103) Sachant que les frais de maladie et de maternité sont désormais couverts par le régime de la Sécurité sociale. 56 création, la CGC prend la direction de l’AGIRC sous la présidence d’Henry Lion qui laisse ensuite sa place à Yvan Martin, après un mandat de deux ans. Henry Lion contribuera donc à la mise en place de l’AGIRC et à la définition des statuts de cette institution. Il conservera un siège au conseil d’administration jusqu’en 1960 alors qu’il approche de ses quatre-vingts ans. Auprès de lui, on retrouve les leaders syndicalistes de la FNSIC-CGC et plus particulièrement Henri Benoit-Guyod, qui prendra à son tour la présidence du conseil d’administration de l’AGIRC en 1968 (104). Ainsi, au terme d’une longue bataille pour la défense des retraites, les ingénieurs et cadres parviennent à se doter d’un régime complémentaire de prévoyance dans le cadre d’une gestion paritaire. Ce système de gestion à caractère inédit repose sur une organisation par répartition, assis sur les tranches d’appointements supérieurs au plafond de la Sécurité sociale. Les acquis antérieurs sont dès lors conservés et les vœux de solidarité réalisés. Pour la première fois, un système par répartition est en mesure de redistribuer du secours aux membres du groupe, sans qu’il n’y ait de participation financière de la part de l’État. Les syndicats d’ingénieurs et cadres arrivent donc au terme d’une première réalisation, dont les origines remontent au XIXe siècle, quand les premières organisations d’ingénieurs ont commencé à porter secours aux « anciens camarades » au chômage ou en semi-retraite. La genèse de l’AGIRC est donc bien antérieure aux années 1930 et aux premières conventions collectives du Front populaire, qui ont seulement dessiné les contours d’un projet corporatif plus ancien. Mais ce n’est pas dans ce cadre-là que la formule fédératrice se développera. L’exploitation des archives de l’AGIRC ne laisse aucune trace de cette inquiétude. Même le vocabulaire est écarté, et les administrateurs de l’AGIRC préfèrent parler de « collaborateurs âgés de plus de 60 ans » (105). Comme si, arrivée au terme d’un long processus, la mobilisation n’a plus lieu d’être. Ce qui expliquerait l’effacement systématique du slogan devant l’action. En revanche, l’inquiétude est toujours maintenue sur la question du placement dont l’État veut faire son monopole. Par conséquent, les problèmes des « ingénieurs et cadres âgés » auront une résonance toute particulière, dans un contexte politique où le vieillissement est une source d’inquiétude. 5.1.2. Un gouvernement attentif aux « travailleurs âgés » Pour bien comprendre leurs réactions, il est nécessaire de resituer le contexte politique qui fait du « vieillissement » son cheval de bataille. Le vieillissement affecte la population française qui a subi de nombreuses pertes durant la guerre. Il en résulte une modification progressive de la structure par âge, accentuée par l’arrivée à l’âge du mariage de la génération née pendant la guerre de 1914 [Asselain, 1984]. Ce déclin démographique dans une période de reconstruction nationale mobilise le gouvernement provisoire dans des responsabilités accrues dans le domaine économique et social. Face aux urgences de la reconstruction, la démographie se présente comme une priorité. Les pouvoirs publics cherchent rapidement à mettre en place des mesures en faveur de la natalité : l’ordonnance du 4 octobre 1945 réaffirme le statut des caisses d’allocations familiales, et la loi du 22 août 1946 crée l’allocation de maternité et l’allocation parentale. Sous ces différentes formes, c’est l’image d’une « vieillesse fardeau » qui est stigmatisée par les démographes, contre laquelle le gouvernement opte pour des mesures de résolution, sans pour autant parvenir à concevoir une « doctrine d’intervention » [Feller, 2005 ; Paugam, Schweyer, 1998, p. 166]. Cependant les représentations négatives liées à la vieillesse ne satisfont pas les syndicats d’ingénieurs et cadres. Elles visent à déprécier l’image de la maturité professionnelle que les ingénieurs se sont toujours employés à valoriser comme condition nécessaire à l’aboutissement d’une carrière réussie. Alors que le gouvernement s’attache à décrire la vieillesse en termes d’usure physique et d’obsoles- (104) Henry Lion, « La convention du 14 mars 1947 et son évolution », Droit social, n° 7-8, Les régimes complémentaires de retraites, juillet-août 1962, pp. 396-402. (105) Fonds d’archives des Associations générales des institutions de retraites des cadres (AGIRC-ARRCO) : Bulletins de l’AGIRC (1947-1968) et procès-verbaux du conseil d’administration de l’AGIRC (1947-1966). 57 cence des compétences, la FNSIC et la CGC entameront une campagne de persuasion à contre-courant du discours généralisé, en tentant de convaincre que le vieillissement n’est pas le même pour toutes les professions et qu’en particulier, les ingénieurs et cadres sont vieux bien plus tard que les autres. Les lendemains de la guerre sont marqués par de nombreuses études démographiques démontrant un accroissement des vieillards dans la population française, ce qui ne peut laisser indifférent les autorités scientifiques et politiques. L’Institut national des études démographiques (INED) fournira notamment de nombreux articles à ce sujet dans sa revue Population au cours des années 1950 et 1960. Le vieillissement des cadres devient par-là même un sujet d’intérêt en avril 1948, lors du premier colloque organisé sur la question du vieillissement où l’on entend « faire avaliser par les plus hautes autorités » les thèmes favoris sur le vieillissement des Français [Feller, 2005, p. 29]. Organisées par l’Alliance nationale contre la dépopulation, l’INED et l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), les Trois journées pour l’étude scientifique sur le vieillissement de la population proposent de nombreuses communications sur les conséquences négatives du vieillissement et le déclin de la France (106). En contraste avec les nombreuses interventions sur l’usure et le vieillissement de la population, le démographe et sympathisant de la cause des travailleurs intellectuels, Jean Daric, ingénieur diplômé de l’EPCI et chef de service à l’INED, se prononce sur un vieillissement différencié pour les « cadres âgés » en accord avec la feuille de route des ingénieurs et cadres. Faisant autorité sur la question, il déclare que si la vieillesse est synonyme de déclin dans les professions manuelles, il n’en est pas de même pour les « intellectuels âgés », comme les médecins, les ingénieurs et les cadres qui atteignent le maximum de leurs capacités intellectuelles en prenant de l’âge. Par conséquent, il déclare d’emblée que la « cessation brutale de l’activité » est « nocive » pour ces catégories de travailleurs, à qui il est nécessaire d’aménager des fins de carrière. « Plus qu’à toute autre catégorie de travailleurs, la prolongation de la vie active s’impose à l’intellectuel. Parmi les facultés qu’il met en œuvre, c’est bien évidemment l’intelligence et le jugement qui dominent, et elles atteignent leur maximum à un âge où les forces physiques ont, depuis longtemps souvent, commencer à décliner. C’est sans doute aussi pour les intellectuels âgés que se fait plus nocive encore la cessation brutale de l’activité, avec ses répercussions d’ordre physiologique. Mais pour eux, par contre, la prolongation de la vie active semble être plus facile à réaliser que pour la plupart des autres travailleurs. On connaît le cas du médecin âgé abandonnant ses visites à domicile, devenues trop fatigantes, pour ne recevoir ses malades que dans son cabinet. […] Dans les activités industrielles et commerciales, les possibilités d’emploi des dirigeants et des cadres âgés restent grandes. Pour ne retenir que le cas des ingénieurs, si, aux âges avancés, leur utilisation est difficile dans les postes de commandement proprement dits, la multiplication des services généraux de préparation et de contrôle des travaux, des postes d’ingénieurs-conseils, placés « en parallèle » avec la hiérarchie de l’entreprise permettent d’en faciliter l’emploi. On les utilisera avec profit dans l’étude des prix de revient et des économies de temps, de matières premières et d’énergie, dans les services de recherches et de documentation, les institutions d’enseignement » (107). L’inquiétude est telle que le vieillissement alimente de nombreux débats, procès-verbaux et rapports de commissions dans lesquelles les membres de l’Alliance s’attachent à décrire les dangers de la dénatalité jusqu’à la fin des années 1960 [Bourdelais, 1993]. Il n’est donc pas surprenant que le ministère du Travail se penche aussi sur la question de la population vieillissante en activité, ce ministère étant souvent en concurrence avec le ministère de la Santé publique sur certains dossiers liés aux conséquences démographiques [Béthouart, 2006]. Au début des années 1950, dans le cadre de la préparation des plans de développement économique, la Commission nationale de la main-d’œuvre entreprend les premières études. En 1952, un groupe de travail est nommé pour étudier (106) On peut par exemple citer : A. Girard, « Le comportement psychosocial en fonction de l’âge », in Trois journées pour l’étude scientifique sur le vieillissement de la population, fasc. I, pp.59-79 ; Melle Chleq, « Le Problème du travail professionnel des femmes âgées », ibid, fasc. V, pp.61-63 ; Mme Brésard et G. de Beaumont « Les Applications de la psychotechniques dans l’emploi et le reclassement des travailleurs âgés », ibid, fasc. V, pp. 80-84. (107) Jean Daric, « La Prolongation de la vie active des travailleurs intellectuels et des agents de la fonction publique », ibid., fasc. I, pp. 80-84. 58 l’emploi des « travailleurs âgés » dans lequel les membres de l’Alliance (Boverat, Delteill, Géraud, Bailly) sont encore présents, ainsi que Jean Daric. L’idée est de constituer un groupe de travail susceptible de favoriser « le reclassement des travailleurs âgés devant l’ampleur du problème posé par le vieillissement de la population » (108). En 1954, une étude comparative vise à étudier le « personnel âgé de plus de 50 ans » afin de repérer les « rendements, la qualité du travail, la conscience professionnelle, la fréquence des accidents du travail, et l’absentéisme par rapport aux travailleurs moins âgés » (109). L’enquête est réalisée par questionnaires auprès de 1163 chefs d’entreprises du secteur privé. Elle est présentée à la réunion du 27 avril 1954 à la commission nationale de la main-d’œuvre devant les représentants du Commissariat général au Plan (Brossard, Chaigneau), Jean Fourastié (président de la commission « prévisions » du Plan de modernisation), et Fernand Boverat. Dans cet exposé, les cadres font l’objet d’une attention particulière, puisque l’étude conclut sans explication au fait que le vieillissement porte moins à conséquence pour cette catégorie de salariés. « En règle générale, le pourcentage des salariés âgés de plus de 50 ans est plus important pour les cadres qu’il s’agisse du secteur administratif ou technique que pour les ouvriers. Il est admis, en effet, qu’on conserve plus longtemps l’intégrité des facultés mentales et intellectuelles nécessaires au fonctions de direction et d’encadrement que la plénitude des ressources physiques indispensables aux travaux d’exécution ; d’autre part, l’accession à ces fonctions se faisant plus tardivement, le pourcentage de cadres relativement jeunes est plus faible » (110). Ainsi, dans cette effervescence politique ouverte aux nombreux débats sur le vieillissement, les réclamations syndicales des « cadres âgés » et leurs difficultés de placement sont entendues au moment où s’impose une conscience démographique dans les partis politiques. L’inquiétude liée au vieillissement de la population française et le renouveau politique, favorable au syndicalisme professionnel, permettront dès lors aux syndicats de cadres d’être entendus sur les difficultés de « reclassement des cadres âgés ». Dans cette conjoncture, l’argumentaire syndical est de nouveau employé avec la même intensité et le même degré de persuasion. La revendication syndicale du « problème des cadres âgés » est progressivement prise en compte en tant que « problème social » à résoudre. 5.2. La reprise d’un slogan au service des cadres À l’origine, la volonté de la FNSIC est de mettre en place un grand bureau de placement situé à l’interface des nombreux services de placement existants déjà dans les écoles d’ingénieurs et les organisations syndicales. Son objectif, teinté d’un esprit de camaraderie de classe, est de continuer à protéger l’emploi des ingénieurs et cadres, dont l’État ne se soucie guère. L’idée est encore de « venir en aide », d’être « solidaire » vis-à-vis de ceux qui vivent le drame du chômage. La dynamique impulsée par ses fondateurs est allée bien au-delà de leurs espérances. L’ancienne revendication syndicale qui concernait jusqu’alors les « ingénieurs âgés » s’est diluée dans la catégorie naissante des cadres, à l’image même de l’absorption du groupe professionnel des ingénieurs parmi les cadres, pour réapparaître sous les traits des « ingénieurs et cadres âgés ». Cette période décisive s’ouvre alors sur un nouveau cycle discursif, porté par l’élargissement du groupe professionnel des ingénieurs et dont l’objet est toujours la défense du placement des cadres entre 40 et 60 ans. (108) AN n° 19820203 (Ministère du Travail, délégation à l’Emploi – Commission nationale de la main-d’œuvre, direction départementale du travail), art. 21 à 23 : Travailleurs intellectuels : minutiers chronologiques (19501958), Confédération internationale des travailleurs intellectuels, commission de la propriété intellectuelle, commission consultative des employés et travailleurs intellectuels, Commission nationale du statut des travailleurs intellectuels, Conseil supérieur des travailleurs intellectuels créé par décret le 25 juillet 1953 : 1944-1966. (109) AN n° 19820203, art. 21. (110) Exposé de Frézouls sur « l’emploi des personnes âgées », le 27 avril 1954 à la Commission nationale de la main-d’œuvre. AN 19820203, art. 8. 59 5.2.1. Des « ingénieurs âgés » aux « cadres âgés » : l’extension du placement C’est dans ce contexte de reconstruction économique que la FNSIC et la CGC sédimentent l’argumentaire des « ingénieurs et cadres âgés » en décrivant les fins de carrière difficiles des cadres par une série d’arguments. Avec insistance et répétition, la stratégie syndicale de la FNSIC consistera à nouveau à pointer du doigt certaines situations comme le cas des « jeunes cadres » rencontrant des difficultés à trouver un travail, celui des « femmes cadres » pour qui l’accès à des postes d’ingénieur comporte toujours autant de freins. Et enfin, le cas des « cadres âgés » sans emploi ou déclassés permettant invariablement d’émouvoir sur les fins de carrières. De façon analogue au cycle précédent, sa diffusion se réalisera en interne au sein même du groupe professionnel. Et, en externe, dans les commissions institutionnelles qui participeront à l’objectivation de la formule syndicale, en validant l’existence de difficultés spécifiques pour les « très âgés » en dehors de toutes démonstrations. À partir de 1948, la FNSIC commence à s’intéresser au chômage des ingénieurs et cadres, à l’heure où pourtant le taux de chômage de la population active est de l’ordre de 1 % [Maruani, Reynaud, 1993]. Le sujet est abordé au congrès de 1948, où il n’est désormais question du chômage des ingénieurs mais celui des cadres dans une plus large acception. Mais, en définitive, la fédération est démunie de toute connaissance sur le sujet. Elle a seulement recours à quelques statistiques internes issues de son service de placement qui ne concerne encore qu’une population très réduite (entre 300 et 1 500 cadres inscrits entre 1945 et 1956) (111). Par conséquent, c’est à partir d’une statistique parcellaire que la fédération construira son argumentation. En 1950, date à laquelle la situation « dramatique des ingénieurs et cadres âgés » est dénoncée, la FNSIC recense 1 135 demandes d’emploi : ils ne sont plus que 580 en 1952, puis 389 en 1956. Et la part des cadres susceptibles d’être affectés par le chômage en fin de carrière est très faible puisqu’on peut l’évaluer approximativement à moins de 300 cadres au cours de l’année 1952 (112). C’est pourquoi, la fédération communiquera peu de chiffres sur le nombre de « cadres âgés » au chômage, et préférera suggérer l’ampleur du phénomène sans autre explication. Tableau 5. Statistiques du service de placement de la FNSIC de 1950 à 1956 1950 1951 1952 1954 1956 Demandes d'emploi 1 135 0 668 0 580 437 0 389 Offres d'emploi 0 409 0 370 0 240 300 0 317 Placés connus 0 113 0 122 0 070 086 0 089 Nombre de visites 2 338 2 091 1 343 828 0 776 – – 0 646 794 1 152 Nombre de lettres envoyées Source : FNSIC, Ingénieurs et Cadres de France. Le point de départ se situe en 1951 quand Roger Millot est élu à la présidence de la FNSIC. Lors du congrès annuel, le 3 février 1951, la question de l’emploi des « cadres âgés » est pour la première fois à l’ordre du jour : la commission du service de placement signale qu’en dépit d’une forte amélioration du placement des cadres, des difficultés persistent pour les « cadres de plus de 40 ans » (113). En 1952, le congrès annuel accorde une place prépondérante à cette réclamation et les statistiques du service de placement sont désormais établies selon le critère d’âge. (111) Le fonctionnement de ce service reposera sur la bonne volonté de quelques bénévoles comme Elisabeth Chovet, adhérente de l’USIC, qui dirigera ce service jusqu’à sa retraite en 1963. Fonds d’archives Roger Millot (F delta 1065), carton 46, dossiers personnels (Elisabeth Chovet). (112) Ce chiffre a été calculé par rapport aux statistiques internes de la FNSIC qui évaluent à 580 le nombre de demandeurs d’emploi en 1952, dont 51,5 % proviennent d’ingénieurs et cadres de plus de 40 ans. Cité dans Ingénieurs et Cadres de France, n° 39, avril 1953. (113) Ibid., n° 33, février 1951, p. 4. 60 « Sur les offres, 6 % s’adressaient à des débutants ; 86 % s’adressaient à des cadres de moins de 40 ans ; 8 % s’adressaient à des cadres de plus de 40 ans. […] Les chiffres que nous venons de donner montrent les difficultés rencontrées pour le placement des ingénieurs et cadres ayant dépassé l’âge de 40 ans » (114). À cette date, les orientations de la fédération sont définies et le placement des cadres constitue une priorité. La FNSIC entame une campagne de sensibilisation en réutilisant les mêmes moyens que ses prédécesseurs, ce qui lui permet de conclure sur une « injustice » à résoudre. « Il nous paraît indispensable d’attirer l’attention du patronat et de l’opinion publique sur les conséquences économiques et sociales qui menacent le pays si l’on continue à céder à la “mode” stupide qui consiste à éliminer de la production les hommes les mieux équilibrés, les plus expérimentés et par conséquent les plus efficients. […] S’il est difficile de trouver une solution immédiate au vieillissement de la population, il est permis d’affirmer que l’élimination des moins de 40 ans du secteur productif, est un procédé inhumain et grotesque. On ne peut que regretter l’indifférence de la presse et de milieux sociaux et politiques à l’égard d’un problème qui intéresse une forte proportion de la population. La FNSIC se devait de dénoncer le mal et d’attirer l’attention de ses adhérents, en leur demandant de l’aider par leurs suggestions, leurs critiques, leurs exemples personnels, à apporter une solution à ce déplorable état de choses […]. Les ingénieurs et cadres ne doivent pas oublier qu’ils ont fait admettre le régime de prévoyance des cadres, qui a remédié aux injustes conséquences d’une époque de dévaluation […]. Nous espérons que nombreuses seront les suggestions qui seront faites et nous serons heureux si nous avions pu contribuer à faire renaître “le respect de la vieillesse”, notion morale qui tend à se perdre » (115). Au congrès suivant, quelques journalistes ont été « chaleureusement accueillis » (116). La journée du 21 février 1953 débute par le discours d’ouverture du président de séance, Roger Millot, président de séance, qui tient à signaler le « problème du chômage des cadres de 40 ans et plus ». Puis, comme d’ordinaire, le sujet est abordé au moment de faire état des dernières statistiques du service de placement de la fédération. Les chiffres utilisés sont identiques à ceux mentionnés aux congrès précédents : ils correspondent encore à des données internes à la fédération, présentées sous forme de pourcentages pour masquer la faiblesse des effectifs. Malgré cela, et toujours sur un ton dramatique, la fédération ne déroge pas à ses objectifs. « Ces chiffres nous permettent de constater qu’il y a toujours une très grande difficulté de placement pour les ingénieurs et cadres ayant dépassé l’âge de 40 ans, malgré une légère amélioration par rapport à l’année dernière si l’on se base sur les pourcentages. Nous continuons à estimer qu’il y a là un problème très grave et que ce serait l’intérêt même des employeurs de s’assurer les services d’ingénieurs et cadres qui ont acquis une plus grande expérience du fait d’une plus longue durée d’emploi dans l’industrie » (117). Devant ces problèmes, quelques solutions sont envisagées : la première vise à limiter les licenciements en fin de carrière en augmentant les indemnités de licenciement et en instituant une commission paritaire par profession pour évaluer avec équité les motifs du licenciement (faute lourde, insuffisance professionnelle…). La deuxième idée consiste à créer une nouvelle caisse de chômage qui serait en partie alimentée par les employeurs n’employant pas un pourcentage suffisant de « cadres de plus de 50 ans ». L’autre partie serait alimentée par des prélèvements obligatoires sur des fonds sociaux du régime de retraites complémentaires. Enfin, la dernière proposition consiste à obliger les employeurs à verser aux régimes de retraites complémentaires la double cotisation patronale et salariée, même en cas de suppression d’emploi (118). Mais ces différentes propositions n’ont que peu d’importance aux yeux de la fédération dont l’intention première est de mobiliser le patronat sur une mesure de placement. C’est pourquoi, au congrès de 1954, la FNSIC lance un appel aux chefs d’entreprise, à qui elle réclame « une prise de conscience de leur intérêt ». (114) Ibid., numéro spécial, février 1952. (115) Ingénieurs et Cadres de France, n° 36, février 1952, p. 8. (116) Le Creuset, n° 186, mars 1953. (117) Ingénieurs et Cadres de France, n° 39, avril 1953, p. 7. (118) Ibid., p.10. 61 « Au point de vue des âges, il y a une légère augmentation des places offertes aux cadres de plus de 40 ans d’un exercice à l’autre. Cependant, la difficulté de placer les cadres âgés reste entière et l’Association dont nous avons parlé permettrait peut-être de trouver une solution même partielle à cette question très grave, si les employeurs finissent par prendre conscience de leur intérêt qui est de ne pas négliger les gens à qui l’âge a donné ce type d’expérience » (119). En effet, le patronat est doublement sollicité sur ce projet pour lequel la CGC n’est pas tout de suite partenaire. Car depuis son apparition, le thème des « cadres âgés » ne préoccupe pas réellement la CGC. Aucun article ne sera écrit, aucun discours ne sera prononcé sur ce sujet jusqu’en 1952, ce qui laisse à penser que la CGC reste, au début, étrangère à cette préoccupation. En fait, à ce moment-là, la FNSIC est seule à mener campagne jusqu’en 1952. Même lorsqu’André Malterre écrit en avril 1950 sur le « problème du plein emploi » et le reclassement de la main-d’œuvre, aucune attention n’est portée sur le placement des « cadres âgés ». Il accorde davantage de place à une réflexion sur l’économie du pays, la conjoncture et les prix (120). En fait, la thématique va progressivement prendre une importance grandissante à la CGC avec l’arrivée de deux événements majeurs : le passage de Roger Millot à la présidence de la FNSIC en février 1951 et la création du Centre économique et social de perfectionnement des cadres, créé par Albert Lecompte. Ces deux événements vont permettre à la fédération d’inscrire définitivement sa place à côté de celle de la CGC, en menant des actions en matière de formation des cadres. Sur cette initiative, la FNSIC va élargir sa présence syndicale sur de nouvelles zones d’actions (placement et formation des cadres), qui n’avaient jusqu’alors jamais été investies par la CGC (121). C’est ainsi que les actions de la FNSIC seront ensuite soutenues par la CGC à partir de décembre 1952. 5.2.2. L’influence de Roger Millot (1909-1973), président de la FNSIC Le premier événement déterminant est le remplacement d’Yves Fournis à la présidence de la FNSIC par Roger Millot en 1951 qui restera à la tête de la fédération jusqu’en 1973, date de son décès à l’âge de 64 ans. Né en 1909, Roger Millot est un homme d’influence qui possède un réseau de relations très étendu. Ingénieur des mines de Paris, fervent catholique, il est membre de l’Association catholique de la jeunesse française (ACJF) et militant catholique dans le mouvement de Pax Romana avant de rejoindre l’USIC. Il s’inspire fortement de l’ouvrage de Georges Lamirand sur Le rôle social de l’ingénieur et prolonge ces réflexions dès son arrivée à l’Union [Olivier, 1995]. Il conserve les liens d’amitiés avec d’anciens camarades de promotion, tels Alain Poher (Président du Sénat), Emile Roche (Président du Conseil économique et social), ou encore l’historien Jean-Baptiste Duroselle avec qui il fonde le Centre catholique des intellectuels français (CCIF). Après l’obtention de son diplôme, il adhère à l’USIC où il obtient une place importante puisqu’il est élu vice-président en 1949. Il est aussi président de la Fédération française des étudiants catholiques (FFEC) de 1935 à 1938, et participe aux Equipes sociales de Robert Garric en donnant quelques cours de mathématiques aux ouvriers. Enfin, il contribue à la mise en place de la Confédération générale des cadres de l’économie (CGCE) en avril 1937, puis à la mise en place de la CGC en 1944 sans obtenir les honneurs en raison de sa participation à la Charte des cadres sous le gouvernement de Vichy. En réalité, il a été le premier président de la CGC avant Jean Ducros, pendant deux mois seulement (d’octobre à décembre 1944). Mais, au lendemain de la guerre, le discrédit porté à la CGC et les accusations de « collaboration » incitent les dirigeants syndicalistes de la CGC à remettre à plus tard son mandat à la présidence. En fait, il n’obtiendra jamais la présidence de la CGC, mais occupera une place de choix à la Confédération internationale des cadres (CIC) où il sera vice-président en 1951. À partir de 1953, il accorde une place grandissante à la CIC en développant l’idée d’un syndicalisme international des classes moyennes [Gadea, 2003 ; Ruhlmann, 2009]. C’est à partir de 1950 que Roger Millot prend de l’importance grâce à son réseau. Millot est un homme de communication possédant un tempérament de conciliateur, ce qui permettra de calmer les rivalités entre la FNSI et la CGC lors de la démission d’Yves Fournis (119) Ingénieurs et Cadres de France, n° 44, mars/avril 1954, p. 10. (120) Le Creuset, n° 120, avril 1950. (121) AN n° 19790327 (Ministère du Travail, Direction relations du travail), art. 25 : Commissions de la maind’œuvre, commission « Formation des cadres ». 62 en février 1951. D’ailleurs Albert Lecompte, secrétaire général de la FNSIC, n’a pas dissimulé son mécontentement à l’égard d’Yves Fournis et aux dirigeants de la CGC auxquels il a reproché de laisser pour compte la fédération (122). Dans ce contexte, Roger Millot a joué un rôle de médiateur entre les deux organisations, tout en donnant une impulsion considérable à la fédération. Il a notamment soutenu les nombreuses initiatives d’Albert Lecompte et d’Henri Benoit-Guyod qu’il recevait souvent à son domicile (123). 5.2.3. Le soutien de la CGC ou « le dramatique problème des vieux » (décembre 1952) La force évocatrice d’un manquement à l’ordre moral convainc définitivement les dirigeants de la CGC qui s’appliqueront à utiliser la formule dans de nombreux discours. En 1952, la CGC s’engage résolument dans la défense de « cadres âgés » comme en témoigne ses nombreux articles du Creuset. En décembre 1952, « le dramatique problème des vieux » apparaît sans que les contours du « problème » ne soient définis : comme à l’identique, aucune précision n’est donnée, aucune statistique enregistrée, aucun témoignage n’est entendu. L’article laisse place à l’émotion en annonçant un drame imminent par l’emploi d’un vocabulaire alarmiste : « redoutable », « imprévisible », « époque tourmentée », « affres », « abandon d’une carrière », « l’inconnu », « danger », « graves inquiétudes », « choquant », « mécontentement », « aigreur », « perdu » (124). Désormais, la CGC n’aura de cesse de publier des articles sur le sujet. Citons par exemple « Le tragique problème des vieux » ou encore « Le placement des cadres de plus de 50 ans » en février 1953 (125). Progressivement, la CGC devient plus insistante et choisit de placer son 9e congrès sous le signe de l’« humain » pour évoquer la thématique et mobiliser le patronat sur le placement des cadres. La CGC fait maintenant feu de tout bois puisqu’en décembre 1953, André Malterre intervient même au Conseil économique et social (CES) pour déclarer que « le problème est tellement grave » qu’une demande spécifique a été adressée au ministère du Travail afin que les bureaux de placement se coordonnent pour avoir une vue exacte des possibilités de l’emploi (126). C’est en ces termes que la CGC suspend ensuite sa communication sur les « cadres âgés » jusqu’à l’annonce de la mise en place effective d’une structure de placement. Le ton dramatique disparaît alors pour laisser place à des événements plus factuels et notamment à la concrétisation du projet de placement par l’organisation du premier conseil d’administration de l’APEC. Du slogan, la formule est à nouveau investie dans l’action. 5.2.4. La défense des travailleurs intellectuels au ministère du Travail Les syndicats d’ingénieurs et de cadres ont donc convergé vers l’intention commune de mettre en place une structure de placement dans un contexte institutionnel qui leur était favorable. En effet, le directeur de la main-d’œuvre au ministère du Travail n’était autre qu’Alfred Rosier, président de la CTI, fervent défenseur du problème des « ingénieurs âgés ». De toute évidence, le soutien de ce haut fonctionnaire influent a été capital dans la création de cette structure. Sa contribution ne s’est effectivement pas résumée à quelques signatures, il a véritablement porté cet ambitieux projet dont les syndicats euxmêmes n’ont sans doute pas mesuré tout de suite la portée. Placé dans une position confortable entre juge et partie, Alfred Rosier a souvent été remercié pour son aide et, à ce titre, a obtenu le siège de vice-président de l’APEC. Cependant, l’intention d’Alfred Rosier n’a pas seulement été de défendre le placement des ingénieurs et cadres. Il s’agissait avant tout de continuer ce qui avait été entrepris auparavant, c’est-à-dire mener de façon plus large une politique de défense des travailleurs intellectuels dans laquelle ont toujours été inclus les ingénieurs et cadres. Et devenu désormais président de la CTI, Alfred Rosier avait les moyens de mener à terme des mesures en faveur de tous les travailleurs intellectuels. (122) Le Creuset, n° 140, février 1951, p. 4. (123) Entretien du 18/01/2003 avec sa fille, Marie-Hélène Olivier. On retrouve un portrait plus complet de ce syndicaliste dans « L’engagement social d’un ingénieur humaniste », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 24, juillet-septembre 1991, pp. 43-46. (124) « Le dramatique problème des vieux », Le Creuset, n° 180, décembre 1952. (125) A. Boulzaguet, « Le placement des cadres de plus de 50 ans », Le Creuset, n° 184, février 1953, p. 2 : « Le tragique problème des vieux », Le Creuset, n° 186, février 1953. Ch. Renaudin « Le sort des cadres âgés », Le Creuset, n° 189, avril 1953, p. 2. (126) Le Creuset, n° 194, juillet 1953, p. 3. 63 Dans cette logique, la création de l’APEC s’insère dans le cadre d’une politique de protection des travailleurs intellectuels, à laquelle des syndicalistes de la FNSIC ont beaucoup contribué. En effet, il y a toujours eu une réelle volonté de participer aux actions de la CTI, vis-à-vis de laquelle ces militants ont toujours été redevables (127). Par conséquent, les relations entre la CTI et les syndicats d’ingénieurs et cadres continuent à participer d’un échange de bons procédés, les uns protégeant les intérêts des autres dans l’idée de participer à une œuvre communautaire. Cette politique se concrétise par de nombreuses actions tout à fait décisives pour l’APEC. Il en est ainsi de la création de la Commission nationale du statut des travailleurs intellectuels (décret du 27 avril 1948) dans laquelle les principales réclamations des travailleurs intellectuels seront diffusées. Ce conseil consultatif permettra aux syndicats de cadres de poursuivre leur pratique d’influence en diffusant leurs réclamations sous forme de « problèmes » au sein du ministère du Travail. La légitimité institutionnelle de cette cellule lobbyiste, où il y a eu d’ailleurs très peu de débats contradictoires, servira de canal d’accréditation des revendications syndicales des cadres, grâce au double statut de deux acteurs clés (Alfred Rosier et son adjoint, Pierre Demondion) : les réclamations de l’encadrement peuvent dès lors se présenter non plus comme telles mais, désormais, sous couvert de « problèmes sociaux » que l’État est en mesure d’entendre. La politique de l’emploi s’organise en effet de plus en plus en étroite relation avec les groupements professionnels, associés comme « partenaires sociaux » dans le paritarisme florissant de la IVe République. 5.2.4.1. Les enjeux idéologiques des commissions paritaires Par conséquent, cette politique de défense encourage les dirigeants syndicaux de ne pas relâcher leur pression. Citons par exemple Georges Wolff qui continue à diffuser inlassablement la propagande en faveur du « placement des ingénieurs d’âge moyen (45 ans environ) » à la Commission nationale du statut des travailleurs intellectuels. Selon lui, l’idée est d’interdire le cumul des postes pour les fonctionnaires (ou militaires) à la retraite qui occupent en fin de carrière des postes administratifs dans les entreprises, ce que l’on appelle le « pantouflage ». « Lors de la dernière réunion de la Commission, M. Wolff avait fait observer qu’il serait logique que les ingénieurs, en fin de carrière, puissent accéder aux postes administratifs des entreprises dans lesquelles ils occupaient un poste technique et actif. Or, disait-il, ces postes sont fréquemment confiés à des officiers supérieurs en retraite ou à des hautes fonctionnaires en retraite, qui les obtiennent grâce aux relations nouées pendant leur activité, et privent ainsi des hommes de valeur, encore jeunes, des emplois auxquels ils pourraient prétendre. Il demandait, en conséquence, que les lois et règlement sur les cumuls soient modifiés pour interdire aux fonctionnaires retraités le cumul de leur retraite et d’un emploi privé » (128). Présidée par Alfred Rosier, la Commission nationale du statut des travailleurs intellectuels autorise en 1949 la mise en place d’un vaste programme contre le chômage avec l’ouverture de 21 chantiers de chômeurs intellectuels qui emploiera plus de 90 personnes (129). Sont présents à cette commission les acteurs syndicaux les plus proches de la CTI comme Maurice Dablincourt, Henri Benoit-Guyod, Albert Lecompte, Georges Wolff, Roger Millot, Jacques Thill (secrétaire adjoint du BUS). Parmi les autres personnalités, citons aussi Pierre Laroque, directeur général de la Sécurité sociale qui travaille alors dans le même cabinet du ministre du Travail qu’Alfred Rosier. C’est à partir de janvier 1953 que le sujet des « cadres âgés » apparaît à la Commission nationale du statut des travailleurs intellectuels dans un contexte de création de nombreuses autres associations, comme (127) Par exemple, Albert Lecompte a eu l’initiative d’un projet relatif à la création d’une caisse nationale des Arts alimentée par des redevances provenant du domaine public. AN 19820203 (Ministère du Travail, délégation à l’Emploi – Commission nationale de la main-d’œuvre, direction départementale du travail). (128) Extrait de l’intervention de G. Wolff, le 21 novembre 1952 à la Commission nationale du statut des travailleurs intellectuels. Peluvier du 1er bureau des travailleurs intellectuels. AN 19820203 (Ministère du Travail, délégation à l’Emploi – Commission nationale de la main-d’œuvre, direction départementale du travail), article 20-21. Travailleurs intellectuels : minutiers chronologiques (1950-1958), Confédération internationale des travailleurs intellectuels, commission de la propriété intellectuelle, commission consultative des employés et travailleurs intellectuels, commission nationale du statut des travailleurs intellectuels, conseil supérieur des travailleurs intellectuels créé par décret le 25 juillet 1953 : 1944-1966. (129) Décret du 12 février 1949. 64 l’Association pour l’emploi des cadres, ingénieurs et techniciens de l’agriculture (APECITA) en 1954, ou encore l’Association française pour la propagande en faveur de la musique (130). La création d’une structure de placement se présente donc comme un vœu légitime de protection catégorielle parmi d’autres, au moment où l’impulsion donnée par le mouvement des travailleurs intellectuels encourage de toute part un protectionnisme catégoriel. Dans ce contexte, Alfred Rosier adresse une note au ministre du Travail et de la Sécurité sociale, Paul Bacon, le 30 janvier 1953. Cette note est relative à l’amélioration du placement des cadres et techniciens en vue de remédier au désordre qui règne dans le placement de cette catégorie de travailleurs. « Il semble que le moyen le plus expédient qui s’offre aux services de la main-d’œuvre pour retrouver leur place dans ces circuits du placement privé serait de faire entrer dans une association de la loi de 1901 tous les organismes privés actuellement autorisés à pratiquer le placement gratuit des cadres et techniciens ainsi que les représentants des employeurs, ceux du ministère du Travail et, éventuellement, ceux des administrations économiques (Industrie et commerce, Affaires économiques). L’association en cause ne constituerait en aucune façon un organisme supplémentaire alourdissant ou compliquant les opérations mais un organisme de compensation du placement public et privé des cadres et techniciens » (131). La Commission nationale du statut des travailleurs intellectuels n’est pas la seule commission à s’être créée. Succédant à Jacques Maillet qui dirige de 1945 à 1947 la Commission provisoire de la main-d’œuvre, Alfred Rosier met en place plusieurs commissions de travail dans lesquelles alors seuls les syndicats ouvriers (CFTC, CGT-FO, CGT) sont représentés. Les syndicats d’ingénieurs sont les grands absents jusqu’en 1955. C’est à partir de 1953 qu’Alfred Rosier débute son travail de persuasion dont on trouve quelques exemples dans les dossiers de séances de la commission nationale de la maind’œuvre quand il regrette à plusieurs reprises « l’absence trop fréquente des représentants des travailleurs intellectuels » (132). En effet, la présence de la CGC dans les réunions institutionnelles garantit, sinon la prise en compte des revendications des cadres, du moins la considération de leurs « problèmes » dans des instances de négociation. Et c’est bien là le souhait d’Alfred Rosier, partisan d’une représentation de tous les syndicats dont l’absence ne se justifie pas à ses yeux. C’est dans ces circonstances, afin de garantir la représentation égalitaire de tous les partenaires sociaux, que le Conseil supérieur des travailleurs intellectuels est créé le 25 juillet 1953. La CTI est ainsi introduite dans les réunions de séances : elle désigne alors Dablincourt, Simonneau et Lecompte comme représentants des travailleurs intellectuels. Ce conseil, mis en place par Alfred Rosier, constitue un relais d’informations tout à fait favorable aux demandes des cadres. Les premières réunions de ce conseil débutent sous la présidence d’Alfred Rosier jusqu’en 1957. Les premiers bureaux se composent de représentants de la CTI représentés par Henry Lion, Georges Wolff, Maurice Dablincourt, Yves Fournis, Roger Millot, Albert Lecompte, Roland Weiss (CGC) (133), des centrales ouvrières (CGT, CGT/FO, CFTC), du patronat (CNPF, UIMM, UIC) et de l’ACADI. Lors des premiers conseils, André Marie, ministre de l’éducation nationale et Paul Bacon, ministre du Travail, sont à l’écoute des réclamations des travailleurs intellectuels. De 1953 à 1972, les réclamations du conseil mélangent des orientations propres aux travailleurs intellectuels et aux cadres : la hiérarchie des rémunérations, la réforme de l’enseignement secondaire, la limitation des « cadres étrangers », la Sécurité sociale pour les travailleurs indépendants, le chômage et la défense des artistes y sont discutés dans ces réunions de travail. Le rôle du conseil est de défendre deux orientations : l’emploi des cadres et des professions artistiques ou intellectuelles. Aussi le soutien de l’APEC est-il indéniable. À la réunion du 1er décembre 1954, le Conseil supérieur des travailleurs intellectuels met à l’ordre du jour deux sujets : la création de l’APEC présentée par Albert Lecompte et l’organisation des services de place- (130) AN 19820203. art. 24. (131) Note de la direction de la main-d’œuvre (sous-direction de l’emploi) sur l’« Amélioration du placement des cadres et techniciens » du 30/01/1953 adressée au ministre du Travail et de la Sécurité sociale. AN 19820203. Art. 20. (132) Commission nationale de la main-d’œuvre, dossiers de séance du 18 décembre 1953. AN 19820203, art. 8. (133) WEISS Roland (1965), Les cadres : carrière et servitudes, Paris, Gedafge, Wast et Cie, Coll. « Cadres et dirigeants ». 65 ment des travailleurs intellectuels en France. Dans le cadre de la première question, Roger Millot apporte son soutien en déclarant son « inquiétude quant au placement des cadres “d’un certain âge” » : « D’une part, la durée moyenne de la vie humaine s’allonge sensiblement ; d’autre part, les employeurs considèrent précocement comme âgés les cadres postulant à un emploi ; comment concilier ces contradictions ? » (134). Entre 1947 et 1957, le ministère du Travail est donc particulièrement à l’écoute des travailleurs intellectuels en proposant des réponses institutionnelles à leurs demandes. Par conséquent, jamais les syndicats d’ingénieurs et cadres n’ont eu un tel pouvoir d’action : cette période exceptionnelle leur a permis de sceller avec sûreté les fondements d’une nouvelle identité professionnelle. Et, devant une telle ouverture, les syndicalistes démultiplient leur présence dans plusieurs commissions ministérielles, font élire leurs représentants et rassemblent autour d’eux les groupements associatifs militant en leur faveur. Longtemps souhaité comme tel, le syndicalisme des ingénieurs et cadres peut désormais se jouer sur des terrains plus proche du pouvoir, au sein d’instances de décision politique où quelques leaders syndicalistes, comme Georges Wolff, Roger Millot, Albert Lecompte ou Corentin Calvez, obtiendront des sièges institutionnels dans des commissions paritaires, et ce jusqu’à la fin de leur vie (135). Le Conseil supérieur des travailleurs intellectuels cessera ensuite de se réunir entre 1957 et 1964. Puis, à la demande de la CTI, il se réunira à nouveau sous la présidence de Jacques Chazelle et de son directeur adjoint, Pierre Demondion. Au cours des années 1970, le conseil passera sous la présidence de Philippe Dechartre qui sera toujours à l’écoute aux travailleurs intellectuels. 5.3. La création de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC) La création de l’APEC participe donc d’une action syndicale engagée par la FNSIC, organisée par la CTI puis rattrapée par la CGC qui a découvert, plus tardivement, la possibilité d’y défendre la sécurité de l’emploi. Mais le projet est ambitieux et se heurte à des difficultés financières. Malgré tout, l’APEC restera indépendante des pouvoirs publics, mais sera sous tutelle du ministère du Travail jusqu’en 1961 puis sous contrôle de 1961 à 1966. 5.3.1. Une mise en route malaisée La nouvelle institution se donne comme objet de « favoriser le placement des ingénieurs, cadres administratifs et commerciaux et techniques », en coordonnant « les différents organismes de placements privés et publics » (136). Cependant, même avec l’accord implicite du ministère du Travail, le projet reste ambitieux. Les bureaux de placement publics sont très peu nombreux et leur fonctionnement encore rudimentaire. Quant aux bureaux de placements privés, ils émanent des syndicats professionnels et des associations d’anciens élèves qui se sont jusqu’alors réservés un usage exclusif de leurs offres, comme en témoigne la remarque d’André Bapaume, secrétaire général de la Fédération française des syndicats d’ingénieurs et cadres (FFSIC). « Les bureaux de placement officiels ne donnent pas grand chose ; d’autre part les associations d’anciens élèves monopolisent le placement mais s’évitent de signaler les emplois qu’elles ne peuvent satisfaire » (137). En fait, l’idée est de récupérer les offres non pourvues par les associations d’anciens élèves des écoles d’ingénieurs, autrement dit d’intervenir dans un système de « compensation des offres ». Seulement les syndicats font abstraction d’une difficulté majeure, à savoir que les écoles d’ingénieurs sont extrêmement réticentes à confier leurs offres d’emploi, même celles qui ne sont pas pourvues. Et elles le sont d’autant que les écoles (134) AN 19820203, art. 21. Procès verbal du Conseil supérieur des travailleurs intellectuels, le 1er décembre 1954. (135) Corentin CALVEZ, AN : 507 AP 1 à 104. (136) Premiers statuts de l’Association pour l’emploi des cadres ingénieurs et techniciens (APEC), 31, rue Médéric à Paris XVII, déposés à la préfecture de police le 24 août 1954 et signés par son premier président, Raymond Boulenger (CNPF). (137) Réunion du bureau fédéral du 6 novembre 1948 ; Archives interfédérales de la CFDT, inventaire de la Fédération française des syndicats d’ingénieurs et cadres (FFSIC) de 1946 à 1960 (1U20). 66 s’y emploient déjà avec la Fédération des associations et sociétés françaises d’ingénieurs (FASFI). Les débuts de l’APEC sont donc entachés de cette difficulté relativement importante. Car les associations d’anciens élèves résistent à accepter ce mode de fonctionnement pour une structure qu’ils n’ont de surcroît pas choisie. Et cette réticence est d’autant plus forte que l’APEC, avec l’aide du directeur de la main-d’œuvre, décide unilatéralement de rendre obligatoire la transmission des offres en 1955. « L’Association n’entend pas avoir à substituer son action à celle des services de placement des associations des différentes écoles et des syndicats professionnels. Au contraire, elle estime que, dans l’intérêt général, il est nécessaire que l’existence et l’autonomie de ces différents services soient respectées et sauvegardées. Sa mission est d’intervenir auprès de ces services exclusivement en vue de leur permettre de surmonter les difficultés trop souvent rencontrées, en leur apportant d’abord une aide dans la recherche des offres d’emploi, et ensuite le moyen d’effectuer la compensation indiquée ci-dessus » (Premiers statuts de l’APEC du 24 août 1954). Installée au 31, rue Médéric à Paris, cette nouvelle structure fonctionne à ses débuts avec des moyens bien rudimentaires. Mais, au fond, ce qui importe n’est pas tant les activités que les moyens qu’elle offre au développement du syndicalisme des cadres, encore fragile au début des années 1950 [Groux, 1986]. La représentation institutionnelle qu’elle apporte n’a pas de commune mesure avec ce que les syndicats d’ingénieurs ont connu jusque-là, ou même espéré. Car l’officialisation d’une telle structure, héritière directe des bureaux de placement privés que les syndicats ont égrené tout au long des années 1920 et 1930, constitue une réelle victoire. L’APEC des débuts donne une place de choix à ses instigateurs. Son premier comité de bureau se compose de 12 membres, parmi lesquels Albert Lecompte est élu vice-président. La FASFI y est représentée par G. Sellie, ainsi que la Société des ingénieurs civils de France. On y retrouve aussi le syndicaliste Georges Wolff qui est maintenant âgé de 73 ans ; il continue à occuper une place importante en prenant un siège au conseil d’administration (138). Un siège est également réservé au patronat représenté par la personne de Raymond Boulenger, ingénieur centralien, membre du comité de bureau du CNPF, et président de l’Association amicale des anciens élèves de l’École centrale. Il obtient la présidence de l’APEC pour une durée deux ans. Robert Michard, vice-président de l’Association nationale des directeurs et chefs du personnel (ANDCP), prendra également place au bureau en 1961. Des rapprochements ont également lieu avec les sections cadre de la CFTC et la CGT-FO et ont abouti à la constitution d’un conseil d’administration paritaire. La CTFC, en particulier, souhaite développer une politique de présence et trouve par ce biais le moyen de « toucher des cadres réfractaires au syndicalisme ouvrier » (139). Le 30 avril 1950, le comité de bureau de la Fédération française des syndicats d’ingénieurs et de cadres (FFSIC) fait état de la sollicitation d’Alfred Rosier. Et malgré quelques réticences des participants, Jean Escher-Desrivières estime qu’il faut « être présent partout pour savoir ce qu’il se passe et faire prévaloir, autant que faire se peut » le point de vue du syndicat (140). Par ailleurs, l’attention portée au placement des cadres est telle qu’en 1953, André Bapaume et Jean Escher-Desrivières présentent cette inquiétude au ministre du Travail, Paul Bacon. Lors de cet échange, André Bapaume insiste sur deux sujets : les difficultés de placement « pour ceux qui atteignent 50 ans », et la concurrence déloyale faite par les « ingénieurs étrangers » (141). « La délégation a demandé au Ministre de pousser à la discussion des conventions collectives, dont de nombreux secteurs professionnels sont encore privés, préconise la conciliation et l’arbitrage obligatoire. Bapaume a insisté également sur le chômage qui atteint actuellement les cadres, les difficultés de placement pour ceux qui atteignent 50 ans, et le fait que de nombreux ingénieurs étrangers entrent chez nous et constituent une concurrence pour nos propres ingénieurs » (142). (138) Il a aussi été nommé vice-président de la CTI. (139) Procès-verbal du conseil fédéral de la FFSIC du 28 février 1953. Archives CFDT n° 1U20 (140) Ibid. du 30 avril 1950. (141) Ibid. du 28 février 1953. (142) Ibid. 67 La CFTC est donc un partenaire en faveur de la création de l’APEC qui sait convaincre de la nécessité de défendre les ingénieurs et cadres. En outre, la volonté d’inscrire les actions syndicales en faveur des cadres à partir du catholicisme social contribue au rapprochement avec le syndicalisme des intellectuels, qui comprend des dirigeants syndicalistes profondément croyants. 5.3.2. Des sources de financement encore fragiles L’APEC est alimentée par les cotisations des adhérents qui restent cependant peu nombreux, ce qui ne suffit pas à amortir les frais générés par son fonctionnement. Les principales subventions proviennent pour partie de la CTI, du CNPF et des fédérations patronales et, pour l’essentiel, de l’AGIRC représentée par son directeur, Yvan Martin (143). Mais, en dépit de ces subventions, les crédits restent encore insuffisants pour garantir les ambitions de cette nouvelle structure. C’est pourquoi, quelques mois après sa création, l’APEC adresse une demande de subvention en novembre 1956 au Commissariat à la productivité du ministère du Travail, demande qui restera cependant lettre morte. En fait, cette jeune structure a une activité qui reste encore relativement limitée. Au cours de la première année, l’APEC ne reçoit que 155 offres d’emploi, ce qui reste bien insuffisant pour justifier de l’utilité d’une telle structure. Et de surcroît, ces chiffres n’ont que peu de valeur car, bien souvent les offres sont déjà pourvues avant même d’arriver à l’APEC. Le bilan d’activité en mars 1956 rapporte en effet que 95 % des offres reçues sont déjà périmées depuis plusieurs semaines (144). Ces offres sont gérées par un bureau de placement, appelé le Bureau central des employés, techniciens et intellectuels (BUCETI) qui centralise les offres et gère les inscriptions. Ce bureau, placé sous l’autorité d’Alfred Rosier, est une petite cellule d’études et de placement qui dépend du ministère du Travail. Mais ce bureau n’est pas situé dans les locaux de l’APEC, sans doute par manque de place et de moyens. Il fonctionne grâce à quelques « prospecteurs » et « psychotechniciens » regroupant sans doute moins d’une dizaine de personnes (145). Et de surcroît, on peut même supposer que l’ensemble des administrateurs et les membres du bureau réunis sont bien plus nombreux à diriger que les prospecteurs à faire fonctionner l’APEC. Leur travail est sommaire car, hormis la transmission des offres, ils renseignent des fiches administratives et demandent quelques informations aux cadres demandeurs d’emploi s’inscrivant à l’APEC : ils sont 722 cadres inscrits en 1956 et 1547 en 1965. Ainsi ce fonctionnement de fortune, en contraste avec une administration importante, s’essouffle rapidement au moment où l’APEC souhaite être une structure incontournable dans le placement des cadres. Tableau 6. Statistique reconstituée du nombre de cadres « reclassés » par l'APEC, selon l’âge 1955 25-40 ans 40-50 ans 97 50-55 ans 55-60 ans 165 60 ans et plus Total 262 1956 1957 1958 1965 24 165 243 632 28 148 219 497 26 116 154 211 25 88 146 150 3 42 49 15 106 559 811 1505 (143) Les procès-verbaux des réunions du bureau font état de la somme de 8 000 000 F versée par l’AGIRC en 1955 et 6 731 000 F en 1957. Jusqu’en 1966, l’APEC fonctionne essentiellement sur les subventions de l’AGIRC. (144) Bilan d’activité de l’APEC en mars 1956. AN 19920251(Ministère du Travail – législation et contrôle de l’emploi de la direction de la main-d’œuvre) art. 4 -5 : Association pour l’emploi des cadres (APEC) : compte-rendus de réunions, notes, correspondances, procès-verbaux du bureau administratif de l’Apec entre 1954-1966. (145) Un article de la revue de l’APEC, Courrier Cadres, retraçant brièvement l’histoire de l’Association, indique que l’APEC comptait 17 salariés en 1967, ce qui peut laisser supposer qu’il était effectivement très peu nombreux au début. Courrier Cadres, n° 1 160, 31 mai 1996. 68 L’APEC ainsi créée est loin d’être en sécurité. De façon provisoire, le statut d’Alfred Rosier et l’aide de la CTI contribuent à son maintien qu’elle doit maintenant défendre. Car, au fond, ses activités de placement restent très discutables dans un contexte économique où le chômage des cadres est encore résiduel. Par conséquent, le principal objectif des dirigeants de l’APEC est de pérenniser cette structure en lui procurant une autonomie financière durable, indépendante des pouvoirs publics. Même si l’AGIRC permet jusqu’à présent de faire face aux dépenses, ces subventions restent encore insuffisantes. Dans l’esprit de ses fondateurs, l’APEC doit désormais posséder les moyens de ses ambitions, si elle souhaite ne pas disparaître. Et parmi ces ambitions, l’un des projets est de « démultiplier l’APEC en province » en mettant en place deux succursales, à Lyon et Clermond-Ferrand. C’est pourquoi entre 1955 et 1961, les dirigeants s’attacheront à accentuer la propagande sur l’institution afin de démontrer avec force son bien-fondé, ce qu’ils réussiront puisqu’elle sera reconnue d’utilité publique en 1957. L’image misérabiliste dont l’APEC fait usage pour conserver sa place, sera corrélée avec l’image interne très positive du « cadre âgé » circulant au sein à la catégorie des cadres et représentant l’idéal-typique de la carrière d’un cadre. « Le placement des cadres perdant leur emploi à partir de 45 ans est devenu très difficile et il importera de rechercher les moyens propres à replacer ces cadres et à les diriger vers des occupations autres que celles qu’ils auront eues avant la perte de leur emploi. La réussite de ce reclassement nécessitera des relations avec les employeurs et une entente avec eux absolument nécessaire pour faciliter la solution de cet angoissant problème » (146). Cette « nouvelle » préoccupation guide les premiers pas de l’APEC et continue à servir d’argument de mobilisation, notamment auprès des écoles d’ingénieurs qui sont encore réticentes à confier leurs offres d’emploi. Il est alors question de servir la cause morale des « plus de 45 ans » dans l’intérêt général de la corporation. Ce « problème » sert donc d’argument de justification pour développer l’APEC, comme le démontre l’un des courriers du président de l’APEC en 1954, Raymond Boulenger, adressé à une association des anciens élèves. « Nous estimons que par une collaboration très étroite entre votre association et la notre, nous parviendrons ensemble à apporter une solution concrète au difficile et délicat problème que pose le placement des cadres en général, et de celui des plus de 45 ans en particulier – cette dernière catégorie faisant tout spécialement l’objet de nos préoccupations » (147). En 1955, quelques mois après avoir déposé les statuts de l’APEC, le comité de bureau se mobilise aussitôt. Raymond Boulenger indique que le problème est « capital » et qu’une mobilisation est nécessaire. À cela, Georges Wolff ajoute « que la question des cadres âgés constituera 99 % de notre activité » (148). De concert, Albert Lecompte insiste sur la « gravité » de la question créant chez les cadres une « obsession » et atteint le « moral » (149). Le chômage est en effet interprété comme un « déshonneur », un « déclassement », un stigmate auquel il faut échapper (150). C’est pourquoi les dirigeants de l’APEC n’auront donc de cesse d’interroger cette « angoissante » question par la réalisation de petites enquêtes, sans jamais avoir les moyens d’une réelle investigation. La mécanique sociale de cette obsession met en scène des acteurs profondément convaincus de la gravité de question dans des scénarios répétitifs où se déroule toujours la même histoire. Les questions restent en suspens : comment y remédier ? Qu’arrive-t-il aux cadres en fin de carrière ? Quelles sont les causes de leur chômage ? Ainsi, au cours des deux premières années d’activité de l’Association, le traitement de cette question occupe une place importante au comité de bureau. En 1955 déjà, cette question soulève de nombreuses interrogations de la part des participants. Il est alors question d’examiner le problème du « renvoi » du cadre (« pourquoi alors a-t-il perdu sa place ? »). En somme, cette « nouvelle » question intéresse tout le monde, même si, elle suscite parfois quelques railleries, et notamment de la part du secrétaire général adjoint (146) Programme d’actions de l’APEC en 1955. AN 19920251, art. 4. (147) Lettre de Raymond Boulenger, adressée aux associations d’anciens élèves en 1954. AN 19920251. (148) Procès-verbal de la réunion de bureau de l’APEC du 20 janvier 1955. AN 19920251. (149) Ibid., le 30 mars 1955. (150) « Histoire de l’APEC. 1954-1996 », document interne, juin 1996, p. 3. 69 de la CFTC, F. Gallot, qui déclare avec agacement que l’opposition rencontrée au « reclassement des cadres âgés » est au fond « plus affective qu’effective » (151). L’obsession des premiers comités de bureau est donc de connaître les « vraies raisons » s’opposant au reclassement des « cadres âgés » (152). Et, à cet effet, en mars 1955, le comité de bureau réalise une première étude afin « d’entendre des personnes au sujet du placement des cadres ayant atteint ou dépassé 45 ans » et mesurer l’ampleur du problème sur lequel, en définitive, les organisateurs en savent très peu (153). En premier lieu, un sondage est réalisé auprès de quelques associations d’anciens élèves : HEC, Centrale, ESPCI, Arts et métiers, École Charliat. Puis, à partir de ce sondage, un questionnaire est envoyé aux écoles adhérentes de l’Association pour connaître le nombre de « candidats sans situation à partir de 40 ans » et les « oppositions au reclassement (employeur, technicité, manque d’adaptation, exigence de salaire…) » (154). En fait, l’idée est de réfléchir à la façon de développer les activités de l’APEC sur le créneau de la formation, en mettant en place des cours de « perfectionnement ». Ce projet de formation se concrétisera à la fin des années 1960 avec le Fonds national de l’emploi (FNE) qui accompagnera 125 cadres sur l’ensemble du programme. Désormais, une statistique s’organise entre les cadres de moins et de plus de 45 ans comme valeur modale permettant de mettre en relief les « cadres dits âgés » dans chacun des rapports d’activité adressés au ministère. Extrait du rapport d’activité de l’APEC, le 15 mars 1956 « En ce qui concerne les reclassements des cadres et ingénieurs sans emploi réellement effectués, un très récent relevé fait apparaître, pour les trois derniers mois, des résultats encourageants qui se résument comme suit au 1er février 1956 : Reclassements effectués par l’APEC (chiffres vérifiés et contrôlés) – de 30 à 41 ans = 24 – de 40 à 50 ans = 28 – de 50 à 55 ans = 26 – de 55 à 60 ans = 25 – de + de 60 ans = 3 123 Ces 106 replacés se ventilent selon leur âge : soit 82 cadres « dits âgés » […] En conséquence, le chiffre énoncé ci-dessus ne représente qu’un MINIMUN dont nous sommes sûrs. Cependant, en nous contentant des résultats connus, nous pouvons, dès maintenant faire état de l’incidence du rôle que joue l’APEC dans le réemploi des cadres sur le marché du travail » (155). Ainsi, après deux années d’enquêtes (1955-1956), l’inquiétante question des « cadres âgés » ne disparaît pas pour autant. Au contraire, elle reste figée comme aux premiers jours de son traitement. La question des « cadres âgés » ne cessera d’être posée par la nouvelle organisation en quête de légitimité comme une inlassable litanie, une éternelle question qui parvient à convaincre une nouvelle opinion. En insistant elle-même sur un problème social, elle justifie ainsi son existence. La presse constitue aussi un relais de propagande dont les militants ont pleinement conscience et, en premier chef, André Malterre qui pressent rapidement son importance. D’ailleurs, lui-même, organise les relations avec la presse parisienne et crée, quelques années plus tard, un service de presse au sein de la CGC qu’il confiera à un journaliste professionnel (156). « Dans le courant de l’année 1957, nous avons également très largement développé nos contacts avec la radio et la presse. Vous avez pu prendre connaissance entre autres des articles de Monsieur Creiser dans Le Figaro et de Maitre Chastenet de l’Académie française dans L’Aurore. D’autres journaux de Paris et de Province ainsi que les bulletins (151) Ibid., le 1er juin 1955. (152) Ibid. (153) Lettre d’A. Montrochet (APEC) adressée à Alfred Rosier, directeur de la main-d’œuvre et vice-président de l’APEC, le 26 mars 1955. AN 19920251, art. 4 (154) Sur un total de 125 associations interrogées, 12 seulement ont répondu à ce questionnaire sur les « cadres âgés ». (155) AN 1992025. (156) Op. cit. André Malterre ou l’honneur des cadres (Avant-propos de Nathalie Malterre), Éition France-empire, Paris, 1976, p. 41. 70 d’association d’anciens élèves ont diffusé aussi des renseignements très intéressants sur l’APEC. Ceci a permis d’alerter d’une façon certaine l’opinion publique sur les difficultés grandissantes du reclassement des cadres « dits âgés » c’est-à-dire ayant dépassé la quarantaine et malheureusement ce problème très grave ne peut que se développer dans l’avenir » (157). Le Figaro est particulièrement réceptif au sujet. Plusieurs articles du journaliste Denis Perrier-Daville paraissent le 17-18-19 janvier 1956 ce qui, selon les dirigeants de l’APEC, permet « d’attirer l’attention du grand public sur le problème des cadres âgés » (158). À la radio, le 16 février de la même année, sur la chaîne de radio Paris-Inter, Roger Millot ainsi qu’un représentant de l’APEC, Jack Lavie-Deruy sont invités à l’émission « La Tribune » pour discuter du « délicat problème du reclassement des cadres ». En 1958 encore, le Figaro fait la promotion de l’APEC en usant d’un titre d’article accrocheur : « Est-on un vieillard à 45 ans ? » où l’article partisan s’emploie à démontrer de l’utilité de la structure. Au cours de la même année, L’Aurore consacre aussi un article au « reclassement des cadres âgés ». Le journaliste, Jacques Chastenet, contacté par la CGC, se réjouit d’ailleurs de l’existence d’une telle organisation qui permet de faire « œuvre d’humanité » pour les cadres (159). La mobilisation en faveur du placement des « cadres âgés » s’étend progressivement à la presse sensible à la défense catégorielle et à l’émotion contenue dans la thématique du vieillissement. Le chômage des cadres devient à nouveau un élément symbolique, représentatif du désarroi d’un groupe en lutte pour sa défense. Il recouvre dès lors bien plus que les difficultés de reclassement ; il rappelle à la mémoire les maux d’un mouvement professionnel et ses angoisses communautaires. CONCLUSION La période de l’après-guerre est caractéristique d’un développement de la catégorie des cadres dans des circonstances économiques et politiques de reconstruction nationale exceptionnellement propice à la montée des classes moyennes. La rupture avec la IIIe République prend forme avec la mise en place des Ordonnances de 1945, inspirées du programme d’actions de la Résistance. Devant ces changements radicaux, les syndicats d’ingénieurs et cadres, encore peu représentatifs, réagissent en s’opposant pour préserver les avantages acquis avant la guerre sur les retraites et le placement. Et, au terme d’une longue bataille, ils parviennent à leurs fins en se dotant, tout d’abord, d’un régime complémentaire de prévoyance en 1947, puis d’une institution de placement privée en 1954, dans le cadre d’une gestion paritaire. Mais le fonctionnement de l’organisme de placement à partir de fonds privés s’avère dans les faits impossible. Entre 1958 et 1966, le nouvel enjeu syndical aura donc pour objectif la recherche de financements pour stabiliser l’activité de placement des cadres. CHAPITRE 6 – LE PLACEMENT DES CADRES AU DÉBUT DE LA Ve RÉPUBLIQUE (1958-1974) Au début de la Ve République, la politique de l’emploi soutient une forte croissance économique générant le quasi-plein emploi. Au cœur de cette politique, le ministère du Travail devient un acteur décisif auprès de l’État qui est chargé de faire face à la pénurie de main-d’œuvre aussi bien quantitativement et qualitativement [Freyssinet, 2006]. Devant cette demande, s’opère une profonde transformation amenant davantage d’interventions des politiques de la main-d’œuvre, par la mise en place de nouvelles règles de décisions plus ouvertes au dialogue social. Cette période correspond à la création de nouveaux dispositifs de gestion tels le Fonds national de l’emploi, l’Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le commerce (UNEDIC), les Associations pour l’emploi dans l’industrie et le commerce (ASSEDIC), et l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE). (157) Procès-verbal du conseil d’administration de l’APEC du 28 mai 1958. AN 19920251. (158) Rapport d’activité de l’APEC du 15 mars 1956. (159) « Pour le reclassement des “cadres âgés” » par Jacques Chastenet, L’Aurore, 8/01/1958. 71 L’État développe et coordonne aussi la création de dispositifs de « promotion sociale » ouvrant la voie au déploiement de la formation professionnelle. C’est d’ailleurs, portée par ce contexte, que l’Association de la formation professionnelle des adultes (AFPA), issue du groupement de différentes associations de formation professionnelle, est créée en 1966. Conjointement, les pouvoirs publics (État et collectivités locales) accompagnent les entreprises dans leurs restructurations par un traitement social fondé sur des outils institutionnels de départs anticipés à partir des années 1960. Ainsi le renforcement de l’APEC, souhaité par les syndicats d’ingénieurs et cadres, s’inscrit en droite ligne de cette politique de protection sociale qui porte un nouveau regard sur les « travailleurs âgés ». D’autant que la CTI connaît une montée en puissance grâce à l’augmentation considérable du nombre de ses adhérents : ils seront 600 000 en 1972. 6.1. Les « cadres dits âgés » dans les politiques sociales Jusqu’à la remise du rapport de Pierre Laroque en 1962, la question de l’emploi des actifs âgés est encore balbutiante [Freyssinet, 2006]. Le ministère du Travail envisage quelques mesures éparses et sans concertation pour lutter contre le « vieillissement professionnel » en raison de la pénurie de main-d’œuvre. La politique de l’emploi s’oriente temporairement dans une volonté d’agir pour maintenir en poste « les personnes âgées ». Le principe d’une spécificité pour les cadres est reprise en 1962 au moment de la publication du rapport de Pierre Laroque, issu des travaux de la Commission d’étude des problèmes de la vieillesse (160). Ce texte préconise pour la première fois le développement d’une action sociale en faveur de leur maintien en poste, en raison de l’insuffisance du personnel, mais aussi afin de tenir compte de leur « équilibre physique et psychologique » généré par le travail pour défendre les fins de carrière (161). Deux catégories sémantiques vont dés lors se distinguer, d’un côté les « personnes âgées » qui seront prises dans le champ de la politique de la vieillesse [Lenoir, 1979] et, de l’autre, le chômage des « travailleurs âgés » qui sera traité dans la politique de l’emploi [Guillemard, 1986]. La proposition du maintien en poste ne sera cependant pas retenue et rapidement, un consensus va s’établir pour favoriser le départ des « travailleurs âgés » comme solution aux problèmes de l’emploi. C’est donc à partir des années 1960 que la formule syndicale des « ingénieurs et cadres âgés » va évoluer sous la sémantique des « cadres âgés », puis sous celle des « cadres dits âgés » au sein des commissions ministérielles. 6.1.1. La commission Laroque (1960-1961) Cette commission, présidée par Pierre Laroque, a été chargée d’étudier les problèmes posés par l’emploi des « personnes âgées » afin de « proposer au gouvernement les solutions à ces problèmes, dans le cadre d’une politique d’ensemble, compte tenu de l’évolution démographique prévisible au cours des années à venir » (162). Son fonctionnement a reposé sur les auditions de « personnalités », de groupements représentatifs et d’organisations professionnelles, au cours desquelles Alfred Sauvy et Jean Fourastié ont apporté leur concours. Le rapport de cette commission indique que le vieillissement des salariés actifs reste un « problème » dans la politique de l’emploi, tout en ayant conscience que la mise à la retraite des travailleurs âgés reste « la condition nécessaire de l’insertion des jeunes dans la vie professionnelle et de leur promotion » (163). La sémantique se précise, et les « travailleurs âgés » représentent désormais la population des hommes et des femmes âgées entre 40 à 60 ans, victimes d’un âge couperet autour de la cinquantaine. Dès lors qu’aucune considération économique ne permet d’éliminer par principe les personnes âgées du marché du travail, il convient donc que le « problème des travailleurs âgés » soit géré dans le cadre d’une politique de l’emploi et non dans celui d’une politique de la vieillesse (164). C’est dans ces circonstances qu'Henri Lion, au titre de président de l’AGIRC et Albert Lecompte ont été entendus, et qu’ils ont pu démontrer une spécificité liée à la formation et à la carrière des cadres (165). (160) Premier ministre, Haut comité consultatif de la population et de la famille, politique de la vieillesse, Rapport de la commission d’étude des problèmes de la vieillesse [présidée par Pierre Laroque], Paris, La Documentation française, 1962. (161) Ibid. (162) Décret du 8 avril 1960 instituant une commission d’étude des problèmes de la vieillesse. (163) Ibid., p.117. (164) Ibid., p.134. (165) AN n° 19760183, art. 26-27 : commission d’étude des problèmes de la vieillesse (commission Laroque) 1960-1961. 72 « Les employeurs justifient leur position en affirmant tout d’abord leur souci de ne pas pouvoir former les candidats qu’ils embauchent aux méthodes de l’entreprise ; ils estiment que les travailleurs et spécialement les cadres âgés ne sont plus suffisamment adaptables ; ils pensent, également, que l’embauche d’un personnel est un véritable investissement qu’il faut amortir ; pour les cadres, la notion de carrière, de “filière”, qu’il faut suivre dans une même entreprise intervient pleinement. De même, les exigences des cadres âgés en ce qui concerne leur niveau de rémunération font-elles obstacles à leur reclassement ; ceux-ci se résignent plus difficilement à un abaissement relatif de leur niveau de vie et, plus encore peut-être, à la perte de leur prestige que traduit leur affectation à un poste hiérarchiquement inférieur à celui qu’ils avaient antérieurement occupé » (166). Pour autant aucune mesure concrète n’a été proposée en leur faveur. Le rapport a conclu sur la nécessité de maintenir les « personnes âgées » dans l’emploi grâce à une série de mesures pour lutter contre « l’obsolescence des connaissances ». Le développement de la formation continue et l’enseignement technique a été retenu, ainsi qu’un travail de recherches spécifiques sur les « travailleurs vieillissants ». Ce qui constituera d’ailleurs le point de départ du nouveau champ d’investigation scientifique en gérontologie, économie, démographie et sociologie. 6.1.2. Le rapport Aguilhon au Conseil économique et social (1961) Au début des années 1960, le Conseil économique et social s’organise aussi pour répondre aux inquiétudes gouvernementales sur le vieillissement des salariés. Favorable à une représentation des différentes catégories professionnelles, le Conseil entretient de bonnes relations avec la FNSIC et la CGC, sans doute grâce à son président, Emile Roche présent de 1954 à 1974, qui a pour ami Roger Millot et André Malterre (167). Roger Millot entre au Conseil économique comme représentant du Groupe des classes moyennes en 1951, en même temps qu’André Malterre et obtient une place de choix puisqu’il est membre du bureau du Conseil économique depuis 1952 (168). Parmi les autres syndicalistes, Jean Ducros est également introduit au Conseil dans la section de la Production industrielle, et Georges Wolff débute également son mandat en 1951 au titre de viceprésident dans la même commission de 1951 à 1953. Il sera également membre de la commission des affaires sociales de 1954 à 1959. Mais ce n’est pas lui qui présente le problème des « travailleurs dits “âgés” » aux membres du bureau, même s’il est fortement attaché à cette revendication qu’il continue à invoquer. C’est Robert Aguilhon, membre de la CGC, qui présente un rapport sur le « Problème du reclassement et de la réadaptation des travailleurs dits “âgés” » le 9 février 1961 au Conseil Economique et social. Ce rapport fait suite à une section de travail réunie pour réfléchir à la réinsertion des « travailleurs âgés » (169). Au sein de cette section, plusieurs membres de la CGC et de la FNSIC ont été présents, dont Robert Aguilhon qui a été désigné pour présenter le rapport dont la visée est de pérenniser l’APEC (170). Et c’est bien là l’un des objectifs de ce rapport que de faire sentir l’urgente nécessité de développer une instance capable de s’occuper du « problème des cadres âgés ». En effet, ce rapport est important pour les syndicats d’ingénieurs et cadres car il est soumis à un vote d’approbation à l’issue duquel des solutions doivent être mises en œuvre. Leurs objectifs sont en premier lieu de recevoir une aide de la part des pouvoirs publics pour appuyer le développement de l’APEC, et d’obtenir un soutien financier dans le cadre de la promotion sociale en développant la formation professionnelle et le perfectionnement des cadres. À l’issue de cette présentation, le bureau du Conseil économique et social se prononce favorablement : il accepte de reconnaître que des « difficultés » apparaissent vers la quarantaine et qu’elles sont particulièrement « aiguës » pour les cadres, d’où la nécessité d’encourager le développement de l’APEC. L’idée que les travailleurs soient jugés à tort comme « âgés » est encore dénoncée et le bureau décide de « lutter contre cette idée que (166) Ibid., p. 59. (167) Entretien avec la fille de Roger Millot, le 18/01/2003. (168) Fonds Roger Millot, cartons 79 à 83 sur sa présence au Conseil économique et social. (169) La section de la promotion sociale, de l’orientation et de la formation professionnelles du problème du reclassement et de la réadaptation des travailleurs âgés. (170) Rapport de Robert Aguilhon, Problème du reclassement et de la réadaptation des travailleurs dits « âgés », Avis et rapport du Conseil économique et social, séance des 8 et 9 février 1961. 73 tout salarié ayant atteint la quarantaine puisse être considéré comme un travailleur “âgé” et de ce fait diminué » (171). Le maintien des salariés dans leur emploi est par conséquent admis et le développement de l’APEC s’inscrit parmi les mesures acceptées, comme la réalisation d’études sur le vieillissement, la mise en place d’une réglementation législative pour la défense de l’emploi des travailleurs âgés et la création d’une sous-commission de la main-d’œuvre au Commissariat au Plan chargée du problème des « travailleurs âgés ». Extrait du rapport de Robert Aguilhon, Problème du reclassement et de la réadaptation des travailleurs dits « âgés », présenté au Conseil économique et social, séance des 8 et 9 février 1961, p. 363. « I – EN CE QUI CONCERNE LA NATURE ET L’AMPLEUR DU PROBLÈME A – Il n’est pas possible de donner une définition précise du travailleur âgé. Mais on constate un accroissement continu du nombre des travailleurs, qui n’ayant pas atteint l’âge d’admission à la retraite, éprouvent des difficultés à conserver ou retrouver un emploi en raison ou sous prétexte de leur âge. B – Le pourcentage de demandes d’emploi non satisfaites augmente rapidement pour les travailleurs ayant dépassé la quarantaine. Le reclassement des travailleurs en chômage est donc beaucoup plus difficile pour ceux qui ont dépassé cet âge que pour les jeunes travailleurs, ce qui signifie que la durée moyenne du chômage est beaucoup plus élevée pour les travailleurs âgés. C – Il est particulièrement difficile de reclasser les travailleurs administratifs ou technicocommerciaux, ainsi que les cadres supérieurs et les dirigeants, surtout si ceux-ci recherchent un poste équivalent à celui qu’ils ont perdu. Le chômage des travailleurs âgés est particulièrement douloureux pour les intéressés s’il survient à un âge où ils ont les charges familiales les plus lourdes. Il est en outre anti-économique et paradoxal, si l’on considère le déficit de la Métropole en cadres, techniciens et, en général en personnel qualifié, déficit qui risque d’aggraver, dans les prochaines années, la situation du marché de l’emploi » […] IV – LES SOLUTIONS AUX DIFFICULTES DE RECLASSEMENT DES TRAVAILLEURS ÂGÉS Il importe de lutter contre cette idée fausse que tout salarié ayant atteint la quarantaine puisse être considéré comme un travailleur « âgé » et, de ce fait, diminué. Il faut aussi considérer que le problème étudié est un problème humain qui engage la responsabilité morale des employeurs, cadres et techniciens, et un problème d’intérêt économique pour la Nation. Il convient d’essayer de le résoudre en tenant compte de certains aspects de la politique sociale, qui exercent une influence prépondérante sur les possibilités d’emploi des travailleurs âgés ». […] D’autre part, sans qu’il soit porté atteinte à l’esprit de l’ordonnance du 24 mai 1945, il y a lieu d’engager le ministre du Travail à appuyer l’association pour l’emploi des cadres, ingénieurs et techniciens, dans sa mission particulière de placement ». 6.1.3. Le Commissariat général au Plan En dépit de ces succès, Alfred Rosier tient tout particulièrement à introduire les travailleurs intellectuels dans le Commissariat au Plan. En fait, ce qu’il souhaite plus particulièrement, c’est que la demande des travailleurs soit intégrée en amont des politiques du gouvernement, dans la rédaction même du Ve Plan: « Nous avons acquis [déclare-t-il] la certitude que le Ve Plan fera la place qu’elle mérite aux diverses disciplines professionnelles du monde intellectuel. Cette innovation devra avoir de sérieux prolongements » (172). Dans cette visée, une délégation de la CTI est reçue à l’Hôtel Matignon, le 25 septembre 1963 pour débuter les pourparlers. La délégation se compose alors de Benoid-Guyot, Millot, Riffault, Courtaigne, Stéphane-Claude. Tour à tour les membres de la délégation sont entendus par le Premier ministre, G. Pompidou, qui désire s’entretenir avec les professions « où l’on réfléchit » (173). C’est tout d’abord Henry Benoid-Guyot qui prend la parole (171) Ibid. (172) Confédération des travailleurs intellectuels (CTI), Les Cahiers du travailleur intellectuel, n° 75, mai-juin 1964. (173) Ibid., n° 72, sept-oct. 1963, p.11. 74 pour exposer les difficultés de placement des cadres et plus spécifiquement « les difficultés éprouvées pour le reclassement par les cadres licenciés, dès l’instant qu’ils atteignent la cinquantaine ou même un âge moindre » (174). Le projet est accepté en avril 1963. La CTI obtient une introduction à la commission de la main-d’œuvre du Commissariat au Plan en siégeant dans le « groupe du Travail intellectuel » qui est représenté par Raymond Berquier et animé par Vimont, administrateur au CES. René Millot, Jean Hourticq (175), Gaston Riffault et Courtaigne sont nommés pour siéger dans le groupe. L’objectif de la CTI est d’y défendre les problèmes de la formation et de l’emploi des travailleurs intellectuels. Sur l’ensemble des doléances, seule la formation professionnelle des cadres sera cependant retenue dans les prévisions de développement (176). 6.1.4. Le Conseil supérieur des travailleurs intellectuels Parallèlement, la pression s’accentue au ministère du Travail. Les comptes rendus du Conseil supérieur des travailleurs intellectuels mettent régulièrement à l’ordre du jour la question du chômage des cadres et des fins de carrière. En 1964, la 11e réunion du Conseil met à nouveau à l’ordre du jour le dossier du licenciement des cadres (177). En 1965, l’emploi des cadres dits « âgés » est défendu par deux syndicalistes de la CGC, Clogenson et Roland Weiss, afin de « montrer combien il est illogique de gâcher prématurément un capital de matière grise » (178). La situation est encore décrite comme un « scandale social », un « paradoxe économique » alors que « le monde entier a soif de cadres » en temps de « crise particulièrement aiguë ». « Le jeune coûte moins cher », mais il faut compter sur la « fidélité du cadre âgé » qui, au chômage, se retrouve dans une situation psychologique et matérielle très grave ». Il perd son « prestige » et vit un « drame au sein de sa famille ». C’est un « problème social important », car le « cadre âgé » constitue un « capital irremplaçable d’expérience des choses et des hommes » (179). Même si ce rapport repose sur très peu d’éléments de démonstration, il contribue à sensibiliser quelques hauts fonctionnaires au ministère du Travail, comme en témoignent les quelques annotations apposées sur les documents : « Le problème est posé en termes beaucoup trop vague ; mais ces considérations n’en sont pas moins valables ». Simultanément, Rosier intervient auprès de Jacques Chazelle pour adapter le mode de fonctionnement du Fonds national de l’emploi (FNE) au profit des cadres, et plus particulièrement des « cadres dits “âgés” ». En 1966, encouragé par le Ve Plan (1966-70) qui propose une politique active de l’emploi, la direction de la main-d’œuvre charge l’APEC de développer des actions de formation financée par le FNE. À la fin des années 1960, la spécificité du chômage des cadres est admise. La nouvelle équipe au ministère du Travail, constituée par Gilbert Grandval, intègre le problème de la sécurité de l’emploi dans une politique de progrès social en reprenant la formule des « cadres âgés ». En 1967, le directeur de cabinet de Jacques Chirac, G. Belorgey, évoque le « problème grave » des cadres « de plus de 45 ans » au chômage lors d’une conférence. « Je voudrais encore brièvement évoquer les grands problèmes en suspens. Ces grands problèmes en suspens tiennent aux difficultés d’ajustement propres à certains catégories professionnelles ou démographiques (les handicaps physiques, les femmes, les jeunes, les cadres). […] Le nombre de demandeurs d’emploi en dessous de 25 ans est de l’ordre de 180 000 à 200 000, et avant 21 ans, on peut vraiment situer le problème jeune. Il est de l’ordre de 90 000 à 100 000 avec en fait d’énormes disparités régionales […] Si l’on prend les cadres au sens que ce mot a à l’égard des institutions de retraite, les cadres demandeurs d’emploi sont de l’ordre de 8 000 à 10 000. Il y en a beaucoup moins d’inscrits dans nos services, mais compte tenu des sondages effectués un certain nombre de corrections, est estimé raisonnable le nombre de 10 000. (174) Ibid., n° 72, sept-oct 1963, 12. (175) Il deviendra Conseiller d’État dans les années 1970. (176) « Au niveau des techniciens, techniciens supérieurs, ingénieurs et cadres supérieurs, la redistribution des fonctions de formation et d’adaptation exigera un effort particulier », Rapport imprimé, Ve plan de développement économique et social, p. 35. (177) Ibid., le 4 juin 1964. (178) Rapport interne de la CTI présenté par Clogenson au Conseil supérieur des travailleurs intellectuels, « Problèmes posés par l’emploi des cadres dits âgés », 1965. AN 19920251 (Ministère du Travail – législation et contrôle de l’emploi de la direction de la main-d’œuvre), art. 5. : Politique de l’emploi en faveur des travailleurs âgés (chômage des cadres âgés) : 1960-1966. (179) Ibid. 75 Le problème est grave sur le plan psychologique, car il est véritablement inconcevable qu’une société qui a consommé de l’intelligence et des énergies les rejette au bout d’un certain temps et que des gens qui ont 45 ans se trouvent en chômage long car, le cadre est généralement âgé et un chômeur long ; les trois mois sont souvent dépassés dans son cas ; c’est sept mois, douze mois, et lorsqu’il s’incruste dans cette situation, il est de plus en plus difficile de l’en faire sortir. En fait, le problème reste entier dans le domaine du placement et dans le domaine de la formation. Dans le domaine du placement, nous avons nos services, il y a l’APEC avec laquelle nous avons passé une convention ; l’un et l’autre n’ont sans doute pas un taux de pénétration qui dépasse 2 % dans le domaine des cadres ; il faut donc certainement améliorer les moyens et je veux vous dire que nous allons regarder de très près l’aide que nous pourrions apporter à l’APEC d’une part et d’autre part, dans le cadre des créations locales des sections cadres » (180). 6.2. Une campagne syndicale relayée par les médias La prise en compte de la spécificité des cadres continue à être relayée dans les journaux et les revues destinées aux cadres. Le Figaro du 30 septembre 1965 titre un article « Un grave problème : le non-emploi des cadres dits “âgés” », où le journaliste s’attache à renverser les idées reçues sur les « cadres qui ont plus de 45 ans » : glorification de la jeunesse et son dynamisme, coût d’un cadre expérimenté, obsolescence des connaissances (181). En 1969, la revue Entreprise édite un article sur « Les cadres âgés en chômage » ou encore Les informations industrielles et commerciales sur « Le drame du chômeur de plus de 40 ans » en 1966 (182). Remarquons aussi la revue Hommes et techniques et même le bulletin de l’UNEDIC qui décrit le chômage des cadres (183). L’UGIC-CGT, dans sa revue Options, se demande si un cadre est vieux à 35 ans, tandis que la CFTC s’alarme sur la crise de l’emploi des cadres » (184). De son côté, la CGC souligne que de nombreux articles « ont contribué à l’information de l’opinion et fait prendre en considération un phénomène d’une brûlante actualité » (185). Le Creuset, porté par cet engouement médiatique, publie à son tour de nombreux articles sur un « drame humain », un « scandale social », le « chômage d’encadrement injuste » (186). « Qu’il me soit permis de revenir sur une question qui touche une catégorie assez nombreuse et particulièrement intéressante de Français : celle du reclassement des « cadres âgés ». Il s’agit de ces ingénieurs, techniciens et agents supérieurs administratifs ou commerciaux qui, avant d’avoir droit à une retraite, ont été privés de leur emploi sans qu’il y ait eu faute de leur part et qui en cherchent un autre répondant à leurs capacités » (187). « Les amateurs de statistiques qui ont tendance à nous accuser d’exagération sur le seul examen du pourcentage des cadres chômeurs (je rappelle qu’ils ne sont pas tous dénombrés) par rapport au nombre total de cadres ne tiennent aucun compte des facteurs moraux du chômage » (188). Par conséquent, la mobilisation se répand progressivement dans les organisations professionnelles des ingénieurs et cadres, en entraînant par son effet une mobilisation collective en faveur d’une structure de « protection sociale ». (180) Conférence de G. Belorgey, le 21 octobre 1967 in Revue Personnel de l’ANDCP, n° 114, mars 1968, p. 42-49. (181) « Un grave problème : le non-emploi des cadres dits “âgés”. Les efforts de l’entreprise, de la profession et des organisations syndicales ne suffisent pas. L’État doit intervenir », Le Figaro, le 30/09/1965. (182) A. Janin, « Les cadres âgés en chômage », Entreprise, n° 741, 22 novembre 1969, p. 85-95 ; « Le chômage des cadres », Entreprise, n° 582, 3 novembre 1966, p. 85-115 ; J.-P. Dumont, « Le drame du chômeur de plus de 40 ans », Les informations industrielles et commerciales, n° 1124, 4 novembre 1966, pp. 40-42. (183) B. Fontgeloy, « Le malaise des cadres », Hommes et techniques, n° 22, décembre 1966, pp. 1 231-1 238 ; « Le chômage des cadres », Hommes et techniques, nos 298-299, août-sept. 1969, pp. 769-788 ; « Enquête sur le chômage des cadres », Bulletin de liaison de l’UNEDIC, mars et juin 1967, nos 25 et 26. (184) « Un cadre est-il vieux à 35 ans ? », Options, novembre 1965, n° 2, pp. 13-33 ; « La crise dans l’emploi des cadres », Options, oct. 1966, n° 10 ; « Le chômage des cadres », Cadres et professions, n° 215, avril 1967, pp. 4-6. (185) Le Creuset, 1/12/1966, p. 8. (186) Le Creuset, 5/05/1966, p. 11/12 ; le 1/09/1966, p. 5 ; le 20/10/1966, p. 7 ; le 1/12/1966, p. 8 ; « Le Chômage des cadres » par Albert Lecompte, 1/12/1966 ; le 5/01/1967, p. 7. (187) L’Aurore, « Pour le reclassement des “cadres âgés” », le 8/01/1958. (188) A. Lecompte, ibid., n° 490, 1966. 76 6.2.1. Le soutien des associations de cadres L’APEC peut également compter sur le soutien de ses administrateurs et notamment de Raymond Vatier, président de l’Association nationale des directeurs et chefs de personnel (ANDCP). Ces responsables du personnel sont réceptifs à la thématique des « cadres âgés » qui fait l’objet de plusieurs articles dans leur revue, Direction de personnel (189). La mobilisation en faveur des « cadres âgés » est également adoptée par l’ACADI qui évoque la « situation inquiétante des cadres âgés » et plus particulièrement durant l’année 1966 au moment où l’APEC stabilise son fonctionnement (190). Il en est de même du côté du Centre national des jeunes patrons (CNJC) qui démontre son soutien en ouvrant au cours de la même année un dossier spécifique sur « l’emploi des cadres âgés ». « Un climat règne actuellement dans les entreprises préoccupées par un équipement humain le plus perfectionné possible, tendant à donner une préférence très nette aux jeunes, parce que leur formation scolaire est plus récente et plus moderne, en sacrifiant délibérément les cadres âgés, que l’on estime ne “plus être dans le coup”. […] La crise d’emploi qui affecte aujourd’hui les cadres français âgés de plus de 35 ans, est la conséquence inévitable de cette absence d’une politique de la carrière des cadres. De ce fait, la stabilité de la carrière des cadres est devenue aujourd’hui un problème national. Sa solution appelle la collaboration des organisations des cadres et du patronat, ainsi que des instances ministérielles et parlementaires » (191). En outre, des associations de défense des « cadres âgés » se forment. L’association « La Quarantaine », dirigée par d’anciens ingénieurs à la retraite, se crée en 1956 pour défendre les « travailleurs de plus de 40 ans ». Son président, Gaston Cany, ingénieur Arts et métiers, a pour objectif de mettre en place une action d’entraide en faveur des « salariés de plus de 40 ans ». Cette petite association, qui ne regroupe que quelques partisans de la cause, soutient la création de l’APEC et participe activement au débat naissant sur les « travailleurs âgés ». L’Union de Défense Interprofessionnelle pour le Droit au Travail des plus de 45 ans (UDIT), autre organisation de défense des « cadres âgés », est créée, le 28 novembre 1960, à Lyon, par Georges Bourgoignon et Gaston Dervieux (192). Cette association se donne également pour rôle de créer un mouvement d’entraide sociale dont l’action est dirigée vers le réemploi et le reclassement des travailleurs et des « cadres âgés ». Elle se dote d’un journal corrosif, Plein Emploi, dans lequel elle s’attache à défendre le sort des « travailleurs âgés » qui regroupent, selon elle, les professions libérales, les cadres commerciaux et industriels, les agents de maîtrise et collaborateurs, techniciens. Dans ce journal, paraissent des petites annonces pour les « travailleurs, techniciens, et cadres dits “âgés” ». Pour cette initiative, l’association reçoit d’ailleurs en 1962 les félicitations de Valéry Giscard D’Estaing, alors ministre des Finances et des Affaires Economiques. « On peut même dire qu’elle s’imposait (l’association), si l’on tient compte de la dégradation sans cesse accrue de la situation de l’emploi pour ceux qui, après 45 ans – et pour des raisons très souvent indépendantes de leur compétence professionnelle – se trouvent rejetés des éléments actifs de la nation. […] Il faut bien reconnaître, en effet, que jusqu’à ce jour, aucune solution digne de ce nom n’y a été apportée, et cela est d’autant plus tragique que ces travailleurs âgés de plus de 45 ans, se trouvent à une période de leur vie où les charges familiales sont les plus lourdes à supporter. Devant cette situation qui ne cesse de s’aggraver d’année en année, il importe aujourd’hui qu’une politique nationale soit clairement définie pour lutter efficacement contre ce phénomène antiéconomique et antisocial » (193). Toutefois, en dépit de leur véhémence, ces groupuscules n’auront que peu d’influence et disparaîtront au cours des années 1980. Quant à la campagne de sensibilisation sur les « cadres âgés », elle prendra fin en 1966 après la stabilisation du statut de l’APEC. La nouvelle convention du 18 novembre 1966 concrétise sa position institutionnelle sans changement majeur puisque l’APEC conserve son mode d’organisation paritaire. Le seul point important de cette convention concerne son mode de financement. Désormais, l’APEC, (189) G. Toupet « Embauche et utilisation des cadres dits âgés », n° 97, Direction du personnel, mars-avril 1966. (190) Bulletin de l’ACADI, n° 217, novembre 1966, p. 471. (191) Jeunes cadres, n° 13, février 1966, p. 8. (192) Gaston Dervieux est l’ancien Président du Groupe de la Chambre syndicale de la Métallurgie de Lyon. (193) Plein emploi, n° 1, janvier 1963. 77 dont la fragilité économique risquait de la faire disparaître, met en place un mode de financement plus régulier et systématique. Son financement est assuré par une contribution forfaitaire à 2 F par an et par collaborateur inscrit au titre des articles 4 et 4 bis du régime de retraite et de prévoyance des cadres institué par la convention nationale du 14 mars 1947. 60 % de cette contribution est à la charge de l’entreprise et 40 % à la charge de l’intéressé. Cette contribution est recouvrée par l’AGIRC et reversée à l’APEC sous forme de subventions. Enfin, le 22 novembre 1971, l’APEC parvient à faire accepter à l’AGIRC une modification du montant des cotisations : l’accord institue un prélèvement de la cotisation selon un pourcentage s’élevant à 0,04 % sur les salaires en 1973, puis à 0,06 % en 1974 selon les mêmes modalités de cotisation de retraite versées par les cadres et les entreprises. L’objectif syndical est désormais atteint et une page du syndicalisme des ingénieurs et cadres se tourne. Les années 1970 s’accompagneront d’une politique de l’emploi de plus en plus interventionniste où le maintien en poste ne sera plus envisagé. Les mesures d’âge viseront cette fois-ci le départ des « travailleurs âgés » pour répondre aux préoccupations principales des entreprises dans la gestion de la main-d’œuvre. Et l’État y jouera un rôle important pour faciliter les négociations entre partenaires sociaux, qui mettront en place une suite de plans sociaux dans certains secteurs. Mais les cadres seront encore peu touchés par ces mesures. Il faudra attendre le début des années 1990 et la montée d’un chômage structurel chez les cadres, pour que s’organise une autre mobilisation catégorielle en faveur des « cadres de plus de 45 ans » et un nouveau cycle discursif pour défendre, non plus le placement, mais cette fois-ci le « chômage des cadres âgés ». 6.3. Le début des préretraites : restructurations industrielles et politiques d’accompagnement des entreprises Après une période de forte croissance économique et de pénurie de main-d’œuvre dans les années 1960-65, la situation se modifie. La situation de l’emploi se fragilise et le chômage augmente : entre 1964 et 1971, il passe de 110 000 à 360 000 personnes pour atteindre un million de personnes en 1978 (194). Le chômage de longue durée prend de l’importance : les personnes inscrites à l’ANPE depuis plus de 12 mois sont 60 000 en 1974 et 270 000 en mars 1979. Les ouvriers et les employés peu qualifiés sont les plus touchés. Le chômage des cadres progresse aussi en touchant principalement les hommes, dont 40 % sont âgés d’au moins 50 ans. Cette période clôture la fin du plein emploi pour la seconde moitié du XXe siècle. Les restructurations industrielles entraînent des suppressions d’emploi mal compensées par le renouvellement du tissu économique. La croissance marque le pas, et l’intensité de la concurrence internationale surprend des entreprises peu préparées à ces changements. Ces dernières réagissent souvent en se séparant en priorité des salariés les plus âgés [Gaullier, 1982, 1984]. La compétitivité des entreprises jugée insuffisante inquiète les dirigeants français qui veulent améliorer la productivité en procédant à des restructurations. Les entreprises déclarent avoir besoin de modifier l’organisation en place pour introduire une gestion plus souple, plus adaptée aux demandes de la concurrence car la crise traversée s’avère importante. Les industriels français ont besoin d’un second souffle, d’un nouvel appel d’air pour moderniser les appareils de production et réduire les coûts de fabrication. Ces changements ont des conséquences sur l'organisation même du travail qui donne naissance à des sureffectifs et à une nouvelle gestion de l’emploi (automatisation de la production, extension du travail posté, polyvalence du personnel, encouragement de la mobilité, etc.). Les premières mesures de préretraite, jugées au départ comme des licenciements déguisés, vont peu à peu s’enraciner dans les pratiques sociales. D’un côté, les entreprises trouveront par cet intermédiaire un moyen de gérer le vieillissement de leur effectif. De l’autre, syndicats et salariés vont progressivement réclamer et revendiquer ces mesures de retrait anticipé comme un droit au repos mérité avant l’âge de la retraite, même s’il n’y a pas l’unanimité et qu’une partie des salariés reste opposée à cette « mise à l’écart forcée » [Ibid]. (194) Gaullier (X), « L’avenir à reculons. Chômage et retraite », Éd. ouvrières, Paris, avril 1982, p. 44. 78 Ces mesures comportent aussi une nouveauté fondamentale qui bouleverse l’équilibre social entre les générations : désormais, être ancien ne constitue plus la garantie de rester en activité. Un véritable statut social de préretraité apparaît en tant que catégorie spécifique non assimilable au statut de salarié ni à celui de chômeur même s’ils doivent encore s’inscrire à l’ANPE, ni à celui de retraité. Une nouvelle entité sociale de « vieux jeunes » ou de « jeunes vieux » apparaît [Gaullier, 2003]. Réforme après réforme, ils semblent peu à peu perdre leur place, leur utilité au sein de la société. La sortie anticipée d’activité professionnelle va s’imposer comme phénomène sociétal en symbolisant une avancée sociale des cultures européennes. 6.3.1. L’Allocation Spéciale du Fonds National pour l’Emploi (ASFNE) – (1963-72) Les premières mesures prises vis-à-vis des travailleurs vieillissants concernent, en 1961, l’allongement de la durée d’indemnisation du chômage pour les salariés perdant leur emploi après 60 ans. Mais c’est en 1963 que l’Allocation Spéciale du Fonds National pour l’Emploi (ASFNE), financée conjointement par l’État et l’UNEDIC, est instituée pour résorber l’excès de salariés de plus de 60 ans dans les secteurs industriels en reconversion. Elle concerne les salariés ne pouvant être reclassés et leur permet de conserver près de 80 à 90 % de leur salaire antérieur. Les prestations versées par le Fonds National pour l’Emploi (FNE) et les ASSEDIC couvrent la période entre la sortie anticipée de l’activité et le moment où les personnes peuvent demander à bénéficier de leur pension de retraite. Les industries lourdes, notamment la sidérurgie et les charbonnages, sont les premières utilisatrices du système de préretraite pour accompagner les restructurations dans des régions où l’économie est gravement touchée (Nord-Pas-de-Calais). En effet, à partir de 1960, les pouvoirs publics engagent un long processus de fermeture des sites d’extraction en France. Les préretraites et les départs en retraite sont largement utilisés dans le but de réduire le nombre de licenciements économiques et d’accompagner les restructurations sectorielles dans trois principaux secteurs (sidérurgie, chantiers navals, agriculture). Concernant la sidérurgie, elle commence à subir des difficultés économiques, à partir des années 60, qui vont s’amplifier dans les années 70 et 80 avec l’arrêt progressif des mines. Au cours de ces années, elle connaît une suite de plans sociaux dans le cadre de sa modernisation destinée à accroître sa compétitivité. En 1967, un premier plan social prévoit la suppression de 15 000 emplois en cinq ans, dont une partie sous forme de départs en préretraite. La cessation d’activité peut être acquise dès 60 ans par tout le personnel des usines avec le financement du Fonds National de l’Emploi (FNE). Même si les réactions syndicales sont vives, elles ne peuvent s’opposer aux départs. Succède, en 1971, un deuxième plan social qui concerne les usines Sacilor-Sollac où 15 % du personnel est déclaré travailleurs vieillissants ou travailleurs handicapés : 10 500 emplois seront supprimés en quatre ans. En parallèle avec les problèmes économiques, la question du vieillissement devient objet d’intérêt général. Dès les années 70, la tendance générale accorde à l’âge des défauts de performance. Le contexte social s’oriente en priorité vers une adaptation des postes de travail aux jeunes adultes. Peu à peu, il se dégage de ces différentes approches un diagnostic plutôt défavorable au maintien en activité des travailleurs âgés. 6.3.2. La Garantie de Ressources Démission (GRD) – (1972-1983) Sous la pression de la montée du chômage, pouvoirs publics et partenaires sociaux vont mettre en place un autre système de préretraite pour inciter une partie de la population à cesser le travail avant l’âge légal de la retraite. La garantie de ressources est le premier système de préretraite créé à l’intention de l’ensemble des salariés âgés de plus de 60 ans ; elle a pour objet de garantir des ressources d’un niveau supérieur à celui prévu par l’assurance-chômage. Deux dispositifs vont être successivement créés : le premier (GRL en 1972) s’adresse aux salariés victimes de licenciement, et le deuxième (GRD en 1977) sera la reprise de la première mesure élargie aux cas des salariés qui démissionnent. En 1977, le gouvernement généralise le dispositif de la garantie de ressources à tous les motifs de rupture du contrat de travail pour les salariés âgés de 60 ans et plus. L’indemnité de préretraite, comme pour la GRL, se monte à 70 % du dernier salaire brut. La GRD s’apparente, sans être nommée comme tel, à un système de retraite à un âge plus avancé : elle touche maintenant aussi bien les salariés licenciés que ceux qui ont démissionné. L’extension de ce dispositif ouvre l’accès à un plus grand nombre de bénéficiaires 79 dès 1979 et connaît un succès important. En 1982, il enregistre un flux de nouveaux bénéficiaires de 72 000 entrants (196). Ce dispositif disparaîtra en 1983, quand l’âge de la retraite sera abaissé à 60 ans pour tout le monde. Il a concerné principalement d’anciens ouvriers (70 %) âgés en moyenne de 63 ans, et dont les trois quarts étaient lorrains. La proportion de cadres n’y est même pas de 1 % [Baudouin, 1996]. L’usage de ces dispositifs fait considérablement chuté le taux d’emploi des actifs de 55 à 64 ans à partir de 1971 et engendre une dépréciation des salariés à partir de 40 ans [Guillemard, 2003]. L’année 1974 marque ensuite une rupture. Après le premier choc pétrolier (1973/74), entraînant une baisse générale des marchés et une forte hausse des prix, le chômage augmente et affecte plus longuement les actifs : entre 1974 et 1987, l’ancienneté au chômage double en passant de 8 à 16,5 mois [Marchand, Thélot, 1997]. Les disparités se creusent selon les âges en affectant plus particulièrement les classes extrêmes (moins de 25 ans et plus de 50 ans) mais leur vulnérabilité reste encore faible jusqu’en 1996 [Ibid.]. La politique du gouvernement donne toujours priorité aux restructurations de l’ensemble de l’appareil de production. La première mesure d’âge, l’Allocation Spéciale du Fonds National pour l’Emploi (ASFNE), est progressivement abandonnée en 1972 au profit de nouvelles mesures de préretraite qui vont se succéder et qui concerneront un nombre de bénéficiaires de plus en plus élevé. Cette première allocation n’a concerné que peu de salariés (11 000 en 1968 et 14 000 en 1971), mais elle est symboliquement importante : elle inaugure une suite de mesures sociales reposant sur le même principe, à savoir celui d’un régime assurantiel associant le plus souvent des fonds d’État à ceux mobilisés par l’ASSEDIC. L’idée de faire partir les travailleurs les plus âgés s’introduit de plus en plus dans la pratique des entreprises [Nowick, 1998]. Certaines commencent à initier des systèmes de départ anticipé « maison » ou des « congés de fins de carrière » internes. C’est le cas notamment de la SNECMA, Merlin-Gerin, Gilette-France, Chrysler, la SNIAS, Thomson-CSF, IBM, Citroën. Renault signe un accord en 1973. Pernod, Fleury-Michon signent à leur tour des accords similaires pour abaisser l’âge de la retraite. Chez Peugeot, le départ à la retraite est possible à 60 ans, depuis près de 20 ans. 6.4. Eléments de prospective Ces premières mesures de préretraite ont donc un caractère exceptionnel, et sont prises pour gérer des crises industrielles vives ; elles suscitent plutôt l’hostilité de la part de leurs destinataires, qui les assimilent à une mise au chômage. Progressivement, elles deviennent usuelles, structurelles, et s’adressent peu à peu aux cadres ayant atteint un certain âge, même si l’opinion de ces derniers reste partagée sur cette « mise à l’écart forcée » [Gaullier, 1982]. Les préretraites sont de plus en plus assimilées à un quasi-droit et deviennent partie intégrante du paysage social : elles s’imposent comme un phénomène social symbolisant une avancée des sociétés européennes. Qu’ils soient le fruit de directives gouvernementales ou de la négociation entre partenaires sociaux, ou encore d’une combinaison entre les deux, ces nouveaux dispositifs ne cesseront ensuite de se succéder les uns aux autres et de se compléter mutuellement. Ils généreront des réglementations, des mesures, des exceptions et dérogations, des possibilités de choix entre telle ou telle formule, des conditions d’éligibilité pour les salariés et pour les entreprises, c’est-à-dire un outillage de plus en plus diversifié à disposition des services de ressources humaines pour gérer les fins de carrière. S’introduira alors progressivement l’idée, aujourd’hui largement admise, qu’il est nécessaire de remplacer les « travailleurs âgés » pour résoudre les problèmes économiques et endiguer le chômage des jeunes. Ainsi, l’accumulation des mesures prises aux niveaux juridique, économique et social a-t-elle participé à la construction sociale de la notion de fin de carrière dans le prolongement des thèses natalistes de l’immédiat après-guerre, en introduisant un seuil à partir duquel les salariés sont estimés « âgés » dès 60 ans, puis de plus en plus tôt, à 55 ans, enfin à 45 ans. Autrement dit, l’orientation des politiques sociales a généré l’idée d’une vieillesse professionnelle à un âge de plus en plus jeune, laissant entendre par effets pervers que ces actifs ne sont pas « indispensables ». La dominante des années 80 est donc bien de favoriser la sortie anticipée du marché de l’emploi, et non pas le maintien dans l’emploi. Seu(196) « Entre l’emploi et la retraite », Les dossiers thématiques, INSEE-LIAISONS SOCIALES-DARES, n° 5, 1996, p. 32. 80 lement, les préjudices ont été importants. Il est nécessaire de rappeler que les premiers préretraités n’ont pas tous très bien vécu cette période d’inactivité. L’adaptation à cette nouvelle vie a été variable d’un individu à un autre, certains acceptant plus ou moins bien la perte de leur travail et du réseau de sociabilité qui y était lié. Des enquêtes de témoignages font notamment apparaître que le passage à l’inactivité a produit chez certains individus des troubles psychologiques importants, ayant pour conséquence une perte d’identité, le sentiment « d’être inutile » ou « d’être payé à ne rien faire ». Après l’embellie économique de 1987 à 1989, la tendance s’inverse. Le chômage, augmente à nouveau très fortement et touche principalement les plus jeunes. Le chômage structurel apparaît. Partant d’un très faible niveau au début des années 1990 (2 %), le chômage des cadres triple de volume au cours de cette décennie en passant de 53 000 à 151 000 chômeurs en 1995 [Marchand, Thélot, 1997]. Le gouvernement continue d’orienter sa politique de l’emploi vers l’insertion professionnelle en développant de plus en plus les emplois aidés : contrats emploi-solidarité (CES), travaux d’utilité collective (TUC), etc. Et l’accès à l’emploi sur des postes à contrat à durée indéterminée devient de plus en plus difficile. En 1992-93, la récession affecte tous les secteurs, y compris les nouvelles technologies. Le coût des préretraites est maintenant jugé trop lourd. Mais, le gouvernement décide tout de même d’encourager les préretraites progressives (financement FNE en majorité) par le décret du 21 mars 1994 qui assouplit les modalités d’exercice de la préretraite progressive. Pour compléter l’ensemble du dispositif de protection sociale des « salariés âgés », l’assurance-chômage met en place en 1996 plusieurs mesures permettant d’assurer durablement un revenu minimal aux « chômeurs âgés ». C’est le cas de l’Allocation Chômeurs Agés (ACA) qui s’adresse à des personnes recevant déjà l’Allocation Unique Dégressive (AUD). Il s’agit aussi, depuis le 1er juin 1998, de l’Allocation Spécifique d’Attente (ASA), ouverte aux chômeurs de moins de 60 ans. Par conséquent, les mesures de protection sociale continuent à s’accumuler en faveur d’une sortie anticipée de l’emploi des « salariés âgés », tout en renforçant la formation de représentations stigmatisantes [Démazière, 2002]. Enfin, à la fin des années 1990, la volonté de faire face à la perspective du vieillissement démographique, en France comme dans les autres pays de l’Union européenne, conduit à une remise en cause des préretraites. Mais les décisions à prendre sont à contre-courant de leur profond enracinement dans les pratiques des entreprises et les attentes de nombreux salariés. Dans l’esprit des pouvoirs publics, la Cessation d’activité de certains travailleurs salariés (CATS), créée en 2000, doit à terme rendre caducs les autres dispositifs et opérer un recentrage sur les seuls salariés ayant exercé des travaux particulièrement pénibles. Ainsi, la redéfinition de la place et de l’utilité des « salariés âgés » dans les organisations n’étant pas vraiment engagée, le vide créé par l’absence de préretraites incite par contrecoup les entreprises à davantage recourir à la mise au chômage pure et simple, ce qui entraîne une surcharge accrue sur le marché de l’emploi des cadres quinquagénaires. Depuis, leur maintien dans l’emploi et leur place dans les organisations semblent être désormais des questions clés pour les gouvernements successifs, comme en témoigne la création récente du contrat à durée déterminée « senior » pour faciliter leur insertion. Dans ces nouveaux contextes de marginalisation, puis de revalorisation de l’expérience, l’ancienne formule fédératrice a continué sa progression en trouvant les bases nécessaires à sa survivance. La formule catégorielle des « cadres âgés » a donc continué à évoluer jusqu’à nos jours, avec la montée d’un chômage structurel et différencié selon l’âge. Ainsi on le voit bien, cette désignation ne rend pas seulement compte d’une particularité contemporaine d’une classe d’âge. Elle renferme aussi toute l’histoire d’un groupe professionnel dans sa volonté de défendre ses membres et de les protéger. Mais, comme ces luttes ont depuis été oubliées, la mémoire collective s’est arrangée pour garder la trace de ces expériences syndicales passées en continuant à diffuser l’émoi premier à l’origine de la mobilisation. Ce qui fait qu’aujourd’hui, l’expression s’impose à l’évidence et tout à chacun est en mesure de ressentir l’émotion liée à ce « problème », sans pour autant connaître sa nature et encore moins son passé. On peut dès lors gager que le slogan des « cadres seniors » continuera son évolution comme outil de défense catégoriel, quelle que soit l’évolution politico-économique à venir, tant que le syndicalisme des cadres perdurera. 81 CONCLUSION Le début de la Ve République s’ouvre sur davantage de représentativité pour les syndicats d’ingénieurs et cadres. Progressivement écoutés, ils pratiquent une politique de présence dans les commissions ministérielles les portant à stabiliser l’activité de placement en faveur des « cadres âgés ». La politique de la vieillesse, menée au début des années 1960, encourage la protection des « travailleurs âgés », au sein de laquelle le slogan fédérateur monte en puissance dans un réflexe corporatif. Sa diffusion est relayée par la presse d’encadrement, et les associations d’ingénieurs et cadres comme marque de leur soutien communautaire. Les années 1970 marquent ensuite une rupture avec un chômage conjoncturel et une politique de l’emploi de plus en plus interventionniste pour retirer les travailleurs les plus âgés du marché. Cette exclusion touchera progressivement les cadres à partir des années 1980, tout en continuant à alimenter une défense du syndicalisme des cadres vigilant sur ses acquis sociaux. Repère chronologique des mesures d’âge 1961 : Allongement de la durée d’indemnisation du chômage pour les salariés perdant leur emploi après 60 ans. 1963 : Création d’un Fonds national de l’emploi (FNE), le 18 décembre 1963, pour étendre la politique d’accompagnement des restructurations économiques et mise en place de l’Allocation Spéciale du Fonds National pour l’Emploi (ASFNE) pour les salariés licenciés de plus de 60 ans. Accord du 27 mars 1972 : Mise en place de la Garantie de Ressources Licenciement (GRL), le 27 mars 1972, au sein du régime d’assurance-chômage, permettant aux salariés de plus de 60 ans de conserver 70% de leur rémunération. La Garantie de Ressources Licenciement (GRL) est étendue aux 57-60 ans en 1973 puis aux démissions le 13 juin 1977 avec la création de la Garantie de Ressources Démission (GRD). Loi du 12 juillet 1977 sur l’abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans pour toutes les femmes relevant du régime général et ayant cotisé pendant 37,5 ans d’activité. Décret du 22 août 1979 : Extension de l’ASFNE aux salariés de plus de 55 ans licenciés pour motif économique et reprise de l’Allocation Spéciale du Fonds National de l’Emploi (ASFNE), le 13 juin 1980 (abaissement de l’âge d’entrée à 57 ans avec une dérogation à 56 ans). 1983 : Abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans, le 1er avril 1983. Suppression progressive des garanties de ressources (GRL, GRD). 1987 : « Contribution Delalande », loi du 10 juillet 1987 imposant une contribution pour tout employeur qui se sépare d’un salarié âgé de 50 ans et plus. 1993 : Pré-Retraite Progressive (PRP) apparaît le 31 décembre 1993. 1993 : Réforme Balladur sur les retraites augmentant le nombre d’années de cotisations de 37,5 ans à 40 ans. 1995 : Allocation de Remplacement Pour l’Emploi (ARPE) 1996 : Congé de fin d’activité (CFA) dans la fonction publique et l’Allocation Unique Dégressive (AUD) pour les salariés ayant validé 160 trimestres à l’assurance-vieillesse. 1997 : Allocation Chômeurs Agés (ACA) qui vient renforcer le dispositif en faveur des chômeurs âgés. 1998 : Mise en vigueur de l’Allocation Spécifique d’Attente (ASA) pour les chômeurs de moins de 60 ans. 2000 : Ouverture du dispositif de cessation d’activité de certains travailleurs salariés (CATS) à toutes les branches professionnelles. 2003 : Loi du 21 août 2003 sur la réforme des retraites, dite « loi Fillon », portant sur l’allongement de la durée des cotisations, l’incitation à l’activité des « seniors » et la mise en place d’un système de retraite par capitalisation indidivuel (PERP). 2005 : Accord national interprofessionnel du 13 octobre 2005 relatif à l’emploi des « seniors » crée un contrat à durée déterminée (CDD) d’une durée maximale de 36 mois pour le recrutement d’un salarié âgé de plus de 57 ans. 2006 : Suppression de la Contibution Delalande (Loi du 30 décembre 2006). 82 CONCLUSION GÉNÉRALE La crise actuelle des « cadres âgés » n’est pas seulement le résultat d’un mécanisme économique excluant une fraction des cadres vieillissants : c’est aussi le produit d’une longue construction sociale qui a été employée en filigrane, année après année, pour soutenir la formation de la catégorie socioprofessionnelle des cadres. Cette défense corporative a pris naissance au moment de la formation des groupes de défense catégoriels au début du XIXe siècle, lors d’un premier cycle sous les traits des « camarades âgés » au sein des associations amicales des écoles d’ingénieurs. Puis, sous l’effet d’un second (1914-1939), elle se développe tout au long de l’entre-deux-guerres sous la formule des « ingénieurs âgés » ou des « ingénieurs de plus de 45 ans » avec le mouvement de syndicalisation. La formule du départ, contenue dans l’évocation familière des « anciens camarades de promotion », souvent utilisée par les associations amicales des anciens élèves prônant l’idéologie de la « camaraderie », disparaît progressivement au profit d’une expression fédératrice (les « ingénieurs âgés ») avec le mouvement de syndicalisation des ingénieurs, à l’heure où la vieillesse est un sujet d’actualité. La situation « des anciens » fera ensuite l’objet d’une mobilisation collective face à la dureté de la crise économique de 1929, sans que le groupe professionnel des ingénieurs parvienne encore à trouver une issue coordonnée au problème des « ingénieurs âgés ». Elle a été élaborée en réaction à des situations professionnelles à risque qui ont vraisemblablement touché une partie de la population des ingénieurs et en particulier, « les jeunes ingénieurs », les « ingénieurs âgés » et les « femmes ingénieurs ». Ces différentes catégories de population-cible ont constitué des points de réclamation qui ont été progressivement diffusés et intégrés comme catégories « à problèmes » par l’ensemble de la corporation des ingénieurs durant l’entre-deux-guerres. Le choix des mots ne s’est donc pas imposé par hasard : il a été le fruit d’une mobilisation sociale ayant élu certains vocables comme des « armes », afin de « constituer une fiction puissante et mobilisatrice » plus ou moins en lien avec la réalité [Hughes, 1996, p. 245]. Cette désignation contenait en effet une puissante force symbolique qui a suscité émotion et compassion. Après la réunification des syndicats d’ingénieurs, la nouvelle situation politique du Front populaire ouvre le chemin des premiers régimes de prévoyance et de protection sociale, qui serviront d’assise au développement du syndicalisme des ingénieurs et cadres après la Seconde Guerre mondiale. C’est donc au terme d’une longue gestation que les ingénieurs sont parvenus à se doter de moyens de protection collectifs, régulés par l’État. Il faut donc attendre que toutes ces conditions soient réunies pour que le groupe professionnel des ingénieurs envisage progressivement la socialisation de leur vieillesse, pour qu’ils parviennent à raisonner, non plus de façon individuelle, mais en terme de groupe dont l’unité restait à construire. Le second cycle de la rhétorique professionnelle touche à son terme avec l’arrivée de la Seconde Guerre mondiale, et laisse place à un autre cycle (1945-1974) qui se développe après la Libération avec l’émergence du syndicalisme des cadres. Les expressions langagières sont conservées en l’état par les syndicats de cadres qui, à leur tour, emploient ces différentes catégories devenues pour l’occasion les « jeunes cadres », les « cadres âgés » et les « femmes cadres », comme outils de défense du groupe émergent des cadres. Ces représentations mobilisatrices trouvent un premier aboutissement en 1947 avec la création de l’AGIRC, qui initie la récente Confédération générale des cadres de l’économie (CGCE) au paritarisme dans une institution de prévoyance complémentaire réservée aux cadres. Puis, un second en 1954, grâce à la création de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC) qui concrétise les anciennes revendications des syndicats d’ingénieurs en matière de placement. C’est au sein de ce nouveau contexte historique que la catégorie des « ingénieurs âgés » réapparaît sous la forme des « cadres âgés » tout au long de cette décennie. Elle devient alors un « problème social », intégré dans une politique de la vieillesse orienté vers la protection des « travailleurs âgés », et le déploiement d’une politique de l’emploi privilégiant des dispositifs de placement et de formation professionnelle. On s’aperçoit ainsi que l’expression actuelle des « cadres âgés » n’est pas une simple formule journalistique : elle est, au contraire, chargée par les souvenirs du passé dont la mémoire collective ne garde plus aujourd’hui que l’émotion. 83 TABLE DES PRINCIPAUX SIGLES ET ABRÉVIATIONS AGIRC : Association générale des institutions de retraites des cadres AGPI : Association générale de prévoyance des ingénieurs ANDCP : Association nationale des directeurs et chefs de personnel (puis Association nationale des directeurs et cadres de la fonction personnel) APEC : Association pour l’emploi des cadres et techniciens APECITA : Association pour l’emploi des cadres, ingénieurs et techniciens de l’agriculture APRI : Association pour la retraite des ingénieurs BIT : Bureau international du travail EPCI : École de physique et chimie indutrielles de la ville de Paris CFTC : Confédération française des travailleurs chrétiens CGC : Confédération générale des cadres CGCE : Confédération générale des cadres de l’économie CGT : Confédération générale du travail CGTU : Confédération générale du travail unitaire CGPF : Confédération générale de la production française CES : Conseil économique et social CNE : Conseil national économique CNPF : Conseil national du patronat français CSI : Chambre syndicale des ingénieurs CTI : Confédération des travailleurs intellectuels FFSIC : Fédération française des syndicats d’ingénieurs et de cadres FGM : Fédération générale des cadres et employés de la métallurgie FIATIM : Fédération des ingénieurs, agents de maîtrise et techniciens des industries mécaniques et métallurgiques FNSI : Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs FNSIC : Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs et de cadres supérieurs GSCD : Groupement syndical des collaborateurs diplômés des grandes écoles et des facultés ICF : Société des ingénieurs civils de France MICIAC : Mouvement des ingénieurs et chefs d’industrie d’action catholique UDIT : Union de Défense Interprofessionnelle pour le Droit au Travail des plus de 45 ans UIMM : Union des industries des mines et de la métallurgie USIC : Union sociale des ingénieurs catholiques USIF : Union des syndicats d’ingénieurs français SFIC : Société française des ingénieurs coloniaux SIS : Syndicat des ingénieurs salariés SICF : Syndicat des ingénieurs chimistes français SPID : Syndicat professionnel des ingénieurs diplômés 84 ANNEXES ■ Lettre de Léon Guillet, directeur de l’École centrale, le 12 novembre 1924, adressée au ministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts, sous-secrétariat d’État de l’Enseignement technique (197). Archives Nationales 19771190 (Ministère de l’éducation nationale, direction de l’enseignement technique), art. 4 : enquête de la commission des titres auprès des écoles d’ingénieurs reconnus par l’État depuis 1908 (nombre d’admis et de diplômés, programmes et concours). « Monsieur, J’ai l’honneur de vous rendre compte que nous avons été avertis par l’Association amicale des anciens élèves de l’École de plusieurs usurpations du titre d’Ingénieur des Arts et Manufactures, que s’attribuaient des individus non pourvus de diplômes. Ces faits n’avaient du reste pas échappé à la Direction de l’École elle-même. En conséquence, le Conseil de l’École, dans sa séance du 6 courant, a décidé, sur la demande de la Société des Anciens élèves, que des poursuites criminelles seraient intentées en usurpation de titre professionnel, contre le nommé Paul […], qui, à différentes reprises, a pris la qualité d’Ingénieur des Arts et Manufactures et notamment dans un acte authentique publié dans « l’Éclaireur de Nice », du 25 août 1924. Tous les frais résultant de cette action seront à la charge de la Société des Anciens Élèves. » ■ Premières lois sur les retraites Loi du 10 juillet 1905 sur l’assistance obligatoire aux vieillards, infirmes et incurables Cette loi crée une obligation d’assistance de la part de la nation, la commune ou le département. Les bénéficiaires, admis à l’assistance publique, doivent remplir des critères d’âge (plus de 70 ans), être sans ressources et être inscrits dans leur commune de résidence. Cette loi, d’une portée considérable durant l’entre-deux-guerres, « va modeler des comportements administratifs, familiaux et individuels durables, imprégner fortement l’image de la vieillesse que se fait l’ensemble de la société » [Feller, 2005, p. 183]. Loi du 5 avril 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes La loi de 1910 s’inscrit dans une perspective résolument assurantielle en proposant une retraite-vieillesse selon l’âge, l’ancienneté et les conditions de ressources, sans qu’intervienne l’incapacité de travail. Elle repose sur le triple versement obligatoire du bénéficiaire, du patron et de l’État. L’âge de la retraite, d’abord fixé à 65 ans est abaissé à 60 ans en 1912 avec 30 versements annuels. Toutefois, le bénéficiaire peut décider de prendre sa retraite à l’âge de 55 ans, mais avec une retraite plus faible. Ce système n’efface pas les dispositions existantes comme caisses mutualistes, patronales et syndicales qui peuvent recevoir l’agrément à collecter les cotisations. Malgré les nombreux rejets et les difficultés d’application venant notamment de la définition de salariat, cette loi fut une véritable réussite dans l’acceptation d’un principe assurantiel général, porteur d’un nouveau statut social de retraité. La loi du 16 mars 1928 sur les assurances sociales Ce grand projet de protection sociale instaure des assurances sociales obligatoires, sous contrôle de l’État, pour les personnes salariées de l’industrie et du commerce. Il couvre les risques de maladie, maternité, invalidité, décès et vieillesse pour les salariés n’excédant pas des revenus modestes compris entre 1 000 et 21 000 francs annuels, et jusqu’à 25 000 francs avec un enfant à charge. Le système est financé par des cotisations patronales et ouvrières, et géré par des caisses privées. Avec cette loi, se dégage désormais un certain consensus vers une prise en charge de la vieillesse, financée par une épargne obligatoire et gérée par l’État. (197) Les majuscules sont dans le texte. 85 Extrait du Figaro, vendredi 14 février 1958, n° 4181 Le reclassement des cadres « âgés » EST-ON UN VIEILLARD À 45 ANS ? Quand on parcourt les colonnes d’offres d’emploi qu’un quotidien ou d’une revue professionnelle, on remarque de nombreuses annonces rédigées en ces termes : « Importante société recherche jeunes ingénieurs… » ou « Belle situation offerte à H.E.C., 28-35 ans… ». Parfois encore, mais plus rarement : « Recherchons ingénieurs méthodes maximum 40 ans… ». Ensuite, rien. 40 ans semble être un âge limite. Aucune société ne veut engager un « vieillard de 45 ou de 50 ans ». Le problème est grave. Chaque jour, des cadres dits « âgés » se trouvent sans emploi pour des raisons sans rapport avec leurs compétences ou leurs qualités professionnelles. La décentralisation industrielle, les regroupements de société, les difficultés d’une entreprise ou un simple changement de direction sont autant de licenciements et de réorganisations internes souvent arbitraires. Il est aussi parfois difficile, pour un cadre ou pour un ingénieur, de quitter une région, pour suivre une entreprise qui s’installe à 800 kilomètres de là. La question du logement ne facilite pas les choses… Il est inutile d’insister sur les difficultés du reclassement. Nous voulons seulement signaler ici l’action remarquable d’une association privée qui, sans aucun but lucratif, s’acharne à résoudre ce problème. Il s’agit de l’A.P.E.C. (Association pour l’emploi des cadres, ingénieurs et techniciens) dont les accueillants bureaux sont installés 8, rue Montalivet, dans le 8e arrondissement. Quels sont les buts de l’A.P.E.C. ? Elle s’efforce de promouvoir tous les moyens qui peuvent favoriser les contacts entre les chefs d’entreprises cherchant des collaborateurs et les services publics ou privés capables de les procurer. Son rôle est de compenser. Sans vouloir se substituer aux services de placement des grandes écoles ou des syndicats professionnels, elle ne désire au contraire que les aider. L’A.P.E.C. groupe d’ailleurs dans son conseil d’administration, à la fois des représentants des syndicats de cadres, des chambres de commerce du CNPF, etc., et des représentants du Ministère de l’industrie, du Ministère du Travail et des grandes écoles. Comment s’effectue le reclassement ? Les candidats sont reçus par le secrétaire général lui-même, ce qui permet un contact humain indispensable pour redonner très souvent confiance à des cadres sans emploi ; les offres, ainsi que les demandes sont codifiées selon une méthode simple pour connaître – pour chaque offre ou pour chaque demande – la catégorie, la spécialité, les langues parlées, l’âge du candidat et l’âge limite demandé. Et c’est sous le contrôle des administrations intéressées que la compensation des offres et des demandes est organisée. Il est apparu aux dirigeants de l’association que des difficultés de reclassement avaient trois raisons principales : 1/ Le désir trop fréquent des entreprises de n’embaucher « que » du jeune personnel ; 2/ La position des cadres en place qui craignent que l‘arrivée de nouveaux cadres extérieurs ne les gênent dans leur avancement ; 3/ Les cadres d’un certain âge ne sont souvent pas suffisamment informés de l’évolution – de plus en plus rapide – des techniques industrielles, commerciales ou administratives. Aussi l’association veut-elle porter tout particulièrement son action sur ces trois points. Elle a pu, au cours de l’année passée, reclasser environ 800 personnes dont 28 % de 41 à 50 ans, 27 % de 51 à 55 ans et 18 % de 56 à 60 ans. Et cette année, elle envisage la création de nouveaux centres à Lyon et à Clermont-Ferrand. Ce bon travail mériterait d’être signalé. Jean Creiser 86 Lettre d’Alfred Rosier, directeur de la main-d’œuvre, adressée à Maurice Dablincourt, secrétaire général de la CTI, le 11 décembre 1952 (198). Mon cher ami, Je me préoccupe, dès à présent, d’élaborer l’ordre du jour de la prochaine réunion de la Commission Nationale du Statut des Travailleurs intellectuels. À la fin de la récente séance du 21 novembre, j’ai déjà retenu les questions suivantes : les conditions de travail des dessinateurs et affichistes du Cinéma. Exposé de M. Rojac, Président du Groupement des Décorateurs et Affichistes du Cinéma. Cette question était déjà inscrite à l’ordre du jour de la réunion du 21 novembre, mais n’a pu être abordée en raison de l’heure tardive à laquelle celle-ci s’est terminée. – Suite à donner au vœu émis par M. Wolff, concernant le placement des ingénieurs d’âge moyen (45 ans environ) aux postes administratifs des entreprises dans lesquels ils occupaient, auparavant des postes actifs. Ces postes administratifs sont fréquemment confiés à des officiers supérieurs à la retraite ou à des hauts fonctionnaires en retraite, qui les obtiennent grâce aux relations nouées pendant leur activité, et privent ainsi des hommes de valeurs encore jeunes des emplois auxquels ils pourraient justement prétendre. – Difficultés rencontrées par les artistes lyriques et de variété française se produisant en Belgique et pour les artistes belges se produisant en France pour l’exercice de leur profession. De nombreuses autres questions mériteraient d’être exposées et discutées aux réunions de la Commission Nationale du Statut des Travailleurs Intellectuels. Je vous serais très obligé de les rechercher et d’en constituer une liste, que vous me soumettrez et sur laquelle je choisirai celles qui présentent le plus grand caractère d’urgence. Je vous prie d’agréer, mon Cher ami, l’assurance de mes sentiments les meilleurs. (198) AN 19820203, art. 21. 87 BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE ASSELAIN Jean-Charles (1984), Histoire économique de la France du jours. De 1919 à la fin des années 1970, tome 2, Seuil, coll. Points. XVIIIe siècle à nos BAVEREZ Nicolas (1991), « Chômage des années 1930, chômage des années 1980 », Le Mouvement social, n° 154, janvier, pp. 103-130. BAUDOIN M. (1996), « La préretraite », INSEE Première, n° 484. BENGUIGUI Georges, MONJARDET Dominique (1968), « Profession ou corporation ? Le cas d’une organisation d’ingénieurs », Sociologie du travail, n° 3, juillet-septembre, Seuil, pp. 275-290. BERGER Peter, LUCKMANN Thomas (1989), La construction sociale de la réalité, traduit de l’américain par Pierre Taminiaux, Méridiens Klincksieck, Paris. BERNOUX Philippe (1974), Les Nouveaux patrons : le Centre des jeunes dirigeants d’entreprise, Paris, Ed. ouvrières « Économie et humanisme », 240 p., texte remanié de thèse de 3e cycle soutenue sous le titre : « Une organisation patronale. 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La Société des ingénieurs civils de France (ICF) .............................................................................................. 13 1.1.2. La Société française des ingénieurs coloniaux (SFIC) ............................................................................. 14 1.2. Syndicalisation et regroupements associatifs d’ingénieurs civils.............................................. 14 1.2.1. L’Union sociale d’ingénieurs catholiques (USIC)............................................................................................. 14 1.2.2. La Chambre syndicale des ingénieurs (CSI).......................................................................................................... 15 1.3. Les syndicats d’ingénieurs de l’entre-deux-guerres ...................................................................................... 16 1.3.1. L’Union syndicale des techniciens de l’industrie, du commerce et de l’agriculture (USTICA) ....................................................................................................................................................................................................... 16 1.3.2. L’Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF) .................................................................................... 17 1.3.3. La Confédération des travailleurs intellectuels (CTI) ................................................................................. 17 1.3.4. La Fédération des associations, sociétés et syndicats français d’ingénieurs (FASSFI) .... 18 1.3.5. La Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs (FNSI) ............................................................... 19 1.1. Amicalisme et sociétés savantes au XIXe siècle 1.4. Le syndicalisme des ingénieurs ................................................................................................................................................ 21 1.4.1. Les titres, le chômage et le placement ..................................................................................................................... 21 1.5. Les conditions de travail dans l’industrie .................................................................................................................... 22 1.6. Assurances et retraites : une libre prévoyance ..................................................................................................... 24 Conclusion .................................................................................................................................................................................................................................... CHAPITRE 2 – L’ESSOR DE « L’INGÉNIEUR ÂGÉ » À LA FIN DE LA IIIe RÉPUBLIQUE 25 ........ 26 .................................................................................................................. 26 2.1.1. « Jeunes diplômés », « femmes ingénieurs » et « ingénieurs âgés » ..................................... 26 2.2. Des stratégies syndicales contradictoires..................................................................................................................... 27 2.2.1. Le front des intellectuels.............................................................................................................................................................. 28 2.3. La crise de 1929.................................................................................................................................................................................................. 30 2.3.1. L’adhésion du bloc conservateur ....................................................................................................................................... 32 2.1. La figure mythique de « l’ingénieur âgé » Conclusion .................................................................................................................................................................................................................................... 34 4 CHAPITRE 3 – DE « L’INGÉNIEUR ÂGÉ » À LA PROTECTION SOCIALE SOUS LE FRONT POPULAIRE ...................................................................................................................................................................................... 34 3.1. L’électrochoc du Front populaire ............................................................................................................................................. 3.1.1. La déroute : le départ des adhérents .......................................................................................................................... 3.2. La réunification et la retraite des ingénieurs 34 34 .......................................................................................................... 35 ......................................................................................................................................... 36 3.2.2. L’accord du 27 mai 1937 avec l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) .......................................................................................................................................................................................................... 36 3.2.1. Les premiers accords collectifs 3.3. L’apparition du syndicalisme des « cadres » et des « collaborateurs » ............................ 38 3.3.1. De nouvelles règles d’arbitrage ........................................................................................................................................ 39 Conclusion .................................................................................................................................................................................................................................... Conclusion de la première partie ................................................................................................................................................................. Les ingénieurs et cadres sous Vichy 41 41 ............................................................................................................................................... 42 LES « CADRES DE PLUS DE 45 ANS » OU L’EXTENSION D’UNE PROTECTION ......................................... 43 CHAPITRE 4 – LE RENOUVELLEMENT DU SYNDICALISME DES INGÉNIEURS ET ÉMERGENCE DES CADRES À LA LIBÉRATION ............................................................................................... 44 DEUXIÈME PARTIE 4.1. Les transformations du paysage syndical .................................................................................................................. 44 . 45 4.1.1.1. Les salaires, la retraite et le placement .............................................................................................. 4.1.1.2. Des militants engagés ............................................................................................................................................ 45 46 4.1.2. Le soutien réitéré de la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI) ....................... 46 4.1.2.1. Une nouvelle présidence à la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI) : Alfred Rosier (1900-1986) ................................................................................................................ 4.1.2.2. De nouvelles orientations .................................................................................................................................. 47 48 4.1.3. Les sections cadres des centrales ouvrières et groupements associatifs ......................... 49 4.1.1. L’expansion de la Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs et cadres (FNSIC) 4.2. La bataille de la Confédération générale des cadres (CGC) .............................................................. 49 ....................................................................................................................................................................... 50 4.2.2. Le « triptyque revendicatif » du syndicalisme des cadres ................................................................... 50 4.2.1. Des débuts difficiles Conclusion .................................................................................................................................................................................................................................... 52 CHAPITRE 5 – LA CONSTRUCTION D’UN « PROBLÈME SOCIAL » SOUS LA IVe RÉPUBLIQUE (1947-1958) ........................................................................................................................................................... 54 5.1. Les ordonnances de 1945 .................................................................................................................................................................. 54 5.1.1. La création de l’Association générale des institutions de retraites des cadres (AGIRC) ........................................................................................................................................................................................................... 55 5.1.2. Le gouvernement attentif aux « travailleurs âgés » .................................................................................. 56 ........................................................................................................ 58 5.2. La reprise d’un slogan au service des cadres 5.2.1. Des « ingénieurs âgés » aux « cadres âgés » : l’extension du placement 5.2.2. L’influence de Roger Millot (1909-1973), président de la FNSIC ....................... ................................................. 5.2.3. Le soutien de la CGC ou « Le dramatique problème des vieux » (décembre 1952) ....... 59 61 62 5 5.2.4. La défense des travailleurs intellectuels au ministère du Travail .............................................. 5.2.4.1. Les enjeux idéologiques des commissions paritaires ...................................................... 62 63 5.3. La création de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC) ...................................................... 65 5.3.1. Une mise en route malaisée ................................................................................................................................................. 65 5.3.2. Des sources de financement encore fragiles .................................................................................................... 67 .................................................................................................................................................................................................................................... 70 Conclusion CHAPITRE 6 – LE PLACEMENT DES CADRES AU DÉBUT DE LA Ve RÉPUBLIQUE (19581974) .......................................................................................................................................................................................................... 70 6.1. Les « cadres dits âgés » dans les politiques sociales ................................................................................. 71 6.1.1. La Commission Laroque (1960-1961) ......................................................................................................................... 71 6.1.2. Le rapport Aguilhon au Conseil économique et social (1961) ....................................................... 72 6.1.3. Le Commissariat général au Plan ................................................................................................................................... 73 6.1.4. Le Conseil supérieur des travailleurs intellectuels ..................................................................................... 74 ........................................................................................... 75 ..................................................................................................................... 76 6.3. Le début des préretraites : restructurations industrielles et politiques d’accompagnement des entreprises ............................................................................................................................................................. 77 6.3.1. L’Allocation Spéciale du Fonds National pour l’Emploi (ASFNE) – (1963-1972) ......... 78 6.3.2. La Garantie de Ressources Démission (GRD) – (1972-1983) ........................................................... 78 ..................................................................................................................................................................... 79 .................................................................................................................................................................................................................................... 81 CONCLUSION GÉNÉRALE ............................................................................................................................................................................................ 82 TABLE DES PRINCIPAUX SIGLES ET ABRÉVIATIONS ................................................................................................................. 83 ANNEXES ......................................................................................................................................................................................................................................... 84 BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................................................................................................................................................... 87 6.2. Une campagne syndicale relayée par les médias 6.2.1. Le soutien des associations de cadres 6.4. Éléments de prospective Conclusion 7 RÉSUMÉ DE L’ÉTUDE La désignation actuelle des « cadres seniors » est le produit d’une construction sociale, élaborée par un groupe professionnel afin d’accompagner le vieillissement de ses membres. L’élaboration collective s’est organisée au cours de plusieurs étapes d’évolution, dont les origines remontent au XIXe siècle. Cette production langagière s’est développée tout au long du XXe siècle, afin de protéger certaines catégories d’individus au cours de leur évolution de carrière, tels les « jeunes », les « femmes » et les « vieux ». Leur évolution sémantique a accompagné le groupe professionnel des cadres tout au long de sa formation, depuis son origine jusqu’à aujourd’hui, dans un réflexe identitaire et corporatif. 9 INTRODUCTION GÉNÉRALE Comprendre le problème actuel des « cadres de plus de 45 ans » demande bien plus qu’une seule analyse du présent. Les nombreux travaux sur les « cadres de plus de 45 ans », ou plus récemment les « cadres seniors », soutiennent généralement la thèse d’une discrimination. Dans le secteur privé, ceux-ci constituent une partie de la maind’œuvre qui, stigmatisée comme « salariés âgés », subissent une vulnérabilité croissante sur le marché de l’emploi malgré la mise en place de dispositifs spécifiques. De nombreux travaux sur les cadres attestent en effet d’une surexposition au chômage à partir de 45 ans et d’une diminution régulière du taux d’emploi pour le groupe d’âge 50-54 ans depuis 1985 [Bouffartigue, Gadea, 2000 ; Guillemard, 2003]. En découle la production d’un discours urgentiste qui a donné naissance à de nombreuses études, articles, colloques, conférences pour lutter contre cette discrimination sociale, sans que les effets n’aient diminué d’aucune sorte son acuité. Au contraire, l’intérêt porté au sujet a renforcé d’autant son questionnement, ces manifestations participant de façon constante à alerter l’État et l’opinion publique sur une situation considérée comme « dramatique ». De nombreuses représentations négatives leur sont accolées, parmi lesquelles on leur reproche notamment « d’être trop chers », « d’avoir une trop grande rigidité dans le travail », « d’avoir une conception du travail pas assez moderne car trop axée sur le respect de la hiérarchie », « de se sentir supérieurs aux autres de par leur expérience en proclamant « tout savoir sur tout », et enfin, on leur reproche aussi un « manque d’adaptation aux nouvelles technologies ». En fin de compte, il semblerait que la maîtrise des nouvelles technologies soit réservée à une main-d’œuvre jeune, considérée comme plus souple, moins chère, dotée de diplômes récents, habituée au maniement des techniques et symboliquement tournée vers le modernisme. Sur le sujet des « cadres âgés », les articles de presse sont nombreux et récurrents dans la presse quotidienne et économique destinée aux cadres ; le journal Le Monde leur a même adressé une rubrique spécifique au cours de l’année 2005. S’appuyant tantôt sur un sondage, tantôt sur des témoignages, ces articles tentent à chaque fois d’alerter l’opinion publique sur un « nouveau » problème, celui de l’emploi des « cadres âgés ». Pour cela, différentes terminologies leur sont attribuées : il peut être question de « cadres seniors », de « quincadres », de « quinquas », de « cadres de plus de 45 ans », de « quinquagénaires », et plus récemment de « seniors », voire encore de « salariés âgés », de « travailleurs vieillissants », dans une acceptation plus générique. Ainsi, devant l’ampleur d’une telle indignation, où la simple évocation du mot « senior » suscite l’émotion, un éclairage historique s’impose. En effet, on s’aperçoit que le problème actuel des « cadres de plus de 45 ans » est loin d’être nouveau puisqu’il prend naissance dans le syndicalisme des ingénieurs dans l’entre-deux-guerres. Ou plus exactement, il s’enracine au cours du XIXe siècle, tout d’abord sous les traits des « camarades âgés » au sein des associations amicales des écoles d’ingénieurs dont le rôle est alors de porter secours aux « anciens élèves ». Puis, il se développe tout au long de l’entre-deux-guerres avec le mouvement de syndicalisation des ingénieurs dans le contexte de la IIIe République (1875-1940) qui modifie le fonctionnement politique et administratif de la France par la mise en place de nouvelles institutions consultatives comme le Conseil national économique (CNE), le Bureau international du travail (BIT) et la Société des nations (SDN). C’est auprès de ces institutions que les syndicats d’ingénieurs vont tenter de se faire entendre : ils réclameront une reconnaissance de leur existence à partir d’un programme syndical où l’expression alors employée des « camarades âgés », issue de l’amicalisme des anciens, va peu à peu se transformer en outil de propagande dans un syndicalisme naissant, auquel les ingénieurs ne sont pas encore habitués. L’objectif de cette étude est de présenter quelques pages de l’histoire des « cadres âgés » à travers sa genèse, au moment de la formation des syndicats d’ingénieurs dans l’entredeux-guerres (partie I), puis à travers son développement durant les « Trente Glorieuses » jusqu’à la crise pétrolière en 1974 (partie II). Sachant qu’il reste encore à découvrir les autres phases de formation de cette notion, notamment celles qui se situent en amont et en aval de la période couverte, à savoir les racines de la genèse issues de l’amicalisme 10 des anciens élèves des écoles d’ingénieurs au XIXe siècle. Cette période ouvre en effet sur l’émergence des premières formes de solidarité corporative qui s’exprime à travers la notion de « secours » et d’aide financière en faveur des « camarades âgés ». L’autre phase restant à découvrir s’étend des années 1980 jusqu’à nos jours. Ce qui comprend d’autres éléments majeurs, tels l’apparition des préretraites privées et publiques, l’évolution structurelle du chômage des cadres et l’expansion du syndicalisme des cadres, que nous présenterons à grands traits afin de poser quelques hypothèses d’évolution. Autant de périodes demandant un regard attentif et contextualisé pour mieux comprendre les enjeux actuels dont est chargé le problème actuel des « cadres seniors ». 11 PREMIÈRE PARTIE LA DÉCOUVERTE DE L’« INGÉNIEUR ÂGÉ » : L’ENTRE-DEUX-GUERRES Le groupe professionnel des cadres n’est pas apparu de nulle part. Il est le fruit d’une construction sociale qui a bâti les fondations nécessaires à sa formation et à son édification, dont les origines se situent au moment où les grandes écoles d’ingénieurs ont créé les premières formes de rassemblement corporatif au XIXe siècle : les associations amicales des anciens élèves. Le point de départ se situe là quand ces premières formes de solidarité vont constituer ce que les sociologues nomment la « proto-syndicalisation » (1) des cadres, qui conduira à la constitution de deux grandes sociétés savantes, puis à la naissance des premiers syndicats d’ingénieurs au début du XXe siècle. Ces premiers groupements sont des organisations professionnelles dont leur rôle est de mener des actions corporatives de défense des conditions de travail des ingénieurs mais aussi de promotion de l’identité des ingénieurs civils en opposition avec celle des ingénieurs d’État, dont la carrière est davantage protégée. En effet, le groupe professionnel des ingénieurs ne bénéficie pas encore de la reconnaissance qu’ils possèdent aujourd’hui, d’autant qu’ils sont encore bien peu nombreux dans l’entre-deux-guerres : le nombre d’ingénieurs diplômés est évalué environ à 50 000 alors que la population active des ouvriers est de 7 720 000 et celle des employés 2 470 000 au recensement de 1936 [Sauvy, Hirsch, 1965]. Autant dire que les « cadres », qui ne sont pas encore nommés comme tel, sont encore très peu représentatifs. Sachant que leur histoire complexe mériterait une analyse plus fine, je me limiterai ici à tracer les grandes lignes de leur évolution durant l’entre-deux-guerres, afin de mieux comprendre comment les syndicats d’ingénieurs ont commencé à s’intéresser aux « ingénieurs âgés ». CHAPITRE 1 – AUX ORIGINES DU SYNDICALISME DES INGÉNIEURS Un mouvement de mobilisation d’ingénieurs se traduit par l’apparition progressive, entre 1848 et 1929, d’organisations corporatives dédiées aux ingénieurs civils de l’industrie. Ces organisations s’attacheront à démontrer l’importance de l’ingénieur industriel dans la société moderne, son rôle dans son enrichissement et dans son bien-être. Pour ne citer que les principaux, il s’agit tout d’abord de la Société des ingénieurs civils de France (1848) qui a en quelque sorte initié le mouvement de défense des ingénieurs civils à côté de leurs homologues, les ingénieurs d’État. La Société française des ingénieurs coloniaux (1895) dont le rôle est de faire rayonner la figure de l’ingénieur colonial [Vacher, 1999]. Puis apparaissent, à l’aube du XXe siècle, les premiers syndicats d’ingénieurs avec l’Union sociale d’ingénieurs catholiques (1906) et la Chambre syndicale des ingénieurs (1914). S’ensuit, après la Première Guerre mondiale une période décisive donnant naissance à la formation de nombreuses organisations syndicales qui s’établissent cette fois-ci sur des bases doctrinaires renforcées en mesure de susciter des offensives avec l’Union syndicale des techniciens de l’industrie, du commerce et de l’agriculture (1919), l’Union des syndicats d’ingénieurs français (1920), la Confédération des travailleurs intellectuels (1920), et enfin, la Fédération des associations, sociétés et syndicats français d’ingénieurs (1929). (1) La « proto-syndicalisation » se définit par la période qui précède la phase active de syndicalisation des ingénieurs, telle la phase de latence de la formation des syndicats. 12 Par conséquent, l’histoire des syndicats d’ingénieurs et cadres est le produit d’un mouvement social qui s’est réalisé au cours de plusieurs étapes, dont la première qui a ouvert le chemin sur les premières formes de solidarité corporative : l’amicalisme des écoles d’ingénieurs au XIXe siècle. Leur apparition n’est pas spécifique au groupe professionnel des ingénieurs. Ces organisations se sont développées dans le cadre d’un environnement économique, social et politique propice, fortement générateur d’une défense catégorielle généralisée qui a dépassé la seule catégorie des ingénieurs. Juridiquement, les associations professionnelles sont reconnues par la loi de 1884 autorisant les regroupements professionnels de travailleurs ou d’employeurs d’une même branche, interdits depuis la loi Le Chapelier (1791). Puis, avec la loi de 1901 sur les associations donnant une existence légale aux regroupements professionnels, de nombreux courants de défense corporative s’organisent [Segrestin, 1984], notamment chez les techniciens (2), « collaborateurs », agents de maîtrise, employés, chefs d’ateliers, contremaîtres, chefs de services, « travailleurs intellectuels », artisans ou dirigeants d’entreprise, qui participent à la mobilisation professionnelle des classes dites « moyennes » [Kuhlmann, 2001]. 1.1. Amicalisme et sociétés savantes au XIXe siècle Succédant aux premiers corps de l’État et à la création d’écoles techniques spécialisées apparues aux XVIIe et XVIIIe siècles pour répondre aux besoins militaires et au développement de l’infrastructure, l’enseignement technique et scientifique français se modifie sous l’influence de la première et la seconde industrialisation en France, mais aussi en Europe et en Amérique du Nord [Gouzevitch, Grelon, Karvar, 2004]. Les ingénieurs des corps de l’État, formés à la résolution de problèmes militaires, administratifs et économiques de la première industrialisation (mines, ponts, routes, canaux, chemins de fer, artilleries, fortifications, poudres et salpêtre, etc.) sont alors en nombre insuffisant pour répondre à cette nouvelle donne économique, et combler le retard français par rapport à l’Angleterre. D’autant que ces derniers sont peu préparés à remplir de telles fonctions dans l’industrie. Aussi le manque de techniciens est-il toujours latent et les besoins du marché du travail encore insatisfaits. Il faut donc satisfaire un niveau médian en personnel qualifié entre l’élite industrielle des ingénieurs d’État, dotée de connaissances théoriques et abstraites, et le savoir empirique des ingénieurs des Arts et métiers, surnommés familièrement les « gadzarts » [Shinn, 1978]. Devant cette demande, plusieurs écoles d’ingénieurs et instituts vont apparaître en France. Après le monopole de l’État sur la formation des ingénieurs, la diversification de l’enseignement technique donne naissance à un deuxième profil : l’ingénieur « civil ». Corrélativement au développement de l’enseignement technique, ces nouvelles écoles d’ingénieurs vont constituer des associations amicales d’anciens élèves, durant la seconde moitié du XIXe siècle [Ribeill, 1986b]. En décembre 1846, une centaine de « gadzarts » déposent les statuts de la nouvelle Société des anciens élèves des écoles royales d’Arts et métiers, pour inciter les jeunes diplômés à entreprendre une carrière industrielle [Day, 1991]. En 1860, d’anciens élèves de l’École des Ponts et Chaussées, issus des promotions sortantes des élèves externes, fondent l’Association des ingénieurs civils. En 1862, l’Association amicale des anciens élèves de l’École centrale des arts et manufactures est créée avec l’aide du nouveau directeur de l’École centrale, Perdonnet. Un an après, le corps des Ponts et Chaussées se dote aussi en 1863 de la Société amicale de secours des ingénieurs des Ponts et Chaussées, dans des conditions différentes des amicales précédentes. En 1865, l’École polytechnique adopte la même démarche, ainsi que le corps des Mines en 1874 en constituant la Société des ingénieurs du corps des mines. Cette société proposera d’ailleurs une extension de l’association en créant avec le corps des Ponts et Chaussées, la Société amicale de secours entre les ingénieurs des Ponts et Chaussées et des mines, le 12 décembre 1874 [Ribeill, 1986a]. Le principe est dès lors initié et adopté. Les futures écoles d’ingénieurs adopteront le même réflexe corporatif en créant systématiquement une association des « anciens », où la question des « camarades âgés » commencera à (2) Fortement réclamés sur le marché de l’emploi, les techniciens peuvent être des ingénieurs diplômés provenant des petits nombreux instituts régionaux, catholiques et laïcs, ou des facultés des sciences de physique, mécanique et électricité. En particulier, les facultés des sciences ont créé près de 25 nouveaux diplômes d’ingénieurs entre 1914 et 1939, ce qui fera dire aux syndicats que les ingénieurs sont maintenant trop nombreux. 13 faire l’objet d’attention. En 1846 notamment, avant la création de la Société des ingénieurs civils de France, on constate dans le Journal du génie civil le début d’une réflexion sur la vieillesse des ingénieurs par le souhait de constituer une grande société d’entraide, protectrice du statut des ingénieurs civils [Weiss, 1985]. Le projet original conserve en son sein la volonté de secourir les membres adhérents au chômage ou en semi-retraite. Ingénieurs d’État versus ingénieurs civils La croissance de l’industrie française, entre 1880 et 1914, dans les domaines à fortes technicités (caoutchouc, aluminium, matières synthétiques, produits pharmaceutiques…) nécessite un savoir scientifique de haut niveau adapté aux nouveaux développements de l’industrie. Les ingénieurs des corps d’État (Mines, Ponts et Chaussées, Polytechnique…), formés à la résolution de problèmes militaires, administratifs et économiques de la première industrialisation sont en nombre insuffisant pour répondre à cette nouvelle donne économique. En outre, l’augmentation du nombre d’entreprises dans les secteurs de pointe accentue cette demande d’ingénieurs dont le contenu change avec les nouvelles techniques exigeant davantage d’applications physiques et chimiques. Pour répondre à cette demande industrielle croissante, des institutions d’enseignements spécifiques sont créées, telles l’École centrale des arts et manufactures (1829) et l’École de physique et de chimie industrielles de Paris (1882), l’École supérieure d’électricité (1894), ainsi que de nombreux instituts régionaux dans les facultés des sciences qui sont majoritairement des instituts de chimie comme l’Institut polytechnique de l’Ouest (1919). Après le monopole de l’État sur la formation des ingénieurs qui étaient civils, fonctionnaires ou militaires dans un corps d’État, la diversification de l’enseignement technique donne naissance à un deuxième profil d’ingénieurs (l’ingénieur civil) qui appuie sa légitimité, non pas à partir d’un esprit de « corps », mais par l’application d’un savoir scientifique appliqué à la production industrielle dans le secteur privé. Les uns construisent leur identité professionnelle en référence au titre contenant le corps auquel ils appartiennent, et les autres, en référence à la pratique industrielle. 1.1.1. La Société des ingénieurs civils de France (ICF), fondée en 1848 La première organisation est la Société des ingénieurs civils de France, fondée le 4 mars 1848 par d’anciens élèves de l’École centrale des arts et manufactures, qui la nommèrent alors la Société centrale des ingénieurs civils. Cette société est la première organisation officielle des ingénieurs en France qui influencera particulièrement les syndicats d’ingénieurs laïcs après la Première Guerre mondiale. Sa création s’explique par la volonté de défendre un nouveau statut des ingénieurs civils, qui alimente dès le début un lourd contentieux avec les ingénieurs d’État. Elle constitue durant l’entre-deux-guerres une société savante respectée, une sorte d’« académie des arts techniques » qui se situe à michemin entre le syndicat et l’amicale [Grelon, 1995, p. 171]. Inspirée par la doctrine socioéconomique saint-simonienne et du positivisme du philosophe Auguste Comte, la Société des ingénieurs civils cherche à imposer une légitimité professionnelle et sociale aux ingénieurs de l’industrie au XIXe siècle, en démontrant comment l’application de leurs savoirs techniques et scientifiques contribue au développement de l’industrie et à la prospérité de la société. Par cette valorisation, la Société des ingénieurs civils parvient ainsi à défendre les intérêts de ses membres et ce, très concrètement, en leur permettant d’obtenir des emplois dans l’industrie. Cet ambitieux programme attire de nombreux adhérents : la société compte 300 membres en 1857, 1 500 en 1882, puis 4 500 en 1924 [Shinn, 1978]. Son recrutement, au départ essentiellement composé de centraliens, s’élargit vers 1890 aux ingénieurs chimistes, physiciens et électriciens. Elle admet en outre des « gadzarts » et des autodidactes, son premier président (Eugène Flachat) étant lui-même un ingénieur autodidacte. La valorisation de la pratique industrielle sera donc systématique. Son organe officiel, le Bulletin de la Société des ingénieurs civils de France, dénoncera les « faux » ingénieurs, c’est-à-dire tous ceux qui occupent des postes administratifs dans l’industrie. En défendant ainsi l’image de l’ingénieur civil, cette première structure fondatrice prépare les bases nécessaires à l’expansion des syndicats d’ingénieurs, à qui elle donnera le relais pour poursuivre la défense professionnelle des ingénieurs civils. Forte de cette notoriété au début des années 1920, la Société des ingénieurs civils est fortement sollicitée au démarrage du processus de syndicalisation des ingénieurs. Elle 14 jouera ensuite un rôle essentiel dans la création d’autres organismes fédérateurs après la Seconde Guerre mondiale, en accompagnant la création de l’Union des associations et sociétés industrielles françaises (UASIF) en 1948, puis le Conseil national des ingénieurs français (CNIF) en 1957, avec lequel elle fusionne pour créer l’actuel Conseil national des ingénieurs et scientifiques de France (CNISF) en 1992, en intégrant la Fédération des associations et sociétés françaises d’ingénieurs diplômés (FASFID). 1.1.2. La Société française des ingénieurs coloniaux (1895) La Société française des ingénieurs coloniaux (SFIC), fondée en 1895, prolonge cette valorisation en défendant l’identité professionnelle de l’ingénieur à travers ses missions de modernisation dans les colonies françaises et à l’étranger. En lien direct avec la Société des ingénieurs civils de France, sa mission est de hausser la carrière de l’ingénieur colonial dans son « œuvre » d’expansion industrielle [Vacher, 1999, 2004]. En proposant une identité liée aux carrières d’outre-mer, elle défend l’exportation du génie civil français comme instrument modernisateur de la colonisation, tout en promulguant l’image traditionnelle de l’ingénieur inventeur. Ces deux sociétés participeront à la dynamique professionnelle du groupe des ingénieurs au XXe siècle, en rassemblant et en mobilisant des élites économiques et politiques investies dans la politique française de la IIIe République. Elles contribueront également à créer les bases fondatrices de l’identité de l’ingénieur civil, sur lesquelles les futurs syndicats s’appuieront. 1.2. Syndicalisation et regroupements associatifs d’ingénieurs civils Parmi les premiers syndicats d’ingénieurs, l’USIC est le plus ancien. À l’origine, l’USIC vient en continuité du Centre d'études sociales d'ingénieurs catholiques fondé en 18911892, par un jeune jésuite, Henri-Régis Pupey-Girard. Tableau 1. Liste des syndicats d'ingénieurs de l'entre-deux-guerres Création Arrêt Union sociale d'ingénieurs catholiques (USIC) 1906 en activité Chambre syndicale des ingénieurs (CSI) 1914 1939 Union syndicale des techniciens de l'industrie, du commerce et de l'agriculture (USTICA) 1919 1939 Union des syndicats d'ingénieurs français (USIF) 1920 1939 Confédération des travailleurs intellectuels (CTI) 1920 en activité Fédération des associations, sociétés, et syndicats français d'ingénieurs (FASSFI) 1929 1992 Fédération nationale des syndicats d'ingénieurs et cadres (FNSIC) 1937 1986 1.2.1. L’Union sociale d’ingénieurs catholiques (USIC), fondée en 1906 Ce premier regroupement se transforme en syndicat en 1902 pour devenir un groupement mixte de patrons et d’ingénieurs, animé d’un esprit social chrétien. Il prend alors le nom de l’« Abeille, syndicat professionnel d’ingénieurs », qui tient déjà à défendre les intérêts de ses membres en encourageant notamment la création de caisses de retraite. Les adhérents de l’USIC se recrutent parmi les grandes écoles. En particulier, plus de la moitié de ses adhérents sont d’anciens élèves de l’École centrale et de l’École polytechnique ; l’autre moitié, de l’École des mines de Paris et celle de Saint-Étienne ainsi que d’anciens élèves des jésuites [Thépot, 1985]. L’USIC est un syndicat puissant durant l’entre-deux-guerres. Il puise sa force de sa doctrine, issue d’un renouveau du catholicisme social, qui séduit à l’heure où se pose avec acuité la question de l’identité des ingénieurs et leur place dans la société. Il remporte l’adhésion d’un nombre important d’ingénieurs catholiques, influencés par la doctrine de Frédéric Le Play qui étaye solidement la conduite des ingénieurs en leur donnant un 15 « rôle social » à jouer dans les entreprises [Grelon, 1995]. Son importance est croissante dès le début du XXe siècle et se prolonge au-delà puisqu’elle augmente le nombre de ses adhérents de façon spectaculaire au cours des années 1930. En 1911, l’USIC comptabilise 800 adhérents, 3 500 en 1922, 6 000 en 1930, et 9 000 en 1935. La courbe annuelle du nombre d’adhérents démontre clairement que la croissance se réalise principalement entre les deux guerres, de 1920 à 1939 (3). Dans l’esprit de ses fondateurs, l’USIC a pour devoir de diffuser la doctrine sociale de l’Église auprès des dirigeants d’industrie, en s’inspirant de l’encyclique sociale du Pape Léon XIII, Rerum Novarum (Des choses nouvelles). Ce texte, publié le 15 mai 1891, est au fondement de la doctrine sociale de l’Église catholique, dont est issu le syndicalisme chrétien en France et en Belgique. Il dénonce la recherche du profit et s’oppose au socialisme. Pour cela, il propose de s’appuyer sur le développement de regroupements corporatistes patronaux et ouvriers (syndicats et associations coopératives), ou sur toutes autres formes d’organisations mixtes. Il favorise en outre le développement de la « démocratie chrétienne » par la création de journaux et de revues (4). Après la Première Guerre mondiale, l’USIC s’ancre dans le catholicisme social conduit par Albert Liouville (1875-1957), ingénieur centralien, président de l’Union de 1920 à 1945. Son programme d’action vise à traiter des questions liées aux réformes des institutions, en particulier dans les domaines du placement et des retraites. Si le placement des ingénieurs fait partie des préoccupations de l’USIC, le chômage est son pendant : il constitue aussi un thème récurrent qui fait l’objet de « chroniques » pour rendre compte de la « gravité » et de « l’origine du mal » (5). De nombreux « cercles sociaux » sont organisés sur le thème du chômage, du « déclassement », du « malaise » des ingénieurs et des dangers de la « prolétarisation ». Le relèvement des « appointements » fait pareillement partie de ses réclamations, ainsi que la demande d’une retraite pour les ingénieurs au début des années 1920. En 1937, une nouvelle perspective d’action catholique se fait entendre à l’intérieur de l’USIC : le Mouvement des ingénieurs et chefs d’industrie d’action catholique (MICIAC) propose aux ingénieurs de rechristianiser la société économique dans le quotidien de leur travail (6). Après la guerre, l’USIC abandonne progressivement ses actions syndicales au profit d’une activité confessionnelle. L’USIC est ensuite renommée le Mouvement des cadres et dirigeants chrétiens (MCC) en 1965, après la fusion avec le MICIAC, mais il ne conservera plus qu’une activité marginale dans le syndicalisme des cadres [Chamozzi, Grelon, 1995]. 1.2.2. La Chambre syndicale des ingénieurs (CSI), fondée en 1914 La Chambre syndicale des ingénieurs (CSI) exercera un rôle tout à fait décisif dans le mouvement corporatif des ingénieurs dans l’entre-deux-guerres. Pourtant, elle reste souvent absente de l’histoire des ingénieurs et cadres. Créée en 1914 par des ingénieurs civils des mines, cette association modifie ses statuts en 1920 pour se constituer en syndicat professionnel mixte, en admettant des ingénieurs patrons et salariés. Son objectif est de contribuer au rayonnement du groupe professionnel et, de façon plus pragmatique, de défendre les « intérêts professionnels généraux et particuliers des ingénieurs auprès des pouvoirs publics » (7). Constituée en groupe de pression, la Chambre n’a pas d’adhérents, mais des sociétaires. Elle fonctionne à l’image d’une grande amicale d’anciens élèves rassemblant des ingénieurs des grandes écoles (Mines de Paris, Centrale, Polytechnique) avec le projet de faire rayonner le génie civil. Ces membres sont cooptés dans ce cercle élitiste mêlant « dîners corporatifs » et « causeries » scientifiques, pour reprendre leurs (3) Pour plus de renseignements sur l’évolution du nombre d’adhérents et, plus généralement, sur la formation de l’USIC, je renvoie à l’article d’André Thépot (1985), « L’Union sociale des ingénieurs catholiques durant la première moitié du XXe siècle », in Thépot A. (dir.), L’ingénieur dans la société française, coll. Mouvement social, Éd. Ouvrières, pp. 217-227. (4) Une petite partie du patronat chrétien a également puisé son inspiration doctrinale dans cette encyclique sociale : l’Union fraternelle de commerce et d’industrie (1891) et les Unions fédérales professionnelles des catholiques, créées par Émile Doguin. (5) Écho de l’USIC, Responsables, bulletin de l’Union sociale d’ingénieurs catholiques (USIC), n° 9, novembre 1936. (6) Mouvement des ingénieurs et chefs d’industrie d’action catholique (MICIAC), Cadres supérieurs économiques, Bulletin de liaison, 1943-1954. (7) Chambre syndicale des ingénieurs (CSI), Revue syndicale trimestrielle. Bulletin n° 49, 30 septembre 1936. 16 propres termes. Elle s’installe à Paris, rue Taitbout, mais ses conseils d’administration se déroulent dans l’imposant immeuble des Ingénieurs civils de France, au 19 rue Blanche. Elle édite un bulletin syndical trimestriel, la Chambre syndicale des ingénieurs (CSI), de 1925 à 1936, et à partir de 1934, Essai de bulletin syndical de l’ingénieur, qui n’a pas encore été retrouvé. La principale réalisation de la Chambre est la création d’un groupe de parlementaires réunissant une quarantaine de républicains de droite qui exerceront des campagnes d’influence auprès des gouvernements de la IIIe République. Leurs missions sont de réaliser un travail de lobbying à la Chambre des députés et au Sénat pour défendre le projet de loi sur les titres d’ingénieurs que nous expliquerons dans les pages suivantes. Après le succès de ce groupe, la CSI connaît une dernière montée en puissance en 1936 avec la création d’un comité de patronage créé vraisemblablement pour faire face à la montée de la gauche au pouvoir. Mais la Chambre syndicale des ingénieurs (CSI) disparaît en 1938 après le décès de ses fondateurs : Félix Colomer, « travailleur infatigable », décède d’une crise cardiaque en 1927 à l’âge de 62 ans, Jean-Marc Bel en 1930 à l’âge de 75 ans, puis Maurice Max en 1938 à 77 ans (8). 1.3. Les syndicats d’ingénieurs de l’entre-deux-guerres Les quatre années de conflits de la Grande Guerre donnent lieu à une mise en place sporadique de nouveaux processus de production et de fabrication inspirés du taylorisme, par lesquels la profession d’ingénieur est reconnue comme une forme de salariat indispensable à la conception et au développement des nouvelles techniques [Moutet, 1984]. Dès 1920, sous l’effet de la croissance, les industries de construction mécanique, électrique et métallurgique connaissent d’importantes mutations technologiques. Les grandes sociétés se développent comme Thomson-Houston, Schneider et Fives-Lille. La progression de l’industrie chimique est identique avec Saint-Gobain, Solvay, Péchiney, Kuhlmann qui dominent la chimie des produits de base. Des usines sont montées de toutes pièces. La croissance de l’automobile est soutenue par la fabrication de matériel militaire, de camions et d’autobus [Fridenson, 1972, 1998]. Les industries de pointe, comme la chimie, la métallurgie, l’automobile et l’aéronautique, font appel aux capacités technologiques des ouvriers qualifiés et au savoir scientifique des ingénieurs. L’ingénieur voit donc son rôle technique grandir dans la société française des années 1920 qui connaît une forte expansion industrielle. En outre, de nombreuses découvertes scientifiques bouleversent l’organisation économique du XXe siècle : l’électricité est intégrée au process industriel, la chimie organique transforme la fabrication de médicaments et l’industrie textile utilise de nouveaux colorants. La métallurgie connaît de nouveaux matériaux (l’aluminium) et l’invention du moteur à explosion développe l’industrie automobile. Les entreprises s’accroissent et font appel à des postes fonctionnels dans les industries (ateliers de fabrication, laboratoires de recherche, bureaux d’études, services commerciaux, etc.), au plus près du suivi de la fabrication et du commandement des équipes. Ainsi, la compétence technique de l’ingénieur, associée au pouvoir d’une autorité, compose les représentations sociales du « parfait » employé, « l’archétype de l’homme moderne, réunissant à la fois les qualités du créateur et de l’homme d’action » [Thépot, 1986, p. 43]. En l’occurrence, un sondage d’opinion en 1924 classe l’ingénieur numéro un des « professions de rêve », bien avant le médecin ou l’avocat, qui n’occupent alors que la sixième et la septième place, le banquier l’avant-dernière place après le boxeur (9). Dans ce contexte favorable, d’autres syndicats d’ingénieurs se forment après la Première Guerre mondiale en mesure, cette fois-ci, de mener des offensives syndicales concertées. 1.3.1. L’Union syndicale des techniciens de l’industrie, du commerce et de l’agriculture (USTICA), fondée en 1919 À l’origine, leur objectif est de se constituer en groupement syndical au même titre que les ouvriers et les patrons : « Les ouvriers sont syndiqués, les patrons sont syndiqués, les (8) Bulletin de l’Association des anciens élèves de l’École des mines de Paris, décembre 1927. (9) Le Journal l’Intransigeant demande à des enfants de décrire la profession de leur rêve, avril 1924. 17 techniciens sont isolés. Il faut grouper les techniciens » (10). Dès sa création, l’USTICA organise son action en opposition aux autres syndicats d’ingénieurs qu’elle estime être à la solde des patrons. Si les revendications de l’USTICA sont comparables à celles des autres groupements d’ingénieurs, en revanche ses positions idéologiques diffèrent fondamentalement. La doctrine de l’USTICA vise à niveler les différences et les niveaux de pouvoir pour constituer un vaste rassemblement autour de la notion de « technicien », une telle démarche allant à l’encontre de celles des groupements d’ingénieurs et des associations amicales d’écoles d’ingénieurs dont le socle des réclamations repose sur une volonté de distinction sociale. Mais en définitive ce mouvement sera de courte durée. À partir de 1928, l’USTICA, devenue l’Union des syndicats de techniciens (UST) puis l’Union syndicale de techniciens et des employés de l’industrie (USTEI), s’essouffle rapidement : alors qu’elle réunit 5 000 adhérents en 1930, elle n’en compte plus que 1 000 en 1936 [Chateau, 1938]. Et d’ailleurs, ce groupement aura peu d’influence dans le syndicalisme des ingénieurs [Mouriaux, 1984a]. 1.3.2. L’Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF), fondée en 1920 L’Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF) a eu un rôle tout à fait décisif et moteur dans la défense de la profession. Contrairement à l’USIC, l’USIF n’est pas investie d’une mission confessionnelle, ce qui constitue d’ailleurs un point d’achoppement entre ces deux organisations. L’USIF, représentant surtout les ingénieurs chimistes et électriciens, obtiendra sa légitimité de ses idées « militantes » défendues par une quinzaine d’ingénieurs, républicains de droite, qui deviendront rapidement de fervents propagandistes, très attachés à leur syndicat. Ses réalisations ne se résument pas seulement à la mise en œuvre d’actions protectionnistes, ce syndicat participera aussi à l’édification de la profession par la diffusion de représentations valorisantes liées au progrès technique, en mettant au sommet de la hiérarchie les valeurs de la science et de la raison où l’ingénieur est censé avoir sa place [Robert, 1986, p. 141]. L’USIF est un syndicat professionnel, fondé par des ingénieurs chimistes et physiciens qui sont majoritairement diplômés de l’École de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris (EPCI) (11). Ce mouvement trouve son origine à l’issue de la Grande Guerre, quand les ingénieurs chimistes de l’EPCI n’ont pas reçu la reconnaissance qu’ils espéraient dans ces efforts de guerre. Cette quête de légitimité suscite alors un mouvement de défense en faveur de la protection de leur diplôme. Leurs premières réalisations portent sur la création de trois syndicats professionnels en 1918 et 1919 : le Syndicat professionnel des ingénieurs chimistes français (SICF), le Syndicat professionnel des ingénieurs électriciens français (SIEF) et le Syndicat professionnel des ingénieurs de la mécanique, de la métallurgie et des travaux publics (SIMMTP), qui formeront les syndicats fondateurs de l’USIF. Après la fusion, ces trois syndicats maintiendront en parallèle leur défense professionnelle en accord avec la feuille de route de l’USIF et ce, jusqu’au Front populaire. Puis, ils disparaîtront définitivement lors de la Seconde Guerre mondiale. Au début des années 1920, à l’heure où l’USIF rassemble seulement 1 200 adhérents, elle veut trouver des alliances avec d’autres organisations professionnelles afin d’être entendue et que le patronat, l’État et l’opinion publique reconnaissent la responsabilité des ingénieurs dans la production, responsabilité que l’USIF revendique haut et fort sans avoir pour autant de véritable doctrine. Pour élargir son audience, l’USIF se rapprochera d’une autre organisation qui réunit alors un grand nombre d’adhérents : la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI). 1.3.3. La Confédération des travailleurs intellectuels (CTI), fondée en 1920 Cette organisation, qui au fond a représenté des intérêts professionnels assez différents de ceux des ingénieurs, a constitué un formidable soutien dans le développement de la (10) L’Union syndicale des techniciens de l’industrie, du commerce, et de l’agriculture (USTICA), bulletin d’informations n° 59, mars 1922. (11) Le reste des adhérents provient de l’École supérieure d’électricité, de l’Institut polytechnique de Grenoble, de l’Institut électrotechnique de Lille, l’Institut électrotechnique de Nancy, l’Institut électrotechnique de Toulouse, Institut industriel de Nord, École Bréguet, l’École d’électricité industrielle de Paris, École d’électricité et de mécanique de Marseille, École technique supérieure de la Marine, Institut catholique des arts et métiers, et seulement quelques adhérents proviennent de l’École polytechnique, Ponts et Chaussées, Mines de Paris, Mines de Saint-Étienne, Centrale. 18 représentativité des syndicats d’ingénieurs durant l’entre-deux-guerres, et au-delà. Son action repose sur la défense du « travailleur intellectuel » qu’elle définit de façon unitaire comme « celui qui tire ses moyens d’existence d’un travail dans lequel l’effort de l’esprit, avec ce qu’il comporte d’initiative et de personnalité, prédomine habituellement sur l’effort physique » (12). La CTI prend naissance à la fin de l’été 1919, par le souhait de quelques jeunes écrivains démobilisés. Ces écrivains se donnent pour mission de défendre les intérêts des « travailleurs intellectuels » en protégeant leurs droits moraux et matériels. Ce jeune mouvement attire d’autres initiés qui deviendront membres fondateurs, tel Romain Coolus (1865-1952), compositeur dramatique et président de la Société des Auteurs. Il est rejoint par d’autres hommes de lettres, journalistes et scientifiques comme Henry de Jouvenel, le mathématicien Émile Borel, José Germain (écrivain), Henri de Weindel (13) (journaliste et directeur du journal Excelsior), Léon Xanrof, Frantz Jourdain (architecte), Alfred de Tarde, Foveau de Courmelles et Charles Matiot (14), pour citer quelques grands noms. Forte de ces personnalités influentes, les projets de la Confédération sont ambitieux : elle décide de s’ouvrir à tous les candidats, associations et syndicats regroupant des travailleurs intellectuels mais exclut, par principe, les travailleurs manuels et le patronat. Elle édite plusieurs publications dont le Monde Intellectuel, la Revue des Vivants, le Cétéiste à partir de 1929, puis Les Cahiers du travailleur intellectuel à partir de 1946. Ce mouvement, assez analogue aux autres organisations de défense catégorielle qui sont apparues au cours des années 1920, se différencie par sa volonté plus étendue de mettre en place un nouveau droit social de défense des conditions de travail et des rémunérations. La CTI est une organisation professionnelle puissante et importante. Puissante, puisqu’elle organise sa défense corporative à la Chambre des députés et au Sénat. Importante, puisque cette confédération regroupe 85 000 adhérents en 1921, entre 120 et 150 000 adhérents en 1923 (répartis dans 120 sections) et enfin, 200 000 en 1935 répartis dans 140 sections comprenant diverses professions, telles que les travailleurs des arts dramatiques, graphique, musical ou encore l’enseignement, la presse, les professions libérales et les techniciens du commerce et de l’industrie (15). Elle continuera à jouer un rôle majeur sous la IVe et au début de la Ve République, aux côtés des syndicats d’ingénieurs et cadres. Puis, son influence diminuera progressivement pour s’éteindre en 1986 au moment du décès de son président, Alfred Rosier. Aujourd’hui, cette organisation conserve une activité restreinte : elle siège au Conseil de l’Europe grâce à la participation d’une cinquantaine d’adhérents. 1.3.4. La Fédération des associations, sociétés, et syndicats français d’ingénieurs (FASSFI), fondée en 1929 La FASSFI n’a pas de doctrine précise mais une idéologie sous-tendue par un patriotisme d’école donnant une explication, une justification au rassemblement. Ce groupement se donne pour but de servir de liaison entre les groupements adhérents pour l’étude conjointe des questions relatives à la formation des ingénieurs, en coordonnant les moyens d’actions afin d’intervenir auprès des pouvoirs publics. Elle s’installe aussi rue Blanche, dans l’immeuble de la Société des ingénieurs civils de France, et devient un groupement extrêmement puissant en rassemblant 24 000 ingénieurs en 1929 puis 50 000 en 1935, soit près de la totalité des ingénieurs diplômés de l’entre-deux-guerres. Et c’est là son vœu le plus cher car elle a toujours souhaité représenter la quasi-totalité de la profession pour parler en son nom. D’ailleurs, elle l’exprime clairement dans L’Usine, en 1933, en parlant d’elle à la troisième personne : « Encore un peu elle regroupera tous les ingénieurs, à quelques unités près. Ce jour-là, dire qu’elle ne peut parler en leur nom reviendrait à soutenir que les ingénieurs n’ont pas le droit de parler au nom des ingénieurs » (16). De fait, la FASSFI parvient à réunir près de 25 associations en 1935. (12) Confédération internationale des travailleurs intellectuels (CITI), Bulletin officiel, 1927. (13) À ne pas confondre avec Henry de Wendel, grand patron industriel. (14) Paul Boucherot, qui n’est pas mentionné ici, a également participé à la création de la Confédération des travailleurs intellectuels. (15) Elle regroupe 30 associations en 1920 et 220 en 1939. (16) L’Usine, « Le point de vue des ingénieurs : l’activité de la FASSFI », le 21 avril 1933, p. 29. 19 Ses réclamations rejoignent celles des autres syndicats d’ingénieurs : les accidents du travail, le relèvement des premiers salaires, la défense des brevets d’invention, la réglementation du nombre d’ingénieurs étrangers, la concurrence déloyale faite par les ingénieurs d’État (Polytechnique, Ponts et Chaussées, X-Mines…) aux ingénieurs civils (Centrale, Arts et Métiers…), la représentation des ingénieurs au Conseil supérieur de la main-d’œuvre et bien sûr, en priorité, la protection des titres d’ingénieurs, réclamée avec insistance par les responsables des écoles d’ingénieurs devant l’augmentation des institutions de formation technique. 1.3.5. La Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs (FNSI) En 1937, l’USIF, l’USIC et la FASSFI parviennnent à trouver un terrain d’entente pour créer la Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs (FNSI). Dans un premier temps, l’USIC crée le Syndicat des ingénieurs salariés (SIS) dans l’intention de distinguer les ingénieurs patrons des ingénieurs salariés. En se séparant ainsi des ingénieurs patrons et en conservant exclusivement les ingénieurs salariés, l’USIC peut à cette seule condition se revendiquer comme syndicat représentatif dans les accords collectifs, et faire alliance avec les autres syndicats d’ingénieurs pour fonder cette nouvelle fédération. De son côté, la FASSFI crée le Syndicat professionnel des ingénieurs diplômés (SPID) pour rejoindre la grande réunification, malgré son aversion. La fédération voit donc le jour le 20 février 1937. Dès son origine, le syndicalisme de la FNSI prend la forme d’un groupe de pression chargé de la défense catégorielle, représentatif des syndicats membres, « plus soucieux de représentativité dans les institutions officielles que d’action revendicative dans l’entreprise » [Maurice, 1967, p. 52]. Dans ce rôle, ce mouvement syndical, sans doctrine précise, se charge « de donner à l’ingénieur, sur le plan économique et social, la place et les garanties auxquelles il a droit » (17). Les enjeux syndicaux de la fédération se situent en effet à une plus grande échelle, très éloignés d’un syndicalisme de terrain dont l’enjeu est l’entreprise. Bien au contraire, les syndicats attendent de la fédération qu’elle prenne en charge les questions macroéconomiques et sociales visant les ingénieurs (18). En adoptant cette démarche, la FNSI veut faire reconnaître la profession dans un certain nombre de commissions et de conseils, en participant notamment à leurs travaux. Et, de fait, cette fédération jouera un rôle notoire dans de nombreuses instances de décisions pour la représentativité des ingénieurs et cadres en complétant l’action parallèlement menée par la Confédération générale des cadres de l’économie française (CGCEF) qui deviendra après la guerre, la Confédération générale des cadres (CGC), sur laquelle nous reviendrons dans la deuxième partie. Dès le départ, la FNSI fédère un nombre conséquent d’ingénieurs : 22 000 adhérents en 1937, soit près des trois-quarts des ingénieurs salariés et réalise en novembre 1937, quelques mois après sa formation, un important travail de représentativité des ingénieurs dans les conventions collectives [Chateau, 1938]. Elle s’ouvre ensuite à la catégorie émergente des cadres en 1946 en devenant la Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs et cadres (FNSIC). Sans nul doute, cette période de la fin des années 1930 constitue une étape déterminante dans l’affirmation de la catégorie des ingénieurs et cadres, mais aussi dans le renforcement plus général « des classes moyennes » tendant à s’imposer auprès de l’État et des pouvoirs publics [Ruhlmann, 2009]. Ces réunifications sont le signe de la montée d’une nouvelle « conscience salariée », malgré les diversités idéologiques qui les ont opposées [Descostes, Robert, 1984, p. 91]. Elle constitue aussi un des éléments-clés de la « construction sociale qui a progressivement fédéré sous la même bannière un ensemble hétéroclite de métiers et de positions sociales » [Bouffartigue, Gadea, 2000, p. 12], en « inventant » des valeurs communes pour construire « cet agrégat dispersé, sans homogénéité, sans organisation, sans identité et, jusque-là, sans nom, que l’on commence à désigner sous le terme vague de “cadre” » [Boltanski, 1982, p. 126]. (17) Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs et de cadres supérieurs (FNSIC), Circulaire d’informations, n° 18, janvier 1947. (18) En pratiquant ainsi une politique de présence systématique dans les instances de décision, la FNSI a adopté une orientation politique ancienne puisque, vingt ans auparavant, d’autres syndicalistes avaient déjà initialisé ce type de démarche représentative. Déjà en 1918, le secrétaire général de la CGT, Léon Jouhaux, avait demandé aux militants d’adopter une politique de présence dans les affaires de la nation : « Nous voulons être partout où se discutent les intérêts ouvriers ». Intervention de Léon Jouhaux lors d’un comité confédéral national, le 16 décembre 1918 [Le Crom, 1995, p. 26]. 20 Étapes de syndicalisation des ingénieurs et cadres 1 – A mic alisme et soc iét és savant es du X IX e sièc le Arts et métiers (1848) Société des ingénieurs civils de France – ICF (1848) Ponts et Chaussées (1860) Centrale (1862) École de physique et de chimie industrielles de Paris (1885) Centre d'études sociales d'ingénieurs catholiques (1892) Société française des ingénieurs coloniaux – SFIC (1895) Polytechnique (1895) Mines (1897) 2 – P rot o-syndic alisat ion des ingénieurs Union sociale d'ingénieurs catholiques – USIC (1906) Chambre syndicale des ingénieurs – CSI (1914) Union nationale des associations d’anciens élèves des écoles de chimie de France – UNADEC (1910) Fédération des grandes écoles (1918) 3 – Syndicalisation des ingénieurs sous la IIIe République Syndicat professionnel des ingénieurs électriciens français – SIEF (1918) Syndicat professionnel des ingénieurs chimistes français – SICF (1919) Syndicat professionnel des ingénieurs de la mécanique, de la métallurgie et des travaux publics – SIMMTP (1919) Union syndicale des techniciens de l'industrie, du commerce et de l'agriculture – USTICA (1919) Union des syndicats d'ingénieurs français – USIF (1920) Confédération des travailleurs intellectuels – CTI (1920) Fédération des associations, sociétés et syndicats français d'ingénieurs – FASSFI (1929) Confédération internationale des travailleurs intellectuels – CITI (1930) 4 – Syndic alisat ion des ingénieurs, c adres et c ollaborat eurs sous le Front populaire Syndicat professionnel des techniciens de l’industrie du pétrole (1936) Fédération nationale des ingénieurs – FNSI (1937) Confédération générale des cadres de l'économie française – CGCEF (1937) Groupement syndical des collaborateurs diplômés des grandes écoles et des facultés – GSCD (1937) 21 1.4. Le syndicalisme des ingénieurs Dans l’entre-deux-guerres, le corporatisme des ingénieurs est de nature défensive et assez peu contestataire dans ses intentions. Alors que ces groupements se vivent comme rivaux, ils défendent en définitive peu ou prou les mêmes types de réclamations. De façon générale, leurs réclamations se situent à deux niveaux : elles concernent des actions que l’on pourrait qualifier de défense matérielle et, sur un autre plan, des actions de défense idéologique. Matérielle d’abord, car les syndicats d’ingénieurs s’attachent à défendre leur salaire afin de retrouver le niveau atteint avant la Première Guerre mondiale. Dès 1920, l’USIF revendique une revalorisation des « traitements des débutants » et des « gratifications ». La défense de la propriété scientifique et les brevets d’invention sont aussi défendus tout au long des années 1920, au même titre que la demande de généralisation des allocations familiales, proposées par certaines entreprises seulement et dont les ouvriers ont été les premiers bénéficiaires [Dumont, Pollet, 1993]. L’obtention d’un contrat et de certificats de travail alimentent aussi les demandes de protection matérielle, ainsi qu’une amélioration des conditions de travail (« locaux insalubres, sans air, ni lumière » (19), durée du travail…), ces dernières revendications étant toutefois beaucoup plus rares. Enfin, relevons deux autres réclamations que l’on trouve plus particulièrement dans le programme de l’USIC : la protection contre les maladies professionnelles et la retraite de l’ingénieur qui nous intéresse plus particulièrement. Sur le plan idéologique, les groupements d’ingénieurs ont fini, en dépit de toute concertation, par produire un discours commun sur ce que devait être un ingénieur et le rang social qu’il était censé tenir dans la société. Pour cela, ils ont utilisé trois types de réclamations : la défense des titres d’ingénieurs, le chômage et le placement. 1.4.1. Les titres, le chômage et le placement Concernant les titres d’ingénieurs, ce mouvement de défense professionnelle s’attache d’abord à protéger l’usage du terme d’« ingénieur diplômé » en mentionnant l’école dont les ingénieurs sont issus. Ce projet est chargé d’une double intention : en premier lieu, il s’agit d’organiser la profession entre ceux qui occupent un poste de patron, de salarié ou d’ingénieur-conseil avec un statut indépendant. En second, il est question de « détecter les imposteurs », les « usurpateurs » qui s’approprient les titres d’ingénieur sans en avoir reçu les enseignements, et contre lesquels les directeurs d’écoles engagent des poursuites qui aboutissent rarement. De surcroît, certains établissements délivrent des diplômes d’ingénieur par correspondance, après une formation d’un an seulement, voire en quelques mois. Cette situation encourage d’ailleurs les associations d’anciens élèves à mener une campagne en faveur de la protection des titres d’ingénieurs diplômés (20). Leurs actions débutent en 1921-22, quand un premier projet de loi, rédigé par le député Félix Liouville et proposé en 1921 par Joseph Paul-Boncour, est adopté au Sénat et à la Chambre des députés. Mais, la question du titre ne sera véritablement réglée qu’en juillet 1934, soit près de dix années après, grâce au vote de la loi du 10 juillet 1934 relative aux conditions de délivrance et à l’usage du titre d’ingénieur diplômé. À partir de cette date, l’« ingénieur diplômé » est désormais reconnu comme celui qui a obtenu un diplôme dans une école publique reconnue par l’État ou par une commission pour les écoles privées. Les ingénieurs autodidactes sont également pris en compte par la loi : elle leur accorde la possibilité de passer un examen au Conservatoire national des Arts et Métiers (CNAM), à condition de justifier de cinq ans de pratiques industrielles comme technicien (article 8). Cet examen se compose d’épreuves théoriques et pratiques dans le domaine de spécialité du candidat et la soutenance d’un mémoire devant un jury qui, à l’issue, délivre le titre d’ingénieur diplômé par l’État (DPE). En outre, par l’effet de cette loi, les écoles d’ingénieurs sont désormais réglementées par la Commission des titres d’ingénieurs (CTI), dont l’action reste effective de nos jours. Le chômage des ingénieurs est également une préoccupation commune aux syndicats qui déclarent vouloir s’exprimer « dans un sens analogue sur la situation générale de la profession » (21). L’USIF et l’USIC sont les premières à s’insurger contre le chômage des (19) Syndicat professionnel des ingénieurs, directeurs et chefs de service de l’industrie, La vie de l’ingénieur, Bulletin mensuel d’informations, n° 1, novembre 1927. (20) Pour une illustration de ces actions, je renvoie à la lettre de Léon Guillet, directeur de l’École centrale des arts et manufactures, adressée au ministère de l’Instruction publique et des Beaux arts, mise en annexes. (21) Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF), Bulletin d’informations, n° 42, février 1929. 22 ingénieurs, suivies de près par la CTI pour la défense des travailleurs intellectuels et l’USTICA contre le « demi-chômage des techniciens ». Seules la CSI et la FASSFI sont restées presque indifférentes. Enfin, concernant le placement, ces organisations réclament une juste adéquation entre le nombre de diplômés et les emplois disponibles, chacun devant accéder à un poste correspondant à sa juste valeur, au regard de son âge et de son expérience. Dans une logique méritocratique, l’effort consenti à l’apprentissage du métier et l’utilité de la profession pour le bien-être de la société justifient le privilège d’un statut. Ce qui est réclamé, c’est un droit au travail, le travail étant pris comme valeur professionnelle centrale dont dépend le prestige de l’ingénieur. A contrario, le chômage symbolise l’effondrement des valeurs de la profession, une situation synonyme de déshonneur et de déclassement. 1.5. Les conditions de travail dans l’industrie Pour mieux comprendre leurs revendications, il faut aussi comprendre le développement du mouvement des ingénieurs dans une France républicaine dominée par le parti radical pour qui les principaux aspects sociaux de la société sont réglés et ce, jusqu’aux événements de 1936. Le travail se réalise sans réglementation (hormis la loi journalière sur les huit heures), ni convention collective. Les syndicats ne sont pas encore acceptés comme « partenaires sociaux » dans les négociations. Il n’y a pas de droit de grève garantie et les délais de licenciements sont rarement respectés. Seule la loi de 1898 sur les accidents du travail permet aux salariés de bénéficier d’une réparation forfaitaire en fonction des dommages corporels [Dreyfus, Ruffat, Viet, Voldman, 2006]. Sur les conditions de travail des ingénieurs industriels, il est difficile de savoir si elles diffèrent réellement de celles des ouvriers, les archives étant rares dans ce domaine. Même le volumineux corpus des bulletins syndicaux renseigne insuffisamment, alors que les moyens étaient pourtant réunis pour rédiger des articles, mener des enquêtes auprès de leurs adhérents ou recueillir des récits d’ingénieurs. Curieusement, ces conditions de travail n’ont pas voulu être décrites. Seul le bulletin du Syndicat des ingénieurs chimistes français, l’Ingénieur-chimiste, apporte quelques renseignements intéressants sur les contrats de travail, les rémunérations et les rares procès prud’homaux engagés par le syndicat. Une étude réalisée pour l’Organisation internationale du travail (OIT) fournit aussi des renseignements sur les conditions de travail des ingénieurs chimistes au début des années 1920. Mais ces informations sont à prendre avec réserve car les données de l’étude proviennent d’un syndicat catégoriel d’ingénieurs (l’Union des syndicats d’ingénieurs français) qui mène un important travail de propagande. Toutefois, cette étude apporte des données intéressantes, comme le fait qu’il existe des contrats de travail écrit pour les cadres supérieurs, pouvant aller jusqu’à 10 ans. Les indemnités de licenciement sont rares et les clauses de non-concurrence peuvent freiner la réinsertion. Les ingénieurs effectuent plus de dix heures de travail par jour et ont pour principe de ne pas compter leurs heures pour « se dévouer » au bon déroulement de la production. L’obtention d’un certificat de travail dépend du bon vouloir des patrons car aucune réglementation n’existe dans ce domaine. Enfin, un grand nombre d’ingénieurs n’a droit à aucun congé ou seulement une semaine par an (22). Le Syndicat des ingénieurs chimistes français (SICF), représentant les intérêts des ingénieurs industriels, complète ces informations. Il confirme l’existence des deux formes de contrat identiques à celles d’aujourd’hui, le contrat de travail « à durée déterminée » ou à « durée indéterminée », le second semblant être le plus courant pour les ingénieurs. Cependant, la signature d’un contrat reste facultative. Régis sous aucune convention, les « appointements » (et non les « salaires »), sont soumis aux mêmes aléas (23). Dans certains cas, ils peuvent être complétés par un intéressement aux bénéfices de l’entreprise, une prime à la production, une participation aux bénéfices de l’entreprise, une « gratification », des allocations familiales versées par l’entreprise ou encore la mise à disposition d’un logement pour l’ingénieur et sa famille. En effet, ces types d’« intérêts » accordés aux ingénieurs en complément de leurs appointements sont loin d’être négligeables, comme en témoigne ci-dessous l’un des rares tableaux réalisés par le SICF (tableau 2). Sur 91 réponses, un tiers des ingénieurs déclare tout de même percevoir des intérêts sur (22) Bureau International du Travail (1924), Les conditions de vie des ingénieurs et des chimistes, Genève, Études et Documents, série L (travailleurs intellectuels), n° 1. (23) Jusqu'au Front populaire, le terme « salaire » désigne les revenus des ouvriers. Tandis que les ingénieurs s’en distinguent en percevant des « appointements », « traitements », « émoluments » ou « indemnités ». 23 les bénéfices de l’entreprise, en complément de leur salaire. Cependant, il reste très difficile d’obtenir des informations précises sur les rémunérations des ingénieurs civils, car ils ne font l’objet d’aucune statistique systématique durant l’entre-deux-guerres [Penissat, Touchelay, 2006]. Toutefois, les rémunérations semblent plutôt faibles en début de carrière. Les ingénieurs débutants (entre 21 et 23 ans) n’accèdent pas tout de suite à des responsabilités de gestion ou de production dans une usine, la réalité industrielle étant souvent très éloignée de l’enseignement académique reçu. À l’issue de leur formation, on considère qu’il faut au moins cinq ans de service dans le métier pour être « convenablement formé » [Weiss, 1985, p. 27]. C’est seulement après ces quatre à cinq années de maison, qualifiées par André Grelon de « longue propédeutique » qu’un ingénieur diplômé peut obtenir l’équivalent du salaire moyen d’un ouvrier qualifié [Grelon, 1998, p. 231]. La carrière d’un centralien peut commencer en bas de l’échelle et ne pas être nommé tout de suite « ingénieur » après une embauche : d’abord recruté comme ouvrier, il devient ensuite chef d’équipe, puis contremaître avant d’accéder à des postes à commandement. Un tel parcours laisse dès lors supposer de la faiblesse des appointements en début de carrière. Mais ce modèle d’insertion professionnelle, certainement plus fréquent au cours des années 1920, semble cependant s’estomper au cours des années 1930 pour laisser place à un accès plus direct au poste d’ingénieur. Il faut toutefois attendre la signature des premières conventions collectives en 1937 pour connaître l’assurance d’un « salaire » a minima pour les ingénieurs débutants. Ces avancées seront ensuite généralisées par les avenants cadres de 1945 (arrêtés Parodi). Tableau 2. Enquête du SICF auprès de ses adhérents sur les intérêts proposés aux ingénieurs chimistes en 1925 Type d'intérêts Intéressés aux bénéfices Primes sur fabrication Intéressés aux chiffres d'affaires Primes diverses Logement, chauffage, éclairage et automobile Associés Indemnités diverses Part sur le chiffre d'affaires Intéressés à la production Commission Allocations pour charge de famille Propriétaire Associés participants Associés collectifs Intéressés sur la fabrication Intéressés sous forme de gratification Intéressés sur le prix de revient Pourcentage sur recettes Participation Primes sur ventes Subventions Minimum garanti Gratifications Vie chère Indemnité de loyer Heures supplémentaires Père actionnaire Actionnaire TOTAL des réponses Nombre 32 11 7 5 4 3 3 2 2 2 2 2 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 91 Source : L’ingénieur-chimiste, bulletin mensuel d’informations du Syndicat professionnel des ingénieurs chimistes français (SICF), n° 41, décembre 1925. 24 Une autre enquête du SICF apporte des éléments intéressants sur les salaires des ingénieurs chimistes en 1925 (tableau 3). Elle souligne en particulier la faiblesse des salaires : plus de 50 % des enquêtés gagnent moins de 18 000 francs annuels (soit moins de 1 500 francs mensuels), ce qui reste nettement inférieur au salaire d’un ouvrier parisien (24). Comme éléments de comparaison, l’ouvrière non qualifiée de province peut gagner moins de 1 000 francs. Le salaire mensuel d’un ouvrier parisien dépasse souvent 2 500 francs, et celui d’une secrétaire dans un ministère peut atteindre 3 000 francs par mois [Feller, 2005]. Tableau 3. Enquête sur les rémunérations des ingénieurs réalisée par le Syndicat des ingénieurs chimistes français (SICF) en 1925 Appointements mensuels Effectif % % cumulé Inférieur à 9000 F 17 5,05 5,05 9 000 à 12 000 51 15,18 20,23 12 000 à 15 000 64 19,05 39,28 15 000 à 18 000 39 11,6 50,88 18 000 à 24 000 67 19,95 70,83 24 000 à 30 000 33 9,82 80,65 30 000 à 40 000 21 6,25 86,9 Supérieur à 40 000 23 6,85 93,75 Réponses incomplètes 21 6,25 100,00 336 100,00 TOTAL Source : Syndicat professionnel des ingénieurs chimistes français (SICF), L’ingénieur-chimiste, Bulletin mensuel d’informations, 1919-1939, dépôt légal BNF. Malgré la faiblesse de l’échantillon (336 ingénieurs), cette enquête démontre la très grande diversité des revenus selon l’âge, certains ingénieurs conservant encore des appointements de débutant en fin de carrière. L’assurance d’obtenir un meilleur revenu en fin de carrière demeure donc relativement aléatoire jusqu'au début des années 1920, car les rémunérations restent bien souvent à la discrétion des entreprises. Pour la plupart, elles refusent d’établir des évolutions de carrière type avec des grilles de salaires pour l’ensemble de l’encadrement jusqu’à la fin des années 1930 [Vuillermot, 2001]. 1.6. Assurances et retraites : une libre prévoyance Jusqu’aux accords collectifs du Front populaire, les ingénieurs civils sont démunis d’une protection sociale généralisée contrairement à leurs homologues les ingénieurs d’État qui bénéficient d’une retraite de fonctionnaires ou de militaires avec la loi de 1853. La loi de 1910 sur les Retraites paysannes et ouvrières ne s’adresse pas aux ingénieurs (voir en annexe). Seule la loi du 10 juillet 1905 sur l’assistance obligatoire aux vieillards, infirmes et incurables peut permettre aux plus démunis d’être accueillis dans des hospices [Feller, 2005]. Mais la vieillesse des ingénieurs peut être couverte grâce aux retraites d’entreprise qui sont la plupart du temps proposées dans les grandes compagnies et plus particulièrement dans certains secteurs comme la métallurgie, le textile, la chimie et la verrerie. Les salariés peuvent en bénéficier à partir de 50 ans, sous réserve d’avoir cumulé entre 20 à 30 ans de service dans la même compagnie. En revanche, en cas de licenciement à cette date d’anniversaire, l’assuré perd tous ses droits à la pension versée par le patron [Dumons, Pollet, 1994]. (24) L’ingénieur-chimiste, bulletin mensuel d’informations du Syndicat professionnel des ingénieurs chimistes français (SICF), n° 41, décembre 1925. 25 Mais bien souvent les dépenses liées à la gestion de ces caisses entraînent des prises de risques considérables pouvant limiter le respect des engagements patronaux. Par conséquent, la grande industrie reste souvent incapable de développer des politiques sociales d’envergure. Et les grands patrons préfèrent orienter leur politique sociale vers des coûts moins élevés, notamment vers le logement, la famille et les loisirs [Ibid.]. Enfin, les ingénieurs peuvent éventuellement bénéficier de quelques aides financières par leur syndicat ou, exceptionnellement, par l’association amicale des anciens élèves de leur école, dont le rôle est de porter secours aux plus anciens. Mais ces aides financières sont très limitées. Ce qui explique la volonté des associations et des syndicats d’ingénieurs d’élargir leurs interventions dans la protection de la vieillesse en créant notamment des maisons de retraite. La Société des ingénieurs civils de France est la première organisation à secourir les « anciens camarades » au chômage ou en semi-retraite. Certaines associations amicales des anciens élèves des écoles d’ingénieurs portent aussi cette préoccupation. A l’USIC, la question des retraites va progressivement s’imposer, tout d’abord pour les ouvriers de 1908 à 1914 en écho aux nombreux débats politiques sur la généralisation des retraites pour les « travailleurs âgés », puis celle des ingénieurs au début des années 1920. La CTI s’engage sur la nécessité d’une retraite durant la Semaine des travailleurs intellectuels en 1923 et propose l’ouverture d’une caisse privée, la Société de coopération et de retraites du travailleur intellectuel (CORTI). Puis, en 1929, l’USIF crée une caisse de retraite, sans grand succès puisque le nombre d’assurés sera très réduit : 97 en 1929, 31 en 1930 et seulement 19 en 1931. Ce n’est qu’à partir du moment où les ingénieurs parviendront à se mobiliser qu’ils pourront raisonner en terme de « groupe » professionnel avec des préoccupations communes. Il faut donc attendre que s’écoulent les années 1920 et 1930, au cours desquels plusieurs syndicats d’ingénieurs vont se constituer, pour que s’établissent des offensives syndicales en matière de défense des conditions de travail et de protection sociale. Par conséquent, ce n’est qu’à partir du moment où les ingénieurs civils parviendront à raisonner en terme de « groupe » qu’ils pourront ensuite défendre leurs intérêts. Toutefois la corporation n’est jamais restée indifférente à la question. Seulement leur raisonnement s’est inscrit dans une autre logique : ils estiment que le projet de loi sur les titres d’ingénieurs constitue une panacée, l’unique remède susceptible de remédier au chômage et à la protection sociale. Dans leur esprit, une loi réglementant le nombre d’ingénieurs diplômés et la délivrance des titres serait à même de réguler le marché de l’emploi pour qu’il y ait une juste adéquation sur le marché de l’emploi entre l’offre et la demande. Aussi cette juste adéquation doit-elle permettre d’éviter le chômage et, par conséquent, les difficultés de placement. Ce qui permettrait aux ingénieurs de se constituer une épargne personnelle, ce que les historiens désignent comme la « libre prévoyance » afin de couvrir les risques d’accidents, de maladie et de vieillesse [Dreyfus, Ruffat, Viet, Voldman, 2006]. CONCLUSION La période de l’entre-deux-guerres donne donc naissance à la constitution de plusieurs organisations dont l’intention commune est de protéger la profession d’ingénieur en se dotant de nouvelles structures de défense qui viennent s’ajouter aux organisations plus anciennes. Ces groupements sans doctrine précise ont, sinon généré des actions communes en faveur des ingénieurs, du moins défendu des revendications relativement semblables, même s’ils se vivaient comme très différents, voire opposés. C’est dans ce contexte que se situe la genèse des « ingénieurs âgés », après l’épreuve de la Grande guerre et le difficile retour des appelés, dans un contexte d’une prise en compte croissante des « problèmes » de vieillesse et de chômage. 26 CHAPITRE 2 – L’ESSOR DE « L’INGÉNIEUR ÂGÉ » SOUS LA IIIe RÉPUBLIQUE À partir de 1920, ces groupements s’organisent et mettent en place des campagnes lobbystes afin d’imposer une reconnaissance par l’État des titres d’ingénieurs civils et une réduction du flux d’ingénieurs diplômés. Dans ce projet malthusien, l’USIF est le premier syndicat à mener campagne à partir d’un programme, dans lequel l’avancement en âge des ingénieurs sert de levier de propagande pour réclamer le projet de loi sur la protection des titres d’ingénieurs. 2.1. La figure mythique de l’« ingénieur âgé » Au début des années 1920, l’USIF concourt à créer une « troisième voie » en voulant représenter les ingénieurs dans les principales instances de négociations professionnelles, comme le Bureau international du travail (BIT) et le tout récent Conseil national économique (CNE) qui souhaite engager des discussions sur les « formes de représentation de la démocratie de masse » [Chatriot, 2002]. Son bulletin apparaît au début du Cartel des Gauches (1924-26), dans un contexte politique propice à un durcissement de son discours et au lancement d’offensives plus systématiques. Ces années se caractérisent par l’intensification de ses actions qu’elle mène conjointement avec la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI), dont l’importance numérique est déjà patente puisqu’elle regroupe 160 000 membres en 1924, alors que l’USIF n’en comprend que 1 200. Ainsi secondée, l’USIF estime être en mesure d’atteindre ses objectifs. L’intensification de ses actions porte sur le placement, le chômage, la réglementation des « ingénieurs étrangers », l’enseignement technique, les maladies professionnelles et la protection des titres. Sur la question du placement, l’USIF est en faveur du placement public pour une répartition plus égalitaire des offres d’emploi. En fait, le président de l’USIF, Paul Boucherot (1869-1943), ingénieur et savant français, se préoccupe du placement car lui-même ne parvient pas à obtenir un bon fonctionnement de son propre service : il explique ces difficultés par la guerre et les conséquences sur l’économie. Mais, en définitive, ces raisons ne sont pas essentielles : les griefs s’adressent surtout aux grands « patrons », à qui l’USIF reproche leur défiance vis-à-vis de son syndicat. De surcroît, les situations proposées sont jugées « peu attirantes » par les adhérents (25). En comparaison, le service de placement de l’USIC propose davantage d’offres d’emploi, provenant des adhérents eux-mêmes qui sont nombreux à être chefs d’entreprise : en 1911, l’USIC propose 279 offres d’emploi et redistribue les offres non pourvues à des associations catholiques [Gamichon, 1982]. Face à cette profusion, l’USIC est même contrainte de réorganiser son service de placement en 1924, afin de réaliser une meilleure sélection des candidats. La situation est donc fort différente pour l’USIF qui ne parvient pas au niveau de l’USIC en matière de placement pour ses adhérents. Et de ce fait, ce service défaillant recueillera de nombreuses plaintes qui serviront d’exemples pour décrire le chômage des ingénieurs. 2.1.1. « Jeunes diplômés », « femmes ingénieurs » et « ingénieurs âgés » Dans ce contexte contestataire, les dirigeants de l’USIF porteront un regard attentif sur les victimes du chômage à partir de quelques exemples : ils choisiront de présenter le cas des « jeunes diplômés » pour leur inexpérience et les ingénieurs vieillissants subissant une moindre considération de la part des patrons en raison de leur avancement dans l’âge. Toutefois, pour l’USIF, il ne s’agit pas de tous les ingénieurs vieillissants mais plus particulièrement des « vieux ingénieurs spécialisés » ayant travaillé pendant plusieurs années dans un domaine technique spécifique et qui, vers l’âge de 40 ans, ont l’espoir d’accéder à des postes hiérarchiquement plus élevés. Il ne s’agit pas non plus des ingénieurs issus des grandes écoles pour qui l’accès vers les postes administratifs est ouvert, mais de cadres moyens, d’ingénieurs de production issus de l’enseignement technique intermédiaire dont la carrière, soumise aux aléas économiques, est moins protégée. En fait, ces contestations permettent à l’USIF de défendre les intérêts de ses propres adhé- (25) Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF), Bulletin d’informations, n° 1, janvier 1924, p.3. 27 rents qui peuvent ainsi s’identifier à ces risques de carrière. Issus des classes moyennes et dotés d’une qualification technique « opératoire » socialement moins prisée, les adhérents de l’USIF se trouvent en effet dans une situation professionnelle plus fragilisée. « Quant au chômage proprement dit, c’est-à-dire l’oisiveté complète, il atteint surtout les catégories inférieures de techniciens et particulièrement les débutants sortant des écoles ou les ingénieurs très âgés. Plusieurs organisations ont insisté dans leur réponse, sur la situation très difficile de ces derniers. [….] Il ne semble pas que le chômage soit très considérable parmi les ingénieurs ayant déjà occupé des places dans l’industrie. Par contre, le placement des ingénieurs sortant des écoles et des ingénieurs âgés est très difficile. Il y en a trop et de toutes les catégories. La production des écoles qui forment les ingénieurs bons ou mauvais est trop grande pour les besoins de l’industrie française » (26). C’est la raison pour laquelle les dirigeants de l’USIF vont s’emparer des débuts difficiles des « jeunes ingénieurs » et du chômage des « ingénieurs âgés », jugés selon eux comme particulièrement intolérables et, de temps à autre, de la pénible insertion professionnelle des « femmes ingénieurs » qui, cependant ne pourra pas être développée dans cette étude. Toutefois, ces dernières ne seront jamais réellement défendues. L’USIF s’intéressera davantage à la carrière des ingénieurs lorsqu’ils sont « jeunes » puis « âgés ». Ces exemples permettront d’illustrer les obstacles que peuvent rencontrer les ingénieurs au cours de leur carrière et démontrer combien la profession contient de situations indigentes. Plus précisément, le diptyque jeune /vieux illustrera comment le parcours d’un ingénieur peut être laborieux sitôt sorti de l’école, à commencer par les problèmes de placement des ingénieurs débutants qui ne sont pas les derniers puisque, même fort d’une solide expérience, l’ingénieur plus âgé n’est pas non plus à l’abri du chômage. « Résumons-nous : il y a à l’heure actuelle de plus en plus d’ingénieurs âgés sans situation. Que peut-on faire pour cette classe d’ingénieurs intéressante en dehors des secours ordinaires que nos caisses spéciales ne peuvent bientôt plus accorder ? Quelle France de mutualité devons-nous concevoir, en dehors de nos actions personnelles ? […] Et comment se peut-il que cette société se désintéresse comme elle le fait de ses vieux serviteurs ? C’est à réparer cette injustice sociale que je vous convie, mes chers collègues, en exprimant en France que des mesures urgentes soient recherchées par les groupements d’ingénieurs pour remédier à la crise qui sévit, depuis quelques années, parmi ceux dont les postes autrefois réservés aux ingénieurs spécialistes âgés, deviennent à la fois de moins en moins rémunérés, de plus en plus instables, et, fait singulièrement grave, de plus en plus difficiles à retrouver dès que l’ingénieur a dépassé la quarantaine » (27). L’apparition de ce nouvel exemple, utilisé à de nombreuses occasions pour défendre la thèse du surnombre, est l’exclusivité de l’USIF jusqu’à l’arrivée de la crise des années 1930. Cependant, la revendication ne sera jamais clairement définie même si, en filigrane, le « droit » de la vieillesse de l’ingénieur est contenu dans l’évocation des « ingénieurs âgés ». Cet exemple sera davantage employé comme argument illustratif durant l’entredeux-guerres pour défendre le projet de loi sur les titres d’ingénieurs, alors perçu comme l’unique remède à toutes les difficultés sociales. Ce n’est qu’après le vote de ce projet de loi, qu’un mouvement de défense pour la retraite des ingénieurs s’organisera à partir de 1937. Jusqu’à cette date, la terminologie vague des « ingénieurs âgés » recouvrira plusieurs formes sémantiques, parfois contradictoires, pouvant séduire les groupements les plus rivaux par la souplesse de son caractère. 2.2. Des stratégies syndicales contradictoires La fin des années 1920 se caractérise par l’affirmation du syndicalisme des ingénieurs dans son statut et dans ses rôles avec la poursuite de l’organisation syndicale autour de deux fronts rivaux : d’un côté les partisans d’un syndicalisme intellectuel se reconnaissent sous l’identité générique des « travailleurs intellectuels ». Cette coalition est constituée entre l’Union des syndicats d’ingénieurs français soutenue par la Confédération des travailleurs intellectuels (USIF/CTI). De l’autre, la Chambre syndicale des ingénieurs (CSI) et l’Union sociale d’ingénieurs catholiques (USIC) attendront la création de la Fédération des associations, sociétés et syndicats français d’ingénieurs (FASSFI) en 1929 pour faire face à (26) Bureau international du travail (1924), Les conditions de vie des ingénieurs et des chimistes, Genève, Études et Documents, série L (travailleurs intellectuels), n° 1, pp. 32-38. (27) La Semaine de l’ingénieur français, « Les vieux ingénieurs » Albert Guiselin, compte-rendu des travaux du 16 au 20 novembre 1925, p. 38. 28 la prédominance de cette ligue des intellectuels. Le troisième segment, relativement marginal, se caractérise par l’USTICA, dont la survie a largement dépendu de l’aide de la CGT (USTICA/CGT). Ce sont les deux premiers segments (USIC/FASSFI/CSI et USIF/CTI) qui ont dominé le mouvement de défense entre les deux guerres. Ces deux fronts rivaux, détenant pourtant des revendications semblables engageront des actions propagandistes parallèles afin d’imposer une réglementation sur la protection des titres d’ingénieurs, la limitation du nombre de diplômés et un contrôle sur la création des établissements d’enseignement technique. Les années 1930 constituent donc une nouvelle étape de mobilisation pour les syndicats d’ingénieurs. Leurs revendications se précisent et les pressions auprès du gouvernement s’accentuent de part et d’autre pour que l’État légifère sur une réglementation des titres d’ingénieurs. C’est dans ce cadre propagandiste que la formule des « ingénieurs âgés » servira d’instrument de pouvoir dans un contexte institutionnel de développement d’une nouvelle politique sociale de lutte contre le chômage et la vieillesse. 2.2.1. Le front des intellectuels Proche du syndicalisme ouvrier, la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI) cherche à imposer une nouvelle définition de son statut social à partir de stratégies lobbyistes qu’elle exerce auprès des pouvoirs publics, notamment au Bureau international du travail (BIT) et au Conseil national économique (CNE). Séduite par la vitalité de ce mouvement et par son rayonnement, l’USIF entérine son rapprochement avec la Confédération où elle y trouve protection pour débuter ses offensives syndicales. Ainsi soutenue, l’USIF fait de son intérêt récent pour le vieillissement des ingénieurs une nouvelle arme de propagande, dans deux contextes politiques et économiques différents : le premier de la fin des années 1920 correspondant au développement de la protection sociale de la vieillesse des travailleurs, puis le deuxième au début des années 1930 avec l’arrivée de la crise économique et son chômage de masse, où l’expression des « ingénieurs âgés », manifestation essentiellement discursive, est portée à son paroxysme. La « misère » des retraités et des chômeurs devient alors un outil de propagande au service du syndicalisme des intellectuels. L’union entre l’USIF et la CTI, qui s’opère vers 1926/27, donne naissance à une vigoureuse campagne syndicale étroitement menée en duo, où le mode dramatique sert d’instrument de persuasion auprès des pouvoirs publics afin d’appliquer leur logique malthusienne. Et leurs actions sont couronnées de succès. L’un des plus importants est la création de la Commission consultative des travailleurs intellectuels, le 25 avril 1928, où, ils obtiennent une introduction au Bureau international du travail (BIT) qui se tient en liaison avec l’Institut de coopération intellectuelle. Cette commission consultative, créée au départ pour une durée de deux ans seulement, détermine un premier pas vers une plus grande reconnaissance, une avancée considérable pour l’USIF et la CTI qui trouvent ainsi la possibilité d’occuper pour la première fois une place entre les syndicats patronaux et ouvriers. Ainsi la « misère des ingénieurs » et la « formation d’un nouveau prolétariat » succèdent à la « misère des intellectuels » où le ton, à la fois plaintif et menaçant, permet d’exposer l’urgence des doléances adressées aux pouvoirs publics. « Je dois en 10 minutes vous exposer la misère des ingénieurs et des techniciens de l’industrie ; on croit généralement que ces gens-là roulent sur l’or ; vous allez voir ce qu’il en est […]. Voyons seulement le bas de l’échelle sociale : là se trouve l’ingénieur presque à ses débuts qui vient de consacrer à son instruction, générale et spécialisée, un capital à peu près égal à celui gagné par le petit commerçant en boutique pour l’acquisition de son fonds d’épicerie ou de fruiterie ; or, nous le voyons tous les jours celui-ci récupère son capital et quelquefois bien au-delà, en 5 ou 10 ans ; l’ingénieur, dans ce même temps, trouve juste de quoi vivre – chichement, c’est-à-dire des pois chiches que lui vend le fruitier …[…]Ah, mais dira-ton, l’ingénieur, grâce à son instruction, pourra voir un accident heureux, une bonne idée ; une invention peut lui donner la fortune…[…] L’ingénieur, en entrant dans une maison, abandonne par avance tous ses droits sur ses inventions. Il y a des braves gens qui croient que l’esclavage est entièrement supprimé […] Quant à l’accident heureux, je vais vous en parler. Deux de nos collègues du SICF sont morts, il y a quelque temps de la disparition progressive des globules rouges dans le sang, disparition consécutive à la manipulation des substances radioactives. Le gouvernement leur a [seulement] attribué la croix de la Légion d’honneur à titre posthume… » (28). (28) Allocution de Paul Boucherot au congrès de la CTI, le 28 novembre 1926, Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF), Bulletin d’informations, n° 8, janvier 1926, p. 6. 29 Pourtant le niveau de chômage général est encore relativement faible, même s’il est sans doute sous-estimé : il est évalué à 1,2 % (soit 245 000 chômeurs recensés) en 1926, puis 2,2 % en 1931 (450 000 chômeurs) [Marchand, Thélot, 1997]. Les travaux d’Alfred Sauvy rejoignent cette constatation : aucune difficulté d’emploi spécifique selon l’âge n’est signalée avant la crise. Les taux d’activité masculins en 1921, 1926 et 1931 par classe d’âge sont quasiment similaires et proches du plein emploi, même après quarante ans, ce qui permet d’en « conclure que les taux d’activité masculin en 1929 sont aux âges de pleine activité, de l’ordre de 0,98 %, confirmant la situation de plein emploi » [Sauvy, Hirsch, 1965, tome 1, p. 221]. Les statistiques internes de l’USIF, réalisées par son service de placement, présentent même un chômage résiduel. Mieux, leurs commentaires témoignent d’une situation plutôt favorable en 1927/1928. Les syndicats professionnels affiliés à l’USIF – le Syndicat professionnel des ingénieurs chimistes français (SICF), le Syndicat professionnel des ingénieurs électriciens français (SIEF) et le Syndicat professionnel des ingénieurs de la mécanique, de la métallurgie et des travaux publics (SIMMTP) – déclarent pareillement « n’avoir constaté aucun chômage parmi leurs membres », mais seulement une « grande stagnation dans les situations inférieures », ce qui semble probable à l’heure où la carrière d’un ingénieur est davantage gérée par l’entreprise que par sa formation [Omnès, 2000] (29). En outre, le marché de l’emploi, atteint par une pénurie de main-d’œuvre chronique est particulièrement favorable à cette main-d’œuvre qualifiée [Viet, 2006]. Et les ingénieurs sont d’autant plus attendus que leurs compétences correspondent à des applications industrielles en cours de développement [Moutet, 1984]. Pour autant, la thèse d’une discrimination selon l’âge sera reprise à l’identique, sans qu’à aucun moment le diagnostic du « problème » ne soit clairement présenté : aucun fait ne sera présenté, aucun chiffre cité, aucun témoignage apporté, aucun secteur économique visé, comme si l’administration de la preuve importait moins que l’évocation douloureuse de l’« ingénieur âgé », accumulant le poids de la vieillesse et du chômage. « Les débutants trouvent assez facilement à se placer, dans tous les cas dans des postes provisoires qui leur permettent, en faisant connaissance avec la profession, de gagner modestement leur vie et d’attendre une situation meilleure. Malheureusement, les ingénieurs-chimistes qui ont plusieurs années de pratique sont plus difficiles à caser. Ils ont besoin naturellement d’appointements qui ne soient plus ceux d’un débutant et sont pourtant considérés comme tels par les industriels, à moins qu’il ne s’agisse d’entreprise de même spécialité que celle d’où ils sont sortis. La demande par un employeur d’un spécialiste déterminé rencontre rarement sa contre-partie et un assez grand nombre d’offres sont perdues de ce fait. Ce qui se passe au service de placement du Syndicat se produit dans les associations et il est tout à fait regrettable qu’un contact ne soit pas établi entre tous les services de placement, qui se communiqueraient les offres auxquels ils n’ont pu donner suite. Le syndicat avait tenté, il y a quelques années, d’établir une entente à cet effet. Il lui a été impossible d’aboutir. Je crois qu’il y a dans l’industrie chimique que la manie du spécialiste est poussée à un tel degré. Un grand nombre de patrons de l’industrie chimique ont conservé à ce sujet une mentalité un peu arriérée. S’ils engagent un chimiste sortant de chez un concurrent, c’est pour qu’il lui apporte un procédé nouveau et l’expérience qu’il a acquise chez les autres. Ils ne veulent pas comprendre qu’un ingénieur ayant une solide instruction scolaire et une bonne pratique de l’usine rendra très rapidement les mêmes services qu’un spécialiste pur, en apportant bien souvent des vues absolument nouvelles. Dans cet état d’esprit découle la difficulté de trouver une place aux chimistes d’âge moyen, sans compter que ceux-ci sont souvent liés pendant plusieurs années par des clauses de non-concurrence. La situation est la même, avec plus d’acuité encore, pour les chimistes qu’on appelle âgés (de 45 à 50 ans et plus). Si ceux-là perdent leurs places, ils ont bien peu de chance d’en retrouver une autre, ou doivent accepter des appointements ridicules. Il ne semble pas qu’il soit possible de trouver un remède à cet état de chose, sinon de recommander des mesures de prévoyance » (30). On s’aperçoit donc que l’acuité du placement des « ingénieurs âgés » n’a de sens, pour l’instant, que dans la coalition syndicale des intellectuels. Jusqu’alors, les autres groupements professionnels n’ont pas adopté la même attitude sur ces problèmes de placement. À l’USIC en particulier, aucune difficulté spécifique n’est constatée. Les carrières professionnelles de ses adhérents sont en fait fort différentes de ceux de l’USIF. Majoritairement issus des grandes écoles, les adhérents de l’USIC sont pour la plupart des patrons d’industrie. La Société des ingénieurs civils de France ou la FASSFI, récemment créée en 1929, ne relèvent pas non plus de difficultés d’emploi particulières pour les plus âgés, au même titre que les grands syndicats patronaux qui sont restés observateurs de la situa(29) Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF), Bulletin d’informations, n° 37, août/septembre 1928, p. 2. (30) Texte de Paul Dubois sur le fonctionnement du service de placement. Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF), Bulletin d’informations, n° 62, novembre 1927, p. 6. 30 tion des ingénieurs. L’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) et la Confédération générale de la production française (CGPF) sont muettes sur la question des « ingénieurs âgés » et, plus généralement, sur l’ensemble des questions professionnelles touchant aux ingénieurs jusqu’aux accords collectifs du Front populaire. Même dans les petites structures professionnelles, éditant des revues d’informations techniques et scientifiques (telle la revue professionnelle, Les Ingénieurs), aucune trace de difficultés de placement n’apparaît pour les « ingénieurs âgés » (31). Enfin, la CFTC non plus, n’évoquera à aucun moment de telles préoccupations. Au cours des années 1920, soucieuse de se présenter comme une organisation unie de travailleurs chrétiens en marge du mouvement communiste, la CFTC circonscrit son action syndicale sur les salaires, les congés payés, les conditions de travail, les assurances sociales et les allocations familiales [Launay, 1986] (32). Seule l’USTICA, devant l’incontestable succès des « travailleurs intellectuels », lance un appel à collaboration en 1928, en vue de constituer une entente à partir des réclamations de l’USIF portant sur la revalorisation des salaires et la « défense des vieux techniciens » (33). Mais cette collaboration est brève, et prend fin sur de lourds reproches : l’USTICA accuse la CTI de « ne pas avancer dans le sens d’une véritable organisation syndicale » et d’être un syndicat « collaborationniste à la solde des patrons » (34). L’USTICA, de sensibilité ouvrière, est en effet réfractaire à l’élitisme des syndicats d’ingénieurs et particulièrement à leur xénophobie dans leur « chasse aux étrangers » pour résorber le chômage (35). Ce syndicat restera donc idéologiquement opposé aux autres syndicats d’ingénieurs, et aucune entente ne sera possible. Aussi, pour le moment, ce « problème » de placement n’a-t-il de sens que dans l’enceinte syndicale USIF/CTI, ces organisations étant désireuses de mettre en place un programme d’actions d’envergure pour se faire entendre à partir d’un discours misérabiliste, où la figure émouvante de l’ingénieur vieillissant sans emploi trouve progressivement sa place. Ce n’est qu’avec l’arrivée de la crise économique de 1929 et l’expansion du chômage parmi les « cols blancs », que la thèse des « victimes de la crise » finira de convaincre les autres syndicats d’ingénieurs. 2.3. La crise de 1929 Le krach de Wall Street, survenu en octobre 1929, détermine une série de catastrophes dont la France ne mesure pas tout de suite l’étendue. Les conséquences de la crise se traduisent par une économie progressivement étouffée et une production en baisse. L’augmentation du nombre de chômeurs recueille l’attention de l’opinion publique. À cet égard, Alfred Sauvy précise que le chômage, et les finances publiques sont les deux sujets les plus sensibles au cours de ces années de crise et qu’ils le resteront encore plusieurs années après ces événements [Sauvy, Hirsch, 1965, tome I]. Le chômage arrive pourtant tardivement : il est quasiment nul jusqu’en 1931 (2,2 % de la population active). En revanche, il augmente considérablement jusqu’en 1936, après avoir connu son apogée en 1935, alors que la démographie contribue à réduire son évolution par l’arrivée des classes creuses de 1914-18 sur le marché du travail [Marchand, Thélot,, 1997]. On dénombre 454 000 « sans emplois » au recensement général de la population de 1931, puis 865 000 au recensement de 1936, soit près du double cinq ans plus tard. Le nombre de chômeurs secourus entre ces deux dates augmente considérablement : 50 000 en 1931 et 465 000 en 1936 (variation de + 815 %) [Baverez, 1991, p.106]. Le chômage ne touche pas toutes les professions avec la même intensité. Les premières victimes sont les travailleurs immigrés et les femmes (300 000 licenciements entre 1931 et 1936), notamment parmi les ouvrières du textile dans le Nord de la France [Borne, Dubief, 1989]. Le chômage est aussi « sectorisé et régionalisé » : les vieilles industries comme le textile sont particulièrement visées par la crise, contrairement aux industries de pointe (aluminium, électricité) qui au contraire se renforcent [Omnès, 2000, p. 357]. Les secteurs les plus affaiblis de 1930 à 1934 sont la mécanique, la métallurgie, le commerce, la (31) Les Ingénieurs. Revue bimensuelle anecdotique et professionnelle. (32) Archives syndicales de la CFDT : n° 2 H 1 (activités du secrétariat général de la Confédération française des travailleurs chrétiens CFTC 1919-1939). (33) Bulletin du Syndicat professionnel des ingénieurs, directeurs et chefs de service de l’industrie, bulletin mensuel d’informations, La Vie de l’ingénieur, n° 2, janvier 1928. (34) Ibid., n° 106, août 1928. (35) L’Union syndicale des techniciens de l’industrie, du commerce et de l’agriculture (USTICA), n° 97, mars 1927. 31 banque d’affaires, et plus particulièrement encore, le textile et l’agriculture. Parmi ces secteurs, certaines branches économiques sont dominées par des trusts dont les débouchés et les marchés restent protégés par l’État, ce qui crée une grande différence entre les secteurs « abrités » et les autres [Asselain, 1984]. Alors que l’ensemble de l’économie productive est en perte, les cadres et les employés sont encore épargnés par la crise jusqu’à la fin de l’année 1931 : il y a encore peu de licenciements dans le « personnel mensuel » [Sauvy, Hirsch, 1965, tome II, p. 25]. Tableau 4. Évolution du nombre de chômeurs secourus entre 1929 et 1939 1929 1930 1931 1932 1933 1934 1935 1936 1937 1938 1939 900 2 400 54 600 273 800 276 300 341 600 425 800 433 700 351 300 374 100 356 400 Source : Sauvy A., Hirsch A (1965), Histoire économique de la France entre les deux guerres, tomes I, Fayard, p. 554. La crise a encore d’autres conséquences : elle introduit une grande précarité parmi les chômeurs qui, tout en perdant leur emploi, sont en même temps dépossédés de leurs garanties sociales (caisse de retraite, allocations familiales et parfois logement) qui sont alors proposées par les grandes entreprises [Dumons, Pollet, 1994]. Pour pallier à cette situation, il existe alors que deux systèmes de secours : l’assurance et l’assistance. L’assurance concerne un nombre limité de personnes puisqu’en 1934, on dénombre 35 000 assurés contre 325 000 assistés [Salais, Baverez, Reynaud, 1986, p.128]. Parmi les ingénieurs aussi, la contraction d’une assurance est loin d’être systématique. Il existe de rares caisses professionnelles – la plus ancienne étant la caisse des Travailleurs du Livre fondée en 1892 – qui proviennent en majorité des syndicats ouvriers. Elles sont largement encouragées par l’État qui participe à leurs subventions [Daniel, Tuchszirer, 1999]. Pour les ingénieurs, ils bénéficient d’une caisse de secours : le décret du 28 juillet 1932 habilite la CTI à constituer une caisse mutuelle, qui sera financée en presque totalité par l’État [Chatriot, 2006]. Mais les fonds seront insuffisants, et cette caisse prendra fin en avril 1934 (36). Quant à l’assistance, elle est dispensée par les fonds de chômage et les bureaux de bienfaisance qui connaissent un développement croissant par l’ampleur de la crise, et substituent progressivement les systèmes d’assurance. La mise en place de ces fonds, distribués par les municipalités de plus de 10 000 habitants, introduit la présence de l’État et des collectivités locales dans la gestion du chômage [Demazière, 2003]. Ils introduisent des règles de droit qui reconnaissent désormais comme « chômeurs » les individus âgés entre 25 et 65 ans qui ont involontairement perdu leur emploi salarié depuis moins de deux ans. A ces seules conditions, les personnes sont susceptibles de s’adresser à un bureau de placement public pour s’inscrire et percevoir une allocation chômage [Larquier, 2000] (37). Mais l’inscription n’est pas obligatoire et une partie d’entre eux trouve souvent à se reclasser sans intermédiaire [Letellier, 1938], ce qui pourrait expliquer la sousestimation des statistiques du chômage. Ce contexte institutionnel inédit, définissant progressivement un statut spécifique au « chômeur » en tant qu’individu privé d’un droit, offre dès lors au syndicalisme intellectuel un cadre d’expansion à la litanie du « chômage intellectuel ». Seulement dans les faits, il s’avère impossible d’évaluer le nombre d’ingénieurs au chômage entre les deux guerres, les statistiques sur les ingénieurs n’étant pas encore constituées. Il faut attendre les accords de Matignon pour qu’apparaisse une première reconnaissance des ingénieurs, puis une seconde sous Vichy (1940-1945), quand ils obtiennent une reconnaissance officielle avec la Charte du travail (1941) [Bouffartigue, Gadea, 2000]. Les premières statistiques des ingénieurs et cadres apparaissent à la fin des années 1950 et signent alors la reconnaissance définitive des ingénieurs et cadres en tant que catégorie socioprofessionnelle [Desrosières, Thévenot, 1988]. Avant, les statistiques nationales sur les ingénieurs n’existent pas, ce que confirme un rapport du Conseil national économique (CNE) indi(36) Seulement 80 ingénieurs ont été inscrits à cette caisse et les indemnités attribuées en 1932, 1933 et quelques mois en 1934. Après quoi, la caisse de chômage a fermé après l’arrêt des subventions accordées par l’État en 1934. (37) En réalité, cette règle est assouplie dans la pratique et l’on s’aperçoit, par exemple, que des femmes sans profession ont pu bénéficier d’une allocation chômage. AN 19810115 (Ministère du Travail, Agence nationale pour l’emploi). 32 quant qu’en dépit de son « importance et de sa gravité pour le présent et l’avenir du pays, le problème du chômage des travailleurs intellectuels n’a pas encore été l’objet, en France, de la part des pouvoirs publics, d’une étude d’ensemble, ni d’action coordonnée » (38). Aussi, face à ces lacunes où il s’avère impossible de s’appuyer sur une statistique fiable, ces groupements d’ingénieurs seront-ils considérés comme des « experts », comme les détenteurs exclusifs des connaissances professionnelles. Et c’est par ce biais que la ligue des intellectuels trouvera en effet un nouvel élan lui permettant d’ouvrir un nouvel espace discursif sur le registre de la plainte. L’exemple de l’ingénieur vieillissant au chômage devient progressivement un élément symbolique par l’ampleur de la crise : il se transforme en allégorie professionnelle, en représentation emblématique à partir de laquelle il parvient à incarner l’homme tragique sur qui les souffrances s’accumulent. Il condense en lui-même les événements les plus douloureux, de sorte que l’histoire révèle l’indignation, une injustice qui doit cesser. À ce moment seulement, l’argument dépasse le stade de la description : il parvient à symboliser l’ultime blessure infligée à la profession en cessant d’être un simple élément d’une propagande. « Pour les travailleurs intellectuels ou plus exactement pour certains d’entre eux, les causes de la privation totale ou partielle de leur rémunération professionnelle sont plus nombreuses que pour les autres travailleurs. Vivant, pour la plupart, de leur travail uniquement, et artisans d’une œuvre qui ne relève pas des besoins matériels indispensables à la vie, ils devraient être les premiers touchés, et ils seront les derniers à ressortir de la crise économique lorsque celle-ci s’atténuera ou disparaîtra. Il y a déjà plusieurs années que les artistes, peintres, sculpteurs, graveurs, etc. ne peuvent plus vendre leurs œuvres […]. Les ingénieurs, eux, sont des victimes directes de la crise économique. Les compressions ont surtout porté sur ceux qui se livrent à des recherches et des licenciements, sur les "plus de quarante ans", remplacés par les plus jeunes que l’on rétribue moins cher » (39). « […] nous soulignerons la détresse des jeunes ingénieurs dont le stage se prolongera sans espoir, comme celle des vieux ingénieurs, [c’est-à-dire âgés de plus de 45 ans], fortement spécialisés après 15 ou 20 ans de travail et qui subissent de ce fait un chômage complet et souvent définitif » (40). « D’où provient cet état de choses ? Non point essentiellement des Facultés des sciences et des Instituts, ni même des Écoles des Arts et Métiers, dont le recrutement est limité et contrôlé par rapport à l’ensemble des effectifs scientifiques ; mais des écoles qui se créent et se développent sans ordre, sans discipline et où règne parfois un état d’esprit déplorable… La première impression qui se dégage de ce domaine étant celle d’une véritable anarchie » (41). On peut alors supposer que le slogan des « ingénieurs âgés » se transforme là, durant ces années de crise, en se dotant d’un sens suffisamment important pour que l’usage même de cette désignation suffisse à évoquer les maux d’un mouvement professionnel grâce à son pouvoir symbolique : « l’ingénieur âgé » est un homme riche d’expériences et de connaissances, devenu un « grand homme » par les « services rendus », qui, après avoir acquis un titre d’ingénieur, a conquis ensuite un « titre d’entreprise » au regard des fonctions occupées [Cohen, 1986]. 2.3.1. L’adhésion du bloc conservateur La figure émouvante de « l’ingénieur âgé » au chômage attire aussi le front adverse. La Chambre syndicale des ingénieurs (CSI), en accord avec la FASSFI, puise dans cet exemple la possibilité de démontrer les conséquences néfastes du surnombre des ingénieurs. À leur tour, les dirigeants de la Chambre penseront utile de dissuader les jeunes gens de choisir une profession déjà encombrée par des « diplômés de seconde classe » (42). Dans ce contexte, l’effort de dissuasion consiste à dresser un portrait sombre d’une profession en difficulté où l’exemple de l’ingénieur vieillissant au chômage sert cette démonstration. (38) Ingrand Jean-Pierre, La main-d’œuvre et le chômage. I. III. Le chômage des travailleurs intellectuels, Conseil national économique (CNE), Melun, Imprimerie administrative, 1938, p. 2. (39) Bulletin de la Confédération des Travailleurs Intellectuels, Le chômage chez les travailleurs intellectuels. Ce qui a été tenté, ce qui a été fait, ce qui reste à faire pour y pallier. Les catégories les plus touchées, premier et deuxième trimestres 1933, n° 43, p. 5. (40) Rosier Alfred (1934), Du chômage intellectuel. De l’encombrement des professions libérales, Paris, Delagrave, p. 5. (41) Ibid., p. 69. (42) Chambre syndicale des ingénieurs (CSI), n° 43, 1er trimestre 1934, p. 7. 33 Quant à l’USIC, les difficultés des « ingénieurs âgés » rencontrent à l’heure de la crise un écho favorable. En novembre 1934, l’Echo de l’USIC passe en revue les difficultés d’insertion de l’ingénieur au cours de ses « premiers pas » puis sa situation professionnelle « après trois ou quatre ans d’exercice » et enfin, de celle des ingénieurs de « plus de quarante ans » licenciés par des patrons peu scrupuleux (43). « Les "plus de quarante ans" sont atteints plus durement que les autres par les licenciements de personnel ou de krachs : on préfère les remplacer par de plus jeunes qu’on pourra conserver plus longtemps et qu’on paiera moins cher. On voit parmi eux des situations angoissantes : c’est au moment où ils ont le maximum de charge de famille qu’ils sont mis à la rue avec le minimum de chances de trouver à se placer. Certains sont prêts à accepter n’importe quel travail de petit employé ; à l’un des deux, on a répondu : « Si vous n’aviez pas occupé un poste important de direction, nous aurions pu vous donner quelque chose, mais étant donné ce que vous êtes, nous regrettons beaucoup … à cause de notre personnel. En fait, il est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible de placer, même dans des conditions médiocres, les ingénieurs âgés de plus de quarante cinq ans » (44). En février 1935 encore, le président de l’USIC, Albert Liouville, exhorte au soutien des ingénieurs « de plus de 45 ans » en déclarant vertement : « Après 45 ans, on est bon pour crever de faim » (45). Dans cet article, il décrit longuement le cas dramatique d’un père de famille de six enfants, ingénieur « de plus de 45 ans » au chômage depuis deux ans, qui s’est adressé au service de placement de l’USIC pour y trouver secours. « Je recevais ces jours derniers la visite d’un ingénieur, père de six enfants, diplômé d’une grande école réputée pour la bonne organisation de son service de placement, et pourtant en chômage depuis deux ans, qui me disait, non sans brutalité : "Après 45 ans, on est bon pour crever de faim". Cet ingénieur avait entendu dire qu’à l’USIC on plaçait mieux qu’ailleurs et il ne cachait pas le motif qui le poussait à désirer faire partie de notre syndicat. Je n’ai pas encouragé cet ingénieur dans son projet, d’abord parce que nous aimons rencontrer chez nos futurs membres une adhésion spontanée à notre programme qui ne soit pas commandée par d’autres considérations trop intéressées. Je ne l’ai pas encouragé pour cette autre raison que je ne lui ai pas dissimulée : la grande difficulté de placer un ingénieur dans son cas. Constater un pareil mal, une pareille injustice, n’est-ce pas prendre parti, et nous devons réagir, mais comment ? La première manière la plus immédiatement efficace, et par la suite la plus nécessaire, est de nous préoccuper de trouver des situations pour ces ingénieurs. Elles sont rares, sans doute, mais il y en a et on peut en trouver en cherchant bien, ou plus simplement en ne les laissant pas échapper lorsqu’elles se présentent. […] Ayons donc toujours présent à la pensée ce devoir de rendre service à des camarades en leur procurant des situations, et n’ayons pas peur de faire un geste inutile en indiquant des postes qui ne requièrent pas nécessairement la présence d’un ingénieur. Les ingénieurs sont-ils trop nombreux pour les postes qu’ils devraient logiquement occuper dans l’industrie ? Il est probable que non et l’enquête entreprise par la FASSFI le démontrera sans doute. On a tout lieu de penser au contraire que si l’économie nationale employait des ingénieurs partout où ils seraient en état de rendre service, l’offre n’arriverait peut-être pas à répondre à la demande. Mais le fait est là : les postes que l’on continue d’attribuer aux ingénieurs sont en nombre insuffisant pour les occuper tous et il faut par conséquent, trouver d’autres postes à une partie d’entre eux. Les emplois ne manquent pas pour lesquels il faut des hommes ayant du sens pratique, du jugement, du commandement, toutes qualités que possède un ingénieur d’un certain âge. Prenons donc la résolution d’être à l’affût de toutes situations disponibles, même celles pour lesquelles un ingénieur n’est pas spécialement demandé, et indiquons sans retard ces situations à nos services de placement. […] La loi générale obligeant les vieux à faire place aux jeunes n’en restera pas moins inéluctable, et seules des institutions sociales appropriées, notamment la retraite généralisée, dont la FASSFI et l’USIC s’occupent en ce moment, apporteront une solution à ce problème angoissant » (46). La figure misérable du « vieux travailleur » forme donc un relatif consensus dans un monde professionnel divisé, incapable d’adopter un discours commun, qui érige cet élément en symbole, l’icône des malheurs d’une profession représentant en quelque sorte le « martyr des ingénieurs ». L’argument sera maintenu de la sorte jusqu’au vote de la loi sur la réglementation des titres d’ingénieurs, le 6 juillet 1934, qui met un terme aux réclamations syndicales. (43) Écho de l’USIC, n° 9, novembre 1934, pp. 599-600. (44) Ibid., « Le problème de l’ingénieur : quelques situations… au hasard », n° 9, novembre 1934, p. 600. (45) Ibid., « Songeons au placement », n° 9, février 1935. (46) Union sociale d’ingénieurs catholiques (USIC), Écho de l’USIC, « Songeons au placement », n° 9, février 1935. 34 CONCLUSION Par l’arrivée de la crise, la peur du chômage et du déclassement entraîne un sursaut de mobilisation qui finit par convaincre l’ensemble la corporation. Dans ce cadre, quand la situation devient collectivement anxiogène, la formule des « ingénieurs âgés » se diffuse progressivement tout en recueillant une audience favorable selon les attentes et les revendications de chacun, dès lors que le flou de la désignation des « âgés » laisse le champ libre à toute définition. La figure misérable du « vieux travailleur » forme à ce moment-là un relatif consensus dans un monde professionnel divisé, encore incapable de trouver un discours commun sur la protection de la vieillesse. CHAPITRE 3 – DE « L’INGÉNIEUR ÂGÉ » À LA PROTECTION SOCIALE SOUS LE FRONT POPULAIRE Confrontés à un problème de représentativité des ingénieurs au moment des accords collectifs sous le Front populaire, les groupements d’ingénieurs n’ont d’autres alternatives que de se regrouper sous une seule et même bannière, au sein de la Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs (FNSI). Aussi le mouvement social de juin 1936 servira-il d’électrochoc pour prendre conscience de leurs similitudes et dépasser les querelles auxquelles ils se sont livrés depuis le début des années 1920. Dans ce contexte, le chômage, qui structurait jusqu’alors l’action du syndicalisme des ingénieurs, s’efface au profit d’une défense plus globale des ingénieurs qui sont amenés à raisonner en terme de « groupe » pour négocier avec le gouvernement sur les accords collectifs. Du discours, la formule est désormais réinvestie dans l’action. Cette situation politique amène donc les syndicats à tourner une page syndicale de leur histoire qui les conduit à mettre en place les premiers régimes de prévoyance avec l’aide de l’État. Il faut donc attendre que toutes ces conditions soient réunies pour que le groupe professionnel des ingénieurs envisage progressivement la socialisation de leur vieillesse. 3.1. L’électrochoc du Front populaire L’institution d’un régime de convention (loi des 11-12 juin 1936) introduit un nouveau rapport salarial par lequel le travailleur est désormais défendu grâce à un statut réglementaire obtenu par accords entre le patronat et les syndicats de salariés. L’intervention de l’État oblige les syndicats à s’engager dans la pratique contractuelle et les négociations sur la durée du travail, les congés payés, l’apprentissage, le délai-congé, les assurances sociales, les allocations familiales et les retraites. Entre 1936 et 1938, ce sont près de 5 000 conventions qui sont signées et 12 000 conflits résolus [Omnès, 2000]. Cependant, ce grand mouvement social et politique est avant tout une conquête ouvrière, remettant en question la position patronale et l’encadrement par l’imposition de nouvelles règles d’arbitrage [Prost, 2002]. Dans cet environnement, les ingénieurs et cadres sont les parents pauvres de ces négociations. Peu de conventions sont signées, et seule la grande industrie (chimie, mécanique et métallurgie) en bénéficie réellement. Mais le Front populaire a ceci de spécifique qu’il fait émerger en contrepoint des conquêtes ouvrières, un nouveau type de défense syndicale qui contribuera au processus de professionnalisation des ingénieurs et des cadres. 3.1.1. La déroute : le départ des adhérents La première convention collective des ingénieurs est signée le 12 juin 1936 entre les Industries métallurgiques mécaniques et connexes de la région parisienne, la Fédération des techniciens, des dessinateurs et assimilés de l’industrie et des arts affiliée à la CGT, la CFTC, la Société amicale des chefs de service et contremaîtres des industries métallurgiques, l’USIF (Jaubert, Dubois) et le SIS (Mille). Elle porte sur le droit syndical, le préavis, la période d’essai, les congés annuels, les allocations familiales, les indemnités de congédiements, les brevets d’invention. Cette convention soumet les salaires à un barème des appointements définissant pour les ingénieurs débutants diplômés une rémunération fixée à 1 300 F et une progression dans l’ancienneté établissant le salaire à 2 750 F pour 35 les ingénieurs ayant travaillé 8 ans dans l’entreprise ou dix ans dans l’industrie (47). Mais les négociations restent difficiles, et les syndicats se heurtent à un manque de représentativité que la CTI n’arrive pas à combler. Son exclusion à la conférence de Matignon de 1936 démontre que la grande Confédération ne parvient plus à peser dans les négociations : elle se montre vite dépassée par les événements, sans prise sur ses membres puisque le nombre de ses adhérents diminuent considérablement (182 000 en 1935) [Descostes, Robert, 1984]. Cette perte d’influence va de pair avec la montée de l’autonomie des syndicats d’ingénieurs, dès lors qu’ils affirmeront leur indépendance au sein d’une seule fédération. Par ailleurs, une partie des ingénieurs rejoint la Fédération des techniciens, dessinateurs et assimilés de l’industrie et des arts appliqués, affiliée à la CGT, qui apparaît le 6 juin 1936. Elle est issue de la fusion entre ce qui reste de l’USTEI (l’Union syndicale des techniciens et employés de l’industrie) et la Fédération des dessinateurs, et comprend majoritairement des techniciens et des cadres supérieurs [Maurice, 1967]. De surcroît, l’appel de Paul Langevin en août 1936 creuse le déficit quand il encourage les ingénieurs et techniciens à se rassembler autour de la CGT, qui connaît alors une croissance soudaine : selon Jacques Kergoat, le nombre de « collaborateurs d’entreprise » cégétistes serait passé de 1 800 en avril 1936 à 82 000 en 1937 [Kergoat, 1986]. Mais, après un tel essor, discréditée par les fédérations ouvrières qui jugent la structure trop catégorielle, la fédération des techniciens perd rapidement ses adhérents lors de tentatives de grèves en 1938 [Mouriaux, 1984b]. Quant à la CFTC, elle recevra l’adhésion des ingénieurs et techniciens par l’intermédiaire de l’ancienne Fédération des employés, qui modifie son nom pour devenir la Fédération des employés, techniciens et chefs de service à partir de 1939. Mais son influence et le nombre d’adhérents resteront faibles [Chateau, 1938]. Pour faire face à cette déperdition, tous les groupements d’ingénieurs sont alors tournés vers un projet de réunification, même si certains d’entre eux, comme la Chambre syndicale des ingénieurs (CSI) ou la Société des ingénieurs civils (ICF), feront le choix de ne pas s’y associer. En revanche, l’USIF se réjouit d’un tel projet. D’ailleurs, l’ensemble de son étatmajor sera présent dans le conseil d’administration de la FNSI. L’USIC, pour sa part, est circonspecte et son président, Albert Liouville, critique ce nouveau projet. La fédération voit tout de même le jour le 20 février 1937 grâce à la signature de l’USIF, l’USIC par le biais du SIS et la FAFFSI par le SPID. Pour la première fois, les ingénieurs ont désormais à leur disposition une grande fédération regroupant un nombre conséquent d’adhérents (22 000) pour mener les actions revendicatives, et poursuivre leurs vœux de reconnaissance sur la base du salariat. 3.2. La réunification et la retraite des ingénieurs Les syndicalistes sont maintenant amenés à discuter avec leurs opposants qu’ils ont pourtant décriés pendant des années. D’une situation de conflits et d’antagonismes, ils sont maintenant amenés à discuter ensemble sur des actions communes. Autant dire que la situation est tout à fait inédite, sachant que l’exercice syndical de persuasion auquel ils étaient habitués, n’a plus lieu d’être. L’ordinaire exercice argumentatif s’efface désormais au profit de l’action. A cet égard, le contenu des bulletins est symptomatique de ce changement : les pages des bulletins syndicaux ne font plus l’objet de grands discours doctrinaires mais cèdent la place aux actions engagées. L’ensemble de l’état-major de la FNSI consacre dès lors tous ses efforts sur ce nouvel enjeu de mobilisation. Pour la première fois, les syndicats d’ingénieurs parviennent à s’entendre pour mettre à l’ordre du jour la question des retraites : ils arrivent enfin à organiser durablement une protection sociale encore facultative [Pollet, Renard, 1995]. Les syndicats signataires de la FNSI développent une action commune à partir des points suivants : reconnaissance par le patronat des titres d’ingénieurs, amélioration des salaires de début et progression en fonction de l’expérience, esquisse du « rôle social » de l’ingénieur, assurance-décès, propriété intellectuelle, et retraite. Sur cette base, la fédération signe les premières conventions avec le sentiment d’une grande avancée syndicale même si, leur nombre sera très inférieur à celui de la classe ouvrière : 45 conventions seront signées jusqu’en 1939 [Mouriaux, 1984b] et « dans bien des cas, dès 1938, les nécessités du réarmement rendent les transgressions fréquentes » [Jacquin, 1955, p. 178]. (47) Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF), Bulletin d’informations, n° 123, juillet 1936. 36 3.2.1. Les premiers accords collectifs À partir du mois de novembre 1936, les premiers régimes de retraite en faveur des ingénieurs rejoignent les préoccupations des autres salariés « exclus » des assurances sociales aux côtés des employés, techniciens et agents de maîtrise [Pollet, Renard, 1995, p. 557]. Parmi ces conventions, notons les plus importantes dans les secteurs de la métallurgie, des travaux publics, et l’industrie chimique : la Convention collective de travail des techniciens, agents de maîtrise, ingénieurs de deux sexes de l’industrie du bâtiment et des travaux publics, signée le 25 novembre 1936, règle plus spécifiquement les brevets des inventions, les retraites et la clause de non-concurrence. La Convention collective de travail des employés, techniciens agents de maîtrise et ingénieurs des industries métallurgiques, mécaniques et connexes de la région parisienne, signée le 19 juillet 1936, porte sur les traitements (salaire minimum pour les ingénieurs débutants), les conditions d’emploi (définition du poste d’ingénieur, reconnaissance des « ingénieurs autodidactes », durée du travail, calcul de l’ancienneté, absences…) et la création des délégués d’ingénieurs. Enfin, dans le cadre du renouvellement des accords de la Convention collective des collaborateurs de la métallurgie parisienne, le ministère du Travail accueille à nouveau favorablement la demande d’audience de la FNSI en juillet 1938. A cette occasion, la Fédération demande un statut spécifique de prévoyance pour les ingénieurs en invoquant le fait que leur vie professionnelle commence très tardivement, et « qu’elle est trop souvent interrompue très tôt » (48). Le 8 juillet 1938, un nouvel accord de prévoyance complémentaire est signé entre la FNSI et le Syndicat professionnel des entrepreneurs de travaux publics de France : il permet pour les ingénieurs des travaux publics « âgés de moins de 60 ans », et non assujettis aux assurances sociales, de bénéficier d’un système de prévoyance reposant sur une contribution commune de la part de l’employeur et de l’ingénieur pour couvrir les risques de vieillesse, décès, maladie, invalidité et interventions chirurgicales. Des accords similaires sont signés jusqu’en mars 1939 dans les secteurs de l’industrie électrique, chimique, aéronautique et routière, qui bénéficient ainsi d’un régime de protection sociale désormais rendu obligatoire par convention collective, dont certaines seront étendues par arrêtés ministériels [Gabellieri, 1987]. Mais l’accord le plus important reste celui du 27 mai 1937, signé sur un régime facultatif de prévoyance et de retraite en faveur des ingénieurs diplômés et assimilés entre l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM), la FNSI et le récent Groupement syndical des collaborateurs diplômés des grandes écoles et des facultés (GSCD), dont on sait encore peu de choses et sur lequel de plus amples recherches pourraient être menées pour mieux saisir les origines de la CGC (49). 3.2.2. L’accord du 27 mai 1937 avec l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) Cette entente novatrice, entre les ingénieurs, « collaborateurs » et patronat, offre des garanties similaires à celles des assurances sociales [Pollet, Renard, 1995 ; Friot, 1995]. Elle constitue un point de départ important ouvrant sur l’institutionnalisation d’un régime vieillesse pour les ingénieurs, dès lors que la corporation a accepté le principe d’une protection collective. Ce premier régime de prévoyance, principalement impulsé par les syndicalistes de l’USIF, repose sur l’idée « d’apporter une aide aux travailleurs dont l’âge est compris entre 40 et 60 ans » et « aux salariés intellectuels de plus de 60 ans de ne pas finir leurs jours dans la rue ou à l’hôpital comme cela a été trop souvent le cas dans des années pourtant peu éloignées de nous » (50). Il faut attendre le « choc » du Front populaire pour que les syndicats d’ingénieurs prennent conscience que « seul l’établissement d’un régime de retraites peut assurer à ces collaborateurs du pain pour leurs vieux jours sans qu’ils aient à recourir à l’aide de leurs collègues plus jeunes » (51). La nouvelle entente syndicale débouche donc sur un revirement complet sur la question de la retraite (48) Syndicat des ingénieurs salariés (SIS), n° 7, juillet-août 1938, p. 2. (49) En effet, deux syndicalistes majeurs de l’histoire des cadres en sont issus : André Malterre, président de la Confédération générale des cadres (CGC) de 1955 à 1975, rejoint le GSCD en 1937. Et Albert Lecompte, acteur syndical décisif sous la IVe République, qui sera vice-président de la FNSIC et président de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC), adhère au GSCD à la même date. (50) Bulletin de la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI), nos 60 et 61, 3e et 4e trimestres 1937, p. 50. (51) Ibid., nos 60 et 61, 3e et 4e trimestres 1937, p. 50. 37 des ingénieurs même si, précédemment, la formule des « ingénieurs âgés » contenait déjà de façon indécise une demande de protection sociale. Mais cette question n’a jamais été traitée en priorité, et n’a jamais constitué jusque-là l’objet d’actions concertées. L’accord du 27 mai 1937 signé sur un régime facultatif de prévoyance et de retraite en faveur des ingénieurs diplômés et assimilés. Cet accord met en place un système de prévoyance par capitalisation soumis à une contribution paritaire (10 %), dont 5 % à la charge de l’employeur et 5 % à la charge des salariés, pour tous les ingénieurs âgés de moins de 60 ans, avec une liquidation des droits à la retraite à 60 ans, ou par anticipation à 55 ans. Chaque ingénieur choisit librement sa ou ses caisses de retraite parmi les organismes de l’État (ou organisme contrôlé par lui), sur la base d’un capital maximum soumis à retenue fixé à 75 000 F. par an. Les cotisations sont affectées à raison de 7,5 % à la retraite et 1 % à une assurance décès. On s’aperçoit dés lors que le groupe des ingénieurs n’est jamais resté indifférent à la question de la protection de la vieillesse. Au contraire, cette question n’a cessé de l’interroger sans qu’il puisse organiser un projet collectif, sans qu’il parvienne à trouver une issue coordonnée au problème des « ingénieurs âgés », dont le flou sémantique a jusqu’à présent servi les intérêts les plus divers. Ce n’est qu’au terme d’une longue gestation, que le groupe professionnel des ingénieurs est parvenu à se doter de moyens de protection collectifs, régulés par l’État, après avoir prôné pendant de nombreuses années la libre prévoyance. « La possibilité d’assurer une retraite aux ingénieurs date de la mise en vigueur de la loi sur les assurances sociales, mais cette question n’a vraiment pris forme qu’au cours de ces dernières années. Si, en effet, en ce qui regarde les assurances sociales, on pouvait arguer que touchant des appointements suffisants, ayant une certaine stabilité d’emploi, les ingénieurs pouvaient se constituer une retraite par leurs propres moyens, il n’a plus été possible de soutenir cette thèse quand, par suite de la crise, on a vu tout à la fois les appointements subir des abattements souvent hors de proportion avec la diminution d’activité des entreprises, et concomitamment, l’âge de congédiement des ingénieurs s’abaisser progressivement » (52). Ainsi, avec l’apparition de la mise en place des premiers régimes de prévoyance pour la retraite, s’ouvre un nouveau champ d’actions qui devient désormais une évidence dans le syndicalisme des ingénieurs, même si subsiste la crainte que les ingénieurs se « fonctionnarisent » et « perdent le sens de leurs responsabilités » (53). La FNSI s’engage dès lors sur le terrain d’une défense syndicale de la retraite et la prévoyance qui sera interrompue par la guerre. En août 1937, elle crée deux organismes de gestion afin de regrouper les bénéficiaires des accords dans une même structure de transmission des informations : l’Association générale de prévoyance des ingénieurs (AGPI) et l’Association pour la retraite des ingénieurs (APRI) (54). A l’Exposition universelle du 26 au 29 septembre 1937, encore, le comité directeur de la FASSFI, largement influencé par l’USIF, choisit de débattre, au côté des autres thématiques récurrentes des syndicats d’ingénieurs (« formation de l’ingénieur », « protection et organisation de la profession », « rôle social de l’ingénieur »), de la vieillesse et des retraites (55). La question des retraites s’impose donc maintenant comme une priorité dans la nouvelle fédération des ingénieurs, même si elle est rapidement déstabilisée en octobre 1938 quand le plafond d’affiliation aux assurances sociales est relevé à 30 000 F. Une partie des « exclus » des assurances sociales se retrouvent dès lors assujettis aux assurances, alors qu’ils ne veulent pas perdre le bénéfice des régimes conventionnels auxquels ils ont souscrit auparavant [Pollet, Renard, 1995] (56). (52) Rapport d’Henry Lion, « Idée des syndicats d’ingénieurs sur les retraites », Bulletin de la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI), nos 60 et 61, 3e et 4e trimestres 1937, p. 50. (53) Garcet André (1937), « Les ingénieurs », Esprit, 5e année, n° 53, p. 752. Cette évidence sera d’ailleurs reprise ultérieurement quand Henry Lion s’attachera, plus de vingt ans après, à retracer la genèse du syndicalisme des cadres et ses actions sur la protection de la vieillesse : « on peut constater que les dirigeants syndicaux tout en établissant une doctrine propre au syndicalisme des cadres y inséraient, comme essentielle, la notion de retraite » in Lion Henry (1962), « La convention du 14 mars 1947 et son évolution », Droit social, nos 7-8, Les régimes complémentaires de retraites, juillet-août, p. 396. (54) À son tour, le Comité des forges crée la Caisse interprofessionnelle de prévoyance des cadres, en octobre 1937, pour gérer les nouvelles conventions [Gibaud, 2001]. (55) Union des syndicats d’ingénieurs français (USIF), Bulletin d’informations, n° 138, novembre 1937. (56) Le décret-loi du 31 décembre 1938 apporte une solution pour que les régimes conventionnels soient reconnus comme « régimes de substitution aux assurances sociales » [Pollet, Renard, 1995, p. 558]. 38 Néanmoins, les signatures des conventions collectives sont vécues comme de grandes conquêtes syndicales affirmant le statut des ingénieurs au sein de l’entreprise, et permettant enfin de trouver une issue à l’épineux problème des « ingénieurs âgés » (57). C’est aussi une grande victoire pour l’USIF qui obtient gain de cause sur de nombreux thèmes revendicatifs, ce qui l’encourage à poursuivre ses efforts. Forte de ces succès, l’Union estime en effet que le dossier des « ingénieurs âgés » dont l’âge, selon elle, s’étend de 40 à 60 et plus n’est encore que partiellement résolu. À ses yeux, il reste à défendre le droit au travail par un meilleur placement des ingénieurs. Nous retrouvons ce dessein dans le rapport d’Henry Lion, qui a apporté une grande contribution à la rédaction de l’accord du 27 mai 1937 avec l’UIMM et aux négociations patronales (58). Henry Lion, ingénieur diplômé de l’EPCI, militant syndicaliste de l’USIF sur lequel tout reste à écrire, propose de décomposer le complexe problème des « ingénieurs âgés » en deux étapes de travail : tout d’abord, venir en aide aux « salariés intellectuels de plus de 60 ans », ce qui a déjà été entrepris dans les différentes conventions collectives. Puis, il est question de s’occuper ensuite des « travailleurs intellectuels dont l’âge est compris entre 40 et 60 ans » (59). « Seul l’établissement d’un régime de retraites peut assurer à ces collaborateurs du pain pour leurs vieux jours sans qu’ils aient à recourir à l’aide de leurs collègues plus jeunes. Il ne faut pas croire simplement que du fait d’un régime de prévoyance permettant d’assurer des retraites soit instauré, la question soit entièrement résolue pour les ingénieurs âgés. Il n’est que de consulter les tables donnant les rentes viagères produites par des versements à capital aliénable pour se convaincre qu’à l’âge où on leur conteste le droit au travail, à cet âge, également, les primes versées ne produisent plus que des rentes de faibles importances. […] On voit donc, à notre avis, comme pour les ingénieurs, scinder en plusieurs parties l’étude de l’établissement d’un régime des retraites pour les travailleurs intellectuels âgés, d’une part réaliser un régime de prévoyance pour les salariés intellectuels, et d’autre part, instituer un régime provisoire qui ira en diminuant d’importance au fur et à mesure de l’application du régime aux assujettis et qui aura pour objet : – d’apporter une aide aux travailleurs intellectuels dont l’âge est compris entre 40 et 60 ans par exemple ; – d’apporter une aide aux salariés intellectuels de plus de 60 ans de ne pas finir leurs jours dans la rue ou à l’hôpital comme cela a été trop souvent le cas dans des années pourtant peu éloignées de nous » (60). Il s’agit donc là, exposé cette fois-ci avec une grande clarté, de démêler les contradictions internes de la polysémie lexicale des « ingénieurs âgés », en proposant de procéder en deux étapes de travail : défendre, tout d’abord, un droit à la retraite à partir de 60 ans, puis réfléchir ensuite à une protection susceptible « d’apporter une aide » avant l’âge de la retraite, aux ingénieurs âgés entre 40 et 60 ans. Et cette réflexion de l’USIF est essentielle puisqu’elle sera à l’origine des actions majeures du syndicalisme des ingénieurs et cadres après la Seconde Guerre mondiale, qui concrétisera ce projet avec l’AGIRC afin de « verser immédiatement une retraite aux épargnants ruinés », et avec l’Association pour l’emploi des cadres (APEC) pour assurer le placement des ingénieurs âgés entre 40 et 60 ans (61). On perçoit ici le passage vers un autre cycle de production symbolique de la notion d’« ingénieur âgé » qui laisse déjà transparaître une nouvelle forme de revendication liée au placement. 3.3. L’apparition du syndicalisme des « cadres » et des « collaborateurs » Conjointement à ces événements, la syndicalisation croissante des salariés transforme l’ensemble du paysage syndical des ingénieurs et s’ouvre sur la création de nouveaux regroupements de « cadres » et de « collaborateurs », ces termes étant déjà utilisés dans les entreprises privées (62). Leur émergence, au côté du syndicalisme des ingénieurs, (57) Bernard Gibaud évalue à 200 000, le nombre de cadres et assimilés bénéficiaires de ces nouveaux régimes professionnels de protection sociale [Gibaud, 2001]. (58) Ce qui, à ce titre, lui permettra d’obtenir la présidence de l’AGIRC de 1947 à 1953, puis celui de vice-président de 1954 à 1963. (59) Rapport d’Henry Lion, « Idée des syndicats d’ingénieurs sur les retraites », Bulletin de la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI), nos 60 et 61, 3e et 4e trimestres 1937, p. 50. (60) Ibid. (61) Site Internet de l’AGIRC (www.agirc.com) : Historique/La construction du régime de retraite des cadres. (62) Le terme générique de « collaborateurs » désigne aussi d’autres catégories de salariés, dont les employés, techniciens et agents de maîtrise [Cooper-Richet, 1993]. 39 n’apparaît pas comme incongrue. À cet égard, le discours d’André Sainte-Laguë, le 17 février 1938, témoigne de ce constat, lorsqu’il précise que l’on peut dire « “cadre” comme on dit “ingénieur” » car ce « substantif masculin » est « nouveau chez nous » (63). De fait, la Confédération générale des cadres de l’économie française (CGCEF) est créée le 6 avril 1937, et réunit 22 fédérations et syndicats de cadres, d’agents de maîtrise et de « collaborateurs diplômés » représentant divers secteurs économiques de l’assurance, l’aéronautique, les mines, la chimie et le pétrole [Groux, 1983, 1986] (64). Elle fédère notamment le Groupement syndical des collaborateurs diplômés des grandes écoles et facultés (GSCD) et le Syndicat professionnel des techniciens de l’industrie du pétrole (SPTIP), récemment créé en 1936. Forte de cet appui, l’objectif de la CGCEF est de défendre les intérêts professionnels des « titulaires de fonctions comportant commandement, responsabilité, initiative, à l’exclusion des personnes possédant une délégation complète et permanente d’un patron ou d’un conseil d’administration » (65). Autrement dit, voulant se démarquer de la FNSI, la nouvelle confédération n’admet que les cadres salariés ayant une fonction d’encadrement. Son premier état major est composé de syndicalistes jusqu’alors étrangers aux syndicats d’ingénieurs, dont les origines syndicales nous sont encore presque inconnues. Il s’agit, entre autres, de Lucien Allix, Jean Brisset, Georges Garneau (66), Jacques Casimir-Perier, Pierre Marty, Claude Grangette. Ce groupement profitera du sillage tracé par le syndicalisme des ingénieurs pour bénéficier des nouvelles réglementations. Il faudra attendre Vichy et les années d’après-guerre pour que se développe avec ampleur le syndicalisme autonome des cadres. Mais l’idéologie cégéciste d’après guerre est déjà présente « autour de trois axes : l’ordre, l’antiétatisme et le refus du libéralisme » qui constitueront les invariants de la future CGC [Groux, 2001, p. 305]. Pour renforcer son pouvoir, elle se rapproche de la Confédération générale des classes moyennes (CGCM) en 1938, récemment attirée par la mobilisation de ces nouveaux « collaborateurs d’entreprise », pourtant jugés jusqu’alors « indifférents aux questions sociales », et empreints d’un « individualisme égoïste » et d’un « sentiment d’une certaine supériorité personnelle », comme en témoigne son journal Étapes, fondé par Pierre Couturaud, qui lui sert d’organe de liaison et de support doctrinal [Mouriaux, 1984b ; Ruhlmann, 2001, 2009] (67). Mais les « cadres » s’identifient difficilement à cette « classe moyenne », en majorité représentée par des petits commerçants. En revanche, les syndicats d’ingénieurs réunifiés envisagent rapidement une collaboration éventuelle afin de représenter les ingénieurs et cadres devant le gouvernement. 3.3.1. De nouvelles règles d’arbitrage La nouvelle donne institutionnelle tend à modifier les conditions de négociations des intérêts professionnels, les conflits sociaux devenant maintenant une affaire d’État. Dans ce contexte, les syndicats d’ingénieurs et cadres tentent d’accéder à la scène publique, sur laquelle tout le monde veut être présent et représenté pour s’opposer à l’influence de la CGT. Les « luttes d’hégémonie » se poursuivent et de nouveaux clivages apparaissent [Groux, 2001, p. 304]. Forts de la négociation réussie avec le patronat, les dirigeants de l’USIF se méfient de la nouvelle fédération. Ils décident alors de déléguer leurs voix à la CTI qu’ils désignent comme « la plus représentative » des organisations syndicales pour s’opposer aux dérives de la FNSI et représenter les « intellectuels » avec un statut similaire à celui de la CGT pour les « manuels ». (63) Discours d’André Sainte-Laguë à l’assemblée générale de la CTI, Bulletin de la Confédération des travailleurs intellectuels, n° 63, 2e trimestre 1938, p. 33. (64) La CGCEF est composée de 18 sections : alimentation, bâtiment, bois, crédit, eau et gaz, électricité, chimie, mer, air, métallurgie, mécanique, mines, pétrole, prévoyance, presse et imprimerie, transports, textiles, verres et céramique. Selon Jean Ruhlmann, la confédération comprend 25 000 membres en 1939 [Ruhlmann, 2001, p. 428]. (65) Statuts de la Confédération générale des cadres de l’économie française (CGCEF), déposés le 6 avril 1937, article 2, p. 1. Archives de la Confédération française de l’encadrement CFE-CGC. (66) Georges Garneau était auparavant président du Syndicat des cadres de direction et de maîtrise des assurances, ainsi que de l’Union interprofessionnelle des syndicats de cadres de la région parisienne. Il a été cofondateur de la CGCEF en 1937 et membre de la commission économique et sociale de la Confédération générale des syndicats de classes moyennes (CGSCM) [Ruhlmann, 2001]. (67) Confédération générale des syndicats de classes moyennes (CGSCM), Le Front économique. Quotidien de défense des classes travailleuses, le 5 mai 1937. 40 Devant la pluralité des syndicats d’ingénieurs et cadres, la CTI accède à un nouveau rôle de coordination [Mouriaux, 1984a]. Mais les anciennes querelles ne sont pas oubliées. De nouvelles oppositions resurgissent et opposent encore les militants de l’USIF/CTI au bloc conservateurs SPID/SIS qui tentent à nouveau un rapprochement avec le patronat. La CTI menace alors de cesser tout soutien en démontrant clairement que son organisation est suffisamment « armée » pour se « séparer le cas échéant de tout groupement d’ingénieurs, de techniciens et de chefs de services qui sortiraient de la ligne de conduite en voulant se solidariser avec lui [le patronat] » (68). En quelques jours, la CTI en appelle au rassemblement, et met en place un comité de coordination pour rassembler la FNSI et la CGCEF autour d’intérêts communs, tout en décidant unilatéralement « que, pour être influent, il faut se montrer dynamique et savoir prendre la tête des mouvements ou courants qui se manifestent » (69). Ensemble, la CTI, la FNSI et la CGCEF parviennent finalement à s’entendre sur plusieurs causes communes : clause de non-concurrence, respect des titres professionnels, délai de préavis, indemnité de congédiement en rapport avec l’ancienneté, extension de la loi sur les accidents et la nécessité des retraites. Sur cette base, et suite à la loi du 31 décembre 1936 généralisant les commissions paritaires de conciliation et d’arbitrage, la CTI rédige le 20 novembre 1937 un texte commun tout d’abord pour faire connaître aux pouvoirs publics l’existence des groupements d’ingénieurs et de cadres techniques, commerciaux et administratifs des entreprises, mais aussi pour protester contre leur dénégation dans les organismes officiels d’études économiques et sociales à base paritaire. En conséquence, le « manifeste collectif des mouvements d’ingénieurs et cadres techniques, commerciaux et administratifs des entreprises », signé par la CGCEF, la CTI, la Fédération des ingénieurs, agents de maîtrise et techniciens des industries mécaniques et métallurgiques (FIATIM) et la récente Fédération générale des cadres et employés de la métallurgie (FGM), vise principalement à représenter les ingénieurs et cadres à la Commission d’enquête sur la production [Chateau, 1938]. Et c’est la CTI qui obtient cette entrée à l’Hôtel de Matignon, le 7 janvier 1938, sous le gouvernement radical-socialiste de Camille Chautemps. La semaine suivante, le 12 janvier 1938, elle est à nouveau reçue en compagnie de la FNSI, la CGCE, la FIATIM, la FGM et le GSCD qui reçoivent cette audience avec soulagement, et l’interprètent comme une promesse de reconnaissance professionnelle. Le Syndicat des ingénieurs salariés (SIS), dont les intérêts sont représentés par la FNSI, ne dissimule pas la joie d’une telle victoire, en déclarant avec raison que « pour la première fois, le cycle patrons-ouvriers, ouvrierspatrons, a été rompu et il y a lieu d’espérer qu’il ne se résoudra plus que sous la forme patrons-cadres-ouvriers » (70). Le GSCD s’est également réjoui de ce geste qui contribuera, selon lui, à « l’apaisement social » afin de redonner au pays « l’autorité morale» qu’il est censé avoir (71). En deux ans, ce rapide retournement de gouvernement à l’égard des ingénieurs et cadres souligne une importante modification des rapports de force. Cette ouverture institutionnelle offre en effet la possibilité aux syndicats d’ingénieurs et cadres d’occuper plusieurs sièges dans les commissions de négociation, dont celle organisée dans le cadre de l’enquête sur la production menée par le gouvernement en 1937, ou encore celle de la commission du travail à la Chambre des députés en 1938, relative à la législation du travail, dans laquelle siègera la CTI avec son président Sainte-Laguë et Paul Dubois aux côtés de la CGP, la CGT et la CFTC (72). Puis, au cours de la même année, la FNSI, accompagnée de la CGCE et de la FIATIM, obtient des sièges au Comité d’études sociales, issu de la fusion du Conseil supérieur du travail et du Conseil supérieur de la main-d’œuvre. C’est ainsi que l’on mesure le poids de cette victoire ouvrant la porte aux syndicats d’ingénieurs sur des décisions de toute première importance qui modifieront les règles d’arbitrage dans le travail en faveur des salariés sur les congés payés, les conditions d’embauches et de licenciements, et l’extension de la couverture retraite. (68) Bulletin de la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI), nos 58 et 59, 2e trimestre 1937, p. 13. (69) Ibid., nos 60 et 61, 3e et 4e trimestres 1937, p. 45. (70) Syndicat des ingénieurs salariés (SIS), n° 2, février 1938, p. 38. (71) Groupement syndical des collaborateurs diplômés des grandes écoles et des facultés, Bulletin du Groupement syndical des collaborateurs diplômés des grandes écoles et des facultés (GSCD), n° 1, juin 1938. (72) Cette commission a été organisée par le gouvernement pour discuter des conventions collectives, du statut des délégués, des grèves, du placement, de l’embauchage et du débauchage. 41 CONCLUSION Le Front populaire offre au syndicalisme des ingénieurs de réaliser un véritable bond en avant vers une protection sociale institutionnalisée où l’État, contre toute attente, devient le garant de son bon fonctionnement. Cette période a aussi de spécifique qu’elle fait émerger un nouveau type de syndicalisme, le syndicalisme des cadres, qui prendra appui sur les conquêtes des ingénieurs. Aussi, les nouveaux syndicats d’ingénieurs et cadres ne rentrent-ils dans le système général qu’à condition d’y obtenir un intérêt spécifique, ce qui préfigure déjà la façon dont la CGC négociera son entrée dans le régime de la Sécurité sociale après la guerre, à la seule condition de mettre en place une mutuelle complémentaire, l’Association générale des institutions de retraites des cadres (AGIRC) pour les besoins spécifiques de l’encadrement [Chopart, Gibaud, 1989]. Ainsi, à l’issue de ces événements, le syndicalisme des ingénieurs et cadres prend sa forme spécifique d’après guerre avec la création de la CGCEF et de la FNSI, et ce de façon très active après la période de Vichy. Ce contexte inédit divise le slogan douloureux des « ingénieurs âgés », dont le sens mêlait auparavant à la fois un droit au travail et un droit à la retraite. Cette fois-ci, les conditions sont réunies pour que la question soit traitée en deux parties : dans un premier temps, il s’agit de s’occuper de la retraite des ingénieurs, puis reste à réfléchir à une protection adaptée aux « 40-60 ans ». CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE Le problème des « ingénieurs âgés » est le produit d’une construction sociale qui a été élaboré par les syndicats d’ingénieurs comme élément de propagande [Berger, Luckmann, 1989]. À l’origine, formulé tout d’abord sous les traits des « camarades âgés » par les associations amicales des écoles d’ingénieurs, le contenu de l’expression se transforme ensuite sous l’effet de la propagande par les syndicats d’ingénieurs durant l’entre-deuxguerres. Cette défense corporative a pris naissance au moment de la formation des groupes de défense catégoriels au début du XXe siècle. Elle a été élaborée en réaction à des situations professionnelles à risque qui ont vraisemblablement touché une partie de la population des ingénieurs et en particulier, « les jeunes ingénieurs », les « ingénieurs âgés » et les « femmes ingénieurs ». Ces différentes catégories de population cible ont constitué des points de réclamation qui ont été progressivement diffusés et intégrés comme catégories « à problèmes » par l’ensemble de la corporation des ingénieurs durant l’entre-deux-guerres. Elle a pris naissance au lendemain de la guerre de 1914-18 au moment de la constitution des syndicats d’ingénieurs, puis elle s’est enracinée dans le tissu social de la profession par l’arrivée de la crise des années 1930 qui a concrétisé les prédications les plus pessimistes des syndicats d’ingénieurs, en mettant de nombreux adhérents au chômage. Cette situation a fini de convaincre l’ensemble de la corporation jusque-là réfractaire à l’idée que des ingénieurs nourris par l’expérience puissent avoir des difficultés de placement, et a favorisé un courant de mobilisation en faveur de la protection du titre. À partir de 1932, la propagation rapide du chômage aux cols blancs a profondément choqué les groupements d’ingénieurs de voir leurs adhérents sans emploi ou employés à des postes en dessous de leur qualification. Avec l’apparition de la FNSI en 1937, les régimes de retraites se développent dans le contexte contractuel des conventions collectives à partir du statut de « salarié diplômé ». Ce qui marquera plus tard les stratégies et l’institutionnalisation du syndicalisme des cadres qui confortera son assise après la Seconde Guerre mondiale quand elle négociera son entrée dans le régime de la Sécurité sociale après la guerre, à la seule condition de mettre en place une mutuelle complémentaire, l’Association générale des institutions de retraites des cadres (AGIRC). 42 LES INGÉNIEURS SOUS VICHY L’entrée dans la « drôle de guerre » met fin à cette effervescence syndicale, jusqu’à l’Armistice de juin 1940. La IIIe République est suspendue en juillet 1940. Les syndicats d’ingénieurs sont dissolus avant la constitution de la Chartre du travail, à laquelle les ingénieurs sont invités à participer aux comités sociaux tripartites qui organisent une représentation distincte des agents de maîtrise, ingénieurs et cadres administratifs dans les entreprises (Loi du 4 octobre 1941). La Révolution nationale vise à éliminer la doctrine de la lutte des classes et rétablir la hiérarchie. Sous l’effet de l’interdiction, la publication des bulletins syndicaux cesse dès 1940, mais pour autant on peut s’interroger sur l’arrêt complet de la FNSI et de la CGCEF qui apparaissent renforcées à la Libération. Mais la prudence est de mise car nous ignorons presque tout sur les relations qui se sont nouées entre les administrations et les responsables des syndicats d’ingénieurs dissous. Nous ne savons pas non plus en quels termes les ingénieurs et cadres ont participé à la Charte du travail, et plus généralement nous ne savons rien sur leur collaboration à Vichy ou leur participation aux efforts de guerre, hormis les quelques indications livrées par Marc Descostes et Jean-Louis Robert sur le rôle de la FNSI et du SPID dans le comité d’organisation professionnelle [Descostes, Robert, 1984]. Aussi, même si les syndicats sont restés en sommeil pendant cette période, on peut aussi supposer que Vichy a cependant constitué un terrain favorable au développement du syndicalisme des cadres que l’on a appelé à jouer un tiers rôle de conciliateur entre patrons et ouvriers dans les comités sociaux [Grunberg, Mouriaux, 1979]. La place accordée à l’encadrement dans l’organisation de l’entreprise a sans doute participé à divulguer très largement le terme « cadre » et les représentations qui lui sont associées [Bouffartigue, Gadea, 2000]. Cette période de « mise en sommeil » du syndicalisme des ingénieurs et cadres reste donc susceptible d’être revisitée grâce à la découverte de nouvelles archives pour savoir comment les dirigeants des anciens syndicats d’ingénieurs ont vécu cette période trouble et à quelles fins la formule des « ingénieurs âgés » a-t-elle été employée ? En tout cas, l’élucidation de cette période est un travail en soi qui peut à elle-seule faire l’objet d’une étude. Repères chronologiques 1929 : Création d’une caisse de retraite par l’USIF. 1932 : Décret du 28 juillet habilitant la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI) à constituer une caisse mutuelle de secours. 1936 : Proposition d’une « indemnisation des travailleurs intellectuels dont les emplois sont supprimés après de longs services par suite de réorganisation d’une entreprise » par la Commission consultative des travailleurs intellectuels au Bureau international du travail (BIT), le 22 juin. 1937 (mai) : L’accord du 27 mai signé sur un régime facultatif de prévoyance et de retraite en faveur des ingénieurs diplômés et assimilés. 1937 (août) : Création par la FNSI de l’Association générale de prévoyance des ingénieurs (AGPI) et l’Association pour la retraite des ingénieurs (APRI). 1937 (septembre) : Conférence de la FNSI sur la retraite de l’ingénieur à l’Exposition universelle du 26 au 29 septembre 1937.